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Gabrielle fut un peu déçue de voir qu’elle n’avait toujours aucune réaction de
Charlie, une semaine après avoir tenté de l’appâter avec son mail. Elle patienta encore un
peu, mais toujours rien. Il ne pouvait y avoir qu’une seule raison à ce silence : une autre
femme.
Le onzième jour, elle réalisa le rite pour séparer les amants. Elle prit une feuille de
papier, y dessina un coeur à l’encre rouge, écrivit « Charlie » en son centre. Elle alluma un
gros cierge pourpre et saupoudra la flamme d’encens réduit en poudre. Elle récita la
première incantation :
« Lilith
Toi qui règnes sur la passion et la concupiscence,
Pose ton regard sur moi.
Je désire cette personne,
Je la veux à tout prix,
Je veux en faire mon esclave soumis.
Accorde-moi cette faveur,
Par mon sang, je me lie.
Je la désire avec chaque battement de mon coeur,
Avec chaque souffle que je prends. »
Puis, elle s’entailla le pouce avec le couteau et fit tomber quelques gouttes de son
sang sur le coeur dessiné. Elle mit la feuille de papier au-dessus de la flamme de la bougie.
Elle répéta trois fois :
«
Par le pouvoir du sang et du feu, la magie s'active.
Ressens l'attraction que j'exerce sur toi.
Tu n'as d'autre recours que de venir vers moi.
J'en appelle aux esprits de la discorde
Afin qu'ils s'unissent sous la flamme qui brille. »

Le papier s’enflamma. Elle le posa sur une coupelle en terre cuite et fit tomber dessus
des pétales de roses. Pendant que le papier et les pétales se consumaient, elle dit :
«
Bats pour moi, coeur mortel,
Désire-moi de toute ton âme,
Rêve de moi lorsque la nuit descend,
Viens vers moi, je t'attends.
Que rien ne te retienne, ni voeux ni amour.
Tu m'appartiens maintenant.
Ainsi soit-il. »

Elle psalmodia cette dernière incantation jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des
cendres. Au même moment, Salomé eut sa crise d’angoisse et rompit avec Charlie. Hasard,
magie noire, qui peut le dire...
Gabrielle laissa passer la journée, en se disant que si le charme avait été efficace,
Charlie devait être à l’heure présente trop déboussolé pour prêter attention à quoi que ce
soit d’autre que le maelström émotionnel qui venait de lui tomber dessus. Le lendemain,
elle le contacta.
De : Gabrielle
A : Charlie
Objet : Vous souvenez-vous de moi ?
Bonjour,
Je suis l’une des personnes qui ont reçu le mail « Sauvez Amy » il y a une
douzaine de jours et à qui vous aviez envoyé une mise en garde. Je vous avais
alors écrit pour vous connaître un peu mieux mais vous n’avez sans doute pas eu
le temps de me répondre. Seriez-vous un peu plus disponible aujourd’hui ? Je me
sens tellement seule, là où j’habite, et à quoi ça sert d’être sur le réseau et de
croiser des milliers d’autres personnes si on reste en fait chacun enfermé de son
côté ?
J’aimerais vraiment avoir un contact un peu plus profond avec quelqu’un d’aussi
gentil que vous. Je ne suis pas une détraquée, je n’essaie pas de vous monter un
plan tordu, je suis juste quelqu’un qui voudrait partager un peu de chaleur en
correspondant avec des gens qui se rappellent qu’ils sont humains. J’espère que
vous voudrez bien me répondre quelque chose.
Cordialement,
Gabrielle
PS : Je vous joins quelques photos de moi.
Elle était plutôt *******e de la façon dont elle avait dosé son message, à la fois
pudique et entreprenant, romantique et prudent, naïf et conscient. Quant aux photos, elles
étaient tout sauf choisies au hasard : un gros plan de son visage avec un demi-sourire
rêveur particulièrement enjôleur, une vue où elle riait en semblant surprise sur une plage en
maillot, une dernière enfin visiblement en ballade en montagne, le corps légèrement
transpirant, portant un débardeur échancré et des lunettes de soleil. L’image parfaite de la
jeune fille belle et sportive, pleine de vie et équilibrée. Innocente et sulfureuse.
Irrésistiblement érotique.
Charlie contempla longuement les trois photos. Il eut une fugitive impression de déjà
vu en admirant ses traits. Il avait connu des dizaines de très jolies femmes mais Gabrielle
était clairement de celles qui pouvaient prétendre à la plus haute marche du podium. Tess
avait disparu sans un mot depuis deux jours. Il ne savait pas trop si elle était repartie avec
Dave ou si elle avait juste eu besoin de prendre un bol d’air avant de revenir. Quant à
Salomé, elle venait à son tour de le plaquer de façon inexplicable et incompréhensible alors
qu’il avait eu l’impression qu’elle et lui s’investissaient à fond dans leur relation naissante.
Il se sentait en miettes, au trente sixième dessous, paumé, lâché. Pour Tess, il l’avait vu
venir et s’y était plus ou moins préparé mais pour Salomé, le choc avait été maximal.
Pendant ces derniers jours, elle était devenue pour lui comme une drogue dure à laquelle il
était complètement accro.
Malgré sa sensation d’écrasement, il savait comment faire pour supporter la douleur
au plus vite. Il avait déjà connu ce genre de situation auparavant. Il avait même donné un
surnom à sa stratégie de sevrage. Il l’appelait « bétadine et méthadone ». Un traitement
pour ses plaies (un ami à qui parler) et une drogue de substitution (du sexe pur sans
amour).
Gabrielle serait une parfaite méthadone. Il lui répondit. Il fit allusion au fait qu’il
passait par un moment difficile, sans donner de détails.
Sûre qu’elle était de ses pouvoirs, Gabrielle ne fut pas surprise par cet aveu. Elle
n’avait plus qu’à saisir la perche, en profitant à fond de son désarroi. Elle ne lésina ni sur
les signes de sa prétendue passion grandissante dans les mails qui s’enchaînèrent pendant
les deux jours suivants, ni sur les rituels magiques qu’elle pratiquait dans sa chambre pour
achever de faire sombrer le coeur de Charlie sous sa domination. Elle trouva même très
drôle de lui raconter, dans un de ses mots, que certaines de ses aïeules avaient été des
sorcières, histoire d’exciter son imagination. Elle le présenta, bien entendu, de façon
humoristique et détachée.
Quant à la bétadine de Charlie, elle ne pouvait être que Phil Calini, celui qu’il
appelait son âme-frère. Il passa toute la soirée avec lui au téléphone pour vider son coeur.
Phil fut parfait, comme toujours. Il avait une qualité rare chez un homme, celle de savoir
écouter. Quand Charlie raccrocha deux heures plus tard, sa blessure était toujours là mais
elle ne le démangeait quasiment plus, au moins pour un temps. Bétadine.
L’appartement de Charlie était situé à Brixton, en plein quartier jamaïcain au sud de
Londres, aux rues toujours animées d’une foule bigarrée, comme un second Kingston mais
avec des maisons aux murs de briques rouges. En arrivant devant chez lui, il croisa un rasta
au regard halluciné qui traînait toujours par là et qui lui proposa, comme d’habitude, des
herbes vaudoues pour bander, ou pour retrouver un amour perdu, ou pour jeter un sort à un
ennemi, ou pour se défoncer tout simplement. Comme à chaque fois, il déclina poliment
ses offres.
Une fois dans son appartement, il alla vérifier ses mails. Il sourit. Pour la méthadone,
ça se présentait bien aussi.
De : Gabrielle
A : Charlie
Objet : Viens
Je n’en peux plus de t’attendre. Viens demain. Je suis à toi.
Ta sorcière bien-aimée
Il lui répondit aussitôt.
De : Charlie
A : Gabrielle
Objet : J’arrive
Dis-moi juste où je peux te retrouver. Je serai là demain.
Charlie, ensorcelé
Elle lui donna son adresse. C’était à Domérat.
Domérat.
C’est où, ça, Domérat ?
Après une brève recherche sur Google, il eut sa réponse. Un petit patelin dans la
banlieue de Montluçon. Depuis Londres, ça allait être coton comme trajet. Tiens, c’était le
lieu de naissance d’Audrey Tautou, marrant, ça.
Il se brancha sur son site de voyage favori, tapa son itinéraire, vit que finalement ce
n’était pas si compliqué que ça : il y avait plusieurs vols directs quotidiens entre Londres et
Clermont-Ferrand et ensuite, il n’était plus très loin par la route. En quelques clics et un
mail, il acheta ses billets électroniques avec sa carte bleue, les imprima, puis réserva une
voiture de loc à son arrivée à l’aéroport. En partant tôt le lendemain matin, il pouvait être
dans les bras de Gabrielle en début d’après-midi. Et revenir à Londres le jour d’après.
Il envoya ensuite un mail à son chef de service lui expliquant qu’il venait d’avoir un
décès dans la famille et qu’il devait prendre deux jours pour aller en France. Il écrivit un
petit mot sur un post-it pour Tess, lui disant qu’il serait de retour le surlendemain si par
hasard elle repassait par l’appart, même s’il avait déjà fait une croix sur son avenir avec
elle. Puis il se mit au lit, enfin détendu.
Dans sa maison de Domérat, Gabrielle pratiqua un dernier rituel avant d’aller, elle
aussi, se coucher. Elle sacrifia un jeune corbeau qu’elle avait mis en cage, en lui tranchant
la tête d’un coup de hachoir. Pendant qu’il se vidait de son sang dans une coupelle, elle
alluma une chandelle noire et fit brûler du jasmin séché jusqu’à ce que la pièce soit bien
enfumée. Elle inscrivit à nouveau le nom de Charlie sur une feuille de papier, avec une
plume prise au corbeau, trempée dans la coupelle où elle avait recueilli son sang. Elle traça
un cercle de protection au sol, en se servant de la tête sanguinolente du corbeau comme
d’un pinceau. Elle se mit au centre du cercle et s’enduisit le corps d’une huile parfumée, de
façon langoureuse et sensuelle. Elle se mit à déclamer d’une voix grave :
« Lilith, déesse de l'amour et des passions charnelles, écoute ma prière, regarde-moi
et accorde-moi le coeur de Charlie. »
Elle se taillada à nouveau le pouce et fit couler un peu de sang entre ses seins et sur
son ventre.
« Lilith, vois mon corps et mon sang, ils brûlent pour toi et Charlie. Exauce ma
prière, qu’il devienne mien. »
Elle mit du sang sur la feuille de papier et la fit brûler lentement sur la bougie.
« Charlie, que ton coeur batte pour moi, que je sois pour toi une obsession. Tu ne
peux plus échapper à mon amour, tu me veux, je me donne à toi comme tu te donnes à moi,
tu m’appartiens à présent. Qu’il en soit ainsi par ma volonté et celle de Lilith. Qu’il en soit
ainsi par ma volonté et celle de Lilith. Qu’il en soit ainsi par ma volonté et celle de
Lilith. »
Puis, elle lâcha ce qui restait du bout de papier et se caressa jusqu’à l’aube, donnant
en offrande à Lilith son corps luisant d’huile et son plaisir insatiable.
Charlie fit des rêves érotiques toute la nuit et se réveilla à 4 heures du matin avec le
pénis tellement dur qu’il en était presque douloureux. Il alla se masturber sous la douche
pour se soulager, ses forces seraient largement reconstituées d’ici qu’il rejoigne Gabrielle.
La treizième nuit après la connexion promettait d’être chaude.
Bien que ni lui ni elle ne s’en rendent compte, la situation présentait une symétrie qui
ne manquait pas d’ironie. Gabrielle était convaincue qu’elle manipulait Charlie. Charlie
était certain qu’il utilisait Gabrielle. Chacun des deux pensait mener le jeu au détriment de
l’autre. Chacun des deux croyait maîtriser un art secret, la séduction pour Charlie, la magie
pour Gabrielle.
Le vol se passa sans histoire, sauf à l’approche de Clermont où un orage très violent
éclata. L’avion fut ballotté dans tous les sens mais finit par se poser sous des nuages noirs,
fréquemment illuminés par des éclairs immenses. Une fois dans l’aérogare, Charlie se
dirigea vers la zone des loueurs. Derrière le comptoir d’Avis, se tenait une jeune femme
qui le regardait s’approcher avec un large sourire. Avant même qu’il n’ouvre la bouche,
elle lui dit :
« Bonjour, Charlie.
- Euh... Bonjour. Nous nous connaissons ?
- En quelque sorte. Je m’appelle Nora Alhegra. Ca ne vous dit rien ?
- Nora Alhegra... Non, désolé, ça ne me dit rien...
- Mais si ! Rappelez-vous, il y a quelques jours ! Vous m’avez même écrit !
- Moi ? Ecoutez, c’est un peu gênant, je suis certain que c’est la première fois que
je vous vois. Vous êtes vraiment charmante, je m’en souviendrais quand même.
- C’est effectivement la première fois que vous me voyez. Mais nous nous sommes
quand même rencontrés. J’étais l’une des destinataires de « Sauvez Amy » à qui vous avez
envoyé un mot pour que je ne tombe pas dans le panneau.
- Aaaah d’accord ! Ca y est, j’y suis maintenant. Ouf, je commençais à me
demander si j’avais de sérieux problèmes de mémoire. Mais vous, comment savez-vous
que je suis, euh, moi ?
- Ca, c’est simple. Vous êtes notre seul client ce matin. Vous nous avez envoyé
votre résa hier soir par mail. Et moi, je n’avais pas oublié votre nom, je l’ai reconnu tout de
suite ! »
Ils rirent tous les deux.
« Je vous promets que je ne vous oublierai plus jamais, mademoiselle Alhegra !
- Nora. Appelez-moi Nora.
- Bien, Nora. Bonjour, Nora. Je ne vous oublierai plus, Nora.
- Bonjour, Charlie. Et, oh, merci de m’avoir dit que vous me trouviez charmante. Et
aussi que vous ne m’oublieriez plus. Tous les clients que je vois défiler à ce comptoir ne
sont pas aussi gentils.
- Ce n’est rien, je le pense vraiment. Nora, j’ai un petit renseignement à vous
demander. Je dois me rendre dans un trou paumé qui s’appelle, attendez, euh, Domérat.
Pouvez-vous me dire comment m’y...
- Domérat ? Bien sûr que je peux vous indiquer la route. C’est là que je suis née !
- Oups ! Décidément, tout le monde sait où est Domérat sauf moi ! Désolé pour le
trou paumé. A partir de maintenant, je saurai que c’est le centre du monde, promis. En
plus, c’est drôle, je vais justement voir là-bas une autre personne qui a aussi reçu ce
fameux mail.
- Ah bon ? C’est quelqu’un que vous connaissez ?
- Et bien, c’est à dire... Oui et non... C’est un peu...
- Oh, excusez-moi, ça ne me regarde pas. Bon, où vous rendez-vous exactement ? »
Charlie lui montra l’adresse que Gabrielle lui avait donné. Nora lui dit que ça devait
être un peu à l’écart du village, vers le bois qui jouxtait un grand lotissement. Elle ne savait
même pas qu’il y avait d’habitation sur ce chemin-là. Elle lui traça un plan sur une feuille
de papier, tout en lui donnant des explications détaillées. Puis elle lui souhaita bonne route
et lui promit d’être là, fidèle au poste, le lendemain soir, pour récupérer sa voiture.
Charlie prit la route, se perdit deux fois, finit par trouver Domérat, se retrouva devant
un petit aéro-club fièrement nommé « Les Ailes Montluçonnaises », demanda son chemin
au vieux gardien qui regardait, à moitié endormi, un match de foot dans le bar désert au
bord de la piste, tourna encore en rond. Alors qu’il n’y croyait plus, il trouva enfin le petit
chemin qui s’enfonçait dans les bois. Puis la vieille maison de pierre. Elle était plutôt
sinistre sous la lueur lugubre de l’orage qui redoublait de fureur. Mais il n’y avait pas de
doute, c’était bien là, le nom de Gabrielle était écrit sur la boîte aux lettres. Il se gara,
attrapa son sac, le fit tenir d’une main sur sa tête pour se protéger du mieux possible de la
pluie battante et courut jusqu’au porche alors que la foudre s’abattait à quelques centaines
de mètres, avec un grand craquement, au milieu des arbres torturés par le vent. Il repensa à
un vers de Dante, décrivant le cinquième des neuf cercles de l’Enfer :
« Déjà venait par les terribles eaux le fracas de son plein d’épouvante »
Il n’y avait pas de sonnette, juste un heurtoir en bronze représentant un diable
grimaçant. Génial, se dit-il en souriant, on se croirait vraiment dans un film d’horreur. Il
actionna le heurtoir et entendit, au milieu de sons non identifiables, la voix lointaine de
Gabrielle lui disant d’entrer. Il ouvrit la porte et resta interloqué.
Des dizaines de bougies étaient allumées, posées un peu partout autour de la pièce
sur laquelle donnait l’entrée, projetant des ombres mouvantes et fantomatiques sur les
murs, qui semblaient onduler de façon chaotique. Il reconnut, sortant des baffles à plein
volume, les choeurs d’outre-tombe du chef d’oeuvre de Krzisztof Penderecki, Utrenja, un
opéra contemporain inclassable, à l’ambiance lovecraftienne, que le compositeur polonais
avait écrit pour évoquer la mise au tombeau du Christ.
De nombreux passages en avaient été utilisés par Stanley Kubrick dans les scènes
finales les plus horrifiques de son film, « The Shining ». Charlie revit en un flash le
passage où le petit Danny est retranché avec sa mère Wendy dans l’appartement de
l’immense hôtel Overlook, isolé du reste du monde par la neige. Jack, le père de Danny,
joué par Jack Nicholson au sommet de son talent, est quelque part dans l’hôtel en train de
se laisser envahir par une folie meurtrière, à moins qu’il ne soit possédé par des fantômes
haineux. Danny a une crise de somnambulisme et répète d’une voix étrange « redrum !
redrum ! redrum ! ». Il prend un grand couteau de cuisine dans une main et un bâton de
rouge à lèvres dans l’autre. Il s’approche de la porte de la salle de bain et écrit dessus le
mot REDRUM. Wendy se réveille alors, essaie de calmer son gamin et soudain voit dans
le miroir le reflet de la porte sur laquelle Danny a écrit. REDRUM devient MURDER.
Quelques minutes plus tard, Jack, armé d’une hache, défonce la poitrine de Hallorann, un
employé de l’hôtel revenu aider Wendy et Danny, alors qu’éclatent les percussions
d’Utrenja, suivies de choeurs déshumanisés qui chuchotent des mots chtoniens.
Charlie s’avança dans le séjour en refermant la porte derrière lui. Sur des meubles
hétéroclites hors d’âge, plusieurs coupelles remplies de brindilles fumantes diffusaient des
senteurs entêtantes. Il sentit son niveau d’excitation monter d’un cran. Les bougies
traçaient un chemin lumineux qui continuait dans la pièce suivante, une chambre avec un
grand lit. C’est alors qu’il la vit.
Elle était là, sur le lit, adossée au mur, souriante. Nue. A la lueur tremblotante des
bougies, ses cheveux frisés roux semblaient être des braises rougeoyantes. Charlie alla
jusqu’à l’orée de la chambre. Il ne put s’empêcher de ressentir une vague appréhension,
mais la mit sur le compte de l’orage qui se déchaînait de plus belle à l’extérieur, chaque
coup de tonnerre faisant vibrer toute la maison. Il admira la blancheur de sa peau lisse. Ses
seins parfaits dont les tétons roses étaient fermement érigés. Son corps fin et musclé. Ses
longues jambes étendues, légèrement écartées. Son pubis avec le tatouage du serpent qui
semblait entrouvrir sa bouche luisante d’excitation.
« J’ai eu 17 ans ce matin. Tu viens me souhaiter un bon anniversaire ? J’ai
commencé à le fêter toute seule depuis bien une heure en t’attendant, rajouta t’elle en
caressant le serpent tatoué. Mais c’est mieux quand on est deux, pour que la fête soit
vraiment réussie. »
Sa voix était plus grave et rauque qu’il ne l’avait imaginée. C’était la première fois
qu’il l’entendait, leurs conversations précédentes ayant toutes eu lieu par mails. Il laissa
tomber son sac par terre et commença à se déshabiller, fasciné par sa beauté renversante,
surexcité par l’atmosphère étrange créée par le fracas de l’orage, la musique de Penderecki,
les bougies, les odeurs émises par les herbes qui se consumaient. Il était comme hypnotisé
par les yeux émeraude de Gabrielle, qui luisaient comme ceux d’un chat. D’accord, elle
n’était pas encore tout à fait majeure, mais d’une part elle était consentante et même
demandeuse, et d’autre part il aurait fallu être un homosexuel, un héros surhumain ou un
saint pour repartir sans la toucher maintenant qu’elle se prélassait nue devant lui. Il n’était
aucun des trois.
Quand il fut enfin nu, elle pensa avec satisfaction qu’à la différence de la plupart de
ses ancêtres, sa fécondation avait toutes les chances d’être un moment plus qu’agréable. Et
qu’il n’allait pas être nécessaire d’invoquer beaucoup de démons pour mettre le futur
géniteur de sa fille en état de la pénétrer. Charlie avait effectivement largement retrouvé
tous ses moyens, quelques heures après son petit plaisir matinal sous sa douche à Londres.
En fait, il avait même du mal à concevoir que Londres puisse exister, quelque part hors de
cette chambre, et qu’il ait pu s’y trouver dans un passé récent. Il ne voyait plus que
Gabrielle. Le reste de l’univers lui était devenu aussi inconsistant qu’un rêve oublié.
Il s’allongea doucement au-dessus d’elle pour commencer à la caresser mais elle
n’avait manifestement aucune envie de préliminaires, peut-être parce qu’elle venait de
consacrer le plus clair de l’heure précédente à se masturber sur son lit. Elle le retourna
immédiatement sur le dos tout en passant sur lui, puis s’assit sur son pénis, l’enfonçant en
elle d’un coup – aucun doute, elle était parfaitement prête à être pénétrée.
Comment avait-il pu penser une seconde que cette fille pouvait être classée dans la
sous-catégorie « méthadone » ? Toutes les femmes qu’il avait connues jusque là n’étaient
que de faibles étincelles comparées à ce volcan en éruption, des pétards d’enfant à côté de
cette bombe thermonucléaire, des grattouillis par rapport à ce déchaînement de tous ses
sens, comme un climax permanent. Il eut la sensation de découvrir tout à coup ce qu’était
le sexe.
Gabrielle était Sexe.
L’après-midi commençait à peine quand ils se mirent à faire l’amour. Ils ne
s’arrêtèrent qu’au milieu de la nuit. Ils jouirent à neuf reprises, à chaque fois en même
temps. Charlie n’en revenait pas, il n’avait jamais été capable d’une telle performance de
toute sa vie. Son « record » en la matière était un honorable triplé dans une nuit, mais
c’était 15 ans auparavant.
Après chaque éjaculation, il se disait, désespéré, que c’était terminé pour lui. Mais à
chaque fois, Gabrielle collait à nouveau son pubis contre le sien ou lui proposait une autre
position et il rebandait comme s’il n’avait pas baisé depuis des mois. Gabrielle était Sexe.
Il ne se demandait même plus d’où pouvait bien venir tout ce sperme, toujours aussi
abondant à chaque fois qu’ils ré-atteignaient un orgasme. Gabrielle était Sexe. Gabrielle
était Sexe. Gabrielle. Etait. Sexe.
La première fois, elle s’assit sur lui, telle une amazone ivre chevauchant son pursang.
Jamais Charlie n’avait senti sa verge aussi fermement et délicieusement serrée. Le
vagin tout entier de Gabrielle semblait frémir autour de son sexe, le massant sur toute sa
surface comme si des dizaines de doigts chauds et moites le palpaient, comme si de
multiples langues se disputaient pour le lécher. Le bassin de Gabrielle était pourtant
totalement immobile depuis qu’elle s’était comme embrochée sur lui. Quand elle se mit à
le bouger lentement, avec des mouvements réguliers et amples, la sensation de plaisir fut
tellement démultipliée qu’il dût faire des efforts désespérés pour ne pas jouir tout de suite.
Après qu’il eut éjaculé, elle resta au-dessus de lui quelques instants sans bouger, la
tête rejetée en arrière. Puis elle lui tourna le dos, en faisant une rotation d’un demi-tour
autour de la verge toujours raide de Charlie complètement enfoncée dans son vagin. Elle
posa ses mains de part et d’autre des jambes de Charlie. La deuxième fois pouvait
commencer. Charlie admira son dos gracile, sa taille à peine marquée, ses hanches étroites
et ses petites fesses rondes fermement collées contre son bassin. Il pensa que, vue sous cet
angle, elle aurait pu aussi bien être une gamine d’à peine une douzaine d’années avec cette
silhouette. Il se sentit un peu honteux d’avoir laissé une image aussi malsaine lui traverser
l’esprit, mais à ce moment-là Gabrielle minauda d’une toute petite voix :
« S’il vous plait, monsieur, non, vous me faîtes mal, laissez-moi monsieur, laissezmoi.
»
Il en eut le souffle coupé. Gabrielle avait 12 ans, avec ce corps et cette voix. En tout
cas, soit elle avait le même fantasme que lui à cet instant précis, soit elle savait exactement
ce qu’elle faisait en ayant choisi cette position qui ne laissait plus voir ni ses seins, ni son
visage.
Charlie voulut lui dire quelque chose pour rompre le charme vénéneux qu’elle venait
de créer, mais avant qu’il n’ouvre la bouche, elle reprit sa voix rauque d’adulte et gronda
impérieusement :
« Qu’est-ce que tu attends ? Baise-moi ! Baise-moi ! »
Puis, de nouveau avec sa voix d’enfant :
« Oh monsieur, s’il vous plait, laissez-moi partir, j’ai mal, oh, j’ai mal, monsieur,
pourquoi vous avez mis votre zizi dans mon pipi, c’est tout dur, j’ai mal, monsieur,
détachez-moi les mains du lit, laissez-moi partir. »
Charlie se sentit envahi par un désir pervers irrépressible. Il allait violer cette gamine,
quelles que soient ses supplications, après tout il savait qu’elle n’était pas une gamine,
alors quelle importance d’imaginer qu’elle en était une. Il commença à faire des
mouvements brutaux de son bassin. Gabrielle accompagnait chacun des coups de boutoir
de Charlie par des simulacres de cris aigus de douleur, en se tortillant comme pour tenter
de lui échapper. Plus elle criait, plus il était excité. Sa jouissance le traversa comme une
longue décharge électrique.
La troisième fois s’enchaîna immédiatement, alors qu’il planait encore dans la
stratosphère. Toujours en gardant le pénis de Charlie dans son vagin, Gabrielle se coucha
sur le côté en chien de fusil, entraînant également Charlie sur le côté. Gabrielle fit alors
passer ses jambes par dessus celle de Charlie et se mit sur le dos. Pendant que Charlie
reprenait ses mouvements du bassin, Gabrielle se caressait frénétiquement le clitoris, avec
une respiration hachée de plus en plus courte. Quand elle poussa enfin un long cri de
plaisir, il sentit à nouveau qu’il éjaculait.
La quatrième fois, elle lui demanda une sodomie et exigea qu’il soit violent. Pendant
tout l’acte, elle n’arrêta pas de pousser des hurlements, comme si elle était déchirée à
chaque pénétration. Il fut effaré de voir qu’il y prenait d’autant plus de plaisir, sa
sauvagerie explosant sans effort, pire, exacerbant toutes ses sensations.
La cinquième, elle le prit dans sa bouche goulûment, à peine s’était-il retiré de son
anus. Il eut, à nouveau, l’impression que des dizaines de langues le léchaient en même
temps. Quand il jouit abondamment au fond de sa gorge, elle n’en perdit pas une goutte.
La sixième, elle s’allongea sur le dos et le laissa se coucher sur elle. Ce fut la seule
fois où il sentit vraiment son corps contre le sien. Au moment de l’accélération finale, elle
replia ses jambes, les genoux quasiment sur les épaules, afin qu’il aille le plus
profondément possible.
La septième, elle lui dit de se mettre debout et, l’attrapant par le cou à deux mains,
elle s’empala sur son sexe dressé en croisant les jambes autour de ses hanches. Elle
n’arrêta pas de lui laper le visage comme un animal, jusqu’à la déferlante finale de plaisir
et de sperme.
La huitième, elle se mit à quatre pattes par terre, face au mur, et il la prit en levrette.
Vers la fin, elle se redressa à demi, s’appuya des mains sur le mur, lui rugit de la mordre
dans le cou quand il sentirait qu’il allait jouir. Il le fit avec une avidité bestiale qui le
surprit lui-même. Leurs cris ressemblaient plus à des grognements de fauves qu’à des
soupirs de plaisir.
La neuvième, elle se remit au-dessus de lui, le chevauchant avec des râles rauques et
un regard halluciné. Charlie était littéralement hypnotisé par le tatouage du serpent qui
semblait avaler son sexe à chaque mouvement du bassin. Après qu’il eut une fois de plus
éjaculé copieusement, elle prit appui des deux mains sur son torse et se dégagea lentement,
avec un bruit de succion obscène pendant que son vagin glissait le long de sa verge,
toujours aussi incroyablement dure.
Soudain glaciale, elle lui dit une phrase étrange :
« C’est la neuvième fois qui m’a faite le plus jouir. Maintenant, tu dois disparaître. »
Il pouffa de rire, croyant qu’elle plaisantait, qu’elle faisait allusion à son probable
épuisement physique. Ou au fait qu’après un plaisir aussi intense, il pouvait bien mourir,
maintenant.
Il répondit d’un ton amusé :
« Oh tu sais, je suis lancé, là. Regarde comme je bande. Quand il y en a pour neuf, il
y en a pour dix. Et peut-être même onze ou douze, allez. Maintenant qu’on est bien chaud,
je suis sûr que je peux te faire jouir encore plus la prochaine fois. Reviens sur moi, je vais
te montrer. Tu veux quoi, comme position, maintenant ?
- Maintenant, tu dois disparaître. »
Elle ne riait pas du tout. Son visage avait même une expression effrayante, il
ressemblait à celui d’un spectre, sans doute parce que la plupart des bougies s’étaient
éteintes depuis longtemps. Ses mots prenaient, de ce fait, une connotation soudain
menaçante.
« Euh, bon, d’accord. On va faire une petite pause, si neuf ça te suffit. Enfin, pour
commencer, je veux dire. »
Elle se leva et sortit de la chambre, sans lui répondre quoi que ce soit. Il attendit
quelques minutes, pensant qu’elle était partie aux toilettes. Il contempla, interloqué, son
sexe toujours aussi raide, infatigablement dressé. Il se demanda ce qui pouvait causer un
priapisme à ce point au-delà de ses capacités habituelles. Peut-être les herbes qui brûlaient
dans les coupelles étaient-elles puissamment aphrodisiaques ? Si c’était le cas, il fallait
absolument qu’il lui demande où il pouvait s’en procurer.
C’est alors qu’elle revint, le visage toujours aussi fermé. Elle ramassa les vêtements
de Charlie par terre et les lui jeta sans ménagement à la figure.
« Que fais-tu encore ici ? Tu as eu ce que tu voulais. J’ai eu ce que je voulais. Pars,
maintenant.
- Mais… euh… qu’est-ce qui te prend ? Pourquoi tu me…
- Pars. Je n’ai rien à te dire.
- Ecoute, si j’ai fait ou dit quelque chose qui t’a …
- Tais-toi et pars.
- Gabrielle, enfin, explique-moi ! C’est quoi cette façon de me jeter comme ça ! Tu
es infernale !
Les pupilles de Gabrielle se contractèrent instantanément comme deux têtes
d’épingle. Sa voix prit un ton menaçant.
- Ne dis pas des mots que tu ne comprends pas. Pars. Maintenant. »
Charlie leva les bras au ciel en faisant une moue dégoûtée. Il se leva, se rhabilla tant
bien que mal malgré son érection persistante puis, sans un mot, se dirigea vers la porte
d’entrée. Il marqua un léger temps d’arrêt sur le seuil, il sentit qu’enfin il débandait. La
nuit était noire et l’orage, toujours aussi violent. Il sortit, claqua la porte derrière lui et
courut se mettre à l’abri dans sa voiture. Il ne se décidait pas à démarrer, se demandant où
il allait bien pouvoir aller, à quatre heures du matin. Il se dit que tout cela était à la fois
incompréhensible et idiot.
Il sortit de la voiture, revint vers la maison pour tenter de raisonner Gabrielle. Même
si elle ne voulait plus de lui dans son lit, elle accepterait bien de le laisser dormir quelques
heures à l’abri, que ce soit sur un canapé ou même par terre. Il vit une lueur se déplacer
derrière l’une des fenêtre, sans doute Gabrielle avec un bougeoir à la main. Il s’approcha
de la fenêtre aux carreaux mal polis et regarda à l’intérieur. Il ne comprit pas
immédiatement ce qu’il vit à travers la vitre déformante. Gabrielle en chemise de nuit
faisait face à… elle-même en chemise de nuit !
Il crût pendant une seconde qu’il avait une hallucination : il avait bien sous les yeux
deux Gabrielle identiques qui se faisaient face. Quoique… à mieux y regarder, l’une des
deux semblait plus âgée, peut-être la trentaine ou un peu plus. Son sang se glaça quand il
comprit enfin : la deuxième femme ne pouvait être que la mère de Gabrielle. Bien sûr,
voyons, à 17 ans, Gabrielle habitait toujours chez sa mère. Mais alors… Sa mère avait été
là tout le temps pendant qu’il faisait l’amour avec sa fille ? Elle les avait forcément
entendus, leurs cris de plaisir pendant des heures avaient été peu discrets et même souvent
carrément animaux ! Merde, elle les avait même sûrement vus en train de s’envoyer en
l’air, pour ce qu’il en savait ! La porte de la chambre était restée tout le temps grande
ouverte et les bougies, même faiblissantes, les avaient éclairés largement assez pour que le
spectacle soit total.
Charlie se sentit soudain furieux. Ca voulait dire quoi ce genre de plan glauque où la
mère faisait la voyeuse pendant que la fille se faisait sauter ? Est-ce que les deux femmes
jouaient à ce jeu pervers depuis longtemps, la fille draguant ses amants d’une nuit sur
Internet et les attirant chez elles pour que la mère se rince l’oeil, et même, pourquoi pas, se
tripote tout au long de l’action ? Il allait se ruer sur la porte pour leur dire son dégoût
quand soudain la mère tourna la tête vers la fenêtre et le vit. Son regard vert électrique
paralysa Charlie. Il était absolument effrayant, inhumain, spectral. Gabrielle se mit à son
tour à le fixer mais, elle, d’un air terrorisé.
Pris de panique, il détala comme un fou vers sa voiture, démarra, écrasa
l’accélérateur en tournant le volant à fond. La voiture dérapa violemment sur le chemin
boueux mais il parvint, après deux embardées, à en retrouver le contrôle et à s’engager sur
la route par laquelle il était arrivé, en faisant rugir le moteur. Il roula sans interruption aussi
vite qu’il le put, jetant fréquemment des coups d’oeil dans le rétroviseur.
Il finit par atteindre l’aéroport désert de Clermont, un peu avant l’aube. Il alla se
garer sur le parking d’Avis, coupa le contact et se détendit enfin en s’appuyant sur le
volant.

 
 

 

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Chapitre 6

La malédiction de Cusset
You're the only witness
To the murder of an angel.
How much longer are you gonna pay
For yesterday sins of the father.
Ozzie Osbourne
(Sins of the father)
Every life you destroy will return.
It will come back and haunt you
For ever and ever.
Ozzie Osbourne
(The Kiss of Death)

 
 

 

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Mais qu’est-ce que c’était que ces folles ? Des vicieuses ? Des tueuses en série ?
Mais oui, bien sûr, ça devait être ça ! Voilà pourquoi Gabrielle avait insisté si durement
pour qu’il parte, elle avait eu tout bonnement pitié de lui à la dernière minute, sans doute
parce qu’il l’avait sexuellement comblée. Cela expliquait aussi pourquoi elle avait eu l’air
tellement effrayé quand sa mère avait vu Charlie par la fenêtre, alors que Gabrielle devait
sans doute tenter de lui expliquer qu’il s’était enfui sans qu’elle ait pu le retenir. Et même
sa phrase énigmatique prenait soudain un autre sens : « Il ne te reste plus qu’à disparaître ».
Elle savait que s’il était resté plus longtemps, sa mère serait entrée en action en venant lui
planter un couteau dans le dos, ou pire, l’assommer puis le torturer à mort. Lorsqu’elle était
sortie de la chambre, c’était probablement pour aller détourner l’attention de sa mère afin
qu’il ait le temps de s’enfuir. Et lui qui était resté connement sur le lit à s’admirer la bite, il
s’en serait giflé.
Est-ce qu’il fallait qu’il prévienne la police ? Non, c’était ridicule. Qu’aurait-il dit ?
Qu’il s’était envoyé en l’air avec une fille de 17 ans et qu’il avait eu très peur en voyant sa
mère ? Les flics se seraient, au mieux, foutu gentiment de sa gueule. Au pire, ils lui
auraient fait passer un sale moment pour savoir si la mineure était réellement consentante
et si sa mère l’avait bien autorisée à avoir des relations sexuelles avec un adulte. Et
d’ailleurs, auraient-ils eu tort de se moquer de lui ? Charlie commença à se dire qu’il avait
tout simplement disjoncté. Bien sûr que la mère de Gabrielle devait être hors d’elle si elle
avait surpris sa fille en train de faire l’amour avec un parfait inconnu surgi de nulle part !
Alors, cette expression qu’elle avait eu ? Serial-killer féroce ou maman-poule furieuse ?0
Une forme sombre s’approcha soudain de sa portière et cogna à sa vitre. Il sursauta
tellement violemment qu’il crut avoir un arrêt cardiaque. Et puis, il vit qu’il s’agissait de
Nora, l’employée d’Avis qu’il avait vu la veille en prenant sa voiture. Il ouvrit la porte et
sortit.
« Excusez-moi, j’ai l’impression que je vous ai fait une peur de tous les diables, lui
dit-elle.
- Non, non, ce n’est pas grave, j’ai eu une nuit un peu… euh… éprouvante.
- Vous avez une tête atroce ! On dirait un déterré !
- Merci, c’est sympa.
- Oh, excusez-moi, je n’aurais pas dû....
- Non, ce n’est rien, pas de problème. D’ailleurs, je me sens effectivement comme
un déterré.
- Pardonnez-moi si je suis indiscrète mais que faîtes-vous ici aussi tôt ? Vous ne
deviez pas revenir qu’en fin de journée ?
- J’ai eu un petit… changement dans mes plans. Bon, je crois que j’ai besoin d’un
triple café bien tassé.
- Ca vous embête si je viens le prendre avec vous ? Mon service ne commence qu’à
9 heures aujourd’hui. Je suis venue plus tôt juste pour aider un petit nouveau à démarrer
mais je peux être libre d’ici une trentaine de minutes au plus tard. Enfin, je veux dire, si
vous voulez bien de moi. Et si vous pouvez attendre. Vous voulez bien ? Oh, excusez-moi,
je suis folle, je suis désolée, laissez tomber, je parle trop, je n’aurais pas dû vous proposer
ça, vous préférez sûrement que je vous laisse tranquille.
Charlie, sidéré par la tirade de Nora, la regarda avec des grands yeux ronds puis
éclata de rire.
- En fait, répondit-il en souriant largement, vous savez quoi ? Vous êtes
exactement ce dont j’ai besoin en ce moment : quelqu’un de normal, avec qui je vais
pouvoir passer un moment normal, à parler de choses normales. Va pour le petit déj’ en
tête à tête !
- Super ! Je vous retrouve dans une demie-heure au bar de l’aéroport !
- Très bien, d’accord. A tout de suite, mademois... euh, Nora. »
Charlie s’appuya au dossier de son siège, un sourire béat aux lèvres. Après ses
émotions de la nuit et sa panique incontrôlable, il décompressait enfin. La perspective de se
changer la tête en passant un moment agréable avec une quasi-inconnue aussi sympathique
et volubile le réjouissait au plus haut point.
Il sortit de la voiture et se rendit vers le hall du terminal avec son petit sac de voyage.
Vu son intense activité physique de ses dernières heures, il était urgent qu’il aille se laver
un peu dans les toilettes de l’aéroport. Magnifique, il y avait même des douches. Il se serait
senti vraiment mal à l’aise s’il avait dû retrouver Nora en sachant que des odeurs non
équivoques, vestiges de ses folies nocturnes, pouvaient être perçues par son odorat
féminin, donc par définition hyper-sensible. Une fois douché, il put même rapidement se
changer, se raser, se mettre quelques gouttes de parfum Kenzo dans le cou et arriver
flambant neuf au bar.
Nora l’y attendait déjà. Ou le petit nouveau de chez Avis était franchement doué, ou
elle l’avait expédié vraiment très vite. Ils commandèrent deux grands cafés et de la
viennoiserie, visiblement heureux l’un et l’autre de cet intermède imprévu. Pendant
quelques minutes, ils bavardèrent de tout et de rien, même si Nora brûlait d’envie de le
questionner sur sa nuit. Mais elle avait beau être extravertie, elle n’osait quand même pas
poser à Charlie une question aussi directe. Et indiscrète.
Ce fut lui qui en parla. Oh, une version très édulcorée, bien sûr, mais l’essentiel y
était. Il dit à Nora qu’il avait fait la connaissance, grâce à « Sauvez Amy », d’une jolie
jeune fille très délurée sur Internet, qu’ils s’étaient plu, qu’ils avaient décidé de se voir,
qu’il était donc arrivé hier soir, qu’ils avaient fait l’amour toute la nuit – sans rentrer du
tout dans les détails techniques ni le nombre de fois où ils s’étaient envoyés en l’air – et
qu’à un moment, Gabrielle l’avait jeté dehors, de crainte que sa mère ne les surprenne.
Cette explication lui semblait finalement la plus vraisemblable, maintenant qu’il faisait
grand jour et qu’il était en agréable compagnie. Il raconta néanmoins à Nora sa frousse
monumentale quand il était revenu près de la fenêtre et que la mère de Gabrielle l’avait vu.
Il ajouta qu’avec l’orage, la maison paumée au milieu des bois et les bougies, il avait
eu l’impression d’être tombé sur une tanière de sorcières. Nora, qui jusque là riait
gentiment de sa mésaventure finale, se rembrunit soudain.
« Comment s’appelait la jeune fille avec qui vous avez passé la nuit ?
- Gabrielle. Pourquoi, vous la connaissez ?
- Gabrielle ? Vous êtes sûr ? Une rousse avec des yeux verts, très jeune, très belle ?
- Oui, c’est ça ! Mais comment… ?
- Gabrielle, fille de Gabrielle, petite-fille de Gabrielle et ainsi de suite depuis des
siècles. Pas étonnant que vous ayez failli prendre la mère pour sa fille, elles n’ont que 18
ans d’écart. Tout le monde les connaît dans la région. Et personne ne s’en approche. Elles
sont dangereuses, mauvaises. Ce sont des sorcières.
- Quoi ? Attendez, vous voulez rire ! Des sorcières ? Des sorcières en 2000 ? Mais
enfin, Nora, ça n’existe pas les sorcières ! J’ai un peu flippé hier soir, d’accord, mais quand
même, maintenant que je suis devant un café, en plein milieu d’un aéroport, avec vous en
face de moi, charmante et tout, je me dis que cette nuit, je me suis juste senti pris en faute,
comme un petit garçon qui vient de faire une bêtise en voulant manger toute la confiture.
Et si j’ai eu peur, c’est parce que l’ambiance était vraiment digne d’un film d’épouvante
avec l’orage, les bougies et tout. Vous et moi, on travaille pour des multinationales, on
utilise des ordinateurs, des voitures, on regarde la télé, on voyage en avion, alors le
surnaturel, hein, faut pas pousser, c’est trop…
- C’est la deuxième fois que vous me dîtes que je suis charmante.
- Ah ? Euh, oui, vous voyez, ça doit être que je le pense vraiment. D’ailleurs, c’est
bien le seul genre de charme auquel je crois, moi. Celui de quelqu’un comme vous. Pas
celui qui s’obtient en invoquant je ne sais quels démons sortis de l’enfer en mélangeant de
la bave de crapaud à des ongles de chauve-souris par une nuit sans lune. »
A nouveau, Nora éclata de rire. Puis elle jeta un coup d’oeil à sa montre et dit :
« Hou la ! Il faut que je retourne au comptoir, moi, je n’ai pas vu passer l’heure.
Dîtes, je suis à nouveau libre à partir de 13 heures si vous voulez qu’on poursuive cette
conversation. De toute façon, vous venez de louper le vol du matin pour Londres, rajouta
t’elle avec un regard espiègle.
- D’accord ! D’accord ! Comment vous dire non, répondit-il en riant aussi.
- Génial ! Je vous amènerai manger en ville. Le menu de la brasserie de l’aéroport,
il me sort par les trous de nez. A tout à l’heure. »
Ils se levèrent et avec un naturel total, Nora l’embrassa sur la joue puis partit
rejoindre son travail, comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Charlie la regarda
s’éloigner en se disant « non, non, tu te calmes, n’imagine pas des trucs, elle est gentille,
c’est tout, et si tu restes manger avec elle, c’est pour qu’elle t’en dise plus sur ces fameuses
sorcières, juste pour bien te marrer de ces superstitions ridicules, et ensuite, ciao bella,
retour à Londres et basta, tu reprends ta vie normale qui est déjà assez compliquée comme
ça. ».
Bon, il avait quatre heures à tuer en attendant que Nora soit libre. Il sut tout de suite à
quoi il allait les consacrer. Il avait toujours les clés de sa voiture de loc sur lui. Il revint au
parking, se mit au volant et prit la route de Clermont-Ferrand. Il se gara au sous-sol d’une
galerie commerciale en plein centre-ville puis se mit à marcher dans les rues alentours. Il
n’eut aucun mal à repérer ce qu’il cherchait. Il y a cinquante ans, il se serait rendu dans une
bibliothèque et y aurait compulsé des dizaines d’ouvrages pendant des jours. Mais
aujourd’hui, il lui suffisait de quelques heures pour avoir autant d’information que dans
toutes les bibliothèques du monde, en naviguant avec un bon moteur de recherche depuis
n’importe quel PC connecté au réseau mondial.
Il passa la porte du premier cybercafé qu’il trouva. A cette heure encore matinale, il
n’y avait aucun autre client que lui. Il s’installa devant l’un des postes, commanda un café
au patron et se connecta tout d’abord sur sa messagerie. Il ouvrit aussitôt le mail que lui
avait envoyé Salomé mais son contenu le mit hors de lui. Elle lui expliquait à nouveau en
détails qu’elle ne voulait plus qu’ils se parlent en amants mais qu’ils restent amis, parce
que selon elle cette passion n’allait nulle part et qu’ils en souffriraient forcément tous les
deux. Il renvoya un message furieux, lui disant qu’il préférait qu’ils ne se parlent plus du
tout plutôt que de faire comme si ils n’étaient plus qu’amis. Puis il ouvrit une autre fenêtre
et passa à la vraie raison de sa visite. Il lança une recherche sur Google avec seulement
deux mots très simples : « sorcières Allier ».

 
 

 

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