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ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
ÇáÚÖæíÉ: 71788
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 417
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ãÚÏá ÇáÊÞííã: princesse.samara ÚÖæ ÈÍÇÌå Çáì ÊÍÓíä æÖÚå
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Chapitre IX


Face à face



« S’ils se jettent sur moi, pensa-t-elle, si l’intention de
d’Estreicher est de m’enlever, séance tenante, rien à faire. Avant
que je puisse être secourue, ils m’emporteront dans leur souterrain,
et de là, je ne sais où !… »
Et pourquoi en eût-il été autrement ? Maître de la médaille,
et maître de Dorothée, le bandit n’avait qu’à s’enfuir.
Elle comprit tout à coup les défauts de son plan. Aussi bien,
tant pour obliger d’Estreicher à risquer une sortie, que pour
s’emparer de lui pendant cette sortie, elle avait imaginé des ruses
beaucoup trop subtiles, que la réalité ou que la malice du
hasard pouvaient déjouer. Une bataille qui dépend du nombre
plus ou moins grand de secondes perdues ou gagnées est bien
compromise.
Rapidement, elle rentra dans la maison, et, sous un amas
d’objets qui encombraient une petite pièce de débarras, elle
poussa le disque. Les recherches nécessaires retarderaient
d’autant la fuite de l’ennemi. Mais quand elle voulut s’en aller,
d’Estreicher était sur le seuil de la porte, ironique et grimaçant
sous ses lunettes et sous sa barbe épaisse.
Dorothée ne portait jamais de revolver. Elle ne voulait se
confier dans la vie qu’à son seul courage et à sa seule intelligence.
Elle le regretta, à cette minute effroyable où elle se trou–
138 –
vait face à face avec l’homme qui avait tué son père. Son premier
mouvement eût été de lui brûler la cervelle.
Devinant sa pensée haineuse, vivement il lui saisit le bras
et le tordit, comme il avait fait à la vieille Azire. Puis, se penchant
sur elle, la voix saccadée :
« Dépêche-toi… Où l’as-tu mise ? »
Elle ne songea même pas à résister, tant la douleur était
forte, et elle le conduisit vers la petite pièce, en désignant du
doigt l’amas des objets. Il trouva aussitôt le disque, le soupesa,
l’examina d’un air satisfait et dit :
« Tout va bien. C’est la victoire ! Vingt années d’efforts qui
aboutissent. Et, par-dessus le marché, toi, Dorothée, toi, la plus
magnifique et la plus désirable des récompenses. »
Il tâta sa robe pour s’assurer qu’elle n’était pas armée, puis
la saisit à bras-le-corps, et, avec une énergie dont il ne semblait
pas capable, la chargea sur son épaule, par-derrière lui, la tête
pendant en avant.
« Tu m’inquiètes, Dorothée, ricana-t-il. Comment ! pas la
moindre résistance ? Quelle sagesse, ma fille ! Il doit y avoir
quelque embûche là-dessous. Aussi, je détale… »
Dehors, elle avisa les deux hommes qui gardaient le grand
portail. L’un d’eux était le complice qu’elle connaissait pour
l’avoir vu chez Juliette Azire. L’autre, la figure plaquée contre le
grillage d’un petit guichet, surveillait la route.
D’Estreicher leur cria :
– 139 –
« Ouvrez l’oeil, les amis. Faut pas se laisser prendre dans la
bergerie. Et quand je sifflerai, rabattez-vous vivement vers les
Buttes. »
Lui-même, à grand pas, s’y dirigea, sans faiblir sous le fardeau.
La jeune fille respirait l’odeur de ses vêtements que l’humidité
des grottes avait imprégnés. Il la tenait par le cou, d’une
main dure qui la meurtrissait.
Ils atteignaient le pont de bois, et ils allaient s’y engager. À
cent mètres de là, peut-être, devait s’ouvrir, parmi les fourrés et
les roches, l’une des issues souterraines. Déjà l’homme portait
son sifflet à la bouche.
D’un mouvement preste, Dorothée agrippa le disque de
métal qu’il avait mis dans sa poche et qui dépassait, et elle le
lança vers l’étang. Le disque roula sur le sol, dégringola le long
de la berge, et s’enfonça dans l’eau.
« Cré coquine, gronda l’homme en la jetant à terre avec
violence. Si tu bouges, je te casse la tête. »
Il descendit la pente et pataugea dans la boue gluante de la
rive, tout en surveillant Dorothée et en l’invectivant.
La jeune fille ne songeait pas à fuir. Tour à tour, elle observait
la crête de la muraille aux endroits où devaient surgir les
policiers ou les domestiques.
L’heure était certainement dépassée depuis cinq minutes et
personne n’apparaissait. Elle gardait confiance néanmoins,
dans l’espoir que d’Estreicher, qui avait perdu tout sang-froid,
se laisserait aller à quelque faute dont elle saurait tirer parti.
« Oui, oui, grinçait-il, tu veux gagner du temps, ma petite.
Et après ? Crois-tu que je te lâcherai ? Jamais de la vie ! Je vous
– 140 –
tiens tous les deux, la pièce d’or et toi, et ce n’est pas ton campagnard
de Raoul qui me fera lâcher prise. D’ailleurs tant pis
pour lui, s’il arrivait. Mes hommes ont la consigne : un bon coup
de matraque sur la tête… »
Il chercha encore, puis poussa une exclamation de triomphe
et se releva, le disque à la main.
« Voilà, chérie. Décidément la veine est pour moi et tu as
manqué ton coup. En route, cousine Dorothée. »
La jeune fille glissa un regard du côté des murailles. Personne.
Instinctivement, à l’approche de l’homme exécré, elle
ébaucha un geste de recul qui le fit rire, tellement toute résistance
semblait absurde.
Violemment, il rabattit les deux bras raidis, et, de nouveau,
la chargea sur son épaule, d’un mouvement où il y avait autant
de haine que de convoitise.
« Dis adieu à ton amoureux, Dorothée, car il t’aime, ce
brave Raoul. Dis-lui adieu. Si jamais tu le revois, il se sera passé
quelque chose de plus agréable pour moi que pour lui. »
Il franchit le pont et s’engagea dans les Buttes.
C’était fini. Encore une trentaine de secondes, et, en cas
même d’attaque, d’Estreicher, n’étant plus visible des points du
mur où les hommes armés de fusils devaient surgir, aurait le
temps d’atteindre l’orifice des souterrains. Dorothée avait perdu
la bataille. Raoul et les policiers arriveraient trop tard.
« Tu ne peux pas savoir, chuchota d’Estreicher, comme
c’est bon de te sentir là, toute frissonnante, et de t’emporter
avec moi, contre moi, sans que tu puisses éviter l’inévitable.
Mais qu’est-ce que tu as ? tu pleures ? Faut pas, ma petite.
– 141 –
Après tout, quoi ? Tu te serais bien laissé dorloter, un jour ou
l’autre, sur la poitrine du beau Raoul… Alors, il n’y a pas de raison
pour que je te dégoûte plus que lui, hein ? Mais !, ah ! ça
mais ! s’écria-t-il, avec irritation, t’as pas fini de sangloter. »
Il la retourna sur son épaule, et lui saisit la tête.
Il fut confondu.
Dorothée riait.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ris-tu ? Est-il possible que
tu aies le coeur de rire ? Qu’est-ce qu’il y a donc ? »
Ce rire l’effrayait comme une menace de danger. La gueuse,
pourquoi riait-elle ? Une rage subite le souleva et, l’ayant assise
contre un arbre, bêtement, de son poing fermé où pointait une
bague, il la frappa sur le front, parmi les cheveux, avec tant de
force que le sang gicla.
Elle riait encore, tout en balbutiant sous son bâillon :
« Quelle brute vous faites !
– Si tu ris, je te mords la bouche, coquine », grinça-t-il,
courbé sur les lèvres rouges qu’il avait libérées du bâillon.
Il n’osait pas encore accomplir un tel geste, respectueux
malgré lui et presque intimidé par elle. Cependant elle eut peur
et reprit son sérieux.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-il. Tu
devrais pleurer, et tu ris, Pourquoi ?
– Je ris, dit-elle, à cause des assiettes.
– 142 –
– Quelles assiettes ?
– Celle qui forment l’écrin de la médaille.
– Celles-là ?
– Oui.
– Eh bien ?
– Eh bien, toutes deux ce sont des assiettes du cirque Dorothée,
avec lesquelles je jonglais… »
Il parut interloqué.
« Qu’est-ce que tu chantes ?
– Oui, n’est-ce pas, expliqua-t-elle, Saint-Quentin et moi,
nous les avons soudées ensemble. J’ai gravé au couteau la devise
magique, et, cette nuit, nous les avons jetées à l’eau.
– Mais tu es folle… je ne comprends pas. Dans quel but astu
fait cela ?
– Comme la vieille Azire, torturée par vous, avait bredouillé
des aveux où il était question de la rivière, je ne doutais pas
que vous ne tombiez dans le piège.
– Quel piège ?
– Je voulais vous faire sortir d’ici.
– Tu savais donc que j’étais ici ?
– Parbleu ! et je savais que vous assistiez au repêchage.
Alors j’étais sûre de ce qui se passerait. Croyant que cet écrin,
– 143 –
retrouvé au fond de l’eau, sous vos yeux mêmes, contenait la
médaille, et voyant, d’autre part que Raoul s’en allait et que
j’étais seule au Manoir, vous ne pouviez pas ne pas venir. Vous
êtes venu. »
Il bredouilla :
« La pièce d’or… elle n’est donc pas dans cet écrin ?
– Mais non, il est vide.
– Et Raoul ?… Raoul, tu l’attends ?
– Oui.
– Seul ?
– Avec des policiers. Ils ont rendez-vous. »
Il serra les poings et grinça.
« Misérable, tu m’as dénoncé ?
– Je vous ai dénoncé. »
Pas une seconde d’Estreicher ne pensa qu’elle pouvait
mentir. Il tenait le disque de métal entre ses mains, et il lui eût
été facile, avec la pointe de son couteau, d’en percer la soudure.
À quoi bon ? Le disque de métal était vide. Il le savait. Il comprenait
soudain toute la comédie qu’elle avait jouée sur l’étang,
et il s’expliquait la sorte de malaise et d’inquiétude qu’il avait
éprouvée en assistant à des péripéties dont l’enchaînement lui
semblait étrange.
Pourtant il était venu. Il s’était jeté, aveuglément, la tête
basse, dans le piège qu’elle avait préparé devant lui avec tant
– 144 –
d’audace. De quel pouvoir miraculeux disposait-elle donc ? Et
comment passerait-il à travers les mailles du filet qui
l’enveloppait de plus en plus ?
« Allons-nous-en », dit-il, impatient de se soustraire au
danger.
Mais il subissait comme une lassitude de toute sa volonté
et, au lieu de reprendre sa victime, il la questionna :
« Le disque est vide, soit. Mais tu sais où est la médaille ?
– Parbleu ! » fit Dorothée, qui ne pensait qu’à gagner du
temps, et dont le regard furtif interrogeait le faîte du mur.
Les yeux de l’homme brillèrent.
« Ah ! tu sais… Quelle imprudence de m’avouer cela ! Du
moment que tu sais, tu vas parler, ma petite. Sinon… »
Il tira son revolver.
Elle plaisanta :
« Comme avec Juliette Azire, n’est-ce pas ? Vous comptez
jusqu’à vingt. Pas la peine, ça ne prend pas.
– Je te jure, crebleu…
– Des mots ! »
Non, décidément, la bataille n’était pas perdue. Dorothée,
quoique épuisée, la figure en sang, se cramponnait à tous les
incidents possibles avec une énergie farouche. Elle sentait bien
que d’Estreicher, dans sa fureur, était capable de la tuer. Mais
elle sentait aussi très nettement son désarroi et toute sa domi–
145 –
nation sur lui. Il n’avait pas le courage de partir et d’abandonner
cette médaille fatidique pour laquelle il avait lutté si désespérément.
Que son hésitation durât quelques minutes encore, et
Raoul ne pouvait manquer d’apparaître !
À ce moment, il se produisit un incident qui parut intéresser
la jeune fille au plus haut point, car elle se pencha pour
mieux suivre la scène. Le vieux baron sortit du manoir, portant
une valise et vêtu, non pas, comme à l’ordinaire, d’une blouse,
mais d’un veston de drap, et coiffé d’un chapeau de feutre. Cela
prouvait de sa part un choix, c’est-à-dire un effort de pensée. Il
y en eut un autre. Goliath n’était pas avec lui. Il l’attendit, frappa
du pied, et quand le chien apparut, il le saisit au collier,
s’orienta, et se dirigea vers le portail.
Les complices lui barrant la route, il marmotta quelques
grognements et voulut passer. On le repoussa, il se mit en colère
et, à la fin, s’éloigna parmi les arbres, sans lâcher Goliath, mais
en abandonnant la valise.
Son manège était facile à comprendre, et Dorothée, comme
d’Estreicher, se rendait bien compte que le bonhomme avait
voulu s’en aller à la conquête du trésor. Malgré sa folie, il n’avait
pas oublié l’aventure. La date solennelle s’imposait à lui, et, au
jour qu’il s’était fixé, il bouclait sa valise et se mettait en route
comme une mécanique qu’on a remontée et qui se déclenche à
l’heure dite.
D’Estreicher appela ses complices et leur cria :
« Fouillez ses affaires. »
Et comme on ne trouvait rien, aucune médaille, aucune indication,
il se promena un instant devant Dorothée, indécis sur
la conduite à tenir, et enfin s’approcha d’elle.
– 146 –
« Réponds-moi. Raoul t’aime. Toi pas. Sans quoi j’aurais
mis le holà à votre petit flirt, depuis quinze jours. Mais tout de
même, tu as des scrupules à son égard en ce qui concerne la
médaille et le trésor, et vous avez partie liée. Bêtises, ma petite,
et je vais te mettre à l’aise, car il y a une chose que tu ignores et
qu’il faut que je te révèle. Après quoi tu parleras, j’en suis sûr.
Donc, réponds. Cette médaille, cela doit t’étonner que je la cherche,
puisque, d’après ce que tu sais, je l’aurais dérobée à ton
père. Que supposes-tu ?
– Je suppose qu’elle vous a été reprise.
– En effet. Mais sais-tu par qui ?
– Non.
– Par le père de Raoul, par Georges Davernoie. »
Elle tressaillit et riposta :
« Vous mentez.
– Je ne mens pas, affirma-t-il fortement. Tu te rappelles la
dernière lettre de ton père, que notre cousin Chagny nous a lue
à Roborey ? Le prince d’Argonne racontait sa nuit d’hôpital, la
nuit où il entendit deux hommes qui parlaient sous sa fenêtre,
où il vit une main qui se glissait vers la table et qui subtilisait la
médaille. Or, l’homme qui attendait en bas et qui avait accompagné
l’autre dans son expédition, c’était Georges Davernoie. Et
ce coquin-là, Dorothée, la nuit même qui suivit, dépouillait son
camarade. »
Dorothée fut secouée d’indignation et de révolte.
« Mensonge ! Le père de Raoul ! Lui, faire ce métier ? Lui,
un voleur ?
– 147 –
– Mieux que cela, Dorothée. Car l’expédition n’avait pas
pour but seulement un vol… et si celui des deux hommes qui a
versé le poison et dont le prince d’Argonne a vu le bras tatoué,
ne renie pas ses actes, il n’oublie pas que c’est l’autre qui a fourni
le poison.
– Vous mentez ! vous mentez ! c’est vous le seul coupable !
C’est par vous seul que mon père a été tué !
– Tu ne me crois pas ? Tiens, voici une lettre de lui au vieux
baron, c’est-à-dire à son père. Lis cette lettre que j’ai trouvée
dans les papiers du baron :
« J’ai enfin mis la main sur la pièce d’or indispensable. À
ma prochaine permission, je l’apporterai. »
« Et regarde la date ! Huit jours après la mort du prince
d’Argonne ! Es-tu convaincue, hein ? Et ne penses-tu pas que
nous pouvons nous entendre en dehors de cette poule mouillée
de Raoul ? »
La révélation éprouvait durement la jeune fille. Cependant
elle se redressa et, faisant bonne contenance, elle questionna
d’Estreicher :
« Que voulez-vous dire ?
– Ceci. La pièce d’or apportée au baron, confiée un moment
par lui à son ancienne bonne amie, puis cachée je ne sais
où, t’appartient. Raoul n’a aucun droit sur elle. Je te l’achète.
– Quel prix ?
– Ce que tu voudras… la moitié des bénéfices, si tu
l’exiges. »
– 148 –
Dorothée vit aussitôt le parti qu’elle pouvait tirer de la situation.
Là encore s’offrait le moyen de gagner quelques minutes,
les minutes décisives, peut-être, moyen pénible et coûteux
puisqu’elle risquait de livrer le talisman. Mais pouvait-elle hésiter
? D’Estreicher perdait patience. Il s’effarait à l’idée de l’attaque
imminente qui le menaçait. Qu’un accès de peur instinctive
le soulevât, et c’était la fuite irrémédiable.
« Une association entre nous, jamais ! Un partage… quelque
chose qui fasse de moi votre alliée, non, mille fois non, je
vous exècre. Mais un accord pour quelques instants, peut-être.
– Tes conditions ? dit-il. Et dépêche-toi. Profite de ce que
je te laisse poser tes conditions.
– Ce sera bref. Votre but est double. La médaille et moi. Il
faut choisir. Que voulez-vous par-dessus tout ?
– La médaille.
– En ce cas, que je sois libre, et je vous la donne.
– Jure-moi sur l’honneur que tu sais où elle est ?
– Je le jure.
– Depuis combien de temps ?
– Depuis cinq minutes. Tout à l’heure, je l’ignorais. Je sais
maintenant. Un petit fait s’est produit qui m’a renseignée. »
Il la crut. Il ne put pas ne pas la croire. Tout ce qu’elle disait
ainsi, quand elle vous regardait au fond des yeux, était
l’exacte vérité.
– 149 –
« Parle.
– À votre tour, d’abord, jurez-moi qu’aussitôt ma promesse
exécutée, je serai libre. »
Le regard du bandit clignota. L’idée de tenir un serment lui
semblait tout à fait comique, et Dorothée n’ignorait pas non
plus que ce serment n’aurait aucune espèce de valeur.
« Je le jure », dit-il.
Et il répéta :
« Parle. Je ne me rends pas bien compte de ce que tu mijotes,
mais tout cela ne m’a pas l’air catholique. Aussi je me défie.
Souviens-t’en, ma belle. »
Entre eux la lutte était à son point le plus aigu, et ce qui
donnait à cette lutte son caractère particulier, c’est que chacun
d’eux lisait ouvertement dans le jeu de son adversaire. Dorothée
ne doutait pas que Raoul, après un retard imprévu, ne fût en
route vers le Manoir, et d’Estreicher, qui n’en doutait pas non
plus, savait que Dorothée appuyait toute sa conduite sur cette
intervention immédiate. Mais il y avait une toute petite chose
qui rendait égales leurs chances de victoire. D’Estreicher se
croyait en pleine sécurité parce que ses deux complices, collés
aux guichets du portail, surveillaient la route et l’arrivée de
l’auto. Or, la jeune fille avait eu l’admirable précaution de prescrire
à Raoul l’abandon de l’auto et le choix des routes dissimulées.
Tout l’espoir de Dorothée venait de ce détail.
Elle donna donc tranquillement son explication, en obéissant
d’ailleurs toujours au souci de faire traîner l’entretien.
– 150 –
« Je n’ai jamais cessé de croire, dit-elle, et je suis sûre que
vous pensiez comme moi, que le baron ne quittait pour ainsi
dire pas la médaille.
– J’ai fouillé partout, objecta d’Estreicher.
– Moi aussi. Mais je ne prétends pas qu’il gardait la médaille
sur lui. Je prétends qu’il la gardait, et qu’il la garde encore
à la portée de sa main.
– Comment ?
– Oui, il a toujours fait en sorte de n’avoir, pour la saisir,
qu’à tendre le bras.
– Impossible. Nous l’aurions vue.
– Non, puisque, tout à l’heure encore, vous n’avez rien vu.
– Tout à l’heure ?
– Oui, quand il s’en allait, forcé par l’ordre de son instinct,
quand il s’en allait, au jour même qu’il s’était fixé avant de tomber
malade.
– Il partait, mais sans la médaille.
– Avec la médaille.
– On a fouillé la valise.
– Il ne partait pas seulement avec la valise.
– Avec quoi, alors, sacré nom ! Tu étais à plus de cent mètres
de lui. Tu n’as rien vu ?
– 151 –
– J’ai vu qu’il tenait autre chose que sa valise.
– Quoi ?
– Goliath. »
D’Estreicher se tut, frappé par ce simple mot et par tout ce
qu’il signifiait.
« Goliath, continua Dorothée, Goliath qui ne le quittait jamais,
Goliath toujours à portée de sa main, et qu’il tenait en
s’en allant, qu’il tient en ce moment. Regardez-le. Ses cinq
doigts se crispent sur le collier de la bête. Vous entendez, au
collier ! »
Cette fois encore, d’Estreicher ne douta point. L’affirmation
de la jeune fille lui sembla immédiatement correspondre à toutes
les données que présentait la réalité. Cette fois encore, Dorothée
apportait la lumière. En dehors de cette lumière, rien que
ténèbres et contradictions.
D’Estreicher reprit tout son sang-froid. Sa volonté d’agir
fut immédiate et, en même temps, il voyait clairement toutes les
précautions à prendre pour détruire les risques de la tentative.
Il tira de sa poche une fine cordelette avec laquelle il ficela
Dorothée et un foulard qu’il lui noua sur la bouche.
« Si tu t’es trompée, tant pis pour toi, ma chérie. Tu paieras
ton erreur. »
Et il ajouta, d’une voix sarcastique :
« Si tu ne t’es pas trompée, d’ailleurs, tant pis pour toi également.
Je suis de ceux qui ne lâchent pas leur proie. »
– 152 –
Il héla ses complices :
« Attention, vous autres ! Personne sur la route ?
– Personne.
– Ouvrez l’oeil ! Dans trois minutes, nous partons. À mon
coup de sifflet, rendez-vous à l’entrée du souterrain.
J’emporterai la petite. »
La menace, si terrible qu’elle fût, n’émut pas la jeune fille.
Pour elle tout le drame se déroulait là-bas, sous ses yeux, entre
d’Estreicher et le baron.
D’Estreicher descendit les Buttes en courant, traversa la rivière
et s’élança vers le vieillard qui était assis sur un des bancs
de la terrasse, la tête de Goliath posée contre ses genoux.
Dorothée sentit que son coeur battait éperdument. Non pas
qu’elle redoutât la découverte de la médaille. La pièce d’or se
trouvait dans le collier, elle en était sûre. Mais encore fallait-il
que cet effort suprême pour arracher un dernier délai ne fût pas
inutile.
« Si le canon d’un fusil n’apparaît pas au faîte du mur avant
une minute, d’Estreicher est mon maître. »
Et comme elle se serait tuée plutôt que d’accepter la déchéance,
c’était sa vie qui se jouait dans l’espace de cette minute.
Le répit accordé par les circonstances fut plus long.
D’Estreicher, s’étant jeté sur le chien, rencontra chez le baron
une résistance inattendue. Le vieillard le repoussa avec fureur,
tandis que Goliath hurlait et se dérobait à l’étreinte du bandit.
– 153 –
Le combat se prolongea. Dorothée en suivait les phases
avec des alternances de crainte et d’espoir, encourageant de
toute sa volonté le grand-père de Raoul, et maudissant l’énergie
et l’obstination du bandit. Enfin le vieux baron se fatigua et parut
tout à coup se désintéresser de ce qui pouvait advenir.
On eût cru que Goliath éprouvait la même impression de
lassitude. Il se coucha aux pieds de son maître et se laissa toucher
avec une sorte d’insouciance. De ses doigts dont on voyait
le tremblement fébrile, d’Estreicher saisit le collier, sous
l’épaisse toison, et tâta le cuir que hérissaient des têtes de clous.
Ainsi l’agrafe fut-elle dégagée.
Mais il n’alla pas plus loin. Le coup de théâtre se produisait.
Une silhouette maigre surgissait au haut du mur, et une
voix criait :
« Haut les mains ! »
De nouveau, Dorothée souriait avec une sensation de joie
indicible et de délivrance. Son plan retardé par des obstacles
réussissait. Près de Saint-Quentin, qui était apparu le premier,
une autre silhouette se dressait et le canon d’un fusil
s’allongeait.
Instantanément, d’Estreicher avait abandonné sa besogne
et regardait d’un air effaré.
Deux autres clameurs jaillirent.
« Haut les mains !… Haut les mains ! »
Deux nouveaux fusils étaient braqués, aux endroits désignés
par la jeune fille, et les trois tireurs visaient directement et
seulement d’Estreicher.
– 154 –
Il hésitait cependant. Une balle siffla à ses oreilles. Il leva
les bras. Les complices déjà se sauvaient, sans qu’on s’occupât
d’eux, franchissaient le pont et se dirigeaient vers un monticule
isolé qu’on appelait le Labyrinthe.
Le grand portail s’ouvrit brusquement. Raoul se précipita,
suivi par deux hommes que Dorothée ne connaissait point, mais
qui devaient être les policiers envoyés sur sa dénonciation.
D’Estreicher ne bougea pas, les bras toujours levés, et, sans
doute n’eût-il pas opposé de résistance si une fausse manoeuvre
ne lui avait laissé quelque liberté. Ses trois agresseurs
l’entouraient, le masquant ainsi, durant deux ou trois secondes,
aux domestiques qui le visaient. Il en profita, et, de son revolver,
subitement braqué, tira coup sur coup quatre balles. Trois se
perdirent, mais la quatrième atteignit à la jambe Raoul qui
tomba avec un gémissement de douleur.
Sursaut de colère et de violence bien inutile, du reste. Aussitôt
assailli, d’Estreicher fut désarmé et réduit à l’impuissance.
On lui passa le cabriolet de fer. Pendant ce temps, il cherchait
des yeux Dorothée presque invisible derrière un fouillis de
plantes où elle s’était glissée, et son regard avait une expression
de haine épouvantable.
Ce fut Saint-Quentin, suivi de Montfaucon, qui découvrit
Dorothée, et déjà ils s’empressaient autour d’elle, bouleversés
par la vue de son visage en sang.
« Silence ! ordonna-t-elle, pour couper court à leurs questions.
Oui, je suis blessée. Mais ce ne sera rien, Capitaine, galope
jusqu’auprès du baron, approche-toi de Goliath, caresse-le
et détache son collier. Dans ce collier, tu trouveras, sous la plaque
de métal où son nom est inscrit, une pochette formant dou–
155 –
blure et contenant la médaille que nous cherchons. Apporte-la
moi. »
L’enfant partit.
« Saint-Quentin, continua Dorothée, les agents m’ont-ils
vue ?
– Non.
– Il faut faire croire à tout le monde que j’ai quitté le Manoir
tantôt, et que vous devez me retrouver au chef-lieu, à la
Roche-sur-Yon. Je ne veux pas être mêlée à l’enquête. On
m’interrogerait, et c’est du temps perdu.
– Mais M. Davernoie ?
– Dès que tu le pourras, avertis-le. Dis-lui que je suis partie
pour des raisons qu’il saura plus tard et que je lui demande le
silence en tout ce qui me concerne. D’ailleurs, il est blessé, et,
dans le désarroi, personne ne pensera à moi. On va fouiller les
Buttes pour s’emparer des complices. Il ne faut pas qu’on me
voie. Recouvre-moi de branches, Saint-Quentin. Bien… Maintenant,
ce soir, venez me chercher tous les quatre, vous me transporterez
dans la roulotte et nous partirons dès le matin. Peutêtre
serai-je malade quelques jours. Un peu de surmenage, trop
d’émotions. Vous ne devrez pas vous inquiéter. C’est entendu,
mon petit ?
– Oui, maman. »
Comme elle l’avait prévu, les deux policiers, après avoir enfermé
d’Estreicher dans le Manoir, passèrent non loin d’elle,
conduits par un des domestiques.
– 156 –
On entendit leurs exclamations. Sans nul doute, ils avaient
découvert l’issue du labyrinthe par où les complices s’étaient
enfuis.
« Poursuite inutile, murmura Dorothée. Le gibier a trop
d’avance. »
Elle se sentait très lasse. Pour rien au monde, cependant,
elle n’eût faibli avant le retour de Montfaucon. Elle demanda à
Saint-Quentin les raisons qui avaient reculé l’heure de l’attaque.
« Un hasard, n’est-ce pas ?
– Oui, fit-il. Les agents se sont trompés d’auberge et les
trois domestiques se sont attardés à la fête… Il a fallu réunir
tout le monde, et l’on a eu une panne d’auto. »
Montfaucon accourait. Dorothée dit encore :
« Saint-Quentin, il y aura peut-être sur la médaille un nom
de ville, ou plutôt un nom de château. En ce cas, renseigne-toi et
dirige la roulotte d’après cette indication. Capitaine, tu as trouvé
?
– Oui, maman.
– Donne, mon chéri. »
Quelle émotion Dorothée ressentit en touchant la médaille
si âprement convoitée par tous, et que l’on pouvait considérer
comme le plus précieux des talismans, comme la garantie même
du succès.
C’était une médaille deux fois plus grande qu’une pièce de
cinq francs, et surtout beaucoup plus épaisse, moins régulière
– 157 –
qu’une médaille moderne, modelée plus grossièrement, et d’un
or plus éteint, sans reflets.
Sur une des faces il y avait la devise :
« In robore fortuna »
Sur l’autre face, ces lignes :
12 juillet 1921
À midi
Devant l’horloge du Château de
La Roche-Périac.
« Douze juillet, chuchota Dorothée, j’ai le temps de
m’évanouir. »
Elle s’évanouit.

 
 

 

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Chapitre X


Vers la Toison d’or


Ce n’est guère que trois jours plus tard que Dorothée surmonta
l’espèce d’engourdissement physique, aggravé de fièvre,
qui l’avait terrassée. Les quatre garçons donnaient alors une
représentation dans la banlieue de Nantes. Montfaucon remplaçait
la directrice comme grand premier rôle, spectacle de moindre
saveur, mais où le capitaine montra tant de verve cocasse
que la recette fut bonne.
Saint-Quentin exigea que Dorothée prît encore deux jours
de repos. À quoi bon se presser ? Le village de La Roche-Périac
se trouvait tout au plus à 120 kilomètres de Nantes, ce qui permettait
de ne partir que six jours avant la date.
Elle se laissait commander, gardant comme une courbature
à la suite de tant d’événements contraires et d’émotions si violentes.
Elle pensait beaucoup à Raoul Davernoie, mais avec de la
colère et de la révolte contre les sentiments de tendresse que
l’intimité de ces quelques semaines lui avait inspirés pour le
jeune homme. Si étranger qu’il fût au drame où le prince
d’Argonne avait trouvé la mort, il n’en était pas moins le fils de
celui qui avait assisté d’Estreicher dans l’exécution du crime.
Comment oublier cela ? Comment pardonner ?
La douceur du voyage apaisa la jeune fille. Sa nature ardente
et heureuse eut raison des mauvais souvenirs et des fatigues
passées. À mesure qu’elle approchait du but, elle retrouvait
– 159 –
toutes ses forces, sa joie de vivre, sa gaîté d’enfant et sa volonté
de mener jusqu’au bout l’oeuvre entreprise.
« Saint-Quentin, disait-elle, en plaisantant, nous allons à la
conquête de la Toison d’or. Te rends-tu compte de la solennité
des jours qui s’écoulent ? Encore quatre… encore trois… encore
deux… et la Toison d’or est à nous. Baron de Saint-Quentin,
dans une quinzaine, vous serez vêtu comme un dandy.
– Et toi comme une princesse », répondait Saint-Quentin
que ces perspectives de fortune, présages d’une intimité moins
grande avec son amie, ne semblaient guère réjouir.
Elle pensait bien que d’autres épreuves l’attendaient, et
qu’elle aurait encore des obstacles à renverser et peut-être des
ennemis à combattre. Mais, pour l’instant, il y avait trêve et répit.
La première partie du drame était terminée. D’autres aventures
commençaient. Curieuse et pleine d’entrain, elle souriait à
l’avenir mystérieux qui s’ouvrait devant elle.
Le quatrième jour, ils franchirent la Vilaine, dont ils suivirent
désormais la rive droite, sur les pentes qui dominent la rivière.
C’était un pays assez ingrat, peu habité, où ils avançaient
lentement sous un soleil de feu qui accablait Pie-Borgne.
Enfin, le lendemain, onze juillet, ils virent sur un poteau :
« La Roche-Périac, vingt kilomètres. »
« Nous y coucherons ce soir », déclara Dorothée.
Étape pénible… La chaleur était suffocante. En route, ils
recueillirent un chemineau qui gémissait sur l’herbe poussiéreuse.
Une femme et un enfant au pied tordu marchaient à cent
mètres devant eux, sans que Pie-Borgne pût les rattraper.
– 160 –
À tour de rôle, les quatre garçons et Dorothée s’asseyaient
dans la roulotte près du chemineau. C’était un pauvre vieux, usé
par la misère, dont les haillons ne tenaient que par des bouts de
ficelle. Au milieu de la broussaille des cheveux et de la barbe
inculte, les yeux cependant conservaient une certaine lueur, et,
lorsque Dorothée l’interrogea sur son existence, il prononça
cette phrase qui la confondit :
« Faut pas se plaindre. Mon père, qu’était rémouleur de
grand-route, me disait toujours : « Hyacinthe (c’est mon nom),
Hyacinthe, on n’est pas malheureux quand on est courageux.
J’te donne le secret que m’a passé mon père à moi : la fortune
est dans le courage. »
Dorothée cacha son trouble et dit :
« L’héritage n’est pas lourd. On ne vous a laissé que ce secret
?
– Oui, expliqua l’homme très naturellement, oui, et puis un
conseil : Aller, tous les ans, le 12 juillet, devant l’église de La Roche-
Périac et attendre quelqu’un qui me donnera des mille et
des cents. J’y vais chaque année. Je n’ai jamais reçu que des
sous. Tout de même, ça soutient, cette idée-là. Et j’y serai demain,
comme l’année dernière… et comme l’année prochaine. »
Le bonhomme retomba dans ses réflexions. Dorothée se
tut. Mais une heure plus tard, elle offrait l’abri du siège à la
femme et à l’enfant au pied tordu, qu’ils avaient fini par rejoindre.
Et, ayant interrogé cette femme, elle apprit que c’était une
ouvrière parisienne qui s’en venait à l’église de La Roche-Périac
pour que le pied de son enfant fût guéri.
« Dans ma famille, dit l’ouvrière, et du temps de mon père
et de mon grand-père, on faisait la même chose : quand un en–
161 –
fant est malade, on l’amène le 12 juillet dans la chapelle de
Saint-Fortunat à La Roche-Périac. C’est comme s’il était guéri. »
Ainsi, par ces deux autres voies, la légende avait passé jusqu’à
cette femme du peuple, et jusqu’à ce chemineau, mais une
légende déformée, où il ne restait plus que des bribes de la vérité
initiale. L’église remplaçait le château. Saint-Fortunat remplaçait
la fortune. Seule la date du jour comptait, sans qu’il fût
question du millésime.
Et chacun faisait un pèlerinage vers ces lieux dont tant de
familles avaient attendu l’assistance miraculeuse. Aucune allusion
à la médaille d’or.
Le soir, la caravane atteignit le village, et, tout de suite, Dorothée
se renseigna sur le château de La Roche-Périac.
On ne connaissait sous ce nom que des ruines situées neuf
kilomètres plus loin, au bord de l’océan, dans une petite presqu’île
isolée.
« Couchons ici, décida la jeune fille. Nous partirons de bon
matin. »
Ils ne partirent pas de bon matin. Au milieu de la nuit, sous
la grange où ils avaient remisé la roulotte, Saint-Quentin fut
réveillé par une odeur de fumée et par des crépitements.
Il se leva. La grange brûlait. Il appela. Il cria au secours.
Des paysans, qui, par un hasard heureux, passaient sur la route,
accoururent.
Il était temps. Quand ils eurent tiré la roulotte, le toit
s’effondra. Dorothée et ses camarades n’eurent aucun mal. Mais
Pie-Borgne, à moitié roussie, refusa énergiquement de se laisser
atteler, les brancards avivant ses plaies, et ce n’est qu’à sept
– 162 –
heures que la roulotte s’ébranla, traînée par un mauvais cheval
de louage et suivie par Pie-Borgne.
En traversant la place de l’Église, ils aperçurent, au bas du
porche, l’ouvrière et son enfant à genoux, et le chemineau qui
quêtait. Pour ceux-ci l’aventure n’irait pas plus loin.
Il n’y eut plus d’incidents. Sauf Saint-Quentin, assis sur son
siège, ils dormirent tous dans la roulotte, assoupis les uns
contre les autres. À neuf heures et demie, on stoppa. Ils arrivaient,
devant une chaumière décorée du nom d’auberge, et sur
la porte de laquelle on lisait : « Ici, la veuve Amouroux loge à
pied, à cheval et en voiture. »
À quelques centaines de mètres, au bas d’une pente qui finissait
en falaise peu élevée, la petite presqu’île de Périac allongeait
dans l’océan cinq promontoires qui semblaient les cinq
doigts d’une main. À gauche, l’embouchure de la Vilaine.
Pour les enfants, c’était le terme de l’expédition. On se restaura
dans une pièce à demi obscure, munie d’un comptoir de
zinc et qui servait de café. Puis, tandis que Castor et Pollux s’occupaient
de Pie-Borgne, Dorothée interrogea, sur les ruines de
La Roche-Périac, la veuve Amouroux, grosse paysanne réjouie
et bavarde qui s’écria aussitôt :
« Ah ! vous y allez aussi, ma jolie demoiselle ?
– Je ne suis donc pas la première ? demanda Dorothée.
– Ma foi non. Il y a déjà un vieux monsieur et sa dame. Le
vieux monsieur, je l’ai déjà vu d’autres années. Une fois il a couché
ici. C’est un de ceux qui cherchent.
– Qui cherchent quoi ?
– 163 –
– Sait-on ! Un trésor, qu’on dit. Ceux du pays n’y croient
pas. Mais il vient des gens de très loin, qui fouillent les bois et
qui soulèvent les pierres.
– C’est donc permis ?
– Pourquoi pas ? L’île de Périac – je dis l’île, parce qu’à marée
haute, le chemin est recouvert – appartient à des moines
dont le couvent est à Sarzeau, deux lieues plus loin. Il paraît
même qu’ils vendraient bien les ruines et toutes les terres. Seulement
qui voudrait de ça ? Rien que de l’inculte, du sauvage.
– Il y a une autre route que celle-ci ?
– Oui, un chemin pierreux, qui part de la falaise, et qui rejoint
la route de Vannes. Mais, je vous le dis, ma jolie demoiselle,
c’est un pays perdu, abandonné. Je ne vois pas dix voyageurs
par an. Quelques bergers, voilà tout. »
Enfin à dix heures, l’installation faite, et malgré les supplications
de Saint-Quentin qui eût voulu l’accompagner, et à qui
elle confia les enfants, Dorothée, vêtue de sa plus belle robe et
parée de son fichu le plus éclatant, se mit en campagne.
La grande journée débutait. Journée de triomphe ou de déception
? De ténèbres ou de clarté ? Quoi qu’il en fût, pour une
femme comme Dorothée, d’esprit toujours en éveil et d’une sensibilité
frémissante, la minute était délicieuse. Son imagination
créait un palais fantastique, animé de mille fenêtres ouvertes,
peuplé de bons et de mauvais génies, de princes charmants et de
fées bienfaisantes.
Une brise légère soufflait de la mer, et mêlait sa fraîcheur
aux rayons du soleil. À mesure qu’elle avançait, Dorothée voyait
plus distinctement les contours déchiquetés des cinq promon–
164 –
toires et de la presqu’île où ils prenaient racine dans un fouillis
d’arbres et de roches verdâtres. La silhouette efflanquée d’une
tour à moitié démolie dominait le faîte des arbres, et l’on distinguait
aussi çà et là la pierre grise d’une ruine.
Mais la pente devint plus raide. La route de Vannes
s’embrancha sur la côte qui dévalait aux creux de la falaise, et
Dorothée vit que la mer, très haute à ce moment, venait presque
baigner le pied de cette falaise, recouvrant d’une eau calme et
peu profonde l’amorce de la presqu’île.
Tout en haut se tenaient, debout, le vieux monsieur et la
dame que la veuve Amouroux avait signalés. Dorothée fut stupéfaite
de reconnaître le grand-père de Raoul Davernoie et son
ancienne amie Juliette Azire.
Le vieux baron ! Juliette Azire ! Comment avaient-ils pu
s’en aller du Manoir, échapper à Raoul, voyager, et parvenir au
seuil des ruines ?
Elle arriva près d’eux sans qu’ils parussent même remarquer
sa présence. Ils avaient des yeux vagues, dont le regard
contemplait avec étonnement cette nappe d’eau qui entravait
leur marche.
Dorothée en fut tout attendrie. Deux siècles d’espoirs et de
chimères avaient légué au vieux baron des ordres si formels
qu’ils survivaient à la mort de sa pensée. Il était venu ici de très
loin, malgré des fatigues terribles et des efforts surhumains
pour atteindre le but, à tâtons, dans l’ombre, et accompagné
d’une autre créature, démente comme lui. Et voilà que l’un et
l’autre s’arrêtaient devant un peu d’eau comme devant un obstacle
infranchissable.
Elle lui dit doucement :
– 165 –
« Voulez-vous me suivre ? Ce n’est rien à traverser. »
Il l’observa en hochant la tête et ne répondit pas. La femme
aussi garda le silence. Ni elle ni lui ne pouvaient comprendre.
Plutôt que des êtres vivants, c’étaient des automates, animés
d’une volonté qui était en dehors d’eux. Ils étaient venus, sans
savoir, ils s’arrêtaient et ils repartiraient sans savoir.
L’heure pressait ; Dorothée n’insista pas. Elle releva sa jupe
et l’épingla entre ses jambes. Elle défit ses souliers et ses bas, et
elle entra dans l’eau, qui était si peu profonde que ses genoux ne
furent pas mouillés.
Quand elle parvint à l’autre rive, le vieux couple n’avait pas
bougé et regardait toujours d’un air ahuri l’obstacle imprévu.
Malgré elle, compatissante et souriante, Dorothée leur tendit les
bras. Le vieux baron hocha la tête de nouveau. Juliette Azire ne
remuait pas plus qu’une statue.
« Adieu », fit Dorothée, presque heureuse de leur inaction,
et d’être seule à tenter l’entreprise.
L’accès de la presqu’île de Périac se trouve étranglé par
deux marais, réputés fort dangereux, selon la veuve Amouroux,
et entre lesquels une étroite bande de terrain porte l’unique sentier.
Ce sentier, qui est à même le roc, escalade ensuite un ravin
boisé, qu’un vieil écriteau de bois désignait comme le Mauvais
Pas, et débouche sur un plateau couvert d’ajoncs et de bruyères.
Au bout de vingt minutes, Dorothée franchit les quelques débris
de mur qui marquaient l’ancienne enceinte du château.
Elle ralentit. À chaque pas en avant, il lui semblait pénétrer
dans un domaine de plus en plus mystérieux, où le temps avait
accumulé plus de silence et plus de solitude. Les arbres se serraient
davantage les uns contre les autres. L’ombre des fourrés
était si dense qu’aucune fleur n’y poussait. Qui donc avait vécu
– 166 –
là jadis, construit ces murs et planté ces arbres dont quelquesuns
étaient d’essence précieuse et d’origine étrangère ?
Le chemin se divisa en trois sentiers, sentiers de chèvres,
où l’on devait quelquefois marcher en se courbant sous les frondaisons
basses. Au hasard, elle choisit celui du milieu, et traversa
une série d’enclos délimités par de petits murs de pierres sèches.
Des assises de bâtiments se voyaient sous les lourdes draperies
de lierre.
Elle ne douta pas que le but ne fût très proche, et son émoi
fut si grand qu’elle dut s’asseoir, comme un pèlerin qui arriverait
en vue du lieu sacré vers lequel il avance depuis le début de
sa vie.
Et au fond d’elle-même, elle se posait cette question :
« Si je me suis trompée ? Si tout cela ne signifie rien ? Oui,
dans le petit sachet de cuir que j’ai mis dans ma poche, il y a une
médaille avec le nom d’un château, le chiffre d’une année, et la
date d’un jour. Et voici l’emplacement de ce château, et nous
sommes à la date fixée, mais, tout de même qu’est-ce qui me
prouve que tous mes raisonnements soient justes et qu’il va se
passer quelque chose ? Cent cinquante ou deux cents ans, c’est
interminable, et que d’événements ont pu balayer les combinaisons
que j’ai cru entrevoir ! »
Elle se leva. Pas à pas et très lentement, elle avança. Un
dessin de briques entrecroisées revêtait le sol. Un portail isolé,
tout nu, ouvrait son arche très haute. Dorothée passa et, aussitôt,
dans le fond d’une cour plus large, elle aperçut – et elle
n’aperçut que cela – le cadran d’une horloge.
À ce moment sa montre marquait onze heures et demie, et
il n’y avait personne dans les ruines.
– 167 –
Et vraiment, il semblait qu’il ne pût jamais y avoir personne
en ce coin de monde perdu, où ne devaient s’aventurer
que des voyageurs ignorants ou des bergers en quête d’herbe
grasse pour leurs troupeaux. Plutôt que des ruines, en effet,
c’étaient des vestiges de ruines, enveloppés de lierre et de ronces.
Ici un porche, là une voûte, plus loin le manteau d’une
cheminée, plus loin encore, le squelette d’un pavillon.
Seuls témoins vénérables du temps où il y avait une demeure
précédée d’une cour, flanquée de communs, et entourée
d’un parc, seuls se dressaient plus loin, en groupes ou par tronçons
d’avenues, de beaux vieux arbres, des chênes surtout, largement
épanouis, vénérables et majestueux.
Sur l’un des côtés de la cour, dont on voyait la forme au
dessin des constructions écroulées, un pan de façade intact,
adossé à un monticule de ruines, portait, à la hauteur d’un premier
étage très bas, cette horloge qui avait échappé par miracle
aux ravages des hommes.
Les deux grandes aiguilles allongeaient leurs flèches couleur
de rouille. La plupart des heures, inscrites contre l’habitude
en chiffres romains, étaient effacées. De la mousse et des pariétaires
poussaient entre les pierres disjointes du cadran. Tout au
fond, sous l’auvent d’une petite niche arrondie, une cloche attendait
le choc du marteau.
Horloge morte, dont le coeur avait cessé de battre. Dorothée
eut l’impression que le temps s’était arrêté là depuis des
siècles, suspendu à ces aiguilles immobiles, à ce marteau qui ne
frappait plus, à cette cloche muette au creux de son abri. Cependant
elle avisa au-dessous, sur une plaque de marbre, certains
caractères à peine lisibles, et, gravissant un tas de pierres,
elle put déchiffrer ces mots : In robore fortuna !
– 168 –
In robore fortuna ! La belle et noble devise que l’on retrouvait
partout, à Roborey, au Manoir, au château de La Roche-
Périac, et sur la médaille ! Dorothée avait donc raison ! L’ordre
donné par la médaille était donc valable ? Et c’était bien un rendez-
vous auquel on était convié, à travers le temps et l’espace,
devant cette horloge morte ?
Elle se domina et dit en riant :
« Un rendez-vous auquel je viendrai seule. »
Si ardente que fût sa conviction, elle ne croyait guère à
l’arrivée de ceux qui, comme elle, avaient été convoqués. La série
formidable de hasards grâce auxquels, peu à peu, elle était
parvenue au coeur même de l’aventure énigmatique, ne pouvait
être logiquement renouvelée en faveur d’un autre privilégié. La
chaîne des traditions avait dû s’interrompre dans les autres familles,
ou bien aboutir à des fragments de vérité, comme le
prouvaient les exemples du chemineau et de l’ouvrière.
« Personne ne viendra, répéta-t-elle. Il est onze heures
trente-cinq. Par conséquent… »
Elle n’acheva pas. Un bruit venait du côté de la terre, un
bruit assez proche, qui ne se confondait avec aucun de ceux que
produisent les vagues de la mer ou l’effort du vent. Elle écouta.
Cela retentissait avec un rythme égal et de plus en plus distinct.
« Quelque paysan… quelque bûcheron », pensa-t-elle.
Non, c’était autre chose. Elle s’en rendit compte à mesure
que l’on avançait… c’était le pas lent et cadencé d’un cheval dont
les sabots heurtaient le sol plus dur du sentier. Dorothée en suivait
la marche progressive au milieu des enclos du vieux domaine,
puis sur les briques entrecroisées. Un claquement de
– 169 –
langue résonnait parfois, encouragement du cavalier à sa monture.
Les yeux fixés sur l’arche béante, Dorothée attendait avec
une petite fièvre de curiosité.
Et, soudain, le cavalier apparut. Bizarre cavalier qui semblait
si grand sur son cheval si menu, que l’on eût cru plutôt
qu’il avançait avec l’aide de ses longues jambes pendantes, et
que le menu cheval était porté par lui comme un jouet d’enfant.
Son costume à carreaux, sa culotte courte, ses gros bas de laine,
son visage rasé, la pipe qu’il tenait à ses lèvres, son flegme, tout
indiquait sa nationalité anglaise.
Avisant Dorothée, il fit, en lui-même, et sans avoir l’air
surpris :
« Aoh ! »
Et il eût continué sa route si la vue de l’horloge ne l’eût
frappé. Il tira sur la bride :
« Stop, boy ! Stop ! »
Pour descendre, il n’eut guère qu’à se hausser sur la pointe
des pieds tandis que le menu cheval glissait sous lui. Il noua la
bride autour d’une racine, consulta sa montre, et vint prendre
place non loin de l’horloge, exactement comme s’il se fût mis en
faction.
« Voilà un monsieur qui n’est pas bavard, pensa Dorothée.
Un Anglais, pour sûr… »
Elle se rendit bien compte, au bout d’un instant, qu’il la regardait,
mais comme on regarde une femme que l’on trouve jo–
170 –
lie, et non pas quelqu’un avec qui les circonstances exigeraient
que l’on causât.
Sa pipe étant éteinte, il la ralluma, et ils restèrent ainsi
trois ou quatre minutes, l’un près de l’autre, gravement et sans
bouger. La brise poussait vers elle la fumée de la pipe.
« C’est trop bête, se dit Dorothée, car enfin, quoi, ce gentleman
taciturne et moi, il est tout à fait probable, que nous
avons rendez-vous. Ma foi, tant pis, je me présente… Sous quel
nom ? »
Cette question la jeta dans un cruel embarras. Devait-elle
se faire connaître comme princesse d’Argonne ou comme Dorothée,
danseuse de corde ? La solennité des circonstances justifiait
une présentation cérémonieuse et l’énoncé du titre. Mais,
d’autre part, le costume bariolé et la jupe très courte exigeaient
moins de pompe. Décidément « danseuse de corde » suffisait.
Toutes ces réflexions dont elle sentait elle-même le comique,
avaient amené sur son visage un sourire que le jeune
homme remarqua.
Il sourit également. Tous deux ouvrirent la bouche, et ils
allaient parler en même temps, quand un incident coupa court à
leurs effusions. Quelqu’un débouchait dans la cour par le sentier,
un piéton qui avait une figure glabre, très pâle, un bras en
bandoulière sous un veston beaucoup trop large et une casquette
de soldat russe.
Lui aussi, la vue de l’horloge le cloua sur place. Apercevant
Dorothée et son compagnon, il eut un large sourire qui lui fendit
la bouche jusqu’aux oreilles, et il ôta sa casquette, découvrant
un crâne tout rasé.
– 171 –
Pendant ce temps, un bruit de moteur avait crépité à quelque
distance. Les détonations s’accentuèrent, et, toujours par
l’ouverture de l’arche, une motocyclette jaillit, qui bondit sur le
terrain inégal, et qui s’arrêta net. Le motocycliste avait avisé
l’horloge.
Tout jeune, solide et bien pris dans son costume de voyage,
grand, élancé, de visage joyeux, il était certainement, comme le
premier, de race anglo-saxonne. Ayant calé sa motocyclette, il se
dirigea vers Dorothée, la montre à la main, comme s’il eût été
sur le point de dire :
« Vous noterez que je ne suis pas en retard. »
Mais il fut interrompu par deux autres arrivées qui se produisirent
coup sur coup.
Un second cavalier déboucha au trot d’une grande bête efflanquée
et, frappé à son tour par la rencontre des personnes
groupées devant l’horloge, donna un coup violent de rênes en
prononçant :
« Piano, piano… »
Celui-là était de silhouette fine et de physionomie aimable,
et, lorsqu’il se fut débarrassé de sa bête, il avança, chapeau bas,
comme un homme qui va présenter ses devoirs à une femme.
Mais, monté sur un âne, un cinquième individu apparut,
qui avait suivi une direction différente de celle de tous les autres,
et qui, au seuil de la cour, demeura interdit, stupide, les
yeux écarquillés derrière ses lunettes.
« Est-ce possible ! balbutiait-il. Est-ce possible !… On est
venu !… Tout cela n’est pas une fable ! »
– 172 –
Il avait bien une soixantaine d’années. Vêtu d’une redingote,
coiffé d’un chapeau de paille noire, la face flanquée de
deux favoris, il portait sous le bras une serviette de cuir fort
usée, et il ne cessait de répéter avec ahurissement :
« On est venu !… On est venu au rendez-vous !… C’est à n’y
pas croire… »
Jusqu’ici Dorothée avait gardé le silence, parmi les exclamations
et les allées et venues de ses compagnons. Le besoin
d’explications et de paroles semblait décroître en elle à mesure
qu’elle était plus entourée. Elle devenait sérieuse, grave. Ses
yeux pensifs exprimaient une émotion intense. Chaque apparition
lui semblait un événement aussi formidable que si un miracle
se fût produit. Comme le monsieur à la redingote et à la serviette
de cuir, elle murmurait :
« Est-ce possible ! On est venu au rendez-vous !… »
Elle consulta sa montre.
Midi.
« Écoutez, dit-elle, le doigt tendu, écoutez… l’Angelus qui
sonne quelque part… à l’église du village… »
Ils se découvrirent, et en même temps qu’ils écoutaient le
tintement de la cloche qui leur arrivait par bouffées irrégulières,
on eût dit qu’ils attendaient que l’horloge arrêtée se remît en
marche et rattachât aux minutes présentes le fil des minutes
d’autrefois.
Dorothée tomba à genoux. Son émotion était si forte qu’elle
pleurait.

 
 

 

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Chapitre XI


Le testament du marquis de Beaugreval



Larmes de joie, larmes qui détendaient ses nerfs exaspérés
et la baignaient d’une grande douceur. Les cinq hommes
s’agitaient, ne sachant que faire ni que dire.
« Mademoiselle… Qu’y a-t-il, mademoiselle ?… »
Et ils semblaient tous si interloqués par les sanglots de
cette jeune fille, et par leur propre présence autour d’elle, que
Dorothée passa subitement des larmes au rire, et, cédant aux
impulsions de sa nature, se mit à danser sur place, sans se soucier
de savoir si elle leur apparaîtrait comme une princesse ou
comme une danseuse de corde.
Et plus cette manifestation imprévue augmentait
l’ahurissement de ses compagnons, plus elle redoublait de gaîté.
Fandango, gigue, bourrée, tout défila en l’espace d’une minute,
avec simulation de castagnettes, accompagnement de chansons
anglaises et de ritournelles auvergnates, et surtout avec les
éclats de rire qui réveillaient les échos de La Roche-Périac.
« Mais riez donc aussi, tous les cinq ! dit-elle en les apostrophant.
Vous avez l’air de cinq momies. Riez donc ! C’est moi
qui vous le demande, moi Dorothée, danseuse de corde, princesse
d’Argonne. Monsieur le notaire, dit-elle en s’adressant au
monsieur à la redingote, allons, prenez une mine plus réjouie.
Je vous assure qu’il y a de quoi se réjouir. »
– 174 –
Elle s’était élancée vers le bonhomme, lui secouait la main
et lui disait, comme pour le convaincre de sa qualité :
« Vous êtes le notaire, n’est-ce pas ? Le notaire chargé
d’exécuter une disposition testamentaire ? Mais oui, tout cela
est moins obscur que vous ne croyez… On vous expliquera…
Hein, vous êtes le notaire ?
– En effet, bredouilla le monsieur, maître Delarue, notaire
à Nantes.
– À Nantes ? Parfait, nous sommes d’accord. Et il s’agit,
n’est-ce pas ? d’une pièce d’or… une pièce d’or que chacun a reçue
comme convocation au rendez-vous ?
– Oui !… Oui… fit-il de plus en plus ahuri, une pièce d’or…
un rendez-vous…
– Le 12 juillet 1921 ?
– Oui… oui… 1921…
– À midi ?
– À midi. »
Il voulut regarder sa montre. Elle l’en empêcha.
« Pas la peine, maître Delarue, nous avons entendu
l’Angelus. Vous êtes exact au rendez-vous… Nous aussi… Tout
est régulier… Chacun a sa pièce d’or… Ils vont vous la montrer.
»
Elle entraîna maître Delarue vers l’horloge, et dit aux jeunes
gens avec une verve croissante :
– 175 –
« Voilà… c’est maître Delarue, le notaire… You understand
? Vous ne comprenez pas ? Je puis parler anglais, vous savez,
l’italien aussi… et le javanais… »
Ils protestèrent. Tous quatre comprenaient le français.
« À merveille, dit-elle. On s’entendra mieux. Donc, c’est
maître Delarue, c’est le notaire, celui qui a été chargé de présider
notre réunion. En France, les notaires représentent les
morts. Or, comme c’est un mort qui nous réunit, vous voyez le
rôle considérable de maître Delarue… Vous ne saisissez pas ?
Comme c’est drôle ! Tout cela me paraît si clair et si amusant ! si
étrange ! C’est la plus jolie aventure que je connaisse… la plus
émouvante aussi. Pensez donc ! nous sommes de la même famille…
quelque chose comme des cousins. Alors, n’est-ce pas,
nous avons le droit de nous réjouir, et d’être ensemble comme
des parents qui se retrouvent. D’autant plus… mais oui, je ne me
trompe pas… tous les quatre décorés !… la croix de guerre française
!… Alors, vous avez combattu tous les quatre ? combattu
en France ?… et vous avez défendu mon cher pays ? »
Elle leur serrait les mains à tous, en leur offrant son regard
affectueux, et comme l’Américain et l’Italien lui répondaient
avec la même effusion, brusquement, d’un geste spontané, elle
se haussa vers eux et les embrassa sur les deux joues.
« Tenez, cousin d’Amérique… tenez, cousin d’Italie, soyez
les bienvenus dans mon pays. Et vous aussi, les deux autres, je
vous embrasse… Hein ! c’est convenu, n’est-ce pas, nous sommes
des camarades ? des amis ? »
Tout cela se passait dans la joie et dans la belle humeur
d’êtres jeunes et pleins de vie, qui se retrouvent vraiment,
comme les membres épars d’une famille. Il n’y avait plus entre
eux la gêne d’une première rencontre. Ils se connaissaient depuis
des années et des années (depuis des siècles ! s’écria Doro–
176 –
thée en battant des mains). Aussi les quatre jeunes gens se pressaient-
ils autour d’elle, à la fois attirés par sa grâce et son exubérance,
et surpris par tout ce qu’elle apportait de lumière dans
l’histoire ténébreuse qui les unissait tout à coup les uns aux autres.
Tous les obstacles étaient abolis. Il n’y eut pas la lente infiltration
de sentiments qui vous pénètrent peu à peu de confiance
et de sympathie, mais l’invasion soudaine d’une camaraderie
pleine d’abandon. Chacun voulait plaire, et chacun sentait qu’il
plaisait.
Dorothée les sépara et les plaça sur un rang, comme pour
une revue.
« À tour de rôle, mes amis. Excusez-moi, maître Delarue,
c’est moi qui fais l’appel, et qui vérifie les pouvoirs. Eh, le numéro
un, monsieur l’Américain, qui êtes-vous ? Votre nom ? »
L’Américain répondit :
« Archibald Webster, de Philadelphie.
– Archibald Webster, de Philadelphie, vous avez reçu de
votre père une médaille d’or ?
– De ma mère, mademoiselle, mon père étant mort depuis
longtemps.
– Et votre mère la tenait de qui ?
– De son père.
– Et ainsi de suite, n’est-ce pas ? »
Archibald Webster confirma en un français excellent, et
comme si un devoir impérieux l’obligeait à répondre à la jeune
fille :
– 177 –
« Et ainsi de suite, en effet, mademoiselle. Une tradition de
famille, qui remonte à une époque que nous ignorons, prétend
que nous sommes d’origine française, et veut qu’une certaine
médaille soit transmise à l’aîné des enfants, sans que jamais
plus de deux personnes en sachent l’existence.
– Mais que signifie-t-elle, selon vous, la tradition ?
– Je ne sais. Ma mère m’a dit que la pièce d’or nous donnait
droit au partage d’un trésor. Mais elle m’a dit cela en riant,
et elle m’a envoyé en France plutôt par curiosité.
– Montrez-moi votre médaille, Archibald Webster. »
L’Américain sortit la pièce de la poche de son gilet. Elle
était exactement pareille à celle que Dorothée possédait. Mêmes
inscriptions, même grandeur, même couleur éteinte. Dorothée
la fit voir à maître Delarue, puis la rendit à l’Américain, et poursuivit
son interrogatoire.
« Numéro deux… Anglais, n’est-ce pas ?
– George Errington, de Londres.
– Dites-nous ce que vous savez, George Errington, de Londres
? »
L’Anglais secoua sa pipe, la vida et répondit, en bon français
également :
« Je n’en sais pas davantage. Orphelin dès ma naissance,
j’ai reçu la pièce, il y a trois jours, des mains de mon tuteur,
frère de mon père. Il m’a dit que, d’après mon père, il s’agissait
d’un héritage à recueillir, et que, d’après lui, tout cela n’était pas
sérieux, mais que je devais obéir.
– 178 –
– Vous avez eu raison d’obéir, George Errington, de Londres.
Montrez-moi votre médaille. Bien, vous êtes en règle… Le
numéro trois Russe, sans doute ? »
L’homme à la casquette de soldat comprenait, mais ne parlait
pas le français. Il présenta, avec son large sourire, un bout
de papier de propreté douteuse, sur lequel étaient inscrits ces
mots : Kourobelef. Guerre de France. Salonique. Guerre avec
Wrangel.
« La médaille ? demanda Dorothée. Parfait, mon brave.
Nous sommes d’accord. Et la médaille du numéro 4, du signor
italien ?
– Marco Dario, de Gênes, répondit celui-ci en montrant sa
pièce d’or. Je l’ai trouvée sur le cadavre de mon père, en Champagne,
un jour où nous avions combattu côte à côte. Il ne m’en
avait jamais parlé.
– Et vous êtes venu ici, cependant…
– Je n’en avais pas l’intention. Et puis, malgré moi, comme
j’étais retourné en Champagne sur la tombe de mon père, j’ai
pris le train pour Vannes…
– Oui, dit-elle, comme les autres, vous vous êtes soumis à
l’ordre de notre ancêtre commun. Quel ancêtre ? Et pourquoi
cet ordre ? C’est ce que maître Delarue, ici présent, va nous révéler.
Allons, maître Delarue, tout est en règle. Nous avons tous
le mot de passe. Nous sommes en droit, maintenant, de vous
réclamer des explications.
– Quelles explications ? demanda le notaire, encore tout
étourdi par tant de surprises. Je ne sais pas trop…
– 179 –
– Comment ! vous ne savez pas ! s’écria-t-elle… mais alors,
pourquoi cette serviette de maroquin ?… Et pourquoi avez-vous
fait le voyage de Nantes à La Roche-Périac ? Allons, ouvrez-la,
votre serviette de maroquin, et donnez-nous lecture des documents
qu’elle ne peut pas manquer de contenir.
– Vous croyez, en vérité ?…
– Si je crois ! Nous avons tous les cinq, ces messieurs et
moi, accompli notre devoir en venant ici et en vous renseignant
sur notre identité. À vous de remplir votre mission. Nous sommes
tout oreilles. »
La gaîté de la jeune fille suscitait autour d’elle tant de cordialité
que maître Delarue lui-même en ressentait les effets
bienfaisants. Somme toute, l’affaire était débrouillée. Il entrait
de plain-pied sur un terrain où la jeune fille avait tracé, au milieu
de fourrés inextricables en apparence, une route qu’il
n’avait plus qu’à suivre en toute tranquillité.
« Mais oui… dit-il… mais oui… il n’y a plus autre chose à
faire… et je dois vous communiquer ce que je sais… tout ce que
je sais… Excusez-moi… Cette histoire est si déconcertante !… »
Remis de son effarement, il reprit toute la dignité qui
convient à un notaire. On lui prépara une place d’honneur, sur
une sorte de gradin formé par l’aspérité du sol. Il s’y assit. On
forma le cercle. Selon les instructions de Dorothée, il entrouvrit
sa serviette d’un air important, en homme qui a l’habitude que
les yeux se fixent sur lui et que les oreilles recueillent ses moindres
paroles, et, sans plus se faire prier, il débita un discours
évidemment préparé pour le cas où, contre toute attente et toute
logique, il se trouverait en présence de quelqu’un au rendezvous
fixé.
– 180 –
« Mon préambule sera bref, dit-il, car j’ai hâte d’arriver à
l’objet même de cette réunion. Le jour – il y a de cela quatorze
ans – où je m’installai à Nantes dans l’étude de notaire dont
j’avais fait l’acquisition, mon prédécesseur, après m’avoir mis au
courant de certaines affaires plus compliquées, s’écria : « Ah !
mais, j’allais oublier… Oh ! cela n’a guère d’importance,
d’ailleurs… Mais, tout de même… Tenez, mon cher confrère,
voici le plus vieux dossier de l’étude. Maigre dossier, puisqu’il se
compose d’une lettre, comme vous voyez, une simple lettre sous
enveloppe cachetée avec cette mention que je ne veux pas tarder
à vous lire :
« Missive confiée à la bonne garde du sieur Barbier, tabellion,
et de ses successeurs, pour être ouverte le 12 juillet 1921, à
midi, devant l’horloge du château de La Roche-Périac, et pour
être lue en présence de tous les possesseurs de la médaille d’or
frappée par mes soins. »
« Voilà. Pas d’autres explications, mon prédécesseur n’en
ayant point reçu de celui dont il avait acheté l’étude. Tout au
plus put-il m’apprendre que, d’après ses recherches parmi les
vieux registres de la paroisse de Périac, le sieur Barbier (Hippolyte-
Jean), tabellion, vivait au début du XVIIIe siècle. À quelle
époque son étude fut-elle fermée ? Pour quelles raisons les dossiers
furent-ils transportés à Nantes ? Peut-être devons-nous
supposer qu’à la suite de certaines circonstances, un des châtelains
de La Roche-Périac a quitté le pays et s’est installé à Nantes
avec ses meubles, ses chevaux, son personnel, et jusqu’au
tabellion du village. Toujours est-il que, depuis près de deux
cents ans, la lettre confiée à la bonne garde du tabellion Barbier
et à celle de ses successeurs dormait au fond des tiroirs et des
casiers, sans que personne eût cherché à surprendre le secret
demandé par celui qui l’avait écrite ! Et il advenait que selon
toute vraisemblance ce devait être à moi d’en couper le cachet
! »
– 181 –
Maître Delarue fit une pause et observa ses auditeurs. Ils
étaient, comme on dit, suspendus à ses lèvres. ******* de
l’impression produite, il tapota la serviette de cuir, et continua :
« Vous dirai-je que, bien souvent, ma pensée s’arrêta sur
cette perspective et que j’étais curieux de savoir le contenu
d’une pareille lettre ? Un voyage que je fis ici même ne me fournit
aucune indication, malgré mes fouilles personnelles dans les
archives des villages et des bourgs de la région.
« Et l’époque arriva. Avant tout, j’allai consulter mon président
de tribunal civil. Une question se posait en effet. Si la lettre
était considérée comme l’expression d’une disposition testamentaire,
peut-être ne devais-je l’ouvrir qu’en présence de ce
magistrat. Tel était mon avis. Ce ne fut pas le sien. Le président
estima qu’on se trouvait en face d’une manifestation fantaisiste
(il prononça même le mot de « fumisterie ») qui échappait aux
méthodes légales, et que je devais agir, tout bonnement.
« On vous donne rendez-vous sous l’orme à midi, le 12 juillet
1921, conclut-il en plaisantant. Allez-y, maître Delarue, décachetez
votre missive selon l’ordonnance, et vous viendrez me
mettre au courant. Et je vous promets de ne pas rire si vous revenez
bredouille. »
« C’est ainsi, dans des dispositions d’esprit fort sceptiques,
que je pris le train pour Vannes, puis la diligence, puis, je ne sais
où, un âne pour les ruines. Vous comprendrez mon étonnement
en voyant que je n’étais pas seul au rendez-vous et que, sous
l’orme, ou plutôt sous l’horloge, vous étiez plusieurs qui attendiez.
»
Les quatre jeunes gens riaient de bon coeur. Marco Dario,
de Gênes, dit :
« Tout de même, l’affaire devient sérieuse. »
– 182 –
George Errington, de Londres, ajouta :
« Peut-être l’histoire du trésor n’est-elle pas si absurde.
– La lettre de maître Delarue va nous le dire », déclara Dorothée.
Ainsi le moment était venu. On resserra le cercle autour du
notaire. À la gaîté des jeunes visages se mêlait un peu de gravité,
qui s’affirma davantage quand maître Delarue fit passer sous les
yeux de tous une de ces vastes enveloppes carrées que l’on
confectionnait autrefois soi-même avec une feuille épaisse.
Celle-ci était d’une teinte décolorée et luisante, comme le temps
seul peut en donner au papier. Cinq cachets la fermaient, rouges
autrefois peut-être, composés maintenant d’une matière gris
violacé que fendillaient mille petites cassures semblables à un
enchevêtrement de rides. Dans le haut à gauche, la formule de
transmission avait dû être repassée plusieurs fois et rechargée
d’encre par les successeurs du tabellion Barbier.
« Les cachets sont bien intacts, fit observer maître Delarue.
On arrive même à déchiffrer les trois mots latins de la devise…
– In robore fortuna, dit Dorothée.
– Ah ! vous savez ?… demanda le notaire surpris…
– Mais oui, mais oui, maître Delarue, ce sont les mêmes
que l’on retrouve sur les pièces d’or, et que j’ai retrouvés tout à
l’heure, à moitié effacés, sur le cadran de l’horloge.
– Il y a là vraiment, estima le notaire, un rapport indiscutable
qui relie entre elles toutes les parties de l’aventure et lui
confère une authenticité…
– 183 –
– Ouvrez donc ! ouvrez, maître Delarue », prononça Dorothée
impatiente.
Trois des cachets sautèrent. L’enveloppe fut dépliée. Elle
contenait une grande feuille de parchemin brisée en quatre, et
dont les morceaux tenaient si peu les uns aux autres qu’ils se
séparèrent, et qu’il fallut les rassembler.
De haut en bas, et des deux côtés, la feuille de parchemin
était remplie d’une grosse écriture à jambages indépendants, et
qui, certainement, avait été tracée à l’aide d’une encre indélébile.
Les lignes se touchaient presque, et les lettres étaient si
serrées que l’ensemble donnait l’impression d’une ancienne
page d’imprimerie à caractères énormes.
« Je vais lire, murmura maître Delarue.
– Et, pour l’amour de Dieu, sans perdre une seconde ! »
s’écria Dorothée.
Il prit un deuxième lorgnon qu’il assujettit par-dessus le
premier, et il articula :
« Écrit ce jourd’hui, 12 juillet 1721…
– Deux siècles ! soupira le notaire, qui répéta aussitôt :
« Écrit ce jourd’hui, 12 juillet 1721, dernier jour de mon
existence, pour être lu le 12 juillet 1921, premier jour de ma résurrection.
»
Maître Delarue s’interrompit. Les jeunes gens se regardèrent
d’un air stupéfait. Archibald Webster, de Philadelphie, déclara
:
« Ce gentilhomme était fou.
– 184 –
– Le mot de résurrection est peut-être employé dans un
sens symbolique, proposa maître Delarue. La suite va nous
l’apprendre. Je continue :
« Mes enfants… »
Il s’arrêta de nouveau, et il dit :
« Mes enfants… C’est à vous tous qu’il s’adresse…
– Ah ! maître Delarue, s’écria Dorothée, je vous en conjure,
ne vous interrompez plus ! Tout cela est passionnant.
– Néanmoins…
– Mais non, maître Delarue, les commentaires sont inutiles.
Nous avons hâte de savoir ; n’est-ce pas, camarades ? »
Les quatre jeunes gens l’approuvèrent vivement.
Le notaire reprit alors et poursuivit sa lecture, avec des hésitations
et des redites imposées par les difficultés du texte :
« Mes enfants,
« Au sortir d’une séance de l’Académie des Sciences de Paris,
à laquelle M. de Fontenelle avait bien voulu me convier, l’illustre
auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes me saisit
dessous le bras et me dit :
« Marquis, refuserez-vous de m’éclairer sur un point à propos
duquel vous gardez, paraît-il, une réserve farouche ? D’où
provient cette blessure à votre main gauche, ce quatrième doigt
coupé à la racine même ? On prétend que vous avez laissé ce
doigt au fond d’une de vos cornues, en faisant quelque expé–
185 –
rience, car vous passez, marquis, pour être quelque peu alchimiste,
et pour chercher, entre les murs de votre château de La
Roche-Périac, l’élixir de longue vie.
« – Je ne le cherche pas, répondis-je, monsieur de Fontenelle,
je le possède…
« – En vérité ?
« – En vérité, monsieur de Fontenelle, et, si vous me permettez
de vous faire tenir une petite fiole, la Parque impitoyable
devra bien attendre que vos cent ans soient révolus.
« – J’accepte de bon coeur, dit-il en riant, sous condition
que vous me tiendrez compagnie. Nous sommes du même âge,
ce qui nous fait quarante belles années à vivre de conserve.
« – Pour moi, monsieur de Fontenelle, vivre plus longtemps
ne me dit rien qui vaille. À quoi bon s’entêter dans un
monde où nul spectacle nouveau ne peut nous surprendre et où
le jour qui vient sera le même que le jour qui s’achève ? Ce que
je veux, c’est revivre, revivre dans un siècle ou deux, connaître
les enfants de mes petits-enfants, et voir ce que les hommes ont
fait après nous. Il y aura de grands changements ici-bas, dans le
gouvernement des empires aussi bien que dans la pratique des
choses. Je les connaîtrai.
« – Bravo, marquis ! s’écria M. de Fontenelle, qui s’égayait
de plus en plus. Bravo ! Et c’est un autre élixir qui vous donnera
ce pouvoir merveilleux ?
« – Un autre, affirmai-je, que j’ai apporté de mon voyage
aux Indes où j’ai passé, comme vous savez, dix années de ma
jeunesse, ami des grands prêtres de ce pays merveilleux d’où
nous viennent toute religion et toute révélation. Ils m’ont initié
à quelques-uns de leurs grands secrets.
– 186 –
« – Pourquoi pas à tous leurs secrets ? demanda
M. de Fontenelle, avec une pointe d’ironie.
« – Il en est, répondis-je, qu’ils ont refusé de me révéler,
comme le pouvoir de communiquer avec ces autres mondes
dont vous avez si bien parlé, monsieur de Fontenelle, et comme
le secret de revivre.
« – Cependant, marquis, ne prétendez-vous point ?…
« – Ce secret-là, monsieur de Fontenelle, je l’ai dérobé, et
c’est pour me punir qu’ils me condamnèrent à subir le supplice
de l’arrachement de tous mes doigts. Le premier doigt enlevé,
on m’offrit le pardon, si je consentais à rendre le flacon dérobé.
J’en indiquai la cachette, mais j’avais eu le soin, par avance, d’en
changer le contenu et de recueillir l’élixir dans une autre fiole.
« – De sorte, fit M. de Fontenelle, qu’au prix d’un de vos
doigts, vous avez acheté une manière d’immortalité… dont vous
comptez faire usage, n’est-ce pas, marquis ?
« – Dès que j’aurai mis mes affaires en bon ordre, répondis-
je, c’est-à-dire dans une couple d’années environ.
« – Pour revivre ?
« – En l’an de grâce 1921. »
« L’histoire divertit fort M. de Fontenelle qui, prenant
congé de moi, me promit de la relater dans ses mémoires
comme une preuve de ma vive imagination… Sans doute aussi
de ma folie, devait-il penser à part lui…
Maître Delarue reprit haleine un moment, et, du regard, interrogea
ses auditeurs.
– 187 –
Marco Dario, de Gênes, hochait la tête en riant. Le Russe
montrait ses dents blanches. Les deux Anglo-Saxons semblaient
s’amuser infiniment.
« Good joke ! » ricana Errington, de Londres.
« Oui, excellente farce », traduisit Archibald Webster, de
Philadelphie.
Dorothée ne disait rien, les yeux songeurs.
Maître Delarue poursuivit, dans le silence :
« M. de Fontenelle avait tort de rire, mes enfants. Il n’y
avait point là d’imagination ni de folie. Les grands prêtres des
Indes savent ce que nous ne savons pas et que nous ne saurons
jamais, et je suis maître d’un de leurs secrets les plus prodigieux.
L’heure est venue d’en faire usage. J’y suis résolu. L’an
dernier, la marquise de La Roche-Périac, mon épouse, a péri par
accident, me laissant d’amers regrets. Mes quatre fils, comme
moi d’humeur aventureuse, bataillent ou font commerce à
l’étranger. Je demeure seul. Vais-je traîner ici une vieillesse inutile
et sans agrément ? Non. Tout est prêt pour le départ… et
pour le retour. Mes vieux serviteurs, Geoffroy et sa femme, fidèles
compagnons de ma vie, confidents de mes projets, m’ont
juré obéissance. Je dis adieu à mon siècle.
« Mes enfants, apprenez les événements qui vont se dérouler
au château de La Roche-Périac. À deux heures après midi, je
tomberai en syncope. Le médecin, amené par Geoffroy, constatera
que mon coeur ne bat plus. Je serai bien mort, selon la vérité
des connaissances humaines, et mes serviteurs m’enfermeront
dans le cercueil qui m’attend.
– 188 –
« La nuit venue, Geoffroy et son épouse me délivreront et
me porteront, sur un brancard, dans les ruines de la tour Cocquesin,
le plus vieux donjon des seigneurs de Périac. Puis ils
rempliront mon cercueil de pierres et le refermeront.
« De son côté, maître Barbier, exécuteur de mes volontés et
administrateur de mes domaines, trouvera dans mon tiroir toutes
instructions lui donnant charge de notifier mon décès à mes
quatre fils et de leur adresser les quatre parts leur revenant de
mon héritage. En outre, il devra faire tenir à chacun d’eux par
courrier spécial une pièce d’or toute neuve que j’ai fait frapper
de ma devise et qui portera la date du 12 juillet 1921, jour de ma
résurrection.
« Cette médaille sera transmise de main en main à travers
les générations, en commençant par l’aîné des enfants ou des
petits-enfants, sans que jamais plus de deux personnes en
connaissent le secret. Enfin, maître Barbier gardera la missive
présente que je vais cacheter de cinq cachets, et qui sera transmise
de tabellion en tabellion jusqu’à la date fixée.
« Mes enfants, quand vous lirez cette lettre, c’est que
l’heure de midi du 12 juillet 1921 aura sonné. Vous serez réunis
sous l’horloge de mon château, à quelques centaines de pas de la
vieille tour Cocquesin où je dormirai depuis deux siècles, et que
j’ai choisie comme lieu de repos, estimant que si les révolutions
que je prévois détruisent les demeures, elles respecteront ce qui
n’est plus déjà que ruines et décombres.
« Alors, après avoir suivi l’avenue de chênes que mon père
a plantée, vous marcherez jusqu’à cette tour, qui sera sans doute
ce qu’elle est aujourd’hui. Vous vous arrêterez sous l’arche où
jadis se relevait le pont-levis, et l’un de vous comptant, à gauche,
après la rainure de la herse, la troisième pierre en hauteur,
la poussera doucement, bien droit devant lui, pendant qu’un
autre comptant à droite, toujours près de la herse, la troisième
– 189 –
pierre en hauteur, fera comme le premier. Sous cette double
poussée, exercée en même temps, le milieu de la paroi de droite
basculera dans l’intérieur, et formera une pente qui vous mènera
au bas d’un escalier taillé dans l’épaisseur du mur.
« Éclairés par une torche, vous monterez cent trente-deux
marches. Elles vous conduiront devant une cloison de plâtre
édifiée, après ma mort, par Geoffroy. Vous la démolirez avec un
pic de fer ramassé sur la dernière marche, et vous verrez une
petite porte massive dont la clef ne tourne que si l’on appuie à la
fois sur les trois briques qui font partie de cette marche.
« Vous entrerez ainsi dans une chambre où il y aura un lit,
derrière des rideaux. Vous écarterez ces rideaux. Je dormirai là.
« Ne vous étonnez pas, mes enfants, de me voir plus jeune
peut-être que le portrait que voulut bien faire de moi l’an dernier
M. Nicolas de Largillière, peintre du roi, et qui est suspendu
au chevet de mon lit. Deux siècles de sommeil, le repos de
mon coeur qui ne battra qu’à peine, auront, je n’en doute pas,
comblé mes rides et rendu la jeunesse à mes traits. Ce n’est pas
un vieillard que vous contemplerez.
« Mes enfants, la fiole sera sur l’escabeau voisin, enveloppée
dans de l’étoffe, bouchée de cire vierge. Vous en casserez le
collet sur-le-champ. Tandis qu’un de vous, avec la pointe d’un
couteau, desserrera mes dents, un autre versera l’élixir, non pas
goutte à goutte, mais en un mince filet de liquide, qui devra couler
au fond de ma gorge. Quelques minutes s’écouleront. Puis la
vie reviendra peu à peu. Les battements de mon coeur se précipiteront.
Ma poitrine se soulèvera et mes paupières s’ouvriront.
« Peut-être, mes enfants, devrez-vous parler à voix basse et
ne pas m’éclairer d’une clarté trop vive, pour que mes oreilles et
mes yeux ne soient frappés d’aucun choc. Peut-être, au
contraire, ne vous verrai-je et ne vous entendrai-je
– 190 –
qu’indistinctement, avec ces organes bien affaiblis. Je ne sais. Je
prévois une période d’engourdissement et de malaise pendant
laquelle mon esprit devra rassembler ses idées comme on fait au
sortir du sommeil.
« Je ne me hâterai pas, d’ailleurs, et vous demande en
grâce de ne point chercher à tendre mes efforts. Des journées
paisibles, une nourriture plus abondante, me ramèneront insensiblement
aux douceurs de la vie.
« Ne craignez point du reste que je sois à votre charge, mes
enfants. À l’insu des miens, j’ai rapporté des Indes quatre diamants
de grosseur extraordinaire, quatre diamants rouges de
Golconde, que j’ai mis dans l’endroit le plus impénétrable qui
soit, et sur lesquels il me suffira d’emprunter pour tenir mon
rang et jouir grandement de l’existence.
« Comme je dois penser que ma mémoire n’aura peut-être
pas gardé le souvenir de cet endroit mystérieux, j’ai marqué le
secret en quelques lignes placées ci-inclus, sous une enveloppe
intérieure, portant la désignation de « codicille ».
« Ce codicille, je n’en ai pas soufflé mot, même à mon serviteur
Geoffroy et à son épouse. Si, par faiblesse bien humaine,
ils léguaient à leurs enfants quelque récit faisant confidence de
mon histoire secrète, ils ne pourraient cependant révéler la cachette
de ces quatre diamants merveilleux qu’ils ont souvent
admirés et qu’ils chercheront en vain après mon départ.
« Donc l’enveloppe intérieure me sera remise dès mon retour
à la vie. Dans le cas, impossible à mon sens, mais que
néanmoins votre intérêt m’oblige à considérer, où la destinée
m’aurait trahi et où vous ne trouveriez pas trace de moi, vous
ouvririez vous-mêmes l’enveloppe et, connaissant la cachette,
prendriez possession des diamants.
– 191 –
« D’ores et déjà, j’en reconnais la pleine propriété à ceux de
mes descendants qui présenteront la médaille d’or, sans que
personne ait le droit d’intervenir dans le juste partage qu’ils feront
entre eux, et je leur demande de régler cette affaire euxmêmes,
seuls, et suivant leur conscience.
« J’ai dit ce que j’avais à dire, mes enfants. Je vais entrer
dans le silence et attendre votre venue. Nul doute que vous ne
veniez de tous les coins de la terre à l’appel impérieux de la
pièce d’or. Issus du même sang, soyez entre vous comme des
frères et des soeurs. Approchez gravement de celui qui repose, et
délivrez-le des liens qui le retiennent dans le royaume des ténèbres…
« Écrit de ma propre main, en parfaite santé d’esprit et de
corps, ce jourd’hui 12 juillet 1721. Sur quoi je signe de mon nom.
Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de… »
Maître Delarue se tut, examina de plus près le papier, puis,
après un instant, murmura :
« La signature n’est guère lisible… Le nom commence-t-il
par un B ou par un R… ? Le paraphe brouille toutes les lettres. »
Dorothée prononça lentement :
« Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de Beaugreval.
– Mais oui, mais oui, s’écria aussitôt le notaire… c’est bien
cela… Marquis de Beaugreval. Comment le savez-vous ?
– C’est un des noms de ma famille.
– Un des noms de votre famille ?… »

 
 

 

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Chapitre XII

L’élixir de résurrection


Dorothée ne répondit pas, tout absorbée encore par
l’étrange missive du marquis. Ses compagnons, les yeux fixés
sur elle, semblaient attendre que la jeune fille exprimât une
opinion, et, comme elle se taisait, George Errington, de Londres,
répéta :
« Good joke ! »
Elle secoua la tête :
« Est-ce bien sûr, cousin, que ce soit une plaisanterie ?
– Oh ! mademoiselle, pensez donc ! cette résurrection !…
l’élixir !… les diamants cachés !…
– Ça, je ne dis pas, fit Dorothée en souriant, le bonhomme
me paraît un peu détraqué. Toujours est-il que la lettre qu’il
nous adresse est certainement authentique, qu’après deux siècles
nous sommes venus à son rendez-vous, comme il l’avait
prévu, et que, en définitive, nous sommes bien de la même famille.
– Je crois qu’on pourrait s’embrasser de nouveau, mademoiselle…
– Mon Dieu, répliqua Dorothée, si notre aïeul le permet, je
veux bien, moi.
– 193 –
– Mais il nous le permet !
– Allons le lui demander… »
Maître Delarue protesta :
« Vous irez sans moi, mademoiselle, je vous l’assure. Comprenez
bien que je ne vais pas aller voir si Jean-Pierre-Augustin
de La Roche, marquis de Beaugreval, est encore en vie à l’âge de
deux cent soixante-deux ans !
– Mais ce n’est pas si vieux que cela, maître Delarue. Nous
ne devons pas compter les deux cents ans de sommeil. Alors,
quoi, soixante-deux ans, c’est tout à fait normal. Son ami,
M. de Fontenelle, est bien mort à cent ans, comme le lui avait
prédit M. de Beaugreval, et grâce à un élixir de longue vie. »
Marco Dario demanda :
« Enfin, vous n’y croyez pas, mademoiselle ?
– Non. Mais tout de même il doit y avoir quelque chose.
– Quelle autre chose ?
– Nous le saurons tout à l’heure. Pour l’instant, je vous
avoue à ma honte que je voudrais bien auparavant…
– Quoi ? » lui demanda-t-on.
Elle se mit à rire.
« Eh bien, voilà, j’ai faim ! Mais une faim de deux cents
ans, une faim comme doit en éprouver le marquis de Beaugreval.
L’un d’entre vous n’aurait pas… »
– 194 –
Trois des jeunes gens bondirent. L’un courut vers sa moto,
les deux autres vers leurs chevaux. Chacun avait des sacoches
remplies de provisions qu’ils apportèrent et rangèrent sur
l’herbe aux pieds de Dorothée. Le Russe Kourobelef, qui ne possédait
qu’un morceau de pain, poussa devant elle, en guise de
table, une grande pierre plate.
« Oh ! c’est vraiment gentil, dit-elle en battant des mains.
Un déjeuner de famille ! Nous vous invitons, maître Delarue. Et
vous aussi, soldat de Wrangel. »
Le repas fut joyeux, arrosé de bon vin d’Anjou. Ils burent à
la santé du digne gentilhomme qui avait eu l’excellente idée de
les réunir dans son château, et Webster proposa un ban en son
honneur.
Mais, au fond, les diamants, le codicille, la survie du gentilhomme,
sa résurrection, autant de billevesées auxquelles ils
ne pensaient plus. L’aventure se terminait pour eux avec la lecture
de la lettre et avec le repas improvisé. Et combien déjà elle
était extraordinaire !
« Et si amusante ! disait Dorothée qui ne cessait de rire. Je
vous assure que je ne me suis jamais tant amusée ! Jamais !… »
Ses quatre cousins, comme elle les appelait, s’empressaient
autour d’elle, attentifs à ses moindres gestes, riant et s’étonnant
de ses paroles. Du premier coup, ils la connaissaient et elle les
connaissait, sans qu’ils eussent tous les cinq à passer par les
phases habituelles des relations entre gens qui ne se sont jamais
vus. Elle était pour eux la grâce, la beauté, l’esprit, la fraîcheur.
Elle représentait le pays charmant d’où jadis leurs ancêtres
étaient partis, et ils la retrouvaient à la fois comme une soeur
dont on est fier, et comme une femme que l’on voudrait conquérir.
– 195 –
Rivaux déjà, ils tâchaient de se faire valoir les uns aux dépens
des autres.
Errington, Webster et Dario organisèrent des luttes, des
tours de force, des jeux d’équilibre, des courses. Comme récompense,
ils n’en demandaient qu’une à Dorothée, reine du tournoi,
c’était d’être regardés par elle, par ces beaux yeux dont ils
subissaient la séduction profonde et qui leur semblaient soudain
les plus beaux yeux qu’ils eussent jamais vus.
Mais le vainqueur du tournoi, ce fut Dorothée. Dès qu’elle y
prit part, les autres n’eurent plus qu’à s’asseoir, à regarder et à
s’émerveiller.
Un pan de mur, dont le faîte était mince et presque coupant,
lui servit de corde raide. Elle escalada des arbres d’où elle
se laissait tomber de branche en branche. Sautant sur le grand
cheval de Dario, elle exigea de lui des pas de haute école. Puis,
saisissant la bride du poney, elle fit de la voltige sur les deux
chevaux, à califourchon, couchée ou debout.
Et tout cela décemment, avec une grâce où il y avait de la
pudeur, de la réserve, et nulle coquetterie. Les jeunes gens montraient
de l’enthousiasme et de la stupeur. L’acrobate les ravissait.
Mais la jeune fille leur imposait un respect dont aucun
d’eux n’eût songé à se départir. Qu’était-elle ? Ils l’appelaient
princesse en riant, mais leur rire avait de la déférence. En réalité,
ils ne comprenaient pas.
Ce n’est qu’à trois heures de l’après-midi qu’on résolut
d’entreprendre la fin de l’expédition. Ils y allèrent tous comme à
une partie de plaisir. Maître Delarue, à qui le petit vin d’Anjou
montait un peu à la tête, sa cravate dénouée, son chapeau haut
de forme en arrière, enfourcha son âne et ouvrit la marche en
chantant des couplets sur la résurrection du marquis Lazare.
– 196 –
Dario, de Gênes, imitait un accompagnement de mandoline.
Errington et Webster tenaient au-dessus de la tête de Dorothée,
pour la garantir du soleil, une ombrelle faite de fougères et de
fleurs sauvages.
On contourna le monticule que formaient, derrière
l’horloge, les débris de l’ancien château, et l’on suivit une belle
avenue d’arbres centenaires qui aboutissaient à un rond-point,
au milieu duquel se dressait un chêne magnifique.
Maître Delarue annonça, d’un ton de cicérone :
« Voici les arbres que planta le père de M. de Beaugreval.
Vous remarquerez leur vigueur. Arbres vénérables s’il en fut !
Voici le chêne-roi. Des générations entières s’y sont abritées.
Chapeau bas, messieurs ! »
Puis ils atteignirent les pentes broussailleuses d’une petite
colline au sommet de laquelle, après un talus circulaire qui représentait
les vestiges d’une enceinte intérieure, se dressait la
carcasse d’une tour de forme ovale.
« La tour Cocquesin, débita maître Delarue, de plus en plus
exubérant. Ruines vénérables s’il en fut ! Restes du donjon féodal
! C’est là que nous attend le marquis-au-Bois-Dormant, seigneur
de Beaugreval, que nous allons ressusciter avec un doigt
d’élixir mousseux ! »
Le ciel bleu apparaissait à travers les fenêtres vides. Des
pans de murs entiers s’étaient écroulés. Cependant toute une
partie à droite semblait intacte, et, s’il y avait réellement un escalier
et une habitation quelconque, comme le prétendait le
marquis, ce ne pouvait être que dans cette partie.
Maintenant s’ouvrait devant eux l’arche contre laquelle se
rabattait autrefois le pont-levis. Les abords en étaient encom–
197 –
brés d’un tel amoncellement de ronces et d’arbustes entrelacés
qu’il leur fallut un long temps avant d’atteindre la voûte où se
trouvaient les pierres indiquées par le marquis de Beaugreval.
Là, nouvel obstacle et nouvel effort pour se frayer un double
chemin vers les deux parois.
« Nous y sommes, dit enfin Dorothée, qui avait dirigé les
travaux, et nous pouvons être sûrs que personne ne nous a précédés.
»
Avant de commencer l’opération prescrite, ils allèrent jusqu’à
l’extrémité de la voûte. Elle s’ouvrait sur la nef immense
que formait l’intérieur du donjon, vidé de ses étages, sans autre
toit que le ciel. On voyait quatre creux de cheminées qui se superposaient
sous des manteaux de pierres sculptées, où des
plantes sauvages habitaient.
En bas, on eût dit l’arène ovale d’un cirque romain, avec
une série de petites salles, voûtées par en dessus, dont on apercevait
les orifices béants, et que des couloirs étroits séparaient
en groupes distincts.
« Les visiteurs qui se risquent à La Roche-Périac peuvent
entrer de ce côté, observa Dorothée. Les noces des environs doivent
y venir à l’occasion. Tenez, il y a des papiers gras sur le sol
et des boîtes de sardines.
– Ce qui est curieux, dit Webster, c’est que la voûte du
pont-levis n’ait pas été déblayée.
– Par qui ? Croyez-vous que les promeneurs vont perdre
leur temps à faire ce que nous avons fait, alors qu’il y a, en face,
des issues naturelles ?… »
– 198 –
Ils ne semblaient guère pressés de se remettre à l’ouvrage
et de vérifier les assertions du marquis, et ce fut plutôt par acquit
de conscience, et pour avoir le droit de se dire, sans arrièrepensée
« L’aventure est finie » qu’ils s’attaquèrent aux parois de
la voûte.
Dorothée, aussi sceptique que les autres, reprit le commandement
avec nonchalance.
« Allons-y, cousins. Vous n’êtes pas venus d’Amérique et de
Russie pour vous croiser les bras. Nous devons à notre ancêtre
la preuve de notre bonne volonté, et gagner le droit de jeter nos
médailles d’or au fond de nos tiroirs. Dario, de Gênes, Errington,
de Londres, veuillez respectivement pousser, chacun de
votre côté, la troisième pierre en hauteur… oui, ces deux-ci,
puisque voici la rainure où glissait l’ancienne herse… »
Les pierres se trouvaient assez haut, de sorte que l’Italien et
l’Anglais ne les atteignirent qu’en levant les bras. Conseillés par
Dorothée, ils grimpèrent sur les épaules de leurs camarades
Webster et Kourobelef.
« Êtes-vous prêts ?
– Nous sommes prêts, répondirent Errington et Dario.
– Alors, poussez doucement, et d’une façon continue. Et
surtout, ayez la foi ! Maître Delarue n’a pas la foi. Aussi je ne lui
demande rien. »
Les deux jeunes gens avaient appliqué leurs mains sur les
deux pierres et pesaient fortement.
Dorothée plaisantait :
– 199 –
« Allons, un peu de nerf, s’il vous plaît, messieurs ! Les affirmations
du marquis sont paroles d’évangile. Il a écrit que la
pierre de droite basculerait. Que la pierre de droite bascule !
– La mienne remue, dit l’Anglais, à gauche.
– La mienne également, déclara l’Italien, à droite.
– Pas possible ? s’écria Dorothée, incrédule.
– Mais oui, mais oui, affirma l’Anglais, celle de dessus aussi,
et elles s’enfoncent toutes deux par le haut. »
Il n’avait pas achevé ces mots que les deux pierres, formant
bloc, basculèrent à l’intérieur, et découvrirent un palier où, dans
l’ombre, on apercevait quelques marches.
L’Anglais jeta un cri de triomphe.
« Ce brave gentleman n’a pas menti. Voilà l’escalier. »
Ils demeurèrent un moment interdits. Non pas que
l’événement fût bien extraordinaire, mais il apportait une première
confirmation à ce qu’avait annoncé le marquis de Beaugreval,
et ils se demandaient malgré eux si les autres prédictions
ne se réaliseraient pas avec la même exactitude.
« Au cas où il y aurait vraiment cent trente-deux marches,
dit Errington, je me déclare convaincu.
– Quoi ! fit maître Delarue, qui semblait, lui aussi, fort impressionné,
vous oseriez prétendre que le marquis…
– Que le marquis nous attend, comme un monsieur averti
de notre visite.
– 200 –
– Vous déraisonnez, bougonna le notaire. N’est-ce pas,
mademoiselle ? »
Les jeunes gens le hissèrent sur le palier. Dorothée les rejoignit.
Deux lampes de poche remplacèrent les torches prévues
par M. de Beaugreval, et l’on se mit à escalader les très hautes
marches, qui tournaient sur elles-mêmes dans un espace très
restreint.
« Quinze… seize… dix-sept… » comptait Dario.
Pour se donner du coeur, maître Delarue chantait les couplets
de La tour prends garde. Mais, à la trentième marche, il
dut se reposer.
« L’ascension est rude, n’est-ce pas ? dit la jeune fille.
– Oui, oui… mais c’est surtout l’idée que nous rendons visite
à un mort. Ça me coupe les jambes. »
À la cinquantième marche, un trou dans le mur laissait
passer la lumière. Dorothée s’y glissa et aperçut les bois de La
Roche, mais une corniche avancée ne permettait pas de voir le
pied du donjon.
On continua la montée. Maître Delarue chantonnait, d’une
voix de plus en plus chevrotante qui, à la fin, exhalait plutôt des
gémissements.
Dario comptait :
« Cent… Cent dix… Cent vingt… »
À cent trente-deux, il annonça :
– 201 –
« Un mur barre l’escalier. En cela non plus, notre aïeul n’a
pas menti.
– Il y a bien trois briques incorporées dans la marche ?
demanda Dorothée.
– Elles y sont.
– Et un pic de fer ?
– Le voici.
– Allons, tout est bien conforme au testament, dit-elle en
achevant l’ascension et en examinant les lieux. Nous n’avons
qu’à obéir à cet excellent homme. »
Elle ordonna :
« Webster, démolissez le mur. Ce n’est qu’un panneau de
plâtre. »
Au premier choc, en effet, le mur s’écroula, démasquant
une petite porte trapue.
« Crebleu, marmotta le notaire qui n’essayait plus de masquer
son inquiétude, le programme s’exécute point par point.
– Ah ! ah ! fit Dorothée malicieusement, vous devenez
moins sceptique, maître Delarue. Pour un peu, vous affirmeriez
que la porte va s’ouvrir.
– Je l’affirme. Ce vieux fou était un mécanicien habile et un
metteur en scène de premier ordre.
– Vous parlez de lui comme s’il était mort », remarqua Dorothée.
– 202 –
Le notaire lui saisit le bras.
« Évidemment. Car enfin, quoi, je veux bien admettre qu’il
est là, mais pas vivant ! non, pas vivant ! »
Elle posa son pied sur l’une des briques. Errington et Dario
pressèrent les deux autres. La porte eut un soubresaut violent,
puis s’ébranla et glissa sur ses gonds.
« Santa Madonna ! chuchota Dario. Nous sommes en plein
miracle. Va-t-on voir Satan ?… »
À la lueur des lampes, ils discernaient une chambre assez
vaste, sans fenêtre, au plafond cintré. Aucun ornement sur les
murs de pierre. Aucun meuble. Mais, à gauche, on devinait une
autre pièce plus basse, qui constituait une sorte d’alcôve, et cette
alcôve était cachée par une tapisserie clouée grossièrement sur
une poutre.
Les cinq hommes et Dorothée ne bougeaient pas, silencieux,
immobiles. Maître Delarue, très pâle, ne semblait pas à
l’aise. Étaient-ce les fumées du vin ? Ou l’angoisse du mystère ?
Personne ne souriait plus. Dorothée ne pouvait détacher
son regard de la tapisserie. Ainsi l’aventure ne s’arrêtait ni à la
rencontre prodigieuse des héritiers du marquis, ni à la lecture
de ses volontés fantastiques. Elle allait jusqu’au creux de la
vieille tour où nul n’avait pénétré, et jusqu’au seuil même de la
retraite inviolable où le marquis avait bu le breuvage qui endort…
ou qui tue. Qu’y avait-il derrière la tapisserie ? Un lit,
sans doute… quelques vêtements qui gardaient peut-être la
forme du corps qu’ils avaient recouvert… et puis, une poignée
de cendres…
– 203 –
Elle tourna la tête vers ses compagnons comme pour leur
dire :
« Est-ce moi qui marcherai la première ? »
Ils restèrent immobiles, indécis et gênés…
Alors, elle avança d’un pas, et ensuite de deux pas.
La tapisserie se trouva bientôt à sa portée. D’une main hésitante
elle en saisit la bordure et la souleva lentement, tandis
que les jeunes gens s’approchaient.
La lueur des lampes fut projetée.
Dans le fond de la pièce, il y avait un lit. Sur ce lit, un
homme couché.
Cette vision était, malgré tout, si inattendue que Dorothée
eut quelques secondes de défaillance, et qu’elle laissa retomber
le rideau.
Ce fut Archibald Webster qui, très troublé, le releva vivement
et marcha vers cet homme endormi, comme s’il eût voulu
le secouer et le réveiller d’un coup. Les autres se précipitèrent.
Archibald, du reste, s’était arrêté près du lit, le bras suspendu, et
il n’osait plus faire un mouvement.
C’était un homme à qui l’on pouvait donner soixante ans,
mais dont l’étrange pâleur, dont la peau entièrement décolorée,
sous laquelle ne courait pas une goutte de sang, avaient quelque
chose qui n’était d’aucun âge. Une face absolument glabre. Aucun
cil, aucun sourcil. Un nez au cartilage transparent, comme
le nez de certains tuberculeux. Point de chair. Une mâchoire,
des os, des pommettes, de vastes paupières rabattues et ridées
– 204 –
composaient toute la figure, entre deux oreilles décollées, et audessous
d’un front énorme que prolongeait un crâne entièrement
nu.
« Le doigt… le doigt… » souffla Dorothée.
Le quatrième doigt de la main gauche manquait, coupé au
ras de la paume, exactement comme l’avait annoncé le testament.
L’homme était revêtu d’un costume de drap marron, avec
gilet de soie noire brodée de vert et culotte courte. Ses bas
étaient en laine fine. Tout cela usé, à demi mangé aux vers. Il
n’avait point de chaussures.
« Il doit être mort », fit l’un des jeunes gens à voix basse.
Pour s’en assurer, il eût fallu se pencher et appliquer
l’oreille contre la poitrine, à l’endroit du coeur. Mais on avait
cette impression bizarre que, au premier contact, cette forme
d’homme tomberait en poussière, et que tout s’évanouirait ainsi
qu’un fantôme.
Et puis, tenter une pareille expérience, n’était-ce point
commettre un sacrilège ? Douter de la mort, et interroger un
cadavre, personne ne l’osait.
La jeune fille frissonna, ses nerfs de femme tendus à
l’excès. Maître Delarue la conjura :
« Allons-nous-en… Allons-nous-en… Cela ne nous regarde
pas… C’est une besogne satanique… »
Mais George Errington eut une idée. Il sortit de sa poche
un petit miroir et le tint devant les lèvres de l’homme.
– 205 –
Au bout d’un instant, la glace se ternit légèrement.
« Oh ! balbutia-t-il… je crois qu’il vit !
– Il vit ! il vit ! » chuchotèrent les jeunes gens avec une agitation
contenue.
Maître Delarue dut s’asseoir sur le bord du lit, tellement
ses jambes tremblaient, et il répétait sans cesse :
« Besogne satanique… nous n’avons pas le droit… »
Ils se regardaient tous avec inquiétude. L’idée que ce mort
vivait – car il était mort ! incontestablement mort ! – l’idée que
ce mort vivait les heurtait comme une chose monstrueuse.
Et cependant, les preuves de son existence ne valaient-elles
pas celles de sa mort ? Ils croyaient à sa mort, parce qu’il était
impossible qu’il fût vivant. Mais pouvaient-ils renier le témoignage
de leurs propres yeux parce que ce témoignage était
contraire à la logique ?
Dorothée prononça :
« Voyez… voyez… sa poitrine se soulève et s’abaisse. Oh ! à
peine… Mais enfin, tout de même, il n’est pas mort. »
On protesta :
« Non… c’est inadmissible… Comment pourrait-on expliquer
un pareil phénomène ?
– Je ne sais pas… je ne sais pas… fit-elle lentement. Ce serait
une sorte de léthargie… de sommeil hypnotique…
– Un sommeil qui durerait deux cents ans ?
– 206 –
– Je ne sais pas… je ne comprends pas…
– Alors ?
– Alors, il faut agir.
– Dans quel sens ?
– Dans le sens du testament. Les prescriptions sont formelles.
Notre devoir est de les exécuter aveuglément et sans réfléchir.
– Comment ?
– Tâchons de le réveiller avec l’élixir dont parle le testament.
– Le voici », fit Marco Dario, en prenant sur un escabeau
un objet emmailloté d’étoffe d’où il tira une petite fiole de forme
vieillotte, lourde, en cristal, avec un ventre rond et un long col
que terminait un gros bouchon de cire.
Il la tendit à Dorothée, qui, d’un coup sec sur le bord de
l’escabeau, cassa le col.
« Quelqu’un de vous a-t-il un couteau ? demanda-t-elle.
Merci, Webster. Ouvrez-en la lame et introduisez la pointe entre
les dents, ainsi qu’il est dit sur la lettre. »
Ils agissaient comme ferait un docteur en face d’un malade
qu’il ne sait pas soigner, et qu’il traite cependant sans la moindre
hésitation, selon l’ordre formel de la première ordonnance
venue. On verrait bien ce qui se passerait. L’essentiel était
d’obéir aux instructions.
– 207 –
Archibald Webster eut de la peine à remplir sa tâche. Les
lèvres se contractaient, et les dents supérieures, noires et gâtées
pour la plupart, s’appliquaient aux dents inférieures avec une
telle force que la pointe du couteau n’arrivait pas à se frayer un
passage. Il fallut l’introduire de bas en haut, puis lever le manche
pour desserrer les deux mâchoires.
« Ne bougez plus », commanda la jeune fille.
Elle se courba. Sa main droite, qui tenait le flacon, l’inclina
légèrement. Quelques gouttes d’un liquide qui avait la couleur et
l’odeur de la chartreuse verte tombèrent entre les lèvres, puis un
mince filet coula du flacon, qui, bientôt, fut vide.
« C’est fini », dit Dorothée, en se relevant.
Elle essaya de sourire, en regardant ses compagnons, mais
tous avaient les yeux fixés sur l’homme.
Elle murmura :
« Attendons. L’effet ne peut pas être immédiat. »
Et tout en disant ces mots, Dorothée pensait :
« Alors quoi, j’admets réellement qu’il peut y avoir un effet,
et que cet homme va sortir de son sommeil ? ou plutôt de la
mort… car un tel sommeil n’est autre chose que la mort… Non,
en vérité, nous sommes victimes d’une hallucination collective…
Non, le miroir ne s’est pas terni, le coeur ne bat pas… Non, mille
fois non, on ne ressuscite pas !
– Voilà trois minutes », dit Marco Dario.
Et, sa montre à la main, il compta. Cinq autres minutes
passèrent, puis cinq autres.
– 208 –
Attente vraiment incompréhensible de la part de ces six
personnes, et qui ne pouvait trouver d’explication que dans la
précision mathématique avec laquelle s’étaient produits tous les
événements annoncés par le marquis de Beaugreval. Il y avait là
toute une série de faits qui semblaient autant de miracles, et qui
obligeaient les témoins de ces faits à patienter tout au moins
jusqu’à l’instant fixé pour le miracle suprême.
« Quinze minutes », prononça l’Italien.
Quelques secondes encore s’écoulèrent, et soudain ils tressaillirent.
Une même exclamation sourde leur échappa. Les
paupières du cadavre avaient remué.
Le phénomène se répéta aussitôt, et si net, si visible, qu’il
leur fut impossible de douter. C’était la palpitation de deux yeux
qui veulent s’ouvrir.
En même temps les bras bougèrent. Un frisson agita les
mains.
« Oh ! balbutia le notaire éperdu, il vit… il vit… »

 
 

 

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ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
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Chapitre XIII

Lazare


Dorothée regardait, attachée à ses moindres gestes.
Comme elle, les jeunes gens demeuraient impassibles, la figure
crispée. Cependant l’Italien ébaucha un signe de croix.
« Il vit ! reprit maître Delarue. Le voilà qui nous regarde. »
Étrange regard, qui ne bougeait pas et qui ne cherchait pas
à voir. Regard de nouveau-né que n’animait aucune pensée. Vague,
inconscient, il fuyait la clarté des lampes et semblait prêt à
s’éteindre dans un nouveau sommeil.
En revanche, la vie passait sur tout le corps, comme si le
sang reprenait son cours normal sous l’effort d’un coeur qui recommençait
à battre. Les bras et les mains eurent des mouvements
logiques. Puis, soudain, les jambes glissèrent au bas du
lit. Le buste se dressa. Après plusieurs tentatives, l’homme s’assit.
Ils le virent alors de face, et, comme un des jeunes gens
avait levé sa lampe pour qu’il n’en fût pas frappé en plein visage,
cette lampe éclaira au-dessus du lit, contre le mur de l’alcôve, le
portrait dont la lettre du marquis faisait mention.
Ils purent alors constater que c’était bien le portrait de
l’homme. Même front énorme, mêmes yeux cachés au fond des
orbites, mêmes pommettes saillantes, même mâchoire osseuse,
mêmes oreilles décollées. Mais l’homme, contrairement aux
– 210 –
prévisions de la lettre, avait fortement vieilli et considérablement
maigri, le portrait représentait un seigneur d’assez bonne
mine et suffisamment en point.
Deux fois, il tenta de se mettre debout sans y réussir : il
était trop faible, ses jambes refusèrent de le porter. Il semblait
également très oppressé et respirait avec peine, soit qu’il en eût
perdu l’habitude, soit qu’il manquât d’air. Dorothée, avisant
deux planches collées au mur, les montra du doigt à Webster et
à Dario, et leur fit signe de les arracher. Cela fut facile, car elles
ne tenaient que par des pointes, et ils découvrirent une petite
fenêtre ronde, un oeil-de-boeuf plutôt, dont le diamètre
n’excédait certes point trente ou trente-cinq centimètres.
Une bouffée d’air frais pénétra dans la pièce. L’homme en
fut baigné, et, bien qu’il ne parût avoir conscience de rien, il se
tourna de ce côté en ouvrant la bouche et en respirant à pleins
poumons.
Tous ces menus incidents se déroulèrent avec beaucoup de
lenteur. Ceux qui en étaient les témoins stupéfaits avaient
l’impression d’assister aux phases mystérieuses d’une résurrection
qu’il leur était cependant impossible de considérer comme
définitive. Chaque minute gagnée par ce mort vivant leur semblait
un nouveau miracle qui dépassait leur imagination, et ils
espéraient l’événement inéluctable qui remettrait les choses en
leur place naturelle, et qui serait, pour ainsi dire, la désarticulation
et l’écroulement de cet inconcevable automate.
Dorothée frappa du pied avec impatience, comme si elle se
révoltait contre elle-même et qu’elle eût voulu secouer sa torpeur.
Elle se détourna de la vision qui la fascinait, et sa figure
marqua un tel effort de réflexion que ses compagnons, eux aussi,
détachèrent leurs regards de l’homme. Les yeux de Dorothée
– 211 –
cherchaient. Leurs prunelles bleues devenaient d’un bleu plus
sombre. Ils semblaient voir au-delà de ce que voient des yeux
ordinaires et poursuivre la vérité dans des régions plus lointaines.
Au bout d’une minute ou deux, elle murmura :
« Essayons. »
Et elle revint vers le lit, résolument. Après tout, il y avait un
phénomène évident, certain, dont on ne pouvait pas ne pas tenir
compte : cet homme vivait. Il fallait donc agir avec lui comme
avec un être vivant, qui a des oreilles pour entendre et une bouche
pour parler, et qui se distingue des choses qui l’entourent
par une existence personnelle. Cet homme avait un nom. Toutes
les circonstances indiquaient péremptoirement que sa présence
en cette chambre close était le résultat, non pas d’un miracle –
hypothèse que l’on ne doit examiner qu’en dernier ressort –
mais d’une expérience réussie, – hypothèse que l’on n’a pas le
droit d’écarter a priori, si extraordinaire qu’elle puisse paraître.
Alors, pourquoi ne pas le questionner ?
Elle s’assit à ses côtés, prit ses mains qui étaient froides et
moites, et lui dit gravement :
« Nous sommes accourus à votre appel… Nous sommes
ceux à qui la pièce d’or… »
Elle s’arrêta. Les mots ne venaient pas facilement à ses lèvres.
Ils lui paraissaient absurdes et enfantins, et elle avait la
certitude qu’ils devaient paraître tels à ceux qui les entendaient.
Elle dut faire un effort pour reprendre :
– 212 –
« Dans nos familles, la pièce d’or a passé de main en main,
jusqu’à nous… Voilà deux siècles que la tradition se forme, et
que votre volonté… »
Mais elle était incapable de continuer en ces termes pompeux.
Une autre voix murmurait en elle :
« Dieu, que c’est idiot, tout ce que je dis ! »
Cependant la main de l’homme se réchauffait au contact de
la sienne. Il avait presque l’air d’entendre le bruit des paroles et
de comprendre qu’elles s’adressaient à lui. Et ainsi, renonçant à
faire des phrases, Dorothée fut amenée à lui dire simplement,
comme à un pauvre homme que sa résurrection ne mettait pas à
l’abri des exigences humaines :
« Avez-vous faim ?… Voulez-vous mangez ?… boire ?… Répondez…
Qu’est-ce qui peut vous être agréable ?… Mes amis et
moi nous tâcherons… »
Le vieillard, éclairé bien en face, la bouche ouverte, la lèvre
pendante, gardait un visage morne et stupide que n’animait aucune
expression, aucune convoitise.
Sans se retourner, Dorothée appela le notaire et lui dit :
« Maître Delarue, ne pensez-vous pas que nous devrions lui
offrir la seconde enveloppe, celle du codicille. Sa conscience se
réveillerait peut-être à la vue de ce papier, qui d’ailleurs lui appartient,
et que nous devons lui rendre selon les termes de la
lettre. »
Maître Delarue fut de cet avis et passa l’enveloppe à Dorothée,
qui la tendit au vieillard en disant :
– 213 –
« Voici les indications que vous avez écrites vous-même
pour retrouver les diamants. Nul ne connaît ces indications. Les
voici. »
Elle avança la main. Il fut manifeste que le vieillard essayait
de répondre par un mouvement analogue.
Elle accentua son geste, il baissa les yeux vers l’enveloppe,
et ses doigts s’ouvrirent pour la recevoir.
« Vous comprenez bien, n’est-ce pas ? dit-elle. Vous allez
décacheter cette enveloppe ! Elle contient le secret des diamants.
C’est d’une importance considérable pour vous. Le secret
des diamants… Toute une fortune. »
Une fois encore elle s’interrompit brusquement, comme
frappée par une réflexion subite et par une remarque imprévue.
Webster lui dit :
« Certes, il comprend. Quand il ouvrira le papier et qu’il le
lira, tout le passé revivra dans sa mémoire. Nous pouvons le lui
donner. »
George Errington appuya :
« Oui, mademoiselle, nous pouvons le lui donner. C’est un
secret qui lui appartient. »
Cependant Dorothée n’exécutait pas l’acte annoncé. Elle
regardait le vieillard avec une attention extrême. Ensuite elle
prit une lampe, se recula, se rapprocha, examina la main mutilée,
et puis soudain partit d’un éclat de rire fou, qui jaillit avec la
violence d’un rire trop longtemps retenu.
– 214 –
Courbée en deux, les bras serrés sur la poitrine, elle riait
jusqu’à la souffrance. Sa jolie tête secouait par saccades ses cheveux
aux boucles légères. Et c’était un rire si charmant, si jeune,
d’une gaîté tellement irrésistible, que les jeunes gens éclatèrent
à leur tour, tandis que maître Delarue, par contre, s’irritant
d’une hilarité qui lui semblait déplacée en pareille circonstance,
protestait d’une voix vexée :
« Vraiment, je m’étonne… Il n’y a rien de plaisant dans tout
cela… Nous sommes en présence d’un événement extraordinaire…
»
Son air pincé redoubla les rires de Dorothée qui balbutia :
« Oui… extraordinaire… Un miracle !… Ah ! mon Dieu, que
c’est drôle ! et comme c’est bon de s’abandonner !… Il y a assez
longtemps que je me retenais… Oui, évidemment, j’étais sérieuse…
inquiète… Mais tout de même ce que j’avais envie de
rire !… Tout cela est si drôle !… »
Le notaire marmotta :
« Je ne vois pas ce qu’il y a de si drôle !… Le marquis ! »
La joie de Dorothée ne connut plus de bornes. Elle répéta
en se tordant les mains et les larmes aux yeux :
« Le marquis !… L’ami de Fontenelle !… Le marquis ressuscité
!… Lazarre de Beaugreval ! Mais vous n’avez donc pas
vu ?…
– J’ai vu le miroir se ternir… les yeux qui s’ouvraient.
– Oui, oui, d’accord. Mais le reste ?…
– Quel reste ?
– 215 –
– Dans sa bouche ?
– Approchez-vous.
– Qu’y a-t-il ?
– Il y a…
– Enfin quoi, parlez.
– Une fausse dent ! »
Maître Delarue répéta lentement :
« Il a une fausse dent ?…
– Oui, une molaire… une molaire tout en or !
– Eh bien, et après ? »
Dorothée ne répondit pas sur-le-champ. Elle laissait tout
loisir à maître Delarue pour reprendre ses esprits et pour apercevoir
de lui-même toute la valeur de cette découverte.
Il redit d’une voix moins assurée :
« Eh bien ?
– Eh bien, voilà, dit-elle, tout essoufflée… voilà… Je me
demande avec angoisse… si on aurifiait sous Louis XIV et sous
Louis XV… Parce que vous comprenez… si le marquis n’a pu se
faire aurifier avant sa mort… c’est qu’il aura fait venir un dentiste
ici… dans cette tour… durant sa mort… c’est-à-dire qu’il
aura su par les journaux, ou autrement, qu’on pouvait mettre
– 216 –
une fausse dent à la place de la dent mauvaise dont il souffrait
depuis Louis XIV… »
Dorothée avait fini par réprimer cette gaîté intempestive
qui choquait si fort maître Delarue. Elle souriait simplement,
mais de quel air narquois et amusé ! Naturellement, les quatre
étrangers, pressés autour d’elle, souriaient aussi, du même air
de gens qui se divertissent au-delà de toute expression.
Sur son lit, l’homme toujours impassible et stupide continuait
ses exercices de respiration.
Le notaire attira ses compagnons de façon à former un
groupe qui tournait le dos au lit, et il murmura :
« Alors… alors… selon vous, mademoiselle, ce serait une
mystification ?
– J’en ai peur, déclara-t-elle, en hochant la tête comiquement.
– Mais le marquis ?…
– Le marquis n’a rien à voir dans l’affaire, dit-elle.
L’aventure du marquis se termine le 12 juillet 1721, jour où il a
avalé une drogue qui a mis bel et bien un point final à sa brillante
existence. Tout ce qui est resté du marquis, malgré ses espoirs
de résurrection, c’est : 1° Une pincée de cendres, mélangée
à la poussière de cette pièce ; 2° La lettre authentique et
curieuse que maître Delarue nous a lue ; 3° Un lot de diamants
énormes cachés quelque part ; 4° Les vêtements qui l’habillaient
à l’heure suprême où il fut enfermé volontairement dans son
tombeau, c’est-à-dire ici, dans cette pièce.
– Et ces vêtements ?
– 217 –
– Notre homme s’en est affublé… à moins qu’il n’en ait
acheté d’autres, ceux du marquis devant être en fort mauvais
état.
– Mais comment a-t-il pu pénétrer ici ? Cette fenêtre est
trop étroite, et d’ailleurs, inaccessible. Alors comment ?…
– Sans doute par le même chemin que nous.
– Impossible ! Pensez à tous les obstacles, aux difficultés, à
la muraille de ronces qui encombraient la route…
– Sommes-nous sûrs que cette muraille n’était pas déjà
percée, à un autre endroit, que la cloison de plâtre n’avait pas
été démolie et reconstruite, et que la porte de cette pièce n’avait
pas été découverte avant nous ?
– Mais il aurait fallu que cet homme connût la combinaison
secrète du marquis, la manoeuvre des deux pierres, etc.
– Pourquoi pas ? Le marquis a peut-être laissé une copie de
sa lettre… ou bien le brouillon. Mais non… tenez… mieux que
cela ! La vérité, nous la connaissons par M. de Beaugreval ! Il
l’avait prévue puisqu’il fait allusion à une défaillance toujours
possible de son vieux serviteur, Geoffroy, et qu’il envisage le cas
où le brave homme écrirait une relation des événements. Cette
relation, le brave homme l’a écrite, et de proche en proche, elle
est parvenue jusqu’à nos jours.
– Simple supposition.
– Supposition plus que vraisemblable, maître Delarue,
puisque, en dehors de nous, en dehors de ces quatre jeunes gens
et de moi, il y a d’autres personnes, d’autres familles chez lesquelles
l’histoire Beaugreval, ou une partie de l’histoire Beaugreval,
s’est perpétuée et puisque, depuis plusieurs mois, je
– 218 –
combats pour la possession de l’indispensable médaille d’or dérobée
à mon père. »
Les paroles de Dorothée produisirent une grande impression.
Elle précisa :
« La famille de Chagny-Roborey dans l’Orne, la famille
d’Argonne dans les Ardennes, la famille Davernoie en Vendée,
autant de foyers où la tradition a été entretenue. Et autour de
cela, drames, vols, assassinats, folie, tout un bouillonnement de
passions et de violences.
– Cependant, observa Errington, il n’y a ici que nous. Que
font-ils, les autres ?
– Ils attendent. Ils attendent une date qu’ils ignorent. Ils
attendent la médaille. J’ai vu devant l’église de La Roche-Périac
un chemineau et une ouvrière qui attendent le miracle. J’ai vu
deux pauvres déments qui sont venus au rendez-vous et qui attendent
au bord de l’eau. Et, il y a huit jours, j’ai livré à la justice
un bandit dangereux du nom de d’Estreicher, apparenté de loin
à ma famille, lequel avait tué pour s’emparer de la pièce d’or.
Me croirez-vous maintenant si je vous dis que nous avons affaire
à un imposteur ? »
Dario objecta :
« Alors l’homme qui est ici serait venu pour jouer le rôle
même que le marquis espérait tenir deux cents ans après sa
mort ?
– Certes.
– Dans quel but ?
– Les diamants, vous dis-je, les diamants !
– 219 –
– Mais, puisqu’il en connaissait l’existence, il n’avait qu’à
les chercher et à se les approprier.
– Il aura cherché, croyez-le, et sans relâche, mais en vain !
Nouvelle preuve que cet homme ne connaissait que la relation
de Geoffroy, puisque Geoffroy n’avait pas été mis par son maître
au courant de la cachette. Et c’est pour connaître cette cachette,
pour assister à la réunion des descendants Beaugreval, qu’il
joue, aujourd’hui 12 juillet 1921, et après des mois et des années
de préparation, le rôle du marquis.
– Rôle dangereux ! Rôle impossible !
– Possible au moins quelques heures, ce qui suffisait. Que
dis-je, quelques heures… Mais songez donc que, après dix minutes,
nous étions tous d’accord pour lui remettre cette seconde
enveloppe qui contient le mot de l’énigme, et qui était très probablement
le but même de son entreprise. Il devait savoir l’existence
d’un codicille, d’un document d’explication. Mais où le
trouver, ce document ? Plus de tabellion Barbier ! Plus de successeurs
! Où le trouver ? Mais ici, à la réunion du 12 juillet !
Logiquement le codicille devait y être apporté ! Logiquement on
le lui remettrait ! Et, de fait, je l’avais dans la main. Je le lui tendais.
Une seconde de plus, il en prenait connaissance. Après
quoi, bonsoir. Le soi-disant marquis de Beaugreval, une fois
possesseur des diamants du marquis de Beaugreval, rentrait
dans le néant, c’est-à-dire se sauvait au plus vite. »
Webster demanda :
« Pourquoi ne l’avez-vous par remise, cette enveloppe ?
Vous avez deviné ?…
– Deviné, non. Mais je me défiais. En la lui offrant, je faisais
surtout une expérience. Quelle charge contre lui, s’il répon–
220 –
dait à mon offre par un geste d’acceptation, inexplicable au bout
de si peu de temps ! Il accepta. Je vis sa main trembler d’impatience.
J’étais fixée. Mais en même temps, le hasard me comblait
; j’aperçus un peu d’or dans sa bouche ! »
Tout cela s’enchaînait de la façon la plus rigoureuse, et Dorothée
montrait le travail des événements, des causes et des effets,
comme on fait voir un ouvrage de tapisserie dont le jeu
compliqué des dessins et des nuances produit l’unité la plus
harmonieuse.
Les quatre jeunes gens étaient confondus et nul d’entre eux
ne mettait en doute la parole de la jeune fille.
Archibald Webster déclara :
« On croirait que vous avez assisté à toute l’aventure.
– Oui, fit Dario, le marquis ressuscité a joué toute la comédie
devant vous.
– Quelle observation et quelle terrible logique ! » dit Errington,
de Londres.
Et Webster ajouta :
« Et quelle intuition ! »
Dorothée ne répondit pas aux éloges par son sourire habituel.
On eût dit que les événements tournaient d’une façon qui
lui était plutôt désagréable, et qui semblait en annoncer d’autres
qu’elle redoutait par avance. Mais lesquels ? Qu’y avait-il à
craindre ?
Dans le silence, maître Delarue s’écria tout à coup :
– 221 –
« Eh bien ! moi, je prétends que vous vous trompez. Je ne
suis pas du tout de votre avis, mademoiselle. »
Maître Delarue était de ces gens qui se cramponnent
d’autant plus à une opinion qu’ils ont refusé longtemps de
l’admettre. La résurrection du marquis lui paraissait soudain un
dogme qu’il devait défendre.
Il répéta :
« Pas du tout de votre avis ! Vous accumulez des hypothèses
sans fondement. Non, cet homme n’est pas un imposteur. Il
y a des preuves en sa faveur que vous négligez.
– Lesquelles ? demanda-t-elle.
– Eh ! son portrait ! Sa ressemblance indiscutable avec le
portrait du marquis de Beaugreval, exécuté par Nicolas de Largillière
!
– Qui vous dit que ce soit le portrait du marquis, et non le
portrait de notre homme lui-même ? C’est une manière très
commode de ressembler à quelqu’un.
– Mais ce vieux cadre ? Cette toile qui date d’autrefois ?
– Admettons que le cadre soit resté. Admettons que la
toile, au lieu d’avoir été changée, ait été simplement maquillée,
de façon à représenter le faux marquis ici présent.
– Et le doigt coupé ? s’exclama maître Delarue triomphant.
– Un doigt, ça se coupe. »
Le notaire s’emporta :
– 222 –
« Ah ! ça, non, mille fois non ! Quel que soit l’appât du bénéfice,
on ne se mutile pas ainsi. Non, non, votre système ne
tient pas debout. Alors quoi, vous vous représentez ce bonhomme-
là en train de se couper le doigt ! ce bonhomme-là, avec
sa figure morne, son air abruti ! Mais il en est incapable ! C’est
un faible, un lâche… »
L’argument frappa Dorothée. Il éclairait justement la situation
à son endroit le plus ténébreux, et elle en tira justement les
conclusions qu’il comportait.
« Vous avez raison, déclara-t-elle. Un homme comme lui
est incapable de se mutiler.
– En ce cas ?
– En ce cas, c’est un autre qui s’est chargé de cette besogne
sinistre.
– Un autre qui lui aurait coupé le doigt ? Un complice ?
– Plus qu’un complice, un chef. Le cerveau qui a combiné
cette affaire, ce n’est pas le sien. Le metteur en scène de
l’aventure, ce n’est pas lui. Lui, il n’est qu’un instrument, quelque
coquin, vulgaire choisi pour son aspect décharné. Celui qui
tient les ficelles demeure invisible, et celui-là est redoutable. »
Le notaire frissonna.
« On dirait que vous le connaissez ? »
Après un moment, elle répliqua d’une voix lente :
« Il se peut que je le connaisse. Si mon instinct ne me
trompe pas, le chef du complot serait cet homme que j’ai livré à
la justice, ce d’Estreicher dont je parlais tout à l’heure. Tandis
– 223 –
qu’il est en prison, ses complices – car ils étaient plusieurs – ont
repris l’oeuvre commencée par lui et tentent de la mener jusqu’au
bout… Oui, oui, ajouta-t-elle, il est permis de croire que
d’Estreicher a tout réglé. Voilà des années qu’il poursuit l’affaire,
et une telle machination est conforme à son esprit de ruse
et de fourberie. Méfions-nous de lui. Même en prison, c’est un
adversaire dangereux.
– Dangereux… dangereux… dit le notaire, qui essayait de se
rassurer… Je ne vois vraiment pas ce qui nous menace !
D’ailleurs, l’affaire touche à sa fin. Pour les pierres précieuses,
ouvrons le codicille. Et, en ce qui me concerne, ma tâche est
terminée.
– Il ne s’agit pas de savoir si votre tâche est terminée, maître
Delarue, reprit Dorothée, de sa même voix songeuse. Il s’agit
d’échapper à un péril que je ne distingue pas, mais que tout
laisse prévoir, et que j’entrevois de plus en plus nettement. D’où
vient-il ? Je ne sais pas. Mais il existe.
– C’est terrible, gémit maître Delarue. Comment se défendre
? Que faire ?
– Que faire ? »
Elle se tourna vers la petite pièce qui servait d’alcôve.
L’homme ne bougeait plus, le buste et la tête noyés dans
l’ombre.
« Interrogeons-le. Vous comprenez bien que le comparse
n’est pas venu là tout seul. On lui a confié ce poste, mais les autres
veillent, les agents de d’Estreicher. Ils attendent, dans la
coulisse, le résultat de la comédie. Ils nous épient. Ils nous
écoutent peut-être… Interrogeons-le. Il va nous dire les mesures
prises contre nous en cas d’échec.
– 224 –
– Il ne parlera pas…
– Mais si… Mais si… Il est entre nos mains, et il a tout intérêt
à se faire pardonner son rôle. C’est un de ces êtres qui sont
toujours avec les plus forts… Regardez-le. »
L’homme ne sortait pas de son immobilité. Aucun geste.
Pourtant sa position ne semblait pas naturelle. Assis comme il
l’était, à demi courbé, il eût dû perdre l’équilibre.
« Errington… Webster… commanda Dorothée… éclairezle.
»
D’un coup, les deux lampes électriques projetèrent leurs
rayons.
Quelques instants s’écoulèrent.
« Ah ! » soupira Dorothée qui se rendit compte la première
de la chose effroyable et qui recula.
Tous les six, un étrange spectacle les avait heurtés, inexplicable
d’abord. Le buste et la tête, qu’ils croyaient immobiles,
penchaient un peu en avant, d’un mouvement imperceptible,
mais qui ne s’arrêtait pas. Du fond des orbites, les yeux surgissaient
tout ronds, des yeux d’épouvante, qui s’allumaient,
comme des escarboucles, aux feux concentriques des deux lampes.
La bouche se convulsait comme pour un cri qui ne s’exhalait
point. Puis la tête s’affaissa sur la poitrine, entraînant le
buste.
On vit, durant quelques secondes, le manche d’ébène d’un
poignard dont la lame à demi plongée dans l’épaule droite, au
bas du cou, ruisselait de sang. Et enfin tout le corps s’écroula
– 225 –
sur lui-même. Lentement, comme une bête blessée, l’homme
s’agenouilla sur les dalles et, soudain, d’un bloc, tomba.

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ princesse.samara   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÅÖÇÝÉ ÑÏ

ãæÇÞÚ ÇáäÔÑ (ÇáãÝÖáÉ)

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