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Chapitre 10

— Gabriel, la Sainte-Lucie n’est pas là ! s’exclama Mary d’une voix déçue tandis que le pilote guidait le Vengeur à travers les récifs de coraux.
Se penchant au-dessus du plat-bord, elle scruta la baie de Carlisle mais, malgré tous ses efforts, elle ne parvint pas à découvrir la goélette de Richardson.
— Avec tout le temps que nous avons perdu à cause du Pharaon, j’étais persuadée qu’elle serait là avant nous.
— Pas avec Richardson à la barre, déclara Gabriel en lui passant un bras autour de la taille. Même si nous étions réduits à l’état de ponton, avec juste deux ou trois mauvaises voiles sur un gréement de fortune, nous irions plus vite que lui. Il a peur de la haute mer et, tel que je le connais, il a dû rester constamment en vue de la côte afin de pouvoir aller s’abriter dans un port à la moindre menace de coup de vent.
Mary leva vers lui un regard inquiet.
— Ils ont pu aussi être pris dans une tempête ou capturés par un corsaire français.
— Certes. Toutefois, il est bien plus probable qu’ils aient traîné en route. Je suis persuadé que ta sœur et son galant sont en parfaite santé, ajouta Gabriel en lui
caressant affectueusement la joue. Et puis, cela leur donne quelques jours de répit avant d’affronter ta légi¬time colère...
— Je suis bien mal placée pour les juger, mainte¬nant, observa Mary avec une grimace.
Malgré son embarras, elle ne regrettait rien. Ces der¬niers jours — et ces dernières nuits — avec Gabriel avaient été les plus beaux de sa vie. Et nulle leçon de morale ne saurait la convaincre du contraire.
— Je veillerai à ce qu’ils se marient, s’ils ne l’ont pas déjà fait, puis je les ramènerai à Newport. Voilà des mois que Dick demandait la main de Jenny et, en vérité, elle aurait pu tomber beaucoup plus mal. Tant pis pour maman, qui rêvait pour elle d’un autre mariage... Il est trop tard, à présent. Aucun homme convenable ne voudrait de Jenny, à présent.
La main de Gabriel était retombée le long de son corps. Mary le regarda. En voyant son expression, froide et distante, elle comprit qu’elle aurait mieux fait de se taire. En dépit de l’affection qu’il lui portait et de la violence du désir qu’il éprouvait pour elle, il ne lui avait jamais parlé d’amour ; jamais il n’avait évoqué l’éventualité d’une relation durable entre eux après la fin de ce voyage. Elle avait toujours su qu’il en serait ainsi, et elle l’avait accepté. A Newport, il lui avait suffi de prêter l’oreille à la rumeur publique pour savoir qu’aucune femme ne restait très longtemps dans la vie de Gabriel Sparhawk. S’il avait réussi à préser¬ver son célibat jusqu’à présent, il n’y renoncerait sûre¬ment pas pour une fille comme elle, qui n’avait rien à lui offrir, hormis sa fraîcheur et son inexpérience... Elle devait surveiller ses paroles, si elle ne voulait pas qu’il la quitte tout de suite, sans autre forme de procès.
Les yeux fixés droit devant lui, Gabriel regardait la côte sans la voir.
Il n’aurait pas dû être surpris. Néanmoins, il avait espéré que Mary n’emploierait pas une ruse aussi gros¬sière. Comment avait-elle pu imaginer que le seul fait d’évoquer la situation de sa sœur l’inciterait à la demander en mariage ? En la voyant, si jeune et si innocente, il l’avait crue incapable d’un pareil calcul... Il n’avait pas envie de se marier, pas plus avec elle qu’avec une autre. Cela ne voulait pas dire, naturelle¬ment, qu’il était fatigué d’elle. Bien au contraire.
— Et toi, Mary ? lança-t il avec une feinte légèreté. Que vas-tu dire à ta mère lorsque tu rentreras à New¬port ?
— Moi ?
Tandis que les yeux de la jeune fille s’écarquillaient, il crut y déceler une lueur d’angoisse. Sans doute n’avait-elle pas prévu qu’elle serait aussi facilement découverte.
— Oui, que vas-tu lui dire à mon sujet ?
Mary leva le menton et le regarda droit dans les yeux.
— Rien, répondit-elle avec assurance. Contraire¬ment à Jenny, je suis assez grande pour décider moi-même de mon avenir. Un avenir auquel j’ai déjà maintes fois réfléchi. J’ai promis à Daniel que je ne me marierais avec personne d’autre que lui, et je tiendrai ma promesse.
L’espace d’un instant, Gabriel songea à Catherine ; il se demanda si son amour pour lui aurait été aussi exclusif.
— Toutes les femmes désirent avoir un mari, remarqua-t il.
— Vraiment ? Comment expliquer, alors, qu’autant d’épouses soient prêtes à trahir leur mari pour suivre des aventuriers qui, comme toi, affichent ouvertement
la sainte horreur que leur inspirent les liens du mariage ?
— Tu n’es pas ainsi, Mary. Tu ne connaîtras le bon¬heur qu’auprès d’un mari.
— Je suis tout à fait heureuse comme je suis ! affirma-t elle.
Gabriel haussa un sourcil sceptique. Serait-elle aussi heureuse si elle n’était pas avec lui ?
— N’oubliez pas que ce n’est pas vous qui m’avez « déshonorée », capitaine Sparhawk, déclara Mary sur un ton mordant. Pourtant, je n’ai pas l’intention de vous en faire porter la responsabilité ou d’exiger une quelconque réparation. Vous pouvez m’accuser de beaucoup de choses, mais pas d’avoir été malhonnête avec vous.
Ce qui n’était pas forcément son cas, songea Gabriel. Si elle l’avait giflé, il n’aurait pas éprouvé une plus grande honte. Malgré lui, il ne put s’empêcher d’admirer de nouveau son courage. Il avait envie de la croire ; la flamme qui brûlait dans ses yeux, cette flamme qu’il connaissait si bien maintenant, plaidait en faveur de sa sincérité.
— Pas un instant, je n’ai douté de ton honnêteté,
Mary, lui dit-il. La jeune fille soupira.
— Je n’ai pas envie de me disputer, Gabriel, murmura-t elle en baissant les yeux. Du moins, pas à propos de mariage.
— Moi non plus, ma chérie.
Avec galanterie, il porta ses doigts à ses lèvres.
— Je vais devoir me rendre à terre afin de régler quelques affaires. Je serai de retour ce soir, et j’espère que je saurai alors me faire pardonner.
Au lieu de lui sourire, ainsi qu’il s’y attendait en retour, elle se mordit la lèvre.
— Ne pourrais-je pas venir avec toi, Gabriel ?
Il n’y avait eu aucune prière dans sa voix. Toutefois, de nouveau, une lueur d’angoisse brillait dans son regard. Gabriel se demanda quelle en était la cause.
— Non, les affaires dont je dois m’occuper seraient vraiment sans intérêt pour toi.
— A Newport, objecta-t elle, je ne me suis jamais ennuyée quand nous allions ensemble chez les voiliers ou chez les ship chandlers.
— Là-bas, tout le monde savait qui tu étais. Ici, le fait de t’afficher à mon bras ne pourrait que te valoir des réflexions désobligeantes. Et puis, si je veux pou¬voir remettre à la voile avant une semaine, il va falloir que je me démène auprès des fonctionnaires qui règnent en maîtres sur les magasins que notre bon roi Georges a établis pour l’entretien de sa marine. Je ne voudrais pas que tu me voies en train de les supplier ou, pis encore, de leur graisser la patte en ton nom.
En réalité, il n’avait pas envie qu’elle assiste à ses retrouvailles avec ses parents. Quatre ans avaient passé depuis le jour où son père et lui s’étaient quittés. Leur rage était telle, ce jour-là, qu’ils avaient bien failli sor¬tir leurs épées. C’était l’intervention de la mère de Gabriel qui les avait empêchés de commettre le pire. Comment serait-il reçu, cette fois ? Il n’en avait aucune idée. Il était de toute façon préférable de ne pas arriver avec Mary à son bras.
La jeune fille tripota machinalement les boutons de son corsage.
— Combien va nous rapporter le Pharaon ?
questionna-t elle. Il haussa les épaules.
— Je ne sais pas... C’est difficile à dire tant que les tribunaux de l’amirauté n’auront pas fait une estima¬tion précise.
— Cela sera suffisant pour payer les dettes de mon père et te rembourser les frais que tu as engagés ?
— Largement, acquiesça Gabriel en souriant. Il devrait même te rester de quoi acheter quelques robes, des jarretelles et des bas de soie. Rose pâle, si tu as envie de me plaire, ajouta-t il avec un clin d’œil mutin.
Mary, à l’évidence, n’était pas d’humeur à badiner. Elle ne releva pas sa remarque.
— J’ai donc accompli la tâche que je m’étais fixée, déclara-t elle avec gravité. A présent, le mieux est que je vende le Vengeur et ses lettres de marques ici même, à Bridgetown. Toi-même, tu es riche et tu n’as aucune raison de continuer à mettre ta vie en danger.
Pendant un long moment, Gabriel ne répondit rien. Il étudia le visage de Mary, espérant y découvrir ce qui avait motivé une pareille décision. Il en fut pour ses frais.
— Si tu mets le Vengeur en vente, déclara-t il enfin,
je suis prêt à le racheter. Elle écarquilla les yeux et secoua la tête.
— Sûrement pas !
— Pourquoi donc ? Comme tu l’as dit toi-même, je suis riche, et j’ai bien assez d’argent pour l’acheter.
Gabriel ne comprenait pas ce que Mary voulait, et encore moins pourquoi elle arborait une mine aussi défaite. Etait-ce le souvenir des morts et des blessés ? Avait-elle peur d’un nouvel engagement avec un vais¬seau de guerre français ? Peut-être... Il mettrait bientôt un terme à ses inquiétudes mais, pour cela, il fallait d’abord qu’il aille demander à sa mère si elle acceptait d’accueillir la jeune fille à Westgate. En tout cas, quelle que fût la raison pour laquelle Mary avait décidé aussi brusquement de vendre le Vengeur, il n’était pas question qu’il renonce à partir à la recherche de Desjoyaux !
— D’après mes calculs, tu me dois près de cinq mille livres, ma chérie, reprit-il tranquillement. Or, il te faudra des mois, peut-être même une année, avant de pouvoir toucher ce qui te revient du Pharaon. D’ici là, tu ne seras pas en mesure de me rembourser ; et je n’accepterai pas que tu vendes le Vengeur sans mon accord, d’autant plus que j’ai l’intention de poursuivre la guerre de course, conformément à notre contrat et aux lettres de marque que m’a données le gouverneur.
Avec un grincement métallique, l’ancre du Vengeur plongea dans l’eau bleue et limpide de la baie. Un quartier-maître était déjà en train de donner des ordres pour mettre un canot à la mer. Du coin de l’œil, Gabriel vit que le pilote venait vers lui, sans doute pour lui demander son salaire. Il sut qu’il n’avait plus beaucoup de temps à consacrer à Mary.
— Je te promets que je serai de retour avant la nuit, murmura-t il. Tu m’attendras sagement ici, n’est-ce pas ?
D’un geste ample, il enleva son chapeau et se pen¬cha sur elle pour l’embrasser. Aussitôt, les lèvres de la jeune fille s’ouvrirent sous les siennes, avec ce mélange de douceur et de sensualité qui, chaque fois, le charmait un peu plus. Lorsqu’il la quitta pour rejoindre le pilote et le canot, elle ferma les yeux avec une telle force qu’il faillit ne pas remarquer les larmes qui brillaient dans ses longs cils noirs.
— Ethan, voudrais-tu faire mettre un canot à la mer pour moi ? demanda Mary alors que le vieux marin débarrassait le déjeuner auquel elle avait à peine tou¬ché. Il faut que j’aille en ville.

Surpris par sa requête, Ethan la regarda en clignant des yeux.
— A Bridgetown, mademoiselle ?
— Oui, à Bridgetown, répondit-elle avec fermeté. Nous avons deux canots à bord et, pour autant que je sache, le capitaine Sparhawk n’en a pris qu’un seul.
— A Bridgetown, vous dites ? marmonna Ethan en reposant brusquement le plateau sur la table. Le capi¬taine ne m’a pas dit que vous deviez aller à Bridge¬town...
— Il m’a demandé d’aller le retrouver là-bas. Je suppose qu’il était trop occupé pour t’en parler.
Ethan s’essuya la bouche avec la manche de sa che¬mise.
— Et où vous a-t il demandé de le retrouver ?
— Dans une auberge, à l’enseigne de La Dame aux Yeux d’Or, répondit Mary sans la moindre hésitation.
Quelques minutes plus tôt, elle avait relu la reconnaissance de dette trouvée dans les papiers de son père et elle avait retenu sans peine le nom de l’estami¬net.
— Je crois qu’elle n’est pas très loin du front de mer.
— Elle donne sur le quai, acquiesça Ethan en la considérant d’un air soupçonneux. Mais aucune dame ne s’en est jamais approchée, hormis celle qui est sur l’enseigne. Je ne vois guère le capitaine vous donner un rendez-vous dans un pareil bouge. Vous êtes sûre que c’est bien ce nom ?
— Tout à fait !
Mary se leva et tira sur sa robe.
— Nous n’allons pas continuer de discuter ainsi pendant tout l’après-midi, déclara-t elle d’un ton auto¬ritaire. Je serai prête dans cinq minutes.
— Bien, mademoiselle. Puisque vous le voulez... Visiblement, il était toujours aussi réticent. Avant de sortir de la cabine, il ne put s’empêcher de se retourner une dernière fois.
— Vous êtes vraiment certaine que c’est La Dame aux Yeux d’Or ? Je n’arrive pas à imaginer comment le capitaine a pu vous demander de le rejoindre dans cet endroit. Si je puis vous donner un conseil, prenez bien garde à vous quand vous serez là-bas.
Mary hocha la tête, et le vieux marin sortit de la cabine en marmonnant entre ses dents. Il allait trans¬mettre ses ordres, elle en était sûre. Avec mauvaise grâce, certes, mais il allait les transmettre. Le brave homme, qui désirait seulement la protéger, ne pouvait se douter qu’elle avait fréquenté nombre d’établisse¬ments peu recommandables à Newport, au temps où elle cherchait un capitaine pour le Vengeur. Les bouges de la Barbade ne devaient pas être pires que ceux de la Nouvelle-Angleterre.
Avec nonchalance, elle passa sur ses épaules une cape en coton — non pour se protéger de la fraîcheur, car le soleil des Caraïbes, même sur l’eau, était plus violent que ce qu’elle avait jamais connu à Rhode Island, mais pour que sa robe ne soit pas gâtée par les embruns lorsqu’elle se trouverait à bord de la frêle embarcation qui devait la conduire à terre. Tout en attachant les rubans de son chapeau, elle se regarda dans son miroir, et le reflet que celui-ci lui renvoya lui fit froncer les sourcils. L’air du large lui avait donné une mine de paysanne ! Elle avait le nez et les joues constellés de taches de rousseur...
Elle prit la feuille de papier qu’elle avait glissée dans sa poche et relut une dernière fois les quelques lignes griffonnées à la hâte dessus. L’homme qui avait signé ce papier devait cinq mille guinées à son père. Le retrouver tiendrait déjà du miracle ; ensuite, il fau¬drait qu’elle réussisse à le convaincre d’honorer une pareille dette... Bien que ses chances fussent bien minces, elle devait tenter le sort. Avec ces cinq mille guinées, elle pourrait contraindre Gabriel à arrêter la guerre de course et rentrer à Crescent Hill.
Assise à l’arrière du deuxième canot du Vengeur, Mary regardait les quais et la ville à travers les deux rangées de rames qui s’abattaient dans l’eau et se rele¬vaient avec une régularité et un ensemble parfaits. Contrairement au front de mer de Newport, où le gris des entrepôts alternait avec les couleurs vives — bleu, vert, rouge ou jaune — des maisons de bois, Bridge¬town était une ville toute blanche, le blanc aveuglant des coraux qui avaient servi à bâtir ses maisons et même les chaussées de ses rues. Au-delà de la cité, la campagne était parsemée de petites collines recou¬vertes du luxuriant manteau vert des plantations de canne à sucre, qui faisaient la richesse de la petite île tropicale.
Une mer bleue, des maisons blanches, une cam¬pagne verte... et un peuple dont la peau avait la couleur de l’ébène. Jamais Mary n’avait vu autant d’Africains en un même endroit ! A Newport, il y avait une tren¬taine d’esclaves, quarante tout au plus, et peut-être autant d’affranchis. Ici, c’était le contraire. Les Anglais n’étaient qu’une poignée, et leurs cheveux blonds et leur peau rouge se voyaient de loin au milieu des visages basanés des travailleurs du port.
Sagement, le canot se rangea le long du quai. Mary se leva, tandis que deux marins sautaient prestement à terre et attachaient les amarres.
Le visage tout souriant, Allen Welsh aida la jeune fille à descendre.
— Faites attention, mademoiselle West, les pierres sont glissantes.
Depuis leur départ de Newport, il s’était laissé pous¬ser la barbe. Avec ses longs cheveux blonds et bouclés, il avait l’air d’un bon géant, paisible et débonnaire.
— Vous comprenez, ajouta-t il, je ne voudrais pas que le capitaine me reproche de ne pas m’être occupé de vous convenablement.
— Ne t’inquiète pas, Allen, le rassura Mary en lais¬sant retomber le bas de sa robe. Ce n’est sûrement pas moi qui irai me plaindre de tes services !

Elle tourna la tête et s’attarda un instant sur le spec¬tacle animé que le port et les rues avoisinantes offraient à ses yeux. La réverbération de la lumière du soleil sur les murs blancs l’aveuglait et rendait la cha¬leur particulièrement accablante.
— Pourrais-tu me dire dans quelle direction se trouve l’auberge que je cherche ? demanda-t elle avec nonchalance au canonnier.
Les bras croisés sur son large torse, Allen secoua la tête.
— Je vais vous accompagner, mademoiselle. Ethan m’a ordonné de rester avec vous tant que vous n’auriez pas retrouvé le capitaine. Même en plein jour, un endroit comme celui-ci est dangereux pour une jeune fille aussi belle que vous.
Mary soupira. Seigneur Dieu ! Etait-il écrit qu’elle ne pourrait pas faire trois pas sans être protégée par un homme armé ! C’était exaspérant, à la fin !
— Très bien, acquiesça-t elle, mais j’ai chaud et nous avons assez perdu de temps sur ce quai. L’auberge s’appelle...
— ... La Dame aux Yeux d’Or, l’interrompit le canonnier avec fierté, tout en lui frayant un chemin
dans la foule. Je la connais bien. On y joue aux cartes ou aux dés, et le soir l’ambiance y est souvent animée. Quand on aime la bagarre, on est rarement déçu... à condition de ne pas oublier son couteau.
Ils eurent tôt fait d’atteindre leur destination. Une enseigne rouillée, une façade lépreuse, des volets à la peinture écaillée, des vitres sales... C’était bien le genre d’établissement que choisissait le père de Mary lorsqu’il avait envie d’aller boire et jouer, loin des regards désapprobateurs des gens que fréquentait son épouse.
— Attends-moi dehors, ordonna Mary en cherchant dans sa poche la reconnaissance de dette.
La Dame aux Yeux d’Or était vraiment le dernier endroit où l’on pouvait espérer trouver cinq mille gui¬nées ; en outre, elle préférait que l’équipage du Ven¬geur ne soit pas au courant de la démarche qu’elle allait entreprendre.
— Je vais aller voir si le capitaine Sparhawk est déjà arrivé.
Welsh secoua de nouveau la tête et se mit en travers du passage.
— Non, mademoiselle, je n’ai pas le droit de vous
quitter. Mary lui adressa un sourire plein de séduction.
— Allons ! j’en ai pour un instant... S’il n’est pas à l’intérieur, je sortirai tout de suite. D’ailleurs, ajouta-t elle en baissant les yeux, je voudrais utiliser leurs toi¬lettes. Je suppose que tu ne prétends pas devoir me suivre là aussi, n’est-ce pas ?
Embarrassé, le marin fit tourner sa casquette entre ses mains et hocha la tête à contrecœur. Aussitôt, Mary le contourna et entra dans la taverne avant qu’il n’ait eu le temps de changer d’avis. Une fois à l’intérieur, elle s’arrêta et attendit que ses yeux se soient accoutu¬més à l’obscurité.
— Ici, on entre ou on sort, mais on ne reste pas entre deux, marmonna une voix nasillarde depuis le fond de la salle.
En hésitant, Mary fit trois pas en avant. A part deux mulâtresses affalées sur un banc, dans un coin, la salle était vide. Le plafond et les poutres étaient noircis par la fumée et, en dépit des fenêtres ouvertes, l’air empes¬tait l’alcool, la bière et la sueur. C’était pis que tout ce qu’elle avait vu à Newport. Toutefois, elle ne pouvait plus reculer, maintenant. D’ailleurs, que risquait-elle avec Allen Welsh à l’extérieur ? Si elle avait besoin de lui, elle n’aurait qu’à crier pour l’appeler.
— Si tu viens juste pour regarder, tu ferais mieux de ressortir tout de suite, espèce d’effrontée !
Cette fois, Mary vit que la voix nasillarde et éraillée provenait de derrière le comptoir. L’homme à qui elle appartenait était un gros homme, dont la chemise noire de crasse et grande ouverte laissait échapper un énorme ventre recouvert de poils et sans doute habité par une abondante faune.
— Je ne viens pas seulement pour regarder, protesta-t elle en s’avançant vers lui. J’ai un renseigne¬ment à vous demander. Je cherche un homme qui a joué aux dés ici l’hiver dernier.
Le patron de la taverne ricana.
— L’hiver dernier ? Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis ce temps !
— Vous vous souvenez peut-être de la partie. L’homme en question a perdu cinq mille guinées contre mon père.
Le patron de la taverne émit un sifflement admiratif et sourit, découvrant des dents affreusement gâtées.
— C’est possible que cela me dise quelque chose, murmura-t il. Mais avec l’âge, je commence à avoir des trous de mémoire...
Mary avait prévu une telle éventualité ; elle posa sur le comptoir deux pièces en argent qui disparurent immédiatement dans le gousset de l’aubergiste.
— Comment se fait-il que votre papa vous envoie faire ses courses à sa place, ma jolie ?
— Il est mort, expliqua Mary, et j’ai l’intention de recouvrer cette créance à sa place. Je voudrais savoir le nom de l’homme avec qui il a joué, ainsi que l’endroit où je pourrais le trouver.
Elle venait à peine de terminer, qu’une voix avinée résonna derrière elle.
— Hé, Bob, tu m’as trouvé un petit lot intéressant
pour aujourd’hui ? Tout à son affaire, Mary ne se retourna pas.
— Le nom de cet homme, monsieur, et l’endroit où il loge, insista-t elle d’une voix pressante.
Au même moment, deux mains lui saisirent la taille et la tirèrent en arrière. Poussant un cri, Mary agrippa la barre de bois du comptoir.
— Lâchez-moi ! protesta-t elle. Qui que vous soyez, lâchez-moi !
L’homme qui la tenait rit bruyamment, et Mary fail¬lit étouffer tant son haleine empestait.
— Qui c’est, Bob ? demanda-t il. Morbleu ! Voilà un joli petit morceau, ma foi. Et en plus, elle est aussi fraîche qu’une fleur des champs...

Le patron de l’auberge haussa les épaules et but une gorgée de rhum, à même la bouteille.
— Oh ! une petite écervelée qui cherche un gars qui a joué aux dés avec son père. Je veux bien te la laisser, mais comme c’est moi qui l’ai trouvée, tu me laisses l’argent qu’il y a dans ses poches.
— Vous n’avez pas le droit ! s’exclama Mary en se débattant avec fureur. Allen ! Allen ! Au secours !
Sans lâcher la barre, elle tourna la tête, mais il n’y avait personne à l’endroit où elle avait laissé Welsh. Au passage, l’homme qui la maintenait prisonnière tenta de l’embrasser sur la bouche. Il n’était pas rasé et sentait l’oignon et la transpiration. Quelle horreur ! En dépit de sa peur, Mary préférait mourir plutôt que de laisser ce répugnant personnage approcher les lèvres des siennes.
In extremis, elle parvint à esquiver l’horrible caresse et donna un coup de pied aussi violent qu’elle put dans les jambes de son agresseur.
— Allen ! appela-t elle encore.
— Tu as envie de te battre contre moi, petite garce ?
L’homme jura et la tira en arrière avec une telle bru¬talité que Mary poussa un cri. Elle avait lâché la barre ! Désespérément, elle plongea en avant pour tenter de reprendre sa prise, mais sans effort, l’autre la plaqua contre lui et la força à se retourner. Horrifiée, Mary continuait de se débattre et de donner des coups de pied, mais le haut de son corsage était déjà à moitié déchiré et elle sentait la respiration tiède et fétide de son tortionnaire sur son cou.
— Non !
— Lâche-la ou tu es mort !
L’ordre avait claqué comme un coup de fouet.
Sans lâcher Mary, l’homme se retourna brusquement. Gabriel se tenait sur le pas de la porte, un pisto¬let à la main. Les rayons du soleil se réfléchissaient sur le canon de l’arme et sur les ciselures en argent de sa crosse.
— Je l’ai trouvée le premier, répliqua l’agresseur de Mary avec un grognement bestial. Elle est à moi. Ce
n’est pas un blanc-bec qui va m’enlever un aussi joli butin !
— Un blanc-bec ? répéta Gabriel avec calme. Tu traites le capitaine Sparhawk de blanc-bec ?
— Sparhawk !
En sentant son tortionnaire frémir de peur, elle se demanda comment le seul nom de Gabriel pouvait ins¬pirer un pareil effroi. En même temps, jamais elle n’avait vu le corsaire ainsi. Ses yeux verts étaient plus durs que de la glace, il avait les mâchoires serrées et les muscles tendus. Il ressemblait à un fauve prêt à bondir sur sa proie.
— Si vous me tuez, vous tuerez aussi la gosse ! lui dit l’homme qui tenait Mary.
— A cette distance, je suis capable de mettre une balle dans une pièce de monnaie ; et même si elle n’est pas grosse, ta tête est une fort belle cible. Néanmoins, cela m’ennuierait de salir la robe de cette dame avec ta cervelle, ajouta Gabriel tandis que son doigt se crispait dangereusement sur la détente de son arme.
— Alors, prends-la et que le diable vous emporte tous les deux !
L’homme poussa brutalement Mary devant lui et, d’un geste vif, plongea la main dans la poche de sa veste. Déséquilibrée, la jeune fille trébucha et n’eut que le temps de voir l’étincelle de la pierre avant d’entendre le bruit assourdissant de la détonation. Aus¬sitôt, les deux mulâtresses sortirent de leur apathie et se mirent à pousser des cris aigus tandis que l’homme qui l’avait agressée jurait grossièrement en tombant à genoux. Sa main droite était pleine de sang.
Hébétée, Mary leva les yeux vers Gabriel. Son expression était impassible. Alors qu’il abaissait lente¬ment le canon de son pistolet, Mary aperçut Allen Welsh derrière lui. Un sabre d’abordage à la main, il arborait une expression tout aussi déterminée que son capitaine.
— Viens, Mary, ordonna Gabriel sans quitter des yeux l’homme qui gémissait de douleur. Tu as causé assez de problèmes comme cela.
Mary eut l’impression de recevoir une gifle. Elle se redressa, sans même prêter attention à son corsage déchiré, qui lui tombait sur le bras.
— J’ai causé des problèmes ? s’exclama-t elle avec indignation. C’est trop fort ! Tu aurais pu me tuer, Gabriel. Et d’abord, depuis quand des gentilshommes se promènent-ils en ville avec une arme à feu ?
— Depuis que les demoiselles dans ton genre se conduisent de façon déraisonnable, rétorqua-t il en passant le pistolet dans sa ceinture et en retirant sa veste. Tiens, couvre tes épaules.
Au lieu d’obéir, Mary s’efforça de fermer son cor¬sage ; elle ne fit pas un geste pour prendre la veste que Gabriel lui proposait.
— Arrête de me donner des ordres ! lui lança-t elle. Je ne suis pas l’un de tes marins.
— Très bien. D’un geste agacé, Gabriel prit la veste et la mit de force sur les épaules de Mary.
Il avait de la peine à maîtriser sa fureur. Pourquoi la jeune fille réagissait-elle ainsi ? Ne se rendait-elle pas compte des dangers auxquels elle s’était exposée ? Quand il avait vu ce maudit bâtard poser les mains sur elle, il avait bien failli l’abattre sans autre forme de procès, pour le seul fait d’avoir osé la toucher. Pour¬quoi ne se jetait-elle pas dans ses bras, tremblante et reconnaissante de l’avoir sauvée ? N’importe quelle autre femme aurait réagi ainsi. Au lieu de quoi, elle le prenait à partie, comme si c’était lui qui l’avait agres¬sée !
Sans la moindre douceur, il lui saisit le bras et la tira vers la porte. Dans la rue, il jeta une pièce au gamin qui lui avait tenu son cheval et, avant que Mary ait eu le temps de discuter, il l’assit sur la selle et sauta en croupe derrière elle. Puis, tout en rassemblant ses rênes, il jeta un ordre bref à Allen Welsh, afin que celui-ci regagne le Vengeur. Le canonnier était visible¬ment mal à l’aise, mais Gabriel ne fit rien pour dissiper ses inquiétudes. Comment Ethan et les autres avaient-ils pu laisser Mary se rendre toute seule dans un pareil bouge ? C’était invraisemblable !

Alors qu’ils s’éloignaient du front de mer, Mary tourna la tête vers lui.
— Pourrais-tu me dire au moins où nous allons ? questionna-t elle.
— Je t’emmène chez mes parents. Ma mère saura mieux te garder que tous ces incapables à qui je t’avais laissée, à bord du Vengeur. Elle, au moins, ne se lais¬sera pas embobeliner par un sourire et par un batte¬ment de cils faussement vertueux.
— Je ne veux pas aller là-bas ! protesta Mary. Je veux retourner à bord ! Ma place est là-bas et...
— Plus maintenant, Mary, coupa Gabriel d’un ton sec. Et à présent, je ne veux plus entendre un mot jusqu’à notre arrivée ! ajouta-t il en mettant sa monture au galop.
Cette fois, Mary sentit qu’elle n’avait pas d’autre choix que d’obéir.
D’ailleurs, comment aurait-elle pu protester alors qu’elle tressautait sur le pommeau de la selle, les mains agrippées à la crinière du cheval ? Gabriel avait passé un bras autour de sa taille et la serrait contre lui avec une telle violence qu’il lui faisait presque mal. Il n’y avait aucune tendresse, aucune douceur dans son étreinte. Mary se faisait l’impression d’une proie qu’il venait d’arracher à un autre chien errant. L’impression n’avait rien d’agréable et ne réussissait qu’à alimenter sa colère et son angoisse.
Il ne pouvait tout de même pas l’obliger à rester chez ses parents ! Elle ne lui appartenait pas. Si quelqu’un devait obéir, c’était lui et non elle. Après tout, elle était la seule propriétaire du Vengeur, et il n’avait pas le droit de remettre à la voile sans son accord.
Après avoir quitté Bridgetown, la route serpentait sur les flancs des collines qui dominaient la baie. Le corail blanc crissait comme de la glace sous les sabots du cheval bai. La pauvre bête luisait de sueur et avait du mal à suivre le rythme que lui imposait son cava¬lier.
Quand ils arrivèrent à la plantation, un serviteur noir se précipita à leur rencontre et saisit à la volée les rênes que lui lança le corsaire. Mary n’eut qu’un rapide aperçu de la maison — une vaste demeure basse et toute blanche, avec des galeries couvertes et des véran¬das face à la mer — avant que Gabriel ne la saisisse par la taille, la dépose à terre et l’entraîne à grands pas rapides vers le perron.
— Attends, je t’en prie ! l’implora-t elle en tentant vainement de le ralentir. Arrête !
Elle avait perdu son chapeau à l’auberge, ses che¬veux étaient en désordre tandis que sa robe était tachée et déchirée. Qu’allait penser Mme Sparhawk si elle la découvrait dans cet état ?
— Je ne peux pas rendre visite à ta mère dans une tenue pareille !
— Elle n’est pas là, rétorqua Gabriel sans s’arrêter. Elle séjourne en ce moment chez des amis et ne ren¬trera que la semaine prochaine.
Il baissa les yeux vers Mary et l’examina d’un œil critique.
— A ce moment-là, tu auras eu tout le temps de te changer et de te rendre présentable.
Sans lui lâcher le bras, il lui fit franchir la porte d’entrée et, l’un derrière l’autre, elle courant et lui marchant à grandes enjambées, ils traversèrent le hall et entrèrent dans un salon après être passés devant deux servantes noires qui les regardèrent avec curio¬sité, mais ne firent aucun commentaire. Là, Gabriel consentit enfin à lâcher sa prisonnière, afin de pouvoir fermer la porte à double battant. Mary en profita pour se réfugier à l’autre bout de la pièce. Les fenêtres étaient ouvertes afin de capter le moindre souffle d’air venu de l’océan ; malgré cela, l’atmosphère était presque aussi irrespirable qu’à l’extérieur — ce qui n’était pas de nature à calmer l’humeur de Mary.
Il lui avait fait mal ! Tout en se massant le bras, elle se dit qu’il n’avait aucun droit sur elle. Elle l’aimait, certes, mais ce n’était pas une raison pour qu’elle accepte qu’il la traite de la sorte ! Le cœur battant, elle jeta la veste de Gabriel sur un dossier de chaise et repoussa ses cheveux en arrière, se préparant à l’affrontement.
« Mon Dieu, songea-t elle, faites que cela ne se ter¬mine pas comme... »

 
 

 

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Chapitre 11

— Alors, Gabriel, quelles sont tes intentions ? ques¬tionna Mary d’une voix tremblante. Vas-tu m’attacher sur une chaise afin que je ne puisse plus m’enfuir ; ou bien comptes-tu me jeter, enchaînée, dans un fond de cave obscur, comme une vulgaire esclave ?
— Mon père n’a pas d’esclaves, Mary, et par conséquent pas de chaînes non plus.
Jamais Gabriel n’avait rencontré une femme qui fût, comme Mary, capable de l’exaspérer et de l’émouvoir tout à la fois. A un point tel qu’il était déchiré entre son envie de la corriger et son besoin de la prendre dans ses bras, de la consoler et de lui confier combien il avait eu peur pour elle.
— Alors, lui demanda-t elle, qu’as-tu décidé à mon encontre ?
Il fit effort pour rester calme et la regarda dans les yeux.
— D’abord, Mary, tu pourrais commencer par me
dire ce que tu étais allée faire dans ce bouge. Elle secoua la tête.
— Non, je ne peux pas.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ? interrogea Gabriel.
A l’endroit où la manche du corsage de la jeune fille avait été déchirée, un petit triangle laissait entrevoir la peau blanche et la courbe d’un sein rond et ferme — une vision qui n’était pas faite pour apaiser l’émoi que Gabriel éprouvait chaque fois qu’il se trouvait seul avec Mary.
— J’y suis allée pour régler des affaires, expliqua-t elle. Des affaires de mon père qui ne regardent que moi et que tu n’as pas besoin de connaître.
— Par tous les démons de l’enfer, Mary, aurais-tu perdu la tête ? Si Ethan n’avait pas envoyé un homme me prévenir, tu serais sans doute déjà enfermée dans une mansarde, à la discrétion des clients d’une maison de débauche !
Mary fronça les sourcils.
— Je ne crois pas que ce ruffian aurait osé m’enle¬ver ainsi en plein jour.
— Vraiment ? Et moi je crois que si j’étais arrivé cinq minutes plus tard, je t’aurais retrouvée sur le dos, avec les jupes retroussées et ce bâtard entre les jambes !
Ces propos crus et violents semblèrent ébranler Mary, qui se troubla.
— Mais... c’était pour toi que j’étais là-bas, Gabriel ! se défendit-elle.
— Pour moi ? Je ne vois pas en quoi...
— Je voulais t’aider !
Elle s’interrompit un instant, hésitant visiblement à en dire plus. Puis elle secoua la tête.
— Je cherchais un homme qui doit de l’argent à mon père. Je pensais qu’en obtenant cet argent, je serais en mesure de te convaincre de rentrer à Crescent Hill.
Gabriel la considéra avec incrédulité. Fugitivement, il se souvint du tas de vieux papiers sales et froissés que le capitaine West avait laissé à sa famille. Com¬ment Mary avait-elle pu accorder le moindre crédit à une créance provenant d’un pareil fatras ?
— Ecoute-moi, Mary, je n’aurais pas accepté cet argent, même si, par un miracle extraordinaire, tu étais parvenue à le récupérer. Nous sommes en guerre. Si j’ai décidé de reprendre la mer, c’est pour me battre et pas seulement pour renflouer tes caisses et ajouter quelques pièces d’or à ma fortune. Quand bien même je le voudrais, je ne pourrais pas rentrer avant la fin de cette campagne. Ce serait une sorte de désertion, à la fois vis-à-vis du roi et vis-à-vis de mes hommes.
— Tu ne le peux pas ou tu ne le veux pas ?
Non sans une certaine ironie, elle lui avait retourné sa question.
— Tu as décidé que c’était à toi de prendre toutes les décisions à ma place, n’est-ce pas ? poursuivit-elle d’un ton acerbe. Tu imagines que je suis ta petite sirène, ta poupée et que je suis incapable de choisir moi-même la couleur de mes propres bas !
— C’est pour ta vie que je suis inquiet, Mary, pas pour tes fichus dessous !
Une fois encore, la violence verbale de Gabriel fit mouche. Mary leva sur lui des yeux brillants de larmes.
— Si tu es tellement inquiet pour moi, répliqua-t elle, pourquoi m’as-tu traînée de force jusqu’ici, au lieu de me ramener au Vengeur ?
Comme elle se frottait de nouveau les bras, Gabriel remarqua les rougeurs qui marquaient la peau blanche de ses poignets. Seigneur Dieu, était-ce lui qui lui avait fait ça ? Jamais il n’avait eu l’intention de lui faire mal... Non sans effroi, il se souvint de la façon dont, sous l’emprise de la colère, il avait failli tuer l’agres¬seur de Mary. Comment avait-il pu laisser cette vio¬lence s’exercer sur la seule personne qui comptait vrai¬ment dans sa vie ?
Il l’aimait.
Alors qu’il avait été tout près de la perdre, il ne pou¬vait plus ignorer la force ni la nature du sentiment qu’il éprouvait pour elle. Mais peut-être l’avait-il déjà per¬due ? Jamais il n’avait vu dans son regard une telle résignation, comme si elle avait fini par accepter les limites qu’il avait fixées à leur relation. Il avait envie de la prendre dans ses bras, de la serrer contre lui et de lui dire tout l’amour qu’elle lui inspirait... Mais n’était-il pas trop tard ?
— Tout ce que je voulais, Mary, c’était te mettre en sécurité, répondit-il d’une voix rauque.
— De quelle façon, Gabriel ? En m’enfermant dans une prison dorée, pendant que tu resterais libre de cou¬rir les mers et de risquer ta vie à chaque instant ?
Un soupir de frustration s’échappa de ses lèvres, et elle secoua la tête avec découragement.
— Ce n’est pas avec des vœux pieux qu’on change le monde. Je le sais, parce que j’ai essayé. J’ai prié pour que nous ne soyons plus en guerre avec la France et avec l’Espagne, et pour que plus personne ne cherche à te tuer. J’ai prié pour que mon père guérisse et pour que ma mère renonce à son eau-de-vie de genièvre. J’ai prié pour que Daniel soit encore en vie... En vain ! Et ma dernière prière non plus n’a pas été exaucée. Dieu sait pourtant si j’ai supplié le ciel afin que jamais plus je ne tombe de nouveau amoureuse, et surtout pas d’un homme pour qui les femmes ne sont que des jouets dont on s’amuse quelque temps avant de les abandonner et de partir à la recherche d’autres plai¬sirs et d’autres aventures.

D’un geste brusque, elle lui tourna le dos et alla regarder par la fenêtre.
Gabriel laissa passer quelques secondes avant de la rejoindre.
— Mary, non.
Quand il posa les mains sur ses épaules, elle se rai¬dit, mais ne le repoussa pas.
— Non, lui répéta-t il dans le creux de son oreille.
Doucement, il fit glisser ses doigts le long de ses bras et il l’attira contre lui.
— Je t’en supplie, Mary, ne me chasse pas de ta vie, murmura-t il. Car, moi, jamais je ne parviendrai à te chasser de la mienne.
— Non, lui répondit-elle d’une voix à peine audible. Je t’en prie, Gabriel...
Il l’obligea à se retourner entre ses bras et, toujours avec douceur, prit son visage entre ses mains. Aussitôt, Mary entrouvrit les lèvres. Leurs bouches se joignirent pour un baiser qui enflamma aussitôt Gabriel.
— Non, Gabriel..., chuchota encore Mary dans un soupir.
Mais, à l’évidence, elle était déjà vaincue.
Avec un gémissement, elle se laissa aller en arrière,
et ils roulèrent sur le parquet vernis, la robe et les jupons de Mary formant autour d’eux un îlot de satin et de dentelle blanche. Comme Gabriel glissait la main entre ses cuisses, elle protesta encore faiblement, alors que son corps se cambrait et s’offrait à ses caresses.
— Non...
Jamais ils ne s’étaient aimés ainsi, avec une telle passion, une telle violence. Ils brûlaient, ils vibraient ensemble comme s’ils voulaient se perdre l’un dans l’autre.
— Oui... Oh...
Avec un gémissement sourd, Gabriel plongea en elle, et un long frisson le parcourut bientôt tandis que le plaisir le submergeait. Il resta immobile quelques instants, hors d’haleine. Mary, brûlante et frémissante, s’était blottie contre lui et faisait pleuvoir sur son cou et sur son torse une pluie de baisers reconnaissants.
Quand il eut recouvré sa lucidité, il l’embrassa sur les lèvres. En appui sur un coude, il s’apprêtait à se retirer lorsque, soudain, son regard croisa les yeux bleus de sa mère, qui les regardait par la porte entre¬bâillée. Elle avait la bouche ouverte, et son visage exprimait la plus intense stupéfaction.
Pour la troisième fois, la mère de Gabriel gronda Mary avec gentillesse.
— Allons, mon enfant, appelle-moi simplement Damaris. Chez nous, tout le monde se tutoie, et nous avons bien assez d’un prénom, sans avoir à ajouter des titres de politesse qui ne sont que des mots vides de sens et inutiles. Maintenant, tourne-toi, afin que je puisse voir si cette vieille robe de Sarah peut t’aller.
Subjuguée, Mary obéit. La mère de Gabriel l’avait emmenée dans sa propre chambre et l’avait aidée à enlever ses vêtements souillés et déchirés ; après quoi, elle était allée chercher de l’eau et l’avait lavée et coif¬fée en la laissant pleurer tout son soûl. Pas une seule fois elle n’avait fait allusion à son fils ou aux cir¬constances dans lesquelles elle les avait surpris.
Bien qu’elle sût que Mme Sparhawk était une qua¬ker, Mary ne laissait pas d’être étonnée par sa douceur et sa compréhension. L’aspect sévère et classique de sa robe bleue lui seyait à la perfection. Elle avait dû être très belle dans sa jeunesse, et elle l’était encore, avec sa silhouette altière, ses cheveux blonds et ses yeux d’un bleu profond, presque violet. C’était d’elle, sans doute, que Gabriel tenait sa capacité à écouter les autres, ainsi que cette gentillesse qu’il avait si souvent tenté de lui dissimuler. Non sans regret, Mary se demanda à quoi aurait ressemblé sa vie si elle avait eu une mère comme celle-ci, une mère qui ne se plaignait pas sans cesse et qui, au lieu de gémir, était capable de donner de l’affection et du réconfort aux êtres qui l’entouraient.
— Finalement, elle ne te va pas trop mal, commenta Damaris en tirant sur les plis de la jupe. Sa coupe n’est plus très à la mode, mais au moins est-elle propre. En outre, elle n’est pas déchirée.
— Pou... pourquoi ne m’avez-vous pas chassée ? bredouilla Mary. Vous êtes si bonne pour moi, alors que je mériterais d’être jetée dehors et de disparaître à jamais de la vie de votre fils...
— Que vas-tu penser là, Mary ?
Avec un soupir, Damaris s’accouda au dossier d’un fauteuil en noyer et examina attentivement Mary.
— Je ne tiens pas à ce que tu t’en ailles. Au contraire. Il faut que tu restes ici et que tu épouses Gabriel.
— E... épouser Gabriel ? Non ! Je... je ne peux pas !
— Pourquoi donc ? s’étonna Damaris en souriant. Tu l’aimes, n’est-ce pas ? La façon dont tu le regardais vaut toutes les déclarations. D’ailleurs, as-tu songé que tu portes peut-être déjà en toi l’enfant de Gabriel ?
— Mais je ne peux pas me marier ! protesta Mary. Ni avec lui ni avec personne. J’ai eu un fiancé, naguère, qui s’est perdu en mer. Je lui avais juré que jamais je n’aimerais un autre homme que lui !
Cet aveu fit sourire Damaris.
— Est-ce aussi pour respecter sa mémoire que tu
t’es roulée dans mon salon avec mon fils ? Aussitôt, les yeux de Mary s’emplirent de larmes.
— Je le savais ! Vous pensez que je suis une mau¬vaise fille, n’est-ce pas ?
— Pas mauvaise, seulement un peu jeune. Allons, viens, il ne faut pas pleurer ainsi. Elle tendit les mains et, impulsivement, Mary se jeta
dans ses bras. Avec douceur, Damaris lui caressa les cheveux.
— Rien de tout cela n’est ta faute, Mary. Gabriel est un homme auquel on résiste difficilement. Bien que les mères ne soient pas supposées avoir une préférence pour l’un ou l’autre de leurs enfants, je dois avouer que j’ai toujours eu un faible à son égard. Il est né avec un mois d’avance. Il était tout petit, et si fragile ! Je me trouvais à bord du Léopard avec Jonathan et, comme nous étions en pleine mer, c’est lui qui m’a aidée à le mettre au monde — il a eu affreusement peur de nous perdre tous les deux ! A cause des soucis qu’il m’a donnés alors, j’ai toujours été trop indulgente avec Gabriel, alors que Jonathan s’est montré plus dur avec lui qu’avec tous nos autres enfants. Il est étrange de voir avec quelle violence les hommes réagissent quand ils ont eu peur de perdre ce qui leur était le plus cher au monde...

Mary renifla et releva la tête d’un mouvement brusque.
— Pas Gabriel ! s’exclama-t elle avec véhémence. Lui, il ne pense à rien, hormis à lui-même et à son propre plaisir !
Damaris sourit et lui tendit son mouchoir.
— Je suis persuadée qu’au fond de toi-même tu n’en crois rien. Moi non plus, je ne parviens pas à lui
en vouloir vraiment, même si c’est la première fois qu’il nous rend visite depuis quatre ans — un peu grâce à toi, d’ailleurs.
— Ce n’est pas grâce à moi, mais plutôt grâce à la guerre, expliqua Mary en s’essuyant les yeux. Dès que la nouvelle est arrivée de Londres, il a voulu être le premier à recevoir ses lettres de marque du gouverneur pour courir sus aux vaisseaux français.
Le sourire de Damaris se figea.
— Ainsi, Jonathan avait raison. Gabriel a repris ses croisières sanglantes... J’aurais tant aimé qu’il en soit autrement. Cela me chagrine. Toutefois, il a plus de démons en lui que la plupart des hommes et je ne puis rien faire pour l’assagir, si ce n’est prier et espérer qu’il trouvera un jour une autre voie que celle de la violence.
Elle poussa un profond soupir et effleura du bout des doigts la joue de Mary.
— Ma pauvre enfant ! T’a-t il dit, au moins,
combien il avait aimé une autre femme, jadis ? Mary grimaça.
— Il a eu tellement d’aventures qu’il a dû oublier...
— Gabriel n’a pas oublié Catherine, affirma Damaris d’une voix empreinte de tristesse. Pas plus que tu n’as oublié ce fiancé qui s’est perdu en mer. Catherine était un amour. Elle était née dans cette île et, ma fois, elle était aussi charmante que toi. Ses parents possé¬daient — et possèdent encore — une plantation dans la paroisse de Saint-Barthélemy. Même si Catherine ne s’était pas convertie à nos croyances, sa mère assistait à nos réunions, et j’espérais qu’elle aussi elle y vien¬drait avec Gabriel lorsqu’elle l’aurait épousé. Je pense qu’elle l’aurait rendu heureux et lui aurait épargné la plupart des souffrances qu’il s’est imposées à lui-même depuis tant d’années.
Avec tendresse, elle chassa une mèche du front de Mary.
— Depuis que tu es là, avoua-t elle, j’ai recouvré l’espoir.
Sarah lui avait laissé entendre que leur père était fatigué et usé ; pourtant, dès le premier instant, Gabriel se rendit compte que Jonathan Sparhawk n’avait rien perdu de sa vigueur. Grand et large d’épaules, comme lui, il s’était à peine voûté sous le poids des ans. Il lais¬sait ses longs cheveux blancs libres de toute attache, à l’ancienne mode. Ses épais sourcils n’avaient pas blan¬chis, eux, et ses yeux verts — identiques à ceux de Gabriel — étaient toujours aussi vifs et perçants. En le regardant, Gabriel avait l’impression de se voir lui-même avec quarante ans de plus.
En tout cas, le caractère du capitaine Jonathan Spar¬hawk ne s’était pas adouci. En l’écoutant vitupérer dans la pièce où, un quart d’heure à peine plus tôt, il avait fait l’amour à Mary, Gabriel avait l’impression d’être de nouveau ce petit garçon qui avait eu si souvent à affronter les foudres de son père.
— Qu’a donc fait ta pauvre mère pour mériter un pareil manque de respect ? C’est vraiment inconce¬vable ! As-tu pensé au choc qu’elle a dû éprouver quand elle t’a trouvé, après quatre années sans nou¬velles, en train de violenter une pauvre enfant en larmes, et cela dans son propre salon ?
— Mary n’est pas une enfant, père, protesta Gabriel. Elle a dix-huit ans, un âge auquel une fille est en droit de convoler si elle le désire.
— Un âge qui pourrait être celui de ta fille, si j’en crois ce que nous a dit ton frère sur ta précocité dans ce
domaine ! Tu as dû payer une jolie somme pour obtenir les faveurs de cette petite effrontée...
— Sacrebleu, père, Mary n’est pas l’une de ces catins à qui l’on donne cinq shillings pour une passe dans une mansarde !
— C’est vrai, concéda Jonathan Sparhawk, non sans ironie. D’après ce qu’on m’a confié, les créatures que tu entretiens te coûtent en général beaucoup plus cher ! Alors, quel est le pauvre mari que tu as cocufié aujourd’hui ?
— Mary n’est pas mariée. Elle est venue avec moi de son plein gré à bord du Vengeur.
— Le trois-mâts armé en course qui est arrivé aujourd’hui dans la baie ? questionna Jonathan avec un coup d’œil perçant. Si je comprends bien, tu fais la chasse aux Français maintenant ! Tu n’avais sans doute pas assez d’or avec celui que tu as volé aux Espa¬gnols... J’aurais dû me douter que seule une nouvelle guerre pouvait t’attirer dans ces parages.
Avec un profond soupir, il se laissa tomber lourde¬ment contre le dossier de son fauteuil. Pour la première fois, il eut vraiment l’air de ce qu’il était : un vieil homme.
— Ta mère va de nouveau avoir le cœur brisé quand elle apprendra que tu as repris la mer pour aller massacrer des pauvres gens !
Gabriel grimaça, sans pour autant essayer de se jus¬tifier. Cela n’aurait servi de rien. Pour Jonathan Spar¬hawk, la guerre de course n’était que de la piraterie déguisée. Dans un combat avec des pirates, il avait perdu autrefois un bateau, et avait failli perdre la vie ; aussi n’avait-il que fort peu de sympathie et encore moins d’estime pour les raisons qui avaient poussé Gabriel à embrasser le métier de corsaire, au lieu de gagner sa vie d’une façon honnête et pacifique. A l’époque, Gabriel n’avait pas cru bon de justifier le désir ardent qui le poussait à aller combattre les Espa¬gnols. Sa douleur était encore trop vive, alors. Et à présent, il était trop tard.

— Il ne s’agit que d’une seule campagne, père, déclara-t il avec calme. Ce trois-mâts appartenait au père de Mary. Il est sa propriété, maintenant, et j’ai...
— Le père de cette fille était un homme de New¬port, un capitaine ? l’interrompit Jonathan avec impa¬tience. Est-ce que je l’ai connu ?
— Adam West ? Non, tu n’as pas dû le connaître, père, répondit Gabriel en haussant les épaules. C’était un ivrogne et un homme sans ambition. Il n’a jamais rien réussi, si ce n’est les deux plus charmantes filles que la terre ait jamais portées.
— Le capitaine West, de Water Street ! Contraire¬ment à ce que tu crois, je l’ai assez bien connu, ainsi que son père avant lui, Ezra. Il a épousé Letitia Martin, n’est-ce pas ? Il faisait surtout le commerce du sucre et du rhum. Et voilà que mon fils a débauché sa fille et l’a déshonorée devant tout son équipage — ainsi que sa propre mère !
Il y avait une telle amertume dans la voix de Jona¬than Sparhawk que Gabriel, malgré lui, sentit la honte l’envahir. La plupart des hommes auraient été fiers d’avoir un fils qui s’était battu et avait fait fortune au service du roi. Mais Jonathan, lui, avait toujours réprouvé la violence et attendait autre chose de Gabriel. Impulsivement, il lui posa la main sur le bras, comme si une telle marque d’affection pouvait suffire à effacer les déceptions qu’il avait causées depuis tant d’années.
Son père ne remarqua même pas son geste. Le visage fermé, il continua de regarder droit devant lui.
— Cette fois, tu es allé trop loin, mon garçon ! Que tu le veuilles ou non, tu épouseras cette jeune fille. Si tu refuses de réparer honorablement les torts que tu lui as causés, je serai contraint de demander au gouver¬neur de te faire jeter en prison et de ne pas te relâcher avant la fin de cette maudite guerre avec les Français.
Assise sur une chaise, le dos très droit, Mary se lais¬sait aller au gré de ses rêveries tandis que Rosina, la servante que lui avait attribuée Damaris, brossait ses longs cheveux bouclés, puis les lissait avec un tissu de soie pour les rendre plus souples et d’aviver leur bril¬lant. Hormis sa chemise, son corset et ses bas — des bas rose pâle —, la jeune fille ne s’était pas encore habillée. Malgré la fenêtre ouverte et l’heure avancée, la chaleur était encore étouffante. Elle attendrait jusqu’au dernier moment pour mettre sa robe — ou plutôt pour demander à Rosina de l’aider à l’enfiler —, afin qu’aucun faux mouvement ne risque de froisser le délicat assemblage de soie et de dentelle. Quant aux fleurs de son bouquet, elles ne seraient cueillies dans le jardin que lorsqu’elle serait prête.
Avec cet horrible climat, tout se gâtait trop vite, se dit Mary en soupirant.
Tout.
Au cours des deux dernières semaines, elle n’avait vu Gabriel qu’à l’occasion des repas. Même alors, son père et ses amis l’avaient tant accaparé, notamment à propos de la guerre contre les Français, qu’il avait à peine eu le loisir de lui adresser de temps à autre un clin d’œil ou un signe de tête depuis l’autre bout de la table. Il avait beaucoup de choses à faire, voilà tout, songeait Mary pour se rassurer. Ses occupations le tenaient éloigné d’elle et s’il la négligeait, ce n’était nullement intentionnel. Néanmoins, que pouvait-elle espérer de ce mariage ridicule que ses parents leur imposaient à l’un et à l’autre ? Quand il lui avait dit qu’elle avait une place dans sa vie, elle s’était prise à espérer qu’il l’aimait autant qu’elle l’aimait. Mais quelle sorte d’amour pouvait donc naître d’une union forcée comme celle-ci ?
— Vous ne devriez pas vous tourmenter ainsi, mademoiselle, murmura Rosina de sa voix chantante, tout en appliquant délicatement de la poudre sur le front et sur les pommettes de Mary.
La jeune servante avait été empruntée à une planta¬tion voisine, car Damaris n’employait pas de camériste pour elle-même. Et bien que Mary eût souvent envié ses amies qui pouvaient disposer d’un tel luxe, elle trouvait ce soir les attentions de Rosina aussi pesantes que factices.
— A Bridgetown, poursuivit la servante, on dit que la beauté est fille de l’insouciance et qu’elle ne résiste pas plus au chagrin que la rosée à l’ardeur des rayons du soleil. D’ailleurs, de quoi devriez-vous vous inquié¬ter ? Ce soir, toutes les femmes de cette île vont vous envier. Qui n’aimerait pas être à votre place, au bras du capitaine Sparhawk ?
Pour Mary, qui n’avait jamais désiré être enviée, c’était là une bien mince consolation. Ce qu’elle vou¬lait, c’était être de retour chez elle, dans l’île d’Aquid¬neck, auprès de sa sœur et de sa mère.
Avec tristesse, elle regarda vers la baie, à la recherche de la goélette de Richardson. A part elle, personne ne semblait s’inquiéter du retard de la Sainte-Lucie — les vents contraires, lui expliquait-on, le mau¬vais temps, un capitaine trop prudent... De son côté, elle n’avait pas cessé de prier le ciel afin que sa sœur arrive saine et sauve, et à temps pour assister à la céré¬monie qui allait l’unir à Gabriel. Jenny pourrait même profiter de l’occasion pour épouser Dick. Ainsi, lorsque les invités lèveraient leurs verres à la santé des jeunes mariés, il y aurait au moins un couple dont le bonheur ne pourrait être mis en doute...
— Ta robe te plaît-elle, Mary ?
Au son de la voix de Gabriel, Mary ferma les yeux et s’efforça de calmer les battements désordonnés de son cœur. Puis elle se tourna vers lui. Il n’avait pas frappé, ni demandé l’autorisation d’entrer ; à présent, il se tenait sur le pas de la porte, la main posée sur la poi¬gnée en cuivre poli.

Il était si beau qu’elle en eut le souffle coupé et fail¬lit fondre en larmes. Il portait le même costume en velours que le soir où il l’avait reçue dans son moulin à vent. Etait-ce en souvenir de cette soirée désastreuse qu’il l’avait mis ? se demanda-t elle. Aussitôt, elle se reprocha sa stupidité.
— C’est toi qui l’as choisie, n’est-ce pas ? demanda-t elle.
— Oui. Jamais ma mère ne l’admettrait mais, dans ce domaine, elle n’a rien d’une experte et il vaut mieux ne pas trop lui faire confiance.
Un bref instant, le regard de Gabriel s’arrêta sur les jambes de Mary et il hocha la tête, approbateur.
— Je t’avais fait envoyer trois paires de bas. Je vois que tu as choisi les roses... Je suppose que ce n’est pas seulement pour m’être agréable ?
Même si Gabriel l’avait déjà vue souvent dans des tenues encore plus légères, Mary éprouvait un léger malaise à se trouver ainsi devant lui, à demi déshabil¬lée, tandis que Rosina achevait de la coiffer et de la maquiller. Il était si étrange de penser que, dans une heure, quand ils seraient mari et femme, on considèrerait comme tout à fait naturel et respectable qu’elle le reçoive dans sa chambre et bavarde avec lui dans une toilette aussi sommaire.
— J’ai choisi les roses parce que ce sont ceux qui vont le mieux avec la robe, répondit-elle d’un ton pincé.
Un vague sourire étira les lèvres de Gabriel.
— Je ne m’attendais pas à une réponse aussi diplo-matique, remarqua-t il. Au fait, tu ne m’as pas dit si tu aimais le tissu et la coupe que j’ai choisis ?
— Cette robe est encore plus belle que celle que tu m’as offerte à Newport, concéda Mary. Mais j’imagine que tu connaissais déjà ma réponse, ajouta-t elle. Sinon, tu ne m’aurais même pas posé la question...
— Voilà une autre réponse pertinente, quoique déjà beaucoup moins diplomatique...
Avec son habituelle nonchalance, Gabriel se tourna vers Rosina.
— Pourrais-tu nous laisser un instant seuls ?
Mlle West te rappellera. La servante leva vers lui un regard hésitant.
— Ce n’est pas convenable, capitaine ! Je ne sais pas ce que dirait Mme votre mère si...
— Chuuut !
Un doigt posé sur les lèvres, Gabriel lui adressa un sourire plein de séduction.
— Si tu ne lui dis rien, elle n’en saura rien, et elle n’aura donc aucune raison de te gronder.
Toute confuse de se voir accorder une pareille atten¬tion, la servante rougit de plaisir et ébaucha une révé¬rence avant de quitter la chambre, faisant en sorte que sa robe effleure au passage les jambes de Gabriel.
Bien que ce fût absurde, Mary éprouva un pince¬ment de jalousie en le voyant flirter aussi librement avec une servante.
— Tu pourrais toujours l’épouser, elle, suggéra-t elle après le départ de Rosina. Elle m’a assuré que toutes les femmes de l’île m’enviaient pour avoir réussi à te mener à l’autel.
— Vraiment ? N’es-tu donc pas du même avis ?
Savait-elle combien elle était désirable dans cette tenue ? se demanda Gabriel. Chaque fois qu’elle respi¬rait, sa poitrine se soulevait sous le laçage serré de son corsage tandis que la peau de sa gorge et de ses épaules luisait de cet éclat que suscitaient en général la passion ou la colère. Mais à présent, il avait envie d’autre chose. Quelque chose qui allait bien au-delà de la simple satisfaction de ses désirs charnels.
Il vit Mary se crisper.
— Il est inutile de nous cacher la vérité, Gabriel, murmura-t elle. Pas plus que toi je n’ai envie de ce mariage.
Gabriel, qui ne s’attendait pas à une réaction aussi négative, ne put réprimer un mouvement de surprise.
— Alors, pourquoi l’as-tu accepté ?
— Et toi ? répliqua-t elle en relevant le menton avec défi.
Il ne répondit pas, parce qu’il ne le savait pas lui-même, tout comme il ignorait pourquoi il était venu voir Mary en cet instant. Depuis quelques jours, il avait l’impression de ne plus être vraiment maître de son destin, il lui semblait être incapable de prendre la moindre décision lui-même.
S’il l’avait réellement voulu, il aurait trouvé un moyen d’échapper à la décision autoritaire de son père. En d’autres circonstances, il ne se serait pas montré aussi malléable ; cette fois pourtant, il n’avait même pas tenté de résister. En s’opposant à son père, il aurait renoncé à Mary, au moins pendant quelque temps, et il s’était refusé à prendre un tel risque. Elle était devenue sa raison de vivre. Plutôt que de la perdre, il préférait l’épouser, même s’il devait pour cela se rendre à l’autel sous la menace d’un pistolet.
Mais pourquoi avait-il tant de peine à avouer à Mary les sentiments qu’il éprouvait pour elle ? Alors qu’il brûlait de lui donner autre chose que les paroles tendres et faciles qu’il avait tant de fois chuchotées à l’oreille de ses nombreuses maîtresses, les mots étran¬gement lui manquaient, il se sentait aussi maladroit qu’un jeunet lors de sa première aventure amoureuse. Pour se rassurer, il songea qu’il aurait l’esprit libre lorsqu’il en aurait terminé avec Desjoyaux ; il prendrait alors le temps de courtiser et de conquérir la jeune fille comme elle le méritait.
La voix de Mary le sortit de ses pensées.
— Si c’est seulement par égard pour moi, tu n’as pas besoin de faire semblant, murmura-t elle, les yeux brillants de larmes. Je n’ai jamais eu envie d’être ta femme. Sur ce point au moins, je n’ai pas changé.
Gabriel scruta son visage à la lumière du soleil cou¬chant. Que lui avaient donc dit ses parents pour la convaincre d’accepter un tel mariage ? L’avaient-ils menacée ?

— Tu m’as dit que tu m’aimais et je suis persuadé que tu m’aimes encore, déclara-t il en pesant chacun de ses mots. Mais si tu as envie de garder ta liberté, je ne vois pas qui pourrait t’en empêcher.
Elle secoua la tête et regarda fixement ses mains, posées dans le creux de son jupon.
— Je n’ai pas le choix, Gabriel.
L’impatience gagna Gabriel. Alors qu’il se sentait déjà pris au piège, il n’avait nul besoin de ces petits secrets.
— Pourquoi n’aurais-tu pas le choix, Mary ? s’étonna-t il. Personne — pas plus ta mère que la mienne — ne peut te contraindre à te marier contre ta volonté.
— Toi, tu le peux, Gabriel, et tu y es déjà parvenu.
— Mary...
Brusquement, elle se leva et lui tourna le dos.
— Je t’en prie, va-t’en avant que ta mère ne nous surprenne de nouveau ensemble.
Gabriel demeura silencieux quelques secondes durant, puis il poussa un long soupir.
— Si c’est ce que tu veux, je vais m’en aller, déclara-t il enfin. Mais il faudra que nous reparlions de tout cela plus tard, à tête reposée.
Aussi raide qu’un mannequin de bois, Mary laissa Rosina l’habiller et lui passer autour du cou le collier de perles que lui avait offert son futur beau-père. Après lui avoir saupoudré une dernière fois de la poudre de riz sur les épaules, la servante se recula et la considéra avec une lueur admirative dans le regard. Visiblement, elle était très satisfaite de son œuvre.
— Vous voilà prête, mademoiselle ! lança-t elle. Vous êtes ravissante !
Mary regarda fixement la jeune femme élégante qui lui faisait face dans la grande psyché et ne réussit qu’avec peine à se reconnaître. Non, ce n’était pas elle ! Ce n’était pas Mary West, la fille du capitaine West.
— J’ai besoin d’aller marcher un peu dans le jardin, déclara-t elle d’une voix qui lui parut étrangement lointaine. Toute seule. S’il te plaît, Rosina, va dire à Mme Sparhawk et à ses invités que je les rejoindrai dans quelques instants.
— Mais, Madame m’a dit que vous deviez...
— Elle comprendra, l’interrompit Mary. Ne t’inquiète pas, j’en prends la responsabilité. Personne ne te fera de reproche.
Sans plus attendre, elle sortit de sa chambre et ferma la porte derrière elle. Puis, à petits pas rapides, elle longea le couloir et descendit avec légèreté les marches de l’escalier de service. Les volants de sa robe à paniers froufroutaient contre les murs blanchis à la chaux, mais elle était trop accaparée par ses pensées pour y prêter attention.
Moins d’une minute plus tard, elle se plongeait dans la pénombre moite du jardin. En face d’elle, les portes-fenêtres de la maison étaient illuminées par les flammes vacillantes d’une multitude de chandelles. La rumeur des rires et des conversations lui parvenait, assourdie. Derrière elle, s’étendaient les épaisses ténèbres de la forêt tropicale, piquetées par les fleurs blanches des bégonias. Les cris et les appels d’une multitude d’oiseaux et d’animaux emplissaient l’air.
Avec un profond soupir, Mary se laissa tomber sur un vieux banc de bois et pressa les paumes de ses mains sur ses joues. A Newport, à la fin du mois d’août, il y avait toujours un peu de fraîcheur après le coucher du soleil, une fraîcheur qui annonçait l’automne et les frimas de l’hiver. Ici, la chaleur ne laissait aucun répit ; il n’y avait pas le moindre souffle de vent pour rendre l’atmosphère un peu moins étouf¬fante.
On était le 23 août 1744. Le jour de son mariage. Une date dont elle se souviendrait à jamais.
Incidemment, Mary se demanda comment l’été avait pu passer aussi vite. Les jours avaient glissé comme dans un rêve depuis cette nuit de juin où elle avait ren¬contré Gabriel pour la première fois. On était le 23 août... et ses menstrues avaient seize jours de retard. Elle était sûre maintenant que les prières qu’elle avait faites, après son ultime rendez-vous avec Daniel, avaient été exaucées par Gabriel.
Elle ferma les yeux et, d’un geste hésitant, posa les mains sur son ventre. Elle ne sentait rien, elle était exactement comme avant ; pourtant, sa vie avait changé — ou allait bientôt changer — d’une façon irrévocable. Elle aurait voulu pouvoir annoncer la nou¬velle à Gabriel ce soir, mais il valait mieux qu’elle garde encore son secret. De cette façon, il ne pourrait pas l’accuser d’avoir employé cet ultime et odieux argument pour le traîner devant le pasteur. Elle essaya d’imaginer à quoi ressemblerait leur bébé, sans y par¬venir. Seigneur Dieu, comment pouvait-elle porter l’enfant d’un homme qui pas une fois ne lui avait dit qu’il l’aimait ?
Elle en était là de ses pensées lorsque, soudain, elle entendit un bruit léger derrière elle. Avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir, une main la bâillonna avec un mouchoir imprégné d’une substance à l’odeur dou¬ceâtre. Elle ouvrit la bouche pour crier, mais ne réussit qu’à inhaler un peu plus de ces vapeurs entêtantes. En même temps qu’elle se débattait et tentait de repousser la main de son agresseur, elle sentit qu’elle devenait toute molle, qu’elle perdait connaissance.
Fugitivement, Mary songea une dernière fois à Gabriel, puis elle sombra dans un trou noir et sans fond.

 
 

 

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Chapitre 12


Jenny était assise sur une étroite couchette, les jambes repliées sous elle afin de rester hors de portée des mille-pattes et des gros cafards noirs qui descen¬daient le long des murs humides et couraient en tous sens sur les dalles en pierre de sa prison. Le rectangle de lumière qui filtrait à travers l’étroit soupirail s’était déplacé vers le mur du fond ; grâce à cela, elle savait que le soleil n’allait pas tarder à se coucher. Dans moins de vingt minutes — le temps de compter jusqu’à mille —, l’horrible vieille femme boiteuse et mutilée qui tenait lieu de servante au geôlier lui apporterait son dîner et une cruche pleine d’eau.
Cela faisait quatre jours que Jenny était enfermée dans ce trou humide et, déjà, elle avait appris à profiter des moindres diversions pour tromper son ennui, mais aussi éviter de se laisser submerger par les souvenirs horribles qui la hantaient. C’était ainsi qu’elle n’avait pas encore perdu la raison.
Seigneur ! Toutes ces choses qu’elle aurait voulu oublier ! Les corps mutilés sur le pont de la Sainte-Lucie, par exemple. Les corps des marins, jeunes et pleins de vie, avec lesquels elle avait ri et plaisanté... Comme leur capitaine, ils avaient tous eu la gorge tran¬chée. Dans sa tête, Jenny entendait encore les chevaux qui hennissaient dans la cale et donnaient des coups de pied dans les cloisons, affolés sans doute par l’odeur du sang qui s’était infiltrée à travers les planches du pont. Sur le moment, elle avait eu l’impression qu’à part elle et les chevaux aucun être vivant n’avait été épargné par les Français à bord de la Sainte-Lucie. Lorsqu’on l’avait forcée à descendre dans un canot, elle avait ressenti la terreur que devait ressentir un ani¬mal qu’on conduit à l’abattoir.
Instinctivement, elle se recroquevilla un peu plus sur elle-même et s’efforça de lutter contre l’affreuse angoisse qui l’envahissait de nouveau. Les chevaux, au moins, s’étaient mutuellement tenus compagnie. Pour sa part, elle était seule. Aucun des Français ne parlait anglais, à l’exception de leur chef, le capitaine au visage balafré. Mais après s’être assuré que Jenny était bien gardée par deux de ses hommes, il s’était désin¬téressé d’elle et avait rejoint son propre bateau. Jenny avait ensuite été emmenée à terre. Elle était depuis lors enfermée dans cette cave et n’avait plus revu le bala¬fré. Les autres hommes, souvent ivres, venaient parfois l’observer à travers les barreaux de son soupirail, rica¬nant et lui adressant des gestes obscènes.
Chaque fois, Jenny pensait à Dick et à l’indignation qui aurait été la sienne s’il l’avait vue être traitée d’une façon aussi odieuse. Pauvre Dick... Il était mort, à présent. A l’idée qu’elle ne le reverrait plus jamais, elle regrettait presque qu’ils ne l’aient pas tuée elle aussi.
Jenny redressa soudain la tête en entendant un bruit de pas dans le couloir. Il était trop tôt pour que ce soit la servante qui lui apportait son dîner ; en outre, elle ne faisait jamais autant de bruit en marchant. Non, c’était le pas d’un homme, deux hommes même...
La clé tourna dans la serrure, et le lourd battant pivota en grinçant.
C’était le capitaine balafré.
— Bonjour, mademoiselle, déclara-t il en retirant son tricorne et en s’inclinant.
Il souriait, comme si Jenny n’était pas sa prison¬nière, mais une relation mondaine qu’il venait visiter. Il était accompagné de deux géants, barbus et hirsutes, sabre à la main et pistolets à la ceinture.
— Pardonnez-moi de vous avoir accordé aussi peu d’attention, chère amie, déclara le balafré, mais j’ai été très occupé ces derniers temps. Enfin ! me voici, et nous allons pouvoir bavarder tranquillement, tous les deux.
Il fit claquer ses doigts et, aussitôt, un serviteur se précipita afin de poser un fauteuil derrière lui. Sans même prendre la peine de se retourner, le capitaine s’assit et croisa les jambes avec une nonchalance affec¬tée.
— J’aime bien être à mon aise quand je parle avec quelqu’un, expliqua-t il avec un nouveau sourire.
— Je n’ai rien à vous dire ! répliqua Jenny.
Elle aurait voulu se montrer méprisante et hautaine, mais elle était trop terrorisée pour maîtriser complète¬ment sa voix.
— Je... je ne parle pas avec des pirates !
Le Français fit la moue.
— Pour ma part, rétorqua-t il, je n’ai pas l’habitude de converser avec une gamine sale et mal élevée — surtout si, en plus, elle est anglaise. Néanmoins, comme je ne suis pas un pirate, je ne vous tiendrai pas rigueur de votre manque d’éducation.
— Vous êtes un pirate ! s’écria Jenny avec indigna¬tion. Selon la loi anglaise, vous devriez être pendu et
votre corps devrait être jeté en pâture aux requins pour ce que vous avez fait au capitaine Richardson ! Et pour le sort que vous avez réservé aux autres...
Brusquement, elle pensa à Dick et dut se mordre la lèvre pour ne pas fondre en larmes.
Le balafré poussa un soupir impatient.
— Je n’ai pas à me justifier devant vous, made¬moiselle. Toutefois, je me dois de vous rappeler que je suis sujet du roi de France. Je me moque des lois anglaises. Si je me bats, c’est pour mon pays, qui est en guerre contre le vôtre. Une guerre cruelle et sans pitié, d’un côté comme de l’autre. A cet égard, je vous saurais gré de m’écouter et de mettre fin à vos récrimi¬nations. Vous savez, je suis votre seul protecteur ici ; mes hommes peuvent se montrer beaucoup plus bru¬taux que moi. Si je les avais laissés faire, ils se seraient déjà occupés de vous d’une façon que vous pouvez aisément imaginer. Après avoir été « honorée » par une dizaine, voire une vingtaine d’entre eux, vous n’auriez sans doute plus la force de protester...


Soudain très lasse, Jenny baissa les yeux. Elle ne savait que trop qu’il ne plaisantait pas.
— Que voulez-vous de moi ? murmura-t elle d’une voix à peine audible. Pourquoi ne m’avez-vous pas tuée tout de suite, comme les autres ?
— Ce que je désire, mademoiselle, c’est que vous me disiez tout ce que vous savez au sujet d’un vieil ami à moi.
Il se pencha en arrière et croisa les mains sur ses genoux.
— Il s’agit d’un corsaire, comme moi. Nous nous entendrions d’ailleurs fort bien si, hélas ! il ne naviguait pas sous le pavillon de ce gros électeur de Hanovre qui a usurpé la couronne d’Angleterre. Il s’appelle Gabriel
Sparhawk. Ce nom vous dit-il quelque chose ? Le capi-taine Richardson m’a affirmé que vous le connaissiez de façon très intime.
— Je ne sais rien de lui, affirma Jenny en battant des cils avec angoisse.
Elle n’y comprenait plus rien. Comment son sort pouvait-il être lié de la sorte au capitaine Sparhawk ?
— Je ne l’ai jamais rencontré, ajouta-t elle, et je crois bien ne l’avoir jamais vu ! C’est ma sœur qui le connaît. Je vous jure que je ne sais absolument rien à son sujet !
— Vous en savez beaucoup plus que vous ne le pensez, chère amie, affirma le corsaire en la considé¬rant d’un air sournois. Par exemple, je suis sûr que vous êtes en mesure de me donner le nom de son bateau ?
— Le Vengeur ? Naturellement, puisqu’il appartient à ma mère, à ma sœur et à moi ! Il est parti de Newport pour la Barbade et les Caraïbes. Il a douze canons et quatre-vingt-deux hommes à son bord.
— Cela confirme ce que m’a appris ce pauvre Richardson, acquiesça le Français. Sur ce point, il ne m’a donc pas menti. Mais il y a bien d’autres choses qui m’intéressent, ma petite.. Parlez-moi de votre sœur. Est-elle amoureuse de Sparhawk? Ou, mieux encore, est-il, lui, amoureux d’elle ?
Jenny secoua la tête. Décidément, elle ne voyait pas où il voulait en venir.
— Je crois qu’elle l’aime bien. Néanmoins, je ne saurais vous dire quelle est la profondeur des senti¬ments qui les unissent.
— Pour ma part, je suis prêt à parier qu’elle est fol¬lement éprise de lui ! affirma le corsaire. Toutes les femmes qui croisent le chemin de Sparhawk suc¬combent à son charme. C’est ainsi : dès qu’apparaît le beau et séduisant capitaine Sparhawk, elles sont prêtes à se coucher devant lui, comme des poules devant le coq de la basse-cour !
En dépit de sa peur, Jenny ne put réprimer un cri d’indignation.
— Mary n’est pas ainsi !
— Pourquoi votre sœur serait-elle différente des autres créatures de son sexe ? rétorqua le Français avec un ricanement ironique. Quelques sourires, deux ou trois mots gentils et elle aura écarté les cuisses, à l’ins¬tar de n’importe quelle autre petite putain anglaise.
— Ce n’est pas vrai ! protesta Jenny. Vous n’avez pas le droit de dire des horreurs pareilles au sujet de Mary ! Je la connais, et jamais elle n’accepterait de coucher avec un homme, quel qu’il soit, avant qu’il ne soit devenu son mari devant Dieu !
Le balafré la regarda fixement, d’un regard froid, puis, brusquement, son visage se détendit .
— Vous avez raison, mademoiselle, je me suis laissé emporter par la passion. Veuillez me pardonner. En tout cas, vous vous êtes montrée très coopérative et je ne puis que vous en remercier.
Sur ces mots, il se leva avec une grâce affectée et jeta un coup d’œil aux murs gris et sales du cachot.
— Vous devez vous sentir affreusement seule ici, chère amie, déclara-t il avec une feinte compassion. Vous auriez besoin de compagnie. Si, pour les gens de mon âge, la solitude possède un certain charme, vous êtes vraiment trop jeune pour l’apprécier à sa juste valeur. Je me trompe ?
— Oui... ou plutôt, non !
Soudain, Jenny s’était souvenue de la compagnie que le Français lui avait suggérée auparavant. Prise de panique, elle secoua la tête avec vigueur.
— Je ne suis pas malheureuse ainsi. Vraiment !
— Vous n’êtes pas malheureuse ? Alors, vous êtes aussi rouée que les autres créatures de votre sexe, ma petite, et il est inutile que vous versiez des larmes hypocrites sur le sort qui a été réservé à votre amant.
— Ce n’est pas vrai ! se récria Jenny. J’aimais Dick, et vous l’avez tué !
Le balafré sourit de nouveau, visiblement amusé par sa véhémence.
— C’est vrai, je l’ai peut-être tué..., concéda-t il.
— Je vous hais ! Vous êtes ignoble ! s’écria Jenny, le visage baigné de larmes.
Le Français tapota son chapeau avec nonchalance et le remit sur sa tête.
— Au fait, je ne me suis pas encore présenté, déclara-t il d’une voix suave. Je suis le capitaine Christian Desjoyaux de Saint-Léger. Pour le reste, ma petite, vous pouvez me haïr autant que vous le désirez. Si cela peut vous apporter une quelconque consola¬tion...
— Mary ?
Gabriel s’arrêta et appela de nouveau. Il avait par¬couru le jardin en tout sens et, malgré cela, la jeune fille demeurait introuvable. Où diable pouvait-elle bien se cacher ? Il jura entre ses dents et maudit cette idiote de camériste qui l’avait laissée sortir sans même l’accompagner. Elle voulait être seule ! La belle affaire ! Au vu de son humeur étrange, il était possible qu’elle fût partie en direction de Bridgetown avec l’intention de se réfugier à bord du Vengeur. Et lui, il allait se retrouver seul, comme un idiot, devant le pas¬teur et tous les invités de ses parents !
Mais elle n’irait pas loin. Il s’était déjà rendu dans les écuries, afin de s’assurer qu’elle n’avait pas pris une voiture ou un cheval, et il avait envoyé des domes¬tiques à sa poursuite. Avec un peu de chance, ils la ramèneraient avant que quiconque ne s’aperçoive de son absence.

— Mary ! appela-t il encore. Mary ! Bon sang, comment avait-elle pu s’enfuir de façon aussi irraisonnée ?
La Barbade n’était pas Aquidneck, et les dangers de Newport n’étaient rien en comparaison de ceux de Bridgetown. Il avait cru que Mary l’avait compris après sa mésaventure à l’auberge de La Dame aux Yeux d’Or. Pour une jeune fille, se promener sur cette île sans protection était de la pure folie, surtout avec une robe de soie et un collier de perles autour du cou. Entre les matelots ivres, les bandits de grands chemins et les esclaves en rupture de chaîne, ce serait un miracle si elle parvenait à sortir indemne de ce nou¬veau coup de tête. Dire qu’elle prenait tous ces risques afin de ne pas l’épouser ! Le haïssait-elle donc à ce point pour en arriver à de telles extrémités ?
— Mary !
— Tu ne l’as pas encore trouvée, Gabriel ? ques¬tionna Damaris en s’avançant vers lui, une lanterne à la main. Cela fait près d’une heure que tu es parti à sa recherche !
— Je le sais bien, et tu viens sans doute m’annoncer que père commence à s’impatienter. C’est cela, n’est-ce pas ?
D’un geste nerveux, Gabriel se passa la main dans les cheveux. Quatre années avaient passées, mais il se souvenait parfaitement de la façon dont il avait faussé compagnie à sa famille, un soir — dans des cir¬constances presque similaires.
— J’entends déjà ses reproches, soupira-t il. Comme d’habitude, tout sera ma faute. « Que le diable emporte mon fils ! Sa fiancée s’est enfuie ? Qui pour¬rait donc la blâmer ? Elle n’a tout simplement pas sup¬porté l’idée de devoir passer le restant de ses jours auprès d’un maudit bâtard qui ne pense qu’à courir les mers et les jupons, un séducteur vaniteux et sans cœur qui l’aurait sans doute trompée avec la première catin venue dès le lendemain de ses noces ! »
— Tais-toi Gabriel, tu es injuste. Ton père n’emploierait jamais des termes de ce genre à ton égard. Sûrement pas ce soir, en tout cas. Il est aussi inquiet que moi, sinon plus.
Avec lassitude, Damaris s’assit sur le vieux banc de bois et posa la lanterne par terre, à côté d’elle. Si quelqu’un n’avait pas changé, dans sa famille, c’était bien sa mère, se dit Gabriel. Depuis qu’il était tout petit, elle avait toujours été là pour arrondir les angles et rétablir la paix entre ses enfants et son mari. Rien que pour cela, il lui devait une infinie reconnaissance.
— Tu ne dois pas te faire de souci à propos de nos invités, poursuivit-elle calmement. Si certains ont remarqué que la cérémonie avait pris du retard, ils ont sans doute attribué un tel atermoiement à la timidité d’une jeune fille pure et innocente — une timidité naturelle et respectable.
— Comme s’il s’agissait de cela, maman ! s’exclama Gabriel avec irritation. Mary a préféré s’enfuir dans la nuit et affronter les serpents et les bêtes sauvages plutôt que de m’épouser.
D’un geste plein de frustration, il frappa du poing sur le tronc du grand cèdre qui dominait l’étroit sentier.
— Il y a quinze jours, elle m’a dit qu’elle m’aimait. Et maintenant, elle ne peut même plus supporter de se
trouver dans la même pièce que moi ! Je suis persuadé que père est responsable. Il a dû lui raconter je ne sais quelle...
— Allons, mon chéri, tu déraisonnes ! l’interrompit Damaris d’un ton ferme. Ton père n’a rien dit à Mary. Pas un seul mot. Je puis te le jurer. En outre, la pauvre enfant t’aime tellement qu’elle n’accepterait jamais que quiconque dise du mal de toi.
— Alors, pourquoi est-elle partie ?
— Peut-être est-ce ta faute, Gabriel. Pour un homme qui goûte autant la compagnie des femmes, tu ne comprends vraiment pas grand-chose à ce qu’elles ressentent. As-tu seulement déjà avoué à Mary que toi aussi tu l’aimais ?
— Sacrebleu, maman, elle doit bien l’avoir compris, tout de même !
— Elle n’en sera pas certaine tant que tu ne le lui auras pas dit de vive voix. Elle est si jeune ! Je suis persuadée qu’elle est effrayée par la violence de ses propres sentiments à ton égard. Elle reviendra et t’épousera ; mais avant, elle a besoin d’être sûre de toi et de la force de ton amour.
Elle sourit tristement et tendit les mains vers lui.
— Parce que tu l’aimes vraiment très fort, n’est-ce
pas, mon chéri ? Avec un soupir, Gabriel vint s’asseoir à côté d’elle.
— Mary n’est pas comme les autres femmes, maman, et bien que je ne puisse...
Il s’interrompit brusquement, car son regard venait de se poser sur une tache blanche dans l’herbe, aux pieds de sa mère. Une feuille de papier pliée en quatre ! Les sourcils froncés, il se pencha, ramassa le feuillet et le déplia pour l’examiner à la lumière de la lanterne.
La fleur de lis noire qui ornait le dos de la missive lui faisait craindre le pire.
— De quoi s’agit-il, Gabriel ? questionna Damaris.
Il ne répondit pas. Se levant brusquement, il prit la lanterne et entreprit d’examiner les buissons, derrière le banc. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver ce qu’il cherchait : des branches cassées, des traces de piétinement et un petit morceau de soie bleue arraché à l’un des volants de la robe de Mary.
Très lentement, il se redressa, aussi hébété que s’il venait de recevoir un coup de massue. Mary, sa petite sirène... Elle était entre les mains de l’homme qui lui avait volé son premier grand amour !
Il y eut soudain des appels, des bruits de pas précipi¬tés et, en un instant, Gabriel fut entouré par une foule de gens, au premier rang desquels il découvrit le visage de son père. Damaris avait raison. Les traits tirés, le vieil homme avait l’air inquiet.

— Gabriel, ce garçon vient d’arriver, dit-il. Il a quelque chose à te dire qui ne souffre aucun délai.
Le jeune homme qui accompagnait Jonathan Spar¬hawk avait les yeux rouges, une barbe hirsute et des longs cheveux blonds qui lui tombaient sur le visage.
— Capitaine Sparhawk, je suis désolé de venir vous déranger ainsi le jour de votre mariage, mais j’ai de terribles nouvelles à vous apporter. Vous êtes le seul homme à pouvoir m’aider !
— De quoi s’agit-il, Dick ? questionna Gabriel sur un ton sec.
D’un geste rageur, il froissa entre ses doigts le bout de papier qui l’avait informé de son propre malheur. Il n’avait que faire des jérémiades de Dick Watson, le soupirant de Jenny ! Seigneur Dieu, pourquoi fallait-il que la Sainte-Lucie arrive en un si mauvais moment, alors que Mary venait de lui être enlevée par son pire ennemi ?
— Des pirates nous ont attaqués, capitaine, expli¬qua Dick. Des pirates français. Ils nous ont abordés en pleine nuit, et ils ont tué tous les marins de la Sainte-Lucie, y compris le capitaine Richardson. Rendez-vous compte qu’ils les ont égorgés ! J’ignore pourquoi ils m’ont épargné, mais j’aurais préféré cent fois être mort quand je me suis rendu compte qu’ils avaient enlevé ma pauvre Jenny...
Alors que la voix de Dick se brisait, Gabriel serra les poings avec violence. Il avait déjà deviné qui était à l’origine de ce nouveau forfait.
— Quand je pense que la seule femme que j’aime¬rai jamais est entre les mains de cet ignoble bandit..., murmura Dick d’une voix gémissante.
— A quoi ressemble-t il ? l’interrompit Gabriel. N’aurait-il pas la moitié du visage défiguré par une cicatrice ?
— Si... On dirait le diable en personne !
— Christian Desjoyaux, chuchota Jonathan.
Gabriel se tourna vers son père et lui tendit le feuil¬let qu’il avait trouvé à côté du banc.
— C’est lui aussi qui a enlevé Mary, annonça-t il d’une voix sombre.
— Mon Dieu, cela ne va pas recommencer ! s’écria Damaris en agrippant la manche de son fils, les yeux écarquillés de terreur. Il ne faut pas que tu y ailles, Gabriel ! A aucun prix ! Laisse cette tâche aux marins du roi. Eux seuls ont les moyens de donner la chasse à cet enragé et de le détruire. Toi, tu ne pourrais qu’y perdre la vie...
Avec douceur, Gabriel se dégagea et serra la main de sa mère dans la sienne.
— C’est à moi d’aller le combattre, maman, et tu le sais.
— Ne vois-tu donc pas qu’il s’agit d’un piège ? Et
cette fois, il va te tuer, Gabriel ! Le regard fiévreux, Damaris se tourna vers son mari.
— Empêche-le de faire cette folie, Jonathan ! lui lança-t elle d’un ton implorant. Arrête-le, je t’en sup¬plie ! Ne le laisse pas partir tout seul là-bas...
Par-dessus la tête de Damaris, Gabriel croisa le regard de son père, prêt à subir la condamnation dont il allait sans doute l’accabler. Par sa faute, Desjoyaux avait eu l’opportunité de capturer Mary et sa sœur. Rien ne serait arrivé, si elles étaient restées en sécurité à Newport. Il avait égoïstement fait passer la satis¬faction de ses désirs avant leur sécurité, et voilà ce qui arrivait. Cette fois, il méritait les reproches du vieil homme... Mais pourquoi ne disait-il rien, bon sang ?
Lentement Jonathan leva le bras et lui posa la main sur l’épaule.
— Ta mère a raison, mon garçon, déclara-t il d’une voix bourrue. Te laisser partir seul serait de la folie. Je vais venir avec toi et, ensemble, nous retrouverons Mary.
L’odeur du poisson en train de pourrir au soleil. Une puanteur si tenace qu’elle aurait soulevé le cœur du pêcheur le plus habitué à pareille pestilence.
Ce fut cette odeur infecte qui, finalement, réussit à sortir Mary du profond sommeil dans lequel elle était plongée. Dès qu’elle ouvrit les yeux, son estomac se révulsa, et elle n’eut que le temps d’atteindre le plat-bord. Lorsqu’elle se redressa, les jambes flageolantes et la tête lourde, elle fronça les sourcils et dut faire effort afin de distinguer les choses et les êtres qui l’entouraient. Elle était assise dans le fond humide d’une barque de pêche non pontée. Au-dessus d’elle, une voile triangulaire se gonflait et faseyait sous l’effet d’une petite brise irrégulière. Tout autour, il y avait la mer. Une mer calme, d’un bleu turquoise très profond.
Que diable...
— Tiens, ma petite dame est réveillée !
C’était une voix d’homme, rugueuse, avec un fort accent français.
— Voilà deux jours et deux nuits que vous dormez. On ne pourrait pas rêver d’une femme plus calme et plus tranquille. C’est reposant !
Les yeux encore ensommeillés, Mary se retourna, s’efforçant de concentrer son regard sur l’homme qui l’avait interpellée et venait de partir d’un grand éclat de rire. Il était petit, mais très large d’épaules et doté d’une impressionnante musculature qui luisait de sueur dans la lumière aveuglante du soleil. Avec son panta¬lon crasseux et déchiré, ses boucles d’oreilles, ses tatouages sur les bras et sa longue queue-de-cheval qui battait dans le vent, il ressemblait à tous les marins qui hantaient les ports des Caraïbes, qu’ils fussent pirates ou pêcheurs.
— Qui êtes-vous et où sommes-nous ? questionna-t elle avec un nouveau haut-le-cœur. Elle avait la gorge atrocement sèche.
— J’ai soif...
Obligeamment, l’homme lui tendit une bouteille enveloppée dans une clisse en osier. Mary but avec avidité. L’eau était tiède. A défaut de vraiment la désaltérer, elle réussit à chasser le goût aigre qu’elle avait dans la bouche.

— Mon nom est Milouin, mais tout le monde m’appelle Milou, expliqua son compagnon. Nous avons quitté la Barbade et faisons voile vers la Marti¬nique. Si le vent se maintient, nous ne devrions pas tar¬der à arriver.
— Mais je ne veux pas aller à la Martinique ! s’écria Mary en lui rendant la bouteille. Je veux retour¬ner à la Barbade.
S’accrochant à un cordage, elle réussit à se lever et inspira profondément.
Ses souvenirs s’arrêtaient au moment où deux mains surgies de nulle part l’avaient arrachée à un banc du jardin de Westgate Hall. Deux jours et deux nuits, lui avait dit le dénommé Milou. Gabriel s’était-il rendu compte qu’elle avait été enlevée ? Son ravisseur n’avait pas dû laisser beaucoup de traces de son passage et, aussi bien, Gabriel s’imaginait qu’elle était partie sur un coup de tête, comme le jour où elle s’était rendue à l’auberge de La Dame aux Yeux d’Or. Si tel était le cas, il devait être en train de la chercher dans tous les bouges de Bridgetown, à moins qu’il ait décidé de ne même pas faire l’effort de la retrouver. Ne lui avait-elle pas donné ainsi une excellente excuse pour échap¬per à une union qu’il ne souhaitait pas ?
Elle baissa les yeux sur sa belle robe de mariage toute froissée et déchirée. Frissonnante, elle s’efforça de ne pas penser à tout ce qu’elle avait perdu. Après tout, elle avait survécu durant dix-huit années sans même connaître l’existence de Gabriel Sparhawk ; elle n’avait aucune raison de se désespérer parce qu’il n’était plus là pour la défendre et pour la protéger. Le plus important pour elle, dans l’immédiat, était de trou¬ver un moyen d’échapper à ses ravisseurs et de retour¬ner à la Barbade, ou du moins dans une île sous auto¬rité anglaise.
A l’arrière, presque caché par la voile, elle découvrit un autre homme à la barre. Il était habillé de la même façon que Milou. Sans doute ne comprenait-il pas l’anglais, car il n’était pas intervenu une seule fois dans leur conversation. Mary n’avait donc aucune aide à attendre de lui. Quant à s’échapper à la nage, ce n’était pas envisageable, même s’il lui semblait aperce¬voir une côte dans le lointain. Il fallait qu’elle réussisse à convaincre Milou de la ramener à la Barbade. En lui offrant de l’argent, peut-être ?
Il s’était levé à son tour. Les jambes écartées, il sui¬vait en se balançant le mouvement régulier du bateau.
— Pourquoi voulez-vous retourner à la Barbade ? questionna-t il avec un nouvel éclat de rire. La Marti¬nique est très jolie, et là-bas...
— Non ! l’interrompit Mary d’une voix ferme. Arrêtez de vous moquer de moi ! Je ne sais pas pour¬quoi vous m’avez enlevée, tout comme j’ignore ce que vous espérez gagner dans cette affaire ; toutefois, si vous me ramenez à la plantation du capitaine Spar¬hawk, je vous promets que vous serez bien payé. Et nul ne vous posera aucune question.
— Il n’y a pas que l’argent, ma petite dame, répon¬dit le Français en grimaçant. Je ne tiens pas à mourir, moi. Si je ne vous ramène pas avec moi à la Marti¬nique, mon sort sera aussitôt réglé. Un coup de couteau dans la gorge... et adieu, Milou !
Mary le considéra avec incrédulité.
— Je ne vois pas qui pourrait vouloir vous tuer à cause de moi !
Brusquement, le visage du pirate se ferma tandis que son regard s’emplissait de peur.
— Le capitaine Desjoyaux.
— Desjoyaux ? répéta Mary. Ce nom ne me dit rien. Et vraiment, je ne comprends pas pourquoi il s’intéres¬serait autant à moi.
Ils faisaient voile vers une grande île recouverte d’une forêt verdoyante. Soudain, derrière l’épaule du Français, Mary aperçut un bateau de pêche qui ressem¬blait au leur et naviguait dans leur direction. Et si... Sans plus réfléchir, elle se précipita vers la proue, s’accrocha à un hauban et se mit à hurler en faisant des grands signes.
— Au secours ! A l’aide !
Avec un grognement de bête sauvage, Milou se jeta sur elle. Il la saisit par la taille et la tira avec violence dans le fond de la barque. Il avait le visage rouge de fureur. Avant que Mary n’ait eu le temps de réagir, il lui immobilisa les poignets avec ses genoux et appuya la pointe d’un poignard sur sa gorge.
— Je n’ai pas envie de mourir à cause de toi, ma petite, déclara-t il avec une détermination farouche. Le capitaine Desjoyaux veut te voir, et tu vas venir avec moi. D’accord ?
La lame d’acier était d’une froideur mortelle. Trop terrorisée pour parler ou même pour hocher la tête, Mary ferma les yeux. Il allait la tuer ! Fugitivement, elle pensa à la vie encore si fragile qu’elle portait en elle, l’enfant de Gabriel, et elle sut qu’elle ne voulait pas mourir.
Comme elle ne répondait pas, il lui tordit les poi¬gnets, lui arrachant un cri de douleur.
— Alors, tu es d’accord ?
— Oui... Je... je suis d’accord, bredouilla-t elle.
— Voilà qui est plus raisonnable, approuva Milou.
Se redressant, il remit son poignard dans son four¬reau.
— Si tu es sage, ajouta-t il, personne ne mourra.
Péniblement, Mary se redressa et frotta ses bras endoloris. Qui pouvait bien être ce capitaine français qui tenait assez à elle pour l’avoir fait enlever et avoir menacé de mort ses hommes s’ils échouaient dans leur mission ? Cela n’avait pas de sens !
Elle était pour sa part toujours aussi résolue à s’échapper. Il faudrait simplement qu’elle se montre plus prudente et n’agisse pas de façon inconsidérée. En pensée, elle se représenta la carte des îles Caraïbes. La Martinique n’était pas très loin de la Barbade — à peu près la distance qui séparait Newport de Providence. Tout n’était donc pas perdu. D’autant que si elle n’avait pas d’argent, elle constata avec surprise que Milou ne lui avait pas dérobé son collier de perles. Un collier qui devait valoir assez d’argent pour payer la liberté de Mary et son retour à Bridgetown. Si ce Desjoyaux avait trouvé un Milouin pour l’enlever, elle trouverait bien quelqu’un qui accepterait de la ramener à la Barbade... moyennant une honnête récompense !

Ils étaient tout près de la côte, maintenant, et leur bateau se dirigeait vers une petite crique au bord de laquelle se dressaient deux ou trois pauvres masures, ombragées par des cocotiers. Un village de pêcheurs ? En clignant des yeux, Mary examina attentivement les lieux. Très vite, cependant, elle se rendit compte qu’elle ne pouvait espérer aucune aide de ce côté-là, non plus. Les maisons étaient à demi en ruine, et les filets qui avaient été mis à sécher étaient complètement pourris et rongés par le soleil. Nul enfant, nulle per¬sonne âgée dans les parages. Les seules femmes visibles étaient trois souillons qui se prélassaient sous un arbre en bavardant et en riant — des prostituées, à en juger par leurs manières grossières et effrontées.
Dès que Milou eut sauté dans l’eau pour tirer la barque sur la plage, deux hommes sortirent de l’une des maisons et vinrent à leur rencontre. Aussi hirsutes et débraillés l’un que l’autre, ils portaient à leur cein¬ture des poignards et des pistolets qui, combinés avec leur mine patibulaire, ne laissaient aucun doute sur la nature de leurs activités — des pirates ou des brigands, à tout le moins.
Sans brutalité, Milou saisit Mary par la taille et la déposa sur le sable sec. Visiblement, les deux pirates les attendaient. Ils échangèrent quelques phrases en espagnol avec Milou. Mary, aux regards appréciateurs qu’ils posèrent sur elle, comprit qu’elle était au centre de leur conversation.
Les jupes relevées, le corsage outrageusement ouvert, l’une des souillons s’approcha du petit groupe en sautillant d’un pied sur l’autre. S’arrêtant à trois pas de Mary, elle la considéra de haut en bas, puis cracha par terre avec mépris. Dégoûtée et terrifiée, Mary recula, mais la ribaude avait déjà la main sur son col¬lier.
— Un bien joli bijou...
Avec un ricanement horrible, elle tenta de l’arra¬cher. Milou, toutefois, s’interposa aussitôt et la repoussa avec une telle brutalité qu’elle tomba sur le derrière en poussant des cris aigus.
— Bas les pattes, Sissy ! Cette dame appartient au capitaine. Allons-y, maintenant, ajouta-t il en prenant le bras de Mary et en l’entraînant sans plus de cérémo¬nie dans les profondeurs de la forêt tropicale.
Il faisait très chaud, et le sentier était abrupt et envahi par les mauvaises herbes. Souvent, des branches leur barraient le passage ; elles fouettaient Mary et lui griffaient cruellement les jambes. Le bras levé afin de se protéger le visage, elle était presque obligée de courir pour suivre Milou. Quand ils débou¬chèrent enfin dans une clairière, elle était hors d’haleine.
Ils se trouvaient derrière une vaste maison de bois autour de laquelle étaient disposés divers bâtiments d’exploitation. Une plantation de canne à sucre... Les murs blanchis à la chaux avaient une teinte chaude et presque rosée dans les rayons du soleil couchant.
Visiblement familier des lieux, Milou se dirigea vers une sorte d’arène circulaire, close de murs, située un peu à l’écart des autres bâtiments. A mesure qu’ils en approchaient, Mary distingua des bruits de voix, accompagnés de coups sourds et de claquements métalliques.
Devant la porte, le Français s’arrêta quelques secondes, le temps de recouvrer son souffle. Puis il enleva son chapeau et poussa le battant en tirant Mary derrière lui.
Les claquements métalliques et les coups sourds étaient provoqués par les assauts que se livraient deux hommes armés de poignards et de sabres d’abordage. Bien que le combat ne fût qu’un entraînement — ou une leçon —, Mary demeura bouche bée devant l’agressivité et la dextérité que montrait le plus jeune des deux combattants. En dépit de sa fatigue, elle ne put s’empêcher d’admirer également la perfection aris¬tocratique du profil qu’il lui présentait, ainsi que l’agi¬lité et la grâce naturelle avec laquelle il se fendait pour porter ses coups ou reculait pour parer les attaques.
Dans un dernier assaut, il se jeta en avant ; avec une prodigieuse habileté, il bloqua le poignard de son adversaire et, enveloppant son sabre avec le sien, il le lui arracha de la main, l’envoyant voler au milieu de l’enclos. Le combat était terminé. Un rire triomphal s’échappa des lèvres du vainqueur. Il prit un mouchoir en batiste dans la poche de sa culotte de soie et s’essuya le front tandis que l’autre escrimeur s’incli¬nait courtoisement et allait récupérer son sabre qui était allé se ficher dans le sable, à six pas derrière lui. Milou choisit ce moment pour signaler sa présence.
— Mon capitaine, regardez ce que je vous amène ! La femme de Sparhawk !
L’homme se retourna. Mary faillit pousser un cri d’épouvante en découvrant l’horrible cicatrice qui bar¬rait la moitié de son visage, restée cachée jusque-là. Elle vit dans ses yeux qu’il avait été blessé par sa réac¬tion. Néanmoins, presque aussitôt, il se reprit et un nouveau sourire de triomphe se forma sur ses lèvres.
— Il suffit de vous regarder, mademoiselle, pour que tout devienne clair, déclara-t il d’une façon sibyl¬line. Et cette fois, je ne serai pas vaincu. Je le jure devant Dieu !

 
 

 

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Chpitre 13

Après la lumière aveuglante du dehors, les yeux de Mary avaient du mal à s’habituer à la pénombre de la cave. Traînée sans la moindre considération par un horrible geôlier, elle glissait sur les dalles humides et trébuchait presque à chaque pas. Sans même se retour¬ner, le vieux pirate grincheux l’obligeait à se relever en jurant et en pestant. Au bout d’un interminable couloir, il ouvrit une lourde porte et poussa Mary à l’intérieur d’une pièce de dimensions modestes éclairée par un soupirail minuscule.
— Mary !
C’était Jenny.
Avec un cri, elle descendit de sa couchette afin d’aider sa sœur à se relever.
— Mon Dieu ! gémit-elle. Ils ont donc réussi à te capturer, toi aussi ?
— Jenny...
Pendant un long moment, les deux sœurs restèrent dans les bras l’une de l’autre, sans mot dire, puis elles s’assirent côte à côte sur l’étroite couchette.
— Maman m’a demandé de te ramener, et je suis partie à ta poursuite à bord du Vengeur, murmura Mary en tenant les mains de Jenny serrées dans les siennes.
Et puis, cet odieux pirate français m’a fait enlever. A cause de Gabriel, je crois. Mais pourquoi a-t il fallu qu’il s’en prenne à toi ? Où est Dick ? Si jamais il t’a abandonnée, je...
— Ils l’ont tué, Mary, l’interrompit Jenny, le regard fixé droit devant elle, sur le mur gris. Ils ont tué Dick, ainsi que le capitaine Richardson et tous les pauvres marins qui se trouvaient à bord de la Sainte-Lucie. Je les ai vu faire. C’était horrible ! J’ai été la seule à être épargnée... et je ne comprends pas pourquoi.
— Dick est mort ? s’exclama Mary. Oh ! Jenny, ma pauvre chérie...
Le corps secoué de sanglots, Jenny se jeta dans ses bras. Mary la serra contre elle avec toute l’affection d’une mère.
— Là... Pleure... Laisse-toi aller...
Comment imaginer que Dick, toujours joyeux, tou¬jours gentil avec tout le monde, était mort ? Les quel¬ques minutes qu’elle avait passées avec le capitaine Desjoyaux avaient suffi pour qu’elle sache que cet homme ne reculait devant aucune barbarie. Mais pour¬quoi avait-il tué Dick Watson ? Et surtout, pourquoi retenait-il Jenny prisonnière ?
Celle-ci leva la tête et s’essuya les joues avec la manche de sa robe.
— Tout était si merveilleux, Mary ! s’exclama¬-t-elle, les yeux brillants de larmes. On aurait dit que la Providence avait décidé de venir à notre secours. Dick m’aimait, et je l’aimais comme je n’aurais pas cru que l’on pouvait aimer quelqu’un. D’abord, il y a eu ces pièces d’or que la tante de Dick lui a données, afin que nous puissions partir ensemble. Puis, le capitaine Richardson a accepté de nous prendre à son bord, alors qu’il ne prenait d’ordinaire jamais de passagers. Et enfin, tu as été invitée à dîner par le capitaine Spar¬hawk le soir même où la Sainte-Lucie devait lever l’ancre ! C’était merveilleux. Le destin semblait nous tendre la main...
A mesure que sa sœur parlait, un soupçon, d’abord vague, puis de plus en plus précis, s’était insinué dans l’esprit de Mary. Jenny croyait peut-être en la Pro¬vidence ; pour elle, tant d’heureuses coïncidences n’étaient pas le fruit d’un heureux hasard, mais plutôt l’œuvre d’un homme — un homme qu’elle connaissait bien et qui avait assez d’argent et de relations pour for¬cer le destin à sa convenance.
— Sa tante a donné de l’argent à Dick ? questionna-t elle d’un ton sceptique. Allons, Jenny, tu savais bien que Dick et son frère Timothy étaient seuls au monde et n’avaient aucun parent susceptible de leur donner la moindre pièce d’or ! Aurais-tu oublié que c’était juste¬ment pour cela que maman ne voulait pas entendre parler d’un mariage avec lui ?
— J’ai vu les pièces, Mary ! Des pièces d’or frap¬pées à l’effigie du roi d’Espagne ! Comment Dick les aurait-il trouvées, si quelqu’un ne les lui avait pas don¬nées ?
Elle ferma les yeux et secoua la tête.
— D’ailleurs, qu’importe maintenant, puisqu’il est mort ?
Pour Mary, toutefois, ce détail avait son importance. En son for intérieur, elle maudit Gabriel Sparhawk pour tous les malheurs qu’il avait fait descendre sur sa famille. S’il l’avait réellement aimée, il lui aurait sim¬plement demandé de prendre la mer avec lui. Cela aurait été suffisant, et elle aurait sans doute accédé à sa requête. Au lieu de cela, il avait comploté dans son dos. Il s’était arrangé pour que Jenny s’enfuie avec son amant, songeant sans doute que Mary insisterait pour se lancer à sa poursuite. Elle se souvint du peu de sur¬prise qu’il avait montré en découvrant qu’elle avait fait porter ses bagages à bord du Vengeur. C’était à l’évi¬dence lui qui avait donné cet or à Dick — qui d’autre que lui, à Newport, possédait autant de pièces espa¬gnoles ? — et, vraisemblablement, il avait aussi payé son ami Richardson afin que celui-ci prenne le jeune couple à bord de la Sainte-Lucie. Quel mal il s’était donné pour la mettre dans son lit ! Et comme il avait dû rire quand elle s’était livrée à lui, pieds et poings liés !
A présent, Mary n’avait plus aucune illusion en ce qui concernait Gabriel. Naturellement, il avait pris bien soin de ne jamais lui dire qu’il l’aimait ; jamais non plus il ne lui avait laissé entrevoir un avenir commun. S’il avait eu envie d’elle, c’était parce qu’elle lui rap¬pelait la seule fille qu’il ait jamais aimée. Cette Cathe¬rine, dont avait parlé Damaris... Sans doute Mary pou¬vait-elle s’estimer heureuse qu’il ne l’ait jamais appelée Catherine tandis qu’ils faisaient l’amour !

Elle était désormais presque certaine qu’il ne l’aurait pas épousée, en dépit des pressions qu’exerçaient ses parents. Si Milou ne l’avait pas enlevée, il aurait trouvé le moyen de se dérober au dernier moment. Mary, alors, serait restée seule devant le pasteur et une foule de gens qu’elle ne connaissait pas. Aurait-elle fini par surmonter un tel affront ? Peut-être. Cependant, il y avait cet enfant, qu’ils avaient conçu ensemble, et qui, toute sa vie durant, lui aurait rappelé son déshon¬neur et la façon dont Gabriel s’était joué d’elle et de ses sentiments. Combien d’autres bâtards avait-il aban-donnés ainsi dans son sillage ? Combien de femmes avait-il dupées et rejetées après s’être servi d’elles pour assouvir ses désirs les plus bas et les plus égoïstes ?
Jamais Mary ne s’était sentie trahie et bafouée de la sorte. Elle aussi aurait aimé se laisser aller et pleurer tout à son aise sur une épaule amie. Etrangement, elle n’y parvenait pas. En dépit de tout ce que Gabriel lui avait fait, il lui restait une raison de vivre et de conti¬nuer à se battre : Jenny. Elle avait promis à sa mère qu’elle la ramènerait à Newport, saine et sauve. Et elle tiendrait sa promesse, même s’il fallait pour cela qu’elle soulève des montagnes !
— Ecoute-moi, Jenny, je t’en prie ! ordonna-t elle en obligeant sa sœur à lever vers elle son visage baigné de larmes. Il faut que tu te reprennes. Pour nous échap¬per d’ici, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Ce n’est pas en nous laissant aller au désespoir et en nous lamentant que nous y parviendrons.
— Et ton capitaine Sparhawk ? Ne crois-tu pas qu’il va essayer de venir à notre secours ?
— Non, répondit Mary avec un soupir désabusé. Il ne risquera pas sa vie pour venir à mon secours... Quant à ce Français, je ne sais pas quels sont ses pro¬jets à notre égard mais, quels qu’ils soient, je n’ai pas l’intention de le laisser faire !
Jenny renifla bruyamment.
— Il... il a menacé de me jeter en pâture à ses hommes si je ne lui disais pas tout ce qu’il voulait savoir sur le capitaine Sparhawk ! Oh ! Mary, jamais je n’avais eu aussi peur !
— Calme-toi, ma chérie. Arrête de pleurer. Dick n’aurait pas aimé te voir ainsi !
Avec un nouveau soupir, Mary se pencha en arrière et s’efforça de réfléchir.
— Je ne vois pas d’autre moyen que d’essayer de convaincre ce pirate de nous laisser partir, déclara-t elle au bout d’un moment. Si c’est cela qu’il désire, je lui dirai tout ce qu’il a envie de savoir sur Gabriel.
— Sais-tu ce que ce forban a osé prétendre, Mary ? Que tu... tu étais devenue la... la putain du capitaine Sparhawk !
Cette révélation fit sourire Mary.
— En fin de compte, murmura-t elle avec amer¬tume, ce Desjoyaux connaît peut-être mieux Gabriel que moi...
A cet instant, la porte s’ouvrit, et la vieille servante entra de sa démarche boitillante. Elle leur apportait une miche de pain et un panier de fruits. Si Desjoyaux nourrissait de noirs desseins à leur égard, au moins avait-il la décence de ne pas les laisser mourir de faim. Quand elle passa à côté d’elle, Mary posa la main sur le bras de la pauvre créature, qui recula aussitôt.
— Tu n’as pas à avoir peur de moi, affirma Mary d’une voix douce. Je voudrais seulement que tu ailles dire à ton maître que je désire lui parler. Peux-tu faire cela pour moi, s’il te plaît ?
La servante secoua la tête, les yeux remplis de ter¬reur, puis ramassa avec précipitation le panier qui contenait le déjeuner de Jenny. Elle battit en retraite vers la porte, aussi vite que le lui permettait sa jambe mutilée.
Descendant de la couchette, Mary lui saisit de nou¬veau le bras.
— Je t’en prie, attends, insista-t elle. Je ne te veux pas de mal...
— Elle ne te répondra pas, déclara Jenny en soupi¬rant. J’ai essayé plusieurs fois, mais elle a toujours refusé de me parler.
Mary fronça les sourcils. La malheureuse avait le teint très mat et n’avait pas des traits européens. Sans doute appartenait-elle à l’une de ces tribus indiennes qui, à l’arrivée des Espagnols, s’étaient mêlées à eux et avaient adopté leur langue et leurs coutumes.
— Por favor, señora, reprit-elle, le capitaine Desjoyaux... moi... parler à lui...
Elle avait joint le geste à la parole afin de se faire mieux comprendre. Toutefois, en entendant le nom du Français, la servante se dégagea comme si Mary l’avait frappée. Les yeux pleins d’une terreur indicible, elle ouvrit la bouche pour parler. Mais seuls quelques sons horribles et gutturaux parvinrent à franchir ses lèvres ; et lorsqu’elle se rendit compte de ce qu’elle avait fait, elle laissa tomber son panier et s’enfuit. Dans le cou¬loir le geôlier éclata de rire tandis qu’il fermait bruyamment la porte derrière elle.
Jenny poussa un cri horrifié.
— As-tu vu ?
— Oui, acquiesça Mary, le visage blême.
Les quelques dents que la malheureuse infirme pos¬sédait encore avaient presque toutes été cassées. Et si elle ne pouvait pas parler, c’était parce qu’on lui avait coupé la langue.
Fermant les yeux, Mary chercha à chasser l’horrible vision de son esprit. En vain. Impulsivement, elle serra sa sœur dans ses bras.
— Oh ! Jenny, il faut que nous partions d’ici ! Ces gens sont des barbares, des sauvages !
Le lendemain matin, Milou et un autre pirate vinrent chercher les deux jeunes femmes et les emmenèrent dans la salle à manger de la grande maison blanche. Le capitaine Desjoyaux était attablé devant un copieux petit déjeuner. D’une façon ou d’une autre, la requête de Mary était parvenue jusqu’à lui ; et à la grande sur¬prise des deux sœurs, il avait accepté de les recevoir.

Ainsi que leurs gardes le leur avaient recommandé, elles restèrent à bonne distance et près de la fenêtre ouverte, afin que l’odeur de leurs vêtements et de leurs corps non lavés n’incommodent pas les narines du Français pendant qu’il mangeait. Vêtu avec l’élégance d’un gentilhomme parisien — culotte de soie, chemise en batiste, jabot en dentelle et perruque immaculée —, Desjoyaux ne leva même pas les yeux à leur entrée. Il continua son repas, tout en lisant distraitement une gazette.
Les poings serrés, le visage en feu, Mary le regarda prendre avec nonchalance une mangue dans une coupe en cristal et commencer de la peler avec un couteau dont le manche était en ivoire incrusté d’argent ciselé. Au fond d’elle-même, elle savait qu’elle aurait dû être terrifiée par cet homme. Ce qu’il avait fait à Dick, à tout l’équipage de la Sainte-Lucie et à la malheureuse servante aurait dû l’impressionner et la laisser aussi tremblante et blême que Jenny. Pourtant, au lieu de l’intimider, son arrogance et son impolitesse la ren¬daient furieuse.
— Combien de temps allez-vous nous faire attendre ainsi, ma sœur et moi, capitaine ? questionna-t elle sur un ton agressif. En dépit de leur manque de confort, je préfère encore retourner dans les quartiers où vous nous avez consignées plutôt que de regarder un malo¬tru étaler de la confiture sur une tranche de pain !
Desjoyaux s’essuya soigneusement la bouche avec sa serviette et consentit enfin à lever les yeux vers ses prisonnières.
— Bonjour, mademoiselle, déclara-t il en la consi¬dérant d’un air moqueur. Si j’ai bien compris le sens de votre remarque, vous ne trouvez pas mon hospitalité vraiment à votre goût ?
— Votre hospitalité ? s’exclama Mary. Parlons-en !
A côté d’elle, Jenny poussa un petit gémissement craintif. Pour la rassurer, Mary serra sa main dans la sienne.
— Nous ne sommes pas vos invitées, mais vos pri-sonnières. Et la façon dont vous nous traitez est abso¬lument contraire à toutes les règles de l’honneur et de la guerre ! Même de la guerre de course. Seuls des pirates se conduisent de la sorte !
Avec un geste plein de nonchalance, le Français se servit une tasse de café.
— Il est encore très tôt, mademoiselle. Et bien que je ne maîtrise pas trop mal les finesses de votre langue barbare, je ne suis pas d’humeur ce matin à faire assaut d’esprit avec vous. Je vais donc vous répondre d’une façon franche et directe : vous êtes mes prisonnières et je suis effectivement plus un pirate qu’un corsaire — même si, profitant de la guerre contre votre pays, j’ai réussi à obtenir des lettres de marque qui me per¬mettent d’exercer ma lucrative profession d’une façon tout à fait légale.
— Vous êtes le diable en personne ! s’exclama Mary. Et même si vous n’étiez pas aussi laid et défi¬guré, on ne pourrait que vous haïr !
Cette allusion cruelle à la blessure du Français fit mouche. Une lueur meurtrière s’alluma dans ses yeux.
— Si vous ne m’étiez pas plus utile vivante que morte, mademoiselle, cette remarque vous aurait coûté la vie sur-le-champ !
D’un geste brusque, il repoussa sa chaise et se leva.
Il était plus grand que Mary ne l’avait imaginé. En le voyant s’approcher, elle dut prendre sur elle pour ne pas reculer.
— Savez-vous, mademoiselle West, que vous m’avez bien simplifié les choses avec votre caractère impétueux et irréfléchi ? Je n’ai même pas eu besoin de vous chercher. En allant faire du raffut à l’auberge de La Dame aux Yeux d’Or et en me réclamant comme si j’étais un vulgaire joueur professionnel, indélicat de surcroît, vous avez scellé votre destin aussi sûrement que si vous étiez venue me rendre visite ici directe¬ment, à la Martinique.
— Mais je... L’homme que je recherchais s’appelle
Christian de Saint-Léger ! Le pirate s’inclina avec grâce.
— Christian Desjoyaux, chevalier de Saint-Léger, pour vous servir.
— C’est donc vous qui devez cinq mille guinées à
mon père ! Le Français haussa les épaules avec indifférence.
— Je convoitais son trois-mâts et, à l’époque, il m’étais impossible de m’en emparer par la force dans un port anglais — j’aurais eu toute la marine de votre roi à mes trousses. J’ai donc tenté ma chance aux dés. Et comme je n’étais pas dans un bon jour, j’ai perdu. Naturellement, jamais je n’ai eu l’intention d’honorer une dette aussi absurde ! Vous ne croyez tout de même pas que j’allais donner cinq mille pièces d’or à ce misérable ivrogne qui vous a tenu lieu de père ?
— Mon père n’était ni un misérable ni un ivrogne ! s’indigna Mary. Si vous aviez gagné, il aurait payé sa dette, car lui, au moins, était un homme d’honneur...
Elle promena un regard circulaire autour d’elle. En voyant les meubles en marqueterie, les riches tapis d’Orient qui couvraient le parquet et les tableaux de maîtres accrochés aux murs, elle songea que le pro¬priétaire de telles richesses aurait pu aisément s’acquit¬ter de sa dette alors que son père, s’il avait perdu, aurait dû se ruiner et ruiner sa famille. Mais lui aurait payé. Jusqu’au dernier shilling !
— Vous êtes un voleur, monsieur, et j’exige que vous nous donniez cet argent, à ma mère, à ma sœur et à moi !
Le Français fronça les sourcils.
— Une femme qui parle d’argent ! Mon Dieu, quelle vulgarité ! Décidément, je n’arriverai jamais à comprendre comment Sparhawk a pu tomber amou¬reux d’une créature aussi dépourvue de charme et de manières !
A la seule évocation de Gabriel, le cœur de Mary se mit à battre plus vite.

— Vous vous trompez ! affirma-t elle avec précipi¬tation. Il ne m’aime pas et il ne m’a jamais aimée ! Desjoyaux esquissa un sourire ironique.
— Vraiment ? Dans ce cas, pourquoi vous aurait-il offert cette robe et ce collier de perles ? Jamais il ne s’est montré aussi généreux à l’égard d’une simple maîtresse. Non, il doit éprouver de tendres sentiments pour avoir accepté de vous épouser... Eh oui ! la nou¬velle de votre mariage s’est répandue dans les Caraïbes comme une traînée de poudre. A mon avis, ce doit être votre vague ressemblance avec son premier amour — cette chère Catherine, qu’il a si longtemps pleurée — qui l’a décidé à prendre une décision aussi absurde. Car vous n’avez vraiment rien pour séduire un homme, quel qu’il soit.
S’il espérait blesser Mary par cette remarque cruelle, il y réussit fort bien. Elle se raidit.
— J’ai fait faire moi-même cette robe, mentit-elle. Quant à ce collier, ce n’est même pas de lui que je le tiens. Gabriel — je veux dire le capitaine Sparhawk — ne m’aime pas. Il n’a jamais eu réellement l’intention de m’épouser.
— Il vous aime ! rétorqua Desjoyaux sans se trou¬bler. Il vous aime et va essayer de venir vous libérer.
— Non !
En cet instant, Mary comprit qu’elle aimait toujours autant Gabriel, bien qu’il l’ait trahie et bafouée. S’il tentait de la délivrer, cet ignoble bandit le tuerait. Et elle serait responsable.
— Non, capitaine, vous vous trompez, affirma-t elle. Il est certes vrai qu’il m’a séduite et que j’ai eu la faiblesse de partager son lit. Jamais, cependant, il ne m’a aimée. Du moins, pas dans le sens où vous l’entendez...
A côté d’elle, Jenny poussa un petit cri de surprise qu’elle entendit à peine.
— Jamais il ne tombera dans votre piège, lui qui n’a eu pour moi qu’une inclination passagère. Dans ces conditions, vous feriez mieux de nous renvoyer au Rhode Island, ma sœur et moi. Nous sommes riches, et notre mère acceptera sûrement de payer la rançon que vous exigerez en échange de...
— Sparhawk vous aime, et il viendra, l’interrompit le Français avec une détermination empreinte d’une étrange tristesse.
Mary sentit la panique l’envahir. Pourquoi refusait-il de la croire ?
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? lui demanda-t elle. Ce mariage lui a été imposé par son père. Sans son intervention, je puis vous certifier que Gabriel n’aurait pas songer à me prendre pour épouse ! Il ne m’a jamais rien offert, hormis quelques moments de plaisir. Et pour ma part, je ne lui ai jamais rien demandé.
Malgré tous ses efforts, elle sentait qu’elle ne parve¬nait pas à dissimuler la terrible angoisse qui l’étrei¬gnait ; et à cause de cette angoisse, elle était en train de gaspiller la dernière chance qu’elle possédait encore de convaincre Desjoyaux. Grâce à Dieu, il ignorait qu’elle portait en elle l’enfant de Gabriel ! En songeant à cette vie encore si fragile, elle dut lutter contre son envie de protéger son ventre de sa main, un geste qui aurait immanquablement trahi son ultime secret.
— Ah, mademoiselle ! soupira Desjoyaux. Plus vous vous défendez, et plus vous trahissez vos vrais sentiments. Vous l’aimez et il vous aime. C’est aussi simple que cela. Si c’était nécessaire, vous seriez prête à vous sacrifier pour le sauver. J’ai raison, n’est-ce pas ? Voyez-vous, cela m’aurait déplu si, au moins sur ce point, vous n’aviez pas été à la hauteur de l’homme qui va perdre sa vie dans le vain espoir de vous arra¬cher à moi.
Du bout des doigts, le Français effleura la joue de Mary, qui ne put réprimer un mouvement de recul. La main en l’air, Desjoyaux demeura un instant immo¬bile ; puis, brusquement, il lui tourna le dos et alla se rasseoir à sa table.
— Il viendra, mademoiselle, déclara-t il d’une voix sourde, comme s’il se parlait à lui-même. Et quand je le tiendrai, il mourra, non pas à cause de vous, mais à cause de ce qu’il m’a fait. C’est lui qui m’a défiguré. Depuis lors, plus aucune femme ne m’a accordé le moindre amour, la moindre tendresse. Vous savez, auparavant, j’étais comme lui, insouciant et heureux. Je ne comptais plus mes conquêtes. Aujourd’hui, même les prostituées se détournent de moi, en dépit de tout l’argent que je suis prêt à donner pour acheter un peu d’affection. Dès qu’elles me voient, elles reculent avec horreur, comme vous l’avez fait à l’instant. Et tout cela, c’est à Gabriel Sparhawk que je le dois.
D’un geste sec, il enfonça la lame de son couteau dans une autre mangue et leva les yeux vers Mary, sans plus chercher à dissimuler l’affreuse cicatrice qui lui barrait le visage. Il souriait de nouveau, d’un sou¬rire plein de haine et de rancœur qui fit frissonner Mary.
— Je vais enfin avoir ma revanche, reprit-il. Votre Gabriel va mourir. Et hélas ! il va vous entraîner, vous et votre sœur, dans l’au-delà.
Depuis la dunette du Vengeur, Gabriel scrutait avi¬dement la côte verdoyante de la grande île qui se profi¬lait à l’horizon. Quelque part au milieu de cette forêt, il le savait, Mary était retenue prisonnière. Cela ne faisait que trois jours qu’elle avait été enlevée ; pourtant, il lui semblait qu’une éternité s’était écoulée depuis qu’il l’avait vue pour la dernière fois. Au fond de lui-même, il tâchait de se rassurer en songeant que Desjoyaux ne lui ferait aucun mal — pas pour le moment du moins. Mary n’était qu’un appât. Venant d’un homme comme Desjoyaux, un tel piège était indigne. Toutefois, il avait fonctionné à merveille. Gabriel était prêt à aller jusqu’à l’autre bout de la terre pour retrouver Mary.

— Il est inutile de nous attarder dans les parages, grommela Jonathan alors que son fils lui tendait sa longue-vue. Ce maudit bâtard nous attend, et ses vigies nous ont sans doute déjà repérés.
— De combien d’hommes dispose-t il sur sa planta¬tion ?
— Une centaine, peut-être plus. Personne n’a jamais eu le loisir de s’en approcher assez pour les compter. D’après ce que je sais, des canons sont dispo¬sés en batterie tout autour de la baie où est ancré son trois-mâts, et il fait tirer sur tous les bateaux qui montrent un peu trop de curiosité. Comme il prétendait
jusque-là ne s’en prendre qu’aux navires espagnols, la marine a préféré le laisser tranquille. Toutefois, tu sais comme moi qu’il ne s’est jamais préoccupé du pavillon des bateaux qu’il attaquait. C’est un pirate, et il ne res¬pecte rien. Cette guerre avec la France n’a servi qu’à lui offrir de nouvelles opportunités.
Gabriel haussa les épaules.
— De toute façon, la marine anglaise ne s’est jamais beaucoup préoccupée de défendre les intérêts des colons américains, souligna-t il. Comme toujours, il va falloir que nous agissions seuls.
— Je sais, acquiesça Jonathan. Le mieux est que nous restions au large en lui laissant croire que nous envisageons de l’attaquer de front. Ainsi, il concen¬trera toutes ses forces autour de la baie et dégarnira l’intérieur. A la nuit tombée, nous vous débarquerons, le jeune Watson et toi, sur une plage, au nord de son repaire. Vous irez chercher les filles et, dès que vous les aurez libérées, vous reviendrez. Rien de plus, mon garçon, sinon ta mère m’arrachera les yeux !
Les sourcils froncés, il frappa sur le pont avec le bout de sa canne.
— Tu n’aurais pas dû le laisser s’échapper quand tu
l’as eu au bout de ton épée ! Gabriel grimaça.
— Je le croyais mort, père. Je n’aurais pas imaginé qu’un homme pouvait survivre au coup que je lui ai porté — mais je suppose qu’il a pensé la même chose pour moi, de son côté.
— Ta pauvre mère ne se souvient que trop de l’état dans lequel tu es revenu, soupira Jonathan. Si tu es encore là, c’est à la robustesse de ta constitution et à l’habileté du Dr Macauly que tu le dois. A l’époque, je n’aurais pas parié grand-chose sur tes chances de sur¬vie. Mais, méfie-toi, même un chat n’a que neuf vies. Et toi, tu en as déjà usé plusieurs !
Brièvement, son visage s’adoucit, et il posa la main sur l’épaule de Gabriel.
— Moi aussi, en mon temps, j’ai eu à me battre bien des fois pour tirer ta mère des mauvais pas dans lesquels elle s’était fourrée. Sur ce point, Mary lui res¬semble beaucoup. La prudence n’est pas leur plus grande qualité... Néanmoins, elles valent l’une et l’autre, quand même, beaucoup plus que toi et moi. Tu n’es pas de cet avis ?
Peu désireux de laisser voir son émotion, Gabriel reprit la longue-vue et scruta de nouveau la côte. Jamais auparavant son père ne lui avait parlé de cette façon, en ami et en camarade. Avait-il deviné la force des sentiments qu’il éprouvait pour Mary ? Peut-être. Il craignait toutefois encore trop ses réactions pour lui ouvrir complètement son cœur.
— Es-tu certaine de pouvoir faire cela, Jenny ? insista Mary à voix basse.
Depuis deux heures déjà, la nuit était tombée, et seul un timide rayon de lune éclairait l’étroite cellule où les deux jeunes filles étaient enfermées.
— Tu ne vas pas pleurer ni gémir, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas d’autre solution. Et si nous voulons agir, c’est ce soir ou jamais.
— Je sais que c’est notre seule chance, acquiesça Jenny en tâchant de faire bonne figure. Pas plus que toi je n’ai envie de rester ici et d’attendre que ces forbans viennent nous couper la gorge après avoir abusé de nous. J’ai bien compris ton plan. Tu peux compter sur moi : je te jure que notre geôlier croira vraiment que je
suis en pleine crise de folie. D’ailleurs, rien qu’en pen¬sant au sort qu’ils nous ont réservé, j’ai vraiment envie de pousser des cris et de me rouler par terre...
— Ton corsage est-il assez défait ?
— Oui, ne t’inquiète pas.
— Surtout, arrange-toi pour remonter ta robe au-dessus des genoux et donne des coups de pied dans tous les sens. Si tu ne veux pas qu’il fasse attention à moi, il faut qu’il en ait pour son argent... A cette heure, je pense qu’il devrait être seul.
Bravement, Jenny hocha la tête, et Mary la serra une dernière fois dans ses bras.
— Tu verras, Jenny. Tout ira bien. Tu es prête ?
— Oui.
Mary prit une profonde inspiration, puis elle ferma les yeux, le temps de murmurer une brève prière. Elle préférait mourir maintenant en se battant, plutôt que d’être égorgée comme une bête par ces pirates assoif¬fés de sang ! Avec détermination, elle saisit par un pied le lourd tabouret qui était le seul meuble de leur prison, à part la paillasse, et se posta à côté de la porte.
— Monsieur, monsieur ! appela-t elle. Il faut que vous veniez tout de suite ! C’est ma sœur ! Elle a une crise ! Au secours ! Elle se roule par terre et déchire ses vêtements ! Oh ! je vous en prie, venez à mon aide, avant qu’elle ne se blesse !
Le geôlier ne parlait pas un mot d’anglais, mais Mary comptait sur ses cris affolés pour l’attirer. Et, de fait, elle entendit bientôt ses pas dans le couloir. Il cou¬rait, comme si un incendie venait de se déclarer dans la maison.
La porte s’ouvrit brutalement et l’homme entra, une lanterne à la main. En découvrant Jenny qui se roulait par terre en hurlant, il fit un pas en avant et se pencha vers elle. C’était le moment qu’attendait Mary. Elle leva le tabouret et l’abattit de toutes ses forces sur la tête de leur geôlier.

Se redressant aussitôt, Jenny ramassa la lanterne qu’il avait laissé échapper.
— Seigneur Dieu, Mary, tu l’as tué ! chuchota-t elle.
— Non, je ne crois pas. Mais il a son compte et ne reviendra pas à lui avant un bon moment. Eteins cette lanterne et viens. Moins longtemps nous resterons ici, et mieux cela vaudra !
La lanterne à la main, Jenny hésita.
— Nous ne pourrions pas l’emporter avec nous ? La nuit est tellement noire...
— Tu veux que les gardes nous repèrent ? Allons, Jenny, réfléchis un peu, que diable ! D’ailleurs, la lune est aux trois quarts pleine. Aussitôt que nous serons dehors, nous y verrons bien assez.
D’un geste rapide, elle moucha elle-même la bougie. Puis, agrippant la main de sa sœur, elle l’entraîna avec autorité dans le couloir.
Comme elle l’avait prévu, la route était libre.
Bien qu’il fût minuit passé, il y avait encore de la lumière dans plusieurs pièces du rez-de-chaussée de la grande maison ; des rires et des éclats de voix s’échap¬paient des fenêtres ouvertes. Heureusement, aucun pirate n’était en faction dans les jardins. Desjoyaux n’avait sans doute pas imaginé que ses prisonnières tenteraient de s’évader !
S’enfuir, mais dans quelle direction ?
Se tournant vers la baie, en face de la maison, Mary sut tout de suite qu’elles n’auraient aucune chance de ce côté. Un grand trois-mâts était ancré à quelques encablures de la côte, à l’évidence gardé par des hommes fidèles jusqu’à la mort à Desjoyaux. Des Français qui ne se laisseraient pas acheter par un col¬lier de perles ou par la promesse d’une récompense.
Elle se souvint alors de la petite crique. Quand elle était arrivée avec Milou, deux pirates étaient venus à leur rencontre. Des Espagnols. Des aventuriers de sac et de corde dont la loyauté envers un capitaine français ne devait pas être aussi inébranlable. Ils seraient sans doute plus facile à soudoyer. Et de toute façon, c’était leur seule chance ; car si elles s’enfonçaient vers l’inté¬rieur des terres, les pirates auraient tôt fait de les rattra¬per — sans parler de la menace que constituait la faune peuplant la forêt tropicale.
Déterminée, elle reprit la main de Jenny et l’entraîna vers l’arrière de la maison. L’herbe était humide et glissait sous leurs pieds. Où diable ce maudit sentier pouvait-il bien être ? Après quelques tâtonnements, Mary le découvrit enfin. Suivie de Jenny, elle s’enga¬gea dans l’étroit passage qui serpentait à travers les cocotiers.
— Fais attention aux racines ! chuchota Mary en regardant soigneusement où elle mettait les pieds. Il y en a partout. En venant ici, j’ai dû trébucher une cen¬taine de fois — et on était en plein jour, alors !
Mais, à mesure qu’elles avançaient, Mary se rendit compte que les racines n’étaient pas les seules embûches qu’elles avaient à surmonter. Si la lune les avait suffisamment éclairées en terrain découvert, il faisait aussi noir que dans un four sous les épaisses frondaisons, et elles avaient besoin de toute leur atten¬tion pour rester sur le sentier. Par deux fois, elles s’égarèrent et durent péniblement rebrousser chemin à travers un inextricable fouillis de végétation. Leur pro¬gression était si lente que Mary en aurait pleuré de frustration. D’autant que leur geôlier avait maintenant sûrement recouvré ses esprits et donné l’alerte. Au lieu de partir avec autant de précipitation, elle aurait dû l’achever à coups de tabouret ou avec le couteau qu’il avait à sa ceinture... Mais en aurait-elle eu le courage ? Non. A l’idée de tuer un être humain, fût-ce le pire des forbans, elle frissonna violemment.
Et ces maudits insectes ! Ils bourdonnaient sans cesse autour de sa tête. Déjà, elle sentait le feu d’une multitude de piqûres, sur ses bras et son visage. Bien que c’eût été une folie, elle regrettait de ne pas avoir emporté la lanterne. Autour d’elle, les buissons réson¬naient de cris, de sifflements et de craquements qu’elle était incapable d’identifier. Elle préférait ne pas imagi¬ner les animaux qui étaient tapis dans l’ombre des feuillages. Etaient-ce des gros lézards, des serpents ? Seigneur Dieu, elle avait toujours eu horreur des ser¬pents !
Soudain, une forme allongée glissa le long de sa cheville. Elle poussa un cri et recula contre Jenny, qui cria également. Toute honteuse de sa propre réaction, Mary saisit le bras de sa sœur et tenta de la rassurer.
— Chut ! Ce n’est rien. Juste un écureuil, ou une autre bête inoffensive, qui est passée entre mes jambes.
— J’ai peur ! murmura Jenny en frissonnant. Nous n’aurions pas dû nous enfuir...
— Aurais-tu oublié le sort que nous avait promis le capitaine Desjoyaux ? répliqua Mary. Si jamais il nous rattrape, il...
— Il vous arrachera la peau et vous fera rôtir vivantes ! l’interrompit une voix gutturale.
Mary se retourna brusquement et faillit défaillir en découvrant la taille de l’homme à qui appartenait la voix. Dans la main droite, il tenait une machette et dans la gauche un pistolet, qu’il braquait sur elles.
— Buenas noches, señoritas. Si nous avions le temps, je vous décrirais volontiers les supplices favoris du capitaine Desjoyaux. Mais pour le moment, mucha¬chas, considérez-vous comme mes prisonnières.

 
 

 

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