áãÔÇßá ÇáÊÓÌíá æÏÎæá ÇáãäÊÏì íÑÌì ãÑÇÓáÊäÇ Úáì ÇáÇíãíá liilasvb3@gmail.com






ÇáÚæÏÉ   ãäÊÏíÇÊ áíáÇÓ > ÇáÞÕÕ æÇáÑæÇíÇÊ > ÑæÇíÇÊ ãäæÚÉ > ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÇÌäÈíÉ > ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇáÊÓÌíá

ÈÍË ÈÔÈßÉ áíáÇÓ ÇáËÞÇÝíÉ

ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ Romantic Novels Fourm¡ ÑæÇíÇÊ ÑæãÇäÓíÉ ÇÌäÈíÉ


désir et trahison AZUR

Désir et trahison de Lynne GRAHAM debout devant la fenêtre de son bureau donnant sur le Bosphore, Rauf Kasabian écumait de rage. Ainsi, après trois ans d’absence, Lily

ÅÖÇÝÉ ÑÏ
äÓÎ ÇáÑÇÈØ
äÓÎ ááãäÊÏíÇÊ
 
LinkBack ÃÏæÇÊ ÇáãæÖæÚ ÇäæÇÚ ÚÑÖ ÇáãæÖæÚ
ÞÏíã 06-10-08, 06:27 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 1
ÇáãÚáæãÇÊ
ÇáßÇÊÈ:
ÇááÞÈ:
ÚÖæ ÑÇÞí


ÇáÈíÇäÇÊ
ÇáÊÓÌíá: Feb 2008
ÇáÚÖæíÉ: 62940
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 1,517
ÇáÌäÓ ÃäËì
ãÚÏá ÇáÊÞííã: **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ
äÞÇØ ÇáÊÞííã: 247

ÇÇáÏæáÉ
ÇáÈáÏItaly
 
ãÏæäÊí

 

ÇáÅÊÕÇáÇÊ
ÇáÍÇáÉ:
**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÛíÑ ãÊæÇÌÏ ÍÇáíÇð
æÓÇÆá ÇáÅÊÕÇá:

ÇáãäÊÏì : ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇÝÊÑÇÖí désir et trahison AZUR

 

Désir et trahison

de Lynne GRAHAM

debout devant la fenêtre de son bureau donnant sur le Bosphore, Rauf Kasabian écumait de rage. Ainsi, après trois ans d’absence, Lily Harris avait l’audace de venir jusqu’en Turquie pour quémander un entretien qu’il lui avait pourtant maintes fois refusé ! Sans doute voulait-elle l’apitoyer sur son sort et lui demander de retirer sa plainte contre sa famille – des gens sans scrupules qui, comme elle, l’avait dupé. Car même si Lily ne lui avait pas volé d’argent, elle avait commis un crime plus grave encore : jouant de sa beauté innocente et de son visage d’ange, elle lui avait fait croire qu’elle l’aimait… alors qu’elle en fréquentait un autre. Cette trahison, Rauf ne l’a jamais acceptée. Et si Lily s’imaginait à présent que les réminiscences de leur brève idylle parviendrait à l’amadouer, elle allait vite déchanter…0

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ**   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ

ÞÏíã 06-10-08, 06:46 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 2
ÇáãÚáæãÇÊ
ÇáßÇÊÈ:
ÇááÞÈ:
ÚÖæ ÑÇÞí


ÇáÈíÇäÇÊ
ÇáÊÓÌíá: Feb 2008
ÇáÚÖæíÉ: 62940
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 1,517
ÇáÌäÓ ÃäËì
ãÚÏá ÇáÊÞííã: **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ
äÞÇØ ÇáÊÞííã: 247

ÇÇáÏæáÉ
ÇáÈáÏItaly
 
ãÏæäÊí

 

ÇáÅÊÕÇáÇÊ
ÇáÍÇáÉ:
**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÛíÑ ãÊæÇÌÏ ÍÇáíÇð
æÓÇÆá ÇáÅÊÕÇá:

ßÇÊÈ ÇáãæÖæÚ : **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÇáãäÊÏì : ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇÝÊÑÇÖí

 

1


Après avoir écouté son nouveau conseiller fi-nancier, Rauf Kasabian fit quelques pas vers la fenêtre. Le visage sombre, il balaya du regard la ville d’Istanbul, de l’autre côté du Bosphore.
Son imposante demeure, bâtie sur les rives du détroit, surplombait l’ensemble du paysage. Les jeux d’ombre et de lumière à la surface des flots et le doux clapotis du ressac suffisaient d’ordinaire à l’apaiser. Mais cette fois-ci, la magie du lieu fut sans effet sur lui. De douloureux souvenirs affleuraient à sa mémoire. Fermant les yeux comme pour les chasser de son esprit, il sentit une immense colère gronder en lui.
Comment osaient-ils lui faire ça ?
Le crime que les Harris avaient commis était déjà grave en soi, mais l’audace de cette famille dépassait l’entendement.
Ainsi, non *******s d’avoir détourné l’argent qu’il avait investi dans leur agence de voyages, voilà que ces escrocs avaient désigné Lily pour faire le voyage jusqu’en Turquie. Cette seule idée l’emplissait de rage ! D’autant plus que cette dernière sollicitait un entretien privé avec lui. Qu’espérait-elle au juste : un traitement de faveur ?
Voyant que Rauf s’était muré dans le silence, Serhan Mirosh le regarda avec inquiétude. Il s’était attendu à ce que son employeur réagisse avec violence, mais celui-ci semblait perdu dans ses pensées. Cette attitude était plutôt inatten-due de la part d’un homme réputé pour sa sévérité draconienne en matière de fraude.
Lui-même avait-il été trop vite en besogne en prenant immédiatement des mesures de rétorsion contre la famille Harris ? se demanda Serhan. Il fallait reconnaître que la somme en question était dérisoire pour Rauf Kasabian, richissime magnat de la presse. Mais était-ce une raison pour fermer les yeux ?
D’après Serhan, certainement pas. En décou-vrant que l’argent investi dans la petite agence de voyages anglaise avait disparu, il avait été stupéfait que son prédécesseur n’ait pas repéré cette fraude. L’âge et la fatigue sans doute. Il n’était pas sans savoir que l’ancien conseiller de Rauf avait tardé à prendre sa retraite…
— Il est scandaleux que, depuis deux ans, vous n’ayez touché aucun retour sur investissement, récapitula-t‑il d’une voix posée. En accord avec le contrat que vous aviez conclu avec Douglas Harris, j’ai demandé à ce qu’il vous rembourse la somme que vous lui aviez confiée, majorée d’intérêts, bien entendu.
— Je vous remercie d’avoir attiré mon attention sur cette affaire, répondit Rauf avec un signe de tête approbateur.
Encouragé par la confiance que lui témoignait son patron, Serhan poursuivit :
— Je ne comprends pas pourquoi cette jeune femme, Lily Harris, demande à vous rencontrer. Je lui avais envoyé un fax pour refuser sa re-quête en votre nom, mais elle a réitéré sa de-mande. Elle sollicite une entrevue entre le 4 et le 15 de ce mois.
Le 4 ? Dans deux jours ? songea Rauf en fronçant les sourcils. A l’heure qu’il était, Lily était peut-être déjà arrivée en Turquie.
— Les Anglais sont parfois têtus, commenta-t‑il en secouant la tête de mé*******ement.
— A ce point, cela confine à la grossièreté, déplora Serhan. Pourquoi cette femme se dé-place-t‑elle jusqu’ici ? Il est un peu tard pour donner des explications. En outre, ce n’est pas elle qui possède la firme, mais son père.
Rauf ne voulut pas ajouter à la confusion de son conseiller en lui révélant que, trois ans auparavant, Lily Harris espérait devenir institutrice dans une école maternelle. Elle ressemblait si peu à une femme d’affaires à l’époque ! Mais les apparences étaient trompeuses, hélas. Il l’avait appris à ses dépens.
— Merci beaucoup, Serhan, dit-il simplement. Vous avez fait du bon travail. Laissez-moi le dossier, je vais m’en charger… Ah oui, une chose encore : j’aimerais savoir où habitera Mlle Harris durant son séjour.
— Elle a choisi une station balnéaire sur la mer Egée, répondit Serhan, en s’efforçant de dissimuler son étonnement.
Pourquoi son employeur décidait-il de se charger lui-même d’une affaire si insignifiante ?
— Mlle Harris imagine peut-être que Gumbet est à deux pas de votre bureau d’Istanbul, ajouta-t‑il en esquissant une moue.
— C’est possible, en effet, répondit Rauf d’un air absent en feuilletant le dossier. A l’époque où je la fréquentais, la géographie n’était pas son point fort.
Surpris par ces dernières paroles, mais jugeant préférable de n’en rien laisser paraître, Serhan s’éclipsa. Il se demanda comment réagirait son patron en apprenant que la firme Harris Travel s’était également montrée malhonnête envers l’entreprise de bâtiment turque censée construire les villas.
Quelques minutes plus tard, Rauf reposa le dossier sur son bureau. Une lueur de colère dansait dans son regard sombre. A présent qu’il connaissait toute l’histoire, une chose était sûre : il ne ferait pas de cadeau à Lily.
Une image de la jeune femme se forma devant ses yeux. Il se souvint de l’éclat azuré de ses iris, de son visage d’ange et du léger tremble-ment de sa voix le jour où elle lui avait avoué son amour.
Un rire cynique lui échappa.
Et dire qu’il l’avait cru sincère et innocente ! Comme beaucoup d’hommes avant lui, le désir de posséder une femme avait momentanément eu raison de sa lucidité et de sa prudence. Un instant de folie… limité dans le temps, fort heureusement.
Longtemps avant sa rencontre avec Lily, Rauf avait résolu de se débarrasser de ce qui, à ses yeux , était son plus grave défaut. Un défaut d’autant plus enraciné en lui qu’il l’avait reçu en héritage
Il vouait un profond respect à sa mère, mais sur certains points, il déplorait l’éducation qu’elle lui avait inculquée. Durant son enfance et son adolescence, elle lui avait bourré le crâne d’idées romantiques qui lui avaient fait beaucoup de mal par la suite. Evidemment, ses parents étaient trop naïfs, trop purs pour concevoir autre chose que le grand amour. Et bien sûr, tous deux déploraient amèrement sa réputation de séducteur.
Rauf, au contraire, se réjouissait d’avoir corrigé son erreur passée. Aujourd’hui, il ne risquait plus de se tromper. Les femmes se succédaient dans son lit sans qu’il en conçoive la moindre culpabilité. Et peu lui importait de profiter de leur supposée fragilité. Débarrassé de l’idée selon laquelle amour rimait avec toujours — ce vieux démon de l’humanité— il jouissait pleinement de sa liberté.
Lily s’imaginait peut-être que sa beauté et les réminiscences de leur brève idylle parviendraient à l’amadouer. Si tel était le cas, elle allait vite déchanter.
Lily descendit l’escalier, en traînant pénible-ment sa lourde valise marche après marche.
Ses trois nièces, Penny, Gemma et Joy étaient en train de jouer dans le salon. Le son de leurs babillages enfantins lui arracha un petit sourire. Grâce au ciel, les fillettes n’avaient rien perdu de leur gaieté dans la tourmente qui s’était abattue sur leur famille. Grâce au courage d’Hilary, leur mère et la sœur de Lily, un semblant d’harmonie avait subsisté dans leur foyer.
Pourtant, un an auparavant, Brett, le mari d’Hilary, l’avait quittée pour la meilleure amie de cette dernière. Au même moment, leur plus jeune fille, Joy, qui avait développé une leucémie, subissait une chimiothérapie. Heureusement, l’enfant âgée de quatre ans à l’époque était complètement guérie à présent. Lorsque sa maladie avait été diagnostiquée, Hilary n’avait pas envisagé une seule seconde qu’il puisse en aller autrement. Dotée d’une grande force de caractère, sa sœur avait néanmoins dû faire appel à tout son courage pour surmonter cette double épreuve.
Le père de Lily, Douglas Harris, avait mis sa maison au nom de Hilary et Brett peu après leur mariage tout en continuant de vivre avec eux. Au moment du divorce, Brett avait réclamé la moitié de la valeur de la propriété alors qu’il n’avait jamais déboursé un penny pour les charges ou l’entretien. De ce fait, Hilary avait été contrainte de vendre la demeure familiale.
Peu après ces événements, l’agence de voyage Harris Travel, que Brett avait continué de diriger jusqu’au divorce, avait vu son chiffre d’affaires baisser dans des proportions alar-mantes.
Ces revers de fortune avaient contraint Dou-glas, Hilary et ses filles à s’installer ensemble dans une petite maison plus modeste.
— Ma pauvre Lily, tu vas te déboîter l’épaule avec cette valise, s’écria Hilary du seuil de la cuisine. Tu aurais dû me demander de l’aide !
Grande et longiligne, la sœur aînée de Lily était une très belle femme aux cheveux châtains et ondulés. Mais le sourire qu’elle arborait ne parvenait pas à dissimuler l’immense fatigue qui se lisait dans ses yeux.
— Avons-nous le temps de prendre un café avant de partir pour l’aéroport ? demanda-t‑elle. Tu as dit au revoir à papa ?
— Je viens de l’embrasser, oui. Il a l’intention d’emmener les filles au parc dès que nous serons parties.
— Excellente idée ! Cette sortie lui fera le plus grand bien… lui qui a tant de mal à quitter sa chambre en ce moment.
En dépit de ses efforts pour paraître joyeuse, la voix d’Hilary vacilla sur la fin.
— Dès que papa s’intéressera de nouveau à la vie, tout ira mieux, poursuivit-elle. A quoi bon regarder en arrière, n’est-ce pas ?
— Tu as raison, ça ne sert à rien, répondit Lily en évitant le regard embué de larmes de sa sœur.
Son cœur se serra. Bien qu’Hilary n’en eût jamais rien dit, celle-ci se tenait pour responsable de tous leurs déboires. A ses yeux, c’était par sa faute que leur père avait dû quitter la maison qu’il avait habitée toute sa vie.
— Et si nous récapitulions ce que je dois faire en Turquie, suggéra Lily d’une voix douce. La priorité absolue est de rencontrer Rauf pour lui parler de…
— Ne me dis pas que tu t’inquiètes toujours pour cette lettre idiote que t’a envoyée son conseiller financier ? coupa Hilary, d’un air de reproche.
— Eh bien…
— Tu te tracasses pour rien. Comme je te l’ai déjà dit, j’ai vérifié les registres de l’agence : les paiements ont été réglés. Nous avons honoré notre part du contrat et tous les comptes sont en ordre. Cette histoire est vraiment ridicule ! Quand Rauf Kasabian s’apercevra que son employé a commis une bourde, il sera affreusement embarrassé, crois-moi. Je suis sûre qu’il te présentera ses plus plates excuses.
Lily s’abstint de tout commentaire, mais n’en pensait pas moins. Rauf lui présenter ses ex-cuses ? Rien n’était plus improbable…
Incorrigible optimiste, Hilary croyait dans la bonne foi de chacun. Pour elle, tout problème relevait forcément d’une erreur ou d’un malen-tendu ; Lily, quant à elle, était d’un naturel plus méfiant. Lorsqu’elle avait lu la lettre officielle du conseiller financier de Rauf, elle avait reçu un choc terrible. L’homme exigeait le rembourse-ment immédiat d’une somme qui lui avait déjà été payée. Pouvait-on parler de malentendu, dans ce cas précis ? Elle en doutait fort.
Elle aurait préféré que sa sœur fasse appel à un avocat pour les tirer de ce mauvais pas, mais, pour l’instant, il n’en était, hélas, pas question. Hilary, qui avait déjà déboursé des sommes extravagantes au moment de son divorce, n’envisageait une aide juridique qu’en dernier recours. En outre, le contrat que son père avait signé avec Rauf Kasabian était parfaitement en règle à ses yeux.
. Et si ce n’était pas le cas ? se demanda Lily.
Elle se sentait mal à l’aise, car elle pensait avoir une part de responsabilité dans cette his-toire. Après tout, si elle n’avait pas présenté Rauf à son père, ce contrat n’aurait jamais été signé. A cette époque, Douglas Harris avait refusé d’emprunter de l’argent à la banque à un fort taux d’intérêt, comme le lui avait suggéré Brett. Son père avait toujours été très prudent en affaires, mais les projets d’expansion de son gendre l’avaient un moment tenté. C’était alors que…
— Je t’en prie, Lily, reprit Hilary, arrête de te faire un sang d’encre pour cette lettre !
Pour ne pas la contrarier, Lily lui adressa un sourire un peu forcé tandis que sa sœur pour-suivait :
— Concentre-toi plutôt sur l’objectif essentiel : trouver un agent immobilier pour vendre les deux villas construites par Brett à Dalyan. Dès que ce sera fait, nous pourrons éponger nos dettes. Assure-toi d’en avoir un bon prix, je ne peux vraiment pas me permettre de les brader.
— Je ferai de mon mieux, c’est promis.
Un silence tendu venait de s’abattre dans la pièce. Dès qu’Hilary évoquait son ex-mari, une ombre passait sur son visage. Ses blessures n’étaient peut-être pas encore refermées… A sa grande honte, Lily devait reconnaître qu’elle avait accueilli la nouvelle du divorce avec un immense soulagement.
Des éclats de voix en provenance du salon les arrachèrent à leurs tristes réflexions. Penny, neuf ans, et Gemma, huit ans, deux répliques exactes de leur mère, se chamaillaient au sujet d’un jeu. Après avoir arbitré le conflit, Hilary se tourna vers Lily.
— J’aimerais aussi que tu profites de ce séjour pour faire un maximum d’excursions en car. J’aurais besoin de tes conseils pour préparer un voyage organisé en Turquie au printemps prochain. J’ai la ferme intention de rendre à l’agence sa vocation première. Si nous ne sommes pas capables de rivaliser avec les grands voyagistes, nous pouvons au moins offrir un service plus personnalisé à nos clients.
— C’est d’accord, répondit Lily en prenant Joy sur ses genoux.
Sa plus jeune nièce était un petit ange blond et délicat. Après des mois de traitements épuisants, quel bonheur de la voir de nouveau pétillante et pleine d’énergie !
Ayant laissé ses filles au soin de leur grand-père, Hilary accompagna Lily à l’aéroport.
— Je sais que tu n’aimes pas me l’entendre dire…, déclara-t‑elle après avoir démarré. Mais je te remercie du fond du cœur pour l’aide que tu nous as apportée ces derniers mois.
— Tu plaisantes, j’espère ! rétorqua Lily avec une désinvolture affectée. Je n’ai rien fait du tout et je gagne un voyage gratuit en Turquie !
— Des vacances en solo ? Tu parles d’un plaisir ! Et je sais que tu aurais pu passer l’été en Espagne chez ta meilleure amie si tu n’avais pas accepté de me rendre ce service.
— Qui te l’a dit ? demanda Lily, un peu inter-loquée.
— Papa t’a entendue en parler au téléphone avec Maria… Oh, et puis… je suis sûre que tu n’es pas ravie à l’idée de revoir ce salaud de Rauf Kasabian. Seulement, je ne pouvais pas laisser les filles, papa et l’agence — pas en ce moment.
Le regard planté droit devant elle, Lily se força à rire.
— Ne te fais pas de souci pour Rauf. Tu sais, ça commence à dater à présent… Je serais vraiment un cas désespéré si je pensais encore à lui ! Et puis, c’est inutile de le traiter de salaud. Qu’a-t‑il fait, après tout ?
— C’est toi qui me poses la question ? Fran-chement, ce n’est pas parce qu’un type est beau à tomber par terre et fier comme un paon qu’il peut tout se permettre — en particulier de briser le cœur de ma petite sœur, répliqua Hilary avec une franchise qui secoua Lily. Il se cherchait une maîtresse, d’accord, mais il aurait dû choisir une femme plus âgée, connaissant les règles du jeu. Au lieu de cela, monsieur t’a fait miroiter monts et merveilles avant de te laisser tomber comme une vieille chaussette.
Surprise par la colère de sa sœur, Lily tourna la tête de son côté.
— Je ne savais pas que tu lui en voulais à ce point.
— Je le déteste, lâcha Hilary sans l’ombre d’une hésitation. Quand je vois le mal qu’il t’a fait… Depuis cette histoire, ta confiance en toi s’est complètement effritée ; tu t’es repliée sur toi-même. Il n’est pas normal qu’une fille de ton âge ne sorte jamais avec des garçons.
— Ne t’en fais pas pour moi, ce n’est pas grave, répondit Lily d’une voix tremblante.
La sollicitude d’Hilary la touchait beaucoup, mais la rudesse de ses propos l’avait chagrinée.
Malgré cela, sa sœur se trompait sur deux points.
Tout d’abord, Lily ne cherchait pas à éviter la gent masculine, bien au contraire. L’année pas-sée, elle s’était forcée à accepter des ren-dez-vous galants, dans l’espoir de rencontrer l’homme qui lui ferait oublier Rauf Kasabian. Malheureusement, elle n’avait pas trouvé la perle rare.
Et puis, fort heureusement d’ailleurs, Hilary était loin de se douter de l’identité de l’homme qui lui avait fait le plus de mal. Et Lily n’avait nulle intention de l’éclairer à ce sujet. A quoi bon la faire souffrir inutilement ?
Bien sûr, sa rupture avec Rauf l’avait terriblement blessée, mais il n’avait jamais prétendu l’aimer, ni même évoqué un quelconque avenir avec elle. Pour reprendre les termes de ce dernier, leur relation n’avait été qu’un « petit flirt sans conséquences ».
Aujourd’hui, elle avait surmonté son amertume. Après tout, elle ne pouvait pas reprocher à cet homme d’être si beau, si séduisant et si dangereusement troublant. Elle avait cru qu’il tenait à elle, alors qu’il ne lui avait jamais rien dit de tel. A l’époque, elle était jeune et sans expérience. L’amour l’avait empêchée de regarder la réalité en face. Pour un homme tel que Rauf Kasabian, le sexe était indispensable à toute relation, sérieuse ou non. Et, trois ans plus tôt, elle était à mille lieues de partager ce point de vue
— Si, c’est grave, grommela Hilary. Tu as presque vingt-quatre ans, je ne devrais pas te parler comme à une adolescente.
Lily ne put s’empêcher de sourire. Mère poule dans l’âme, Hilary était incapable de refréner ses instincts protecteurs. De quatorze ans son aînée, elle la considérait davantage comme une fille que comme une sœur.
Leur mère étant morte après avoir donné naissance à Lily, Hilary avait pris soin d’elle dès les premières semaines. Une nurse avait été engagée pour le jour, mais toutes les nuits, Hilary s’était levée pour lui donner le biberon et lui chanter des berceuses. Quelques années plus tard, elle avait renoncé à poursuivre ses études à l’université pour ne pas l’abandonner.
Pleinement consciente de ce qu’elle devait à Hilary, Lily était prête à tout pour l’aider à sur-monter les épreuves actuelles.
Entre ses obligations de mère de famille et l’énergie qu’elle consacrait à sauver l’entreprise familiale de la faillite, Hilary était constamment débordée. Lily aurait aimé être en mesure de l’aider davantage, mais durant les périodes scolaires, elle travaillait dans une école maternelle à deux cents kilomètres de là.
D’ici quelques semaines, à la fin des vacances, elle retournerait travailler, laissant de nouveau Hilary seule pour faire face à tous ses problèmes. Ce voyage en Turquie était donc une occasion inespérée de donner un coup de pouce à sa sœur. Il lui coûtait beaucoup de revoir Rauf, mais elle était prête à faire ce sacrifice.
A son arrivée à l’hôtel, à 2 heures du matin, la réceptionniste lui remit un message en même temps que les clés de sa chambre. En dépliant le petit mot, elle retint son souffle.
M. Kasabian vous recevra demain à 11 heures à l’Hôtel de la Mer Egée.
« Si vite ! » songea-t‑elle, en proie à un ter-rible sentiment de panique.
Au cours de la nuit, elle se réveilla plusieurs fois en sursaut, hantée par les souvenirs de l’été de ses vingt et un ans, lorsqu’elle avait rencontré Rauf et découvert la terrible souffrance d’aimer sans retour.
Le lendemain matin, dans le taxi qui la menait à son rendez-vous, la chaleur était telle qu’elle crut s’évanouir. Son attaché-case contenait tous les documents dont elle avait besoin : les copies des registres et les talons de chèques prouvant que Harris Travel avait réglé la société de Rauf aux échéances prévues par le contrat.
Quelques minutes plus tard, le chauffeur la déposa devant un palace international.
Lorsqu’elle l’avait rencontré à Londres, Rauf n’avait pas fait étalage de sa richesse. En fait, elle ignorait tout de sa renommée dans le monde des affaires jusqu’à ce que son père fasse sa petite enquête sur l’homme qui souhaitait investir dans son agence de voyages — un des hommes d’affaires les plus influents du continent européen.
Dans la grande salle de réception, Rauf attendait Lily confortablement installé dans un fauteuil, un verre d’eau minérale à la main. Il avait ordonné au personnel de se tenir suffisamment à distance pour ne rien entendre de la conversation. Ce n’était pas très compliqué, attendu qu’il possédait cet hôtel. Donner rendez-vous à Lily dans un lieu ouvert et public était un choix délibéré de sa part. Il tenait à maintenir une distance formelle entre eux et s’assurer que leur entretien fût le plus court possible.
De toute façon, il n’avait guère le choix, sa suite au dernier étage étant déjà occupée par sa famille qui l’attendait pour déjeuner. L’infernal et néanmoins adorable trio matriarcal de la famille Kasabian, formé par son arrière-grand-mère de quatre-vingt-dix ans, sa grand-mère de soixante-quatorze ans et sa mère, avait l’art et la manière de s’inviter à l’improviste… C’était la rançon à payer lorsque, comme lui, on était le fils unique sur lequel reposait tous les espoirs d’une lignée.
Chassant cette pensée de son esprit, il se concentra sur l’entretien à venir avec Lily. Il s’attendait à être déçu. Ou pour être plus exact, il espérait l’être. Aucune femme ne pouvait rester aussi belle qu’elle l’était lorsqu’il l’avait rencontrée trois ans auparavant.
Comme si le sort avait décidé de lui adresser un pied de nez, deux grooms se précipitèrent comme un seul homme pour tenir la porte à la jeune femme qui arrivait. Lily s’avança alors. Elle ne semblait pas marcher, mais flotter dans l’air, sa longue jupe balayant avec grâce ses chevilles. Les manches de sa robe s’ouvraient en corolle sur ses bras, découvrant des poignets d’une incroyable finesse. Quand elle approcha de la réception, le gérant de l’hôtel quitta son bureau pour la saluer et lui indiquer le chemin. Tous les regards masculins se tournèrent dans sa direction, comme pour rendre grâce à sa beauté.
Ses cheveux noués en queue-de-cheval avaient la couleur d’un champ de blé mûrissant au soleil. Ils étaient encore plus longs qu’autrefois…
Evidemment, cette grâce virginale, cette can-deur angélique n’étaient qu’un leurre. Lily calcu-lait tous ses effets, songea Rauf en esquissant un sourire de dérision. Sa robe, élégante dans sa simplicité, accentuait la pureté de son visage et ses cheveux ne semblaient avoir été attachés que pour inspirer aux hommes le désir de les voir cascader jusqu’au creux de ses reins.
Aucune femme dotée d’une telle beauté ne pouvait en être inconsciente. S’il ne s’était pas laissé duper par l’air faussement innocent de cette créature irréelle, s’il s’était simplement *******é de profiter de son corps, il se serait aperçu plus tôt de ce qu’elle était vraiment : une petite garce
En approchant de la réception, Lily sentit les battements de son cœur s’accélérer. Ses jambes, molles comme de la guimauve, la portaient à peine. Elle n’arrivait toujours pas à croire qu’elle était sur le point de revoir Rauf Kasabian. Mais alors que le gérant lui indiquait le chemin, elle le vit. Il venait de se lever pour l’accueillir. Au prix d’un effort surhumain, elle parvint à avancer.
Qu’il était grand ! songea-t‑elle, le cœur serré. 1,90 m environ, des épaules d’athlète, des hanches étroites : c’était un homme au sommet de sa force et de son pouvoir de séduction. Les traits parfaitement dessinés de son visage exaltaient son teint de bronze. Il était si beau que même dans les rues bondées de Londres, les femmes s’étaient retournées sur son passage. Une chevelure noire et luxuriante encadrait sa tête orgueilleuse. Sous le velours de ses longs cils, ses yeux sombres avaient un éclat félin. Aussi noirs que l’ébène, ils s’illuminaient de reflets dorés à la lumière du soleil.
S’apercevant qu’elle s’était immobilisée quelques secondes, comme une collégienne en émoi, elle se sentit rougir. Rauf ne chercha pas à lui rendre la tâche plus facile en venant à sa rencontre. Non, de toute évidence, il éprouvait une satisfaction certaine à ce qu’elle vienne à lui.
Rauf la dévisagea. Il l’avait espérée moins belle que par le passé ? Elle l’était plus que dans son souvenir, songea-t‑il malgré lui. Comment avait-il pu sous-estimer le charme envoûtant de cette peau de perle, délicatement nacrée à la lumière du jour ? Et il préférait ne pas penser au bleu céleste de ses grands yeux d’enfant, à ses cils bruns qu’une biche aurait pu lui envier.
Rauf était déchiré. Son esprit lui intimait l’ordre de rester indifférent à cette femme, mais une partie plus primitive de son être lui rappelait cruellement sa condition de mâle. Lorsque son corps rendit un secret hommage à la beauté de Lily, il sentit une bouffée de colère l’envahir. La voyant approcher, il se leva de son siège.
A quelques mètres du but, Lily crut défaillir. Dans quelques instants, il lui faudrait affronter Rauf…
— Cela fait bien longtemps, s’entendit-elle dire d’une voix étranglée lorsqu’elle l’eut rejoint.
— En effet, répondit-il sans ciller. Puis-je vous offrir un rafraîchissement ?
— Euh oui, merci… une orange pressée, s’il vous plaît.
Rauf passa la commande au serveur qui se tenait à quelques mètres et se tourna de nouveau vers elle.
— Parlons affaires, voulez-vous ? J’ai très peu de temps devant moi

2

Décontenancée par l’extrême froideur de Rauf, Lily accueillit l’arrivée du serveur avec soulagement. Galamment, celui-ci avança un fauteuil à son intention.
— Merci beaucoup, dit-elle en lui adressant un petit signe de tête.
— C’était un plaisir, Hanim, répondit-il avec un sourire admiratif.
Rauf prononça quelques mots en turc, le re-gard sévère. Baissant la tête, l’homme s’éclipsa aussitôt.
— Vous avez sans doute remarqué que mes compatriotes sont très sensibles aux charmes des Anglaises, surtout quand elles sont blondes, commenta Rauf, l’air moqueur.
— Oui, reconnut distraitement Lily en songeant au chauffeur de taxi qui avait fait de son mieux pour attirer son attention durant le trajet.
Mais pour l’instant, l’empressement de la gent masculine à son égard était le cadet de ses soucis. Elle tâchait de surmonter la nervosité — et l’émoi— qu’elle ressentait en présence de Rauf. Comme par le passé, elle avait du mal à se dominer en sa présence. Ce qui était bien naturel : aucun autre homme ne lui avait jamais inspiré d’émotions si violentes.
— Il faut que vous sachiez que dans mon pays, les Anglaises ont la réputation d’être des femmes très faciles. Alors, forcément, ça excite la convoitise des hommes.
Les joues de Lily s’enflammèrent.
— Je vous demande pardon ?
Rauf darda sur elle un regard lourd de mépris. D’ordinaire, il n’était pas si agressif, mais les allures de jeune fille comme il faut de Lily l’exaspéraient au plus haut point.
— Les Anglaises sont folles de mes compa-triotes. Vous ne pouvez donc pas leur reprocher d’essayer…
— Je ne leur reproche rien.
Les doigts de Lily se crispèrent sur la serviette qu’elle tenait sur ses genoux. L’attitude de Rauf la suffoquait. Pourquoi se montrait-il si grossier à son égard ?
Malgré elle, ses yeux se posèrent sur sa bouche. La sévérité de son expression n’atténuait nullement la sensualité de ses lèvres. Au souvenir de leur douceur sur les siennes, une étrange chaleur enflamma son ventre. Horrifiée par la tournure de ses pensées, elle baissa les yeux et prit tout son temps pour ouvrir le porte-documents. Hélas, lorsqu’elle releva la tête, elle fut happée par le regard fauve de Rauf.
Elle devait à tout prix échapper à la force magnétique qu’il exerçait sur elle. Comment pouvait-elle être sensible à la séduction d’un homme qui l’avait rejetée quelques années auparavant ? Incapable de supporter davantage le silence électrique qui s’était abattu sur eux, elle lança :
— Vous m’avez dit disposer de peu de temps… je propose donc que nous discutions tout de suite du malentendu qui m’amène.
Bien décidé à savourer cet instant, Rauf laissa errer son regard sur le visage de Lily. Un petit sourire de satisfaction éclaira son visage. Les joues de la belle avaient légèrement rosi et ses grands yeux brillaient un peu trop. Manifestement, elle le désirait toujours.
— Un malentendu ? reprit-il en arquant un sourcil narquois. Je n’en vois aucun. Pour moi, la situation est très claire.
— Mais…, protesta Lily, soudain toute pâle.
En la voyant fouiller dans ses documents, Rauf réprima un soupir. Qu’espérait-elle, au juste ? Le persuader que son conseiller financier, le plus talentueux du pays, avait commis une erreur ? La pauvre enfant perdait son temps…
— Que les choses soient claires, Lily, déclara-t‑il avec froideur. Je n’ai pas l’intention de regarder cette paperasse. Le contrat que j’ai signé avec votre père il y a deux ans était très clair ; nous devions partager les profits annuels rapportés par les villas. Je n’ai jamais eu de nouvelles de sa part, voilà le problème.
— Mon père honore toujours ses contrats ! s’insurgea Lily.
Une vague de panique l’envahit soudain. Comment pourrait-elle prouver la bonne foi de son père si Rauf refusait de regarder les preuves qu’elle avait apportées ? Consciente de l’impact de cet entretien sur l’avenir de Harris Travel, elle lui tendit la première page du dossier.
— Jetez au moins un coup d’œil à ceci. C’est un extrait de nos registres de l’année dernière : l’argent a été viré sur le compte de votre société, Marmaris Media Corporation, à la Banque Turque de Londres. J’ai tout vérifié.
Voyant qu’il restait imperturbable, elle s’enflamma.
— Si ce n’est pas la preuve qu’il y a un malentendu, je ne sais pas ce qu’il vous faut !
Rauf secoua lentement la tête, sans cesser de sourire. Lily avait réussi à piquer sa curiosité pour une simple et bonne raison : il n’avait jamais eu de compte à la Banque Turque de Londres.
— Vous venez au contraire de me donner la preuve que je peux vous intenter un procès pour fraude, répliqua-t‑il d’une voix calme.
Lily ouvrit de grands yeux incrédules.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous prétendez avoir viré la somme sur le compte de Marmaris Media Corporation ?
— Oui !
— Ce nom ressemble beaucoup à celui de ma société…
— Comment ça « ressemble » ? Votre société s’appelle bien comme cela, et je vous assure que…
— Ne jouez pas les innocentes, gronda Rauf. Ma société se nomme Marmaris Media Interna-tional, et vous le savez très bien. N’essayez pas de m’embobiner avec vos ruses d’écolière. Si vous avez donné l’argent à un groupe nommé Marmaris Media Corporation, c’est votre pro-blème, pas le mien.
— Dans ce cas, cette somme est toujours disponible sur ce compte ! s’exclama Lily, convaincue d’avoir éclairci le problème. Vous comprenez ce qui s’est passé ? Personne à l’agence ne s’est aperçu que le nom n’était pas le bon. L’argent a été viré sur le compte d’une autre société… Oh mon Dieu, j’espère qu’ils ne l’ont pas dépensé
Rauf commençait à bien s’amuser. La candeur de Lily aurait peut-être eu raison de son cynisme s’il ne l’avait pas mieux connue, mais il n’était pas dupe de son petit numéro. « J’espère qu’ils ne l’ont pas dépensé »… Une réplique digne d’une comédie ! Pour un peu, il aurait éclaté de rire.
En tout cas, ce prétendu malentendu était cousu de fil blanc. S’il acceptait de vérifier la validité de cette histoire abracadabrante, il dé-couvrirait que ce fameux compte au nom de Marmaris Media Corporation était complètement vide. Faire passer l’argent d’un compte à un autre et falsifier les registres était le B.A. BA des fraudeurs.
— Avez-vous entendu ce que je viens de dire ? s’enquit Lily, décontenancée par son absence de réaction.
Pour sa part, elle était soulagée d’avoir mis le doigt sur le nœud du problème. Désormais, il ne restait plus qu’à trouver un moyen de rectifier cette malheureuse erreur.
— Il est possible que votre argent dorme ac-tuellement sur ce compte ou que quelqu’un en ait profité en toute impunité ces deux dernières années.
— Fort heureusement, ce n’est pas mon pro-blème, rétorqua Rauf d’une voix douce comme de la soie.
— Je ne comprends pas…, bredouilla Lily. Il s’agit de votre argent, tout de même.
De plus en plus incrédule, elle osa le regarder dans les yeux. Elle regretta aussitôt son impru-dence. Sous le regard incisif et caressant de Rauf, elle eut l’impression d’être nue.
A sa grande honte, elle sentit les pointes de ses seins se durcir sous la dentelle de son soutien-gorge. Agacée que son corps la trahisse, elle espéra que son trouble avait échappé à son interlocuteur. « Reprends-toi », s’ordonna-t‑elle. Après tout, elle n’était plus amoureuse de cet homme. Certes, Rauf était séduisant… très séduisant, même… mais cela n’excusait pas sa faiblesse.
Lily était la tentation incarnée, un véritable supplice de Tantale, songea Rauf avec dépit. Heureusement, un élan de colère lui permit de surmonter le désir qui le tenaillait. Cette femme n’était qu’une allumeuse, voilà tout. Trois ans plus tôt, elle avait habilement utilisé le langage du corps pour lui témoigner son désir, mais lorsqu’il avait voulu répondre à ses invitations muettes, elle avait refusé de se donner à lui. « Tu me fais peur », avait-elle dit alors, l’air sincèrement désolé. Percuté de plein fouet par cet aveu, un peu touché malgré lui, il lui avait offert sa patience. Cadeau qu’aucune autre femme n’avait reçu de sa part. Quand il repensait à ces paroles aujourd’hui, il ne ressentait plus que de la rage.
— Ma chère Lily, dit-il en ricanant mécham-ment, votre petite théorie est plutôt amusante, mais je vous rappelle que Harris Travel me doit toujours de l’argent.
— Bien sûr, seulement…
— Je ne tolère pas que l’on essaie de m’arnaquer, coupa-t‑il d’une voix tranchante. Dans ces cas-là, je peux être impitoyable, vous savez.
— Je vous demande seulement de bien vouloir jeter un coup d’œil à ces documents, répondit Lily sur un ton de reproche. Cela ne vous coûte rien… pourquoi me traitez-vous de cette façon ?
— De quelle façon, au juste ?
— Eh bien, comme si nous étions des enne-mis… ou quelque chose de ce genre, murmura-t‑elle.
— Lorsqu’une aventure s’achève, elle appar-tient définitivement au passé, et lorsque rien ne s’est vraiment passé, tout sombre aux oubliettes. C’est plus frustrant, mais plus commode aussi. Je n’ai rien à dire de plus sur le sujet.
Les yeux rivés sur le porte-documents, Lily réprima une soudaine envie de pleurer. Elle comprenait à présent pourquoi Rauf avait cessé de s’intéresser à elle : leur idylle n’avait jamais été consommée. Bien sûr, elle s’était douté que son intérêt pour elle était strictement sexuel, mais en recevoir la confirmation de manière aussi brutale était affreusement douloureux.
— Le temps presse, déclara Rauf en détour-nant le regard.
Décidément, Lily se révélait une excellente comédienne. Son air d’enfant prise en faute était particulièrement réussi. A vrai dire, il avait toutes les peines du monde à se souvenir qu’elle était rompue à cet art. Trois ans auparavant, il avait cru qu’elle désirait l’épouser par amour… pour découvrir, hélas, qu’elle ne s’intéressait qu’à son argent.
— Très bien, répondit Lily en relevant la tête avec fierté. Pour résumer la situation, l’agence Harris Travel se trouve en difficulté. Il y a deux ans de cela, suite à des problèmes de santé, mon père a pris sa retraite. A ce moment-là, Brett s’est occupé de l’agence, mais depuis qu’il n’est plus là, c’est ma sœur, Hilary, qui dirige l’affaire. D’après vous, nous n’avons pas honoré notre part du contrat, et nous vous avons sciemment dupé. C’est faux… Si vous persistez à le croire et exigez votre dû immédiatement, Harris Travel n’aura plus qu’à déposer le bilan.
— Il ne manque plus que les violons ! s’exclama Rauf en riant. Réveillez-vous, ma chère Lily, le monde des affaires est une jungle.
Qu’avait-elle voulu dire par « depuis que Brett n’est plus là » ? Etait-il mort ? Travaillait-il pour une autre compagnie ? Sans qu’il eût à le de-mander, Lily lui donna la réponse.
— Brett est parti avec la meilleure amie d’Hilary, Janice. Ils ont divorcé.
Tout s’expliquait donc ! Voilà pourquoi Lily avait fait le voyage jusqu’en Turquie pour qué-mander sa clémence. Ce salaud de Brett était parti avec une autre femme ! Rauf esquissa une moue de dégoût. Il se souvint de sa cruelle déconvenue le jour où il avait découvert que Lily était une menteuse de la pire espèce.
— J’ai l’impression que vous ne m’écoutez pas, pourtant ce que je suis en train de dire est très important, se lamenta Lily. Si vous affirmez n’avoir jamais touché cet argent…
— C’est un fait, coupa-t‑il. Nous n’allons tout de même pas y passer la journée !
— Dans ce cas, c’est une erreur de l’agence, et je vous présente toutes nos excuses. Mais j’espère sincèrement que vous serez assez pa-tient pour nous laisser le temps de régulariser la situation.
— Et pourquoi devrais-je me montrer patient ?
L’entreprise de bâtiment embauchée par Harris Travel s’était montrée patiente elle aussi, et pour quel résultat ? songea-t‑il sombrement.
— Je ne vous reconnais plus, murmura Lily, bouleversée.
Comment avait-il pu changer à ce point ? Avait-il toujours été l’être froid et sans cœur qui se tenait devant elle ? Avait-elle imaginé la fi-nesse et la sensibilité qu’elle avait cru percevoir en lui à l’époque de leur idylle ? Armée de l’énergie du désespoir, elle essaya une dernière fois de l’atteindre.
— Un délai, Rauf, je ne demande qu’un délai.
— Non, trancha-t‑il. J’ai déjà perdu suffi-samment de temps.
— Je ne m’étais pas attendue à cela en solli-citant cet entretien ! protesta Lily d’une voix plus aiguë. Pourquoi refusez-vous de m’aider ? Je n’ai pas les moyens logistiques de vérifier ce malentendu bancaire d’ici.
La voix de Lily se faisait suppliante, ce qui n’était pas pour déplaire à Rauf. Sa décision était prise bien sûr, mais pourquoi ne profiterait-il pas un peu du spectacle qu’elle semblait disposée à lui offrir ? Il ne manquait plus qu’elle se mette à genoux pour que sa vengeance soit complète.
Pressentant qu’il était sur le point de lui ac-corder son attention, Lily posa de nouveau le dossier sur la table.
— Jetez un coup d’œil à ces documents, je vous en prie, dit-elle le plus calmement possible. Je peux vous promettre que, quoi qu’il arrive, vous serez payé… Brett a fait construire deux villas de luxe à Dalyan et j’ai l’intention de les vendre. Vous voyez, nous avons quelques garanties…
Des garanties ? songea-t‑il avec ironie. La meilleure d’entre elles se tenait à un mètre de lui. Sans dire un mot, il planta son regard dans celui de Lily. Ses yeux bleus étaient aussi éclatants que le plus pur saphir, mais ils ne le feraient pas fléchir. L’audace de cette femme dépassait les bornes ! Comment osait-elle lui raconter une telle fable ? Imaginait-elle qu’il aurait accepté ce rendez-vous sans s’être renseigné à l’avance ? Les faits, il les connaissait tous.
Lorsque Rauf saisit enfin les documents, Lily entrevit une lueur d’espoir.
— Attention, je ne vous promets rien, dit-il d’une voix sévère.
— Oui, bien sûr, répondit-elle, certaine qu’il se montrerait plus compréhensif après avoir lu les papiers.
— Cependant…
Elle retint son souffle.
— Vous comprenez bien qu’en acceptant d’examiner votre cas de plus près, je suis en droit d’exiger une contrepartie.
Il éprouvait une certaine jouissance à la voir suspendue à ses lèvres. C’était un juste retour des choses. Après tout, elle aussi avait pris plaisir à le laisser dans l’incertitude, autrefois, jouant tantôt l’enthousiaste, tantôt l’effarouchée. Ce mélange de timidité et de chaleur, de nervosité et de douceur avait réussi à le convaincre qu’elle était vierge. Vierge !
Elle avait joué avec lui, mais à présent, c’était à son tour de la mener à la baguette.
— Une contrepartie ? s’enquit Lily en fronçant les sourcils.
Une flamme inquiétante dansait dans le regard de Rauf. Tel un chasseur certain de capturer sa proie, il prenait visiblement plaisir à la faire attendre. Seigneur, qu’avait-il en tête ?
— Dans ce bas monde, rien n’est gratuit. Vous ne l’avez toujours pas appris, ma chère ?
— Je ne suis pas sûre de comprendre…
— C’est très simple, pourtant. Pour étudier tous ces documents, je vais avoir besoin de votre aide.
Lily se détendit d’un coup. Un beau sourire illumina son visage.
— Bien sûr, cela va sans dire.
— Parfait ! Laissez-moi vous expliquer rapi-dement la situation : je dois rentrer ce soir à Istanbul, mais demain, en fin de journée, je compte me rendre dans ma maison de campagne pour quelques jours. Le plus simple serait que vous m’y rejoigniez.
Il marqua une pause avant d’ajouter d’une voix suave :
— Ce sera plus pratique que vous soyez à mes côtés pour répondre à mes questions.
Abasourdie par ce qu’elle venait d’entendre, Lily ne sut que répondre. L’idée de passer quelques jours dans la propriété de Rauf l’angoissait au plus au point. Néanmoins, au regard des circonstances, elle n’était pas en position de refuser.
— C’est d’accord, répondit-elle.
Sa réponse ne surprit pas Rauf, pas plus que son air déconfit d’ailleurs. La pauvre Lily ne s’était pas attendu à cela ! Mais naturellement, elle ne pouvait pas dédaigner cette occasion de surveiller de près son enquête. Elle devait être terrifiée à l’idée qu’il découvre une preuve accablante contre sa famille et elle. Peut-être espérait-elle manœuvrer auprès de lui pour étouffer l’affaire ? Quoi qu’il en soit, lorsqu’ils seraient en route pour Sonngul, il s’arrangerait pour lui montrer les fameuses « villas » qu’elle se proposait d’offrir en garantie. Il la mettait au défi d’oser encore lui mentir à ce moment-là.
— Quand voulez-vous que je vienne ? deman-da-t‑elle en rougissant. Votre maison est-elle loin d’ici ?
— Un peu, oui. J’enverrai une voiture à votre hôtel demain à 11 heures. Nous nous retrouve-rons à l’aéroport.
Attardant ses yeux sur les lèvres sensuelles de Lily, Rauf l’imagina étendue sur son lit, dans cette vieille maison où il n’avait jamais invité de femme, par respect pour sa famille. Allait-il profiter de la situation ? Non, décida-t‑il. Ce serait vraiment sordide.
— Merci beaucoup, répondit Lily. Je vous suis reconnaissante de bien vouloir consacrer du temps à cette affaire.
Consciente du regard qu’il venait de poser sur sa bouche, elle sentit ses joues s’enflammer. L’atmosphère était chargée d’électricité et pour la seconde fois depuis le début de l’entretien, elle ressentit une palpitation brûlante au creux de son ventre. Inutile de se voiler la face : elle désirait cet homme, elle le désirait follement.
Refoulant les images voluptueuses que lui inspirait Lily, Rauf serra les poings. Sa culpabilité ne faisait plus l’ombre d’un doute à présent. Dès qu’il aurait rassemblé suffisamment de preuves, il confierait l’affaire à la police. Le désir que Lily suscitait en lui ne l’influencerait pas. En l’exhortant à enquêter sur cette affaire, la jeune femme avait commis une grave erreur… Malheureusement pour elle, les lois de ce pays n’étaient pas des plus tendres pour les aventurières de son espèce.
— J’ai bien peur de devoir vous laisser à présent, annonça-t‑il tout à trac. On m’attend pour déjeuner.
Un peu étonnée d’être congédiée si vite, Lily bafouilla de vagues adieux. Mais Rauf ne l’écoutait plus. Suivant la direction du regard de ce dernier, elle aperçut une vieille dame aux cheveux argentés.
En reconnaissant son arrière-grand-mère, Ne-lispah Kasabian, Rauf rongea son frein. Son aïeule avait dû apprendre qu’il avait rendez-vous avec une jeune et ravissante étrangère. Et bien sûr, cela avait suffi à piquer au vif sa curiosité.
Lily comprit sans peine que la nouvelle arri-vante était une parente de Rauf. Lorsque cette dernière fut arrivée à leur niveau, elle adressa quelques mots en turc au serviteur qui l’escortait. Celui-ci se tourna alors vers Lily et déclara :
— Mme Kasabian me charge de vous dire…
Visiblement mal à l’aise, l’homme marqua une pause et lança un regard désolé à Rauf.
— … qu’elle trouve votre robe très jolie, poursuivit-il en baissant les yeux.
Discrètement, Rauf examina la tenue de Lily. Simple et de bon goût, la robe qu’elle portait se *******ait de suggérer la beauté de ses formes, sans les dévoiler. Cette élégance empreinte de retenue était certainement du goût de son aïeule que le laxisme moderne offusquait. Heureuse-ment, Nelispah ne regardait jamais la télévision et refusait de lire les journaux appartenant au groupe Kasabian. Elle se l’était interdit, convaincue que son défunt mari aurait voulu la tenir à l’écart des médias.
— Grand-mère, déclara-t‑il en turc puis en anglais, j’ai l’honneur de te présenter Lily Harris. Lily, je vous présente Nelispah Kasabian.
Le sourire chaleureux de Mme Kasabian ré-conforta Lily.
— Madame, je suis ravie de faire votre con-naissance, dit cette dernière en saluant la vieille femme.
Posant la main sur le bras de son ar-rière-petit-fils, Nelispah se mit à parler en dési-gnant Lily de la tête. D’un geste discret, Rauf ordonna au serviteur de ne pas traduire ses propos.
— Mon chéri, lui dit sa bisaïeule sur le ton de la confidence, ton amie Lily a un très joli sourire et son visage respire la bonté. J’aimerais qu’elle se joigne à nous pour le déjeuner.
Imaginant ce qui risquait de se produire si les trois femmes de la famille rencontraient Lily, il jugea urgent d’éloigner son arrière-grand-mère.
— Lily, si vous voulez bien m’excuser un ins-tant, annonça-t‑il en prenant Nelispah par le bras.
Raccompagnant cette dernière jusqu’à l’ascenseur, il lui expliqua que son « amie » n’avait pas le temps de partager leur repas.
Lily les suivit du regard. Lorsque son ar-rière-grand-mère était arrivée, le visage de Rauf s’était adouci. Quel contraste avec la dureté dont il avait fait preuve quelques minutes auparavant ! songea-t‑elle tristement.
Mais elle ne devait pas oublier qu’elle était ici pour affaires, et pour affaires uniquement. L’agence avait commis une grave erreur et elle devait tout faire pour la corriger. Brett était-il responsable de cette bévue ? C’était peu pro-bable. En dépit du mépris qu’elle vouait à l’ex-mari de sa sœur, elle n’avait jamais remis en question ses talents de gestionnaire. A l’instar de son père et d’Hilary, elle avait toujours été impressionnée par son efficacité et par son immense capacité de travail. Le chiffre d’affaires de l’agence avait peut-être fondu ces dernières années, mais nul ne pouvait le reprocher à Brett. Après tout, ce n’était pas sa faute si une agence de voyages concurrente avait ouvert dans la même ville.
Quoi qu’il en soit, elle avait été bien inspirée de mentionner les deux villas qu’elle comptait vendre, car c’était à ce moment-là que Rauf avait commencé à l’écouter.
Seulement, elle espérait de tout cœur qu’elle n’aurait pas à se servir du produit des ventes pour honorer sa dette envers lui. A cette idée, une terrible angoisse l’envahit soudain ; quel serait l’avenir de l’agence si la somme virée sur le mauvais compte avait disparu ? Sans l’argent des villas, l’agence survivrait-elle ?
Lily décida d’attendre d’en savoir davantage avant d’annoncer ces mauvaises nouvelles à sa sœur.
— Ma limousine vous reconduira à votre hôtel, déclara Rauf à son retour.0
Il l’escorta jusqu’à la voiture sans dire un mot. Ils empruntèrent un long corridor désert, où la lumière du soleil apparaissait, filtrée au gré des colonnes de marbre. Troublée par le détache-ment dont son compagnon faisait preuve, Lily osa demander :
— Ne pourrions-nous pas laisser les affaires de côté et rester amis ?
Ses grands yeux bleus, comme éperdus de désarroi, semblaient le supplier, mais il refusa de se laisser attendrir.
— Nous n’avons plus cinq ans, ma chère.
Lily se sentit rougir jusqu’à la racine de ses cheveux. Elle aurait voulu disparaître sous terre. Pourquoi n’avait-elle pas réfléchi avant de par-ler ?
— Malgré cela, güzelim, ajouta-t‑il d’une voix traînante, je n’aime pas décevoir une jeune femme.
Tous deux s’étaient arrêtés. Un rayon de soleil illuminait le visage de Rauf. Son regard, comme incendié de lumière, était dur et sensuel. Dans le silence tendu qui s’était installé entre eux, Lily sentait son cœur cogner furieusement dans sa poitrine.
— Rauf…, murmura-t‑elle dans un souffle.
Sans crier gare, il écrasa alors ses lèvres contre les siennes, lui infligeant un baiser avide et passionné. Pendant quelques secondes, Lily fut paralysée. Puis, gagnée par l’érotisme sau-vage de cette étreinte, elle y répondit avec ar-deur. Ivre de volupté, elle émit un faible gémis-sement.
L’instant suivant, Rauf s’arrachait brutalement à elle. Chancelante, elle le regarda sans com-prendre.
Furieux d’avoir cédé à l’urgence de son désir, il posa sur Lily un regard chargé de mépris. Il lui en voulait de l’avoir encouragé avec son regard humide et sa voix tremblante, mais il se maudissait d’avoir perdu le contrôle de lui-même. Dans un lieu public de surcroît ! Avait-il oublié que ces démonstrations impudiques n’étaient guère appréciées dans son pays ?
Bon sang, où avait-il la tête ?
En dépit de sa confusion, un sentiment de fierté s’empara de Lily. Elle avait réussi à profiter de ce baiser sans céder à une attaque de panique, comme par le passé. Ces dernières années, elle avait trouvé la force de parler de ses angoisses à un psychologue. Au prix d’un gros travail sur elle-même, elle était enfin parvenue à les surmonter.
— Ceci ne se reproduira plus, annonça Rauf d’une voix glaciale avant de se remettre en marche.
En ouvrant la porte de la limousine, une minute plus tard, il ajouta :
— Que les choses soient claires : il n’y a plus rien entre nous.
Humiliée, blessée, Lily monta dans la voiture sans répondre. Pourquoi l’avait-il embrassée dans ce cas ? Elle regretta amèrement de ne pas l’avoir rejeté au lieu de se jeter à son cou comme si sa vie en dépendait. Trois ans s’étaient écoulés depuis la fin de leur idylle, mais elle était toujours aussi immature. A l’âge de vingt-quatre ans, elle était toujours vierge et manquait totalement d’expérience. De toute évidence, Rauf avait dû réagir aux signaux qu’elle avait émis sans le savoir.
Qui aurait pu prévoir qu’elle, entre toutes les femmes, allait encourager un homme par son attitude ? Pâle et défaite, Lily appuya sa tête sur le rebord de la vitre. Lentement, des souvenirs du passé, des souvenirs qu’elle refoulait d’ordinaire, lui revinrent à la mémoire.
Elle n’avait que douze ans lorsque sa sœur avait épousé Brett. Le jour du mariage, elle s’était réjouie, heureuse qu’Hilary ait enfin trouvé le grand amour. Et lorsque son futur beau-frère avait annoncé qu’il comptait s’installer chez eux, elle avait sauté de joie. Leur père avait été très favorablement impressionné par son gendre qui s’était toujours montré très respectueux à son égard. Peu de temps après, Douglas avait d’ailleurs mis leur maison au nom de Brett et Hilary.
Tout s’était gâté deux ans plus tard lorsque Lily avait surpris son beau-frère avec une autre femme. En rentrant de chez une de ses amies, qui habitait un peu à l’extérieur de la ville, elle avait traversé un parking. Apercevant la voiture de sport de Brett, elle s’était approchée dans l’espoir de se faire raccompagner. Mais à quelques mètres du véhicule, elle s’était arrêtée, tétanisée. Son beau-frère enlaçait une inconnue qu’il embrassait fougueusement. Horrifiée, elle s’était enfuie, errant quelques heures en ville avant de trouver le courage de rentrer chez elle.
Jusqu’alors, elle n’avait jamais rien caché à sa sœur, son unique confidente, mais ce jour-là, elle s’était tue. Non seulement parce qu’Hilary était folle amoureuse de son mari, mais aussi parce qu’elle approchait du terme de sa seconde grossesse. Pendant des semaines, Lily avait souffert le martyre avant de prendre la décision de se confier à son père. En agissant de la sorte, elle avait espéré se débarrasser d’une responsabilité trop lourde pour elle.
Hélas, Douglas Harris n’avait pas réagi comme elle l’avait espéré.
— Tu te trompes ! avait-il déclaré avec colère. C’est impossible !
— Mais je les ai vus… C’était Brett, dans sa voiture ! avait-elle protesté en vain.
— Je ne veux plus jamais entendre de telles inepties, avait-il tonné. Et ne t’avise pas d’en souffler mot à ta sœur. Brett et Hilary sont heu-reux en ménage. Je ne comprends pas que tu oses inventer une telle histoire sur ton beau-frère.
L’univers de son enfance s’était effondré à ce moment-là. Elle n’avait pas compris que son père, un homme doux et compréhensif, refuse obstinément de la croire. Les années passant, elle s’était aperçue que la nouvelle avait été trop rude pour lui. Après tout, il avait tant misé sur le bonheur conjugal de sa fille… Malgré cela, il n’avait pu s’empêcher de dire à Brett qu’il avait été vu en galante compagnie dans un parking de la ville.0
Ce dernier n’avait eu aucun mal à deviner qui l’avait vu. Un après-midi, il était allé chercher Lily à l’école et l’avait menacée de tous les maux de la terre.
— Espèce de petite garce ! avait-il hurlé. A compter de ce jour, je te conseille de te mêler de tes affaires. Me suis-je bien fait comprendre ? Si tu continues à raconter ces histoires, je dirai à Hilary que tu as essayé de me séduire. Et je peux t’assurer que c’est moi qu’elle croira.
Lily avait appris à vivre dans la peur au quotidien. Déterminé à la punir, Brett s’était arrangé pour qu’elle se sente perpétuellement menacée. Dès qu’Hilary avait le dos tourné, il jetait des regards concupiscents sur les formes naissantes de Lily, ne lui épargnant aucun commentaire scabreux. Il n’avait jamais osé la toucher, mais elle avait toujours redouté qu’il le fasse.
Peu de temps après, Lily avait fui le cercle familial en choisissant d’étudier dans une université située à plusieurs centaines de kilomètres de sa ville natale. Elle était devenue une jeune fille timide, silencieuse et secrète qui cachait son corps sous des vêtements amples pour décourager les regards masculins.
De retour à l’hôtel, Lily prit une douche froide pour se rafraîchir les idées. Laissant couler l’eau tiède sur sa nuque, elle se rappela que ce cau-chemar appartenait au passé à présent. Brett était définitivement sorti de sa vie. Elle regrettait seulement que le traumatisme qu’il lui avait infligé l’ait empêchée d’entretenir une relation normale avec Rauf Kasabian, trois ans auparavant.
Aujourd’hui, ce dernier se montrait hostile et froid. Jamais elle n’avait imaginé qu’il la recevrait aussi mal et, pourtant, elle était prête à tout pour saisir une deuxième chance de lui plaire. Malheureusement, il lui avait clairement fait comprendre qu’il n’avait pas la moindre intention de succomber de nouveau à ses charmes.
Pouvait-elle vraiment lui en vouloir ? Après tout, il était en droit de lui reprocher son com-portement passé…0

3

L’été suivant sa deuxième année à l’université, Lily avait travaillé comme serveuse dans un bar branché de Londres.
En acceptant ce petit boulot d’étudiante, elle n’avait pas imaginé qu’elle aurait à subir les plaisanteries douteuses de ses clients masculins, encore moins leurs mains baladeuses. Ses collègues semblaient habituées à ces incessants « hommages », mais Lily, elle, se sentait salie par l’œil paillard de ces hommes. Heureusement, son salaire auquel venait s’ajouter de généreux pourboires lui avait permis de louer un petit appartement en colocation avec une amie. Grâce à cet emploi, elle avait évité de vivre sous le même toit que Brett.
Un jour, Rauf était venu déjeuner au bar en compagnie d’une ravissante jeune femme.
— Tu as vu ce canon ? s’était exclamé Anna-belle, sa colocataire et collègue. Pourquoi faut-il que les plus beaux mâles soient toujours pris ?
Habituée aux plaintes de son amie au sujet de la pénurie de célibataires, Lily s’était gentiment moquée d’elle.
— Oh non, tu ne vas pas recommencer ! Qui as-tu remarqué, cette fois-ci ?
— Le type, là-bas, avec la brune sexy en robe blanche.
Jetant un coup d’œil, Lily avait dû reconnaître que son amie avait bon goût. La prestance de cet homme, la régularité de ses traits, ses beaux cheveux noirs et sa bouche sensuelle le distin-guaient du commun des mortels. Mais elle n’y aurait pas prêté davantage attention s’il n’avait tourné la tête à ce moment-là. En voyant ses yeux, d’un marron aux reflets dorés, elle avait senti les battements de son cœur s’accélérer. Mais ce n’était rien à côté de ce qu’elle avait éprouvé lorsque leurs regards s’étaient croisés. Sourde au brouhaha de la salle, indifférente à l’agitation ambiante, elle était restée immobile, incapable de s’arracher à l’emprise de ses yeux félins.
La voix d’Annabelle l’avait subitement ramenée à la réalité.
— Sacrée veinarde, va ! C’est toi qu’il a repérée, je pourrais aussi bien être invisible.
Lily était alors allée prendre la commande de Rauf. Elle avait délibérément évité de le regar-der, notant malgré tout qu’il parlait l’anglais avec une pointe d’accent étranger.
Le désastre s’était produit quelques minutes plus tard, lorsqu’elle avait servi les boissons. Au moment de poser le plateau sur la table, la jolie brune avait balayé l’air d’un revers de main. Surprise, Lily avait lâché le verre dont le contenu s’était répandu sur la robe immaculée de la jeune femme.
— Imbécile ! s’était écriée cette dernière, agissant comme si Lily avait délibérément ren-versé le vin sur sa robe. Non seulement vous vous permettez de faire du gringue à mon fiancé, mais en plus vous venez d’abîmer ma robe !
Alertée par les cris de cette furie, la gérante du bar était venue lui proposer une coupe de champagne pour se faire pardonner. Rouge de honte, Lily avait présenté ses plus plates excuses, mais rien n’avait pu apaiser la compagne de Rauf. Au bout de quelques minutes, ce dernier avait quitté le restaurant avec sa compagne, laissant sur la table quelques billets en vrac.
Lily ne s’était pas attendu à le revoir, mais le lendemain, lorsqu’elle était arrivée au bar, un magnifique bouquet de lys l’attendait. « Avec toutes mes excuses. Rauf », disait la carte.
— Qui était censé faire du gringue à qui ? fit remarquer la gérante en riant.
Le sourire aux lèvres, Lily n’avait rien dit. Elle flottait sur un petit nuage.
Emergeant péniblement de ses souvenirs, Lily se retourna dans son lit. A quoi bon ressasser ce qui n’était plus ?
Le lendemain, Rauf arriva à l’aéroport en jet privé une demi-heure après Lily. Le voyant des-cendre de l’avion dans la lumière éclatante du matin, elle admira l’assurance sereine qui éma-nait de sa personne. Revêtu d’un costume d’été beige qui mettait en valeur son teint mat, il était beau à couper le souffle.
— Si vous voulez bien rejoindre M. Kasabian, dit le chauffeur qui l’avait accompagnée.
Rauf regarda Lily avancer jusqu’à lui. Elle portait une robe de lin bleu pâle et un cardigan blanc. Ses cheveux blonds brillaient à la lumière du soleil. En dépit de l’expression grave de son visage, elle semblait étonnamment juvénile. Touchante, même.
Un instant, le doute l’étreignit et l’idée de la renvoyer chez elle par le premier avion lui tra-versa l’esprit. Que lui prenait-il ? Si elle avait été un homme, il n’aurait pas hésité une seule se-conde. Après tout, il ne faisait que lui rendre la monnaie de sa pièce. Comme prévu, il allait la mettre en confiance pour mieux la surprendre. Comment réagirait-elle lorsqu’elle ferait face aux forces de l’ordre ?
Evidemment, il n’avait pas encore fait appel à la police. Mais le commissariat du village où les villas auraient dû être construites disposait déjà d’un dossier sur l’affaire. De plus, Rauf avait découvert que sur le papier à lettres de Harris Travel, Lily était désignée comme « directrice de l’agence ». A ce titre, il était en droit d’engager des poursuites contre elle. Mais ce qu’il désirait par-dessus tout, c’était la tête de Brett Gilman sur un plateau.
— Il fait chaud, murmura Lily en arrivant à sa hauteur.
— Ce sera pire tout à l’heure, répondit-il avec un petit sourire énigmatique.
En dépit de la canicule, la voix de Rauf, teintée de ce léger accent exotique et traînant qu’elle trouvait si sexy, la fit frissonner.
— Le voyage sera long ? s’enquit-elle en re-gardant l’hélicoptère qui les attendait.
— Une heure tout au plus, mais nous allons faire une pause en cours de route… Comment s’est passé votre séjour en Turquie jusqu’à pré-sent ?0
— A vrai dire, je me sens encore un peu décalée. La semaine prochaine, je compte visiter la région pour organiser les voyages du printemps prochain. Hilary compte sur moi…
Lily s’interrompit. Rauf venait de la soulever pour l’aider à monter dans l’hélicoptère.
— Merci, dit-elle d’une voix tremblante.
Lorsque le pilote fit vrombir le moteur, Rauf se pencha pour l’aider à mettre sa ceinture de sécurité. Leurs regards se croisèrent alors et Lily détourna les yeux en retenant son souffle. Rauf était si près qu’elle sentait la caresse de ses cheveux noirs sous son menton et l’effluve discrètement boisé de son parfum. Le même que trois ans auparavant. A son grand dam, elle sentit les pointes de ses seins se dresser sous l’étoffe de sa robe. Horrifiée par la réaction intempestive de son corps, elle espéra que Rauf ne s’en était pas aperçu.
Elle aurait voulu enfoncer ses doigts dans l’épaisseur soyeuse de la chevelure de cet homme et sentir de nouveau la chaleur de son baiser sur ses lèvres. Le voyage commençait très mal, songea-t‑elle, dépitée. Elle devait absolument reprendre le contrôle d’elle-même, et vite !
Lorsque Rauf se redressa enfin, elle put respirer plus librement. Après le décollage, elle se tourna vers la vitre pour admirer la vue et échapper au regard envoûtant de son compa-gnon. La mer turquoise scintillait à la lumière du soleil. Sertis dans cette immensité bleue, de petits îlots apparaissaient çà et là, comme autant de paradis miniatures.
Au bout de quelques minutes, l’appareil effectua un profond virage et, bientôt, survola l’intérieur des terres. Le spectacle était tout aussi étonnant. Lily aperçut les ruines d’une forteresse ottomane, des forêts d’un vert profond, des petits villages nichés à flanc de colline, et des centaines d’hectares de champs agricoles.
Autrefois, Rauf lui avait expliqué qu’en Turquie l’histoire de chaque famille était liée à un village. L’amour de cette terre d’origine se transmettait de génération en génération, même chez ceux qui s’étaient installés en ville.
L’hélicoptère amorça sa descente et Lily s’aperçut avec surprise que le pilote se dirigeait vers une carrière désaffectée.
— Oh, qu’est-ce que c’est ? demanda-t‑elle.
— Une mine de charbon, lui apprit son com-pagnon.
Etrange…, se dit-elle. Mais, après tout, un des journaux de Rauf faisait peut-être un article sur le sujet ?
— Avez-vous une idée de l’endroit où nous nous trouvons ? demanda-t‑il lorsqu’ils furent descendus de l’hélicoptère.
— Comment voulez-vous que je le sache ?
— Rassurez-vous, vous le découvrirez bien assez tôt, répondit-il.
Décontenancée par l’attitude de Rauf, Lily jeta un regard circulaire autour d’elle. A quelques mètres du terrain vague sur lequel ils avaient atterri, elle aperçut une piste en terre battue.
— Si vous voulez bien me suivre, déclara Rauf en la guidant jusqu’à la route.
Au bout de celle-ci se trouvait un luxueux portail, et de l’autre côté, une allée pavée. Surprise par l’incongruité de la chose, Lily adressa un regard interrogateur à Rauf.
— C’est ici que vous vivez ? demanda-t‑elle.
— Vous plaisantez ? Personne n’habite ici. Qui voudrait se réveiller le matin avec une vue sur la mine ?
Le ton sarcastique de son compagnon fit sursauter Lily. Son sixième sens en alerte, elle se raidit subitement. Qu’entendait-il par là ?
— Dans ce cas, où allons-nous ?
— J’avais envie de vous surprendre en vous proposant une petite visite des villas construites par l’agence Harris Travel.
Lily resta muette quelques instants, puis éclata de rire.
— J’ai bien peur que vous ne soyez pas à la bonne adresse. Les villas en question sont à Dalyan, il me semblait vous l’avoir dit hier. D’après ce qu’on m’a raconté, c’est un endroit enchanteur…
Rauf lui saisit la main et elle cessa de parler. Instinctivement, elle referma les doigts sur les siens et se laissa gagner par la chaleur de ce contact. Sans dire un mot, il lui fit franchir le seuil du portail et la conduisit le long de l’allée. Au bout d’un moment, celle-ci s’arrêtait et la piste continuait.
— Voici la terre que Brett Gilman a achetée pour une bouchée de pain parce que personne n’en voulait.
Lily le regarda sans comprendre. Voyant qu’il était sérieux, elle blêmit.
— Brett… mais ce n’est pas possible… ce n’est pas un endroit touristique, vous voyez bien. Non, je puis vous assurer que ce n’est pas ici que nos villas ont été construites.
— Je suis bien placé pour savoir que si. Je vous rappelle que c’est moi qui ai financé le projet.
— Vous étiez un partenaire silencieux…, fit-elle valoir, au désespoir.
— En effet. Je le regrette à présent. Si j’avais été plus présent, Harris Travel n’aurait jamais rien fait construire ici. Je n’aurais pas accordé mon autorisation pour une chose pareille.
— Qu’entendez-vous par là… ? s’enquit Lily d’une voix tremblante.
— Vous m’avez très bien compris.
— Une petite minute, protesta-t‑elle. J’ai l’impression que vous ne m’écoutez pas. Je le répète : nos villas sont situées à Dalyan.
— Assez ! gronda Rauf avec impatience. J’ai une copie du contrat que Brett a signé avec les constructeurs dans ma poche. Et une copie de l’acte de vente. Ça ne vous suffit pas ?
— Je me fiche pas mal de savoir ce que vous avez dans votre poche ! rétorqua Lily en montant d’un octave.
Portée par une vague de fureur, elle en oublia toute timidité. L’amabilité de Rauf dans l’hélicoptère ne l’avait guère préparée à un tel retournement de situation.0
— J’ai des photos des villas, poursuivit-elle en le fusillant du regard. Elles étaient quasiment achevées à l’époque et je peux vous assurer que la vue était somptueuse !
— Des photos ? C’est impossible.
— Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas à mon goût. Ramenez-moi à l’hélicoptère, je vous prie. Vous voyez bien qu’il n’y a pas de villas ici !
Prise d’une impulsion subite, elle fouilla dans son sac à main pour en extirper une série de clichés.
— Vous voulez une preuve, la voilà ! annonça-t‑elle, d’un air triomphal.
Effaré que Lily s’obstine à mentir face à l’évidence, il jeta un coup d’œil rapide aux pho-tographies.
— Et c’est ce que vous appelez une preuve ? railla-t‑il. Ce n’est pas très compliqué de photographier le travail de quelqu’un d’autre. Allons, si vous refusez de me dire la vérité, je confierai l’enquête à la police.
— A… la police… ? reprit Lily, à présent terrifiée.
— Votre agence a escroqué une entreprise de bâtiment et ses fournisseurs. Harris Travel leur a donné de faux nom et adresse.
Pâle et tremblante sous le soleil accablant de midi, Lily eut l’impression que la terre venait de s’ouvrir sous ses pieds. Il lui fallut quelques secondes pour pouvoir parler.
— Je… je ne sais pas ce dont vous parlez…
Rauf soupira, l’air excédé.
— Il n’y a pas de villas. Rien n’a été construit, à l’exception de ce portail. Et ne faites pas semblant de l’ignorer !
De nouveau, Lily resta muette. S’il possédait une copie de l’acte de vente de ce terrain, cela signifiait que Brett leur avait menti. Mais pourquoi aurait-il fait une chose pareille ?
— Etes-vous sûr que les villas ne sont pas au bout de la route ? s’enquit-elle. Je voudrais voir l’acte de vente.
Rauf le lui remit aussitôt. Les mains trem-blantes, elle parcourut le document qui était rédigé en turc. Mais tout en bas, elle reconnut la signature de Brett. Quel choc ! Elle ne parvenait toujours pas à y croire.
— Je reste persuadée que les maisons se trouvent quelque part, bredouilla-t‑elle. Nous sommes peut-être au mauvais endroit…
Lily semblait aux cent coups, mais Rauf était décidé à ne pas se laisser piéger.
— Il n’y a pas de maisons.
— Enfin c’est impossible !
— Votre beau-frère a acheté ce terrain puis il a engagé une entreprise de bâtiment. Celle-ci a touché une petite avance et commandé du matériel, mais elle n’a plus jamais entendu parler de Brett.
Ses jambes ne la portant plus, Lily s’assit sur un petit rocher.
— Comme vous avez pu le constater, reprit Rauf, les constructeurs ont commencé les tra-vaux. Depuis que la mine a fermé, il n’y a pas beaucoup de travail dans cette région. Les ou-vriers se sont vus promettre des bonus si le travail avançait vite. Gilman est venu ici en flambeur avec une voiture de luxe. Croyant qu’il était riche et qu’il honorerait ses promesses, le directeur de l’entreprise a acheté beaucoup de matériel à crédit. Dans son esprit, et on peut le comprendre, c’était un investissement rentable. Maintenant, deux familles sont endettées à vie à cause de Brett.
Au bord du malaise, Lily se prit la tête entre les mains. Elle devait regarder la vérité en face à présent : Brett leur avait menti sur toute la ligne. Il leur avait d’abord montré les photographies d’un terrain situé sur la côte, puis, quelques mois plus tard, celles des villas, construites sur le même emplacement. A l’époque des faits, son père avait pris sa retraite et Hilary ne l’avait pas encore remplacé à la tête de l’agence.
Durant ce laps de temps, Brett avait eu les mains libres.
Où était passé l’argent qui aurait dû servir à construire les maisons ? La réponse, hélas, ne faisait pas l’ombre d’un doute : son beau-frère l’avait empoché. Et dire qu’au moment du di-vorce, il avait osé réclamer la moitié de la valeur de leur maison de famille sous prétexte qu’il laissait deux villas de valeur à la disposition de Harris Travel. Sur le moment, sa pauvre sœur s’était estimée heureuse que son ex-époux ne réclame pas également une part de l’agence.
Les yeux agrandis de stupeur, Lily regarda dans le vague. Il n’y avait pas de villas. Quelles chances restait-il à présent pour que le fameux « malentendu bancaire » soit réel ? Prenant la pleine mesure du désastre, elle émit un gémis-sement étouffé. Par la faute de son ignoble beau-frère, sa famille allait être ruinée.
Perplexe, Rauf observa Lily. Assise sur son rocher, elle semblait paralysée par le choc.
— Je n’arrive pas à y croire, marmonna-t‑elle en secouant la tête. Comment Brett a-t‑il pu faire une chose pareille à sa propre famille ? Hilary a déjà tant perdu en divorçant…
— Vous ne le saviez pas ? demanda Rauf, étonné de l’entendre prononcer des paroles désobligeantes à l’égard de Brett Gilman.
— Comment osez-vous me poser une question pareille ? répondit-elle en le regardant pour la première fois depuis quelques minutes. Si j’ai fait ce voyage jusqu’en Turquie, c’était aussi dans l’intention de vendre ces villas ! Je ne parviens même pas à croire qu’elles n’ont jamais été construites !
— Je peux le comprendre.
Ainsi, au sujet des villas tout du moins, il s’était trompé. Manifestement, et en dépit de son ancienne liaison avec Lily, ce salaud de Gilman avait agi pour son compte. Voilà qui expliquait sans doute la déconfiture de la jeune femme. Apprendre que son amant d’autrefois lui avait menti en plongeant toute sa famille dans la banqueroute devait être un choc très rude. Ceci s’ajoutant bien sûr à la cruelle désillusion de voir Brett lui préférer la meilleure amie de sa sœur.0
Mais après tout, cette traîtresse l’avait bien mérité.
Refoulant les sanglots qui lui brouillaient la vue, Lily adressa un regard accusateur à Rauf.
— Vous étiez déjà au courant, n’est-ce pas ? Hier, lorsque nous nous sommes rencontrés, vous saviez qu’il n’y avait pas de villas ?
— J’ai tout appris il y a deux jours seulement, quand mon conseiller financier est venu m’en parler. Comme mon nom était engagé dans cette affaire, j’ai ordonné que les deux familles ruinées soient intégralement remboursées pour les frais engagés.
Lily le dévisagea à travers un voile de larmes. Il était si distant, si maître de lui… Qu’allait-elle devenir à présent ?
— Très bien, dit-elle. C’est généreux de votre part, et je suis rassurée de savoir que cette entreprise ne coulera pas. Malheureusement, on ne peut pas dire la même chose en ce qui concerne ma famille…
— Ne nous éternisons pas ici, déclara-t‑il en l’aidant à se relever.
— C’est horrible, déclara-t‑elle sans pouvoir retenir ses larmes. Je n’ai jamais pris part à la gestion de l’agence, pourtant je ne comprends pas… Brett a dépouillé ses propres enfants, c’est… c’est monstrueux. Dieu sait à quel point je le déteste, mais papa et Hilary ont toujours eu confiance en l’homme d’affaires qu’il était.
Rauf passa le bras autour de son épaule pour la réconforter. Ce geste affectueux lui avait échappé ; pour autant, il n’avait pas l’intention de se laisser attendrir par les larmes de Lily. A présent qu’il avait réussi à ébranler la façade de la jeune femme, il était résolu à lui arracher des aveux complets. Elle lui devait la vérité, au moins la vérité.
— Vous n’avez pas toujours détesté votre beau-frère, fit-il remarquer sur un ton doucereux.
— C’est vrai, reconnut-elle sincèrement. Je l’aimais bien au tout début, après son mariage avec Hilary…
— Allons, allons, coupa-t‑il, vous deviez bien l’aimer lorsque vous m’avez invité chez votre père dans l’espoir que j’investisse dans l’agence. C’était lui qui vous l’avait demandé, n’est-ce pas ?
— Pardon ?
Lily le regarda, stupéfaite. Comment savait-il que Brett avait insisté pour qu’elle l’invite chez eux ? Celui-ci le lui avait-il avoué ?
— Enfin, Lily, je ne suis pas aveugle ! J’ai tout de suite compris que vous aviez soigneusement mis au point votre plan. Harris Travel avait besoin d’un investisseur, et j’étais riche. Et ne me dites pas qu’il s’agit d’une coïncidence si vous m’avez présenté à votre famille à ce moment-là.
— C’est ce que vous avez cru ? s’enquit Lily, horrifiée par cette accusation.
Comment avait-il pu l’imaginer sous les traits d’une calculatrice, alors qu’elle ignorait tout à l’époque de l’étendue de sa fortune ? Sans compter que le monde des affaires lui avait toujours été étranger…
— En dépit de ce que vous semblez croire, je ne suis pas né de la dernière pluie, railla-t‑il.
— Mais enfin, à cette époque je ne savais pas que vous étiez riche à ce point ! s’insurgea-t‑elle. Tout comme j’ignorais les projets d’expansion de mon père et de Brett. Si je vous ai invité à la maison ce soir-là, c’était tout sim-plement parce que ma sœur mourait d’envie de vous rencontrer !
— J’aimerais tant pouvoir vous croire, grom-mela-t‑il.
— Alors selon vous, je ne m’intéressais qu’à votre argent, c’est ça ? s’écria-t‑elle, les yeux embués de larmes. Dans ce cas, comment expliquez-vous que, ce même week-end, je vous aie conseillé de bien réfléchir avant d’investir dans l’agence ? Vous souvenez-vous de ce que vous m’avez répondu alors ? « Vous ne connaissez rien au monde des affaires » ! Vous aviez raison d’ailleurs. Je vous rappelle que je suis institutrice. Si l’argent m’avait intéressée, j’aurais choisi une autre carrière !
Décontenancé, Rauf fut tenté de répliquer que ce manque d’intérêt apparent pour les affaires avait peut-être été une stratégie pour l’inciter à se montrer généreux. Mais il préféra se taire. Après tout, Lily était en train de lui faire découvrir un aspect d’elle-même qu’il ne connaissait pas et il préférait la laisser parler pour en apprendre davantage. En outre, la rage qui animait la jeune femme et sa féminité à fleur de peau formaient un mélange fascinant.
— Vous m’accusez de tous les torts ! s’écria-t‑elle avec une ardeur farouche des plus trou-blantes. Eh bien, je reconnais volontiers une faute, une seule, m’entendez-vous ? La seule erreur que j’ai commise a été de tomber amou-reuse de vous.
Sur ces paroles, elle passa dédaigneusement devant lui et grimpa dans l’hélicoptère en re-poussant la main qu’il lui offrait. Lorsque Rauf s’installa à côté d’elle, elle tourna la tête du côté du hublot avec hostilité. La première bouffée de colère passée, elle prit conscience qu’elle était allée trop loin en lui avouant qu’elle l’avait aimé autrefois. Un sentiment de honte s’empara d’elle. Oserait-elle encore le regarder ? Comment avait-elle pu s’abaisser à ce point ? A présent, l’ego de cet arrogant devait être regonflé à bloc !
L’hélicoptère s’éleva dans les airs. Rauf sentit un poids immense s’abattre sur sa poitrine. Non, il ne pouvait pas s’être mépris sur le compte de Lily, il était trop lucide pour cela. En revanche, la relation de cette dernière avec Gilman était peut-être sur le déclin à l’époque où il l’avait rencontrée… « Inutile de rêver », se dit-il aussi-tôt. Pourquoi aurait-elle passé deux heures dans une chambre d’hôtel avec lui dans ce cas ? Et dire qu’elle avait essayé de lui faire croire qu’elle était vierge !0
Il serra les poings de colère. S’il n’y prenait garde, cette femme risquait de lui faire perdre la raison, une fois de plus. Il avait suffi de l’entendre dire qu’elle était amoureuse de lui à l’époque pour que le doute s’insinue dans son esprit.
Oh, il ne se méprenait pas du tout sur ses propres sentiments à l’égard de Lily. Ce n’était qu’une vulgaire histoire d’hormones, rien de plus. Cette femme lui inspirait un violent désir, crûment sexuel. Même revêtue de ce petit cardigan sage, elle avait le don de le troubler au plus haut point !
Si Lily détenait ce pouvoir sur lui, c’était, bien sûr, en raison de son incroyable beauté, mais aussi et surtout parce qu’ils n’avaient jamais été amants. Quelques minutes auparavant, lors-qu’elle s’était enflammée de colère devant lui, sa beauté lui avait coupé le souffle. Malgré lui, il avait détaillé les splendeurs de son corps, attardant langoureusement son regard sur les courbes enchanteresses de ses seins et de ses hanches.
Jamais le désir ne l’avait tant fait souffrir. Mais il y avait un moyen très simple de faire cesser cette torture…
Après tout, pourquoi pas ? se demanda-t‑il.
Il venait de découvrir qu’elle n’était pas res-ponsable de la fraude dont il l’avait cru coupable. En revanche, Gilman, lui, allait payer pour ses crimes.0

4

Lorsque l’hélicoptère atterrit pour la seconde fois, Lily refusa de nouveau l’aide que lui proposait Rauf pour descendre de l’appareil. Ils n’avaient pas échangé un seul mot durant le trajet.
En donnant libre cours à sa colère, une de-mi-heure auparavant, Lily s’était découvert une violence, une rage dont elle n’avait jamais eu idée jusqu’alors. Les révélations de Rauf l’avaient profondément choquée, achevant d’anéantir l’édifice familial, déjà ébranlé par le divorce d’Hilary et Brett.
— Où sommes-nous ? demanda-t‑elle avec froideur.
Savoir que Rauf la prenait pour une femme vénale qui ne s’était jamais intéressée qu’à son argent la scandalisait. Sans la moindre raison, il s’était mis en tête qu’elle avait conspiré avec sa famille pour le dépouiller de son argent. Et en dépit de tout ce qu’elle lui avait dit, il semblait décidé à ne pas la croire.
Hélas, elle ne pouvait rien attendre de lui. Rauf était un être froid, que le sort d’Hilary et ses trois filles laissait parfaitement indifférent.
— Bienvenue à Sonngul, ma maison de cam-pagne, déclara ce dernier, d’un air dégagé. Je prendrais volontiers un rafraîchissement, pas vous ?
Soudain découragée, Lily refoula une terrible envie de pleurer. Le contrecoup du choc, vrai-semblablement. Mais elle ne devait pas se lais-ser aller devant lui, dans tous les sens du terme d’ailleurs. Pour elle, Rauf était un ennemi à présent. Il allait dénoncer Brett à la police qui finirait vraisemblablement par échouer en prison. En pensant à ce que cela pourrait signifier pour Hilary et ses nièces, Lily ferma les yeux.
Sa famille habitait une petite ville où les gens étaient prompts à juger le moindre revers de fortune. Hilary n’était peut-être plus la femme de Brett, mais Harris Travel appartenant toujours à leur père, c’était sur lui que s’abattraient toutes les répercussions de cette affaire. Après avoir été trahie par son mari, après avoir perdu sa maison à cause du divorce, Hilary devrait faire face au scandale qui ne manquerait pas de frapper Harris Travel. Quant à leur père… Sei-gneur ! Ce coup du sort achèverait de le briser, car son honneur était tout ce qui lui restait, à présent.
Elle suivit Rauf sur un chemin abrité par une pergola de roses et de feuillage.
— Je dois appeler Hilary, dit-elle. Il faut qu’elle sache pour les villas.
— Désolé, mais c’est impossible, répliqua-t‑il sèchement. Pour le moment, abstenez-vous de tout contact avec les membres de votre famille.
— Mais pourquoi ? demanda-t‑elle, révoltée par l’autoritarisme de son compagnon.
— Votre sœur a peut-être divorcé de Gilman, mais je doute qu’elle puisse garder le secret. Annoncez-lui la nouvelle, et elle s’empressera de demander des explications à Brett. Je n’ai pas envie qu’il se sache démasqué avant d’avoir réuni toutes les preuves nécessaires contre lui.
— Peut-être, mais moi, je veux protéger les intérêts de ma famille !
— Un petit conseil, Lily : si vous voulez aider votre famille, vous feriez mieux de m’obéir. Si d’aventure vous décidez d’aller contre ma vo-lonté, vous savez à quoi vous vous exposez.
— Vous me menacez ?
— Non. Je vous explique la situation, nuance. Jusqu’à nouvel ordre, je n’ai aucune raison de faire confiance à Hilary ou à votre père. Néan-moins, je suis prêt à leur accorder le bénéfice du doute.
— Mais…
— Laissez-moi finir ! Si l’un d’entre vous mentionnait cette affaire à Gilman, volontairement ou non, cet escroc risquerait de disparaître. Vous vous rendriez complices de sa fuite et je serais en droit de me demander s’il est le seul voleur de la famille.
— Complices ? reprit Lily en ouvrant de grands yeux.
— Je tenais à ce que tout soit clair entre nous.
— Dois-je comprendre que je suis votre otage ?
Avant de répondre, Rauf darda sur elle un re-gard de feu, aussi érotique qu’une caresse.
— Cela vous plairait-il ?
Elle chercha en vain une réplique cinglante à lui adresser. L’insolence de cet homme dépas-sait les bornes, mais elle était envoûtée par la chaleur de ses yeux. Détournant la tête, elle esquissa une moue de mépris forcée.
Très vite, la maison fut en vue. En découvrant la splendeur de cette demeure abritée derrière une rangée de cèdres, Lily écarquilla les yeux. Soudain, elle eut l’impression de s’être égarée dans un conte des Mille et Une Nuits. L’imposante bâtisse médiévale, entièrement construite de bois, était surmontée d’un magni-fique dôme ouvragé. Jamais elle n’avait vu une telle merveille.
— Voici Sonngul, déclara Rauf, une pointe de fierté dans la voix. Ici, les maisons de campagne comme celle-ci s’appellent des yalis. Je l’ai fait entièrement restaurer il y a deux ans pour faire une surprise à mon arrière-grand-mère. Quelques aménagements ont été nécessaires, bien sûr. Dans la demeure originelle, la cuisine et la lessive se faisaient dans la cour. Et puis, il n’y avait pas autant de chambres qu’aujourd’hui.
La grande porte voûtée menait à une immense rotonde baignée de lumière. Le plafond, très haut, était de bois clair finement sculpté. Sur les nombreuses fenêtres, les persiennes plus ou moins ouvertes, préservaient la fraîcheur de la pièce tout en créant un jeu subtil d’ombre et de lumière.
Aussitôt après avoir franchi le seuil de la porte, Rauf ôta ses chaussures. Lily suivit son exemple et tous deux gravirent l’escalier. En haut, ils arrivèrent dans une salle immense do-tée de portes qui semblaient mener dans toutes les directions. Chaque coin de cette pièce avait son usage : salle à manger, bibliothèque ou bureau. Rauf la conduisit dans un petit salon, niché dans une alcôve, et la pria de s’asseoir sur un sofa recouvert de coussins de soie brodés. Lily s’installa en souriant, apaisée par la beauté et le calme que dégageait ce lieu.0
Sans lui demander son avis, Rauf lui tendit un verre d’eau-de-vie. Lily porta la liqueur à ses lèvres en grimaçant. Elle n’avait jamais apprécié le goût de l’alcool, mais étant donné sa nervosité, ce remontant était salutaire.
— Je vous ai mal jugée hier, murmura Rauf en s’asseyant à ses côtés. Je suis conscient d’avoir manqué aux règles les plus élémentaires de la courtoisie. Cela ne me ressemble guère, mais durant tout notre entretien, je n’avais qu’une idée en tête : me montrer le plus blessant possible.
Surprise par l’amabilité soudaine de son compagnon, Lily ne trouva rien à répondre. La journée avait été si riche en émotions qu’elle se sentait à bout de nerfs. Singulièrement émue, elle pencha la tête pour cacher ses yeux embués de larmes. Enfin, elle retrouvait en lui un aspect de l’homme qu’elle avait aimé trois ans aupara-vant : fier, têtu et cependant capable de recon-naître ses erreurs. Un être dur, implacable par-fois, mais dont le sourire avait toujours su la faire fondre.
Son sourire…
Heureusement, il ne lui avait pas souri une seule fois depuis son arrivée en Turquie.
— Pourquoi souhaitiez-vous me blesser ? demanda-t‑elle à mi-voix.
Sa question était sincère. Cette volonté de la faire souffrir n’était pas justifiée puisque c’était lui qui l’avait quittée. Du jour au lendemain, il était sorti de sa vie et, de longs mois durant, elle avait sursauté à chaque sonnerie de téléphone, espérant secrètement qu’il la rappellerait.
— Comment pouvez-vous me poser une question pareille ? rétorqua-t‑il dans un rire sans joie. Je voulais vous faire mal parce que j’ai toujours envie de vous. Je ne m’y attendais pas du tout en acceptant l’entretien que vous sollicitiez, mais à l’instant où je vous ai vue, le désir m’a submergé.
Le silence se fit entre eux. Par la fenêtre en-trouverte, Lily pouvait entendre le doux ruissel-lement de la rivière sur les pierres. Un instant, elle se demanda si elle n’avait pas rêvé ce qu’elle venait juste d’entendre. Voulait-il dire qu’il souhaitait tout recommencer avec elle ? Sinon, pourquoi lui aurait-il déclaré qu’il la désirait toujours ? Dans un effort surhumain, elle releva sa tête et planta son regard dans le sien.
— Désirez-vous toujours ce que vous ne pouvez pas obtenir ?
— Oui.
— Alors il me suffit de dire non pour que vous me désiriez davantage ? répondit Lily en es-sayant de plaisanter.
Mais le trop plein d’émotions qu’elle avait contenu à grand-peine jusque-là la submergea d’un coup et elle se mit à pleurer.
— Lily… non…
Après un instant d’hésitation, Rauf la prit dans ses bras.
— Je… je… suis désolée, bredouilla-t‑elle.
— J’ai été trop dur avec vous.
— Ce n’est pas votre faute si Brett est un monstre, dit-elle en enfouissant son visage au creux de son épaule. Mais je ne veux pas penser à lui pour le moment.
— Ça ne m’étonne pas…
C’était le moment rêvé pour lui poser les questions qui le taraudaient, songea Rauf en levant le visage de la jeune femme vers lui. En croisant son regard d’azur noyé de larmes, il fit un effort pour se souvenir qu’elle avait couché avec le mari de sa sœur. Néanmoins, il continua de la fixer avec une intensité désespérée.
— Pourquoi me regardez-vous comme ça ? demanda-t‑elle dans un souffle.
— Vous êtes si belle…
Sans la quitter des yeux, il ôta la barrette qui retenait sa longue chevelure. Les mèches blondes, souples et légères comme de la soie, se répandirent harmonieusement sur les épaules de Lily. Il passa la main dans les cheveux de la jeune femme avec une lenteur exagérée, pour lui laisser le temps de protester, comme elle avait coutume de le faire autrefois quand il s’approchait trop près. L’ardeur dont elle avait fait preuve la veille l’avait beaucoup étonné, à vrai dire. Ce n’était pas le genre de la Lily qu’il connaissait.
— Vous me trouvez belle ? demanda-t‑elle en baissant les paupières.
— Oh oui…
De toute évidence, elle était prête à s’offrir à ses baisers, remarqua-t‑il avec amusement. Voilà qui prouvait que ses réticences passées n’avaient été qu’un subterfuge destiné à le rendre fou.
— Vous semblez moins nerveuse qu’autrefois, dit-il sur un ton teinté d’ironie.
— J’ai surmonté tout ça.
Ainsi, elle prétendait avoir « surmonté » ses angoisses. Il en doutait fort. Lily s’était simplement aperçue qu’il n’était plus dans son intérêt de jouer les mijaurées. Préférant chasser cette pensée de son esprit, il caressa une de ses boucles dorées.
— J’ai toujours rêvé de voir cette chevelure flotter sur vos épaules. Pourquoi l’attachez-vous ?
— Mes cheveux sont si longs… ce n’est pas toujours pratique.
— C’est pourtant magnifique, dit-il en posant les mains sur ses hanches.
Le souffle court, Lily le laissa faire. Son cœur battait si fort qu’il lui semblait sur le point d’exploser. Dans leur écrin de dentelle, ses seins gorgés de désir frémissaient dans l’attente d’une caresse. Sentant une chaleur moite pulser entre ses cuisses, elle se mit à rougir de honte.
Lorsqu’il l’embrassa enfin, tous ses sens étaient aux abois. La caresse des lèvres de Rauf sur les siennes était d’une sensualité inouïe. Enivrée par la magie de cet instant, elle s’abandonna dans les bras de son compagnon. Le baiser de celui-ci fut d’abord délicat, presque respectueux, mais bien vite, sa langue se fit plus exigeante. Soulevée de plaisir, elle émit un long gémissement.
— Il est temps de changer de pièce, déclara Rauf en s’arrachant à elle. Je t’emmène dans ma chambre, güzelim — si cette idée te déplaît, dis-le moi tout de suite.
Lily fut prise de panique. Sa chambre ? N’était-ce pas un peu tôt pour s’offrir à lui ? Mais pouvait-elle se refuser au seul homme qui lui inspirait du désir ? Cette fois-ci, Rauf entendait consommer sa relation avec elle et, naturellement, il ne voyait aucune raison d’attendre. Que devait-elle faire ? Elle avait toujours voulu rester vierge pour l’homme qu’elle épouserait, mais avoir respecté ce vœu serait une faible consolation si pour cela elle devait perdre Rauf.
— Lily… ?
En croisant son regard d’ambre, elle sut qu’elle ne pourrait pas refuser, que le désir l’avait déjà entraînée trop loin pour qu’elle puisse renoncer au bonheur qui s’offrait à elle. En guise de réponse, elle passa les bras autour du cou de son vainqueur pour l’embrasser.
L’instant d’après, Rauf la souleva dans ses bras pour la porter jusqu’à la chambre.
Lorsqu’il vit Lily étendue sur son lit, ses che-veux d’or auréolant son beau visage, une étrange émotion lui noua la gorge. Elle ressem-blait à une princesse de conte de fées et il avait peine à croire qu’il allait bientôt la toucher.
A cet instant, une certitude s’enracina en lui. Il n’allait pas la laisser partir de nouveau ! Il allait ramener Lily à Istanbul et s’installer avec elle dans son appartement. Dans une ville cosmopolite, les gens étaient plus compréhensifs. Bien sûr, c’était oublier un peu vite les matrones de sa famille… Si elles apprenaient qu’il vivait avec une femme, elles risquaient de défaillir. Mais il avait trente ans, après tout ! Il était adulte et personne n’avait à lui dicter sa conduite.
— Tu me rends fou, güzelim, dit-il d’une voix âpre.
Le voyant desserrer le nœud de sa cravate, Lily sentit sa tension monter d’un cran. Mais, en dépit de ses craintes, faire l’amour avec Rauf lui semblait naturel. A ce moment-là, elle comprit que cet homme avait toujours gardé une place dans son cœur. Elle n’avait jamais cessé de l’aimer malgré tous ses efforts pour l’oublier.
— Pour vous, les choses se passent toujours comme ça ? s’entendit-elle demander.
Comme il fronçait les sourcils, elle s’empressa d’ajouter :
— Euh… je veux dire… vous faites directe-ment l’amour à vos compagnes ?
— Non, avec vous, c’est différent.
Il enleva sa chemise et Lily sentit sa bouche s’assécher ; son torse musclé et puissant n’avait rien à envier à celui d’une statue grecque. Un léger duvet recouvrait sa poitrine, descendait en ligne droite le long de son ventre pour disparaître sous sa ceinture. Lorsqu’il ôta son pantalon, elle baissa instinctivement les yeux, incapable de surmonter le trouble qui l’envahissait. Une seconde plus tard, elle vit son caleçon de soie tomber à terre. Une délicieuse chaleur se mit à irradier au creux de son ventre. Dans un sursaut d’audace, elle parvint à relever les yeux. Rauf était nu devant elle, plus beau qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Fier, victorieux et viril.
Le regard grave, il s’assit à côté d’elle et commença à la déshabiller. Un instant, un ins-tant seulement, elle fut tentée de tout arrêter, mais succombant à l’appel de l’inconnu, elle se laissa dénuder.
— Ta peau est si douce, murmura-t‑il en faisant glisser ses manches sur ses épaules.
Il déposa alors un baiser à la naissance de son cou et laissa sa bouche glisser en haut de sa poitrine, repoussant un peu plus l’étoffe de sa robe. Dans un soupir tremblant, Lily rejeta la tête en arrière pour s’offrir à la douceur de cette caresse. S’écartant légèrement d’elle, il la débarrassa de sa robe et de son soutien-gorge sans qu’elle s’en aperçoive, puis sema de petits baisers enflammés sur chaque parcelle de peau dénudée.
Lily cambra le dos, offrant ses seins à la bouche avide de son amant. D’une langue ex-perte, il suçota ses tétons durcis de désir. Soulevée par une onde de plaisir, Lily s’entendit gémir d’une voix rauque qu’elle ne se connaissait pas ; dans les bras de Rauf, elle sentait une autre femme s’éveiller, plus sensuelle et féminine que jamais.
— Tu es magnifique, murmura-t‑il contre ses lèvres. Je veux te posséder, t’entendre crier de volupté. Je veux que tu sois mienne.
Prenant conscience que le moment fatidique approchait, Lily se sentit de nouveau gauche et maladroite. Rauf ne se doutait peut-être pas qu’elle était aussi peu expérimentée que trois ans auparavant.
— Il faut que je te dise…, commença-t‑elle, le souffle court. Je n’ai toujours pas… enfin, c’est la première fois.
Surpris par cette déclaration, Rauf suspendit son geste. Pourquoi affirmait-elle une chose pareille ? Comment pouvait-elle imaginer qu’il allait la croire ? Certes, il n’avait pas ouvertement évoqué sa liaison avec Gilman, mais depuis tout ce temps, il était bien normal qu’elle ait eu des aventures, non ?
Inquiétée par le silence de son compagnon, Lily s’enquit timidement.
— Tu n’as plus envie de moi ?
En guise de réponse, il captura ses lèvres dans un baiser sauvage et langoureux qui la transporta hors d’elle-même. Sans cesser de l’embrasser, il referma la main sur le galbe d’un sein, qu’il caressa amoureusement avant d’en taquiner délicatement l’extrémité. Cette sensa-tion exquise fit frémir Lily. Désormais, plus rien ne comptait sinon cet homme et les réactions magiques qu’il faisait naître sous ses doigts.
— Je n’ai jamais désiré une femme autant que toi, confia-t‑il d’une voix âpre.
Lily le regarda alors et crut voir passer une souffrance fugitive dans ses yeux
— Je n’ai jamais désiré que toi, avoua-t‑elle, prête à s’abandonner.
Cette fois-ci, Rauf jugea qu’elle était allée trop loin. Un sourire amer au coin des lèvres, il la défia du regard.
— Tu veux dire, depuis que Brett est parti ?
Lily se redressa, déboussolée. Un doute ter-rible l’étreignit. Rauf la soupçonnait-il d’avoir entretenu une relation équivoque avec Brett ? Une mise au point s’imposait sans doute, mais l’idée de lui raconter ce que son beau-frère lui avait fait subir lorsqu’elle était adolescente lui répugnait. Brett ne l’avait jamais touchée bien sûr, cependant il avait durablement terni l’image qu’elle avait de sa propre féminité. Elle craignait de dégoûter Rauf en se confiant à lui. Qui sait ? Il s’imaginerait peut-être qu’elle avait encouragé le mari de sa sœur d’une manière ou d’une autre.
— Pardon, mais je ne comprends pas…, ré-pondit-elle.
Le visage de Lily était pâle et ses grands yeux bleus exprimaient un conflit intérieur que Rauf interpréta comme de la culpabilité. Une immense colère se mit à sourdre en lui. Si jamais il re-trouvait Gilman…
Renonçant à répondre, il serra Lily contre lui avec toute la force de son amertume et l’embrassa de nouveau.
Lily s’adonna à ce baiser avec ivresse, ré-pondant aux caresses de la langue de son compagnon avec une ardeur décuplée. Très vite, leur étreinte devint plus torride. D’une main, Rauf traça un sillon brûlant à l’intérieur de ses cuisses avant d’effleurer de ses doigts les boucles de sa toison soyeuse. Lily ressentit cette caresse de façon si aiguë qu’elle en était presque douloureuse car Rauf exacerbait son propre désir avec une lenteur presque insupportable. Comme s’il avait deviné son impatience, il écarta alors les pétales de sa féminité et toucha délicatement le point brûlant où se nichait son plaisir. Lily s’arc-bouta dans un long râle, et se mit à gémir de plus belle.
— Rauf… Rauf…, murmura-t‑elle d’une voix fiévreuse. Je t’en supplie… viens.
Obéissant à cette invite, il lui écarta les jambes, et venant se placer entre ses cuisses, pénétra doucement en elle.
Lily ne ressentit presque aucune douleur. Ce-pendant, lorsque Rauf perçut une légère résis-tance, il s’arrêta quelques secondes.
— Lily…, murmura-t‑il d’une voix empreinte d’émotion.
— Continue Rauf, je t’en prie…
Suivant ses injonctions, il entra alors profon-dément en elle.
— Oh, oui… ! s’écria Lily, ivre de se sentir possédée.
Elle posa les mains sur ses reins pour mieux l’accompagner dans ses mouvements. Emportée dans un tourbillon de sensations divines, elle se laissa guider par son amant. Soudain, une ultime vague la propulsa au plus au point du plaisir, et elle s’abandonna à l’extase en criant sans retenue.
Lorsqu’elle revint à elle, de longues minutes plus tard, Lily se sentait comblée.
— Je suis si heureuse, dit-elle en souriant.
Enfin, elle avait surmonté ses craintes, enfin elle s’était donnée à Rauf, l’homme qu’elle ai-mait… Et jamais, elle n’aurait imaginé être épa-nouie à ce point.
— Je reviens, déclara Rauf. Je vais prendre une douche.
Et sans ajouter un mot, il quitta la chambre.
Médusée, Lily le regarda sortir. En dépit de son inexpérience, elle savait qu’il s’était privé du plaisir qu’il lui avait donné, s’arrachant à elle avant d’atteindre la jouissance. Une grande tristesse l’envahit alors. Etait-elle responsable de l’étrange comportement de son compagnon ? Qu’est-ce qui pouvait bien pousser un homme à s’interdire la volupté suprême ?0

5

Lily était vierge !
Toujours sous le choc de ce qu’il venait de découvrir, Rauf prit une longue douche froide.
Qu’allait-il faire à présent ? La meilleure solu-tion était sans doute de se montrer honnête avec elle.
Mais comment lui annoncer qu’il avait vu en elle la maîtresse de Brett Gilman ? Et qu’il en avait été persuadé jusqu’à la dernière minute ?
Toute réflexion faite, il ne pouvait décemment pas lui avouer la vérité. Non, il refusait de lui briser le cœur avec cette histoire sordide.
Comment avait-il pu se méprendre à ce point ?
Durant tout ce temps, Lily avait été fidèle à elle-même, à cette jeune femme qui l’avait séduit au premier regard…
Rongé par la culpabilité, il écrasa la paume de sa main contre la paroi de la douche. Tous les souvenirs qu’il avait refoulés jusqu’à présent affluèrent à sa mémoire. L’image de Lily telle qu’elle lui était apparue l’été de leur rencontre se forma dans son esprit.
Il se remémora son amour des enfants, et sa patience angélique à leur égard. Il songea éga-lement à sa compassion pour les personnes dans le besoin, à sa sensibilité à fleur de peau. Un soir, il lui avait parlé de son chien adoré mort lorsqu’il avait onze ans, et à sa grande surprise, elle s’était mise à pleurer… Il l’avait cru manipulatrice et vénale… Pourtant combien de fois avait-elle insisté pour préparer un pique-nique, de crainte de le ruiner en notes de restaurant ?
Rauf ne se trouvait aucune excuse. Pas une seule fois il ne lui avait accordé le bénéfice du doute. Il l’avait d’emblée jugée coupable sans chercher à en savoir plus.
En revanche, elle lui avait toujours fait con-fiance, sans imaginer l’homme qu’il était vrai-ment. Un être cynique et dur, soupçonneux et vengeur… Il ne voulait pas qu’elle découvre un jour tout le mal qu’il avait voulu lui faire.
Malgré tout, les questions se bousculaient encore dans son esprit. Qu’avait-elle fait dans cet hôtel avec Brett Gilman ? Et pourquoi avait-elle menti sur son emploi du temps ?
En outre, Lily avait beaucoup changé en trois ans. La jeune fille craintive et nerveuse qu’il avait connue était devenue une femme sensuelle et chaleureuse. En sortant de la douche, il attrapa une serviette et se frotta vigoureusement la tête.
Il fallait regarder la vérité en face : Lily avait l’air d’un ange parce qu’elle en était un. Et cette fois, il n’avait pas l’intention de la perdre.
Etendue sur le lit, Lily écoutait le ruissellement de la douche. Sans doute était-il temps pour elle de se rhabiller, mais elle ne parvenait pas à s’y résoudre. Comment avait-elle pu être stupide à ce point ? Pourquoi n’avait-elle pas compris plus tôt que l’intérêt de Rauf à son égard n’avait jamais été que sexuel ? Et à présent qu’ils avaient fait l’amour, il était déçu. D’ailleurs, n’avait-elle jamais cessé de le décevoir ?
Fermant les yeux, elle se remémora leur pre-mière rencontre.
Quelques heures après lui avoir fait livrer le bouquet de fleurs, il s’était présenté au restau-rant.
— Comme vous devez vous en douter, je suis venu parce que je veux vous revoir, avait-il déclaré en lui adressant un sourire craquant.
— Mais… vous avez une petite amie…
— Non. Je ne sors pas avec une femme qui se permet d’en insulter une autre en public.
Etant de ces hommes habitués au succès, il était arrivé en conquérant. Lily avait failli refuser son invitation, mais n’avait pu résister au magnétisme de son regard fauve.
— Je vais m’installer à une table en attendant que vous ayez terminé votre service, avait-il déclaré en souriant.
Plus tard dans la soirée, un client malotru avait posé une main sur les fesses de Lily. Elle l’avait repoussé en serrant les lèvres, mais celui-ci s’était énervé.
— Tu te prends pour qui, ma poule ? avait-il lancé.
— Pour ma fiancée, avait déclara Rauf en fu-sillant l’ivrogne du regard. Alors, bas les pattes…
Il avait raccompagné Lily chez elle en taxi pour qu’elle puisse se changer. Pendant qu’il attendait, en bas de l’immeuble, Annabelle l’avait aidée à se choisir une tenue appropriée.
— Je te préviens, ma petite, ce type-là ne se *******era pas d’un petit baiser sur la joue à la fin de la soirée.
— Que veux-tu dire par là ? avait rétorqué Lily, le ventre noué par l’angoisse.
— Je ne vais tout de même pas te faire un dessin ! Ce gars est une vraie bombe sexuelle, ça se voit au premier coup d’œil. A mon avis, une fois qu’il aura obtenu ce qu’il veut de toi, tu ne le reverras plus jamais.
Contre toute attente, Lily avait passé une ex-cellente soirée. Rauf l’avait invitée à dîner dans un élégant restaurant turc, et ils avaient parlé à bâtons rompus tout au long de la soirée. Elle avait appris que son compagnon était sur le point de lancer un nouveau magazine en Europe et que, pour cette raison, il passerait l’été à Londres.
Ce soir-là, Rauf ne l’avait même pas embras-sée. En revanche, il avait réservé tous ses mo-ments libres pour le reste de la semaine. Le lendemain, il lui avait donné un baiser, mais, attendu qu’ils se trouvaient dans un lieu public, elle ne s’était guère sentie menacée. Le soir suivant, il lui avait demandé de passer la nuit avec lui, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.
— Je ne préfère pas, avait-elle répondu. Pas si vite…
— Enfin, Lily, ne jouez pas les effarouchées… Je sais que c’est pour mieux vous faire désirer. Mais ce n’est pas la peine, vous m’avez déjà rendu fou.
— A vrai dire… je n’ai pas beaucoup d’expérience, avait-elle finalement bafouillé
Un long silence était tombé.
— Dois-je comprendre que vous êtes vierge ?
Les joues en feu, elle s’était *******ée de hocher la tête.
— Pour être très franc, c’est la première fois que je me retrouve dans une situation pareille. Mais l’idée d’être votre premier amant est loin de me déplaire.
— Vous m’avez mal comprise. Je voulais dire que je veux attendre d’être mariée avant de passer à l’acte.
Le visage de Rauf s’était aussitôt fermé.
— Nous nous sommes mal compris, avait-il rétorqué sèchement. Je ne cherche pas une épouse car il est peu probable que je me marie un jour. Je viens d’une famille où la tradition veut que l’on se marie très jeune ; heureusement, j’ai décidé de rompre avec cette coutume à l’âge de dix-huit ans. Aujourd’hui, je tiens à ma liberté plus que tout au monde. Alors si vous attendez davantage de ma part, autant renoncer tout de suite à notre relation.
A ce moment-là, Lily avait amèrement regretté que Rauf ne lui ait pas dit cela le premier soir, car désormais, le mal était fait : elle était irrémédiablement amoureuse de lui.
Après cette explication, elle était restée sans nouvelles près de deux jours. Puis Rauf était arrivé au bar, le sourire aux lèvres, mais l’œil noir. En le voyant, elle avait compris qu’elle était vouée à l’aimer, même si leur relation n’avait pas d’avenir.
Cette même semaine, il lui avait trouvé un autre travail — un poste de réceptionniste dans le salon de beauté tenu par la femme d’un de ses amis. Elle lui avait été très reconnaissante de ce geste.
Durant quelques semaines, ils avaient passé des instants formidables ensemble. Leur histoire avait tourné au cauchemar dès qu’il avait été question de sexe entre eux. A trois reprises, elle avait accepté d’entrer dans sa suite à l’hôtel. La première fois, elle s’était figée comme une statue au moment où il avait approché ses lèvres des siennes.
— Tu n’es pas prête, avait-il dit avant de la raccompagner chez elle.
La seconde fois avait été plus humiliante en-core. Dans l’espoir de perdre ses inhibitions, elle s’était forcée à boire. En arrivant chez lui, elle ne tenait plus debout si bien qu’il avait dû la reconduire de nouveau à son domicile.
Quant à la troisième fois… elle lui avait dit qu’il l’effrayait. Rauf avait eu l’air si peiné alors qu’elle s’était sentie horriblement coupable.
Au lendemain de cet échec, elle avait craint qu’il ne veuille plus la voir, mais, en dépit de tout, Rauf l’avait acceptée telle qu’elle était.
Depuis quelque temps, Hilary la suppliait de l’inviter chez eux. Lily s’y était toujours refusée, mais un soir, Brett était passé à l’improviste chez elle, juste avant que Rauf ne vienne la chercher.
Méfiante, elle s’était *******é d’entrebâiller la porte, sans détacher la chaîne.
— Il est temps d’enterrer la hache de guerre, tu ne crois pas ? avait-il déclaré. Hilary meurt d’envie de rencontrer ce fameux Rauf Kasabian et je te promets que je me tiendrai bien si tu nous le ramènes un week-end.
— Tu me le promets, vraiment ? avait-elle ré-torqué sur un ton glacial. Et puis-je savoir pourquoi tu daignes faire cet effort ?
— Hilary est triste que tu viennes si peu à la maison. Disons que ça me culpabilise un peu.
A la grande surprise de Lily, Rauf s’était en-thousiasmé à l’idée de rencontrer sa famille. Au cours du week-end, fort agréable au demeu-rant, l’intérêt de Rauf pour Harris Travel avait surpris Lily. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il souhaiterait investir dans l’expansion de l’agence. Le week-end suivant, ils étaient re-tournés dans sa famille. Le contrat avait été signé. Entre temps, le conseiller financier de Rauf avait fait le voyage de Turquie pour vérifier les comptes de Harris Travel et donner son feu vert.
Tout aurait pu aller pour le mieux… Hélas, ce même week-end, les rêves de Lily s’étaient ef-fondrés. Le mois d’août touchait à sa fin, et la perspective de perdre Rauf l’angoissait ; il devait en effet rentrer à Istanbul à la fin du week-end. Lorsqu’ils étaient arrivés dans la maison familiale, sa nièce, Joy, était très malade depuis la veille. Nul ne savait encore qu’elle souffrait d’une leucémie ; plus tard dans la journée, la petite fille avait dû être admise d’urgence à l’hôpital. Hilary était dans tous ses états parce qu’elle n’arrivait pas à joindre Brett…
Lily ferma les yeux. Elle aurait voulu chasser ce souvenir de sa mémoire…
Le soir même, elle avait retrouvé Rauf à l’aéroport. Elle avait espéré qu’ils parleraient de l’avenir, qu’il demanderait à la revoir ; malheu-reusement, il était resté silencieux, se *******ant d’une sèche poignée de main au moment des adieux.
Elle ne l’avait plus jamais revu.
Lorsque Rauf entra dans la chambre, Lily leva sur lui des yeux hagards. Perdue dans ses pen-sées, elle n’avait pas vu le temps passer.
Rauf jugea que la présence de la jeune femme dans son lit, près d’une heure après les faits, était un signe encourageant.
— Lily…
— Va-t’en, Rauf, je veux m’habiller, dit-elle en remontant le drap sur son corps nu.
Il s’assit à côté d’elle.
— Je me suis comporté comme un monstre. Mais je tiens à toi, tu sais.
— Ah oui ? Eh bien, prouve-le moi et pars !
Certaines phrases pouvaient faire si mal, songea-t‑elle tristement. « Je tiens à toi »… combien de fois avait-il dit cela par le passé ? Deux petits mots vides de sens dans la bouche de cet homme.
— Je ne supporte pas de te voir malheureuse, murmura-t‑il. Laisse-moi te prendre dans mes bras.0
Lily releva la tête, intriguée. Pour un peu, elle l’aurait cru sincère.
— Je ne te comprends pas, Rauf.
— C’est normal, je suis un homme. Nous sommes sensés être différents, répondit-il sur le ton de la plaisanterie.
— Nous sommes trop différents. Avec toi, je ne sais jamais où j’en suis.
— C’est très simple pourtant : tu es dans mon lit et j’ai bien l’intention de t’arracher ce drap si tu ne le retires pas de ton plein gré.
Lily lui lança un regard horrifié.
— Si tu fais ça, je hurle.
— Je plaisantais, Lily, voyons !
Elle savait qu’il mentait. Cet homme était in-capable de patience ! Pourtant, en le regardant de plus près, elle s’aperçut que son regard s’était adouci. Sa voix aussi d’ailleurs. Etrangement, il lui semblait reconnaître l’homme dont elle était tombée amoureuse trois ans auparavant.
Que s’était-il passé ?
— J’ai été très surpris que tu sois vierge, dé-clara-t‑il. Tu me l’avais dit, mais je ne te croyais pas.
— Comment ? s’exclama Lily, stupéfaite et consternée. Tu veux dire que… tu ne m’as jamais crue ?
— Si, à Londres, je t’ai crue… par moments. Seulement par moments, il m’arrivait de penser que c’était une ruse pour que je te demande en mariage.
Lily tomba des nues. Bafouée dans son hon-neur, elle se sentit blêmir.
— Je savais que tu étais contre le mariage, fit-elle remarquer d’une voix blanche. Tu me l’avais dit dès le départ. Pour moi, cette relation ne menait nulle part.
Il fronça les sourcils.
— Notre rupture était inévitable, poursuivit-elle en se demandant ce qui l’avait contrarié. Je vivais en Angleterre, toi ici. Cette histoire n’était pas sérieuse.
— Je suis toujours sérieux, grommela-t‑il.
— Ce n’est pas vrai, protesta-t‑elle. Regarde ce qui vient de se passer entre nous… Je ne suis pas complètement naïve, tu sais ; j’ai bien compris que l’expérience t’a déçu.
— C’est ce que tu penses ? demanda-t‑il, l’air incrédule. Comment peux-tu imaginer une chose pareille ?
— Je n’ai pas envie d’en parler.
Un silence s’instaura durant lequel Rauf la re-garda intensément. Puis, lentement, très lente-ment, il s’approcha de son visage et l’embrassa. Elle aurait voulu résister, le repousser même, mais elle n’en avait pas la force. Les lèvres fermes et douces de Rauf avaient suffi à vaincre son orgueil.
Le cœur battant la chamade, elle le regarda ôter son t-shirt et son jean.
— Parviendrais-je à te persuader de me décevoir encore ? demanda-t‑il à mi-voix.
Sans même l’avoir décidé, Lily repoussa le drap dont elle était couverte pour l’inviter à la rejoindre. L’instant d’après, il était de nouveau en elle.
Cette fois-ci, leur étreinte fut sauvage et passionnée. Lily découvrit que le plaisir le plus âpre était aussi le plus suave. Tous deux atteignirent l’extase au même instant, dans un même cri d’abandon.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle avait l’impression de flotter sur un petit nuage. Un téléphone se mit à sonner, et Rauf s’arracha péniblement à ses bras pour répondre. Lorsqu’il revint dans la chambre, il annonça qu’il leur avait commandé à dîner et devait passer un nouvel appel. Avant de sortir de la pièce, il darda sur elle un regard chargé de promesses.
Lily en profita pour se doucher. Elle se sentait divinement bien. Dans les bras de Rauf, elle avait eu l’impression d’être aimée, comprise… Pourtant elle était loin de se bercer d’illusions. Sa relation avec lui était purement physique.
« Tu es parfaite », avait-il murmuré plusieurs fois en gémissant de plaisir. Sans doute n’était-elle parfaite à ses yeux que lorsqu’elle se trouvait dans son lit… Oh, pourquoi donc était-elle amoureuse d’un homme incapable d’aimer ?
Un jour, Rauf lui avait parlé de sa famille, évoquant les tentatives infructueuses de sa mère et de ses deux aïeules pour le marier. Sans le vouloir, les trois femmes l’avaient bel et bien conforté dans l’idée qu’il n’épouserait jamais personne.
Rauf était le fruit de deux cultures différentes. Après avoir fait ses études secondaires dans l’une des plus célèbres pensions d’Angleterre, il était retourné à Istanbul. Il n’avait que dix-huit ans à l’époque, mais sa famille avait commencé à lui présenter des jeunes filles. Cette pression avait exaspéré Rauf qui avait mis un point d’honneur à rester célibataire.
En retournant dans la chambre, Lily s’aperçut qu’on lui avait monté sa valise. Sur le point de s’attacher les cheveux, elle se souvint de la préférence de Rauf, et les laissa cascader librement dans son dos. Puis elle revêtit un haut blanc sans manches et une jupe en mousseline de soie vert pâle. Examinant son reflet dans la psyché, elle se mit à sourire. Comme elle avait changé depuis ses seize ans ! A cette époque, elle avait cru bon de sacrifier sa crinière pour échapper à l’attention de Brett. En la voyant revenir avec une coupe à la garçonne, Hilary avait blêmi. Quant à Brett, il lui avait ri au nez… et continué de la harceler moralement.
Aujourd’hui, Lily exhibait fièrement sa longue chevelure, comme pour défier l’adolescente timide qu’elle avait été.
Dans le grand salon, Rauf était encore au té-léphone. Lorsqu’elle entra dans la pièce, il lui adressa un sourire ravageur qui manqua la clouer sur place. Après avoir raccroché, il la conduisit sur une terrasse magnifique qui sur-plombait les jardins ; les pierres voûtées, éclai-rées par des lanternes anciennes ajoutaient à la magie du lieu. Sur une table, recouverte d’une nappe de lin blanc, des assiettes de mezze et du champagne les attendaient. Rauf encouragea Lily à goûter à tous les plats, prenant visiblement plaisir à ce qu’elle apprécie les saveurs de la cuisine turque.0
Il se montra charmant et attentionné. A sa demande, elle évoqua son travail d’institutrice et la joie qu’elle éprouvait à s’occuper d’enfants en bas âge. Au bout d’un moment néanmoins, elle se sentit en devoir de lui rappeler l’objet de son séjour chez lui.
— Si tu veux, nous pouvons jeter un coup d’œil aux registres de l’agence, proposa-t‑elle d’une voix mal assurée.
— Je n’ai pas besoin de ton aide pour cela, güzelim.
— Mais c’est pour cette raison que tu m’as invitée, non ?
— Ce n’était qu’un prétexte, avoua-t‑il. Je me suis déjà arrangé pour qu’une enquête soit menée à la Banque Turque de Londres. J’ai beaucoup d’influence dans les milieux financiers. Très bientôt, j’aurai toutes les informations nécessaires en main.
— Tu n’avais pas besoin de moi ! s’exclama Lily, stupéfaite.
— Comment peux-tu dire une chose pareille après ce qui s’est passé cet après-midi ? rétor-qua-t‑il en coulant un regard hardi sur son buste.
— Je vois… tu caches bien ton jeu.
— La situation a changé. Hier, je ne te croyais pas. Mais attention ! J’ai toujours l’intention de faire condamner Gilman.
— J’aimerais qu’il soit puni, moi aussi, répondit-elle en soupirant. Seulement, toute ma famille va en pâtir.
— Je n’entends pas négocier à ce sujet et je ne vois pas pourquoi ta famille aurait à souffrir de la situation.
— Mais enfin, c’est évident ! Et tu n’y peux rien…
— Détrompe-toi, je n’ai pas l’intention de les ruiner. Je vais combler le découvert de l’agence.
La générosité de Rauf prit Lily de court. Malgré elle, elle se demanda si ce geste magnanime avait un rapport avec ce qui s’était passé plus tôt dans la journée…
— Papa et Hilary n’accepteront jamais, dit-elle au bout de quelques secondes.
— Ne t’inquiète pas, je parviendrai à les con-vaincre.
Toujours sous le choc de ce qu’elle venait d’entendre, Lily passa nerveusement une main dans les cheveux.
— Si je te promets de ne rien leur dire, tu veux bien me laisser regagner mon hôtel ?
Rauf se leva d’un bond.
— Pourquoi veux-tu partir ?
— Parce que… parce qu’on mélange tout. Cette histoire avec Brett, le fait que nous ayons couché ensemble… je ne sais plus où j’en suis, Rauf.
Sur ces paroles, elle rentra précipitamment à l’intérieur, refoulant les larmes qui lui brouillaient la vue. Mais avant qu’elle ait pu atteindre la porte, Rauf lui barra le passage.
— Si je comprends bien, tu ne veux pas que Brett soit poursuivi pour ses fautes ? demanda-t‑il d’une voix sévère.
— Bien sûr que si ! Tu ne m’as pas comprise.
— Dans ce cas, explique-toi.
Aussi brièvement que possible, Lily lui raconta les souffrances endurées par sa famille les trois dernières années : la maladie de Joy, la perte de leur maison, le divorce et la dépression de Douglas.
— Gilman est une ordure, commenta Rauf, les poings serrés. Se moquer à ce point de ses propres enfants, ça dépasse l’entendement !
— C’est vrai, mais je peux t’assurer que papa et Hilary ne voudront jamais de ton argent. Et moi, je n’ai pas envie d’accepter cette offre sous prétexte que nous avons couché ensemble, tu comprends ?
— Non. Tu es mienne, et je veux t’aider, c’est bien naturel. Je trouverai un moyen de rendre mon offre acceptable aux yeux de ta famille. Je ne vais tout de même pas te laisser affronter seule cette épreuve…
Trop touchée pour répondre, Lily lui adressa un sourire.
— Et puis, si Gilman a pu nous voler si facilement, c’est aussi par ma faute…
— Pourquoi ? Je ne comprends pas.
— Mon dernier conseiller financier était un ami de la famille. J’aurais dû lui suggérer de prendre sa retraite plus tôt, car ce travail était devenu trop difficile pour lui. Il n’a pas remarqué assez vite que nous n’avions toujours pas reçu l’argent de Harris Travel.
— Mon Dieu…, murmura Lily.
Elle tenait à peine debout. Toute la fatigue qu’elle avait accumulée ces deux derniers jours se rappelait brutalement à elle.
— Tu es épuisée, ma pauvre, dit Rauf en la guidant jusqu’à sa chambre.
Après l’avoir bordée, il alla s’installer dans le petit salon pour faire le point. La sonnerie du téléphone l’arracha à sa réflexion. En apprenant qu’un officier de la gendarmerie était sur le point d’arriver chez lui, il bondit de son fauteuil

6

Talip Hajjar s’excusa de déranger Rauf chez lui à une heure si tardive. En tant qu’officier supérieur de la gendarmerie, il était en charge du dossier de Brett Gilman. Il lui annonça que les propriétaires de l’entreprise de bâtiment flouée avaient décidé de retirer leur plainte en apprenant qu’ils seraient intégralement remboursés.
— En reconnaissant votre connexion avec Gilman, vous avez agi avec honneur, déclara Talip Hajjar. Nous n’aurions jamais découvert ce lien si vous ne l’aviez pas avoué. Mais je trouve qu’il serait injuste de laisser cet individu échapper à la justice.
— Je suis entièrement d’accord avec vous.
— Dans ce cas, j’aimerais que vous demandiez à ses victimes de maintenir leur plainte. Ils ont tenu à la retirer pour ne pas entacher votre nom. Mais je sais qu’un homme de votre qualité, reconnu sur la scène internationale, n’a rien à craindre pour sa réputation.
Hélas, Rauf ne partageait pas l’avis de Talip Hajjar. En effet, les papiers officiels de l’agence désignaient Lily comme directrice de Harris Travel. Plutôt que de cacher la présence de la jeune femme à l’officier, il décida de jouer la carte de la franchise.
— Puis-je vous offrir le thé, monsieur Hajjar ? s’enquit-il avec politesse.
Lorsque le thé fut servi, il lui expliqua rapidement la situation, insistant sur le fait que Lily n’avait pas eu connaissance des agissements de son beau-frère.
— Sa famille risque la banqueroute à cause de Gilman, conclut-il, le visage sombre.
— Je plains sincèrement la famille de cette jeune femme. Douglas Harris a eu tort d’accorder toute sa confiance à cet escroc. On ne peut guère le lui reprocher, cependant. Lequel d’entre nous se méfie des siens ?
— Si vous voulez interroger Lily, je préférerais que vous attendiez demain. Elle est déjà couchée.
— J’imagine qu’elle doit être sous le choc, dit Talip. Pour le moment, je ne vois pas la nécessité de l’ennuyer avec un interrogatoire.
Après le départ de l’officier, Rauf remonta dans sa chambre où Lily était profondément endormie. Dans sa jolie chemise de nuit de dentelle blanche, elle ressemblait à un ange.
Il avait mis son honneur en jeu en témoignant de son innocence devant l’officier. Mais en retour, il attendait qu’elle lui explique ce qu’elle faisait avec Gilman dans cet hôtel, trois ans auparavant. Et surtout, pourquoi elle lui avait menti à ce sujet.
Peu avant l’aube, Lily ouvrit les yeux. Rauf était assis sur le rebord de la fenêtre. Surprise, elle se redressa sur son oreiller. Une tension palpable régnait dans la pièce.
— Que se passe-t‑il ? murmura-t‑elle.
— Je n’arrive pas à dormir, répondit-il en ap-prochant du lit. Il y a une question que j’ai tou-jours voulu te poser.
— Je t’écoute.
— Le dernier week-end que j’ai passé dans ta famille en Angleterre, je t’ai vu quitter un hôtel avec le mari de ta sœur…
Soudain Lily se sentit tout à fait réveillée. Mesurant la portée des propos de Rauf, elle se sentit blêmir.
— Tu m’as vue ?
— Mon conseiller financier passait le week-end dans cet hôtel et je venais de le déposer. J’étais sur le parking quand je t’ai aperçue. Tu entrais dans l’hôtel, alors j’ai attendu que tu reviennes…
— Mais pourquoi ne m’avoir rien dit ? s’exclama-t‑elle, sidérée. Il te suffisait de m’appeler.
— Plus tard, tu as prétendu que tu n’avais pas quitté l’agence de la matinée.
— Ainsi, tu as fait exprès de ne pas me faire signe. Tu m’as laissée raconter un mensonge. Alors, tout ce temps, tu savais… Tu as voulu me piéger, Rauf.
— Si tu m’avais dit la vérité, tu n’aurais pas été piégée, rétorqua-t‑il en haussant la voix.
Comment osait-elle inverser les rôles en lui adressant ces reproches ?
Furieuse, Lily rejeta les draps et bondit hors du lit.
— Ne me fais pas croire que tu n’as jamais formulé un petit mensonge pour éviter une situation embarrassante !
— Ne change pas de sujet !
— Je ne change pas de sujet ! Et la confiance, alors ? Franchement, Rauf, tes insinuations sont immondes…
— Tu ne t’es pas montrée digne de ma con-fiance, Lily.
— C’est ce que tu crois ?
— Allez, amuse-moi un peu. Dis-moi pourquoi tu as préféré me raconter un « petit » men-songe ?
— Brett avait une liaison, lâcha-t‑elle après un long silence. Ce n’était pas la première, bien sûr. Malheureusement, ce jour-là, Hilary le cher-chait désespérément parce que Joy avait été conduite d’urgence à l’hôpital. Son téléphone portable ne répondait pas, mais j’avais une petite idée de l’endroit où il se trouvait. Beaucoup de gens dans le quartier savaient qu’il emmenait toujours sa petite amie dans le même hôtel…
— Tu savais que Brett était infidèle et tu n’en as rien dit à Hilary ?
— Je ne pouvais pas le faire.
— Tu as protégé ce salaud ?
— Au lieu de me juger, tu ferais mieux de me laisser terminer. Ce jour-là, Joy réclamait son père à corps et à cris, et c’est peut-être bête à dire, mais c’est tout ce qui comptait pour moi.
— Ceci ne m’explique pas pourquoi tu es restée si longtemps à l’intérieur de l’hôtel.
— Je demandais à la réceptionniste d’appeler la chambre de Brett, mais il ne répondait pas. Finalement, je suis montée pour le faire sortir.
Rauf ne savait que penser. Lily semblait sin-cère… Néanmoins, en allant chercher Gilman sur les lieux du crime, elle avait dépassé les bornes ; sa complaisance avait fait d’elle une complice de son beau-frère.
— Et si tu reconnaissais la vérité ? lança-t‑il avec aigreur. Tu étais folle de Brett, n’est-ce pas ?0
Horrifiée par cette accusation, Lily le dévisa-gea avec stupeur.
— Comment peux-tu imaginer une chose pa-reille ? Moi, folle de Brett ? Le mari de ma sœur ?
— C’est la seule explication possible. Oh, et puis j’en ai assez de cette conversation qui ne mène nulle part. Ta mauvaise foi dépasse l’entendement. Je vais aller faire un tour au hammam avant que tu me rendes complètement fou.
Sur ces paroles, il disparut.
Le hammam ? Où pouvait-il se trouver ? se demanda-t‑elle avant de se souvenir du bâti-ment surmonté d’un dôme, de l’autre côté du jardin.
Toujours sous le choc des accusations de Rauf, Lily se laissa retomber sur son oreiller. Jusqu’à présent, elle s’était toujours demandé pourquoi il l’avait quittée sans autre forme de procès, trois ans auparavant. Ce soir, elle entrevoyait une explication. Une explication terrifiante. Etait-il possible que ce petit mensonge insignifiant ait causé leur rupture ? A cette idée, elle émit un long gémissement. Cet homme ne cesserait-il donc jamais de la faire souffrir ? Pourquoi refusait-il de comprendre qu’elle n’avait pas eu le choix ?
Un sentiment de révolte s’empara d’elle. Aus-sitôt, elle se redressa. Si Rauf croyait qu’il pouvait l’accuser de la sorte sans qu’elle se défende, il se trompait lourdement ! Et s’il s’imaginait qu’elle n’aurait pas le cran de le rejoindre au hammam, il allait avoir une grosse surprise !
En entrant dans le vieux bâtiment, Lily trouva un immense vestiaire doté de plusieurs douches, d’une rangée de lavabos et de luxueux placards. Sur un banc de bois sculpté, elle aperçut une pile de draps de bain moelleux et délicatement parfumés. Après avoir ôté sa chemise de nuit, elle s’enveloppa dans une serviette et passa dans la pièce suivante.
Il s’agissait d’une salle de massage. Sur les étagères de bois clair trônaient de magnifiques flacons d’onguents et de parfums. Disposés sur une commode ancienne, d’épais pains de savon jouxtaient des pierres ponces de différentes tailles.
Un peu intimidée par la splendeur des lieux, Lily avança prudemment jusqu’à la dernière porte qui menait au hammam à proprement parler.
Elle retint son souffle.
Jamais elle n’aurait imaginé découvrir une telle merveille. Le toit en forme de dôme était soutenu par d’imposantes colonnes de marbre ivoire. Dans la vapeur ambiante, elle pouvait discerner les bancs qui descendaient par paliers jusqu’au milieu de la pièce où trônaient un immense bassin et sa fontaine.
Une serviette avait été abandonnée à côté du bassin. Prenant son courage à deux mains, Lily fit quelques pas de plus. La tête de Rauf surgit alors des profondeurs vaporeuses de la piscine.
— Rauf… ? l’appela-t‑elle d’une voix mal assurée.
C’était la première fois de sa vie qu’il entendait une voix de femme dans le hammam. Un peu choqué, il posa un regard sévère sur Lily.
— Que fais-tu ici ?
— Je voulais poursuivre notre conversation… m’expliquer…
— Et ça ne pouvait pas attendre ? coupa-t‑il.
— Non, répondit-elle simplement. D’accord, je reconnais avoir menti, mais essaie de com-prendre la situation telle qu’elle était alors. La première fois que j’ai surpris Brett avec une autre femme, je n’avais que quinze ans. J’en ai parlé à mon père qui est entré dans une colère noire contre moi, car il ne voulait pas en entendre parler.
Déconcerté, Rauf fit un pas vers elle.
— Comment ça ? Comment pouvait-il être fu-rieux contre toi ?
— Il appréciait Brett et lui faisait confiance, c’est aussi simple que cela. La maison était à son nom, il dirigeait l’agence…
— Ton père a craint de voir son univers s’effondrer, c’est ça ?
— En quelque sorte, oui. Il m’a répondu que les affaires de couple de Brett et Hilary ne me regardaient pas. En un sens, il avait raison. Ma sœur était heureuse en ménage, alors…
Furieux de ne pas avoir su apprécier la com-plexité de la situation, écumant de rage à l’idée que Lily ait été exposée aux comportements malsains de Brett Gilman, à un âge où elle n’était pas en mesure de se défendre, Rauf posa un bras sur l’épaule de la jeune femme. Savoir que son père lui avait laissé porter seule ce terrible fardeau le scandalisait.
— Ce n’était pas facile, poursuivit Lily d’une voix étranglée. J’osais à peine regarder ma sœur en face. Partir à l’université fut une délivrance : je ne rentrais presque pas à la maison parce que je ne supportais pas la présence de mon beau-frère.
Incapable de contenir un tel flot d’émotions, Lily se mit à pleurer sur l’épaule de son compa-gnon.
— Pardon…, dit-elle entre deux sanglots. Pardon de t’avoir menti.
— Cela n’a plus d’importance à présent, ré-pondit-il en la serrant plus fort contre lui. Ce type ne mérite pas les larmes que tu verses pour lui.
Pour lui faire oublier son chagrin, il l’incita à s’allonger sur la pierre chaude et déclara en souriant :
— Puisque tu es là, et que le personnel est endormi, profitons ensemble du hammam.
— Cet endroit est incroyable, fit-elle remarquer en séchant ses larmes. J’imagine que c’est l’usage de se réunir ici en famille ?
Tressaillant à cette idée saugrenue, Rauf s’empressa de corriger l’erreur de Lily.
— Les hommes et les femmes ne vont jamais ensemble au hammam. Mais pour toi, j’accepte de déroger à la règle.
Il s’agissait de partager avec elle un moment de détente, et rien de plus, se dit-il en guise d’avertissement. Mais en dépit de tous ses efforts pour ignorer l’érotisme troublant de cette rencontre au hammam aux premières pâleurs de l’aube, il était assailli par ses fantasmes d’adolescent. A l’époque, il rêvait souvent qu’une belle inconnue entrait dans le hammam. Il était seul et… « Stop ! », s’ordonna-t‑il. De telles pensées le conduisaient sur une pente dangereuse.0
Malgré lui, il regarda Lily à la dérobée. Sur sa peau nacrée, quelques gouttelettes commen-çaient à perler, comme la rosée du matin sur une fleur. L’une d’elles glissait lentement sur sa gorge pour aller se perdre sous sa serviette…
Submergé par une vague de désir sans pa-reille, il s’allongea sur le ventre. Non, il ne pou-vait pas, ne voulait pas profiter de la situation. Il avait déjà fait tant de mal à cette femme. Comment lui prouver qu’il la respectait s’il était incapable de contrôler ses ardeurs en sa présence ?
— Tu es très calme, dit-elle.
— J’ai chaud, c’est tout.
Sa famille aurait honte de son attitude. Il avait traité Lily avec moins d’égards que toutes les femmes qui s’étaient succédé dans son lit.
Inquiétée par le silence de Rauf, Lily deman-da :
— Tu me crois au sujet de Brett, n’est-ce pas ?
— Oui, marmonna-t‑il, alors qu’il sentait son excitation croître.
Comme il ne relevait toujours pas la tête, Lily attarda son regard sur son corps d’athlète. Son dos musclé était humide… Sentant le désir monter en elle, elle détourna les yeux. Seul le bruit de la fontaine brisait le silence ouaté de la pièce. Peinant à respirer, elle remonta ses genoux vers son menton. Sous le tissu en éponge de la serviette, ses seins lui semblaient plus lourds.
— Il est peut-être temps que je retourne me coucher, annonça-t‑elle à mi-voix, honteuse de ne pouvoir dominer ses sens.
A cet instant, Rauf releva la tête. Leurs regards se croisèrent. Il n’y avait plus d’issue possible. En un instant, elle comprit qu’il endurait une torture identique à la sienne.
— Rauf…
— Je ne peux pas te résister… Je brûle de te toucher.
D’une main, il fit glisser la serviette qui lui ceignait le haut du corps. Elle était nue. Ses seins, gonflés d’impatience, se tendaient vers lui comme pour quémander une caresse. Rauf pencha la tête et happa un de ses mamelons en gémissant de plaisir. Au contact des lèvres de son compagnon sur la pointe durcie de son sein, une onde voluptueuse souleva Lily… Elle rejeta la tête en arrière en signe d’abandon.
Il fit alors glisser ses doigts le long de son ventre jusqu’au cœur de sa féminité, puis la caressa d’une main douce et experte. Ivre d’excitation, Lily l’encourageait d’une voix rauque… Le plaisir montait en elle, incendiant chaque parcelle de sa peau, lui arrachant soupirs et gémissements. Instinctivement, elle cambra les hanches pour mieux s’offrir à cette caresse, jusqu’à ce qu’une vague ultime lui fasse atteindre la jouissance.
Lorsqu’elle revint à elle, quelques instants plus tard, elle s’aperçut, mortifiée, qu’elle avait succombé au plaisir sans que Rauf l’eût pénétrée.
— Tu ne voulais pas me faire l’amour ? ba-fouilla-t‑elle, les joues en feu.
— Je n’avais rien pour te protéger, et je ne voudrais pas te faire encourir le risque d’une grossesse. Maintenant retourne dans la chambre et repose-toi un peu. Tu en as besoin, güzelim.
Un peu contrite, Lily se rendit compte que l’idée de tomber enceinte ne lui avait pas traversé l’esprit. Heureusement que Rauf avait davantage de bon sens qu’elle ! Ramassant prestement le drap de bain qui gisait, humide, sur le marbre du sol, elle se précipita jusqu’au vestiaire sans regarder en arrière. Rauf l’avait profondément transformée, songea-t‑elle en regagnant la maison. La passion qu’il lui inspirait l’avait révélée à elle-même.
Lorsqu’il fut seul, Rauf plongea dans le bassin. Depuis l’arrivée de Lily, il s’était comporté en égoïste. Avait-il seulement considéré les risques auxquels il l’avait exposée en l’invitant à Sonngul ? Les commérages ne tarderaient pas à circuler à leur sujet, et les gens seraient certainement scandalisés. Les habitants de la campagne n’avaient pas une mentalité très ouverte ; une telle liberté de mœurs était pour eux synonyme de décadence. Si Talip Hajjar, l’officier de gendarmerie, apprenait la vérité sur la nature de sa relation avec Lily, il perdrait certainement tout respect pour la jeune femme.
Il n’y avait donc qu’un moyen de protéger Lily : l’épouser. S’il ne tardait pas trop, il parviendrait à lui passer la bague au doigt avant que sa réputation soit ternie.0

7

A son réveil, le lendemain, Lily découvrit un plateau sur sa table de chevet. Un coup d’œil au réveil lui apprit qu’il était déjà 14 heures.
En dégustant sa salade de fruits, elle ne put s’empêcher de penser à Rauf. Tout s’était passé si vite qu’elle peinait encore à y croire. Mais à la réflexion, n’avait-elle pas tout fait pour précipiter les choses ? Les souvenirs de l’épisode du hammam à l’aube lui revinrent à la mémoire et elle se sentit rougir. Rauf avait éveillé en elle une sensualité qu’elle n’aurait jamais soupçonnée.
En ressentait-elle de la culpabilité pour au-tant ? A la vérité, non. Au contraire, pour la première fois de sa vie, elle se sentait pleinement vivante.
Décidant qu’il était grand temps de profiter de la journée, elle alla se doucher puis revêtit une robe sans manches couleur sable et des san-dales assorties. Un bruit d’hélicoptère se fit entendre au-dehors. Intriguée, elle alla se poster au balcon de sa chambre pour regarder l’engin atterrir ; Rauf en descendit quelques secondes plus tard. Le cœur léger, Lily alla l’attendre dans le salon.
La matinée de Rauf avait été très chargée. Tout d’abord, il avait déniché le parfait endroit pour épouser Lily : un petit village de montagne où personne ne le connaissait. Là-bas, aucun journaliste ne risquait de les surprendre. Ensuite, il était retourné près de la mine pour rencontrer le patron de l’entreprise floué par Brett Gilman. Après avoir longuement discuté avec l’homme, il l’avait convaincu de maintenir sa plainte.
De retour chez lui, il fut accueilli par Irmak, la vieille gouvernante. Depuis l’arrivée de Lily à Sonngul, celle-ci semblait un peu embarrassée. Dans l’espoir de l’apaiser, il bavarda quelques minutes avec elle, puis lui demanda où se trou-vait Lily en la présentant comme « sa femme ». En entendant ce mot, Irmak eut du mal à dissi-muler son soulagement.
Rauf retrouva Lily dans le grand salon. En le voyant, elle se leva de son fauteuil pour venir à sa rencontre.
— Je viens à peine de me réveiller, déclara-t‑elle, mi-amusée, mi-gênée.
— Tu as bien fait de te reposer, répondit-il en l’attirant contre lui. J’avais quelques affaires à régler ce matin.
Il marqua une pause avant de reprendre.
— Hier, tu m’as demandé si j’avais pour habi-tude de… précipiter les choses à ce point et je t’ai répondu « pas depuis mon adolescence ». Aujourd’hui, je me rends compte que j’aurais dû réfléchir davantage avant de te faire l’amour.
— Je ne saisis pas…
Devait-elle comprendre qu’il regrettait leurs étreintes passionnées de la veille ? Avait-il l’intention de la quitter une nouvelle fois ?
— C’est très simple, répliqua-t‑il. Dans mon pays les femmes et les hommes sont peut-être égaux aux yeux de la loi, mais si une femme revendique et… pratique sa liberté sexuelle, sa réputation est perdue à tout jamais.
L’air sincèrement préoccupé de Rauf surprit Lily.
— Si je te garde à Sonngul, on te prendra pour ma maîtresse. Et quoi qu’il se passe par la suite, tu seras toujours mal vue.
Sa maîtresse… Ce mot ne heurtait pas Lily. Elle ne regrettait rien, et, du moment qu’elle était auprès de Rauf, elle se moquait bien du qu’en-dira-t‑on.
— Je comprends, répondit-elle, les yeux rivés sur le tapis. Mais ça ne me dérange pas d’être ta maîtresse.
— Vraiment ?
Consciente d’avoir parlé un peu vite, elle prit le temps de réfléchir. Que penserait Hilary de tout cela ? Elle serait certainement horrifiée… Néanmoins, était-ce une raison suffisante pour renoncer à jouer ce rôle auprès de Rauf qu’elle aimait tant ?
— Il y a peut-être une autre solution, déclara Rauf, une lueur d’amusement dans le regard. Nous pouvons aussi assumer nos responsabilités et nous marier.
Les yeux agrandis de stupeur, Lily releva la tête. Avait-elle bien entendu ?
— Nous devons nous décider tout de suite, poursuivit-il, le visage tendu à présent. Ma fa-mille n’accepterait jamais une belle-fille ayant ouvertement vécu avec moi avant le mariage.
— Es-tu sérieux ? Je n’arrive pas à croire que tu me demandes en mariage sous prétexte que nous avons…
— Je n’ai jamais désiré une autre femme au-tant que toi.
— Mais il y autre chose, non ? Pourquoi me demandes-tu d’être ta femme, toi qui t’étais promis de ne jamais te marier ?
Pour être honnête avec lui-même, Rauf s’était attendu à ce que Lily dise oui sans même discuter. Etait-il vraiment arrogant à ce point ? Quel argument pouvait-il avancer pour la convaincre, attendu qu’il lui avait déjà donné le meilleur : il désirait l’avoir à ses côtés vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?
— J’ai changé d’avis, voilà tout. Aujourd’hui, je me rends compte qu’avoir une épouse me rendrait de grands services.
C’était donc sous cet angle qu’il voyait les choses ! songea Lily le cœur serré.
— Je vois…, murmura-t‑elle en baissant les paupières.
— Je possède trois propriétés en Turquie, un loft à Manhattan, un autre à Londres. Il ne manque plus qu’une maîtresse de maison. Et puis, je crois que j’aimerais bien avoir un en-fant,…
Rauf se tut quelques instants, stupéfait d’avoir exprimé ce vœu. C’était bien la première fois de sa vie que la paternité exerçait un tel attrait sur lui.
— Toi, tu voudrais devenir père de famille ? reprit Lily, manifestement aussi surprise que lui.
— Oui… Alors ? j’attends toujours ta réponse.
— Moi aussi, je voudrais avoir des enfants — quatre, si c’est possible, répondit Lily.
Autant l’énumération des différentes propriétés de Rauf l’avait laissée froide, autant l’évocation d’une vie de famille avait touché sa corde sensible. Il lui suffisait de s’imaginer entourée de quatre petits angelots pour sentir son cœur se gonfler de joie et d’impatience. Certes, Rauf ne lui avait pas parlé d’amour, mais elle ne se sentait pas la force de repousser son offre.0
— Quatre ? Hum… nous en rediscuterons. Je me suis arrangé pour que nous puissions nous marier demain après-midi.
— Demain !
Ainsi, il avait tout organisé avant même de l’avoir consultée ! Tant d’assurance dépassait l’entendement. Malgré tout, cet empressement constituait également une marque d’enthousiasme qu’elle ne pouvait ignorer.
— Laisse-moi t’expliquer, Lily. Je voudrais que l’on croie que nous étions déjà mariés à notre arrivée à Sonngul. Je dirai à mes proches que nous avons souhaité passer quelques jours au calme avant d’annoncer officiellement notre union. Ma famille sera trop heureuse de me savoir marié pour me poser des questions. Crois-moi, ma mère te recevra comme une reine. Si tu lui dis que tu désires quatre enfants, elle te déroulera le tapis rouge !
Déboussolée, mais étrangement heureuse, Lily se mit à rire.
— Demain…, murmura-t‑elle. Que vais-je bien pouvoir porter ?
— Rien qui ne puisse éveiller la curiosité au-tour de nous.
— Autrement dit : une tenue discrète.
— C’est indispensable si nous voulons préserver le secret.
— Quand je vais raconter ça à Hilary, elle croira que je suis devenue folle.
— Quand je serai ton mari, je pourrai tirer ta famille d’embarras sans que personne n’y trouve à redire.
Lily se mit à sourire béatement. Elle aimait Rauf et allait être sienne pour toujours. Trans-portée de joie, elle aurait voulu crier son bonheur à la terre entière. Jamais elle ne s’était sentie si légère, si gâtée par la vie. La petite voix de sa conscience l’incitait pourtant à la prudence. Il était en effet étrange qu’un homme tel que Rauf change à ce point en l’espace de vingt-quatre heures.
— Tu te sens bien ? demanda-t‑elle tout à trac.
— Bien sûr, répondit-il avec un haussement d’épaules. A propos, peux-tu me donner ton passeport ? Je vais en avoir besoin pour régler les derniers détails. Bien sûr, un certificat de naissance serait encore mieux.
— J’en ai un, justement ; je l’ai apporté au cas où je perdrais mon passeport.
— Parfait. Tu dois également passer une visite médicale avant la cérémonie ; je t’ai pris un rendez-vous avec un médecin, demain.
— Merci d’y avoir pensé. Au fait, combien de temps cela te prendra-t‑il pour réunir les preuves dont tu as besoin contre Brett ?
— Pourquoi cette question ?
— Parce que j’imagine que je pourrai alors prévenir Hilary, répondit Lily avec nervosité. Ma sœur ne s’attend peut-être pas à ce que je l’appelle tout de suite, mais elle finira tôt ou tard par s’inquiéter. Je pourrais peut-être lui envoyer un message écrit sur mon téléphone portable…
— Tu as un téléphone portable ? s’écria-t‑il en fronçant les sourcils.
— Euh…oui. Pourquoi ?
— Si je l’avais su hier, je te l’aurais immédia-tement confisqué, dit-il, une moue contrite au coin des lèvres. Pour répondre à ta question, j’espère recevoir les preuves dans les prochaines quarante-huit heures. Tu peux envoyer un message à ta sœur pour la rassurer, mais *******e-toi de dire que tout va bien. Quand nous aurons réuni toutes les informations sur cette affaire, nous nous rendrons en Angleterre pour annoncer de vive voix les nouvelles à Hilary : la mauvaise et… la bonne.
Le visage de Lily s’éclaira d’un sourire radieux. Infiniment reconnaissante, elle embrassa son futur époux. En retour, celui-ci lui donna un baiser si sensuel et fougueux qu’elle manqua défaillir.
— Ce soir, je dormirai dans une autre chambre, annonça Rauf après s’être péniblement arraché à elle. Je tiens à respecter la tradition.
— Tu oublies que nous sommes censés être déjà mariés.
— Peut-être, mais nous savons que ce n’est pas le cas…
A 15 heures, le lendemain après-midi, Lily re-garda l’alliance en or que son mari venait de lui passer au doigt. Depuis quelques instants, elle était Mme Rauf Kasabian. Une larme coula le long de sa joue. Rauf l’essuya tendrement avant de baiser ses paupières…
De retour à Sonngul, ils dînèrent sur la ter-rasse, puis Rauf s’éclipsa pour annoncer la nouvelle à sa famille. Pendant qu’il téléphonait, Lily sirota sa coupe de champagne, le sourire aux lèvres. Soudain, la sonnerie de son portable retentit du fond de son sac à main.
— C’est Brett, annonça la voix à l’autre bout du fil, donnant la chair de poule à Lily.
— Brett ? Que veux-tu ?
Sur le point de revenir sur la terrasse, Rauf entendit Lily prononcer le nom de Brett. De surprise, il s’immobilisa.
— Que fais-tu en Turquie ? s’enquit Brett avec sa brusquerie coutumière.
Lily songea un instant à le traiter d’escroc, mais se rappelant les recommandations de Rauf, prit sur elle pour rester polie.
— Je te préviens, menaça-t‑il. Si tu me cherches des noises, tu le paieras très cher.
— Je ne comprends pas où est le problème, répondit-elle en tâchant de lutter contre la peur. Je fais juste des repérages pour les voyages organisés du printemps prochain…
— Ne me raconte pas de bobards !
— Je viens d’épouser Rauf Kasabian, répon-dit-elle dans l’espoir que cette nouvelle intimiderait son interlocuteur.
— Tu l’as… épousé ? reprit Brett, l’air ébahi.
— Oui, alors fiche-moi la paix. Tu ne peux plus me menacer à présent. Je ne veux plus jamais entendre parler de toi ! C’est fini, tu m’entends, fini !
Contre toute attente, Brett partit d’un grand éclat de rire.
— Mariés, voyez-vous cela ! Un bon conseil, ma belle, tu as intérêt à me protéger si tu ne veux pas que ton mariage s’effondre. A bientôt.0
Lily raccrocha d’une main tremblante. Qu’entendait Brett par « à bientôt » ? Il ne se trouvait pas en Turquie, tout de même ? Terrifiée à cette idée, elle vérifia aussitôt la provenance de l’appel pour s’apercevoir, rassurée, que le numéro venait d’Angleterre. Brett essayait de lui faire peur, voilà tout. Mais pourquoi diable lui avait-il demandé de le protéger ? Pensait-il à l’affaire des villas ou à l’escroquerie bancaire ? Et pourquoi s’imaginait-il qu’elle le couvrirait ? Elle n’avait plus l’intention de céder à ses me-naces, désormais.
Secoué par la conversation qu’il venait de surprendre, Rauf ne sentit pas la force de retrouver Lily. Préférant s’isoler dans sa chambre, il s’éloigna de la fenêtre à pas de loup. Par une triste ironie du sort, il avait fallu que tous ses doutes sur Lily aient disparu pour qu’il découvre la vérité.
Tu ne peux plus me menacer à présent ! Je ne veux plus jamais entendre parler de toi ! C’est fini, tu m’entends, fini ! Le doute n’était plus permis à présent : Lily avait été amoureuse de Brett autrefois. Pourquoi pas, après tout ? Gilman était un blondinet un peu fade à ses yeux, mais beaucoup de femmes trouvaient du charme à ce genre d’hommes. Lily n’avait peut-être pas été sa maîtresse, mais il s’était certainement aperçu des sentiments qu’elle lui portait et, bien sûr, il en avait profité. « Tu ne peux plus me menacer », avait-elle dit. De quelle menace s’agissait-il au juste ? Gilman l’avait-il fait chanter en menaçant de tout raconter à Hilary ?
En haut de l’escalier, Irmak l’attendait avec un téléphone. C’était sa mère à qui son père venait d’apprendre la nouvelle. Comme prévu, celle-ci était folle de joie, mais elle lui reprocha d’avoir épousé Lily dans le plus grand secret. Elle at-tendait avec impatience leur retour à Istanbul pour qu’ils puissent célébrer ce mariage selon les traditions familiales.
Sa grand-mère prit la ligne ensuite ; son débit de paroles était tel que Rauf renonça à l’idée de placer un mot.
Vint enfin le tour de Nelispah. Son ar-rière-grand-mère le félicita chaleureusement avant d’évoquer, des trémolos dans la voix, sa propre cérémonie de mariage qui avait duré quarante jours et quarante nuits. Puis, elle soupira profondément avant de déclarer :
— Je suis heureuse, Rauf, mais les gens se-ront horriblement choqués en apprenant que ta famille n’était pas présente à la cérémonie. Je ne vois donc qu’une seule solution : organiser un nouveau mariage, en faisant comme si le premier n’avait jamais eu lieu.
— Tout ce que tu veux, grand-maman, tout ce que tu veux…, murmura Rauf d’une voix absente.
— Mon petit, tu vas bien ? s’enquit Nelispah.
— Mais oui, grand-maman.
— Rentre à Istanbul avec Lily dès de-main, nous nous chargeons de tout organiser.
Après avoir raccroché, Rauf se dirigea machinalement vers le bar pour se servir un cognac. Sa main tremblait imperceptiblement. Peu lui importait l’appel de sa famille. Tout ce qui comptait était ce qu’il avait découvert au sujet de Lily.
La vérité était dure, mais il devait la regarder en face : dans le cœur de sa femme, il n’avait jamais été que le second. A présent, il compre-nait mieux les réticences de Lily chaque fois qu’il avait essayé de l’approcher, des années plus tôt. Elle avait accepté de sortir avec lui pour oublier Brett, voilà tout.
Certes, elle prétendait l’avoir aimé à cette époque. En réalité, elle s’était efforcée de s’en convaincre pour effacer l’amour coupable qu’elle portait à Brett.
Malgré cela, aujourd’hui, c’était lui-même que Lily désirait. Mais comment savoir si Brett n’avait pas gardé une place dans un sombre recoin de son cœur ? Le fait qu’elle ait définitivement rompu avec lui ne signifiait pas qu’elle ne l’aimait plus ou qu’elle n’était pas prête à tout faire pour lui sauver la mise.
Comment réagirait-elle si cet escroc se re-trouvait en prison ?
Rauf soupira profondément. « Ressaisis-toi », s’ordonna-t‑il. Lily était sa femme à présent, il ne pouvait plus la perdre. Désormais, aucun homme ne pouvait lui barrer le chemin.
En se servant un deuxième cognac, il décida de ne rien dire à Lily. Il ne le pouvait pas. Tom-ber amoureuse de la mauvaise personne n’était pas un crime. Dans cette histoire, Lily n’avait pas failli une seule fois à la morale ; elle n’avait pas entretenu de liaison avec Brett. En un sens, il pouvait être fier d’elle.
Malgré tout, la vérité avait un goût amer… si amer.
Pâle et tremblante, Lily partit à la recherche de Rauf. Elle le trouva dans le petit salon, debout à côté de la fenêtre. Il lui tournait le dos, mais elle s’aperçut aussitôt que quelque chose n’allait pas.
— Laisse-moi deviner, dit-elle en entrant. Tes parents sont furieux que tu aies épousé une femme qu’ils n’ont jamais rencontrée.
— Non…, marmonna-t‑il en retour. Et puis ma grand-mère t’a déjà vue, je te rappelle.
— Ils pensent sans doute que tu viens de commettre l’erreur de ta vie en épousant une parfaite inconnue, insista-t‑elle, déterminée à affronter le pire.
— J’ai dit à mon père que nous nous sommes rencontrés il y a trois ans. Non, en fait, ils re-grettent que nous nous soyons mariés en leur absence… Du coup, je leur ai promis de rentrer à Istanbul dès demain.
— Très bien, répondit-elle avant d’ajouter d’une voix hésitante : je voulais te dire… Brett vient de m’appeler sur mon portable.
Impressionné par son honnêteté, Rauf sentit un petit pincement au cœur.0
— Rassure-toi, je ne lui ai pas révélé que tu essayais de le coincer, s’empressa-t‑elle d’ajouter. Je suppose qu’une de mes nièces a dû lui dire que je me trouvais en Turquie actuellement. Il a certainement paniqué. Il m’a demandé ce que je faisais ici, et je lui ai répondu que je préparais un voyage organisé pour le printemps prochain. Je lui ai également appris que nous étions mariés…
Rauf ne lui laissa pas le temps d’achever sa phrase. Avançant vers elle, l’air éperdu, il la prit dans ses bras et captura ses lèvres avec une ardeur confinant au désespoir. Lily se demanda pourquoi il n’avait pas fait de commentaire sur l’appel de Brett, mais bientôt assaillie par le désir, elle s’abandonna totalement au baiser de son mari.
Lorsqu’il la relâcha, elle demanda timidement :
— Ça ne t’ennuie pas que Brett m’ait appelée ?
— Non, on pouvait s’y attendre. Mais ne par-lons pas de lui, güzelim, c’est notre nuit de noces.
— Oui, répondit-elle dans un souffle, heureuse que l’appel de Brett ait laissé Rauf indifféren

8

Dans l’intimité de leur chambre, Rauf ôta une à une les épingles du chignon de Lily. Elle le regarda en souriant. Ses grands yeux scintillaient comme les plus beaux saphirs.
— Je suis heureuse, dit-elle à voix basse.
Qui essayait-elle de convaincre ? Elle-même ? En cet instant, elle devait lutter pour ne pas penser à Gilman. Comment pouvait-il en être autrement alors qu’il venait de l’appeler ?
Etonnée par l’air sombre de Rauf, Lily le questionna.
— Regretterais-tu déjà de m’avoir épousée ?
— Comment peux-tu poser une telle question ?
Un éclair de colère passa dans ses yeux, et Lily craignit d’avoir vu juste.
— Tu as le droit… tu sais, murmura-t‑elle. Nous sommes peut-être allés un peu vite.
— Je ne peux pas imaginer ma vie sans toi, grommela-t‑il.
— Pourtant cela fait seulement quatre jours que nous nous sommes retrouvés.
— Ce délai est largement suffisant. Mon ar-rière-grand-père a demandé Nelispah en mariage le jour même de leur rencontre.
— Un vrai coup de foudre !
— Pour être franc, je pense que mon ar-rière-grand-père n’avait pas le choix. Les frères de Nelispah étaient plutôt sourcilleux…
— Je ne te crois pas !
— Tu devrais pourtant. Mon aïeul était parti en excursion dans la montagne. Accidentellement, il a surpris Nelispah en train de se baigner dans une rivière… en sous-vêtements. Nelispah, à qui mon arrière-grand-père avait fait forte impres-sion, l’a raconté à ses frères. Ces derniers ont été assez séduits par ce jeune homme, mais pour d’autres raisons. A cette époque, seuls les hommes de la meilleure société pouvaient se permettre de prendre des vacances. Quelques jours plus tard, ils étaient mariés. Ils furent très heureux.
— C’est incroyable ! s’exclama Lily. Et ta grand-mère, comment s’est passé son mariage ?
— Pour elle aussi, ce fut l’amour au premier regard. Elle avait fait tomber son foulard dans la rue, mon grand-père l’a ramassé… ils ne se sont plus quittés. Même chose pour mes parents : ils se sont rencontrés à un mariage, et sont tout de suite tombés amoureux.
— Tu as une famille très romantique, dis-moi. Mais toi…
Elle s’arrêta, ne sachant pas si elle pouvait se permettre de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Finalement la curiosité eut raison de ses scrupules.
— Rauf, pourquoi as-tu fait exception à la règle ?
— Parce que la fille que je croyais aimer à l’âge de dix-neuf ans était amoureuse de mon meilleur ami. Malgré cela, elle était prête à m’épouser parce que j’étais plus riche.
Au moment de prononcer ces paroles, Rauf fut envahi par une bouffée de colère. Sa famille n’avait jamais soupçonné qu’il avait été si prêt d’exaucer leurs vœux autrefois.
— Oh, mon pauvre, murmura Lily. Tu as dû être horriblement malheureux… comment as-tu découvert la vérité ?
— Je les ai trouvés dans les bras l’un de l’autre au cours d’une soirée, répondit-il en haussant les épaules avec désinvolture. Ce n’est pas un drame. Ne va surtout pas imaginer que j’ai renoncé à l’idée de me marier à cause de cette mauvaise expérience.
— Non, bien sûr…
Néanmoins, Lily ne pouvait s’empêcher d’imaginer le désarroi du jeune homme qu’il avait été. Etre élevé dans une famille si romantique, et s’apercevoir brutalement que la réalité était loin de ressembler à un conte de fées, quel coup dur !
— De toute façon, je ne sais pas pourquoi nous parlons de cela, maugréa-t‑il.
Souhaitant lui changer les idées, Lily défit lentement la fermeture Eclair de sa robe. Ce geste lui semblait extrêmement osé, mais ces quelques jours passés auprès de Rauf l’avaient enhardie. Sans quitter son compagnon des yeux, elle fit glisser ses manches le long de ses bras.
Une violente émotion s’empara de Rauf.
— Tu as envie de moi ? demanda-t‑il en dardant sur elle un regard fiévreux.
— Je ne peux pas m’en empêcher…
— Tu es ma femme, dit-il d’une voix rauque en achevant de la déshabiller.
— Rauf…
La voix de Lily se perdit dans un soupir. Dé-sormais, ils étaient mari et femme et elle ne souhaitait qu’une chose : faire l’amour avec lui jusqu’à oublier qui elle était. Après qu’il l’eut longuement caressée, après qu’elle l’eut supplié de mettre un terme à son supplice, il la pénétra enfin. Le plaisir qu’elle ressentit, incendiaire et total, fut décuplé par la certitude qu’elle était sienne pour toujours.
Heureuse et comblée, elle se blottit dans ses bras, caressant rêveusement la courbe de son épaule.
— A quoi penses-tu ? demanda-t‑il.
— Au désir que tu m’inspires, répondit-elle dans un murmure.
— Un désir que tu n’as pas toujours ressenti, pourtant, fit-il remarquer d’une voix rauque.
— Si, seulement l’idée de passer à l’acte me terrifiait ; je ne pouvais pas.
Il n’était pas difficile de deviner pourquoi, songea Rauf avec dépit. Elle avait refusé de s’offrir par loyauté envers Gilman.
— Mais tout a changé à présent, poursui-vit-elle. Les instants que nous partageons en-semble sont magiques.
Elle hésita un instant, n’osant pas ajouter ce qu’elle brûlait de dire. Pourrait-il seulement comprendre qu’elle souffrait de ne pas être aimée ?
— Même si je dois reconnaître que…, com-mença-t‑elle.
— Oui ?
— Que notre relation manque peut-être un peu de romantisme à mes yeux.
— Ah oui ? Brett était romantique, lui ? ironisa Rauf.
Lily était déboussolée. Que signifiait cette boutade d’un goût franchement douteux ?
— Pourquoi cette question ? s’enquit-elle sè-chement.0
— Simple curiosité de ma part.
— Comment pourrais-je le savoir ?
— Oublie ce que je viens de dire. Et pour ré-pondre à ta remarque, sache que je sais me montrer romantique, moi aussi.
Lily s’aperçut alors qu’il tenait son poing serré. Suivant son regard, Rauf ouvrit lentement la main sur un magnifique écrin de velours noir et or.
— Tu vois…, dit-il avec un clin d’œil.
— Mais… d’où l’as-tu sorti ? demanda-t‑elle d’une voix étranglée.
— Je l’ai glissé sous l’oreiller au moment d’entrer dans le lit. Ouvre-le.
D’une main tremblante, Lily obéit. Dans l’écrin, un magnifique diamant brillait de tous ses feux. En découvrant ce somptueux joyau, elle crut s’évanouir.
— Que c’est beau ! murmura-t‑elle au bout de quelques secondes.
Sans dire un mot, il prit la bague et la lui passa au doigt. Pendant quelques instants, ils restèrent main dans la main, sans se quitter des yeux.
— Merci pour ce bijou, il est vraiment magni-fique !
Elle ponctua sa phrase d’un long baiser lan-goureux. Soupirant d’aise, elle se laissa retomber sur l’oreiller.
— Je crois que je ferais mieux de dormir à présent. Je ne voudrais pas ressembler à une sorcière quand je rencontrerai tes parents de-main.
— Aucune chance, répondit-il en l’embrassant. Mais je te souhaite une bonne nuit.
Rauf n’avait pas sommeil, pourtant il resta étendu à côté d’elle, comme s’il craignait de la perdre. En dépit de l’appel de Brett, il se sentait étrangement bien. Lily était sa femme, désor-mais, songea-t‑il en la regardant dormir de l’autre côté du lit. Dans la pénombre bleutée de la chambre, le solitaire scintillait légèrement à son doigt. Jamais il ne lui dirait qu’il l’avait acheté trois ans auparavant…
Le lendemain, à l’aéroport, un jet au nom de sa compagnie les attendait. Lily était un peu émue à l’idée de rencontrer la famille de Rauf, mais elle avait le cœur léger. Le matin même, au moment de s’habiller, elle avait choisi avec soin sa tenue : une robe d’été bleue à col bateau, dont l’étoffe légère lui arrivait aux genoux. Voulant être élégante pour rencontrer sa belle-famille, elle avait noué ses cheveux en chignon.
En s’installant dans le jet, elle ne put retenir un cri d’admiration. La cabine, dotée de fauteuils de cuir crème et décorée de panneaux en noyer, était aussi confortable que spacieuse. Un bureau avec un ordinateur portable avait été installé pour permettre à Rauf de travailler.
— Quelle merveilleuse façon de voyager ! s’exclama-t‑elle en se tournant vers son mari.
Mais celui-ci ne prêta pas attention à ses pa-roles. Il semblait profondément absorbé par les documents qu’il était en train de consulter.
Rauf tenait un fax entre les mains : le rapport de la Banque Turque basée à Londres qu’il avait demandé. Tout d’abord, il ne saisit pas pourquoi le nom de Lily apparaissait au bas de la page. Mais en découvrant celui de Brett Gilman, au verso, il se mit à assembler les pièces du puzzle. Il ne voulait pas y croire. Hélas, cette fois-ci, il s’agissait d’une preuve irréfutable.
— Lily…, dit-il d’une voix blanche.
— Oui ?
— Tu devais savoir que j’allais finir par tout découvrir. C’est pour cela que tu m’as épousé ?
L’expression de Lily se figea aussitôt.
— Qu’est-ce qui te prend ? Je ne comprends pas un traître mot de ce que tu dis. Rauf… tu m’entends ? Réponds-moi ! De quoi s’agit-il encore ?
S’adossant à son fauteuil, il détourna le regard. Comment avait-il pu se montrer si naïf ? Et dire qu’il s’était cru maître de la situation alors que Lily le menait à la baguette depuis le début. En l’espace de quatre jours, elle avait réussi à se faire épouser ! Désormais elle était à l’abri de toute poursuite. Quelle maestria !
Oui, elle pouvait se permettre d’être assise à côté de lui et de feindre l’innocence car elle portait son nom, désormais. Il avait épousé une voleuse qui avait conspiré avec Brett Gilman pour le dépouiller de deux cent mille livres. Sans dire un mot, il présenta le fax à Lily.
Celle-ci le regarda sans comprendre.
— Rauf… il est rédigé en turc, dit-elle.
— Oh, je suis sûr que tu es capable de lire ton propre nom de même que celui de Brett.
— Mon nom… ? reprit-elle en se sentant blê-mir.
— Oui. Gilman et toi avez ouvert un compte au nom de Marmaris Media Corporation, annonça-t‑il d’une voix si douce que Lily frissonna. Et devine quoi ? Le compte est vide à présent.0

9

Lorsqu’elle comprit enfin ce dont Rauf l’accusait, Lily bondit de son siège.
— Je n’ai jamais ouvert de compte avec Brett !
— Et si, ma chère. C’est écrit noir sur blanc.
— Il s’agit certainement d’une erreur, protesta Lily. Brett a voulu me piéger, c’est la seule ex-plication possible.
— Ne perds pas ton temps, je ne te crois pas. Les faits parlent d’eux-mêmes.
Lily venait de recevoir un coup de poignard en plein cœur. Comment Rauf pouvait-il avoir si peu confiance en elle ? Il l’avait reconnue coupable sans même écouter ce qu’elle avait à dire pour sa défense. Le rêve tournait au cauchemar.
— Ce n’est pas vrai, dit-elle d’une voix vibrante de colère. Tu devrais avoir honte de me croire capable d’une chose pareille. Bon sang, nous sommes mariés !
Le visage de Rauf s’assombrit davantage.
— Eh oui. Je t’ai rendu un fier service, n’est-ce pas ? Tu as dû rire sous cape durant la cérémonie…
— Assez ! coupa-t‑elle. Je refuse de parler avec toi si tu vois les choses sous cet angle.
— Oh si, tu vas parler, ma belle. Et je te pré-viens, le numéro des larmes ne marchera pas.
— Rassure-toi, Rauf Kasabian, je n’ai pas la moindre envie de pleurer, rétorqua-t‑elle d’une voix blanche. Je te mets au défi de m’arracher une seule larme. Je suis trop en colère pour cela.
— Pas de jérémiades cette fois ? Enfin une bonne nouvelle ! Mais, dis-moi, ça t’intéresse peut-être de savoir ce qui m’a mis la puce à l’oreille pour Brett et toi ?
— Ton imagination tordue, je suppose ! Inutile de chercher plus loin.
— Le nom de Tecer Godian ne te rappelle rien ?
— Ton précédent conseiller financier ? Celui qui est venu en Angleterre il y a trois ans pour vérifier les comptes de Harris Travel ?
— Tecer ne manquait pas de finesse. Le jour précédant mon retour en Turquie, tu as dû te rendre à l’agence pour remplacer un employé malade. Brett s’y trouvait, ainsi que Tecer. Ce-lui-ci a tout de suite senti qu’il se tramait quelque chose de louche entre ton beau-frère et toi.
— Explique-toi.
— Tecer ignorait que j’avais une liaison avec toi. Du coup, il n’a pas hésité à me dire ce qu’il pensait de la situation. Tiens, je me souviens encore de ses paroles : « Brett Gilman et Lily Harris ne se comportent pas comme les membres d’une famille normale ; leurs rapports sont assez malsains. »
Cette évocation ramena Lily trois ans en ar-rière. Elle se souvenait parfaitement de ce jour. Brett, qui était seul dans le bureau principal, l’avait accueillie avec un sourire carnassier. Elle avait échangé quelques paroles crispées avec lui, sans s’apercevoir que Tecer Godian travaillait dans le bureau du fond. En découvrant la présence du vieil homme, elle avait eu grand-peine à dissimuler son soulagement. Après le départ de Brett, elle avait discuté gaiement avec le conseiller financier.
Rauf avait raison de souligner la perspicacité de son ami, cependant il avait mal interprété ses paroles.
— Je n’ai pas posé de questions à Tecer, re-prit-il, mais j’ai bien compris ce qu’il voulait dire quand je suis passé devant l’hôtel et que je t’ai surprise avec Brett. Tu refuses de l’admettre, mais durant tout ce temps, tu étais amoureuse de ton beau-frère…
— Tu as vraiment mal compris les propos de M. Godian, coupa-t‑elle avec fougue. C’est dommage que tu ne lui aies pas demandé de s’expliquer.
— Parce que tu crois que je me serais abaissé à parler de toi avec un homme qui était non seulement mon employé, mais aussi un ami de la famille ?
— Tu nous aurais épargné pas mal de souf-frances si tu l’avais fait, rétorqua-t‑elle du tac au tac. Mais je commence à croire que tu as compris ce qui t’arrangeait…
— C’est absurde ! tonna-t‑il. De toute façon, nous dévions du sujet. Tout ce que je sais, c’est que mes doutes quant à ton intégrité étaient justifiés.
— Quel soulagement, n’est-ce pas ? railla-t‑elle en sentant une colère froide monter en elle. J’ai l’impression que tu éprouves un certain plaisir à imaginer que j’étais folle de Brett, que je t’ai présenté à ma famille pour que tu investisses ton argent dans Harris Travel alors que durant tout ce temps je n’avais qu’une idée en tête : aider mon beau-frère à s’enrichir et en profiter au passage !
— Oui…, répondit-il entre ses dents. Je suis obligé de croire cette version des faits.
Elle émit un rire sans joie.
— Dans ce cas, je pense que tu comprendras facilement mon regret de t’avoir épousé hier.
— Je te conseille de changer de ton, ma belle. Si tu n’étais pas ma femme, je te confierais immédiatement aux bons soins de la police !
— Vraiment ? Eh bien, qu’attends-tu pour le faire ? Avec un peu de chance, ils sauront ana-lyser la situation mieux que toi ! Ça ne me fait pas peur, je n’ai rien à me reprocher. Alors, de grâce, livre-moi aux autorités parce que je ne veux plus jamais te voir !
— Gageons qu’après une nuit ou deux en pri-son, tu auras changé d’avis ! lança-t‑il avec hargne. Et puis cesse de bluffer, je sais très bien que tu m’as épousé pour échapper à toute poursuite judiciaire.
— Tu as perdu la raison, Rauf. Et si tu crois que ce mariage est si important que ça à mes yeux, détrompe-toi : je demande le divorce !
A ces paroles, Rauf parut se raidir.
— Tu peux faire une croix là-dessus…
— Et je n’ai que faire de ton argent, garde-le ! poursuivit-elle en ignorant ce qu’il venait de dire. Je m’estimerais assez chanceuse de m’affranchir d’un homme qui n’a jamais eu confiance en moi !0
— Que ça te plaise ou non, tu es mon épouse à présent, répondit-il en la prenant par les bras.
— Je préfère encore me livrer à la police ! Au moins, j’aurai droit à un procès !
— Ne sois pas stupide…
— Je n’ai pas ouvert ce compte avec Brett, hurla-t‑elle en dégageant ses mains.
— Arrête de me mentir ! Gilman avait besoin de ton nom parce que tu es la directrice de Harris Travel. A ce titre, tu es responsable de la disparition de ces fonds.
Lily sentit ses jambes faiblir. La peur se mit à couler dans ses veines comme le plus dangereux des venins. Incapable de se soutenir plus longtemps, elle se laissa tomber dans son siège. Elle ne s’était pas rendu compte qu’en acceptant le titre de directrice de l’agence — titre qui ne lui avait pas rapporté le moindre penny — elle endossait une responsabilité juridique. A présent, elle comprenait pourquoi Brett lui avait demandé de le protéger. Il avait utilisé son nom pour ouvrir un compte en sachant qu’elle en serait responsable. Pas étonnant qu’il ait éclaté de rire en apprenant qu’elle avait épousé Rauf. Brett se croyait à l’abri : s’il coulait, elle coulait aussi —c’était aussi simple que cela.
— Bien…, dit-elle dans un souffle. C’est peut-être mieux que je sois considérée comme coupable. Je n’aurais pas voulu que la police accuse ma sœur ou mon père dont la santé ne cesse de décliner.
— Cesse de dire des bêtises ! Il n’y aura pas de procès : je n’ai pas envie que la terre entière sache que ma femme est une voleuse.
— Mais dans ce cas, Brett s’en sortira in-demne, et je ne veux pas qu’il s’en tire aussi facilement, répliqua Lily d’une voix lointaine. J’aimerais qu’il paie pour tout le mal qu’il a infligé à ma famille, même si je dois être soupçonnée avec lui… Car je suis convaincue que la vérité finira par éclater au grand jour. Oui… j’ai confiance en la justice.
Rauf étudia le visage de Lily en silence. Une fois de plus, il éprouvait la désagréable impression de s’être mépris à son sujet. Au ton de sa voix, à la ferveur qui enflammait ses yeux, il n’était plus possible d’avoir de doute : elle était sincère.
Son nom figurait peut-être sur le document, mais, après tout, rien ne prouvait qu’elle avait fait la démarche d’ouvrir le compte. Gilman avait pu se faire accompagner d’une jolie blonde, volontaire pour jouer le rôle de Lily devant le banquier. Quant à la signature, une enquête plus poussée révélerait sans doute qu’elle était contrefaite. La colère de Lily était légitime et elle ne craignait pas d’être livrée à la police.
Et puis, quelle femme saine d’esprit et sou-cieuse de se défendre, proposerait-elle le divorce au seul homme capable de la sauver ?
— N’oublions pas que tu vas rencontrer ma famille dans moins d’une heure, dit-il d’une voix moins assurée qu’à l’ordinaire.
Lily le dévisagea avec stupéfaction.
— Vu les circonstances, je crois qu’on ferait mieux d’annuler cette visite.
— Non. Tu m’as convaincu de ton innocence. J’ai reçu un terrible choc en lisant ce fax, je… je n’y étais pas préparé. Je te demande pardon ; j’aurais dû comprendre que Gilman avait tout manigancé.
— Tu n’as jamais eu confiance en moi, Rauf, voilà le problème. Tu n’as jamais pu te débar-rasser de tes soupçons au sujet de Brett et moi.
— Mais c’est fini, maintenant. Je suis persuadé qu’il n’y a rien eu de malsain entre vous !
C’était la première fois que Lily se montrait si lointaine avec lui ; la première fois qu’elle sem-blait avoir perdu toute foi en lui. Il était sans doute allé trop loin.
— Ecoute, Lily, dit-il avec douceur. Pour le moment, je me moque pas mal de Brett. C’est toi qui m’intéresses, et notre vie de couple.
— Je ne te comprends pas, Rauf, répondit-elle avec une lassitude empreinte de détresse. Tu m’as épousée alors que tu ne me faisais pas confiance. Pour moi, c’est une désillusion cruelle, ajouta-t‑elle en refoulant les larmes qui lui piquaient les yeux. Mais c’est ainsi, je n’ai jamais compté pour toi.
— C’est faux ! s’insurgea Rauf. Tu te trompes et…
— Malheureusement non. Tout ça, c’est pour le sexe… c’est la seule chose qui t’intéresse. Tu es à ce point dépendant de tes sens que ça ne te dérange pas de rester marié avec une femme que tu prends pour une voleuse — ou pire en-core. C’est malsain, Rauf, terriblement malsain.
— Vu sous cet angle, oui, reconnut-il en s’asseyant à ses côtés. Je suis horrifié de t’entendre dire qu’il n’y a jamais eu que le sexe entre nous.
— Je crois en effet que tu es incapable de ressentir autre chose que du désir pour une femme. En outre, tu es l’homme le plus méfiant que je connaisse.
— Je t’accorde que je me suis montré particulièrement soupçonneux, mais c’était un malentendu.
— Un malentendu ? répéta-t‑elle en plon-geant son regard dans le sien. Est-ce vraiment le mot approprié quand on accuse sa femme d’être une voleuse ?
— Je m’enflamme facilement, surtout quand il s’agit de toi, répondit-il en lui prenant les mains. Mais c’est parce que tu comptes beaucoup à mes yeux, güzelim.
En dépit du revirement de Rauf, Lily n’avait pas l’intention de se laisser attendrir. Jusqu’à présent, elle n’avait pas prêté attention aux défauts manifestes de leur relation. L’amour l’avait aveuglée. Mais il fallait regarder la vérité en face : elle ne serait jamais en phase avec la psychologie complexe de cet homme. Il s’était offusqué en l’entendant dire que seul le sexe l’intéressait. Quelle mauvaise foi ! Lui qui ne lui avait jamais proposé autre chose !0
— Je suis sûre que ta famille comprendra que tu as commis une erreur en m’épousant si vite…
— Je te rappelle qu’ils t’attendent. Chez les Kasabian, le mariage, c’est pour la vie.
— Et dans la famille Harris, c’est rarement un conte de fées.
— Si je comprends bien, tu me mets sur le même plan que ton beau-frère. Ça, c’est un coup bas !
— Soyons pragmatiques, déclara Lily. Si nous nous séparons tout de suite, ce sera moins embarrassant pour toi. D’autant plus que je serai forcément interrogée par la police.
— Il est hors de question que tu coopères avec la police ! s’écria Rauf avec colère. Le sujet est clos.
Lorsque le jet eut atterri, Lily avait pris sa décision. Contre l’avis de Rauf, elle pensait que Brett devait être jugé pour ses crimes. Elle ne voulait pas renoncer à un éventuel procès sous prétexte de protéger ses propres intérêts.
Prenant soudain conscience qu’en tant que directrice officielle de Harris Travel, elle pouvait être tenue responsable dans l’affaire des villas, un frisson glacé lui parcourut le dos. En appa-rence, les preuves contre elle étaient acca-blantes.
Elle ne pouvait pas reprocher à Rauf de l’avoir cru coupable, au vu du fax qu’il avait reçu. Et puis, était-elle en droit de lui en vouloir alors qu’elle avait gardé secrète la véritable nature de ses relations avec Brett ? Rauf avait toujours senti qu’elle ne lui avait pas raconté toute l’histoire, voilà pourquoi il était resté si méfiant. Mais à quoi bon tout lui révéler à présent, puis-qu’ils étaient sur le point de se séparer ?
Car ils devaient se séparer si elle ne voulait pas que Rauf soit éclaboussé par le scandale. Et pour ce qui était de Brett… elle allait elle-même se rendre à la police.
— Finalement, je ne t’en veux pas de me croire coupable, déclara-t‑elle alors qu’ils traversaient le hall de l’aéroport. Il y a de quoi…
— Non, je suis impardonnable. C’est à toi que j’aurais dû faire confiance.
— Ce qui est fait est fait, marmonna-t‑elle. Crois-moi, le divorce est la meilleure solution. D’ailleurs, je suis prête à parier que ta famille n’a pas encore rendu la nouvelle publique, puisque ton arrière-grand-mère parlait d’organiser une deuxième cérémonie. Il est encore temps de faire machine arrière.
D’un geste brusque, Rauf la saisit par la taille et la serra contre lui.
— Je t’ai beaucoup fait souffrir, Lily, mais je ne veux pas que tu parles de divorce.
— Tu changeras peut-être d’avis quand la po-lice viendra m’arrêter.
— S’il y avait le moindre risque que tu sois incarcérée, je te ferais quitter le pays. Mais personne ne viendra te chercher ; je renonce à engager des poursuites contre Gilman.
— Mais tu y tenais tant !
— Tu es plus importante à mes yeux que mon désir de vengeance.
Dans un effort surhumain pour ne pas se laisser attendrir, Lily détourna la tête.
— L’idée que Brett s’en sorte à si bon compte me révolte. Tu ferais mieux de me déposer au commissariat le plus proche.
— Regarde-moi, Lily, répondit Rauf en lui soulevant le menton. Premièrement, le divorce est exclu. Deuxièmement, si tu allais raconter cette histoire compliquée à un policier, il risquerait de mal comprendre. Comme je l’ai dit tout à l’heure, ces deux sujets sont clos… pour toujours. Tu es ma femme. Tu peux être certaine que je serai toujours là pour te soutenir, quoi qu’il arrive.
— J’aimerais que ce soit aussi simple…, murmura-t‑elle, l’air absent.
— Ce sera très simple, fais-moi confiance.
Dans la limousine, tous deux gardèrent le si-lence. Rauf regardait droit devant lui, plongé dans ses pensées. Les paroles que Lily avait prononcées dans le jet résonnaient encore dans son esprit. « Seul le sexe t’intéresse », lui avait-elle reproché. Il était grand temps qu’il la fasse changer d’avis à ce sujet. Ce soir, quand ils iraient se coucher, il se *******erait de la serrer dans ses bras, rien de plus. Toute réflexion faite, il se limiterait peut-être à cela durant une semaine.
Etait-il vraiment obsédé par le sexe ? se de-manda-t‑il en se livrant pour la première fois de sa vie à l’autocritique. Non, il était obsédé par Lily, ce qui était très différent. Ces derniers jours, il avait été porté par la passion. L’ivresse qu’il avait connue avec elle l’avait arraché à lui-même, lui faisant découvrir des sommets de plaisir qu’il ne soupçonnait pas. Et, à bien y réfléchir, il ne s’agissait pas juste de plaisir, mais de bonheur, tout simplement.
Le bonheur… ce mot résonnait étrangement à ses oreilles, il lui semblait étrangement doux.
En tout cas, Lily ne partageait peut-être pas sa conception de la passion, et il devait respecter cette différence. Pour elle, une part de chasteté ajoutait peut-être au romantisme d’un couple. Si tel était le cas, il devait apprendre à se tempérer. Se tempérer ? A cette idée, il se renfrogna.
Au moment d’entrer dans la propriété ances-trale des Kasabian, Lily ressentit une terrible angoisse.
— Je suis certaine qu’ils ne m’aimeront pas, marmonna-
t‑elle.
— Tu as conquis Nelispah au premier regard, répondit Rauf sur un ton joyeux. Tout se passera bien, ne t’inquiète pas.
Une femme de chambre ouvrit la porte du grand salon où les attendait le clan Kasabian. Le cœur battant à tout rompre, Lily entra.
Seren, la mère de Rauf, se leva aussitôt pour les accueillir. C’était une belle femme d’une cinquantaine d’années, brune et menue. Elle souhaita la bienvenue à Lily en anglais, en lui prenant les mains dans les siennes. Ses grands yeux noisette brillaient d’émotion. Le père de Rauf, Ersin, ressemblait étonnamment à son fils. Grand et athlétique, il adressa un sourire chaleureux à Lily qui fut impressionnée par son charisme rayonnant. La grand-mère de Rauf, Manolya, était la plus calme des trois femmes. Nelispah prit Lily par les épaules, et la regarda intensément, des larmes de joie dans les yeux.0
— Demain, toi et moi partons pour l’Angleterre, glissa Ersin à l’oreille de son fils tandis que les femmes discutaient gaiement.
— Comment ?
— Ce sera un mariage dans la plus pure tradition. Nous devons demander au père de Lily s’il accepte de te donner la main de sa fille.
— Mais enfin, que ça lui plaise ou non, j’ai déjà épousé sa fille ! s’exclama Rauf que l’idée de passer une journée séparé de Lily ne séduisait guère.
Mais à la réflexion, il dut reconnaître qu’il n’aurait jamais osé épouser une jeune femme de son pays sans demander sa main au père de celle-ci.
— Oui, papa, tu as raison. C’est la moindre des choses, déclara-t‑il finalement.
— J’ai autre chose à te dire, Rauf, poursuivit Ersin. Ce soir, tu rentreras chez toi seul. Lily reste ici.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Tu connais Nelispah. A ses yeux, vous n’êtes pas encore mariés. La tradition exige que Lily demeure ici. Ton arrière-grand-mère m’a certifié que tu lui as donné ton accord, hier au téléphone.
A ce moment-là, le regard des trois femmes Kasabian se tournèrent dans leur direction.
Furieux, Rauf serra les lèvres sans rien dire. Il intercepta alors le regard implorant de sa mère et soupira profondément.
— Lily est déjà ma femme, maugréa-t‑il.
— Tu pourras lui rendre visite aussi souvent que tu veux, fit valoir Manolya de sa voix douce et apaisante.
— Mais attention ! ajouta Nelispah. Ils ne de-vront pas rester seuls pour ne pas prêter le flanc à la critique. Je ne veux pas que l’on dise que Lily est trop libérée. Allons Rauf, vous avez toute la vie devant vous ! Pour le moment, c’est le temps des fiançailles.
— Ces traditions sont démodées, marmonna-t‑il.
— Une semaine suffira, reprit Nelispah. Bon, je ne te cacherai pas que c’est un peu court à mes yeux, mais je suis prête à faire cette concession à la modernité.
Une semaine sans Lily… Rauf ne s’était pas attendu à cela. Mais de toute évidence, il n’avait pas le choix.
— Je dois expliquer cela à Lily… en privé.
— Laisse la porte ouverte, lança Nelispah en souriant d’un air taquin.
Lily avait assisté à la scène sans comprendre un traître mot de la conversation. Néan-moins, l’air furieux de Rauf ne lui avait pas échappé. Il contrastait singulièrement avec le soulagement qui se lisait sur le visage des membres de sa famille.
— Que se passe-t‑il ? demanda-t‑elle lors-qu’il l’eut conduite dans le petit salon attenant.
— Mon arrière-grand-mère vient de m’infliger une cruelle punition.
— Pardon ?
— Laisse-moi tout t’expliquer depuis le début. La nuit dernière, je t’ai entendue discuter avec Brett au téléphone.
— Ah bon ? Mais enfin, pourquoi ne m’en as-tu rien dit ?
— J’y pensais encore lorsque mon ar-rière-grand-mère a appelé… Du coup, je n’ai pas vraiment prêté attention à ce qu’elle me racontait et, sans le vouloir, je lui ai donné l’impression que j’étais disposé à t’épouser de nouveau, selon la tradition turque. En d’autres termes, notre mariage civil n’a aucune valeur à ses yeux.
— Comment ? s’exclama Lily, sidérée.
— Attends, ce n’est pas tout, reprit Rauf. Jusqu’à la cérémonie, tu dois rester ici, sans me voir — du moins en tête à tête.
— Oh non ! Une semaine, vraiment ? Ce sera si long… Enfin, ce n’est pas grave, Nelispah m’a réservé un accueil si chaleureux que je serais bien ingrate de lui causer du chagrin.
Après l’avoir embrassée, Rauf lui annonça qu’il partait le lendemain pour l’Angleterre afin de rencontrer Douglas.
— Ça ne va pas être facile, commenta-t‑elle. Tu devras lui rendre visite chez Hilary, laquelle te voue une haine viscérale.
— A ce point ?
— Elle ne te pardonne pas de m’avoir aban-donnée il y a trois ans.
Voyant le visage de Rauf s’assombrir, elle se hâta d’enchaîner :
— Et au sujet des villas… et du reste, que comptes-tu faire ? Papa et Hilary doivent savoir à présent.
— Oui, je comptais leur en parler.
— Je vais appeler ma sœur.
— Très bien, mais *******e-toi de lui annoncer notre mariage. Je me chargerai du reste. A mon retour, je te ferai visiter la région — après tout, tu t’es engagée à prospecter les sites pour ta sœur, non ?
Un sourire rayonnant illumina le visage de Lily qui se hissa sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
— Tu vas me manquer, murmura-t‑elle au creux de son oreille.
Après le départ de Rauf, Lily appela sa sœur qui, naturellement, fut aussi stupéfaite que scandalisée d’apprendre qu’elle était déjà ma-riée. Lorsqu’elle sut qu’un « deuxième mariage » était prévu, elle s’apaisa néanmoins.
— Bien sûr que nous viendrons, dit-elle. Si tu l’aimes vraiment, c’est tout ce qui compte.
Les Kasabian firent tout pour mettre Lily à l’aise si bien qu’au bout de quelques heures, elle se sentit en famille avec eux.
Le lendemain après-midi, une réception fut organisée à l’heure du thé pour la présenter officiellement aux amies de la famille. Lily redoutait un peu cette réunion féminine, mais les invitées se montrèrent très chaleureuses et amicales avec elle. Au bout d’une heure, Nelispah se sentit un peu lasse et Lily lui proposa de l’accompagner jusqu’à sa chambre.
A son retour, une ravissante brune revêtue d’un tailleur-pantalon de soie blanche se présenta à elle.
— Je m’appelle Kasmet, annonça-t‑elle sua-vement. Je connais Rauf depuis toujours… et je dois dire que j’ai été très surprise d’apprendre qu’il allait se marier, poursuivit-elle, une lueur de ressentiment dans le regard. Après tout, il est toujours amoureux de moi…0
— Pardon ?
— Bien sûr, il ne le reconnaîtrait pour rien au monde ! Même au début de l’année, quand nous sortions ensemble, il refusait d’avouer la vérité. Mais je voulais que vous sachiez que vous oc-cupez la seconde place dans son cœur. Il est tombé amoureux de moi à l’adolescence et n’a jamais pu m’oublier.
Trop étonnée pour réfléchir, Lily dit la première chose qui lui traversa l’esprit.
— Je vois… c’est donc vous qu’il a surprise avec son meilleur ami, je ne me trompe pas ?
La jeune femme se mit à rougir de colère.
— Pardon, je ne voulais pas me montrer blessante, murmura Lily.
Contre toute attente, Kasmet se mit à rire méchamment.
— J’avais trop bu, je n’étais pas responsable. Je n’ai jamais pu aimer mon défunt mari, mais quand j’ai perdu Rauf, j’ai accepté de l’épouser. Vous n’imaginez tout de même pas que j’aurais pu lui préférer son meilleur ami ?
Sur ces paroles, la jeune femme tourna le dos pour se fondre parmi les autres invitées.
Le reste de l’après-midi, Lily fit de son mieux pour paraître enjouée, mais les paroles de Kasmet résonnaient dans son esprit. Elle était consciente, évidemment, qu’elles étaient en grande partie inspirées par son ressentiment. Lily ne comprenait pas pourquoi Rauf avait entretenu une liaison avec Kasmet, plus tôt dans l’année. Cela ne lui ressemblait guère de renouer avec une femme qui l’avait cruellement trahi par le passé. Il n’y avait donc qu’une seule explication possible : Rauf aimait toujours Kasmet.
Lily avait toujours regretté qu’il se *******e de lui dire qu’il « tenait à elle », mais elle comprenait à présent pourquoi. Depuis des années, Rauf aimait une femme que son orgueil lui avait interdit d’épouser. Après avoir de nouveau succombé à ses charmes quelques mois auparavant, il avait décidé de surmonter cette passion coupable. Oui, cette explication cadrait bien avec le caractère d’un homme en lutte perpétuelle contre lui-même. Effondrée, Lily alla s’isoler dans sa chambre pour laisser libre cours à son chagrin.
En approchant de la maison de ses parents, Rauf sentit son cœur se gonfler d’impatience. Cela faisait une semaine qu’il était parti et il lui tardait de serrer Lily dans ses bras. Après un fructueux séjour en Angleterre, il avait fait une halte à Paris pour quelques courses de la plus haute importance.
— Lily…, dit-il d’une voix émue lorsqu’elle vint l’accueillir sur le pas de la porte.
— Bonjour Rauf, répondit-elle en baissant les yeux.
— Je t’ai manqué ?
— Nous avons eu beaucoup à faire, ces der-niers jours, répondit-elle sans oser relever la tête.
Il était si beau dans son costume gris clair qu’elle préférait éviter de se torturer davantage en le regardant. Découvrir que le cœur de cet homme appartenait à une autre l’avait brisée, aussi, en apprenant son retour, avait-elle décidé de se protéger derrière un mur de froideur.
Ils étaient là, immobiles, incapables de se parler. Heureusement, deux livreurs entrèrent à ce moment-là pour déposer une gigantesque malle aux pieds de Lily.
— Pour toi, ma chérie, expliqua Rauf.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t‑elle à mi-voix.
— Le tissu pour ta robe de mariée… c’est une vieille coutume ici. C’est au marié de l’offrir.
— Je croyais que tu n’aimais pas les traditions, objecta-t‑elle en tâchant de ne pas se laisser impressionner.
— Ouvre, mais surtout ne me le montre pas.
— Je croyais que tu l’avais choisi…
— Je me suis *******é de préciser au couturier ce qui, selon moi, ne te plairait pas. Allez, ouvre !
D’une main tremblante, elle souleva le cou-vercle de la malle. A l’intérieur, elle découvrit une somptueuse étoffe de soie ivoire brodée de fil d’or.
— Quelle merveille ! s’exclama-t‑elle.
Bouleversée par la splendeur de ce cadeau, et par la gentillesse avec laquelle Rauf le lui offrait, elle se sentit fondre comme neige au soleil. Comment pouvait-elle rester de marbre en présence de cet homme qu’elle aimait de toute son âme ? Comment pourrait-elle oser lui parler de Kasmet alors qu’il venait de se montrer si tendre et généreux avec elle ?
— Tout le reste est dans la voiture, dit-il en souriant.
— Le reste… ? reprit Lily en allant à la porte.
A l’intérieur du coffre, elle découvrit des boîtes portant la griffe des plus grands couturiers de Paris. Cédant à l’insistance de Rauf, elle les ouvrit toutes dans le salon. Robes, chaussures, manteaux et tailleurs… rien ne manquait à cette impressionnante garde-robe. Rauf avait un goût exquis. Les toilettes qu’il avait choisies étaient à la fois simples et élégantes, à l’image des tenues qu’elle portait d’ordinaire, en plus sophistiquées. Les couleurs étaient les siennes : des bleus pastels tendres, des ocres subtils, et beaucoup de blanc.
— Ton trousseau, annonça Rauf sur un ton triomphal. J’ai fait monter la lingerie directement dans ta chambre pour ne pas t’embarrasser.
— Tu m’as acheté de la lingerie ?
— J’ai tout choisi moi-même, répondit-il au creux de son oreille. C’était une expérience très érotique.
Trop troublée pour répondre, Lily se tourna vers lui et l’embrassa. Jamais elle ne s’était sentie si gauche de sa vie.
Une demi-heure plus tard, Rauf l’emmena ad-mirer le palais de Topkapi, l’ancienne demeure des sultans.
— Tu ne m’as toujours pas parlé de ton entrevue avec ma sœur, dit-elle sur le chemin. Je suis étonnée qu’elle ne m’ait pas appelée.
— Elle préfère discuter en tête à tête avec toi à son arrivée à Istanbul.0
— Ne me fais pas languir, je t’en prie. Com-ment a-t‑elle réagi pour les villas ?
— Elle était très en colère, comme tu peux l’imaginer. Mais ton père a donné son accord pour que je rachète la moitié des parts de l’agence. Hilary était contre au début, mais j’ai su me montrer persuasif.
— Tu as été si gentil, je ne sais pas comment te remercier.
— Ta famille vient de traverser des épreuves difficiles et je voulais l’aider.
— Tu arrives toujours à tes fins, commenta-t‑elle en souriant.
— Sauf avec toi. Tu m’as donné du fil à re-tordre, güzelim.
— Et Kasmet ?
Ce nom lui avait involontairement échappé.
Les mains de Rauf se crispèrent sur le volant.
— Pourquoi me parles-tu de Kasmet ? Ne me dis tout de même pas que tu l’as rencontrée ?
— Si… je lui ai parlé l’autre jour ; elle était invitée à une réception chez tes parents.
— Mon père est toujours en affaires avec le sien, dit-il brusquement. Mais je suis surpris qu’elle ait eu l’audace de venir. Personne ne l’aime dans la famille.
— A l’en croire, tu es toujours fou d’elle, dit Lily.
— Comment ? Mais pour qui se prend-elle, enfin ? Elle a osé dire une chose pareille alors que je l’ai surprise dans les bras d’un autre !
— Dans ce cas, je suppose que tu n’as pas eu de liaison avec elle récemment ?
Lily souriait à présent. Mais cette fois, Rauf manqua s’étrangler de rage.
— C’est elle qui t’a dit ça ? Très bien.
Dans un crissement de pneus aigu, il fit de-mi-tour.
— Nous allons chez Kasmet pour mettre cette histoire au clair, annonça-t‑il d’une voix sourde.
— Chez elle ? Non… non, je t’en prie, ne fais pas ça ! supplia Lily en regrettant d’avoir parlé de manière inconsidérée.
— Tu es ma femme et je ne permettrai pas que l’on te fasse du mal.
— Je t’en prie, ne fais pas de scène — ce serait terriblement humiliant pour elle et pour moi. Je comprends à présent que les propos de Kasmet lui ont été dictés par son ressentiment.
— Quand je lui aurai parlé, elle n’osera plus jamais te manquer de respect, tu peux me faire confiance, marmonna Rauf, les dents serrées.
Arrivés devant la maison de Kasmet, Lily fut profondément soulagée de constater qu’elle était vide. Après avoir sonné à deux reprises, Rauf se résolut à repartir, mais il avait l’air réellement déçu.
— Il me tarde de visiter le palais, murmura Lily quelques minutes plus tard pour alléger l’atmosphère.
Une heure plus tard, elle contemplait rêveu-sement la mer depuis la terrasse de Topkapi. Elle songeait à la franchise dont Rauf avait fait preuve en lui parlant de Kasmet, et de ses propres réticences à lui révéler ce que Brett lui avait fait endurer ces dernières années.
— Tout va bien, güzelim ? s’enquit Rauf à ses côtés.
— J’ai quelque chose à te dire, répondit-elle en se tournant vers lui. C’est au sujet de Brett.
— Brett ?
Rauf fronça les sourcils.
— Oui, je veux que tu comprennes pourquoi j’ai toujours eu si peur de lui.
Il s’apprêta à protester, mais elle reprit aussitôt :
— Je t’en prie, Rauf, ce n’est pas facile pour moi, alors laisse-moi parler jusqu’au bout. Ça remonte à mon adolescence… La première fois que j’ai surpris mon beau-frère avec une femme, j’en ai parlé à papa, comme tu le sais déjà. Brett a très vite compris que je l’avais vu. Un soir, il est venu me chercher à l’école pour me faire peur. Il m’a dit que… que si j’en parlais à Hilary, il prétendrait que j’avais essayé de le séduire.
A ce souvenir, elle frissonna de dégoût. Timidement, elle se tourna vers Rauf. Celui-ci, qui était resté silencieux, avait pâli.
— Continue, dit-il d’une voix blanche.
— Pour être franche, je n’étais pas sûre de ce que vaudrait ma parole contre celle de Brett. Hilary était folle de lui à l’époque… Alors j’ai gardé le secret. Malheureusement, Brett m’en voulait trop pour ne pas vouloir se venger. A compter de ce jour, il m’a fait vivre un enfer pendant trois ans, jusqu’à ce que je parte à l’université, en fait.
— Qu’a-t‑il fait exactement ? demanda Rauf en lui serrant la main.
— Dès que nous étions seuls, il m’adressait des remarques déplacées, faisait des commen-taires sur mon corps qui changeait, lançait des plaisanteries scabreuses à tout bout de champ. Il ne m’a jamais touchée, mais je vivais dans l’angoisse qu’il le fasse un jour…
L’émotion l’empêcha d’achever sa phrase. De toute façon, elle avait tout dit à présent.
Rauf la berça doucement dans ses bras. Une rage terrible s’était emparée de lui. Une colère folle dirigée contre Gilman bien sûr, mais aussi contre lui-même. Comment avait-il pu être aveugle à ce point ? Il aurait été si facile de rassembler les pièces du puzzle. Au lieu de cela, il avait donné libre cours à sa jalousie, imaginant que Lily était amoureuse de son beau-frère. Tout devenait clair à présent, y compris les propos de son précédent conseiller financier qui avait essayé de lui ouvrir les yeux, à l’époque.
— Je n’ai rien dit à papa parce que je craignais que Brett ne mette sa menace à exécution, continua Lily. En parlant, je risquais de briser le mariage de ma sœur ou de passer pour une nymphomane au sein de ma famille. J’étais complètement perdue.
— Pourquoi ne m’as-tu rien raconté, il y a trois ans ?
— J’avais si peu confiance en moi. Je ne voulais pas que tu imagines que j’avais encouragé les avances de Brett… A cause de lui, j’ai toujours essayé de cacher mon corps sous des vêtements trop larges… C’est à l’université que je me suis rendu compte que mon comportement avec les hommes était très différent de celui de mes amies. Dès qu’un étudiant m’approchait d’un peu trop près, je me sentais salie par son regard
— C’est fini à présent, murmura Rauf d’une voix réconfortante.
— Quand je suis tombée amoureuse de toi, j’ai essayé de surmonter mes craintes… Et quelques mois après ton départ, je suis allée consulter une psychologue parce que j’étais consciente que mon attitude n’était pas normale. Cette psychothérapie a été très bénéfique. J’ai compris alors que je laissais Brett détruire ma vie, qu’il avait fait de moi sa victime.
— Et dire que je n’étais pas là pour t’aider…, maugréa Rauf. Ta réserve à mon égard m’étonnait, mais je n’ai pas cherché à en con-naître les causes profondes.
Lily essuya une larme qui perlait au coin de son œil. Elle venait de se libérer d’un poids énorme. Désormais, il n’y avait plus aucun secret entre Rauf et elle. Une page venait de se tourner, pour toujours.
Quelques jours plus tard, Lily détenait la preuve que Brett avait tenté de lui faire endosser la responsabilité de son escroquerie. Rauf avait réussi à obtenir une copie de la signature qui, bien entendu, ne présentait aucune ressemblance avec la sienne.
— Inutile d’être graphologue pour s’apercevoir que cette signature n’est pas la tienne, commenta-t‑il avec ironie. Gilman se croit très malin, mais il néglige les détails.
— Que va-t‑il lui arriver à présent ? s’enquit Lily avec anxiété.
— Fais-moi confiance. Il ne sera plus jamais en position de vous faire du mal, à ta famille ou à toi.
Les jours qui précédèrent l’arrivée des Harris à Istanbul furent un véritable enchantement pour Lily. Rauf lui fit visiter la ville dans ses moindres recoins et l’emmena sur les sites historiques les plus célèbres de la côte.
Au cours d’un de leurs pique-niques, Rauf déclara :
— J’ai un aveu à te faire, güzelim. Cette bague que tu portes, je l’ai achetée il y a trois ans.
— Tu voulais m’offrir une bague de fiançailles ! s’exclama Lily en portant la main à son cœur.
— Oui… je voulais te demander en mariage au cours du dernier week-end que nous avons passé ensemble. Mais quand nous sommes arrivés chez ton père, ta nièce est tombée malade… ce n’était pas le moment idéal. Du coup, j’avais l’intention de reprendre l’avion le week-end suivant pour te faire ma demande à ce moment-là.
— Mais tu m’a vu sortir de l’hôtel avec Brett et tu as imaginé le pire…
Ils étaient passés si près du bonheur à l’époque, songea Lily, partagée entre la tristesse et la joie de savoir qu’il avait voulu l’épouser trois ans auparavant.
— J’étais trop fier pour te demander des ex-plications, reconnut Rauf en esquissant une moue de dépit. Je me sentais trop malheureux pour analyser la situation à tête reposée. Mal-heureux et humilié aussi. Pour sauver la face, j’ai préféré garder le silence.
— Rauf…, murmura-t‑elle avec tendresse.
— Il y a eu trop de non-dits entre nous, répondit-il d’une voix rauque en dardant sur elle un regard de braise.
Puis il se pencha vers elle pour capturer ses lèvres dans un baiser sensuel et passionné. Un baiser qui bouleversa Lily.
— Ton corps me manque, dit-elle alors.
— Dans deux jours, nous serons de nouveau réunis…
Lorsque le jet se posa à Istanbul, Rauf reçu un appel de sa compagnie. Manifestement, sa présence était requise de toute urgence pour régler un conflit interne. En étouffant un grognement de frustration, il installa Lily dans la limousine et demanda au chauffeur de l’accompagner chez ses parents.
— Je ne serai pas peut-être pas rentré à temps pour tous vous emmener dîner, dit-il après l’avoir embrassée.
En effet, ce soir-là, Rauf ne put se libérer. Sa famille décida de dîner dehors malgré tout, mais Lily, qui se sentait fatiguée, voulut profiter de l’occasion pour se coucher de bonne heure.
Elle venait de finir son dîner solitaire, quand une femme de chambre vint lui annoncer un visiteur. Ces derniers jours, elle avait reçu quantité de visites, aussi bien d’amis des Kasabian que de membres plus éloignés de la famille. Espérant que son interlocuteur parlerait un peu d’anglais, elle se dirigea vers le petit salon.
En entrant dans la pièce, son sourire de bienvenu se figea sur ses lèvres en apercevant l’homme adossé au manteau de la cheminée.
Brett.
— Je t’avais bien dit qu’on se reverrait bientôt, dit-il avec un sourire mauvais


 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ**   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÞÏíã 06-10-08, 06:49 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 3
ÇáãÚáæãÇÊ
ÇáßÇÊÈ:
ÇááÞÈ:
ÚÖæ ÑÇÞí


ÇáÈíÇäÇÊ
ÇáÊÓÌíá: Feb 2008
ÇáÚÖæíÉ: 62940
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 1,517
ÇáÌäÓ ÃäËì
ãÚÏá ÇáÊÞííã: **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ
äÞÇØ ÇáÊÞííã: 247

ÇÇáÏæáÉ
ÇáÈáÏItaly
 
ãÏæäÊí

 

ÇáÅÊÕÇáÇÊ
ÇáÍÇáÉ:
**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÛíÑ ãÊæÇÌÏ ÍÇáíÇð
æÓÇÆá ÇáÅÊÕÇá:

ßÇÊÈ ÇáãæÖæÚ : **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÇáãäÊÏì : ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇÝÊÑÇÖí

 

DéRNIER CHAPITRE 10

Lily le dévisagea avec horreur. Une peur ter-rible, viscérale, s’empara d’elle, sentiment familier qu’elle avait souhaité ne plus jamais connaître.
En dépit de cela, elle était stupéfaite que Brett ait osé faire le voyage jusqu’en Turquie, et plus encore, lui rendre visite à la demeure des Kasabian. En le regardant de plus près, elle constata quelques changements manifestes chez lui. D’ordinaire, son beau-frère était toujours fort soucieux de sa mise, mais ce soir-là, il portait un costume froissé, arborait une barbe naissante et ses yeux bleus étaient soulignés de cernes. Lorsqu’il s’avança vers elle, une vapeur d’alcool imprégna l’air.
— Je sais que tous les Kasabian sont sortis ce soir, je les ai vus sortir de la maison. De toute façon, je suis sûr que tu voudras garder pour toi cette petite visite de courtoisie.
— Et pourquoi, je te prie ? demanda-t‑elle le plus froidement possible.
En dépit de l’allure menaçante de Brett, Lily n’était plus l’adolescente impressionnable d’autrefois. Se retrouver nez à nez avec cet ennemi de toujours était une épreuve, mais elle voulait la surmonter. Sa belle-famille était peut-être sortie, mais le personnel se trouvait toujours dans les murs. Elle savait qu’elle pourrait appeler à l’aide en cas de besoin.
— Je suis bien renseigné, figure-toi, je sais que le mariage de l’année a lieu après-demain. Pas de chance, hein, j’ai lu ça dans la presse mondaine ! Le problème, c’est que l’heureux événement n’aura pas lieu si je décide de parler.
Lily avait beau savoir que son beau-frère ne pouvait plus rien contre elle, un frisson glacé lui parcourut le dos. L’idée d’appeler la police lui traversa l’esprit, cependant elle n’était pas sûre de pouvoir laisser Brett seul sans éveiller ses soupçons.
— Désolée, mais tu ne peux plus rien contre moi, répliqua-t‑elle avec hauteur.
— Ça, c’est ce que tu crois, ma jolie… Laisse-moi te raconter un petit secret : Harris Travel n’a jamais remboursé Kasabian. Tôt ou tard, il découvrira le pot aux roses et je peux te garantir que ce jour-là, ta famille va souffrir. Et je te déconseille d’en parler à Rauf si tu ne veux pas essuyer les pots cassés, toi aussi.
— Je n’ai aucune crainte à ce sujet, répon-dit-elle sans ciller.
Manifestement, ce n’était pas la réaction à laquelle Brett s’était attendu. Une goutte de sueur perla sur son visage.
— Ton attitude prouve ta stupidité, lâcha-t‑il avec nervosité. Parce que ce n’est pas tout : quand j’ai ouvert le compte, je me suis arrangé pour le mettre à ton nom également. Alors, si je coule, tu coules avec moi. Compris ? Un bon conseil, ferme ta jolie bouche avant que ton prince charmant ne te passe la bague au doigt.
— Tu n’as pas changé, Brett, répondit-elle en soupirant. Toujours les mêmes menaces… ça devient lassant. Par ailleurs, tu oublies un peu vite que je ne suis plus une enfant. Je sais que tu dois avoir très peur pour avoir pris le risque de venir me voir ici.
Une voix grave l’interrompit.
— Monte dans ta chambre, Lily. Je vais me charger de lui.
En voyant Rauf entrer dans la pièce, Brett fut pris de panique. En tentant de fuir, il bouscula Lily qui tomba à terre. Rauf s’élança alors à la poursuite de Brett qu’il parvint à immobiliser dans le hall. S’apercevant que Lily était étendue sur le sol, il lâcha sa prise pour accourir à son secours. Une seconde plus tard, la porte d’entrée claquait.
— Tout va bien ? fit-il en l’aidant à se relever.
— Où est Brett ? s’enquit-elle, un peu essoufflée.
— Parti, hélas. Je suis rentré quelques minutes après lui et j’ai aussitôt appelé la police. Je n’avais pas l’intention d’intervenir avant l’arrivée des renforts, mais quand je l’ai entendu te menacer, j’ai cru devenir fou.
— Oh, je suis tellement soulagée qu’il soit parti !
C’était peut-être mieux ainsi, songea-t‑elle. L’arrestation de Brett deux jours avant le mariage aurait certainement terni la fête.
La famille de Lily arriva le lendemain. Douglas Harris paraissait plus en forme qu’il ne l’avait été depuis des mois, et les trois petites filles étaient ravies de participer à la cérémonie.
Après l’effusion des retrouvailles, les deux sœurs s’isolèrent dans la bibliothèque pour pouvoir discuter en privé.
— Je ne t’ai pas appelée plus tôt parce que j’avais trop de choses à te dire, confia Hilary. Pour commencer, je viens d’apprendre que Brett et Janice ont rompu ; apparemment, Brett a essayé d’arnaquer tout le monde au moment du divorce de celle-ci. La police a dû s’en mêler. J’ai également appris qu’il avait des dettes de jeu.
— Ah bon ?
— Oui, c’est ce qui explique sans doute pourquoi l’argent de la caisse disparaissait régulièrement à l’agence, répondit Hilary d’une voix empreinte de colère.
Pour ne pas heurter les sentiments de sa sœur, Lily préféra garder le silence.
— Ne prends pas cet air triste, petite sœur, reprit Hilary. Je peux me féliciter de deux choses : tout d’abord les filles ne regretteront pas trop un père qui a toujours été inexistant. Deuxièmement, cela fait des années que je sais que j’ai commis une lourde erreur en l’épousant.
Lily était stupéfaite.
— Des années ! s’exclama-t‑elle en ouvrant de grands yeux. Mais je croyais que tu l’aimais.
— Je l’ai aimé, oui, jusqu’à ce que je découvre sa véritable personnalité. Peu de temps avant la naissance de Joy, je me suis aperçue qu’il avait une liaison. A cette époque, papa venait de mettre la maison à notre nom, et je pensais qu’il valait mieux que je sauve mon couple pour le bien des enfants
— Je comprends, répondit Lily en posant un bras réconfortant sur l’épaule de son aînée. Mais tu avais l’air si triste après le divorce…
— Je m’en voulais d’avoir perdu des années de ma vie auprès de Brett ; j’ai pris soin de mes enfants en fermant les yeux sur le reste. Quand je pense qu’il t’a menacée et que je n’ai rien vu ! Je m’en veux tellement, Lily… Si j’avais su, il n’aurait pas passé un jour de plus auprès de nous, tu peux me croire.
— D’où tiens-tu qu’il m’a menacée ?
— C’est Rauf qui me l’a dit. Et ne prends pas cet air offusqué. Crois-moi, si je tenais ce monstre de Brett, je me ferais un plaisir de le livrer moi-même à la police !
— Vraiment ?
— Et comment ! Je veux qu’il soit jugé pour ce qu’il nous a fait à tous.
Après avoir discuté pendant une bonne heure, Lily demanda à Hilary ce qu’elle pensait de Rauf.
— Il est fou de toi, ma chérie, ça crève les yeux… Que se passe-t‑il ? Tu as l’air ailleurs.
Il est fou de toi. Cette formule semblait mal-heureusement inadéquate. Lily préféra ne pas révéler à sa sœur que le mariage avait été précipité afin de protéger sa réputation. Rauf était chaleureux, romantique et prévenant à son égard, certes, mais à aucun moment il ne lui avait parlé d’amour. Cependant, Lily était si heureuse d’être devenue son épouse qu’elle ne voulait pas se laisser abattre par cette pensée.
Le lendemain matin, les préparatifs du mariage commencèrent à l’aube. Lily fut escortée au hammam par un groupe de femmes. Elle se purifia à la vapeur du bain turc, puis ses compagnes lui prodiguèrent massages et soins de beauté. Ce cérémonial féminin se déroula dans un joyeux chahut, ponctué d’éclats de rires.
Une fois secs, ses cheveux étaient aussi doux que de la soie ; plusieurs rinçages à la camomille avaient suffi à rehausser l’intensité de ses mèches blondes qui semblaient accrocher chaque rayon de lumière. Elle s’installa alors sur un divan, offrant ses mains aux soins des manucures.
Deux heures plus tard, revêtue de sa robe de mariée, elle se mira dans la psyché de sa chambre avec admiration. L’étoffe du vêtement était splendide et la sobriété de la coupe mettait ses formes en valeur. Le seul bijou qu’elle portait était le collier en or que Rauf lui avait fait envoyer plus tôt dans la matinée. Penny, Gemma et Joy, jolies comme tout dans leur tenue de demoiselle d’honneur, dansaient de joie à ses côtés.
Elle quitta la demeure des Kasabian au bras de son père, qui n’avait jamais semblé si fier de sa vie. Devant le porche de la maison, un somptueux attelage conduit par deux chevaux blancs les attendait. Lorsqu’ils arrivèrent dans la salle de réception de l’hôtel, Rauf était déjà là.
— Tu es belle à couper le souffle, murmura-t‑il lorsqu’elle arriva à sa hauteur.
Après la cérémonie, très émouvante, un gi-gantesque banquet réunit tous les invités. Lily et Rauf découpèrent ensemble la pièce montée sous un tonnerre d’applaudissements.
— Je suis si heureuse, dit Lily en souriant à son époux.
— Dès demain, nous partirons en voyage de noces sur mon voilier. Nous voguerons au gré de nos envies sur la côte. Et si tu te lasses de la mer, nous irons où tu voudras.
— J’aimerais tant retourner à Sonngul, confia-t‑elle. C’est l’endroit que je préfère. Je m’y sens si bien !
Après la réception, Rauf rentra seul chez lui, comme l’exigeait la tradition. Lily fit ses adieux à sa famille qui devait encore passer une semaine de vacances avec les Kasabian. Puis elle s’engouffra dans une limousine, escortée de Nelispah et Manolya qui devaient l’accompagner jusqu’à la demeure de son époux.
Lorsqu’elle arriva sur place et qu’ils furent enfin seuls, Lily se jeta au cou de Rauf.
— Quelle merveilleuse journée ! s’exclama-t‑elle d’un air ravi.
— Et ce n’est pas fini, dit Rauf en la condui-sant jusqu’à sa chambre qui surplombait les eaux du Bosphore. Sais-tu que je n’ai jamais dit à aucune femme que je l’aimais ?
— C’est vrai ? s’étonna Lily qui sentit les battements de son cœur s’accélérer imperceptiblement.
— Tu sais, si un délai de trois ans m’a empê-ché de t’avouer ma flamme, je veux me rattraper aujourd’hui. Car je t’aime et je t’ai toujours ai-mée, ma Lily.
D’une main tendre, légèrement tremblante, elle lui caressa la joue.
— Moi aussi, je t’aime, Rauf. Et je suis folle de joie que nous ayons fini par nous retrouver !
Vingt mois plus tard, Lily se penchait sur le berceau de son fils dans la nurserie de Sonngul. Themsi avait quatre mois à présent. Tandis qu’elle chantonnait sa berceuse préférée à voix basse, les paupières de l’enfant se baissèrent doucement.
Le petit Themsi faisait ses nuits mainte-nant, mais Lily se souvenait des premières se-maines avec attendrissement. Rauf, qui était fou de son fils, avait toujours été le premier à accourir au moindre de ses pleurs nocturnes. Quant à Nelispah, elle avait accueilli cette naissance avec des pleurs de joie.
— Quatre enfants ? avait-elle murmuré à l’oreille de Lily à la maternité. Ou peut-être plus ? A voir le bonheur de mon arrière-petit-fils, je suis sûre qu’il aurait la force d’en élever au moins six. Il est si profondément humain sous ses dehors sévères !
En apprenant le turc, Lily s’était rapprochée de la famille de Rauf qui l’avait accueillie comme leur fille… Désormais, elle avait peine à croire qu’elle était mariée depuis plus d’un an et demi !
Lorsque Rauf et elle étaient rentrés de leur voyage de noces, ils avaient appris avec stupéfaction que Brett Gilman s’était tué dans un accident de voiture en Angleterre. Selon la police, il était ivre.0
Hilary avait reçu un choc terrible en apprenant la nouvelle et ses filles avaient beaucoup pleuré. Mais Brett avait toujours été un père absent, et finalement les trois fillettes avaient réussi à surmonter leur chagrin.
Rauf avait voulu offrir une maison plus grande à Hilary, toutefois celle-ci avait refusé avec la fierté qui la caractérisait. Durant les derniers mois, elle avait consacré toute son énergie à reconstruire Harris Travel. Le conseiller financier de Rauf, le séduisant quadragénaire Serhan Mirosh, lui avait rendu des visites de plus en plus fréquentes…
Rauf avait fini par en parler à Lily.
— Serhan est tombé amoureux d’Hilary, avait-il annoncé un soir.
— C’est vrai ? s’était exclamée Lily, aussi stupéfaite que ravie.
— Il me l’a avoué cet après-midi. En fait, j’exagère un peu. Il n’a pas voulu me dire qu’il aimait ta sœur, mais m’a demandé la permission de l’inviter à dîner ! Il lui faudra peut-être un mois de plus pour oser le faire… il est très timide avec les femmes. Cependant, je sais qu’il est aussi déterminé. S’il a décidé d’épouser ta sœur, je suis prêt à parier qu’ils seront mariés dans un an.
Rauf avait vu juste. Un an plus tard, le mariage de Serhan et Hilary avait été célébré en Angleterre. Après la cérémonie, Rauf et Lily avaient ramené Penny, Gemma et Joy à Istanbul pour permettre aux nouveaux époux de partir en voyage de noces.
Quelque temps plus tard, Hilary avait revendu Harris Travel, dans l’optique de monter une nouvelle agence à Istanbul. Lily était ravie que sa sœur ait enfin trouvé le bonheur qu’elle méritait et qu’elle se fût installée tout près d’elle.
Douglas Harris avait préféré rester en Angle-terre en dépit du souhait de ses filles. Il s’était installé dans un appartement confortable dans une résidence de luxe, et jouissait pleinement des privilèges de son statut de retraité.
Tout était en ordre à présent, songea Lily en quittant la nurserie pour gagner la chambre attenante.
Lorsque Rauf vint la rejoindre, un peu plus tard, elle avait revêtu un déshabillé de soie blanche bordé de dentelles.
Il la regarda avec adoration.
— Que tu es belle…
— Tu es facilement impressionnable, mon chéri ! fit-elle en plaisantant.
Mais elle devait reconnaître qu’avec le temps, l’émoi qu’elle ressentait en présence de son mari ne s’était guère émoussé non plus. Il lui suffisait encore de poser les yeux sur lui pour sentir les battements de son cœur s’accélérer.
Doucement, Rauf ouvrit la porte de communication avec la nurserie pour jeter un œil attendri sur son fils endormi.
— Il grandit à vue d’œil, murmura-t‑il en souriant.
— Tu sais, je doute qu’il ait pris un centimètre depuis ton départ ce matin.
— Tu as sans doute raison…, dit-il en la rejoignant sur le lit. Si tu savais à quel point je déteste être séparé de vous dans la journée ! Figure-toi que je projette d’aménager ici un bureau digne de ce nom pour gérer une grande partie des dossiers de la maison.
— Excellente idée…
— Il m’arrive d’en avoir, güzelim. D’ailleurs, une autre vient de me traverser l’esprit qui de-vrait te plaire.
— Je crois savoir laquelle…, répondit-elle tandis qu’un sourire radieux éclairait son visage.
Sûre que leur amour était fondé sur le roc, elle envisageait l’avenir avec confiance ; fermant les paupières avec béatitude, elle offrit ses lèvres à son époux et amant. Une nuit d’amour, une vie d’amour, les attendaient



fin

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ**   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÞÏíã 06-10-08, 07:02 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 4
ÇáãÚáæãÇÊ
ÇáßÇÊÈ:
ÇááÞÈ:
ÚÖæ ÑÇÞí


ÇáÈíÇäÇÊ
ÇáÊÓÌíá: Feb 2008
ÇáÚÖæíÉ: 62940
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 1,517
ÇáÌäÓ ÃäËì
ãÚÏá ÇáÊÞííã: **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÚÖæ Úáì ØÑíÞ ÇáÇÈÏÇÚ
äÞÇØ ÇáÊÞííã: 247

ÇÇáÏæáÉ
ÇáÈáÏItaly
 
ãÏæäÊí

 

ÇáÅÊÕÇáÇÊ
ÇáÍÇáÉ:
**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÛíÑ ãÊæÇÌÏ ÍÇáíÇð
æÓÇÆá ÇáÅÊÕÇá:

ßÇÊÈ ÇáãæÖæÚ : **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÇáãäÊÏì : ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇÝÊÑÇÖí

 

bonne lecture mes amis....000

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ**   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÞÏíã 10-11-08, 09:38 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 5
ÇáãÚáæãÇÊ
ÇáßÇÊÈ:
ÇááÞÈ:
áíáÇÓ ãÊÇáÞ


ÇáÈíÇäÇÊ
ÇáÊÓÌíá: Apr 2008
ÇáÚÖæíÉ: 71788
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 417
ÇáÌäÓ ÃäËì
ãÚÏá ÇáÊÞííã: princesse.samara ÚÖæ ÈÍÇÌå Çáì ÊÍÓíä æÖÚå
äÞÇØ ÇáÊÞííã: 12

ÇÇáÏæáÉ
ÇáÈáÏMorocco
 
ãÏæäÊí

 

ÇáÅÊÕÇáÇÊ
ÇáÍÇáÉ:
princesse.samara ÛíÑ ãÊæÇÌÏ ÍÇáíÇð
æÓÇÆá ÇáÅÊÕÇá:

ßÇÊÈ ÇáãæÖæÚ : **ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** ÇáãäÊÏì : ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
ÇÝÊÑÇÖí

 

j'ai aimé cette romans merci, et j'attende vous nouvelles

 
 

 

ÚÑÖ ÇáÈæã ÕæÑ princesse.samara   ÑÏ ãÚ ÇÞÊÈÇÓ
ÅÖÇÝÉ ÑÏ

ãæÇÞÚ ÇáäÔÑ (ÇáãÝÖáÉ)

ÇáßáãÇÊ ÇáÏáÇáíÉ (Tags)
lynne graham, ÑæÇíÉ ÝÑäÓíÉ
facebook




ÌÏíÏ ãæÇÖíÚ ÞÓã ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
ÃÏæÇÊ ÇáãæÖæÚ
ãÔÇåÏÉ ÕÝÍÉ ØÈÇÚÉ ÇáãæÖæÚ ãÔÇåÏÉ ÕÝÍÉ ØÈÇÚÉ ÇáãæÖæÚ
ÊÚáíãÇÊ ÇáãÔÇÑßÉ
áÇ ÊÓÊØíÚ ÅÖÇÝÉ ãæÇÖíÚ ÌÏíÏÉ
áÇ ÊÓÊØíÚ ÇáÑÏ Úáì ÇáãæÇÖíÚ
áÇ ÊÓÊØíÚ ÅÑÝÇÞ ãáÝÇÊ
áÇ ÊÓÊØíÚ ÊÚÏíá ãÔÇÑßÇÊß

BB code is ãÊÇÍÉ
ßæÏ [IMG] ãÊÇÍÉ
ßæÏ HTML ãÚØáÉ
Trackbacks are ãÊÇÍÉ
Pingbacks are ãÊÇÍÉ
Refbacks are ãÊÇÍÉ



ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 03:08 AM.


 



Powered by vBulletin® Version 3.8.11
Copyright ©2000 - 2024, Jelsoft Enterprises Ltd.
SEO by vBSEO 3.3.0 ©2009, Crawlability, Inc.
ÔÈßÉ áíáÇÓ ÇáËÞÇÝíÉ