Chapitre IX Face à face « S’ils se jettent sur moi, pensa-t-elle, si l’intention de d’Estreicher est de m’enlever, séance tenante, rien à faire. Avant que je puisse être secourue, ils m’emporteront dans leur souterrain, et de là, je ne sais où !… » Et pourquoi en eût-il été autrement ? Maître de la médaille, et maître de Dorothée, le bandit n’avait qu’à s’enfuir. Elle comprit tout à coup les défauts de son plan. Aussi bien, tant pour obliger d’Estreicher à risquer une sortie, que pour s’emparer de lui pendant cette sortie, elle avait imaginé des ruses beaucoup trop subtiles, que la réalité ou que la malice du hasard pouvaient déjouer. Une bataille qui dépend du nombre plus ou moins grand de secondes perdues ou gagnées est bien compromise. Rapidement, elle rentra dans la maison, et, sous un amas d’objets qui encombraient une petite pièce de débarras, elle poussa le disque. Les recherches nécessaires retarderaient d’autant la fuite de l’ennemi. Mais quand elle voulut s’en aller, d’Estreicher était sur le seuil de la porte, ironique et grimaçant sous ses lunettes et sous sa barbe épaisse. Dorothée ne portait jamais de revolver. Elle ne voulait se confier dans la vie qu’à son seul courage et à sa seule intelligence. Elle le regretta, à cette minute effroyable où elle se trou– 138 – vait face à face avec l’homme qui avait tué son père. Son premier mouvement eût été de lui brûler la cervelle. Devinant sa pensée haineuse, vivement il lui saisit le bras et le tordit, comme il avait fait à la vieille Azire. Puis, se penchant sur elle, la voix saccadée : « Dépêche-toi… Où l’as-tu mise ? » Elle ne songea même pas à résister, tant la douleur était forte, et elle le conduisit vers la petite pièce, en désignant du doigt l’amas des objets. Il trouva aussitôt le disque, le soupesa, l’examina d’un air satisfait et dit : « Tout va bien. C’est la victoire ! Vingt années d’efforts qui aboutissent. Et, par-dessus le marché, toi, Dorothée, toi, la plus magnifique et la plus désirable des récompenses. » Il tâta sa robe pour s’assurer qu’elle n’était pas armée, puis la saisit à bras-le-corps, et, avec une énergie dont il ne semblait pas capable, la chargea sur son épaule, par-derrière lui, la tête pendant en avant. « Tu m’inquiètes, Dorothée, ricana-t-il. Comment ! pas la moindre résistance ? Quelle sagesse, ma fille ! Il doit y avoir quelque embûche là-dessous. Aussi, je détale… » Dehors, elle avisa les deux hommes qui gardaient le grand portail. L’un d’eux était le complice qu’elle connaissait pour l’avoir vu chez Juliette Azire. L’autre, la figure plaquée contre le grillage d’un petit guichet, surveillait la route. D’Estreicher leur cria : – 139 – « Ouvrez l’oeil, les amis. Faut pas se laisser prendre dans la bergerie. Et quand je sifflerai, rabattez-vous vivement vers les Buttes. » Lui-même, à grand pas, s’y dirigea, sans faiblir sous le fardeau. La jeune fille respirait l’odeur de ses vêtements que l’humidité des grottes avait imprégnés. Il la tenait par le cou, d’une main dure qui la meurtrissait. Ils atteignaient le pont de bois, et ils allaient s’y engager. À cent mètres de là, peut-être, devait s’ouvrir, parmi les fourrés et les roches, l’une des issues souterraines. Déjà l’homme portait son sifflet à la bouche. D’un mouvement preste, Dorothée agrippa le disque de métal qu’il avait mis dans sa poche et qui dépassait, et elle le lança vers l’étang. Le disque roula sur le sol, dégringola le long de la berge, et s’enfonça dans l’eau. « Cré coquine, gronda l’homme en la jetant à terre avec violence. Si tu bouges, je te casse la tête. » Il descendit la pente et pataugea dans la boue gluante de la rive, tout en surveillant Dorothée et en l’invectivant. La jeune fille ne songeait pas à fuir. Tour à tour, elle observait la crête de la muraille aux endroits où devaient surgir les policiers ou les domestiques. L’heure était certainement dépassée depuis cinq minutes et personne n’apparaissait. Elle gardait confiance néanmoins, dans l’espoir que d’Estreicher, qui avait perdu tout sang-froid, se laisserait aller à quelque faute dont elle saurait tirer parti. « Oui, oui, grinçait-il, tu veux gagner du temps, ma petite. Et après ? Crois-tu que je te lâcherai ? Jamais de la vie ! Je vous – 140 – tiens tous les deux, la pièce d’or et toi, et ce n’est pas ton campagnard de Raoul qui me fera lâcher prise. D’ailleurs tant pis pour lui, s’il arrivait. Mes hommes ont la consigne : un bon coup de matraque sur la tête… » Il chercha encore, puis poussa une exclamation de triomphe et se releva, le disque à la main. « Voilà, chérie. Décidément la veine est pour moi et tu as manqué ton coup. En route, cousine Dorothée. » La jeune fille glissa un regard du côté des murailles. Personne. Instinctivement, à l’approche de l’homme exécré, elle ébaucha un geste de recul qui le fit rire, tellement toute résistance semblait absurde. Violemment, il rabattit les deux bras raidis, et, de nouveau, la chargea sur son épaule, d’un mouvement où il y avait autant de haine que de convoitise. « Dis adieu à ton amoureux, Dorothée, car il t’aime, ce brave Raoul. Dis-lui adieu. Si jamais tu le revois, il se sera passé quelque chose de plus agréable pour moi que pour lui. » Il franchit le pont et s’engagea dans les Buttes. C’était fini. Encore une trentaine de secondes, et, en cas même d’attaque, d’Estreicher, n’étant plus visible des points du mur où les hommes armés de fusils devaient surgir, aurait le temps d’atteindre l’orifice des souterrains. Dorothée avait perdu la bataille. Raoul et les policiers arriveraient trop tard. « Tu ne peux pas savoir, chuchota d’Estreicher, comme c’est bon de te sentir là, toute frissonnante, et de t’emporter avec moi, contre moi, sans que tu puisses éviter l’inévitable. Mais qu’est-ce que tu as ? tu pleures ? Faut pas, ma petite. – 141 – Après tout, quoi ? Tu te serais bien laissé dorloter, un jour ou l’autre, sur la poitrine du beau Raoul… Alors, il n’y a pas de raison pour que je te dégoûte plus que lui, hein ? Mais !, ah ! ça mais ! s’écria-t-il, avec irritation, t’as pas fini de sangloter. » Il la retourna sur son épaule, et lui saisit la tête. Il fut confondu. Dorothée riait. « Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi ris-tu ? Est-il possible que tu aies le coeur de rire ? Qu’est-ce qu’il y a donc ? » Ce rire l’effrayait comme une menace de danger. La gueuse, pourquoi riait-elle ? Une rage subite le souleva et, l’ayant assise contre un arbre, bêtement, de son poing fermé où pointait une bague, il la frappa sur le front, parmi les cheveux, avec tant de force que le sang gicla. Elle riait encore, tout en balbutiant sous son bâillon : « Quelle brute vous faites ! – Si tu ris, je te mords la bouche, coquine », grinça-t-il, courbé sur les lèvres rouges qu’il avait libérées du bâillon. Il n’osait pas encore accomplir un tel geste, respectueux malgré lui et presque intimidé par elle. Cependant elle eut peur et reprit son sérieux. « Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a ? répéta-t-il. Tu devrais pleurer, et tu ris, Pourquoi ? – Je ris, dit-elle, à cause des assiettes. – 142 – – Quelles assiettes ? – Celle qui forment l’écrin de la médaille. – Celles-là ? – Oui. – Eh bien ? – Eh bien, toutes deux ce sont des assiettes du cirque Dorothée, avec lesquelles je jonglais… » Il parut interloqué. « Qu’est-ce que tu chantes ? – Oui, n’est-ce pas, expliqua-t-elle, Saint-Quentin et moi, nous les avons soudées ensemble. J’ai gravé au couteau la devise magique, et, cette nuit, nous les avons jetées à l’eau. – Mais tu es folle… je ne comprends pas. Dans quel but astu fait cela ? – Comme la vieille Azire, torturée par vous, avait bredouillé des aveux où il était question de la rivière, je ne doutais pas que vous ne tombiez dans le piège. – Quel piège ? – Je voulais vous faire sortir d’ici. – Tu savais donc que j’étais ici ? – Parbleu ! et je savais que vous assistiez au repêchage. Alors j’étais sûre de ce qui se passerait. Croyant que cet écrin, – 143 – retrouvé au fond de l’eau, sous vos yeux mêmes, contenait la médaille, et voyant, d’autre part que Raoul s’en allait et que j’étais seule au Manoir, vous ne pouviez pas ne pas venir. Vous êtes venu. » Il bredouilla : « La pièce d’or… elle n’est donc pas dans cet écrin ? – Mais non, il est vide. – Et Raoul ?… Raoul, tu l’attends ? – Oui. – Seul ? – Avec des policiers. Ils ont rendez-vous. » Il serra les poings et grinça. « Misérable, tu m’as dénoncé ? – Je vous ai dénoncé. » Pas une seconde d’Estreicher ne pensa qu’elle pouvait mentir. Il tenait le disque de métal entre ses mains, et il lui eût été facile, avec la pointe de son couteau, d’en percer la soudure. À quoi bon ? Le disque de métal était vide. Il le savait. Il comprenait soudain toute la comédie qu’elle avait jouée sur l’étang, et il s’expliquait la sorte de malaise et d’inquiétude qu’il avait éprouvée en assistant à des péripéties dont l’enchaînement lui semblait étrange. Pourtant il était venu. Il s’était jeté, aveuglément, la tête basse, dans le piège qu’elle avait préparé devant lui avec tant – 144 – d’audace. De quel pouvoir miraculeux disposait-elle donc ? Et comment passerait-il à travers les mailles du filet qui l’enveloppait de plus en plus ? « Allons-nous-en », dit-il, impatient de se soustraire au danger. Mais il subissait comme une lassitude de toute sa volonté et, au lieu de reprendre sa victime, il la questionna : « Le disque est vide, soit. Mais tu sais où est la médaille ? – Parbleu ! » fit Dorothée, qui ne pensait qu’à gagner du temps, et dont le regard furtif interrogeait le faîte du mur. Les yeux de l’homme brillèrent. « Ah ! tu sais… Quelle imprudence de m’avouer cela ! Du moment que tu sais, tu vas parler, ma petite. Sinon… » Il tira son revolver. Elle plaisanta : « Comme avec Juliette Azire, n’est-ce pas ? Vous comptez jusqu’à vingt. Pas la peine, ça ne prend pas. – Je te jure, crebleu… – Des mots ! » Non, décidément, la bataille n’était pas perdue. Dorothée, quoique épuisée, la figure en sang, se cramponnait à tous les incidents possibles avec une énergie farouche. Elle sentait bien que d’Estreicher, dans sa fureur, était capable de la tuer. Mais elle sentait aussi très nettement son désarroi et toute sa domi– 145 – nation sur lui. Il n’avait pas le courage de partir et d’abandonner cette médaille fatidique pour laquelle il avait lutté si désespérément. Que son hésitation durât quelques minutes encore, et Raoul ne pouvait manquer d’apparaître ! À ce moment, il se produisit un incident qui parut intéresser la jeune fille au plus haut point, car elle se pencha pour mieux suivre la scène. Le vieux baron sortit du manoir, portant une valise et vêtu, non pas, comme à l’ordinaire, d’une blouse, mais d’un veston de drap, et coiffé d’un chapeau de feutre. Cela prouvait de sa part un choix, c’est-à-dire un effort de pensée. Il y en eut un autre. Goliath n’était pas avec lui. Il l’attendit, frappa du pied, et quand le chien apparut, il le saisit au collier, s’orienta, et se dirigea vers le portail. Les complices lui barrant la route, il marmotta quelques grognements et voulut passer. On le repoussa, il se mit en colère et, à la fin, s’éloigna parmi les arbres, sans lâcher Goliath, mais en abandonnant la valise. Son manège était facile à comprendre, et Dorothée, comme d’Estreicher, se rendait bien compte que le bonhomme avait voulu s’en aller à la conquête du trésor. Malgré sa folie, il n’avait pas oublié l’aventure. La date solennelle s’imposait à lui, et, au jour qu’il s’était fixé, il bouclait sa valise et se mettait en route comme une mécanique qu’on a remontée et qui se déclenche à l’heure dite. D’Estreicher appela ses complices et leur cria : « Fouillez ses affaires. » Et comme on ne trouvait rien, aucune médaille, aucune indication, il se promena un instant devant Dorothée, indécis sur la conduite à tenir, et enfin s’approcha d’elle. – 146 – « Réponds-moi. Raoul t’aime. Toi pas. Sans quoi j’aurais mis le holà à votre petit flirt, depuis quinze jours. Mais tout de même, tu as des scrupules à son égard en ce qui concerne la médaille et le trésor, et vous avez partie liée. Bêtises, ma petite, et je vais te mettre à l’aise, car il y a une chose que tu ignores et qu’il faut que je te révèle. Après quoi tu parleras, j’en suis sûr. Donc, réponds. Cette médaille, cela doit t’étonner que je la cherche, puisque, d’après ce que tu sais, je l’aurais dérobée à ton père. Que supposes-tu ? – Je suppose qu’elle vous a été reprise. – En effet. Mais sais-tu par qui ? – Non. – Par le père de Raoul, par Georges Davernoie. » Elle tressaillit et riposta : « Vous mentez. – Je ne mens pas, affirma-t-il fortement. Tu te rappelles la dernière lettre de ton père, que notre cousin Chagny nous a lue à Roborey ? Le prince d’Argonne racontait sa nuit d’hôpital, la nuit où il entendit deux hommes qui parlaient sous sa fenêtre, où il vit une main qui se glissait vers la table et qui subtilisait la médaille. Or, l’homme qui attendait en bas et qui avait accompagné l’autre dans son expédition, c’était Georges Davernoie. Et ce coquin-là, Dorothée, la nuit même qui suivit, dépouillait son camarade. » Dorothée fut secouée d’indignation et de révolte. « Mensonge ! Le père de Raoul ! Lui, faire ce métier ? Lui, un voleur ? – 147 – – Mieux que cela, Dorothée. Car l’expédition n’avait pas pour but seulement un vol… et si celui des deux hommes qui a versé le poison et dont le prince d’Argonne a vu le bras tatoué, ne renie pas ses actes, il n’oublie pas que c’est l’autre qui a fourni le poison. – Vous mentez ! vous mentez ! c’est vous le seul coupable ! C’est par vous seul que mon père a été tué ! – Tu ne me crois pas ? Tiens, voici une lettre de lui au vieux baron, c’est-à-dire à son père. Lis cette lettre que j’ai trouvée dans les papiers du baron : « J’ai enfin mis la main sur la pièce d’or indispensable. À ma prochaine permission, je l’apporterai. » « Et regarde la date ! Huit jours après la mort du prince d’Argonne ! Es-tu convaincue, hein ? Et ne penses-tu pas que nous pouvons nous entendre en dehors de cette poule mouillée de Raoul ? » La révélation éprouvait durement la jeune fille. Cependant elle se redressa et, faisant bonne contenance, elle questionna d’Estreicher : « Que voulez-vous dire ? – Ceci. La pièce d’or apportée au baron, confiée un moment par lui à son ancienne bonne amie, puis cachée je ne sais où, t’appartient. Raoul n’a aucun droit sur elle. Je te l’achète. – Quel prix ? – Ce que tu voudras… la moitié des bénéfices, si tu l’exiges. » – 148 – Dorothée vit aussitôt le parti qu’elle pouvait tirer de la situation. Là encore s’offrait le moyen de gagner quelques minutes, les minutes décisives, peut-être, moyen pénible et coûteux puisqu’elle risquait de livrer le talisman. Mais pouvait-elle hésiter ? D’Estreicher perdait patience. Il s’effarait à l’idée de l’attaque imminente qui le menaçait. Qu’un accès de peur instinctive le soulevât, et c’était la fuite irrémédiable. « Une association entre nous, jamais ! Un partage… quelque chose qui fasse de moi votre alliée, non, mille fois non, je vous exècre. Mais un accord pour quelques instants, peut-être. – Tes conditions ? dit-il. Et dépêche-toi. Profite de ce que je te laisse poser tes conditions. – Ce sera bref. Votre but est double. La médaille et moi. Il faut choisir. Que voulez-vous par-dessus tout ? – La médaille. – En ce cas, que je sois libre, et je vous la donne. – Jure-moi sur l’honneur que tu sais où elle est ? – Je le jure. – Depuis combien de temps ? – Depuis cinq minutes. Tout à l’heure, je l’ignorais. Je sais maintenant. Un petit fait s’est produit qui m’a renseignée. » Il la crut. Il ne put pas ne pas la croire. Tout ce qu’elle disait ainsi, quand elle vous regardait au fond des yeux, était l’exacte vérité. – 149 – « Parle. – À votre tour, d’abord, jurez-moi qu’aussitôt ma promesse exécutée, je serai libre. » Le regard du bandit clignota. L’idée de tenir un serment lui semblait tout à fait comique, et Dorothée n’ignorait pas non plus que ce serment n’aurait aucune espèce de valeur. « Je le jure », dit-il. Et il répéta : « Parle. Je ne me rends pas bien compte de ce que tu mijotes, mais tout cela ne m’a pas l’air catholique. Aussi je me défie. Souviens-t’en, ma belle. » Entre eux la lutte était à son point le plus aigu, et ce qui donnait à cette lutte son caractère particulier, c’est que chacun d’eux lisait ouvertement dans le jeu de son adversaire. Dorothée ne doutait pas que Raoul, après un retard imprévu, ne fût en route vers le Manoir, et d’Estreicher, qui n’en doutait pas non plus, savait que Dorothée appuyait toute sa conduite sur cette intervention immédiate. Mais il y avait une toute petite chose qui rendait égales leurs chances de victoire. D’Estreicher se croyait en pleine sécurité parce que ses deux complices, collés aux guichets du portail, surveillaient la route et l’arrivée de l’auto. Or, la jeune fille avait eu l’admirable précaution de prescrire à Raoul l’abandon de l’auto et le choix des routes dissimulées. Tout l’espoir de Dorothée venait de ce détail. Elle donna donc tranquillement son explication, en obéissant d’ailleurs toujours au souci de faire traîner l’entretien. – 150 – « Je n’ai jamais cessé de croire, dit-elle, et je suis sûre que vous pensiez comme moi, que le baron ne quittait pour ainsi dire pas la médaille. – J’ai fouillé partout, objecta d’Estreicher. – Moi aussi. Mais je ne prétends pas qu’il gardait la médaille sur lui. Je prétends qu’il la gardait, et qu’il la garde encore à la portée de sa main. – Comment ? – Oui, il a toujours fait en sorte de n’avoir, pour la saisir, qu’à tendre le bras. – Impossible. Nous l’aurions vue. – Non, puisque, tout à l’heure encore, vous n’avez rien vu. – Tout à l’heure ? – Oui, quand il s’en allait, forcé par l’ordre de son instinct, quand il s’en allait, au jour même qu’il s’était fixé avant de tomber malade. – Il partait, mais sans la médaille. – Avec la médaille. – On a fouillé la valise. – Il ne partait pas seulement avec la valise. – Avec quoi, alors, sacré nom ! Tu étais à plus de cent mètres de lui. Tu n’as rien vu ? – 151 – – J’ai vu qu’il tenait autre chose que sa valise. – Quoi ? – Goliath. » D’Estreicher se tut, frappé par ce simple mot et par tout ce qu’il signifiait. « Goliath, continua Dorothée, Goliath qui ne le quittait jamais, Goliath toujours à portée de sa main, et qu’il tenait en s’en allant, qu’il tient en ce moment. Regardez-le. Ses cinq doigts se crispent sur le collier de la bête. Vous entendez, au collier ! » Cette fois encore, d’Estreicher ne douta point. L’affirmation de la jeune fille lui sembla immédiatement correspondre à toutes les données que présentait la réalité. Cette fois encore, Dorothée apportait la lumière. En dehors de cette lumière, rien que ténèbres et contradictions. D’Estreicher reprit tout son sang-froid. Sa volonté d’agir fut immédiate et, en même temps, il voyait clairement toutes les précautions à prendre pour détruire les risques de la tentative. Il tira de sa poche une fine cordelette avec laquelle il ficela Dorothée et un foulard qu’il lui noua sur la bouche. « Si tu t’es trompée, tant pis pour toi, ma chérie. Tu paieras ton erreur. » Et il ajouta, d’une voix sarcastique : « Si tu ne t’es pas trompée, d’ailleurs, tant pis pour toi également. Je suis de ceux qui ne lâchent pas leur proie. » – 152 – Il héla ses complices : « Attention, vous autres ! Personne sur la route ? – Personne. – Ouvrez l’oeil ! Dans trois minutes, nous partons. À mon coup de sifflet, rendez-vous à l’entrée du souterrain. J’emporterai la petite. » La menace, si terrible qu’elle fût, n’émut pas la jeune fille. Pour elle tout le drame se déroulait là-bas, sous ses yeux, entre d’Estreicher et le baron. D’Estreicher descendit les Buttes en courant, traversa la rivière et s’élança vers le vieillard qui était assis sur un des bancs de la terrasse, la tête de Goliath posée contre ses genoux. Dorothée sentit que son coeur battait éperdument. Non pas qu’elle redoutât la découverte de la médaille. La pièce d’or se trouvait dans le collier, elle en était sûre. Mais encore fallait-il que cet effort suprême pour arracher un dernier délai ne fût pas inutile. « Si le canon d’un fusil n’apparaît pas au faîte du mur avant une minute, d’Estreicher est mon maître. » Et comme elle se serait tuée plutôt que d’accepter la déchéance, c’était sa vie qui se jouait dans l’espace de cette minute. Le répit accordé par les circonstances fut plus long. D’Estreicher, s’étant jeté sur le chien, rencontra chez le baron une résistance inattendue. Le vieillard le repoussa avec fureur, tandis que Goliath hurlait et se dérobait à l’étreinte du bandit. – 153 – Le combat se prolongea. Dorothée en suivait les phases avec des alternances de crainte et d’espoir, encourageant de toute sa volonté le grand-père de Raoul, et maudissant l’énergie et l’obstination du bandit. Enfin le vieux baron se fatigua et parut tout à coup se désintéresser de ce qui pouvait advenir. On eût cru que Goliath éprouvait la même impression de lassitude. Il se coucha aux pieds de son maître et se laissa toucher avec une sorte d’insouciance. De ses doigts dont on voyait le tremblement fébrile, d’Estreicher saisit le collier, sous l’épaisse toison, et tâta le cuir que hérissaient des têtes de clous. Ainsi l’agrafe fut-elle dégagée. Mais il n’alla pas plus loin. Le coup de théâtre se produisait. Une silhouette maigre surgissait au haut du mur, et une voix criait : « Haut les mains ! » De nouveau, Dorothée souriait avec une sensation de joie indicible et de délivrance. Son plan retardé par des obstacles réussissait. Près de Saint-Quentin, qui était apparu le premier, une autre silhouette se dressait et le canon d’un fusil s’allongeait. Instantanément, d’Estreicher avait abandonné sa besogne et regardait d’un air effaré. Deux autres clameurs jaillirent. « Haut les mains !… Haut les mains ! » Deux nouveaux fusils étaient braqués, aux endroits désignés par la jeune fille, et les trois tireurs visaient directement et seulement d’Estreicher. – 154 – Il hésitait cependant. Une balle siffla à ses oreilles. Il leva les bras. Les complices déjà se sauvaient, sans qu’on s’occupât d’eux, franchissaient le pont et se dirigeaient vers un monticule isolé qu’on appelait le Labyrinthe. Le grand portail s’ouvrit brusquement. Raoul se précipita, suivi par deux hommes que Dorothée ne connaissait point, mais qui devaient être les policiers envoyés sur sa dénonciation. D’Estreicher ne bougea pas, les bras toujours levés, et, sans doute n’eût-il pas opposé de résistance si une fausse manoeuvre ne lui avait laissé quelque liberté. Ses trois agresseurs l’entouraient, le masquant ainsi, durant deux ou trois secondes, aux domestiques qui le visaient. Il en profita, et, de son revolver, subitement braqué, tira coup sur coup quatre balles. Trois se perdirent, mais la quatrième atteignit à la jambe Raoul qui tomba avec un gémissement de douleur. Sursaut de colère et de violence bien inutile, du reste. Aussitôt assailli, d’Estreicher fut désarmé et réduit à l’impuissance. On lui passa le cabriolet de fer. Pendant ce temps, il cherchait des yeux Dorothée presque invisible derrière un fouillis de plantes où elle s’était glissée, et son regard avait une expression de haine épouvantable. Ce fut Saint-Quentin, suivi de Montfaucon, qui découvrit Dorothée, et déjà ils s’empressaient autour d’elle, bouleversés par la vue de son visage en sang. « Silence ! ordonna-t-elle, pour couper court à leurs questions. Oui, je suis blessée. Mais ce ne sera rien, Capitaine, galope jusqu’auprès du baron, approche-toi de Goliath, caresse-le et détache son collier. Dans ce collier, tu trouveras, sous la plaque de métal où son nom est inscrit, une pochette formant dou– 155 – blure et contenant la médaille que nous cherchons. Apporte-la moi. » L’enfant partit. « Saint-Quentin, continua Dorothée, les agents m’ont-ils vue ? – Non. – Il faut faire croire à tout le monde que j’ai quitté le Manoir tantôt, et que vous devez me retrouver au chef-lieu, à la Roche-sur-Yon. Je ne veux pas être mêlée à l’enquête. On m’interrogerait, et c’est du temps perdu. – Mais M. Davernoie ? – Dès que tu le pourras, avertis-le. Dis-lui que je suis partie pour des raisons qu’il saura plus tard et que je lui demande le silence en tout ce qui me concerne. D’ailleurs, il est blessé, et, dans le désarroi, personne ne pensera à moi. On va fouiller les Buttes pour s’emparer des complices. Il ne faut pas qu’on me voie. Recouvre-moi de branches, Saint-Quentin. Bien… Maintenant, ce soir, venez me chercher tous les quatre, vous me transporterez dans la roulotte et nous partirons dès le matin. Peutêtre serai-je malade quelques jours. Un peu de surmenage, trop d’émotions. Vous ne devrez pas vous inquiéter. C’est entendu, mon petit ? – Oui, maman. » Comme elle l’avait prévu, les deux policiers, après avoir enfermé d’Estreicher dans le Manoir, passèrent non loin d’elle, conduits par un des domestiques. – 156 – On entendit leurs exclamations. Sans nul doute, ils avaient découvert l’issue du labyrinthe par où les complices s’étaient enfuis. « Poursuite inutile, murmura Dorothée. Le gibier a trop d’avance. » Elle se sentait très lasse. Pour rien au monde, cependant, elle n’eût faibli avant le retour de Montfaucon. Elle demanda à Saint-Quentin les raisons qui avaient reculé l’heure de l’attaque. « Un hasard, n’est-ce pas ? – Oui, fit-il. Les agents se sont trompés d’auberge et les trois domestiques se sont attardés à la fête… Il a fallu réunir tout le monde, et l’on a eu une panne d’auto. » Montfaucon accourait. Dorothée dit encore : « Saint-Quentin, il y aura peut-être sur la médaille un nom de ville, ou plutôt un nom de château. En ce cas, renseigne-toi et dirige la roulotte d’après cette indication. Capitaine, tu as trouvé ? – Oui, maman. – Donne, mon chéri. » Quelle émotion Dorothée ressentit en touchant la médaille si âprement convoitée par tous, et que l’on pouvait considérer comme le plus précieux des talismans, comme la garantie même du succès. C’était une médaille deux fois plus grande qu’une pièce de cinq francs, et surtout beaucoup plus épaisse, moins régulière – 157 – qu’une médaille moderne, modelée plus grossièrement, et d’un or plus éteint, sans reflets. Sur une des faces il y avait la devise : « In robore fortuna » Sur l’autre face, ces lignes : 12 juillet 1921 À midi Devant l’horloge du Château de La Roche-Périac. « Douze juillet, chuchota Dorothée, j’ai le temps de m’évanouir. » Elle s’évanouit. |
Chapitre X Vers la Toison d’or Ce n’est guère que trois jours plus tard que Dorothée surmonta l’espèce d’engourdissement physique, aggravé de fièvre, qui l’avait terrassée. Les quatre garçons donnaient alors une représentation dans la banlieue de Nantes. Montfaucon remplaçait la directrice comme grand premier rôle, spectacle de moindre saveur, mais où le capitaine montra tant de verve cocasse que la recette fut bonne. Saint-Quentin exigea que Dorothée prît encore deux jours de repos. À quoi bon se presser ? Le village de La Roche-Périac se trouvait tout au plus à 120 kilomètres de Nantes, ce qui permettait de ne partir que six jours avant la date. Elle se laissait commander, gardant comme une courbature à la suite de tant d’événements contraires et d’émotions si violentes. Elle pensait beaucoup à Raoul Davernoie, mais avec de la colère et de la révolte contre les sentiments de tendresse que l’intimité de ces quelques semaines lui avait inspirés pour le jeune homme. Si étranger qu’il fût au drame où le prince d’Argonne avait trouvé la mort, il n’en était pas moins le fils de celui qui avait assisté d’Estreicher dans l’exécution du crime. Comment oublier cela ? Comment pardonner ? La douceur du voyage apaisa la jeune fille. Sa nature ardente et heureuse eut raison des mauvais souvenirs et des fatigues passées. À mesure qu’elle approchait du but, elle retrouvait – 159 – toutes ses forces, sa joie de vivre, sa gaîté d’enfant et sa volonté de mener jusqu’au bout l’oeuvre entreprise. « Saint-Quentin, disait-elle, en plaisantant, nous allons à la conquête de la Toison d’or. Te rends-tu compte de la solennité des jours qui s’écoulent ? Encore quatre… encore trois… encore deux… et la Toison d’or est à nous. Baron de Saint-Quentin, dans une quinzaine, vous serez vêtu comme un dandy. – Et toi comme une princesse », répondait Saint-Quentin que ces perspectives de fortune, présages d’une intimité moins grande avec son amie, ne semblaient guère réjouir. Elle pensait bien que d’autres épreuves l’attendaient, et qu’elle aurait encore des obstacles à renverser et peut-être des ennemis à combattre. Mais, pour l’instant, il y avait trêve et répit. La première partie du drame était terminée. D’autres aventures commençaient. Curieuse et pleine d’entrain, elle souriait à l’avenir mystérieux qui s’ouvrait devant elle. Le quatrième jour, ils franchirent la Vilaine, dont ils suivirent désormais la rive droite, sur les pentes qui dominent la rivière. C’était un pays assez ingrat, peu habité, où ils avançaient lentement sous un soleil de feu qui accablait Pie-Borgne. Enfin, le lendemain, onze juillet, ils virent sur un poteau : « La Roche-Périac, vingt kilomètres. » « Nous y coucherons ce soir », déclara Dorothée. Étape pénible… La chaleur était suffocante. En route, ils recueillirent un chemineau qui gémissait sur l’herbe poussiéreuse. Une femme et un enfant au pied tordu marchaient à cent mètres devant eux, sans que Pie-Borgne pût les rattraper. – 160 – À tour de rôle, les quatre garçons et Dorothée s’asseyaient dans la roulotte près du chemineau. C’était un pauvre vieux, usé par la misère, dont les haillons ne tenaient que par des bouts de ficelle. Au milieu de la broussaille des cheveux et de la barbe inculte, les yeux cependant conservaient une certaine lueur, et, lorsque Dorothée l’interrogea sur son existence, il prononça cette phrase qui la confondit : « Faut pas se plaindre. Mon père, qu’était rémouleur de grand-route, me disait toujours : « Hyacinthe (c’est mon nom), Hyacinthe, on n’est pas malheureux quand on est courageux. J’te donne le secret que m’a passé mon père à moi : la fortune est dans le courage. » Dorothée cacha son trouble et dit : « L’héritage n’est pas lourd. On ne vous a laissé que ce secret ? – Oui, expliqua l’homme très naturellement, oui, et puis un conseil : Aller, tous les ans, le 12 juillet, devant l’église de La Roche- Périac et attendre quelqu’un qui me donnera des mille et des cents. J’y vais chaque année. Je n’ai jamais reçu que des sous. Tout de même, ça soutient, cette idée-là. Et j’y serai demain, comme l’année dernière… et comme l’année prochaine. » Le bonhomme retomba dans ses réflexions. Dorothée se tut. Mais une heure plus tard, elle offrait l’abri du siège à la femme et à l’enfant au pied tordu, qu’ils avaient fini par rejoindre. Et, ayant interrogé cette femme, elle apprit que c’était une ouvrière parisienne qui s’en venait à l’église de La Roche-Périac pour que le pied de son enfant fût guéri. « Dans ma famille, dit l’ouvrière, et du temps de mon père et de mon grand-père, on faisait la même chose : quand un en– 161 – fant est malade, on l’amène le 12 juillet dans la chapelle de Saint-Fortunat à La Roche-Périac. C’est comme s’il était guéri. » Ainsi, par ces deux autres voies, la légende avait passé jusqu’à cette femme du peuple, et jusqu’à ce chemineau, mais une légende déformée, où il ne restait plus que des bribes de la vérité initiale. L’église remplaçait le château. Saint-Fortunat remplaçait la fortune. Seule la date du jour comptait, sans qu’il fût question du millésime. Et chacun faisait un pèlerinage vers ces lieux dont tant de familles avaient attendu l’assistance miraculeuse. Aucune allusion à la médaille d’or. Le soir, la caravane atteignit le village, et, tout de suite, Dorothée se renseigna sur le château de La Roche-Périac. On ne connaissait sous ce nom que des ruines situées neuf kilomètres plus loin, au bord de l’océan, dans une petite presqu’île isolée. « Couchons ici, décida la jeune fille. Nous partirons de bon matin. » Ils ne partirent pas de bon matin. Au milieu de la nuit, sous la grange où ils avaient remisé la roulotte, Saint-Quentin fut réveillé par une odeur de fumée et par des crépitements. Il se leva. La grange brûlait. Il appela. Il cria au secours. Des paysans, qui, par un hasard heureux, passaient sur la route, accoururent. Il était temps. Quand ils eurent tiré la roulotte, le toit s’effondra. Dorothée et ses camarades n’eurent aucun mal. Mais Pie-Borgne, à moitié roussie, refusa énergiquement de se laisser atteler, les brancards avivant ses plaies, et ce n’est qu’à sept – 162 – heures que la roulotte s’ébranla, traînée par un mauvais cheval de louage et suivie par Pie-Borgne. En traversant la place de l’Église, ils aperçurent, au bas du porche, l’ouvrière et son enfant à genoux, et le chemineau qui quêtait. Pour ceux-ci l’aventure n’irait pas plus loin. Il n’y eut plus d’incidents. Sauf Saint-Quentin, assis sur son siège, ils dormirent tous dans la roulotte, assoupis les uns contre les autres. À neuf heures et demie, on stoppa. Ils arrivaient, devant une chaumière décorée du nom d’auberge, et sur la porte de laquelle on lisait : « Ici, la veuve Amouroux loge à pied, à cheval et en voiture. » À quelques centaines de mètres, au bas d’une pente qui finissait en falaise peu élevée, la petite presqu’île de Périac allongeait dans l’océan cinq promontoires qui semblaient les cinq doigts d’une main. À gauche, l’embouchure de la Vilaine. Pour les enfants, c’était le terme de l’expédition. On se restaura dans une pièce à demi obscure, munie d’un comptoir de zinc et qui servait de café. Puis, tandis que Castor et Pollux s’occupaient de Pie-Borgne, Dorothée interrogea, sur les ruines de La Roche-Périac, la veuve Amouroux, grosse paysanne réjouie et bavarde qui s’écria aussitôt : « Ah ! vous y allez aussi, ma jolie demoiselle ? – Je ne suis donc pas la première ? demanda Dorothée. – Ma foi non. Il y a déjà un vieux monsieur et sa dame. Le vieux monsieur, je l’ai déjà vu d’autres années. Une fois il a couché ici. C’est un de ceux qui cherchent. – Qui cherchent quoi ? – 163 – – Sait-on ! Un trésor, qu’on dit. Ceux du pays n’y croient pas. Mais il vient des gens de très loin, qui fouillent les bois et qui soulèvent les pierres. – C’est donc permis ? – Pourquoi pas ? L’île de Périac – je dis l’île, parce qu’à marée haute, le chemin est recouvert – appartient à des moines dont le couvent est à Sarzeau, deux lieues plus loin. Il paraît même qu’ils vendraient bien les ruines et toutes les terres. Seulement qui voudrait de ça ? Rien que de l’inculte, du sauvage. – Il y a une autre route que celle-ci ? – Oui, un chemin pierreux, qui part de la falaise, et qui rejoint la route de Vannes. Mais, je vous le dis, ma jolie demoiselle, c’est un pays perdu, abandonné. Je ne vois pas dix voyageurs par an. Quelques bergers, voilà tout. » Enfin à dix heures, l’installation faite, et malgré les supplications de Saint-Quentin qui eût voulu l’accompagner, et à qui elle confia les enfants, Dorothée, vêtue de sa plus belle robe et parée de son fichu le plus éclatant, se mit en campagne. La grande journée débutait. Journée de triomphe ou de déception ? De ténèbres ou de clarté ? Quoi qu’il en fût, pour une femme comme Dorothée, d’esprit toujours en éveil et d’une sensibilité frémissante, la minute était délicieuse. Son imagination créait un palais fantastique, animé de mille fenêtres ouvertes, peuplé de bons et de mauvais génies, de princes charmants et de fées bienfaisantes. Une brise légère soufflait de la mer, et mêlait sa fraîcheur aux rayons du soleil. À mesure qu’elle avançait, Dorothée voyait plus distinctement les contours déchiquetés des cinq promon– 164 – toires et de la presqu’île où ils prenaient racine dans un fouillis d’arbres et de roches verdâtres. La silhouette efflanquée d’une tour à moitié démolie dominait le faîte des arbres, et l’on distinguait aussi çà et là la pierre grise d’une ruine. Mais la pente devint plus raide. La route de Vannes s’embrancha sur la côte qui dévalait aux creux de la falaise, et Dorothée vit que la mer, très haute à ce moment, venait presque baigner le pied de cette falaise, recouvrant d’une eau calme et peu profonde l’amorce de la presqu’île. Tout en haut se tenaient, debout, le vieux monsieur et la dame que la veuve Amouroux avait signalés. Dorothée fut stupéfaite de reconnaître le grand-père de Raoul Davernoie et son ancienne amie Juliette Azire. Le vieux baron ! Juliette Azire ! Comment avaient-ils pu s’en aller du Manoir, échapper à Raoul, voyager, et parvenir au seuil des ruines ? Elle arriva près d’eux sans qu’ils parussent même remarquer sa présence. Ils avaient des yeux vagues, dont le regard contemplait avec étonnement cette nappe d’eau qui entravait leur marche. Dorothée en fut tout attendrie. Deux siècles d’espoirs et de chimères avaient légué au vieux baron des ordres si formels qu’ils survivaient à la mort de sa pensée. Il était venu ici de très loin, malgré des fatigues terribles et des efforts surhumains pour atteindre le but, à tâtons, dans l’ombre, et accompagné d’une autre créature, démente comme lui. Et voilà que l’un et l’autre s’arrêtaient devant un peu d’eau comme devant un obstacle infranchissable. Elle lui dit doucement : – 165 – « Voulez-vous me suivre ? Ce n’est rien à traverser. » Il l’observa en hochant la tête et ne répondit pas. La femme aussi garda le silence. Ni elle ni lui ne pouvaient comprendre. Plutôt que des êtres vivants, c’étaient des automates, animés d’une volonté qui était en dehors d’eux. Ils étaient venus, sans savoir, ils s’arrêtaient et ils repartiraient sans savoir. L’heure pressait ; Dorothée n’insista pas. Elle releva sa jupe et l’épingla entre ses jambes. Elle défit ses souliers et ses bas, et elle entra dans l’eau, qui était si peu profonde que ses genoux ne furent pas mouillés. Quand elle parvint à l’autre rive, le vieux couple n’avait pas bougé et regardait toujours d’un air ahuri l’obstacle imprévu. Malgré elle, compatissante et souriante, Dorothée leur tendit les bras. Le vieux baron hocha la tête de nouveau. Juliette Azire ne remuait pas plus qu’une statue. « Adieu », fit Dorothée, presque heureuse de leur inaction, et d’être seule à tenter l’entreprise. L’accès de la presqu’île de Périac se trouve étranglé par deux marais, réputés fort dangereux, selon la veuve Amouroux, et entre lesquels une étroite bande de terrain porte l’unique sentier. Ce sentier, qui est à même le roc, escalade ensuite un ravin boisé, qu’un vieil écriteau de bois désignait comme le Mauvais Pas, et débouche sur un plateau couvert d’ajoncs et de bruyères. Au bout de vingt minutes, Dorothée franchit les quelques débris de mur qui marquaient l’ancienne enceinte du château. Elle ralentit. À chaque pas en avant, il lui semblait pénétrer dans un domaine de plus en plus mystérieux, où le temps avait accumulé plus de silence et plus de solitude. Les arbres se serraient davantage les uns contre les autres. L’ombre des fourrés était si dense qu’aucune fleur n’y poussait. Qui donc avait vécu – 166 – là jadis, construit ces murs et planté ces arbres dont quelquesuns étaient d’essence précieuse et d’origine étrangère ? Le chemin se divisa en trois sentiers, sentiers de chèvres, où l’on devait quelquefois marcher en se courbant sous les frondaisons basses. Au hasard, elle choisit celui du milieu, et traversa une série d’enclos délimités par de petits murs de pierres sèches. Des assises de bâtiments se voyaient sous les lourdes draperies de lierre. Elle ne douta pas que le but ne fût très proche, et son émoi fut si grand qu’elle dut s’asseoir, comme un pèlerin qui arriverait en vue du lieu sacré vers lequel il avance depuis le début de sa vie. Et au fond d’elle-même, elle se posait cette question : « Si je me suis trompée ? Si tout cela ne signifie rien ? Oui, dans le petit sachet de cuir que j’ai mis dans ma poche, il y a une médaille avec le nom d’un château, le chiffre d’une année, et la date d’un jour. Et voici l’emplacement de ce château, et nous sommes à la date fixée, mais, tout de même qu’est-ce qui me prouve que tous mes raisonnements soient justes et qu’il va se passer quelque chose ? Cent cinquante ou deux cents ans, c’est interminable, et que d’événements ont pu balayer les combinaisons que j’ai cru entrevoir ! » Elle se leva. Pas à pas et très lentement, elle avança. Un dessin de briques entrecroisées revêtait le sol. Un portail isolé, tout nu, ouvrait son arche très haute. Dorothée passa et, aussitôt, dans le fond d’une cour plus large, elle aperçut – et elle n’aperçut que cela – le cadran d’une horloge. À ce moment sa montre marquait onze heures et demie, et il n’y avait personne dans les ruines. – 167 – Et vraiment, il semblait qu’il ne pût jamais y avoir personne en ce coin de monde perdu, où ne devaient s’aventurer que des voyageurs ignorants ou des bergers en quête d’herbe grasse pour leurs troupeaux. Plutôt que des ruines, en effet, c’étaient des vestiges de ruines, enveloppés de lierre et de ronces. Ici un porche, là une voûte, plus loin le manteau d’une cheminée, plus loin encore, le squelette d’un pavillon. Seuls témoins vénérables du temps où il y avait une demeure précédée d’une cour, flanquée de communs, et entourée d’un parc, seuls se dressaient plus loin, en groupes ou par tronçons d’avenues, de beaux vieux arbres, des chênes surtout, largement épanouis, vénérables et majestueux. Sur l’un des côtés de la cour, dont on voyait la forme au dessin des constructions écroulées, un pan de façade intact, adossé à un monticule de ruines, portait, à la hauteur d’un premier étage très bas, cette horloge qui avait échappé par miracle aux ravages des hommes. Les deux grandes aiguilles allongeaient leurs flèches couleur de rouille. La plupart des heures, inscrites contre l’habitude en chiffres romains, étaient effacées. De la mousse et des pariétaires poussaient entre les pierres disjointes du cadran. Tout au fond, sous l’auvent d’une petite niche arrondie, une cloche attendait le choc du marteau. Horloge morte, dont le coeur avait cessé de battre. Dorothée eut l’impression que le temps s’était arrêté là depuis des siècles, suspendu à ces aiguilles immobiles, à ce marteau qui ne frappait plus, à cette cloche muette au creux de son abri. Cependant elle avisa au-dessous, sur une plaque de marbre, certains caractères à peine lisibles, et, gravissant un tas de pierres, elle put déchiffrer ces mots : In robore fortuna ! – 168 – In robore fortuna ! La belle et noble devise que l’on retrouvait partout, à Roborey, au Manoir, au château de La Roche- Périac, et sur la médaille ! Dorothée avait donc raison ! L’ordre donné par la médaille était donc valable ? Et c’était bien un rendez- vous auquel on était convié, à travers le temps et l’espace, devant cette horloge morte ? Elle se domina et dit en riant : « Un rendez-vous auquel je viendrai seule. » Si ardente que fût sa conviction, elle ne croyait guère à l’arrivée de ceux qui, comme elle, avaient été convoqués. La série formidable de hasards grâce auxquels, peu à peu, elle était parvenue au coeur même de l’aventure énigmatique, ne pouvait être logiquement renouvelée en faveur d’un autre privilégié. La chaîne des traditions avait dû s’interrompre dans les autres familles, ou bien aboutir à des fragments de vérité, comme le prouvaient les exemples du chemineau et de l’ouvrière. « Personne ne viendra, répéta-t-elle. Il est onze heures trente-cinq. Par conséquent… » Elle n’acheva pas. Un bruit venait du côté de la terre, un bruit assez proche, qui ne se confondait avec aucun de ceux que produisent les vagues de la mer ou l’effort du vent. Elle écouta. Cela retentissait avec un rythme égal et de plus en plus distinct. « Quelque paysan… quelque bûcheron », pensa-t-elle. Non, c’était autre chose. Elle s’en rendit compte à mesure que l’on avançait… c’était le pas lent et cadencé d’un cheval dont les sabots heurtaient le sol plus dur du sentier. Dorothée en suivait la marche progressive au milieu des enclos du vieux domaine, puis sur les briques entrecroisées. Un claquement de – 169 – langue résonnait parfois, encouragement du cavalier à sa monture. Les yeux fixés sur l’arche béante, Dorothée attendait avec une petite fièvre de curiosité. Et, soudain, le cavalier apparut. Bizarre cavalier qui semblait si grand sur son cheval si menu, que l’on eût cru plutôt qu’il avançait avec l’aide de ses longues jambes pendantes, et que le menu cheval était porté par lui comme un jouet d’enfant. Son costume à carreaux, sa culotte courte, ses gros bas de laine, son visage rasé, la pipe qu’il tenait à ses lèvres, son flegme, tout indiquait sa nationalité anglaise. Avisant Dorothée, il fit, en lui-même, et sans avoir l’air surpris : « Aoh ! » Et il eût continué sa route si la vue de l’horloge ne l’eût frappé. Il tira sur la bride : « Stop, boy ! Stop ! » Pour descendre, il n’eut guère qu’à se hausser sur la pointe des pieds tandis que le menu cheval glissait sous lui. Il noua la bride autour d’une racine, consulta sa montre, et vint prendre place non loin de l’horloge, exactement comme s’il se fût mis en faction. « Voilà un monsieur qui n’est pas bavard, pensa Dorothée. Un Anglais, pour sûr… » Elle se rendit bien compte, au bout d’un instant, qu’il la regardait, mais comme on regarde une femme que l’on trouve jo– 170 – lie, et non pas quelqu’un avec qui les circonstances exigeraient que l’on causât. Sa pipe étant éteinte, il la ralluma, et ils restèrent ainsi trois ou quatre minutes, l’un près de l’autre, gravement et sans bouger. La brise poussait vers elle la fumée de la pipe. « C’est trop bête, se dit Dorothée, car enfin, quoi, ce gentleman taciturne et moi, il est tout à fait probable, que nous avons rendez-vous. Ma foi, tant pis, je me présente… Sous quel nom ? » Cette question la jeta dans un cruel embarras. Devait-elle se faire connaître comme princesse d’Argonne ou comme Dorothée, danseuse de corde ? La solennité des circonstances justifiait une présentation cérémonieuse et l’énoncé du titre. Mais, d’autre part, le costume bariolé et la jupe très courte exigeaient moins de pompe. Décidément « danseuse de corde » suffisait. Toutes ces réflexions dont elle sentait elle-même le comique, avaient amené sur son visage un sourire que le jeune homme remarqua. Il sourit également. Tous deux ouvrirent la bouche, et ils allaient parler en même temps, quand un incident coupa court à leurs effusions. Quelqu’un débouchait dans la cour par le sentier, un piéton qui avait une figure glabre, très pâle, un bras en bandoulière sous un veston beaucoup trop large et une casquette de soldat russe. Lui aussi, la vue de l’horloge le cloua sur place. Apercevant Dorothée et son compagnon, il eut un large sourire qui lui fendit la bouche jusqu’aux oreilles, et il ôta sa casquette, découvrant un crâne tout rasé. – 171 – Pendant ce temps, un bruit de moteur avait crépité à quelque distance. Les détonations s’accentuèrent, et, toujours par l’ouverture de l’arche, une motocyclette jaillit, qui bondit sur le terrain inégal, et qui s’arrêta net. Le motocycliste avait avisé l’horloge. Tout jeune, solide et bien pris dans son costume de voyage, grand, élancé, de visage joyeux, il était certainement, comme le premier, de race anglo-saxonne. Ayant calé sa motocyclette, il se dirigea vers Dorothée, la montre à la main, comme s’il eût été sur le point de dire : « Vous noterez que je ne suis pas en retard. » Mais il fut interrompu par deux autres arrivées qui se produisirent coup sur coup. Un second cavalier déboucha au trot d’une grande bête efflanquée et, frappé à son tour par la rencontre des personnes groupées devant l’horloge, donna un coup violent de rênes en prononçant : « Piano, piano… » Celui-là était de silhouette fine et de physionomie aimable, et, lorsqu’il se fut débarrassé de sa bête, il avança, chapeau bas, comme un homme qui va présenter ses devoirs à une femme. Mais, monté sur un âne, un cinquième individu apparut, qui avait suivi une direction différente de celle de tous les autres, et qui, au seuil de la cour, demeura interdit, stupide, les yeux écarquillés derrière ses lunettes. « Est-ce possible ! balbutiait-il. Est-ce possible !… On est venu !… Tout cela n’est pas une fable ! » – 172 – Il avait bien une soixantaine d’années. Vêtu d’une redingote, coiffé d’un chapeau de paille noire, la face flanquée de deux favoris, il portait sous le bras une serviette de cuir fort usée, et il ne cessait de répéter avec ahurissement : « On est venu !… On est venu au rendez-vous !… C’est à n’y pas croire… » Jusqu’ici Dorothée avait gardé le silence, parmi les exclamations et les allées et venues de ses compagnons. Le besoin d’explications et de paroles semblait décroître en elle à mesure qu’elle était plus entourée. Elle devenait sérieuse, grave. Ses yeux pensifs exprimaient une émotion intense. Chaque apparition lui semblait un événement aussi formidable que si un miracle se fût produit. Comme le monsieur à la redingote et à la serviette de cuir, elle murmurait : « Est-ce possible ! On est venu au rendez-vous !… » Elle consulta sa montre. Midi. « Écoutez, dit-elle, le doigt tendu, écoutez… l’Angelus qui sonne quelque part… à l’église du village… » Ils se découvrirent, et en même temps qu’ils écoutaient le tintement de la cloche qui leur arrivait par bouffées irrégulières, on eût dit qu’ils attendaient que l’horloge arrêtée se remît en marche et rattachât aux minutes présentes le fil des minutes d’autrefois. Dorothée tomba à genoux. Son émotion était si forte qu’elle pleurait. |
Chapitre XI Le testament du marquis de Beaugreval Larmes de joie, larmes qui détendaient ses nerfs exaspérés et la baignaient d’une grande douceur. Les cinq hommes s’agitaient, ne sachant que faire ni que dire. « Mademoiselle… Qu’y a-t-il, mademoiselle ?… » Et ils semblaient tous si interloqués par les sanglots de cette jeune fille, et par leur propre présence autour d’elle, que Dorothée passa subitement des larmes au rire, et, cédant aux impulsions de sa nature, se mit à danser sur place, sans se soucier de savoir si elle leur apparaîtrait comme une princesse ou comme une danseuse de corde. Et plus cette manifestation imprévue augmentait l’ahurissement de ses compagnons, plus elle redoublait de gaîté. Fandango, gigue, bourrée, tout défila en l’espace d’une minute, avec simulation de castagnettes, accompagnement de chansons anglaises et de ritournelles auvergnates, et surtout avec les éclats de rire qui réveillaient les échos de La Roche-Périac. « Mais riez donc aussi, tous les cinq ! dit-elle en les apostrophant. Vous avez l’air de cinq momies. Riez donc ! C’est moi qui vous le demande, moi Dorothée, danseuse de corde, princesse d’Argonne. Monsieur le notaire, dit-elle en s’adressant au monsieur à la redingote, allons, prenez une mine plus réjouie. Je vous assure qu’il y a de quoi se réjouir. » – 174 – Elle s’était élancée vers le bonhomme, lui secouait la main et lui disait, comme pour le convaincre de sa qualité : « Vous êtes le notaire, n’est-ce pas ? Le notaire chargé d’exécuter une disposition testamentaire ? Mais oui, tout cela est moins obscur que vous ne croyez… On vous expliquera… Hein, vous êtes le notaire ? – En effet, bredouilla le monsieur, maître Delarue, notaire à Nantes. – À Nantes ? Parfait, nous sommes d’accord. Et il s’agit, n’est-ce pas ? d’une pièce d’or… une pièce d’or que chacun a reçue comme convocation au rendez-vous ? – Oui !… Oui… fit-il de plus en plus ahuri, une pièce d’or… un rendez-vous… – Le 12 juillet 1921 ? – Oui… oui… 1921… – À midi ? – À midi. » Il voulut regarder sa montre. Elle l’en empêcha. « Pas la peine, maître Delarue, nous avons entendu l’Angelus. Vous êtes exact au rendez-vous… Nous aussi… Tout est régulier… Chacun a sa pièce d’or… Ils vont vous la montrer. » Elle entraîna maître Delarue vers l’horloge, et dit aux jeunes gens avec une verve croissante : – 175 – « Voilà… c’est maître Delarue, le notaire… You understand ? Vous ne comprenez pas ? Je puis parler anglais, vous savez, l’italien aussi… et le javanais… » Ils protestèrent. Tous quatre comprenaient le français. « À merveille, dit-elle. On s’entendra mieux. Donc, c’est maître Delarue, c’est le notaire, celui qui a été chargé de présider notre réunion. En France, les notaires représentent les morts. Or, comme c’est un mort qui nous réunit, vous voyez le rôle considérable de maître Delarue… Vous ne saisissez pas ? Comme c’est drôle ! Tout cela me paraît si clair et si amusant ! si étrange ! C’est la plus jolie aventure que je connaisse… la plus émouvante aussi. Pensez donc ! nous sommes de la même famille… quelque chose comme des cousins. Alors, n’est-ce pas, nous avons le droit de nous réjouir, et d’être ensemble comme des parents qui se retrouvent. D’autant plus… mais oui, je ne me trompe pas… tous les quatre décorés !… la croix de guerre française !… Alors, vous avez combattu tous les quatre ? combattu en France ?… et vous avez défendu mon cher pays ? » Elle leur serrait les mains à tous, en leur offrant son regard affectueux, et comme l’Américain et l’Italien lui répondaient avec la même effusion, brusquement, d’un geste spontané, elle se haussa vers eux et les embrassa sur les deux joues. « Tenez, cousin d’Amérique… tenez, cousin d’Italie, soyez les bienvenus dans mon pays. Et vous aussi, les deux autres, je vous embrasse… Hein ! c’est convenu, n’est-ce pas, nous sommes des camarades ? des amis ? » Tout cela se passait dans la joie et dans la belle humeur d’êtres jeunes et pleins de vie, qui se retrouvent vraiment, comme les membres épars d’une famille. Il n’y avait plus entre eux la gêne d’une première rencontre. Ils se connaissaient depuis des années et des années (depuis des siècles ! s’écria Doro– 176 – thée en battant des mains). Aussi les quatre jeunes gens se pressaient- ils autour d’elle, à la fois attirés par sa grâce et son exubérance, et surpris par tout ce qu’elle apportait de lumière dans l’histoire ténébreuse qui les unissait tout à coup les uns aux autres. Tous les obstacles étaient abolis. Il n’y eut pas la lente infiltration de sentiments qui vous pénètrent peu à peu de confiance et de sympathie, mais l’invasion soudaine d’une camaraderie pleine d’abandon. Chacun voulait plaire, et chacun sentait qu’il plaisait. Dorothée les sépara et les plaça sur un rang, comme pour une revue. « À tour de rôle, mes amis. Excusez-moi, maître Delarue, c’est moi qui fais l’appel, et qui vérifie les pouvoirs. Eh, le numéro un, monsieur l’Américain, qui êtes-vous ? Votre nom ? » L’Américain répondit : « Archibald Webster, de Philadelphie. – Archibald Webster, de Philadelphie, vous avez reçu de votre père une médaille d’or ? – De ma mère, mademoiselle, mon père étant mort depuis longtemps. – Et votre mère la tenait de qui ? – De son père. – Et ainsi de suite, n’est-ce pas ? » Archibald Webster confirma en un français excellent, et comme si un devoir impérieux l’obligeait à répondre à la jeune fille : – 177 – « Et ainsi de suite, en effet, mademoiselle. Une tradition de famille, qui remonte à une époque que nous ignorons, prétend que nous sommes d’origine française, et veut qu’une certaine médaille soit transmise à l’aîné des enfants, sans que jamais plus de deux personnes en sachent l’existence. – Mais que signifie-t-elle, selon vous, la tradition ? – Je ne sais. Ma mère m’a dit que la pièce d’or nous donnait droit au partage d’un trésor. Mais elle m’a dit cela en riant, et elle m’a envoyé en France plutôt par curiosité. – Montrez-moi votre médaille, Archibald Webster. » L’Américain sortit la pièce de la poche de son gilet. Elle était exactement pareille à celle que Dorothée possédait. Mêmes inscriptions, même grandeur, même couleur éteinte. Dorothée la fit voir à maître Delarue, puis la rendit à l’Américain, et poursuivit son interrogatoire. « Numéro deux… Anglais, n’est-ce pas ? – George Errington, de Londres. – Dites-nous ce que vous savez, George Errington, de Londres ? » L’Anglais secoua sa pipe, la vida et répondit, en bon français également : « Je n’en sais pas davantage. Orphelin dès ma naissance, j’ai reçu la pièce, il y a trois jours, des mains de mon tuteur, frère de mon père. Il m’a dit que, d’après mon père, il s’agissait d’un héritage à recueillir, et que, d’après lui, tout cela n’était pas sérieux, mais que je devais obéir. – 178 – – Vous avez eu raison d’obéir, George Errington, de Londres. Montrez-moi votre médaille. Bien, vous êtes en règle… Le numéro trois Russe, sans doute ? » L’homme à la casquette de soldat comprenait, mais ne parlait pas le français. Il présenta, avec son large sourire, un bout de papier de propreté douteuse, sur lequel étaient inscrits ces mots : Kourobelef. Guerre de France. Salonique. Guerre avec Wrangel. « La médaille ? demanda Dorothée. Parfait, mon brave. Nous sommes d’accord. Et la médaille du numéro 4, du signor italien ? – Marco Dario, de Gênes, répondit celui-ci en montrant sa pièce d’or. Je l’ai trouvée sur le cadavre de mon père, en Champagne, un jour où nous avions combattu côte à côte. Il ne m’en avait jamais parlé. – Et vous êtes venu ici, cependant… – Je n’en avais pas l’intention. Et puis, malgré moi, comme j’étais retourné en Champagne sur la tombe de mon père, j’ai pris le train pour Vannes… – Oui, dit-elle, comme les autres, vous vous êtes soumis à l’ordre de notre ancêtre commun. Quel ancêtre ? Et pourquoi cet ordre ? C’est ce que maître Delarue, ici présent, va nous révéler. Allons, maître Delarue, tout est en règle. Nous avons tous le mot de passe. Nous sommes en droit, maintenant, de vous réclamer des explications. – Quelles explications ? demanda le notaire, encore tout étourdi par tant de surprises. Je ne sais pas trop… – 179 – – Comment ! vous ne savez pas ! s’écria-t-elle… mais alors, pourquoi cette serviette de maroquin ?… Et pourquoi avez-vous fait le voyage de Nantes à La Roche-Périac ? Allons, ouvrez-la, votre serviette de maroquin, et donnez-nous lecture des documents qu’elle ne peut pas manquer de contenir. – Vous croyez, en vérité ?… – Si je crois ! Nous avons tous les cinq, ces messieurs et moi, accompli notre devoir en venant ici et en vous renseignant sur notre identité. À vous de remplir votre mission. Nous sommes tout oreilles. » La gaîté de la jeune fille suscitait autour d’elle tant de cordialité que maître Delarue lui-même en ressentait les effets bienfaisants. Somme toute, l’affaire était débrouillée. Il entrait de plain-pied sur un terrain où la jeune fille avait tracé, au milieu de fourrés inextricables en apparence, une route qu’il n’avait plus qu’à suivre en toute tranquillité. « Mais oui… dit-il… mais oui… il n’y a plus autre chose à faire… et je dois vous communiquer ce que je sais… tout ce que je sais… Excusez-moi… Cette histoire est si déconcertante !… » Remis de son effarement, il reprit toute la dignité qui convient à un notaire. On lui prépara une place d’honneur, sur une sorte de gradin formé par l’aspérité du sol. Il s’y assit. On forma le cercle. Selon les instructions de Dorothée, il entrouvrit sa serviette d’un air important, en homme qui a l’habitude que les yeux se fixent sur lui et que les oreilles recueillent ses moindres paroles, et, sans plus se faire prier, il débita un discours évidemment préparé pour le cas où, contre toute attente et toute logique, il se trouverait en présence de quelqu’un au rendezvous fixé. – 180 – « Mon préambule sera bref, dit-il, car j’ai hâte d’arriver à l’objet même de cette réunion. Le jour – il y a de cela quatorze ans – où je m’installai à Nantes dans l’étude de notaire dont j’avais fait l’acquisition, mon prédécesseur, après m’avoir mis au courant de certaines affaires plus compliquées, s’écria : « Ah ! mais, j’allais oublier… Oh ! cela n’a guère d’importance, d’ailleurs… Mais, tout de même… Tenez, mon cher confrère, voici le plus vieux dossier de l’étude. Maigre dossier, puisqu’il se compose d’une lettre, comme vous voyez, une simple lettre sous enveloppe cachetée avec cette mention que je ne veux pas tarder à vous lire : « Missive confiée à la bonne garde du sieur Barbier, tabellion, et de ses successeurs, pour être ouverte le 12 juillet 1921, à midi, devant l’horloge du château de La Roche-Périac, et pour être lue en présence de tous les possesseurs de la médaille d’or frappée par mes soins. » « Voilà. Pas d’autres explications, mon prédécesseur n’en ayant point reçu de celui dont il avait acheté l’étude. Tout au plus put-il m’apprendre que, d’après ses recherches parmi les vieux registres de la paroisse de Périac, le sieur Barbier (Hippolyte- Jean), tabellion, vivait au début du XVIIIe siècle. À quelle époque son étude fut-elle fermée ? Pour quelles raisons les dossiers furent-ils transportés à Nantes ? Peut-être devons-nous supposer qu’à la suite de certaines circonstances, un des châtelains de La Roche-Périac a quitté le pays et s’est installé à Nantes avec ses meubles, ses chevaux, son personnel, et jusqu’au tabellion du village. Toujours est-il que, depuis près de deux cents ans, la lettre confiée à la bonne garde du tabellion Barbier et à celle de ses successeurs dormait au fond des tiroirs et des casiers, sans que personne eût cherché à surprendre le secret demandé par celui qui l’avait écrite ! Et il advenait que selon toute vraisemblance ce devait être à moi d’en couper le cachet ! » – 181 – Maître Delarue fit une pause et observa ses auditeurs. Ils étaient, comme on dit, suspendus à ses lèvres. ******* de l’impression produite, il tapota la serviette de cuir, et continua : « Vous dirai-je que, bien souvent, ma pensée s’arrêta sur cette perspective et que j’étais curieux de savoir le contenu d’une pareille lettre ? Un voyage que je fis ici même ne me fournit aucune indication, malgré mes fouilles personnelles dans les archives des villages et des bourgs de la région. « Et l’époque arriva. Avant tout, j’allai consulter mon président de tribunal civil. Une question se posait en effet. Si la lettre était considérée comme l’expression d’une disposition testamentaire, peut-être ne devais-je l’ouvrir qu’en présence de ce magistrat. Tel était mon avis. Ce ne fut pas le sien. Le président estima qu’on se trouvait en face d’une manifestation fantaisiste (il prononça même le mot de « fumisterie ») qui échappait aux méthodes légales, et que je devais agir, tout bonnement. « On vous donne rendez-vous sous l’orme à midi, le 12 juillet 1921, conclut-il en plaisantant. Allez-y, maître Delarue, décachetez votre missive selon l’ordonnance, et vous viendrez me mettre au courant. Et je vous promets de ne pas rire si vous revenez bredouille. » « C’est ainsi, dans des dispositions d’esprit fort sceptiques, que je pris le train pour Vannes, puis la diligence, puis, je ne sais où, un âne pour les ruines. Vous comprendrez mon étonnement en voyant que je n’étais pas seul au rendez-vous et que, sous l’orme, ou plutôt sous l’horloge, vous étiez plusieurs qui attendiez. » Les quatre jeunes gens riaient de bon coeur. Marco Dario, de Gênes, dit : « Tout de même, l’affaire devient sérieuse. » – 182 – George Errington, de Londres, ajouta : « Peut-être l’histoire du trésor n’est-elle pas si absurde. – La lettre de maître Delarue va nous le dire », déclara Dorothée. Ainsi le moment était venu. On resserra le cercle autour du notaire. À la gaîté des jeunes visages se mêlait un peu de gravité, qui s’affirma davantage quand maître Delarue fit passer sous les yeux de tous une de ces vastes enveloppes carrées que l’on confectionnait autrefois soi-même avec une feuille épaisse. Celle-ci était d’une teinte décolorée et luisante, comme le temps seul peut en donner au papier. Cinq cachets la fermaient, rouges autrefois peut-être, composés maintenant d’une matière gris violacé que fendillaient mille petites cassures semblables à un enchevêtrement de rides. Dans le haut à gauche, la formule de transmission avait dû être repassée plusieurs fois et rechargée d’encre par les successeurs du tabellion Barbier. « Les cachets sont bien intacts, fit observer maître Delarue. On arrive même à déchiffrer les trois mots latins de la devise… – In robore fortuna, dit Dorothée. – Ah ! vous savez ?… demanda le notaire surpris… – Mais oui, mais oui, maître Delarue, ce sont les mêmes que l’on retrouve sur les pièces d’or, et que j’ai retrouvés tout à l’heure, à moitié effacés, sur le cadran de l’horloge. – Il y a là vraiment, estima le notaire, un rapport indiscutable qui relie entre elles toutes les parties de l’aventure et lui confère une authenticité… – 183 – – Ouvrez donc ! ouvrez, maître Delarue », prononça Dorothée impatiente. Trois des cachets sautèrent. L’enveloppe fut dépliée. Elle contenait une grande feuille de parchemin brisée en quatre, et dont les morceaux tenaient si peu les uns aux autres qu’ils se séparèrent, et qu’il fallut les rassembler. De haut en bas, et des deux côtés, la feuille de parchemin était remplie d’une grosse écriture à jambages indépendants, et qui, certainement, avait été tracée à l’aide d’une encre indélébile. Les lignes se touchaient presque, et les lettres étaient si serrées que l’ensemble donnait l’impression d’une ancienne page d’imprimerie à caractères énormes. « Je vais lire, murmura maître Delarue. – Et, pour l’amour de Dieu, sans perdre une seconde ! » s’écria Dorothée. Il prit un deuxième lorgnon qu’il assujettit par-dessus le premier, et il articula : « Écrit ce jourd’hui, 12 juillet 1721… – Deux siècles ! soupira le notaire, qui répéta aussitôt : « Écrit ce jourd’hui, 12 juillet 1721, dernier jour de mon existence, pour être lu le 12 juillet 1921, premier jour de ma résurrection. » Maître Delarue s’interrompit. Les jeunes gens se regardèrent d’un air stupéfait. Archibald Webster, de Philadelphie, déclara : « Ce gentilhomme était fou. – 184 – – Le mot de résurrection est peut-être employé dans un sens symbolique, proposa maître Delarue. La suite va nous l’apprendre. Je continue : « Mes enfants… » Il s’arrêta de nouveau, et il dit : « Mes enfants… C’est à vous tous qu’il s’adresse… – Ah ! maître Delarue, s’écria Dorothée, je vous en conjure, ne vous interrompez plus ! Tout cela est passionnant. – Néanmoins… – Mais non, maître Delarue, les commentaires sont inutiles. Nous avons hâte de savoir ; n’est-ce pas, camarades ? » Les quatre jeunes gens l’approuvèrent vivement. Le notaire reprit alors et poursuivit sa lecture, avec des hésitations et des redites imposées par les difficultés du texte : « Mes enfants, « Au sortir d’une séance de l’Académie des Sciences de Paris, à laquelle M. de Fontenelle avait bien voulu me convier, l’illustre auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes me saisit dessous le bras et me dit : « Marquis, refuserez-vous de m’éclairer sur un point à propos duquel vous gardez, paraît-il, une réserve farouche ? D’où provient cette blessure à votre main gauche, ce quatrième doigt coupé à la racine même ? On prétend que vous avez laissé ce doigt au fond d’une de vos cornues, en faisant quelque expé– 185 – rience, car vous passez, marquis, pour être quelque peu alchimiste, et pour chercher, entre les murs de votre château de La Roche-Périac, l’élixir de longue vie. « – Je ne le cherche pas, répondis-je, monsieur de Fontenelle, je le possède… « – En vérité ? « – En vérité, monsieur de Fontenelle, et, si vous me permettez de vous faire tenir une petite fiole, la Parque impitoyable devra bien attendre que vos cent ans soient révolus. « – J’accepte de bon coeur, dit-il en riant, sous condition que vous me tiendrez compagnie. Nous sommes du même âge, ce qui nous fait quarante belles années à vivre de conserve. « – Pour moi, monsieur de Fontenelle, vivre plus longtemps ne me dit rien qui vaille. À quoi bon s’entêter dans un monde où nul spectacle nouveau ne peut nous surprendre et où le jour qui vient sera le même que le jour qui s’achève ? Ce que je veux, c’est revivre, revivre dans un siècle ou deux, connaître les enfants de mes petits-enfants, et voir ce que les hommes ont fait après nous. Il y aura de grands changements ici-bas, dans le gouvernement des empires aussi bien que dans la pratique des choses. Je les connaîtrai. « – Bravo, marquis ! s’écria M. de Fontenelle, qui s’égayait de plus en plus. Bravo ! Et c’est un autre élixir qui vous donnera ce pouvoir merveilleux ? « – Un autre, affirmai-je, que j’ai apporté de mon voyage aux Indes où j’ai passé, comme vous savez, dix années de ma jeunesse, ami des grands prêtres de ce pays merveilleux d’où nous viennent toute religion et toute révélation. Ils m’ont initié à quelques-uns de leurs grands secrets. – 186 – « – Pourquoi pas à tous leurs secrets ? demanda M. de Fontenelle, avec une pointe d’ironie. « – Il en est, répondis-je, qu’ils ont refusé de me révéler, comme le pouvoir de communiquer avec ces autres mondes dont vous avez si bien parlé, monsieur de Fontenelle, et comme le secret de revivre. « – Cependant, marquis, ne prétendez-vous point ?… « – Ce secret-là, monsieur de Fontenelle, je l’ai dérobé, et c’est pour me punir qu’ils me condamnèrent à subir le supplice de l’arrachement de tous mes doigts. Le premier doigt enlevé, on m’offrit le pardon, si je consentais à rendre le flacon dérobé. J’en indiquai la cachette, mais j’avais eu le soin, par avance, d’en changer le contenu et de recueillir l’élixir dans une autre fiole. « – De sorte, fit M. de Fontenelle, qu’au prix d’un de vos doigts, vous avez acheté une manière d’immortalité… dont vous comptez faire usage, n’est-ce pas, marquis ? « – Dès que j’aurai mis mes affaires en bon ordre, répondis- je, c’est-à-dire dans une couple d’années environ. « – Pour revivre ? « – En l’an de grâce 1921. » « L’histoire divertit fort M. de Fontenelle qui, prenant congé de moi, me promit de la relater dans ses mémoires comme une preuve de ma vive imagination… Sans doute aussi de ma folie, devait-il penser à part lui… Maître Delarue reprit haleine un moment, et, du regard, interrogea ses auditeurs. – 187 – Marco Dario, de Gênes, hochait la tête en riant. Le Russe montrait ses dents blanches. Les deux Anglo-Saxons semblaient s’amuser infiniment. « Good joke ! » ricana Errington, de Londres. « Oui, excellente farce », traduisit Archibald Webster, de Philadelphie. Dorothée ne disait rien, les yeux songeurs. Maître Delarue poursuivit, dans le silence : « M. de Fontenelle avait tort de rire, mes enfants. Il n’y avait point là d’imagination ni de folie. Les grands prêtres des Indes savent ce que nous ne savons pas et que nous ne saurons jamais, et je suis maître d’un de leurs secrets les plus prodigieux. L’heure est venue d’en faire usage. J’y suis résolu. L’an dernier, la marquise de La Roche-Périac, mon épouse, a péri par accident, me laissant d’amers regrets. Mes quatre fils, comme moi d’humeur aventureuse, bataillent ou font commerce à l’étranger. Je demeure seul. Vais-je traîner ici une vieillesse inutile et sans agrément ? Non. Tout est prêt pour le départ… et pour le retour. Mes vieux serviteurs, Geoffroy et sa femme, fidèles compagnons de ma vie, confidents de mes projets, m’ont juré obéissance. Je dis adieu à mon siècle. « Mes enfants, apprenez les événements qui vont se dérouler au château de La Roche-Périac. À deux heures après midi, je tomberai en syncope. Le médecin, amené par Geoffroy, constatera que mon coeur ne bat plus. Je serai bien mort, selon la vérité des connaissances humaines, et mes serviteurs m’enfermeront dans le cercueil qui m’attend. – 188 – « La nuit venue, Geoffroy et son épouse me délivreront et me porteront, sur un brancard, dans les ruines de la tour Cocquesin, le plus vieux donjon des seigneurs de Périac. Puis ils rempliront mon cercueil de pierres et le refermeront. « De son côté, maître Barbier, exécuteur de mes volontés et administrateur de mes domaines, trouvera dans mon tiroir toutes instructions lui donnant charge de notifier mon décès à mes quatre fils et de leur adresser les quatre parts leur revenant de mon héritage. En outre, il devra faire tenir à chacun d’eux par courrier spécial une pièce d’or toute neuve que j’ai fait frapper de ma devise et qui portera la date du 12 juillet 1921, jour de ma résurrection. « Cette médaille sera transmise de main en main à travers les générations, en commençant par l’aîné des enfants ou des petits-enfants, sans que jamais plus de deux personnes en connaissent le secret. Enfin, maître Barbier gardera la missive présente que je vais cacheter de cinq cachets, et qui sera transmise de tabellion en tabellion jusqu’à la date fixée. « Mes enfants, quand vous lirez cette lettre, c’est que l’heure de midi du 12 juillet 1921 aura sonné. Vous serez réunis sous l’horloge de mon château, à quelques centaines de pas de la vieille tour Cocquesin où je dormirai depuis deux siècles, et que j’ai choisie comme lieu de repos, estimant que si les révolutions que je prévois détruisent les demeures, elles respecteront ce qui n’est plus déjà que ruines et décombres. « Alors, après avoir suivi l’avenue de chênes que mon père a plantée, vous marcherez jusqu’à cette tour, qui sera sans doute ce qu’elle est aujourd’hui. Vous vous arrêterez sous l’arche où jadis se relevait le pont-levis, et l’un de vous comptant, à gauche, après la rainure de la herse, la troisième pierre en hauteur, la poussera doucement, bien droit devant lui, pendant qu’un autre comptant à droite, toujours près de la herse, la troisième – 189 – pierre en hauteur, fera comme le premier. Sous cette double poussée, exercée en même temps, le milieu de la paroi de droite basculera dans l’intérieur, et formera une pente qui vous mènera au bas d’un escalier taillé dans l’épaisseur du mur. « Éclairés par une torche, vous monterez cent trente-deux marches. Elles vous conduiront devant une cloison de plâtre édifiée, après ma mort, par Geoffroy. Vous la démolirez avec un pic de fer ramassé sur la dernière marche, et vous verrez une petite porte massive dont la clef ne tourne que si l’on appuie à la fois sur les trois briques qui font partie de cette marche. « Vous entrerez ainsi dans une chambre où il y aura un lit, derrière des rideaux. Vous écarterez ces rideaux. Je dormirai là. « Ne vous étonnez pas, mes enfants, de me voir plus jeune peut-être que le portrait que voulut bien faire de moi l’an dernier M. Nicolas de Largillière, peintre du roi, et qui est suspendu au chevet de mon lit. Deux siècles de sommeil, le repos de mon coeur qui ne battra qu’à peine, auront, je n’en doute pas, comblé mes rides et rendu la jeunesse à mes traits. Ce n’est pas un vieillard que vous contemplerez. « Mes enfants, la fiole sera sur l’escabeau voisin, enveloppée dans de l’étoffe, bouchée de cire vierge. Vous en casserez le collet sur-le-champ. Tandis qu’un de vous, avec la pointe d’un couteau, desserrera mes dents, un autre versera l’élixir, non pas goutte à goutte, mais en un mince filet de liquide, qui devra couler au fond de ma gorge. Quelques minutes s’écouleront. Puis la vie reviendra peu à peu. Les battements de mon coeur se précipiteront. Ma poitrine se soulèvera et mes paupières s’ouvriront. « Peut-être, mes enfants, devrez-vous parler à voix basse et ne pas m’éclairer d’une clarté trop vive, pour que mes oreilles et mes yeux ne soient frappés d’aucun choc. Peut-être, au contraire, ne vous verrai-je et ne vous entendrai-je – 190 – qu’indistinctement, avec ces organes bien affaiblis. Je ne sais. Je prévois une période d’engourdissement et de malaise pendant laquelle mon esprit devra rassembler ses idées comme on fait au sortir du sommeil. « Je ne me hâterai pas, d’ailleurs, et vous demande en grâce de ne point chercher à tendre mes efforts. Des journées paisibles, une nourriture plus abondante, me ramèneront insensiblement aux douceurs de la vie. « Ne craignez point du reste que je sois à votre charge, mes enfants. À l’insu des miens, j’ai rapporté des Indes quatre diamants de grosseur extraordinaire, quatre diamants rouges de Golconde, que j’ai mis dans l’endroit le plus impénétrable qui soit, et sur lesquels il me suffira d’emprunter pour tenir mon rang et jouir grandement de l’existence. « Comme je dois penser que ma mémoire n’aura peut-être pas gardé le souvenir de cet endroit mystérieux, j’ai marqué le secret en quelques lignes placées ci-inclus, sous une enveloppe intérieure, portant la désignation de « codicille ». « Ce codicille, je n’en ai pas soufflé mot, même à mon serviteur Geoffroy et à son épouse. Si, par faiblesse bien humaine, ils léguaient à leurs enfants quelque récit faisant confidence de mon histoire secrète, ils ne pourraient cependant révéler la cachette de ces quatre diamants merveilleux qu’ils ont souvent admirés et qu’ils chercheront en vain après mon départ. « Donc l’enveloppe intérieure me sera remise dès mon retour à la vie. Dans le cas, impossible à mon sens, mais que néanmoins votre intérêt m’oblige à considérer, où la destinée m’aurait trahi et où vous ne trouveriez pas trace de moi, vous ouvririez vous-mêmes l’enveloppe et, connaissant la cachette, prendriez possession des diamants. – 191 – « D’ores et déjà, j’en reconnais la pleine propriété à ceux de mes descendants qui présenteront la médaille d’or, sans que personne ait le droit d’intervenir dans le juste partage qu’ils feront entre eux, et je leur demande de régler cette affaire euxmêmes, seuls, et suivant leur conscience. « J’ai dit ce que j’avais à dire, mes enfants. Je vais entrer dans le silence et attendre votre venue. Nul doute que vous ne veniez de tous les coins de la terre à l’appel impérieux de la pièce d’or. Issus du même sang, soyez entre vous comme des frères et des soeurs. Approchez gravement de celui qui repose, et délivrez-le des liens qui le retiennent dans le royaume des ténèbres… « Écrit de ma propre main, en parfaite santé d’esprit et de corps, ce jourd’hui 12 juillet 1721. Sur quoi je signe de mon nom. Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de… » Maître Delarue se tut, examina de plus près le papier, puis, après un instant, murmura : « La signature n’est guère lisible… Le nom commence-t-il par un B ou par un R… ? Le paraphe brouille toutes les lettres. » Dorothée prononça lentement : « Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de Beaugreval. – Mais oui, mais oui, s’écria aussitôt le notaire… c’est bien cela… Marquis de Beaugreval. Comment le savez-vous ? – C’est un des noms de ma famille. – Un des noms de votre famille ?… » |
Chapitre XII L’élixir de résurrection Dorothée ne répondit pas, tout absorbée encore par l’étrange missive du marquis. Ses compagnons, les yeux fixés sur elle, semblaient attendre que la jeune fille exprimât une opinion, et, comme elle se taisait, George Errington, de Londres, répéta : « Good joke ! » Elle secoua la tête : « Est-ce bien sûr, cousin, que ce soit une plaisanterie ? – Oh ! mademoiselle, pensez donc ! cette résurrection !… l’élixir !… les diamants cachés !… – Ça, je ne dis pas, fit Dorothée en souriant, le bonhomme me paraît un peu détraqué. Toujours est-il que la lettre qu’il nous adresse est certainement authentique, qu’après deux siècles nous sommes venus à son rendez-vous, comme il l’avait prévu, et que, en définitive, nous sommes bien de la même famille. – Je crois qu’on pourrait s’embrasser de nouveau, mademoiselle… – Mon Dieu, répliqua Dorothée, si notre aïeul le permet, je veux bien, moi. – 193 – – Mais il nous le permet ! – Allons le lui demander… » Maître Delarue protesta : « Vous irez sans moi, mademoiselle, je vous l’assure. Comprenez bien que je ne vais pas aller voir si Jean-Pierre-Augustin de La Roche, marquis de Beaugreval, est encore en vie à l’âge de deux cent soixante-deux ans ! – Mais ce n’est pas si vieux que cela, maître Delarue. Nous ne devons pas compter les deux cents ans de sommeil. Alors, quoi, soixante-deux ans, c’est tout à fait normal. Son ami, M. de Fontenelle, est bien mort à cent ans, comme le lui avait prédit M. de Beaugreval, et grâce à un élixir de longue vie. » Marco Dario demanda : « Enfin, vous n’y croyez pas, mademoiselle ? – Non. Mais tout de même il doit y avoir quelque chose. – Quelle autre chose ? – Nous le saurons tout à l’heure. Pour l’instant, je vous avoue à ma honte que je voudrais bien auparavant… – Quoi ? » lui demanda-t-on. Elle se mit à rire. « Eh bien, voilà, j’ai faim ! Mais une faim de deux cents ans, une faim comme doit en éprouver le marquis de Beaugreval. L’un d’entre vous n’aurait pas… » – 194 – Trois des jeunes gens bondirent. L’un courut vers sa moto, les deux autres vers leurs chevaux. Chacun avait des sacoches remplies de provisions qu’ils apportèrent et rangèrent sur l’herbe aux pieds de Dorothée. Le Russe Kourobelef, qui ne possédait qu’un morceau de pain, poussa devant elle, en guise de table, une grande pierre plate. « Oh ! c’est vraiment gentil, dit-elle en battant des mains. Un déjeuner de famille ! Nous vous invitons, maître Delarue. Et vous aussi, soldat de Wrangel. » Le repas fut joyeux, arrosé de bon vin d’Anjou. Ils burent à la santé du digne gentilhomme qui avait eu l’excellente idée de les réunir dans son château, et Webster proposa un ban en son honneur. Mais, au fond, les diamants, le codicille, la survie du gentilhomme, sa résurrection, autant de billevesées auxquelles ils ne pensaient plus. L’aventure se terminait pour eux avec la lecture de la lettre et avec le repas improvisé. Et combien déjà elle était extraordinaire ! « Et si amusante ! disait Dorothée qui ne cessait de rire. Je vous assure que je ne me suis jamais tant amusée ! Jamais !… » Ses quatre cousins, comme elle les appelait, s’empressaient autour d’elle, attentifs à ses moindres gestes, riant et s’étonnant de ses paroles. Du premier coup, ils la connaissaient et elle les connaissait, sans qu’ils eussent tous les cinq à passer par les phases habituelles des relations entre gens qui ne se sont jamais vus. Elle était pour eux la grâce, la beauté, l’esprit, la fraîcheur. Elle représentait le pays charmant d’où jadis leurs ancêtres étaient partis, et ils la retrouvaient à la fois comme une soeur dont on est fier, et comme une femme que l’on voudrait conquérir. – 195 – Rivaux déjà, ils tâchaient de se faire valoir les uns aux dépens des autres. Errington, Webster et Dario organisèrent des luttes, des tours de force, des jeux d’équilibre, des courses. Comme récompense, ils n’en demandaient qu’une à Dorothée, reine du tournoi, c’était d’être regardés par elle, par ces beaux yeux dont ils subissaient la séduction profonde et qui leur semblaient soudain les plus beaux yeux qu’ils eussent jamais vus. Mais le vainqueur du tournoi, ce fut Dorothée. Dès qu’elle y prit part, les autres n’eurent plus qu’à s’asseoir, à regarder et à s’émerveiller. Un pan de mur, dont le faîte était mince et presque coupant, lui servit de corde raide. Elle escalada des arbres d’où elle se laissait tomber de branche en branche. Sautant sur le grand cheval de Dario, elle exigea de lui des pas de haute école. Puis, saisissant la bride du poney, elle fit de la voltige sur les deux chevaux, à califourchon, couchée ou debout. Et tout cela décemment, avec une grâce où il y avait de la pudeur, de la réserve, et nulle coquetterie. Les jeunes gens montraient de l’enthousiasme et de la stupeur. L’acrobate les ravissait. Mais la jeune fille leur imposait un respect dont aucun d’eux n’eût songé à se départir. Qu’était-elle ? Ils l’appelaient princesse en riant, mais leur rire avait de la déférence. En réalité, ils ne comprenaient pas. Ce n’est qu’à trois heures de l’après-midi qu’on résolut d’entreprendre la fin de l’expédition. Ils y allèrent tous comme à une partie de plaisir. Maître Delarue, à qui le petit vin d’Anjou montait un peu à la tête, sa cravate dénouée, son chapeau haut de forme en arrière, enfourcha son âne et ouvrit la marche en chantant des couplets sur la résurrection du marquis Lazare. – 196 – Dario, de Gênes, imitait un accompagnement de mandoline. Errington et Webster tenaient au-dessus de la tête de Dorothée, pour la garantir du soleil, une ombrelle faite de fougères et de fleurs sauvages. On contourna le monticule que formaient, derrière l’horloge, les débris de l’ancien château, et l’on suivit une belle avenue d’arbres centenaires qui aboutissaient à un rond-point, au milieu duquel se dressait un chêne magnifique. Maître Delarue annonça, d’un ton de cicérone : « Voici les arbres que planta le père de M. de Beaugreval. Vous remarquerez leur vigueur. Arbres vénérables s’il en fut ! Voici le chêne-roi. Des générations entières s’y sont abritées. Chapeau bas, messieurs ! » Puis ils atteignirent les pentes broussailleuses d’une petite colline au sommet de laquelle, après un talus circulaire qui représentait les vestiges d’une enceinte intérieure, se dressait la carcasse d’une tour de forme ovale. « La tour Cocquesin, débita maître Delarue, de plus en plus exubérant. Ruines vénérables s’il en fut ! Restes du donjon féodal ! C’est là que nous attend le marquis-au-Bois-Dormant, seigneur de Beaugreval, que nous allons ressusciter avec un doigt d’élixir mousseux ! » Le ciel bleu apparaissait à travers les fenêtres vides. Des pans de murs entiers s’étaient écroulés. Cependant toute une partie à droite semblait intacte, et, s’il y avait réellement un escalier et une habitation quelconque, comme le prétendait le marquis, ce ne pouvait être que dans cette partie. Maintenant s’ouvrait devant eux l’arche contre laquelle se rabattait autrefois le pont-levis. Les abords en étaient encom– 197 – brés d’un tel amoncellement de ronces et d’arbustes entrelacés qu’il leur fallut un long temps avant d’atteindre la voûte où se trouvaient les pierres indiquées par le marquis de Beaugreval. Là, nouvel obstacle et nouvel effort pour se frayer un double chemin vers les deux parois. « Nous y sommes, dit enfin Dorothée, qui avait dirigé les travaux, et nous pouvons être sûrs que personne ne nous a précédés. » Avant de commencer l’opération prescrite, ils allèrent jusqu’à l’extrémité de la voûte. Elle s’ouvrait sur la nef immense que formait l’intérieur du donjon, vidé de ses étages, sans autre toit que le ciel. On voyait quatre creux de cheminées qui se superposaient sous des manteaux de pierres sculptées, où des plantes sauvages habitaient. En bas, on eût dit l’arène ovale d’un cirque romain, avec une série de petites salles, voûtées par en dessus, dont on apercevait les orifices béants, et que des couloirs étroits séparaient en groupes distincts. « Les visiteurs qui se risquent à La Roche-Périac peuvent entrer de ce côté, observa Dorothée. Les noces des environs doivent y venir à l’occasion. Tenez, il y a des papiers gras sur le sol et des boîtes de sardines. – Ce qui est curieux, dit Webster, c’est que la voûte du pont-levis n’ait pas été déblayée. – Par qui ? Croyez-vous que les promeneurs vont perdre leur temps à faire ce que nous avons fait, alors qu’il y a, en face, des issues naturelles ?… » – 198 – Ils ne semblaient guère pressés de se remettre à l’ouvrage et de vérifier les assertions du marquis, et ce fut plutôt par acquit de conscience, et pour avoir le droit de se dire, sans arrièrepensée « L’aventure est finie » qu’ils s’attaquèrent aux parois de la voûte. Dorothée, aussi sceptique que les autres, reprit le commandement avec nonchalance. « Allons-y, cousins. Vous n’êtes pas venus d’Amérique et de Russie pour vous croiser les bras. Nous devons à notre ancêtre la preuve de notre bonne volonté, et gagner le droit de jeter nos médailles d’or au fond de nos tiroirs. Dario, de Gênes, Errington, de Londres, veuillez respectivement pousser, chacun de votre côté, la troisième pierre en hauteur… oui, ces deux-ci, puisque voici la rainure où glissait l’ancienne herse… » Les pierres se trouvaient assez haut, de sorte que l’Italien et l’Anglais ne les atteignirent qu’en levant les bras. Conseillés par Dorothée, ils grimpèrent sur les épaules de leurs camarades Webster et Kourobelef. « Êtes-vous prêts ? – Nous sommes prêts, répondirent Errington et Dario. – Alors, poussez doucement, et d’une façon continue. Et surtout, ayez la foi ! Maître Delarue n’a pas la foi. Aussi je ne lui demande rien. » Les deux jeunes gens avaient appliqué leurs mains sur les deux pierres et pesaient fortement. Dorothée plaisantait : – 199 – « Allons, un peu de nerf, s’il vous plaît, messieurs ! Les affirmations du marquis sont paroles d’évangile. Il a écrit que la pierre de droite basculerait. Que la pierre de droite bascule ! – La mienne remue, dit l’Anglais, à gauche. – La mienne également, déclara l’Italien, à droite. – Pas possible ? s’écria Dorothée, incrédule. – Mais oui, mais oui, affirma l’Anglais, celle de dessus aussi, et elles s’enfoncent toutes deux par le haut. » Il n’avait pas achevé ces mots que les deux pierres, formant bloc, basculèrent à l’intérieur, et découvrirent un palier où, dans l’ombre, on apercevait quelques marches. L’Anglais jeta un cri de triomphe. « Ce brave gentleman n’a pas menti. Voilà l’escalier. » Ils demeurèrent un moment interdits. Non pas que l’événement fût bien extraordinaire, mais il apportait une première confirmation à ce qu’avait annoncé le marquis de Beaugreval, et ils se demandaient malgré eux si les autres prédictions ne se réaliseraient pas avec la même exactitude. « Au cas où il y aurait vraiment cent trente-deux marches, dit Errington, je me déclare convaincu. – Quoi ! fit maître Delarue, qui semblait, lui aussi, fort impressionné, vous oseriez prétendre que le marquis… – Que le marquis nous attend, comme un monsieur averti de notre visite. – 200 – – Vous déraisonnez, bougonna le notaire. N’est-ce pas, mademoiselle ? » Les jeunes gens le hissèrent sur le palier. Dorothée les rejoignit. Deux lampes de poche remplacèrent les torches prévues par M. de Beaugreval, et l’on se mit à escalader les très hautes marches, qui tournaient sur elles-mêmes dans un espace très restreint. « Quinze… seize… dix-sept… » comptait Dario. Pour se donner du coeur, maître Delarue chantait les couplets de La tour prends garde. Mais, à la trentième marche, il dut se reposer. « L’ascension est rude, n’est-ce pas ? dit la jeune fille. – Oui, oui… mais c’est surtout l’idée que nous rendons visite à un mort. Ça me coupe les jambes. » À la cinquantième marche, un trou dans le mur laissait passer la lumière. Dorothée s’y glissa et aperçut les bois de La Roche, mais une corniche avancée ne permettait pas de voir le pied du donjon. On continua la montée. Maître Delarue chantonnait, d’une voix de plus en plus chevrotante qui, à la fin, exhalait plutôt des gémissements. Dario comptait : « Cent… Cent dix… Cent vingt… » À cent trente-deux, il annonça : – 201 – « Un mur barre l’escalier. En cela non plus, notre aïeul n’a pas menti. – Il y a bien trois briques incorporées dans la marche ? demanda Dorothée. – Elles y sont. – Et un pic de fer ? – Le voici. – Allons, tout est bien conforme au testament, dit-elle en achevant l’ascension et en examinant les lieux. Nous n’avons qu’à obéir à cet excellent homme. » Elle ordonna : « Webster, démolissez le mur. Ce n’est qu’un panneau de plâtre. » Au premier choc, en effet, le mur s’écroula, démasquant une petite porte trapue. « Crebleu, marmotta le notaire qui n’essayait plus de masquer son inquiétude, le programme s’exécute point par point. – Ah ! ah ! fit Dorothée malicieusement, vous devenez moins sceptique, maître Delarue. Pour un peu, vous affirmeriez que la porte va s’ouvrir. – Je l’affirme. Ce vieux fou était un mécanicien habile et un metteur en scène de premier ordre. – Vous parlez de lui comme s’il était mort », remarqua Dorothée. – 202 – Le notaire lui saisit le bras. « Évidemment. Car enfin, quoi, je veux bien admettre qu’il est là, mais pas vivant ! non, pas vivant ! » Elle posa son pied sur l’une des briques. Errington et Dario pressèrent les deux autres. La porte eut un soubresaut violent, puis s’ébranla et glissa sur ses gonds. « Santa Madonna ! chuchota Dario. Nous sommes en plein miracle. Va-t-on voir Satan ?… » À la lueur des lampes, ils discernaient une chambre assez vaste, sans fenêtre, au plafond cintré. Aucun ornement sur les murs de pierre. Aucun meuble. Mais, à gauche, on devinait une autre pièce plus basse, qui constituait une sorte d’alcôve, et cette alcôve était cachée par une tapisserie clouée grossièrement sur une poutre. Les cinq hommes et Dorothée ne bougeaient pas, silencieux, immobiles. Maître Delarue, très pâle, ne semblait pas à l’aise. Étaient-ce les fumées du vin ? Ou l’angoisse du mystère ? Personne ne souriait plus. Dorothée ne pouvait détacher son regard de la tapisserie. Ainsi l’aventure ne s’arrêtait ni à la rencontre prodigieuse des héritiers du marquis, ni à la lecture de ses volontés fantastiques. Elle allait jusqu’au creux de la vieille tour où nul n’avait pénétré, et jusqu’au seuil même de la retraite inviolable où le marquis avait bu le breuvage qui endort… ou qui tue. Qu’y avait-il derrière la tapisserie ? Un lit, sans doute… quelques vêtements qui gardaient peut-être la forme du corps qu’ils avaient recouvert… et puis, une poignée de cendres… – 203 – Elle tourna la tête vers ses compagnons comme pour leur dire : « Est-ce moi qui marcherai la première ? » Ils restèrent immobiles, indécis et gênés… Alors, elle avança d’un pas, et ensuite de deux pas. La tapisserie se trouva bientôt à sa portée. D’une main hésitante elle en saisit la bordure et la souleva lentement, tandis que les jeunes gens s’approchaient. La lueur des lampes fut projetée. Dans le fond de la pièce, il y avait un lit. Sur ce lit, un homme couché. Cette vision était, malgré tout, si inattendue que Dorothée eut quelques secondes de défaillance, et qu’elle laissa retomber le rideau. Ce fut Archibald Webster qui, très troublé, le releva vivement et marcha vers cet homme endormi, comme s’il eût voulu le secouer et le réveiller d’un coup. Les autres se précipitèrent. Archibald, du reste, s’était arrêté près du lit, le bras suspendu, et il n’osait plus faire un mouvement. C’était un homme à qui l’on pouvait donner soixante ans, mais dont l’étrange pâleur, dont la peau entièrement décolorée, sous laquelle ne courait pas une goutte de sang, avaient quelque chose qui n’était d’aucun âge. Une face absolument glabre. Aucun cil, aucun sourcil. Un nez au cartilage transparent, comme le nez de certains tuberculeux. Point de chair. Une mâchoire, des os, des pommettes, de vastes paupières rabattues et ridées – 204 – composaient toute la figure, entre deux oreilles décollées, et audessous d’un front énorme que prolongeait un crâne entièrement nu. « Le doigt… le doigt… » souffla Dorothée. Le quatrième doigt de la main gauche manquait, coupé au ras de la paume, exactement comme l’avait annoncé le testament. L’homme était revêtu d’un costume de drap marron, avec gilet de soie noire brodée de vert et culotte courte. Ses bas étaient en laine fine. Tout cela usé, à demi mangé aux vers. Il n’avait point de chaussures. « Il doit être mort », fit l’un des jeunes gens à voix basse. Pour s’en assurer, il eût fallu se pencher et appliquer l’oreille contre la poitrine, à l’endroit du coeur. Mais on avait cette impression bizarre que, au premier contact, cette forme d’homme tomberait en poussière, et que tout s’évanouirait ainsi qu’un fantôme. Et puis, tenter une pareille expérience, n’était-ce point commettre un sacrilège ? Douter de la mort, et interroger un cadavre, personne ne l’osait. La jeune fille frissonna, ses nerfs de femme tendus à l’excès. Maître Delarue la conjura : « Allons-nous-en… Allons-nous-en… Cela ne nous regarde pas… C’est une besogne satanique… » Mais George Errington eut une idée. Il sortit de sa poche un petit miroir et le tint devant les lèvres de l’homme. – 205 – Au bout d’un instant, la glace se ternit légèrement. « Oh ! balbutia-t-il… je crois qu’il vit ! – Il vit ! il vit ! » chuchotèrent les jeunes gens avec une agitation contenue. Maître Delarue dut s’asseoir sur le bord du lit, tellement ses jambes tremblaient, et il répétait sans cesse : « Besogne satanique… nous n’avons pas le droit… » Ils se regardaient tous avec inquiétude. L’idée que ce mort vivait – car il était mort ! incontestablement mort ! – l’idée que ce mort vivait les heurtait comme une chose monstrueuse. Et cependant, les preuves de son existence ne valaient-elles pas celles de sa mort ? Ils croyaient à sa mort, parce qu’il était impossible qu’il fût vivant. Mais pouvaient-ils renier le témoignage de leurs propres yeux parce que ce témoignage était contraire à la logique ? Dorothée prononça : « Voyez… voyez… sa poitrine se soulève et s’abaisse. Oh ! à peine… Mais enfin, tout de même, il n’est pas mort. » On protesta : « Non… c’est inadmissible… Comment pourrait-on expliquer un pareil phénomène ? – Je ne sais pas… je ne sais pas… fit-elle lentement. Ce serait une sorte de léthargie… de sommeil hypnotique… – Un sommeil qui durerait deux cents ans ? – 206 – – Je ne sais pas… je ne comprends pas… – Alors ? – Alors, il faut agir. – Dans quel sens ? – Dans le sens du testament. Les prescriptions sont formelles. Notre devoir est de les exécuter aveuglément et sans réfléchir. – Comment ? – Tâchons de le réveiller avec l’élixir dont parle le testament. – Le voici », fit Marco Dario, en prenant sur un escabeau un objet emmailloté d’étoffe d’où il tira une petite fiole de forme vieillotte, lourde, en cristal, avec un ventre rond et un long col que terminait un gros bouchon de cire. Il la tendit à Dorothée, qui, d’un coup sec sur le bord de l’escabeau, cassa le col. « Quelqu’un de vous a-t-il un couteau ? demanda-t-elle. Merci, Webster. Ouvrez-en la lame et introduisez la pointe entre les dents, ainsi qu’il est dit sur la lettre. » Ils agissaient comme ferait un docteur en face d’un malade qu’il ne sait pas soigner, et qu’il traite cependant sans la moindre hésitation, selon l’ordre formel de la première ordonnance venue. On verrait bien ce qui se passerait. L’essentiel était d’obéir aux instructions. – 207 – Archibald Webster eut de la peine à remplir sa tâche. Les lèvres se contractaient, et les dents supérieures, noires et gâtées pour la plupart, s’appliquaient aux dents inférieures avec une telle force que la pointe du couteau n’arrivait pas à se frayer un passage. Il fallut l’introduire de bas en haut, puis lever le manche pour desserrer les deux mâchoires. « Ne bougez plus », commanda la jeune fille. Elle se courba. Sa main droite, qui tenait le flacon, l’inclina légèrement. Quelques gouttes d’un liquide qui avait la couleur et l’odeur de la chartreuse verte tombèrent entre les lèvres, puis un mince filet coula du flacon, qui, bientôt, fut vide. « C’est fini », dit Dorothée, en se relevant. Elle essaya de sourire, en regardant ses compagnons, mais tous avaient les yeux fixés sur l’homme. Elle murmura : « Attendons. L’effet ne peut pas être immédiat. » Et tout en disant ces mots, Dorothée pensait : « Alors quoi, j’admets réellement qu’il peut y avoir un effet, et que cet homme va sortir de son sommeil ? ou plutôt de la mort… car un tel sommeil n’est autre chose que la mort… Non, en vérité, nous sommes victimes d’une hallucination collective… Non, le miroir ne s’est pas terni, le coeur ne bat pas… Non, mille fois non, on ne ressuscite pas ! – Voilà trois minutes », dit Marco Dario. Et, sa montre à la main, il compta. Cinq autres minutes passèrent, puis cinq autres. – 208 – Attente vraiment incompréhensible de la part de ces six personnes, et qui ne pouvait trouver d’explication que dans la précision mathématique avec laquelle s’étaient produits tous les événements annoncés par le marquis de Beaugreval. Il y avait là toute une série de faits qui semblaient autant de miracles, et qui obligeaient les témoins de ces faits à patienter tout au moins jusqu’à l’instant fixé pour le miracle suprême. « Quinze minutes », prononça l’Italien. Quelques secondes encore s’écoulèrent, et soudain ils tressaillirent. Une même exclamation sourde leur échappa. Les paupières du cadavre avaient remué. Le phénomène se répéta aussitôt, et si net, si visible, qu’il leur fut impossible de douter. C’était la palpitation de deux yeux qui veulent s’ouvrir. En même temps les bras bougèrent. Un frisson agita les mains. « Oh ! balbutia le notaire éperdu, il vit… il vit… » |
Chapitre XIII Lazare Dorothée regardait, attachée à ses moindres gestes. Comme elle, les jeunes gens demeuraient impassibles, la figure crispée. Cependant l’Italien ébaucha un signe de croix. « Il vit ! reprit maître Delarue. Le voilà qui nous regarde. » Étrange regard, qui ne bougeait pas et qui ne cherchait pas à voir. Regard de nouveau-né que n’animait aucune pensée. Vague, inconscient, il fuyait la clarté des lampes et semblait prêt à s’éteindre dans un nouveau sommeil. En revanche, la vie passait sur tout le corps, comme si le sang reprenait son cours normal sous l’effort d’un coeur qui recommençait à battre. Les bras et les mains eurent des mouvements logiques. Puis, soudain, les jambes glissèrent au bas du lit. Le buste se dressa. Après plusieurs tentatives, l’homme s’assit. Ils le virent alors de face, et, comme un des jeunes gens avait levé sa lampe pour qu’il n’en fût pas frappé en plein visage, cette lampe éclaira au-dessus du lit, contre le mur de l’alcôve, le portrait dont la lettre du marquis faisait mention. Ils purent alors constater que c’était bien le portrait de l’homme. Même front énorme, mêmes yeux cachés au fond des orbites, mêmes pommettes saillantes, même mâchoire osseuse, mêmes oreilles décollées. Mais l’homme, contrairement aux – 210 – prévisions de la lettre, avait fortement vieilli et considérablement maigri, le portrait représentait un seigneur d’assez bonne mine et suffisamment en point. Deux fois, il tenta de se mettre debout sans y réussir : il était trop faible, ses jambes refusèrent de le porter. Il semblait également très oppressé et respirait avec peine, soit qu’il en eût perdu l’habitude, soit qu’il manquât d’air. Dorothée, avisant deux planches collées au mur, les montra du doigt à Webster et à Dario, et leur fit signe de les arracher. Cela fut facile, car elles ne tenaient que par des pointes, et ils découvrirent une petite fenêtre ronde, un oeil-de-boeuf plutôt, dont le diamètre n’excédait certes point trente ou trente-cinq centimètres. Une bouffée d’air frais pénétra dans la pièce. L’homme en fut baigné, et, bien qu’il ne parût avoir conscience de rien, il se tourna de ce côté en ouvrant la bouche et en respirant à pleins poumons. Tous ces menus incidents se déroulèrent avec beaucoup de lenteur. Ceux qui en étaient les témoins stupéfaits avaient l’impression d’assister aux phases mystérieuses d’une résurrection qu’il leur était cependant impossible de considérer comme définitive. Chaque minute gagnée par ce mort vivant leur semblait un nouveau miracle qui dépassait leur imagination, et ils espéraient l’événement inéluctable qui remettrait les choses en leur place naturelle, et qui serait, pour ainsi dire, la désarticulation et l’écroulement de cet inconcevable automate. Dorothée frappa du pied avec impatience, comme si elle se révoltait contre elle-même et qu’elle eût voulu secouer sa torpeur. Elle se détourna de la vision qui la fascinait, et sa figure marqua un tel effort de réflexion que ses compagnons, eux aussi, détachèrent leurs regards de l’homme. Les yeux de Dorothée – 211 – cherchaient. Leurs prunelles bleues devenaient d’un bleu plus sombre. Ils semblaient voir au-delà de ce que voient des yeux ordinaires et poursuivre la vérité dans des régions plus lointaines. Au bout d’une minute ou deux, elle murmura : « Essayons. » Et elle revint vers le lit, résolument. Après tout, il y avait un phénomène évident, certain, dont on ne pouvait pas ne pas tenir compte : cet homme vivait. Il fallait donc agir avec lui comme avec un être vivant, qui a des oreilles pour entendre et une bouche pour parler, et qui se distingue des choses qui l’entourent par une existence personnelle. Cet homme avait un nom. Toutes les circonstances indiquaient péremptoirement que sa présence en cette chambre close était le résultat, non pas d’un miracle – hypothèse que l’on ne doit examiner qu’en dernier ressort – mais d’une expérience réussie, – hypothèse que l’on n’a pas le droit d’écarter a priori, si extraordinaire qu’elle puisse paraître. Alors, pourquoi ne pas le questionner ? Elle s’assit à ses côtés, prit ses mains qui étaient froides et moites, et lui dit gravement : « Nous sommes accourus à votre appel… Nous sommes ceux à qui la pièce d’or… » Elle s’arrêta. Les mots ne venaient pas facilement à ses lèvres. Ils lui paraissaient absurdes et enfantins, et elle avait la certitude qu’ils devaient paraître tels à ceux qui les entendaient. Elle dut faire un effort pour reprendre : – 212 – « Dans nos familles, la pièce d’or a passé de main en main, jusqu’à nous… Voilà deux siècles que la tradition se forme, et que votre volonté… » Mais elle était incapable de continuer en ces termes pompeux. Une autre voix murmurait en elle : « Dieu, que c’est idiot, tout ce que je dis ! » Cependant la main de l’homme se réchauffait au contact de la sienne. Il avait presque l’air d’entendre le bruit des paroles et de comprendre qu’elles s’adressaient à lui. Et ainsi, renonçant à faire des phrases, Dorothée fut amenée à lui dire simplement, comme à un pauvre homme que sa résurrection ne mettait pas à l’abri des exigences humaines : « Avez-vous faim ?… Voulez-vous mangez ?… boire ?… Répondez… Qu’est-ce qui peut vous être agréable ?… Mes amis et moi nous tâcherons… » Le vieillard, éclairé bien en face, la bouche ouverte, la lèvre pendante, gardait un visage morne et stupide que n’animait aucune expression, aucune convoitise. Sans se retourner, Dorothée appela le notaire et lui dit : « Maître Delarue, ne pensez-vous pas que nous devrions lui offrir la seconde enveloppe, celle du codicille. Sa conscience se réveillerait peut-être à la vue de ce papier, qui d’ailleurs lui appartient, et que nous devons lui rendre selon les termes de la lettre. » Maître Delarue fut de cet avis et passa l’enveloppe à Dorothée, qui la tendit au vieillard en disant : – 213 – « Voici les indications que vous avez écrites vous-même pour retrouver les diamants. Nul ne connaît ces indications. Les voici. » Elle avança la main. Il fut manifeste que le vieillard essayait de répondre par un mouvement analogue. Elle accentua son geste, il baissa les yeux vers l’enveloppe, et ses doigts s’ouvrirent pour la recevoir. « Vous comprenez bien, n’est-ce pas ? dit-elle. Vous allez décacheter cette enveloppe ! Elle contient le secret des diamants. C’est d’une importance considérable pour vous. Le secret des diamants… Toute une fortune. » Une fois encore elle s’interrompit brusquement, comme frappée par une réflexion subite et par une remarque imprévue. Webster lui dit : « Certes, il comprend. Quand il ouvrira le papier et qu’il le lira, tout le passé revivra dans sa mémoire. Nous pouvons le lui donner. » George Errington appuya : « Oui, mademoiselle, nous pouvons le lui donner. C’est un secret qui lui appartient. » Cependant Dorothée n’exécutait pas l’acte annoncé. Elle regardait le vieillard avec une attention extrême. Ensuite elle prit une lampe, se recula, se rapprocha, examina la main mutilée, et puis soudain partit d’un éclat de rire fou, qui jaillit avec la violence d’un rire trop longtemps retenu. – 214 – Courbée en deux, les bras serrés sur la poitrine, elle riait jusqu’à la souffrance. Sa jolie tête secouait par saccades ses cheveux aux boucles légères. Et c’était un rire si charmant, si jeune, d’une gaîté tellement irrésistible, que les jeunes gens éclatèrent à leur tour, tandis que maître Delarue, par contre, s’irritant d’une hilarité qui lui semblait déplacée en pareille circonstance, protestait d’une voix vexée : « Vraiment, je m’étonne… Il n’y a rien de plaisant dans tout cela… Nous sommes en présence d’un événement extraordinaire… » Son air pincé redoubla les rires de Dorothée qui balbutia : « Oui… extraordinaire… Un miracle !… Ah ! mon Dieu, que c’est drôle ! et comme c’est bon de s’abandonner !… Il y a assez longtemps que je me retenais… Oui, évidemment, j’étais sérieuse… inquiète… Mais tout de même ce que j’avais envie de rire !… Tout cela est si drôle !… » Le notaire marmotta : « Je ne vois pas ce qu’il y a de si drôle !… Le marquis ! » La joie de Dorothée ne connut plus de bornes. Elle répéta en se tordant les mains et les larmes aux yeux : « Le marquis !… L’ami de Fontenelle !… Le marquis ressuscité !… Lazarre de Beaugreval ! Mais vous n’avez donc pas vu ?… – J’ai vu le miroir se ternir… les yeux qui s’ouvraient. – Oui, oui, d’accord. Mais le reste ?… – Quel reste ? – 215 – – Dans sa bouche ? – Approchez-vous. – Qu’y a-t-il ? – Il y a… – Enfin quoi, parlez. – Une fausse dent ! » Maître Delarue répéta lentement : « Il a une fausse dent ?… – Oui, une molaire… une molaire tout en or ! – Eh bien, et après ? » Dorothée ne répondit pas sur-le-champ. Elle laissait tout loisir à maître Delarue pour reprendre ses esprits et pour apercevoir de lui-même toute la valeur de cette découverte. Il redit d’une voix moins assurée : « Eh bien ? – Eh bien, voilà, dit-elle, tout essoufflée… voilà… Je me demande avec angoisse… si on aurifiait sous Louis XIV et sous Louis XV… Parce que vous comprenez… si le marquis n’a pu se faire aurifier avant sa mort… c’est qu’il aura fait venir un dentiste ici… dans cette tour… durant sa mort… c’est-à-dire qu’il aura su par les journaux, ou autrement, qu’on pouvait mettre – 216 – une fausse dent à la place de la dent mauvaise dont il souffrait depuis Louis XIV… » Dorothée avait fini par réprimer cette gaîté intempestive qui choquait si fort maître Delarue. Elle souriait simplement, mais de quel air narquois et amusé ! Naturellement, les quatre étrangers, pressés autour d’elle, souriaient aussi, du même air de gens qui se divertissent au-delà de toute expression. Sur son lit, l’homme toujours impassible et stupide continuait ses exercices de respiration. Le notaire attira ses compagnons de façon à former un groupe qui tournait le dos au lit, et il murmura : « Alors… alors… selon vous, mademoiselle, ce serait une mystification ? – J’en ai peur, déclara-t-elle, en hochant la tête comiquement. – Mais le marquis ?… – Le marquis n’a rien à voir dans l’affaire, dit-elle. L’aventure du marquis se termine le 12 juillet 1721, jour où il a avalé une drogue qui a mis bel et bien un point final à sa brillante existence. Tout ce qui est resté du marquis, malgré ses espoirs de résurrection, c’est : 1° Une pincée de cendres, mélangée à la poussière de cette pièce ; 2° La lettre authentique et curieuse que maître Delarue nous a lue ; 3° Un lot de diamants énormes cachés quelque part ; 4° Les vêtements qui l’habillaient à l’heure suprême où il fut enfermé volontairement dans son tombeau, c’est-à-dire ici, dans cette pièce. – Et ces vêtements ? – 217 – – Notre homme s’en est affublé… à moins qu’il n’en ait acheté d’autres, ceux du marquis devant être en fort mauvais état. – Mais comment a-t-il pu pénétrer ici ? Cette fenêtre est trop étroite, et d’ailleurs, inaccessible. Alors comment ?… – Sans doute par le même chemin que nous. – Impossible ! Pensez à tous les obstacles, aux difficultés, à la muraille de ronces qui encombraient la route… – Sommes-nous sûrs que cette muraille n’était pas déjà percée, à un autre endroit, que la cloison de plâtre n’avait pas été démolie et reconstruite, et que la porte de cette pièce n’avait pas été découverte avant nous ? – Mais il aurait fallu que cet homme connût la combinaison secrète du marquis, la manoeuvre des deux pierres, etc. – Pourquoi pas ? Le marquis a peut-être laissé une copie de sa lettre… ou bien le brouillon. Mais non… tenez… mieux que cela ! La vérité, nous la connaissons par M. de Beaugreval ! Il l’avait prévue puisqu’il fait allusion à une défaillance toujours possible de son vieux serviteur, Geoffroy, et qu’il envisage le cas où le brave homme écrirait une relation des événements. Cette relation, le brave homme l’a écrite, et de proche en proche, elle est parvenue jusqu’à nos jours. – Simple supposition. – Supposition plus que vraisemblable, maître Delarue, puisque, en dehors de nous, en dehors de ces quatre jeunes gens et de moi, il y a d’autres personnes, d’autres familles chez lesquelles l’histoire Beaugreval, ou une partie de l’histoire Beaugreval, s’est perpétuée et puisque, depuis plusieurs mois, je – 218 – combats pour la possession de l’indispensable médaille d’or dérobée à mon père. » Les paroles de Dorothée produisirent une grande impression. Elle précisa : « La famille de Chagny-Roborey dans l’Orne, la famille d’Argonne dans les Ardennes, la famille Davernoie en Vendée, autant de foyers où la tradition a été entretenue. Et autour de cela, drames, vols, assassinats, folie, tout un bouillonnement de passions et de violences. – Cependant, observa Errington, il n’y a ici que nous. Que font-ils, les autres ? – Ils attendent. Ils attendent une date qu’ils ignorent. Ils attendent la médaille. J’ai vu devant l’église de La Roche-Périac un chemineau et une ouvrière qui attendent le miracle. J’ai vu deux pauvres déments qui sont venus au rendez-vous et qui attendent au bord de l’eau. Et, il y a huit jours, j’ai livré à la justice un bandit dangereux du nom de d’Estreicher, apparenté de loin à ma famille, lequel avait tué pour s’emparer de la pièce d’or. Me croirez-vous maintenant si je vous dis que nous avons affaire à un imposteur ? » Dario objecta : « Alors l’homme qui est ici serait venu pour jouer le rôle même que le marquis espérait tenir deux cents ans après sa mort ? – Certes. – Dans quel but ? – Les diamants, vous dis-je, les diamants ! – 219 – – Mais, puisqu’il en connaissait l’existence, il n’avait qu’à les chercher et à se les approprier. – Il aura cherché, croyez-le, et sans relâche, mais en vain ! Nouvelle preuve que cet homme ne connaissait que la relation de Geoffroy, puisque Geoffroy n’avait pas été mis par son maître au courant de la cachette. Et c’est pour connaître cette cachette, pour assister à la réunion des descendants Beaugreval, qu’il joue, aujourd’hui 12 juillet 1921, et après des mois et des années de préparation, le rôle du marquis. – Rôle dangereux ! Rôle impossible ! – Possible au moins quelques heures, ce qui suffisait. Que dis-je, quelques heures… Mais songez donc que, après dix minutes, nous étions tous d’accord pour lui remettre cette seconde enveloppe qui contient le mot de l’énigme, et qui était très probablement le but même de son entreprise. Il devait savoir l’existence d’un codicille, d’un document d’explication. Mais où le trouver, ce document ? Plus de tabellion Barbier ! Plus de successeurs ! Où le trouver ? Mais ici, à la réunion du 12 juillet ! Logiquement le codicille devait y être apporté ! Logiquement on le lui remettrait ! Et, de fait, je l’avais dans la main. Je le lui tendais. Une seconde de plus, il en prenait connaissance. Après quoi, bonsoir. Le soi-disant marquis de Beaugreval, une fois possesseur des diamants du marquis de Beaugreval, rentrait dans le néant, c’est-à-dire se sauvait au plus vite. » Webster demanda : « Pourquoi ne l’avez-vous par remise, cette enveloppe ? Vous avez deviné ?… – Deviné, non. Mais je me défiais. En la lui offrant, je faisais surtout une expérience. Quelle charge contre lui, s’il répon– 220 – dait à mon offre par un geste d’acceptation, inexplicable au bout de si peu de temps ! Il accepta. Je vis sa main trembler d’impatience. J’étais fixée. Mais en même temps, le hasard me comblait ; j’aperçus un peu d’or dans sa bouche ! » Tout cela s’enchaînait de la façon la plus rigoureuse, et Dorothée montrait le travail des événements, des causes et des effets, comme on fait voir un ouvrage de tapisserie dont le jeu compliqué des dessins et des nuances produit l’unité la plus harmonieuse. Les quatre jeunes gens étaient confondus et nul d’entre eux ne mettait en doute la parole de la jeune fille. Archibald Webster déclara : « On croirait que vous avez assisté à toute l’aventure. – Oui, fit Dario, le marquis ressuscité a joué toute la comédie devant vous. – Quelle observation et quelle terrible logique ! » dit Errington, de Londres. Et Webster ajouta : « Et quelle intuition ! » Dorothée ne répondit pas aux éloges par son sourire habituel. On eût dit que les événements tournaient d’une façon qui lui était plutôt désagréable, et qui semblait en annoncer d’autres qu’elle redoutait par avance. Mais lesquels ? Qu’y avait-il à craindre ? Dans le silence, maître Delarue s’écria tout à coup : – 221 – « Eh bien ! moi, je prétends que vous vous trompez. Je ne suis pas du tout de votre avis, mademoiselle. » Maître Delarue était de ces gens qui se cramponnent d’autant plus à une opinion qu’ils ont refusé longtemps de l’admettre. La résurrection du marquis lui paraissait soudain un dogme qu’il devait défendre. Il répéta : « Pas du tout de votre avis ! Vous accumulez des hypothèses sans fondement. Non, cet homme n’est pas un imposteur. Il y a des preuves en sa faveur que vous négligez. – Lesquelles ? demanda-t-elle. – Eh ! son portrait ! Sa ressemblance indiscutable avec le portrait du marquis de Beaugreval, exécuté par Nicolas de Largillière ! – Qui vous dit que ce soit le portrait du marquis, et non le portrait de notre homme lui-même ? C’est une manière très commode de ressembler à quelqu’un. – Mais ce vieux cadre ? Cette toile qui date d’autrefois ? – Admettons que le cadre soit resté. Admettons que la toile, au lieu d’avoir été changée, ait été simplement maquillée, de façon à représenter le faux marquis ici présent. – Et le doigt coupé ? s’exclama maître Delarue triomphant. – Un doigt, ça se coupe. » Le notaire s’emporta : – 222 – « Ah ! ça, non, mille fois non ! Quel que soit l’appât du bénéfice, on ne se mutile pas ainsi. Non, non, votre système ne tient pas debout. Alors quoi, vous vous représentez ce bonhomme- là en train de se couper le doigt ! ce bonhomme-là, avec sa figure morne, son air abruti ! Mais il en est incapable ! C’est un faible, un lâche… » L’argument frappa Dorothée. Il éclairait justement la situation à son endroit le plus ténébreux, et elle en tira justement les conclusions qu’il comportait. « Vous avez raison, déclara-t-elle. Un homme comme lui est incapable de se mutiler. – En ce cas ? – En ce cas, c’est un autre qui s’est chargé de cette besogne sinistre. – Un autre qui lui aurait coupé le doigt ? Un complice ? – Plus qu’un complice, un chef. Le cerveau qui a combiné cette affaire, ce n’est pas le sien. Le metteur en scène de l’aventure, ce n’est pas lui. Lui, il n’est qu’un instrument, quelque coquin, vulgaire choisi pour son aspect décharné. Celui qui tient les ficelles demeure invisible, et celui-là est redoutable. » Le notaire frissonna. « On dirait que vous le connaissez ? » Après un moment, elle répliqua d’une voix lente : « Il se peut que je le connaisse. Si mon instinct ne me trompe pas, le chef du complot serait cet homme que j’ai livré à la justice, ce d’Estreicher dont je parlais tout à l’heure. Tandis – 223 – qu’il est en prison, ses complices – car ils étaient plusieurs – ont repris l’oeuvre commencée par lui et tentent de la mener jusqu’au bout… Oui, oui, ajouta-t-elle, il est permis de croire que d’Estreicher a tout réglé. Voilà des années qu’il poursuit l’affaire, et une telle machination est conforme à son esprit de ruse et de fourberie. Méfions-nous de lui. Même en prison, c’est un adversaire dangereux. – Dangereux… dangereux… dit le notaire, qui essayait de se rassurer… Je ne vois vraiment pas ce qui nous menace ! D’ailleurs, l’affaire touche à sa fin. Pour les pierres précieuses, ouvrons le codicille. Et, en ce qui me concerne, ma tâche est terminée. – Il ne s’agit pas de savoir si votre tâche est terminée, maître Delarue, reprit Dorothée, de sa même voix songeuse. Il s’agit d’échapper à un péril que je ne distingue pas, mais que tout laisse prévoir, et que j’entrevois de plus en plus nettement. D’où vient-il ? Je ne sais pas. Mais il existe. – C’est terrible, gémit maître Delarue. Comment se défendre ? Que faire ? – Que faire ? » Elle se tourna vers la petite pièce qui servait d’alcôve. L’homme ne bougeait plus, le buste et la tête noyés dans l’ombre. « Interrogeons-le. Vous comprenez bien que le comparse n’est pas venu là tout seul. On lui a confié ce poste, mais les autres veillent, les agents de d’Estreicher. Ils attendent, dans la coulisse, le résultat de la comédie. Ils nous épient. Ils nous écoutent peut-être… Interrogeons-le. Il va nous dire les mesures prises contre nous en cas d’échec. – 224 – – Il ne parlera pas… – Mais si… Mais si… Il est entre nos mains, et il a tout intérêt à se faire pardonner son rôle. C’est un de ces êtres qui sont toujours avec les plus forts… Regardez-le. » L’homme ne sortait pas de son immobilité. Aucun geste. Pourtant sa position ne semblait pas naturelle. Assis comme il l’était, à demi courbé, il eût dû perdre l’équilibre. « Errington… Webster… commanda Dorothée… éclairezle. » D’un coup, les deux lampes électriques projetèrent leurs rayons. Quelques instants s’écoulèrent. « Ah ! » soupira Dorothée qui se rendit compte la première de la chose effroyable et qui recula. Tous les six, un étrange spectacle les avait heurtés, inexplicable d’abord. Le buste et la tête, qu’ils croyaient immobiles, penchaient un peu en avant, d’un mouvement imperceptible, mais qui ne s’arrêtait pas. Du fond des orbites, les yeux surgissaient tout ronds, des yeux d’épouvante, qui s’allumaient, comme des escarboucles, aux feux concentriques des deux lampes. La bouche se convulsait comme pour un cri qui ne s’exhalait point. Puis la tête s’affaissa sur la poitrine, entraînant le buste. On vit, durant quelques secondes, le manche d’ébène d’un poignard dont la lame à demi plongée dans l’épaule droite, au bas du cou, ruisselait de sang. Et enfin tout le corps s’écroula – 225 – sur lui-même. Lentement, comme une bête blessée, l’homme s’agenouilla sur les dalles et, soudain, d’un bloc, tomba. |
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