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ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ Romantic Novels Fourm¡ ÑæÇíÇÊ ÑæãÇäÓíÉ ÇÌäÈíÉ


Destin troublant, de Lilian Darcy

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ÇáÊÓÌíá: Nov 2008
ÇáÚÖæíÉ: 106201
ÇáãÔÇÑßÇÊ: 10
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Jded Destin troublant, de Lilian Darcy

 

Destin troublant, Lilian Darcy
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Destin troublant, de Lilian Darcy


Une fraction de seconde… … et la vie de Lauren bascule lorsqu’un échafaudage s’écroule quasiment sur elle… Sans Luke Lachlan, qui risque sa vie pour la sauver en se jetant sur elle, et l’enfant qu’elle porte, aurait-elle eu une chance de s’en tirer ? L’un et l’autre se retrouvent prisonnier des décombres. Après de longues heures passées sous les gravats, au contact troublant de cet inconnu, dont elle sent les battements de cœur, Lauren sent que rien ne sera plus jamais comme avant… Luke et elle sont désormais unis par un lien indestructible, un lien auquel elle n’ose pas encore donner de nom…
CHAPITRE 1
Il ne fallut que quelques secondes pour que la vie de Lauren Van Shuyler basculât du tout au tout.
Elle entendit une voix masculine hurler :
— La grue ! Attention à la grue !
Trop tard. Juste au-dessus d’elle, la façade de brique du XIXe siècle qu’elle venait inspecter se mit à pencher. Des briques commencèrent à chuter, d’abord éparses, puis en une pluie drue qui crépita comme un tir de mitraillette.
Lentement, comme dans un film au ralenti, la façade de deux étages s’inclina vers l’échafaudage adossé à la nou-velle construction.
Plusieurs des madriers constituant les plates-formes dé-valèrent comme de simples cartes à jouer.
— Reculez ! cria la même voix. Reculez !
Quelque chose de chaud et de lourd la heurta alors bru-talement, la projetant sur le sol. Non, pas quelque chose… Quelqu’un. Un homme qui, la tenant étroitement enlacée, roula avec elle jusqu’à une tranchée non refermée, dans le sol de béton du nouvel immeuble.
Une fraction de seconde plus tard, plusieurs plates-formes de l’échafaudage s’effondraient sur eux, suivies d’une avalanche de briques.
L’espace d’une minute, Lauren attendit la mort. Le bruit assourdissant aurait pu être celui d’une explosion. La poussière, suffocante, l’empêchait de respirer. L’impact des briques déchiqueta certains des madriers qui consti-tuaient un pont miraculeux au-dessus de l’étroite tranchée. Une douleur fulgurante lui déchira le mollet, suivie d’une sensation de chaleur étrangement apaisante, puis d’un engourdissement progressif de sa jambe.
Elle ne pouvait pas bouger. L’obscurité était totale, aussi épaisse et palpable que de la poix. Si elle n’avait pris conscience des sursauts spasmodiques de sa poitrine, elle n’aurait pas su qu’elle pleurait. Elle savait, en revan-che, que l’homme pressé contre elle vivait, puisqu’elle en sentait le souffle. Jamais elle n’avait éprouvé une terreur aussi absolue.
Lorsque le grondement commença à s’estomper, elle entendit l’homme demander :
— Ça va ? Vous êtes vivante ?
— Oui, je suis vivante.
Quelques sanglots secs, semblables à des hoquets, la secouèrent, tandis qu’elle répétait :
— Je suis vivante.
— Bien. C’est une chose… une bonne chose.
— C’est fini ? balbutia Lauren. Le… l’effondrement ?
A présent, elle n’était plus sensible qu’à une chose : la respiration de l’homme, heurtée, laborieuse, tout contre son propre corps. Comme un spasme lui contractait l’estomac, elle voulut porter les mains à son ventre, mais ce lui fut impossible. Un de ses bras était coincé contre le béton granuleux de la tranchée ; l’autre, sous elle, lui tirait douloureusement l’épaule.
— Je n’entends plus rien tomber. Vous pouvez bou-ger ? demanda l’homme.
— Pas beaucoup.
Ils demeurèrent silencieux quelques instants, prenant la mesure du silence qui les environnait.
Tous les sens de la jeune femme étaient maintenant en éveil. Elle sentait un filet d’air froid sur son visage, comme une brise imperceptible qui parcourait la tranchée.
Celle-ci ne devait donc pas être bouchée à ses extrémi-tés, pensa-t?elle, ce qui éliminait au moins la perspective d’être étouffée.
Au bout d’un moment, lorsque ses yeux se furent ac-coutumés à l’obscurité, elle s’aperçut qu’une lueur très diffuse filtrait dans leur étroit refuge, laquelle provenait, sans doute, de la même source que l’air à l’odeur aigre-lette de ciment frais. Cela lui permettait de distinguer une très légère ombre qui pouvait être l’épaule de l’homme, ainsi qu’une autre qui marquait sans doute les contours de la tête.
Bouger, en revanche, se révélait presque impossible.
Lauren gisait sur le côté, pressée de la tête aux pieds contre l’homme. Son sac à dos de cuir, compressé entre ses reins et la paroi de la tranchée, l’obligeait à arquer le dos. Un caillou s’enfonçait douloureusement dans l’os de sa hanche, tandis que des morceaux de bois, arrachés aux planches de l’échafaudage, lui râpaient l’épaule. Elle sen-tait, bloquée sous sa cage thoracique, une des mains de l’homme, dont les phalanges devaient frotter cruellement sur le béton rugueux.
A en juger par la largeur du torse contre lequel ses seins s’écrasaient, et par la musculature de la cuisse qui lui entravait la jambe, elle avait l’impression que l’inconnu était grand et costaud.
— Est-ce que… Est-ce que vous m’avez sauvé la vie ? finit?elle par demander.
— Au point où nous en sommes, il est un peu tôt pour le savoir, répondit?il, avec un humour un peu forcé.
— J’ai peur.
— Non, il ne faut pas. Il ne faut surtout pas avoir peur, ma grande, d’accord ?
A vrai dire, personne n’appelait Lauren « ma grande » et personne n’aurait osé le faire. Mais, à cet instant précis, cela ne la dérangea pas, au contraire. Elle y trouva même un certain réconfort.
— Nous nous en sortirons bien mieux si nous conser-vons notre calme, ajouta-t?il.
— Je suis calme, affirma-t?elle.
Mais ses dents claquaient, alors qu’une vague de pani-que naissait au plus profond d’elle-même.
— Vous avez froid ?
— Je ne porte pas la tenue adéquate.
— Quel formalisme ! dit?il avec un rire étouffé. Je ne savais pas qu’il existait une tenue recommandée pour ce genre de circonstance.
— Je veux dire, je ne suis pas… Mon chemisier est très mince, j’ai froid.
Un de ses plus beaux chemisiers, songea-t?elle malgré elle. En soie… Coûteux… Fichu !
— Vous avez l’impression d’avoir froid, sans doute. Mais notre température interne est normale, parce que nous nous tenons chaud réciproquement. Ça va aller, croyez-moi.
Il parlait d’une voix douce, convaincante, comme s’il s’adressait à un animal nerveux. En reculant la tête au maximum, Lauren essaya de le dévisager, mais il était trop près d’elle pour qu’elle distinguât autre chose qu’une tache sombre. Alors, elle y renonça, relâcha les muscles de sa nuque, et posa le front contre le doux coton de la chemise.
— Mon bras est tout engourdi, murmura-t?elle.
Tout comme sa jambe, mais elle s’en inquiéterait plus tard.
— Essayons de bouger.
— Comment ?
— Planification et communication sont les deux clés de toute opération concertée.
Lauren essaya de rire, mais le résultat s’apparenta à un sanglot.
— Nous pourrions établir nos priorités, pendant que nous y sommes, non ? parvint?elle néanmoins à dire.
— Bonne idée. La mienne, c’est de retirer mes doigts de sous vos côtes. Vous avez des côtes agressives, chère madame !
— Je… j’ai un peu maigri récemment. Et je m’appelle Lauren.
— Ah bon ? Inutile de vous excuser, Lauren. Nous n’aurions pas tenu à deux dans cet endroit si vous aviez eu cinq kilos supplémentaires.
— Et vous ? Quel est votre nom ?
— Luke.
— Luke, est-ce que je peux bouger mon bras ? Et es-sayer de retirer mon sac à dos ?
— C’est ce que je sens sous mes doigts ? Il est en cuir ?
— Oui.
— Vous avez quelque chose d’utile, dedans ? A manger ou à boire ?
— Un peu d’eau minérale et une barre chocolatée.
—Alors, j’ai bien choisi la personne qu’il fallait sau-ver !
— Sauf que ce n’était pas réfléchi.
— Vous avez raison, je ne vous ai pas choisie. C’était purement instinctif. J’ai crié en direction des autres, mais c’est vous que j’ai poussée dans cette tranchée parce que vous étiez la plus proche de moi. Nous étions tous les deux pile sous cette maudite grue et son imbécile de conducteur.
— Vous travaillez sur ce chantier ?
— Non, j’avais un rendez-vous. Vous parlez d’un ac-cueil !
— Je venais d’arriver, moi aussi. Je cherchais le contremaître. Est-ce que… est-ce que tout le monde a pu s’écarter à temps ?
— Je ne sais pas. J’ai vu deux ou trois personnes courir se mettre à l’abri. Quant aux autres…
Ils écoutèrent de nouveau. Aucune voix, aucun appel, aucun mouvement ne leur parvint. Une sirène hulula au loin, mais le véhicule devait se rendre vers une autre ur-gence. Trop peu de temps s’était écoulé depuis l’accident pour que les secours arrivent déjà.
— A votre avis, il leur faudra combien de temps pour parvenir jusqu’à nous ? demanda Lauren, sans trop savoir pourquoi elle se référait au jugement de cet inconnu.
Rares étaient les personnes en qui elle reconnaissait, d’ordinaire, une autorité. De plus, en toute logique, elle aurait dû supposer que cette terrible expérience devait être aussi nouvelle pour lui que pour elle. Il prit néanmoins la question au sérieux.
— Nous ne savons pas combien de briques nous sont tombées dessus. Et cela dépendra aussi de la stabilité du site, et du nombre de personnes ensevelies.
— Oui, bien sûr. Excusez-moi, je ne vois pas pourquoi vous détiendriez toutes les réponses.
— Je vous en prie. Et si on s’occupait un peu de ce chocolat ?
Ils s’attaquèrent au problème suivant les modalités dé-finies préalablement : fixer un but, planifier et communi-quer.
Leur premier souci fut de libérer la main de Luke. Lau-ren sentit les doigts glisser peu à peu sous ses côtes, puis se poser sur sa taille.
— Est-ce que vous pouvez bouger votre bras, mainte-nant ? demanda-t?il.
— Je crois.
Le coude de Lauren frotta contre le béton râpeux, puis contre les planches déchiquetées…
— Mais je ne sais pas où le mettre ! s’écria-t?elle.
Et, comme elle se mettait à rire avec une pointe d’hystérie, son compagnon lui murmura d’une voix apai-sante :
— Gardez votre calme, ma grande. Essayez donc de passer votre bras autour de mes épaules.
— D’accord.
Le contact de la cotonnade, douce et chaude, et des muscles solides qui la tendaient, réconforta Lauren. Son soulagement fut cependant de courte durée, car le sang, en circulant de nouveau, provoqua dans son bras des picote-ments insupportables. Mais elle se mordit la lèvre pour ne pas se plaindre.
— Bon, maintenant, décida-t?il, nous allons essayer de retirer ce sac de vos épaules.
— Dites-moi ce que je dois faire pour vous aider.
Il leur fallut quelques minutes d’efforts douloureux, pour parvenir à leurs fins. A un moment, le visage de Luke se retrouva pressé entre les seins de Lauren, plus tendres et plus sensibles depuis quelques jours. Un instant plus tard, elle dut plaquer les hanches contre les siennes pour amorcer un changement de position.
Cette intimité obligée n’avait cependant rien de cho-quant ni de gênant, puisque la chaleur et la pression de leurs corps, leurs respirations mêlées, la vibration de leurs voix constituaient l’unique preuve qu’ils étaient vivants.
En fait, jamais Lauren n’avait éprouvé avec une telle intensité un besoin aussi impérieux de contact physique.
Finalement, elle dut écraser son visage contre la poi-trine de Luke afin que celui-ci pût extirper la barre choco-latée de l’emballage.
« Que c’est bon ! se surprit?elle à penser. Au diable le chocolat, je ne veux plus bouger… »
Au travers de la chemise de Luke, s’exhalait une sen-teur agréable et réconfortante. Au-delà de l’odeur persis-tante de la poussière de briques, Lauren distinguait un léger parfum de savon masculin.
Du santal, peut-être, ou de l’essence de pin, se dit?elle. En tout cas, c’était frais et rassurant. Puis, bien que cela parût totalement incongru, elle perçut, sans erreur possi-ble, une note de… compote de pommes.
— Je l’ai ! annonça victorieusement Luke.
— J’ai soif. Nous aurions dû nous préoccuper d’abord de la bouteille.
— Vous aurez encore plus soif après le chocolat. Mieux vaut garder l’eau pour plus tard.
— Oui, vous avez raison, reconnut?elle.
Cependant, ni son estomac ni ses papilles ne répon-daient avec enthousiasme à la perspective de manger du chocolat. Elle entendit le bruit sec de la barre qui se bri-sait, sentit l’odeur douceâtre qui se dégageait, mais sans pour autant se mettre à saliver d’envie.
— Voilà ! dit Luke. Je suis désolé, je n’ai pas le choix…
D’un geste approximatif, il lui enfonça le morceau de chocolat dans la bouche. Ce faisant, il lui effleura du pouce la lèvre inférieure. Un pouce dont la peau un peu rêche contrastait avec la suavité écœurante de la sucrerie qui, déjà, fondait sur la langue de Lauren.
Pourquoi donc avait?elle fourré cette barre dans son sac, ce matin ? se désola-t?elle. Que n’y avait?elle mis un paquet de chips !
Malgré ses efforts, elle ne parvenait pas à avaler la pâte épaisse et collante qui s’obstinait à adhérer à son palais. Un spasme contracta soudain son estomac, soulignant sans pitié sa vulnérabilité nouvelle dans de nombreux domai-nes.
Or, si Lauren détestait une chose, c’était de se sentir vulnérable.
— Je suis désolée…, Luke ! s’exclama-t?elle, affolée, en luttant contre la nausée. De l’eau, vite !
— Je ne peux pas l’attraper, répliqua-t?il, en prenant aussitôt la mesure de ce qui se passait. Ecoutez, ne pensez plus à votre malaise ! Inspirez ! Soufflez ! Ne pensez à rien d’autre. *******ez-vous d’inspirer lentement, arron-dissez vos lèvres et soufflez de nouveau. Doucement… Maintenant, recommencez.
Lauren s’exécuta, d’abord avec une hâte désespérée, puis, peu à peu, avec plus de maîtrise. Elle inspira, elle expira ; elle inspira, elle expira.
Oui, cela l’aidait, songea-t?elle. Cela neutralisait même la nausée. Comment Luke avait?il su ce qu’il convenait de faire ?
— Merci, finit?elle par dire.
— Ça va mieux ?
— Je suis enceinte, ajouta-t?elle brusquement, avant de se mettre à trembler de tous ses membres.
Puis, s’avisant de ce que cela impliquait, une peur gla-cée la figea.
— Mon Dieu… Quelle conséquence cela va-t?il avoir sur le bébé ?
Au-dessus de sa propre voix, tremblant de larmes contenues, elle perçut soudain le son de sirènes, de plus en plus aigu au fur et à mesure qu’elles se rapprochaient.
— Enceinte de combien ? demanda-t?il en élevant la voix pour couvrir le bruit grandissant. Je ne me suis aper-çu de rien.
— Un peu plus de cinq semaines, je crois, répon-dit?elle en s’accrochant, malgré elle, à la chemise de Luke. Je n’en suis sûre que depuis ce week-end. Luke, je ne veux pas perdre mon bébé !
— Chuuut… Vous n’allez pas le perdre, ne craignez rien, dit?il en s’arrangeant pour la serrer contre lui, d’une façon maladroite mais qui procura à Lauren un réconfort immédiat. A cinq semaines, ce n’est qu’une crevette, juste un amas de cellules en formation, bien protégé à l’intérieur de votre ventre. Et votre ventre lui-même n’a pas été touché, puisqu’il est tout contre le mien. Sentez-vous des contractions ?
— Non, rien qui y ressemble.
— Je vous assure qu’un minuscule bébé de cinq semai-nes ne quitte pas le nid simplement parce que sa maman a eu une petite frayeur. Ou même une grosse. Il est bien au chaud là où il est, et je suis sûr qu’il se porte comme un charme.
— Comment le savez-vous ? demanda-t?elle agressi-vement. Comment pouvez-vous le savoir ? Vous n’êtes pas médecin, si ?
— Non, cria-t?il, car les sirènes, toutes proches main-tenant, hurlaient au-dessus d’eux. Mais j’ai des enfants, des jumeaux de dix-huit mois. Et donc, je sais.
— Des jumeaux…
Déconcertée, Lauren resta songeuse un instant. La seule pensée qui lui vint, saugrenue, fut que cela expliquait sans doute cette odeur de compote de pommes sur la chemise.
— Votre femme va être dans tous ses états, reprit?elle.
— Non. Elle est décédée. Il y a quelques mois.
— Oh… Je suis vraiment désolée. Ça doit être terrible pour vous !
— C’est… Non, ça va.
Il semblait mal à l’aise, étrangement réticent. Puis, d’un seul coup, il ajouta :
— C’est surtout… moche. Très moche. De la culpabili-té plus que du chagrin.
A la brusque crispation qui le secoua, la jeune femme comprit qu’il s’était confié malgré lui.
« De la culpabilité plus que du chagrin », se répéta-t?elle, perplexe. Il ne s’agissait que de quelques mots, mais qui suscitaient beaucoup de questions. De quoi cet homme se sentait?il coupable ? Et pourquoi ne pouvait?il pleurer sa femme ?
Elle sentit qu’il essayait de s’écarter d’elle, et sut que son aveu malencontreux résonnait dans son esprit comme dans le sien.
— Enfin, euh…, reprit?il avec hésitation. C’est ma mère qui sera dans tous ses états, quand elle verra que je ne reviens pas chercher les garçons.
— Pourvu que…
— Ecoutez ! Cette fois, c’est pour nous. Ils sont là.
— Comment sauront?ils que nous sommes vivants ?
— Dès qu’ils auront arrêté les moteurs et les sirènes, je vais crier. Je vous serrerai contre moi en vous bouchant les oreilles, parce que ça risque de faire du bruit.
— Je peux crier, moi aussi.
— Nous nous rendrions mutuellement sourds. Laissez-moi le faire. Si je peux tendre le cou en arrière et inspirer suffisamment d’air…
Mais il eut beau appeler de toutes ses forces pendant plusieurs minutes, rien n’indiqua qu’on l’avait entendu.
— Il y a sûrement des coudes, dans cette canalisation, et ce genre de béton a tendance à amortir les sons, finit?il par dire.
Ils entendirent alors le frottement d’une brique qui tombait non loin d’eux, et Luke se raidit.
— Ce n’est pas bon signe. Si jamais les ondes de ma voix étaient suffisantes pour ébranler tout ça… Nous ne savons pas si c’est très stable.
Ils écoutèrent de nouveau, et entendirent le bruit d’un engin qu’on mettait en marche. Qu’ils pussent percevoir les bruits sans qu’on les entendît accentua l’angoisse de Lauren.
— Il se peut qu’on reste là un moment, dit Luke comme s’il avait eu le même pressentiment. Peut-être toute la nuit. Et même…
Ainsi, ils auraient de plus en plus froid et faim ? se dit?elle. Ils perdraient toute leur énergie ? Et sa blessure à la jambe, dont elle n’avait rien dit à Luke ? Combien de sang une femme enceinte pouvait?elle se permettre de perdre ? Et que se passerait?il si sa température corpo-relle, ou son taux de sucre, chutait de façon dramatique ?
— Toute la nuit ? reprit?elle en se mettant à trembler. Non, ce n’est pas possible ! Mon bébé…
— Calmez-vous, Lauren, calmez-vous…
Mais, cette fois, la voix profonde et rassurante de Luke résonnant contre sa poitrine ne parvint pas à l’apaiser. Rien n’aurait pu arrêter les larmes, pas plus que le torrent de mots qui lui échappaient…
Ainsi, blottie contre lui, elle lui raconta tout, sans se soucier de l’image qu’elle donnerait d’elle. Elle confessa des choses qu’elle n’avait jamais dites à personne, pas même à ses plus proches amies.
D’ailleurs, pourquoi ne s’était?elle pas confiée à Co-rinne Alexander, par exemple ? se demanda-t?elle fugiti-vement.
C’était Corinne qui lui avait présenté Ben Deveson. Elle était l’amie de ce dernier, autant que la sienne. Sans doute était-ce la raison pour laquelle elle ne l’avait pas choisie comme confidente. A qui d’autre aurait?elle pu avouer qu’elle avait l’impression de s’être dédoublée, et que deux Lauren cohabitaient en elle : l’une, volontaire, organisée, s’absorbait dans les préparatifs d’un grand mariage ; tandis que l’autre la contemplait en silence, avec, au plus profond d’elle-même, l’envie de hurler.
Laquelle des deux Lauren était réelle ? demanda-t?elle abruptement à cet homme inconnu, sans songer un instant à ce qu’elle trahissait d’elle-même.
Mais qui savait si elle survivrait assez longtemps pour reparler à un autre être humain ? Cet homme solide, à la voix profonde, se trouvait là, et c’était tout ce qui comp-tait. Elle déversa pêle-mêle les vérités pleines d’amertume, les regrets extravagants, les peurs les plus secrètes qui s’entrechoquaient dans son cœur comme dans son esprit.
Au demeurant, elle connaissait la raison de son désar-roi : Ben ne voulait pas de ce bébé, et ce rejet l’avait han-tée toute la semaine, la déstabilisant complètement.
— Au fond de moi-même, je devais savoir qu’il réagi-rait ainsi, balbutia-t?elle. Parce que je ne lui ai rien dit avant d’être sûre. Et alors…
Elle se rappelait encore ce qu’il lui avait répliqué :
— Bon sang ! Comment t’es-tu débrouillée ? Je croyais que tu prenais la pilule !
— Je sais que c’est un peu plus tôt que ce que nous avions prévu…
— Tu peux le dire ! Nous avions dit que nous atten-drions trois ou quatre ans, le temps de profiter de l’existence.
— Je le sais bien, mais… Ben, nous allons avoir un bé-bé ! N’est-ce pas miraculeux ?
Avec un temps de retard, il avait fini par afficher le sourire adéquat, et par proférer — d’un ton détaché — les mots qu’elle avait espérés. Oui, c’était miraculeux. Et oui, bien sûr, il était *******. Il devait simplement se faire à l’idée.
— Il employait exactement le même ton, murmura-t?elle tout contre la poitrine de l’étranger, quand il me parlait après l’amour du plaisir que nous avions eu.
Sauf qu’ils n’éprouvaient guère de plaisir, et cela, elle l’avoua également à Luke. En fait, elle ne s’était jamais sentie suffisamment prête pour faire l’amour avec Ben.
— Vous comprenez, notre relation devenait très sé-rieuse. Je ne me sentais pas le droit de refuser, surtout à partir du moment où nous nous sommes fiancés. Je pen-sais que ça s’arrangerait… Enfin, je suis sûre que ça va s’arranger. Tout est ma faute, il faut que je fasse un effort. J’aurais dû comprendre que…
Elle s’arrêta, et puis reprit d’une voix entrecoupée :
— Non, bien sûr. Je l’aime. Il n’est pas parfait, mais… il faut être réaliste.
Cela, c’était quelque chose que l’autre Lauren, la silen-cieuse, ne semblait pas admettre.
— Il est gentil, et… Nous nous marions dans cinq jours. Je veux me marier ! Je veux une famille. Cela, je le veux. Mais comment a-t?il pu me regarder de cette façon lorsque je lui ai annoncé que nous allions avoir un bébé ?
Sa voix se brisa, et elle laissa échapper un sanglot.
« Seigneur ! se désola Daniel. Comment l’arrêter ? Elle est en état de choc. Elle va se haïr de m’avoir raconté tout ça ! »
Il en était d’autant plus sûr que lui-même se maudissait déjà d’avoir laissé échapper ces quelques mots pleins d’amertume : « De la culpabilité plus que du chagrin ».
Comment en étaient?ils arrivés à partager des émotions aussi intimes avec une telle rapidité ? se demanda-t?il.
En fait, il la connaissait à peine. Il l’avait aperçue de-puis la fenêtre d’une des cabines de chantier, dans laquelle il étudiait les plans du nouveau bâtiment.
Il avait su qu’il s’agissait de Lauren Van Shuyler, fille de John Van Shuyler et héritière de l’importante société qui portait son nom, car elle était attendue pour une ins-pection du chantier.
Par curiosité, il avait traversé le site afin de voir de plus près quelle tête avait la fille de l’ami de son père. Car ce dernier avait été l’adjudant de M. Van Shuyler en Corée, et, par amitié, le milliardaire s’était intéressé à la société fondée par le fils de son compagnon d’armes, et lui avait finalement confié l’installation du système de sécurité dans le futur immeuble.
Après être descendue d’une luxueuse voiture de sport, Lauren s’était avancée d’un pas vif et léger sur le sol iné-gal, dans lequel les engins avaient creusé de profondes ornières.
Elle portait un élégant pantalon noir et un chemisier de soie rouge foncé, dont la couleur rehaussait l’éclat de ses cheveux bruns et la beauté de son teint clair, se souvint?il. Quelqu’un lui avait tendu un casque, dont elle n’avait pas eu le temps de se coiffer.
Moins d’une minute plus tard, à cause de l’inattention d’un grutier, il avait été obligé de la précipiter dans la canalisation non refermée.
Et maintenant, son torse pressait les seins de Lauren, ses cuisses enlaçaient les siennes d’une manière qui, mal-gré la gravité de la situation, le troublait plus qu’il ne le souhaitait.
Au niveau de son mollet, il sentait, à travers son jean, un liquide chaud qui imbibait progressivement le tissu. Du sang, il le craignait. Le sang de Lauren. Mais il passa la chose sous silence, car elle-même n’en avait rien dit. Peut-être même ignorait?elle qu’elle était blessée.
Il n’était pas désagréable, bien au contraire, de la tenir ainsi serrée contre lui, songea-t?il. La soie du chemisier était douce sous ses doigts, et des magnifiques cheveux émanait une délicieuse odeur de jasmin et de fleur d’oranger.
Depuis combien de temps n’avait?il connu une telle in-timité avec une femme ? se demanda-t?il. Si cela avait été possible, il l’aurait enlacée encore plus étroitement, pour essayer de faire cesser le tremblement qui la secouait des pieds à la tête.
Mais cette femme ignorait très certainement qui il était, s’avisa-t?il soudain. Devait?il attribuer à un brusque instinct d’autoprotection le fait de lui avoir donné comme prénom « Luke », celui qu’utilisaient ses amis et ses col-lègues ? Pour l’état civil, il était Daniel Lachlan, mais ce nom-là, Lauren l’aurait reconnu. Elle aurait su, alors, que le fils du vieux camarade de son père ne pleurait pas la perte de sa femme.
Daniel, quant à lui, aurait souhaité ne pas connaître la moitié de ce qu’elle lui avait confié. Ce qu’elle lui avait révélé était trop douloureux, et jamais il n’aurait pu ima-giner qu’une femme comme elle cachât une telle vulnéra-bilité. Il n’aurait pas pensé non plus qu’elle pût en parler de cette façon.
L’honnêteté brutale de cette confession la rendait si bouleversante que, par compassion, il voulut l’interrompre.
— Lauren, arrête, dit?il sans s’aviser qu’il la tutoyait. Arrête…
Mais elle poursuivit :
— En fait, tout ce qui compte pour moi, c’est de ne pas perdre ce bébé. Papa ne le sait pas encore. Et il y a si longtemps qu’il rêve d’être grand-père…
— Arrête, je t’en prie. Ne parlons plus de cela.
— Aide-moi ! S’il te plaît, aide-moi ! Je ne peux plus m’empêcher de trembler.
— Je le sais, ma grande. Mais je…
— C’est parce que je n’arrête pas de penser que, peut-être, Ben voudrait… en fait… il serait heureux si je perdais…
Et soudain, Daniel sut comment la faire taire.
Oui, il n’y avait qu’un moyen pour la contraindre au silence, se dit?il avant de se pencher sur elle pour la bâillonner d’un baiser.
CHAPITRE 2
La bouche de Luke avait un goût de poussière et de chocolat. Lauren laissa d’abord échapper un gémissement de protestation. Puis, soudain, tout changea.
Peu à peu, ses tremblements convulsifs s’apaisèrent, remplacés par une exultation physique inconnue. Quelque chose de vital émanait du contact de ces lèvres impérieu-ses, qui en appelait à son propre instinct de survie.
Dans la nudité de cette tombe de béton, où tout n’était que douleur et craintes, ce baiser était comme une graine germant sur le flanc cendreux d’un volcan. Il ne s’agissait pas de sexe ou de trahison. Mais seulement d’instinct vital.
Lentement, la pression des lèvres de Luke se relâcha. Lauren aurait alors pu parler, se défendre. Mais elle n’en fit rien. Au contraire, elle attendit, jusqu’au moment où la bouche de Luke s’empara de nouveau de la sienne. Comme des voyageurs découvrant une contrée inconnue, ils s’explorèrent mutuellement, avec une avidité renforcée par l’immobilité obligée de leurs corps. En réponse au désir manifeste de Luke, elle sentit la pointe de ses seins, rendus plus sensibles par sa grossesse, se durcir, tandis qu’une vague chaude se formait au creux de ses reins.
Cela dura peut-être des minutes, des heures… Elle avait totalement perdu la notion du temps. Soudain, le bruit des machines devint plus fort, et ils perçurent, tout près d’eux, un brusque grincement de métal tordu.
Luke rejeta la tête en arrière. Lauren entendit que celle-ci heurtait la paroi de béton, et elle tressaillit, comme si elle s’était elle-même cognée.
— Ta tête !
— Ça va, assura Luke d’une voix un peu haletante. Ecoute…
Une sirène retentit, et il ajouta :
— Ils ont dû trouver quelqu’un d’autre.
Pétrifiés, silencieux, ils écoutèrent pendant plusieurs minutes. La chaleur générée par leur étreinte commença à se dissiper, laissant une pellicule de sueur glacée sur la peau de Lauren, qui se remit à trembler.
A son tour, elle voulut rejeter la tête en arrière, afin de mettre un semblant de distance entre eux, mais son front demeura contre le torse de Luke.
— Ecoute, reprit?il d’une voix incertaine, je… C’était inattendu. Je… je n’avais rien prémédité.
— Je le sais.
— J’ai l’impression qu’on en avait tous les deux besoin. Besoin de se sentir vivants, ou quelque chose comme ça.
— Oui, c’est exactement ce que je ressentais.
— Alors, tu n’es pas en colère ?
— Est-ce que tu as eu l’impression que ma bouche l’était ?
— Non. Ta bouche était…
Il se mit à rire, avant de reprendre :
— Elle était ce que j’ai goûté de plus délicieux depuis longtemps. Un poème… ou une chanson. Mais j’ai cru que tu te mettais à le regretter…
— Non, mais mieux valait y mettre fin. Dans la mesure où je porte le bébé de mon fiancé, je ne devrais pas prendre plaisir à embrasser un autre homme, même si… même si nous ne nous en sortons pas…
— Nous nous en sortirons. Ecoute !
— Et s’ils commettent une erreur ?
— Mais non.
— Le grutier s’est bien trompé.
— C’était un incapable. D’ailleurs, le contremaître par-lait de le mettre à la porte.
— Dommage qu’il ne l’ait pas fait la semaine dernière !
Ils en rirent un peu nerveusement, et puis Lauren de-manda :
— Dis-moi… J’imagine que Luke est un surnom. Alors quel est ton nom exactement ? Je voudrais savoir qui tu es.
— Non, ma grande, je ne te le dirai pas. Je ne veux pas que tu en saches plus sur moi.
Lauren ne savait si elle devait ou non s’en trouver vexée. La voix tendue, elle insista :
— Et pourquoi ?
Daniel se mit à rire de nouveau, cette fois avec tristesse. Il repensait à tout ce dont ils avaient parlé avant ce baiser. Aux phrases tumultueuses lâchées par Lauren, aux quel-ques mots que lui-même avait laissé échapper.
— Parce que, lorsque tu te réveilleras demain matin dans un lit d’hôpital, tu regretteras tout ce que tu m’as confié ce soir.
Pour adoucir la dureté de son affirmation, il posa les lè-vres sur elle au jugé. Elles lui effleurèrent la tempe, à la lisière des cheveux. En réponse, Lauren releva légèrement la tête, mais ne réussit qu’à lui embrasser la mâchoire. Il fut tenté, très tenté d’unir de nouveau leurs bouches.
Mais il résista, et tâcha de trouver une formulation à la fois moins abrupte et plus honnête.
— Il arrive que l’on regrette d’avoir dévoilé son âme. Cela peut faire du mal. Moi aussi, je suis gêné de certaines choses que j’ai pu te dire ce soir.
— Je ne regretterai rien, répondit?elle. J’avais besoin de dire tout ça à quelqu’un. Le bébé comme le reste. Cela me rongeait depuis trop longtemps.
— Au sujet du bébé, peut-être. Mais quant au reste…
— Dis-moi qui tu es.
— Non, parce que je ne veux pas aggraver les choses. Il ne faudra pas t’étonner si je disparais dès que nous serons sortis de là.
— Comment veux-tu t’éclipser, alors qu’il y aura les se-cours autour de nous ? Ils voudront savoir si tu es blessé.
— Je crois que c’est toi, ma grande, qui es blessée.
A peine eut?il prononcé ces derniers mots que Luke se reprocha de l’alarmer inutilement. Mais apparemment, Lauren le savait déjà, car elle répliqua calmement :
— Tu parles de ma jambe ? Comment le sais-tu ?
— J’ai senti quelque chose de chaud sur mon mollet, et j’ai supposé qu’il s’agissait de sang, tout en sachant que ce n’était pas le mien. Pourquoi n’as-tu rien dit ?
— Ça ne servait à rien de t’inquiéter, répondit?elle avec une détermination qui força l’admiration de Daniel.
Ainsi, se dit?il, malgré les apparences, Lauren n’était pas qu’une jeune héritière gâtée et futile. Il savait que John Van Shuyler prévoyait de lui transmettre les rênes de sa société dans quelques années. Elle se montrerait à la hau-teur, il en était persuadé.
— De toute façon, elle est devenue très vite insensible, ajouta-t?elle, et tu ne pouvais rien faire. Maintenant, dis-moi ton nom.
— Non, parlons d’autre chose.
— De quoi ?
— Quel est ton plat favori ?
— Comme tu veux, murmura-t?elle, non sans un soupir. J’adore la soupe de pois cassés aux lardons, avec plein de céleri et de carottes. Ma mère, qui est morte il y a une quinzaine d’années, nous en faisait, l’hiver.
— Mmm… Il ne faudrait pas m’en promettre, à l’heure qu’il est.
— Et toi ?
— Mes plats préférés ? Tout ce qui est interdit aux moins de trois ans !
— C’est pervers.
— Non, c’est juste que je viens de passer une année à mouliner de la purée ou de la compote.
— C’est compréhensible, alors.
— Mon vrai plat préféré, c’est la pizza aux champi-gnons et aux oignons, toute chaude sortie du four.
De nouveau, ils discutèrent à bâtons rompus pendant ce qui leur sembla être des heures, aussi bien de nourriture que de films ou de sports. Pour l’un comme pour l’autre, évoquer ces sujets leur prouvait que le monde extérieur existait encore.
D’autres grincements métalliques, des cris étouffés leur parvinrent. Après une très longue attente, une lueur infime sembla naître dans l’obscurité, comme si l’extrémité de la conduite avait été dégagée.
Luke cria de nouveau, et, cette fois, quelqu’un répondit.
— Courage, on est là, on arrive ! entendirent?ils avec une joie et un soulagement inexprimables.
— Nous sommes deux ! cria Luke. Lauren est blessée à la jambe.
Après avoir posé plusieurs questions, l’homme, qui se prénommait Kyle, les rassura du mieux qu’il put. Puis il précisa :
— Nous n’en aurons plus pour longtemps. Pendant que vous attendez, nous allons vous envoyer de l’air chaud, d’accord ?
— Attention aux planches au-dessus de nos jambes, prévint Luke. Je crois que certaines sont brisées. Ne… euh… ne tirez pas trop brusquement.
Il était à peu près sûr qu’un morceau de bois avait trans-percé la jambe de Lauren, mais il ne voulait pas être trop précis afin de ne pas l’affoler. Le besoin de la protéger qu’il ressentait était si fort qu’il en était presque doulou-reux.
Comme si Lauren, de son côté, attendait effectivement qu’il l’aide, s’avisa-t?il soudain.
— Nous allons remettre les machines de déblaiement en marche, expliqua Kyle. Comme nous ne pourrons plus vous entendre, nous les arrêterons de temps à autre pour voir comment vous allez.
Soudain, assourdi par le ronflement des moteurs, Luke eut comme une révélation et souffla à l’oreille de la jeune femme :
— Ecoute, Lauren, tu ne dois pas épouser Ben ! Ce ne serait même pas bon pour le bébé. Tu peux annuler le ma-riage, même si cela te paraît impossible et compliqué.
Il ignorait quelle force le poussait ainsi. De quel droit prétendait?il connaître le cœur de Lauren ? Pourquoi te-nait?il tant à lui éviter un mariage calamiteux ? Rien ne pouvait justifier qu’il réitérât son injonction. Pourtant, il le fit, de façon pressante :
— Tu dois annuler ton mariage. N’épouse pas Ben !
Elle accusa le choc sans rien dire, et finalement répli-qua :
— Tu ne peux pas me dire ça.
— Pourquoi pas ?
— Ce n’est pas honnête.
— Après tout ce que tu m’as dit de toi et de lui ce soir ?
— Ce n’est pas honnête, répéta-t?elle, puis sa voix se brisa légèrement. Je ne veux pas l’entendre. Pas mainte-nant, pas avec le bébé. Je dois… je veux l’épouser. Tout est déjà organisé.
— D’accord…, d’accord.
Comme elle recommençait à trembler, il lui baisa les cheveux d’un geste instinctif, mais elle détourna la tête.
— Je t’en prie, dis-moi qui tu es.
— Non, Lauren.
— Je peux te faire rechercher, lança-t?elle, avec un curieux mélange de confiance et de vulnérabilité.
Et elle n’aurait aucun mal à le retrouver, bien sûr, puis-qu’il était sous contrat avec la société de son père, se dit Daniel.
— Pourquoi prendrais-tu cette peine, si je te disais que je ne veux pas te revoir ? riposta-t?il.
Lauren tressaillit, mais elle conserva néanmoins son ton posé.
— Je le ferais, pour la bonne raison que ce n’est pas à toi de me dicter mes choix, Luke. Si je regrette ce que j’ai dit, c’est à moi d’en décider. De plus, je commence à com-prendre que je ne suis pas seule en cause, en ce moment. Est-ce que je me trompe ? Tu as dit quelque chose, tout à l’heure…
— J’ai effectivement mes raisons, reconnut?il avec réti-cence.
Elle demeura silencieuse un long moment. Puis elle re-prit :
— Toi, tu sais qui je suis… C’est là le vrai problème, n’est-ce pas ? J’aurais dû me douter que tu connaissais déjà mon identité, puisque tu avais rendez-vous sur ce chantier. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ?
— Je te protégeais, prétendit?il.
— Tu me protégeais ? C’est tout ?
— Je me protégeais, admit?il malgré lui.
— Parce que tu te sens coupable de ne pas pleurer ta femme ?
— Oui. C’est compréhensible, non ?
— Je n’en sais rien. Je ne me suis jamais trouvée dans une telle situation.
— Crois-moi, la culpabilité existe…
Comme des larmes lui piquaient soudain les yeux, il fut envahi par le terrible besoin de lui ouvrir son cœur. Mais il se mordit la lèvre avec une telle force que le sang y perla.
Pourquoi était?il prêt à s’épancher auprès d’une incon-nue, alors qu’il avait pris garde de ne jamais se confier auparavant ? Pas même à sa mère qui continuait à l’entourer de prévenances, croyant sans doute qu’il pleurait encore sa femme. Il ne lui avait jamais avoué qu’il avait épousé Becky par obligation. Car, pour lui, le véritable sens de l’honneur ne consistait pas seulement à accomplir son devoir, mais aussi à ne pas s’en vanter ensuite.
Et puis, comment avouer qu’il avait été très mal avisé de nouer une relation amoureuse avec sa secrétaire de direction ?
Certes, il avait tout de suite compris que Becky le trou-vait séduisant. Adolescent, lorsque les amies de sa sœur Helen avaient commencé à glousser et à rougir en sa pré-sence, il n’avait pas tout de suite compris. Lui-même de-venait alors écarlate, et cela le rendait furieux. Ensuite, plus âgé, il avait pris conscience de la séduction qu’il exerçait malgré lui sur la gent féminine. Mais il détestait les femmes qui lui montraient trop ouvertement de l’intérêt. Becky était du nombre, et il l’avait ostensible-ment ignorée.
Jusqu’au jour où il avait perdu son père, et que le cha-grin l’avait terrassé. Becky s’était alors faite attentionnée, gentille, compréhensive. Abandonnant ses manœuvres de séduction grossières, elle s’était employée à le soutenir et à l’aider dans ces moments douloureux.
Lors d’une soirée, elle s’était montrée un peu éméchée et larmoyante, ce qu’il avait trouvé plutôt attendrissant. Il avait dû la raccompagner et la mettre au lit. Combien il regrettait ce qui s’était passé ensuite ! A la suite de cette « erreur », Becky s’était retrouvée enceinte.
De la culpabilité plus que du chagrin… Il aurait dû s’en tenir à sa première impression concernant Becky Gordon. Et ne pas laisser la mort de son père obscurcir son juge-ment et le rendre dangereusement vulnérable.
— Alors, tu m’as menti, finit par dire Lauren.
— Non.
— Ah bon ?
— Je me suis simplement abstenu de te dire que je sa-vais qui tu étais.
— Peu importe. De toute façon, je ne changerai pas d’avis. J’épouserai Ben.
Daniel soupira.
Si seulement elle avait voulu admettre qu’on n’était pas obligé d’épouser le père de son enfant ! Elle allait sacrifier aux convenances et serait malheureuse dès le premier jour. Le divorce ne tarderait pas à survenir, et ce serait lui, Da-niel, qu’elle haïrait parce qu’il lui avait assené une vérité qu’elle n’était pas prête à entendre.
— Comment t’appelles-tu ? répéta-t?elle doucement.
— Luke. Désolé, mais tu ne pourras pas prétendre que je n’ai pas tout essayé pour nous éviter des regrets.
Le bruit des machines s’arrêta, et Lauren crut voir de la lumière filtrer au-dessus de leur tête.
Sans doute les lieux de l’accident étaient?ils fortement éclairés afin de faciliter la tâche des sauveteurs, songea-t?elle, pleine d’espoir.
Et en effet, la voix assourdie de Kyle leur parvint par la canalisation :
— Ça va ? Nous sommes presque sur vous.
— Ça va, assura Luke.
— Lauren ?
— Oui, je suis là.
Ils commencèrent à sentir les vibrations des engins qui enlevaient les briques au-dessus d’eux. Puis un ordre reten-tit, et le bruit des machines cessa de nouveau.
— Il ne reste plus que les plates-formes, expliqua Kyle. Il y en a quatre empilées. Nous soulèverons les deux der-nières très doucement.
Après un laps de temps que Lauren eut du mal à éva-luer, elle entendit un craquement violent, et, soudain, la clarté fut telle qu’elle dut fermer les yeux, aveuglée.
La partie inférieure de ses jambes demeurait toujours prisonnière des derniers madriers déchiquetés. Elle tenta d’ouvrir les yeux, mais la clarté des projecteurs l’empêcha de distinguer autre chose que de vagues silhouettes.
Plusieurs voix s’entremêlèrent :
— Luke, nous allons essayer de vous sortir le premier…
— Il faudra que nous découpions la planche autour de vos jambes, Lauren…
— Lauren, que pouvez-vous bouger ?
— Pas grand-chose, répondit?elle d’une voix étranglée.
Luke essaya de se hisser hors de la cavité, mais ses membres engourdis lui refusaient tout service, et des mains se tendirent pour l’aider.
Une fois libéré, il demeura accroupi au bord du trou tandis que les secouristes demandaient :
—Avez-vous perdu connaissance à un moment ou à un autre ?
— Non.
— Pouvez-vous essayer de boire ça ?
— Oui. Merci.
Privée de la chaleur de Luke, Lauren frissonna. Elle ne distinguait de lui qu’un dos large, couvert d’une chemise en chambray grise de poussière. Elle essaya de l’appeler, pour le remercier, pour le prier de ne pas s’en aller, mais les mots refusèrent de sortir de sa gorge. Le cercle des sauveteurs s’étant refermé autour de lui, elle tenta de bou-ger ses jambes pour se redresser. Mais la douleur qui vrilla l’une d’elles fut telle qu’elle crut s’évanouir.
— Il nous faudrait plus d’outils, lança une voix.
Quelqu’un avait déplié une couverture sur elle, puis lui avait glissé un oreiller sous la tête. Un stéthoscope se ba-lança soudain devant ses yeux, et elle agrippa la main qui saisissait le disque métallique.
— Mon bébé ! dit?elle d’une voix pressante. Je suis en-ceinte. Je vous en prie, faites qu’il n’arrive rien à mon bébé !
Ces mots déclenchèrent une nouvelle rafale de questions de la part des médecins. Lauren leur répondit du mieux qu’elle put, et puis prêta l’oreille en entendant des voix s’élever autour de Luke.
—Nous avons une ambulance pour vous, Luke. Tout ira bien.
— Je ne suis pas blessé. Je veux rentrer chez moi et re-trouver mes enfants.
— Il faut d’abord que vous soyez examiné.
— Examinez-moi ici, alors. Ma mère doit être folle d’inquiétude et…
— Il lui faut une injection dans la jambe, plus…
Une nouvelle voix venait de s’interposer, et Lauren ne comprit pas les derniers mots de Luke.
— Lauren, je vais vous faire une piqûre, expliqua le médecin. Puis je vous mettrai sous perfusion. Votre vacci-nation contre le tétanos est?elle à jour ?
— Oui, répondit?elle, après avoir réfléchi un instant. J’ai fait un rappel il y a deux ans à peu près.
— Votre tension et votre pouls sont bons. Mais nous devons commencer un traitement antibiotique. Il y aura aussi un léger sédatif dans la perfusion, car il se peut que vous restiez encore un peu là, le temps de dégager votre jambe.
— Faites ce que vous avez à faire…
Ce fut pénible et douloureux.
« Je vais m’évanouir », songea-t?elle quelques instants plus tard, lorsqu’elle aperçut sa jambe ensanglantée et déchiquetée par le morceau de bois que les sauveteurs venaient d’extraire.
Elle ferma les yeux, avec l’impression de flotter loin de son propre corps. Puis elle comprit que le sédatif devait faire son effet, et en fut heureuse, car l’anesthésie locale ne lui avait pas totalement insensibilisé la jambe.
Des questions tournoyaient dans son esprit, sur l’accident… sur les ouvriers travaillant sur le chantier… mais elle n’eut pas l’énergie de les poser. Elle ne parvint à relever ses paupières alourdies que lorsqu’on la déposa sur une civière.
Quelle heure était?il ? se demanda-t?elle alors. 21 heures ? Minuit ?
Elle voulut le demander à un ambulancier, mais, au lieu de cela, se réjouit vaguement de n’avoir pas porté la mon-tre qu’elle tenait de sa mère, et qui aurait pu se casser sous l’éboulement.
Autour d’elle, le chantier ressemblait aux champs de ruines d’après-guerre. Un homme tenait un appareil détec-teur devant lui, cherchant les personnes qui pourraient encore se trouver ensevelies sous les décombres.
De nouveau, elle voulut s’en enquérir auprès des sauve-teurs. Elle se força à ouvrir la bouche, mais aucun son n’en sortit. Avec un glissement métallique, le brancard fut hissé dans l’ambulance.
— Vous aurez bien chaud, maintenant, lui assura un des médecins. Vous allez dormir un peu, d’accord ?
— Mmm…
Mais, au moment où l’ambulancier s’apprêtait à refer-mer la lourde porte, comme sur le dernier acte d’une pièce, elle crut apercevoir Luke.
Oui, songea-t?elle confusément, ce devait être Luke, cet homme de haute taille, couvert de poussière, qui se tenait devant la portière d’une voiture bleue, des clés à la main. Il demeurait immobile, comme s’il avait oublié ce qu’il convenait de faire ensuite. C’était certainement Luke !
« Pourquoi ne viens-tu pas dans l’ambulance ? au-rait?elle voulu lui crier. C’est à cause de moi, n’est-ce pas ? Tu fais tout ce qu’il faut pour garder tes distan-ces… »
Comme s’il avait pu entendre cette interpellation muette, il releva la tête et regarda l’ambulance.
Mais, au même instant, les portières arrière se refermè-rent avec un claquement sec.
Lauren garda à la mémoire ce visage violemment éclairé par les projecteurs : ces cheveux bruns, empoissés de pous-sière grise, ces yeux sombres soulignés par des cils encore plus sombres, cette bouche aux lèvres généreuses qui l’avaient si bien embrassée, et ce nez qui, de toute évi-dence, avait encaissé quelques coups de poing en cours de récréation, et était capable d’en supporter d’autres.
Oui, elle reconnaîtrait ce visage lorsqu’elle le verrait de nouveau, se dit?elle, bien décidée à retrouver ce compagnon d’infortune qui avait si bien su la réconforter.

 
 

 

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chapitre 3

— Lauren, il y a un fax pour toi, mais il peut attendre jusqu’à lundi. Si tu voulais bien, simplement, signer les lettres posées sur mon bureau avant de partir ?
Lauren répondit à sa secrétaire, mais sans quitter du re-gard son écran d’ordinateur :
— Merci, Eileen.
Les chiffres menaçaient de danser une sarabande effré-née devant ses yeux fatigués si elle relâchait son attention une seconde.
— Tu t’en vas déjà ? Mais quelle heure est?il donc ?
Elle-même était arrivée au bureau à 5 h 30 du matin, et ne l’avait pratiquement plus quitté depuis.
— Il est 18 heures passées…
— Oh, mon Dieu ! Je suis désolée de t’avoir retenue. Tu aurais dû me dire qu’il était si tard ! protesta Lauren en levant enfin la tête de son ordinateur, les sourcils froncés.
— Ce n’est pas un problème, assura Eileen.
Eileen Harrap avait travaillé pendant plus de trente ans pour le père de Lauren. Elle se comportait envers cette dernière comme une tante affectueuse plus que comme une secrétaire particulière.
— A lundi !
— Bon week-end, Eileen.
— Toi aussi.
Quand Eileen eut refermé la porte, Lauren reporta son attention sur l’ordinateur, mais elle fut incapable de se concentrer sur l’écran. Sa jambe blessée la lançait, comme cela arrivait parfois malgré les six mois de soins et de rééducation intensive et, sous l’effet de la douleur, sa vue commençait à se troubler.
Comme elle secouait la tête pour essayer de recouvrer une vision normale, elle s’immobilisa brutalement en en-tendant la porte de son bureau se rouvrir.
Ce n’était qu’Eileen dont le visage était empreint d’une curieuse expression, où se mêlaient réprobation, embarras et affection.
— Tu te souviens que tu dînes chez ton père, ce soir ?
— Oui, bien sûr.
— Il t’attend à 19 heures…
— Je le sais.
— A la radio, ils ont annoncé des embouteillages sur la nationale 95.
— Je l’appellerai de ma voiture si je risque d’être en re-tard.
De toute évidence, Eileen brûlait d’en dire plus, et elle ne se serait pas gênée, six mois auparavant. Mais désor-mais, même si elle s’inquiétait davantage pour Lauren, elle gardait pour elle ses remarques.
Tant de choses avaient changé dans la vie de Lauren ! Elle était enceinte de plus de sept mois, et le bébé était devenu un être très réel et très aimé. Plus aucun solitaire ne brillait à son annulaire, et elle ne portait pas non plus d’alliance. Il ne lui avait fallu que peu de temps, après son accident, pour prendre conscience que Luke avait raison.
Sur son lit d’hôpital, elle avait annoncé la rupture de leurs fiançailles à Ben, qui ne l’avait pas bien pris. Il ne lui avait ménagé ni les insultes ni les insinuations, et Lauren, choquée, avait découvert en lui un aspect de sa personnali-té qu’elle ne soupçonnait pas. Ce jour-là, il paraissait stres-sé, préoccupé, et elle n’avait pas tardé à comprendre pour-quoi.
A peine quelques semaines plus tard, Ben quittait le pays après l’effondrement de la start-up très médiatisée qu’il dirigeait. Il s’était réfugié en Suisse, choisissant de s’offrir un exil luxueux plutôt que de redistribuer les mil-lions de dollars qui revenaient de droit à ses actionnaires.
Lauren ne l’avait pas revu depuis juin, mais il continuait à influencer son existence, ne serait-ce que parce qu’elle portait leur bébé. Elle ignorait, cependant, jusqu’à quel point Ben souhaitait s’investir dans la vie de l’enfant.
Et puis, récemment, elle avait reçu plusieurs lettres de menace. Tout comme elle, la police tendait à croire que celles-ci provenaient d’actionnaires mé*******s.
« Vous êtes responsable vous aussi, affirmait la pre-mière. Vous étiez sûrement au courant. »
« Payez ce que vous devez, exigeait la seconde, vous avez les moyens de le faire. »
« N’attendez pas que nous utilisions la force », menaçait la troisième.
Alors son père lui avait demandé d’accepter d’être pro-tégée. Mais, tout en jugeant cette précaution raisonnable, Lauren ne pouvait s’empêcher d’appréhender une telle intrusion dans son intimité. Sa grossesse la fatiguait, et elle n’aspirait qu’à une chose : se retrouver seule avec elle-même.
Avec un soupir, elle ferma son ordinateur et ramassa son attaché-case, tout en se demandant ce qu’elle emporte-rait pour aller à la campagne. En fait, elle n’était même pas certaine de vouloir s’y rendre. Certes, son père comptait sur elle comme chaque week-end, mais elle aurait préféré rester seule.
La jeune femme comprenait l’inquiétude de son père, face à ces menaces. Mais que penserait?il si elle lui disait que c’était surtout le souvenir de Luke qui hantait son esprit ? Certes, l’accident avait eu lieu six mois aupara-vant, mais le souvenir en restait si vivace qu’elle ne parve-nait pas à tirer un trait dessus, malgré ses efforts.
Elle ne pouvait oublier la chaleur du corps de Luke, pas plus que le son de sa voix ou les paroles qu’il avait pro-noncées.
Ni, surtout, la façon dont ils s’étaient embrassés. Comme s’il s’agissait de l’unique langage possible entre eux, comme si seul le contact de leurs lèvres incitait leurs cœurs à battre. Comme si le monde touchait à sa fin.
Dire qu’il avait été enterré vivant avec elle six heures durant, et qu’il n’avait même pas éprouvé le besoin de la revoir ! songea-t?elle, dépitée.
Elle lui avait bien envoyé une carte à la direction du chantier, deux semaines après l’accident, en espérant qu’elle lui parviendrait malgré la simple mention du sur-nom, mais en vain.
« Je n’ai aucun regret. Je t’en prie, contacte-moi. Lau-ren. » s’était?elle *******ée d’écrire, alors qu’elle aurait voulu lui parler de la rupture de ses fiançailles, le remer-cier, lui demander les raisons de sa clairvoyance.
Si Luke avait reçu la carte, il n’avait pas répondu.
Alors, elle avait engagé un détective afin qu’il le re-cherche, mais s’était aussitôt ravisée. Certes, elle pouvait toujours changer d’avis et rappeler l’agence, mais elle savait qu’elle s’en abstiendrait, pour respecter le désir de Luke et ne pas s’immiscer dans son existence.
Puisqu’il ne s’était pas trompé concernant Ben, peut-être avait?il également raison sur ce point, s’était?elle dit.
Au demeurant, elle pensait toujours à lui, et beaucoup plus qu’elle ne le souhaitait.
L’attaché-case à la main, Lauren balaya son bureau du regard. L’ordinateur était bien éteint, et la page de son éphéméride n’indiquait plus aucun rendez-vous. Cepen-dant, elle avait la sensation d’oublier quelque chose…
— Reprends-toi ! s’intima-t?elle à mi-voix, tout en se dirigeant vers l’ascenseur. Sinon papa va te proposer une tisane et une bouillotte toutes les cinq minutes !
— C’est Mme Van Shuyler qui quitte son bureau.
— Dis donc, elle a des jambes superbes, non ?
Daniel, qui venait d’entrer dans le bureau de surveil-lance de l’immeuble, serra les dents en surprenant les commentaires des deux gardiens. Presque malgré lui, il jeta un coup d’œil sur les écrans de surveillance enchâssés dans le mur, mais détourna rapidement les yeux.
Oui, il s’agissait de Lauren, évidemment. Ce n’était pas la première fois qu’il la voyait, au cours de ces derniers mois. John Van Shuyler faisant régulièrement appel à la Lachlan Security Systems, Daniel était amené à se rendre souvent sur les lieux. S’il s’était toujours arrangé pour éviter de rencontrer Lauren, il lui arrivait de l’apercevoir sur les écrans de contrôle.
Mais tout allait changer, car John Van Shuyler avait une nouvelle proposition à lui faire, suite aux lettres de menace reçues par Lauren. Tous les trois devaient se rencontrer pour en parler le lundi suivant.
Daniel était déchiré.
Devait?il devancer ce rendez-vous et contacter Lauren, afin de dissiper les fantômes de cette nuit passée tête à tête avec elle ? se demandait?il. Mais peut-être se faisait?il des idées, et n’existait?il aucun fantôme. Qui sait si elle n’avait pas tourné la page, et tout oublié de ces heures d’intimité ? Il se montrait bien présomptueux en supposant qu’elle s’en souvenait avec autant d’acuité que lui-même, incapable qu’il était d’oublier la force et la vulnérabilité qu’elle avait montrées à cette occasion, son rire, ses pleurs… Qu’avaient?ils à s’offrir, l’un à l’autre ? Rien.
Non, décida-t?il, mieux valait attendre lundi…
Sur l’écran, la silhouette de Lauren apparut de nouveau. L’image floue et grisée rappela à Daniel les conditions de leur rencontre. Ils ne distinguaient alors quasiment pas leurs traits, dans la quasi-obscurité. Le reconnaîtrait?elle, si elle le voyait de nouveau ? Il n’en savait rien.
Perdu dans ses pensées, il demeurait immobile sur le seuil. Les commentaires renouvelés des gardiens sur le physique de Lauren le rappelèrent à la réalité.
— Du calme, les gars, marmonna-t?il en pénétrant dans la pièce, afin d’y reprendre sa veste et son porte-document.
— Qu’est-ce que… ?
Les deux hommes pivotèrent brusquement sur leurs chaises.
— J’ai dit : du calme. On évite les commentaires sur la fille du patron, O.K. ?
— Euh… Oui, monsieur Lachlan. Il paraît que… qu’elle est très gentille.
— C’est vrai, acquiesça Daniel, de nouveau distrait par l’image sur l’écran de surveillance où l’on voyait à présent Lauren traverser le hall.
Le temps qu’il ramasse quelques dossiers, elle aurait franchi la porte à tambour et serait dehors, se dit?il. Ils ne se verraient donc que lundi, et cela valait mieux.
Après avoir salué les gardiens, il sortit donc sans plus tarder.
Lauren avait atteint sa voiture quand elle se rappela soudain qu’elle avait oublié de signer les lettres laissées par Eileen !
Non sans un soupir de fatigue et d’exaspération à la pensée qu’elle devait retourner au bureau, elle pivota sur ses talons, remonta les quelques mètres qui séparaient l’immeuble Van Shuyler du parking adjacent.
Au moment où elle arrivait en vue de l’ascenseur, elle entrevit une silhouette masculine. Elle ne lui aurait prêté aucune attention si l’homme ne s’était arrêté net en l’apercevant, avec l’attitude d’un animal pris au piège.
— Luke ! s’exclama-t?elle. Ça alors ! Que diable fais-tu ici ?
Sans plus réfléchir, elle s’élança vers lui, le prit par le bras comme si elle avait peur de le voir disparaître et, ra-vie, lui sourit.
— Bonjour, Lauren, murmura-t?il.
— Je suis si *******e de te voir ! Tu étais à ma recher-che ?
Ce fut alors que l’attitude de Luke la frappa, et qu’elle recouvra suffisamment de sang-froid pour évaluer la situa-tion.
Dans son costume gris foncé, l’homme était aussi grand et fort qu’elle s’y attendait, et ses yeux, comme ses che-veux, étaient bien noirs. Quant à son nez, elle ne s’était pas trompée : il n’était pas tout à fait droit. A sa manière un peu rude, Luke était incroyablement séduisant, comme elle se l’était imaginé.
Sa contenance, en revanche, la déconcerta complète-ment. Il paraissait se rétracter autant qu’un homme peut le faire sans effectuer un pas en arrière, et avait l’air à la fois horrifié et fautif. Et, sur le revers de sa veste, un badge indiquait : « Daniel Lachlan, Lachlan Security Systems. »
Lauren avait croisé, à l’intérieur de l’immeuble et alen-tour, des hommes portant l’uniforme de cette société. Elle savait que son père faisait appel à cette dernière du fait des liens qui l’unissaient au père de l’actuel directeur ; elle savait aussi qu’elle avait rendez-vous avec Daniel Lachlan lundi après-midi pour discuter de sa propre sécurité. Mais elle ignorait que Daniel Lachlan et l’homme qui lui avait sauvé la vie étaient une seule et même personne !
En revanche, Luke — ou Daniel plus précisément — avait été si impliqué dans son existence qu’il aurait eu l’occasion de la contacter à maintes reprises.
— Je t’ai envoyé une carte, dit?elle en s’efforçant de maîtriser sa voix.
— Je ne l’ai pas reçue.
— Tu m’avais dit simplement que tu avais un rendez-vous sur le chantier. Je pensais qu’il s’agissait d’une visite ponctuelle. Jamais je n’aurais imaginé que tu m’espionnais grâce à ces caméras flambant neuves que ta société a ins-tallées partout !
— Je ne t’espionnais pas, protesta-t?il, tout en se frot-tant la nuque d’un geste embarrassé. Il m’est arrivé de t’apercevoir sur un écran, voilà tout.
— Voilà tout ? C’est plus qu’assez, non ?
— Que veux-tu dire ?
— Tu savais que j’avais annulé mon mariage. Tu sais aussi sûrement que Ben a quitté le pays. Seigneur, tu sais tout ! Et il ne t’est pas venu à l’idée… Plus vraisembla-blement, tu ne t’es pas dit un seul instant que je pouvais avoir besoin de tirer un trait sur cette nuit ! C’est à toi que je me suis confiée. C’est toi, et toi seul, qui m’as conseillé de ne pas épouser mon fiancé. Après cette nuit, je n’ai pas cherché à te revoir pour respecter ta volonté, mais j’ignorais complètement que ta vie était si proche de la mienne. Au contraire, je…
Sa voix se cassa, et elle dut cligner des paupières pour chasser les larmes brûlantes qui lui montaient aux yeux. A la colère qu’elle ressentait s’ajoutait le brusque réveil de ses sens. Sa mémoire ravivait le souvenir du corps de Luke contre le sien. Sa chaleur, son poids, le goût de sa peau, la pression de sa bouche…
Non sans difficulté, elle poursuivit :
—… je me raccrochais à ces instants parce qu’ils repré-sentaient ce qu’il y a eu de plus pur, de plus simple, de plus rassurant pour moi au cours de cette année. Tu te souciais de ce que je ressentirais après cette nuit-là ; tu me conseillais comme si ce qui m’arrivait comptait pour toi ; tu souhaitais respecter ma vie privée, disais-tu. Mais, en fait, c’est tout simplement toi que tu protégeais, n’est-ce pas ? Tu voulais nier cette culpabilité dont tu as parlé. Ou alors, c’est à cause de ton rendez-vous… Tu ne voulais pas risquer de perdre le marché, c’est ça ? Oh, c’est lamenta-ble !
— C’est vrai, reconnut?il enfin à voix basse.
Au moment où Lauren tirait un mouchoir de son sac pour se tamponner les yeux, Daniel prit conscience, au plus profond de lui-même, qu’en s’abstenant de la contac-ter au cours de ces six derniers mois, il avait commis une des erreurs les plus grossières de son existence. Pourtant, il avait cru agir au mieux, pour elle comme pour lui. Mais, face à elle, il comprenait à quel point il se trompait.
— Je savais que nous nous rencontrerions de nouveau, expliqua-t?il, mais je ne voulais pas que ce soit dans ces conditions. Crois-moi, je t’en prie, cela n’avait rien à voir avec mon travail. Je ne savais pas vraiment ce que cette nuit signifiait pour toi. J’essayais juste de te donner un peu de…
Il s’interrompit car, après avoir secoué la tête, Lauren venait de tourner les talons et se dirigeait vers la porte à tambour. Sous son manteau de cuir noir entrouvert, elle portait une ravissante robe de maternité en lainage gris qui soulignait délicieusement ses formes. Bien qu’il s’efforçât de ne pas y prêter attention, Daniel ne put que rendre jus-tice aux deux gardiens : Lauren possédait des jambes ma-gnifiques.
—… de temps, conclut?il d’une voix sourde.
De toute façon, elle ne voulait pas l’écouter. Et elle pleurait, il le savait.
En vérité, elle avait raison sur la plupart des points. Emotionnellement parlant, oui, il se protégeait, et il tentait de nier son sentiment de culpabilité. Après tout, il pouvait lui laisser croire que nul autre motif, plus honorable, ne l’animait. Et sa colère jouerait ainsi le rôle d’un rempart qui les protégerait l’un de l’autre.
Un rempart ? mais de quel rempart avait?il besoin, s’objecta-t?il soudain.
Il connaissait la réponse. A sa profonde consternation, l’ardeur sensuelle qui les avait enflammés cette nuit-là ne s’était pas dissipée. Peut-être que la peur de vivre leurs derniers instants avait alors contribué à graver leur étreinte dans sa mémoire.
En outre, il devait admettre une touche de voyeurisme de sa part, dans la possibilité qui lui était offerte de sur-prendre l’image de Lauren au détour d’un écran.
Au demeurant, et quelle qu’en fût la cause, le simple contact de la main de Lauren sur son bras l’avait boulever-sé de désir.
Mais il se défendait de succomber à ce genre de sollici-tations. Il s’était si lourdement trompé en épousant Becky qu’il n’était pas près de se faire de nouveau confiance. Néanmoins, s’il se montrait sincère avec lui-même, il refu-sait également de laisser persister entre eux cette méfiance et ce ressentiment. Deux personnes adultes ne pou-vaient?elles pas parvenir à un minimum d’entente ?
— Lauren ! cria-t?il.
Elle ne l’entendit pas, ou affecta de ne pas l’attendre.
La porte à tambour s’immobilisa dans un soupir, et tout ce que Daniel distingua alors, ce fut son propre reflet in-certain dans la vitre.
Allait?il la laisser partir ? se demanda-t?il. Non. Ne se-rait-ce que parce qu’ils devaient se retrouver officiellement le lundi suivant, sous le regard attentif du père de Lauren.
Alors, de l’épaule, il repoussa la lourde porte et courut après elle. Déjà, elle atteignait l’entrée du parking, alors que l’écho de ses talons résonnait encore sur le pavé de la place.
— Lauren !
Elle ne s’arrêta pas, mais son état l’obligeait à ralentir le pas. De plus, ses ravissants escarpins ne se prêtaient pas à la course, à l’inverse des mocassins confortables dont il était chaussé. Il la rattrapa au moment où elle s’apprêtait à appeler l’ascenseur.
— Attends ! cria-t?il en tendant la main vers elle.
Ce fut une erreur.
Elle interpréta ce geste impulsif comme une agression. Au moment où il la saisissait par le poignet pour l’empêcher d’appuyer sur le bouton, elle leva son autre main, comme pour le frapper au visage. Mais, avec l’entraînement qu’il possédait, il fut plus rapide et para la riposte sans difficulté.
Face à lui, ses deux mains bloquées dans les siennes, elle le fusilla du regard. Jamais encore il n’avait vu ses yeux d’aussi près. Malgré leur rougeur, due aux larmes qu’elle venait de verser, ils étaient d’un bleu qu’il trouva extraordinaire.
— Lâche-moi, lui intima-t?elle, le menton levé.
— Lauren, tu te trompes sur mes motifs…
— Je t’ai demandé de me lâcher !
Il la libéra, et elle se frotta les poignets comme s’il l’avait blessée.
— Et moi, je t’ai dit que tu te trompais sur mes motifs, répéta-t?il, d’une voix plus douce. Je suis désolé… Vrai-ment, je ne voulais pas te faire mal… Dans la précipita-tion…
Elle secoua la tête.
— Ça va aller, assura-t?elle, avant de poser les mains sur son ventre en un geste protecteur, qui trahissait un mélange de force et de vulnérabilité.
— Pourrions-nous discuter un peu ? demanda-t?il.
— Nous avons rendez-vous lundi, non ?
Se tournant légèrement, elle fit mine de presser le bou-ton de l’ascenseur, mais suspendit son geste tandis que Daniel répliquait :
— Je ne peux pas attendre jusque-là. Que penserait ton père s’il sentait une telle hostilité de ta part ?
— Il penserait que je ne veux pas travailler avec toi. Ce-la te poserait un problème ? Parce que c’est la vérité !
— Ton père compte sur moi, et je ne peux me permettre de le décevoir, Lauren. Mon père s’en retournerait dans sa tombe. Ton père lui avait sauvé la vie pendant la guerre, et mon père s’est toujours senti redevable.
— Nos familles sont quittes, puisque tu m’as sauvé à ton tour la vie, rétorqua-t?elle.
— Je n’ai rien fait de plus pour toi, cette nuit-là, que tu n’as fait pour moi. Cela marchait dans les deux sens, nous avons donné et reçu.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, livrant passage à un homme en blouson bleu qui, après avoir jeté un bref coup d’œil à Daniel, fila vers la sortie. Ni lui ni Lauren ne lui prêtèrent attention.
— Si je peux trouver le moyen d’exprimer ma gratitude à ton père en te protégeant de ce tordu qui te menace, Lau-ren, je le ferai.
— Je n’ai pas besoin de toi dans mon existence, ni toi de moi, assura-t?elle, en bloquant les portes de l’ascenseur. C’est toi qui as insisté sur ce point il y a six mois et, si c’était vrai alors, ça l’est encore plus désormais. Je vais avoir un bébé, je suis seule, j’ignore les intentions de Ben en ce qui concerne cet enfant, mais il m’a fallu contacter un avocat au cas où il prétendrait demander un droit de garde. S’il y a bien une chose dont je n’ai pas besoin en ce moment, c’est d’une intimité quelconque avec un homme.
Elle monta dans l’ascenseur, comme pour clore la conversation, mais Daniel lui emboîta le pas.
— Qui parle d’intimité ? objecta-t?il. Pour moi, il s’agit d’un travail. Crois-moi, les choses sont assez complexes de mon côté aussi. Nous ferons ce que ton père demande, puis nous tournerons la page. Un point, c’est tout.
Lauren appuya sur le bouton du troisième étage, où se trouvait le parking réservé à l’entreprise. Lachlan Security Systems devait y installer prochainement un réseau de caméras.
— Ce que veut mon père, Luke… ou plutôt Daniel, c’est que tu me suives au jour le jour pendant au moins une semaine afin d’observer le plus de détails possibles sur la routine de mon existence. Ce qui implique que tu saches où je vais et qui je vois, entre autres. Si tu nies qu’il s’agit d’une intrusion dans mon intimité, c’est que tu as une drôle de définition de cette notion !
— C’est possible, riposta-t?il, parce que, pour moi, l’intimité, c’est ce qui s’est passé entre nous cette nuit-là. Et je t’assure que ça, ça ne figure pas à l’ordre du jour.
— Il faudra que papa trouve quelqu’un d’autre, c’est tout, lança-t?elle par-dessus son épaule, au moment où elle quittait l’ascenseur.
Bien décidé à ne pas laisser tomber, Daniel la suivit.
— Il veut quelqu’un en qui il ait confiance.
— Et ta société est la seule digne de confiance dans tout Philadelphie ?
— Il a un jour fait confiance à Ben, et se le reproche amèrement, répliqua-t?il sans pitié. Tout comme toi. C’est pourquoi il ne donnera pas sa confiance à quelqu’un qu’il ne connaît pas. Tu ne le convaincras pas d’employer quel-qu’un d’autre, Lauren.
L’argument fit mouche, et elle hocha légèrement la tête. De toute évidence, elle connaissait son père et savait que Daniel avait raison.
— Alors, je vais tout annuler. Après tout, la police mène son enquête. En outre, il n’y a plus eu de lettre depuis une semaine.
— Bien, marmonna Daniel. Très bien. Nous verrons ce que ton père en pense lundi.
— Exactement.
Elle pivota sur les talons, prit ses clés dans sa poche et se dirigea vers sa voiture…
Bien que resté un peu en arrière, Daniel prit conscience du problème au même instant qu’elle.
— Oh, ça alors ! s’exclama-t?elle en regardant les qua-tre pneus de sa B.M.W. complètement éventrés.
Aussitôt Daniel se précipita pour la secourir alors qu’elle se mettait à vaciller.

chapitre 4

— Vous avez vu ce carnage ? s’écria Lauren. Qui a osé ?
En vérité, elle semblait plus bouleversée qu’effrayée.
Elle ne savait pas non plus très bien comment elle s’était retrouvée dans les bras de Daniel, mais elle s’y sentit bien et ne chercha pas à se libérer.
Daniel, quant à lui, se *******a de la serrer contre lui. Comme la dernière fois, les cheveux de la jeune femme sentaient le jasmin et la fleur d’oranger. Ils n’avaient pour-tant passé que six heures ensemble, mais ce parfum lui avait terriblement manqué. Le corps de Lauren, en revan-che, lui parut étranger. Son ventre se tendait contre lui, aussi ferme qu’un ballon, et ses seins gonflés étaient lourds et tendres à la fois.
Etait?il décent de trouver aussi attirante une femme en-ceinte ? se demanda-t?il fugitivement. Et ce n’était même pas son bébé qu’elle portait ! Quelle place y avait?il, dans son existence, pour cette femme et pour l’attirance qu’il éprouvait ? Aucune. Il était hors de question qu’il y suc-combât.
— C’est pire que quelques lettres, non ? finit?il par dire, en relevant la tête.
— Et plus coûteux, et plus enquiquinant ! fulmina-t?elle. Je suis furieuse !
Et, se dégageant de l’étreinte de Daniel, elle se redressa, les poings serrés.
— De toute évidence, celui qui a fait cela ne me connaît pas, ou il saurait que je ne me laisserai pas intimider !
— J’appelle la police, dit Daniel en sortant son portable de sa poche.
— Merci. Si j’essayais de leur parler, là, tout de suite, je crois que…
— Que tu bafouillerais ?
— Quelque chose comme ça, admit?elle.
Pendant qu’ils attendaient l’arrivée des policiers, Daniel alla chercher sa voiture, afin que Lauren pût s’y asseoir, au chaud. Il pressentait qu’elle refuserait d’attendre dans sa B.M.W., et, de toute façon, il valait mieux qu’elle ne ris-quât pas de brouiller d’éventuelles empreintes digitales.
Il appela ensuite le père de Lauren, afin d’annuler le dî-ner prévu, et enfin le garagiste qui s’engagea à venir chan-ger les pneus et à ramener la voiture au domicile de Lauren lorsque la police en aurait terminé.
Les policiers ne s’attardèrent pas, ce qui ne surprit pas Daniel, car ce genre de délit ne pesait pas lourd face aux crimes quotidiens.
Ce qui le contraria plus, en revanche, fut son manque presque total de souvenirs concernant l’homme sorti de l’ascenseur.
Il portait peut-être un blouson bleu… Mais était-ce bien un blouson ?
Que l’homme fût le coupable n’était certes pas prouvé. Mais Daniel ne se pardonnait pas d’y avoir si peu prêté attention, car, même s’il avait été accaparé par sa discus-sion avec Lauren, cela n’excusait pas ce manque de vigi-lance.
L’agent qui notait ce maigre signalement devait penser que, de la part d’un directeur de société de surveillance, cela manquait de précision, songea Daniel, mortifié. Pour-tant, en croisant cet homme, il aurait dû se faire la remar-que qu’à 18 h 30 un vendredi soir, les gens sortent d’un parking en voiture, et non à pied !
Quand, enfin, il put raccompagner Lauren chez elle, elle paraissait calmée. C’était au tour de Daniel, en revanche, d’être furieux. Contre lui-même.
Puisqu’il avait été incapable d’aider la police, il se de-vait en tout cas d’aider Lauren. Lorsqu’ils arrivèrent de-vant la porte de sa villa, discrètement luxueuse, il lui posa une main apaisante sur le bras.
— Cela a été une dure soirée pour toi, dit?il, tout en sentant que ses mots manquaient singulièrement de force.
— Ça va, maintenant, merci, répondit?elle en se raidis-sant, et en reculant d’un pas.
Se sentait?il soulagé par ce rejet ? Ou déçu ? Un peu des deux, reconnut?il, mal à l’aise.
— Tu as de quoi manger, chez toi ? s’enquit?il.
— Largement de quoi. Tout va bien, je t’assure.
— Tu veux que j’entre avec toi ?
— Non.
— Je vais entrer quand même, afin de jeter un coup d’œil sur les lieux.
A contrecœur, elle le laissa passer, mais ne le suivit pas.
— Cela t’ennuie si je ne t’accompagne pas ? demanda-t?elle.
— Non. Où vas-tu ?
— A la cuisine.
— Alors, je commencerai par cette pièce.
Puis il la laissa, le temps de se livrer à la visite des lieux. Celle-ci fut sommaire, car une inspection approfon-die était planifiée la semaine suivante. Il se rendit néan-moins dans chaque pièce, et vérifia verrous et fermetures des portes comme des fenêtres.
Il en apprit beaucoup sur Lauren en peu de temps. Moins que ce qu’il lui serait nécessaire de connaître au cours des semaines à venir, mais suffisamment pour ac-croître le respect et l’intérêt qu’il ressentait déjà pour elle.
Sa maison était très raffinée, le confort ainsi que la dé-coration soignés dans les détails les plus infimes. La chambre à coucher, ornée de meubles anciens, incitait au repos ; le bureau favorisait la concentration et l’efficacité, le salon était féminin et très confortable.
La dernière pièce qu’il visita fut la chambre du futur bébé, et ce qu’il vit lui serra le cœur.
Alors que la naissance n’était prévue que dans deux mois, tout était prêt, depuis le berceau traditionnel garni de ses draps pastel jusqu’au paquet de couches posé sur la table à langer flambant neuve. Des livres pour enfant gar-nissaient une étagère, et des peluches, encore sous plasti-que, s’alignaient sur un fauteuil. Daniel aurait parié que la commode regorgeait de grenouillères et de brassières allant du premier au troisième âge.
Tout évoquait l’image d’une femme s’efforçant désespé-rément d’agir au mieux, et luttant avec la dernière énergie pour conserver le contrôle de son existence.
Non, corrigea-t?il en son for intérieur, Lauren ne cher-chait pas à agir au mieux : elle aspirait à la perfection.
En pensée, Daniel revit la pile de livres sur la table de nuit, qui traitaient tous de la grossesse et des soins aux enfants. Près du poste de télévision, il avait remarqué aussi une cassette vidéo d’exercices pour future maman. Et, dans la cuisine, quelques manuels de diététique à l’usage des bébés et des mamans.
En fait, Lauren avait peur, très peur ! s’avisa-t?il sou-dain. Voilà pourquoi elle semblait encaisser cette histoire de lettres de menaces avec une force et un calme appa-rents. Elle était bien trop occupée à tenter de canaliser d’autres terreurs.
Sa mère était morte depuis une quinzaine d’années, se rappela-t?il, immobile dans la trop parfaite nursery. Et l’enfant qu’elle portait avait pour père une parfaite crapule, réfugiée en Suisse avec une fortune qui ne lui appartenait pas. Lauren, en tant que future maman, ne bénéficiait que d’un soutien affectif minimal, et elle s’en effrayait. Aussi s’imposait?elle de décrocher avec les félicitations un di-plôme de super-maman, avant même la naissance de son bébé.
C’était triste… poignant, même, songea-t?il en mesu-rant combien cela en disait long sur le refus de cette femme de s’écouter, sur sa solitude, sur sa détermination.
Après s’être assuré que la maison ne constituait pas une cible trop facile pour un actionnaire mé*******, il resta à côté de Lauren tandis qu’elle cherchait à joindre, au télé-phone, une personne susceptible de lui tenir compagnie pour la nuit.
La quatrième personne contactée, Corinne Alexander, avait l’air très désireuse de se rendre utile, et ne tarda pas à arriver. C’était une jeune femme blonde, très mince, qui compensait par l’artifice ce qui lui manquait en atouts naturels.
— Oh, ma grande, c’est complètement fou ce qui t’arrive ! s’exclama-t?elle.
Daniel se souvint que lui aussi avait appelé Lauren « ma grande », six mois auparavant. Dans la bouche de Corinne, ce terme normalement affectueux lui parut affecté, voire un peu condescendant.
— Complètement fou ! reprit?elle. Je suis si heureuse de pouvoir venir t’aider. Je te raconterai mon voyage en Europe, tu veux ? Ce que je me suis amusée ! Alors, que puis-je faire pour toi. Je te fais couler un bain ? Je te fais une tisane ?
— Non, ça va, Corinne, répondit gentiment Lauren. J’ai juste besoin d’un peu de compagnie.
— As-tu regardé sous les lits ? As-tu vérifié que ton té-léphone fonctionnait ? reprit Corinne, avec une sollicitude un peu exagérée.
— Il faut que je rentre, maintenant, intervint Daniel. Tu te rendras chez ton père, demain matin ?
— Oui, acquiesça Lauren avec un hochement de tête dé-cidé.
Soulagé par cette détermination, Daniel respira plus li-brement, et fut à même de tourner ses pensées vers ses fils.
Il était terriblement en retard pour aller les chercher. Il était bien le seul à s’en soucier, certes, car les jumeaux et leur grand-mère s’entendaient à merveille. Ce qui n’empêchait pas Daniel de culpabiliser lorsqu’il leur consacrait moins de temps qu’il ne l’eût souhaité.
Peut-être Lauren n’était?elle pas, après tout, la seule obsédée par la vision inaccessible du parent idéal, songea-t?il.
— J’ai un associé très capable qui pourrait assurer cette mission, déclara Daniel lorsqu’il se retrouva face au père de Lauren. Depuis que ma société a pris de l’ampleur, j’ai dû un peu délaisser ce genre de tâche, et il serait bien plus qualifié que moi.
Il s’attendait à ce que John Van Shuyler marquât au moins quelques secondes de réflexion. Mais celui-ci n’hésita pas.
— Non, Daniel, c’est vous que je veux. Consultez votre spécialiste, si vous l’estimez nécessaire, mais je vous de-mande de vous occuper personnellement de la sécurité de ma fille.
Le père de Lauren parlait avec le débit pressé et catégo-rique d’un homme d’affaires au planning chargé. A cause d’un rendez-vous antérieur, il était d’ailleurs arrivé avec une heure de retard dans le bureau de Lauren.
— Eh bien… j’apprécie votre confiance, assura Daniel.
Il jeta un coup d’œil à Lauren, qui, en haussant imper-ceptiblement les épaules, reconnut qu’il avait au moins essayé.
Elle semblait cet après-midi-là si calme et sereine dans une autre de ses ravissantes tenues de grossesse que c’était à peine si on remarquait ses traits fatigués.
— Un autre rendez-vous m’attend, reprit John en consultant sa montre. Cela vous ennuierait de régler en-semble la marche à suivre ?
— J’ai apporté quelques notes, répondit Daniel.
— Et je veux des rapports réguliers, Luke, parce que ma fille peut se montrer très, très têtue lorsqu’elle le veut !
Contrairement à ce que Lauren attendait, les deux hom-mes s’abstinrent de rire à ce trait. Le malaise qu’elle res-sentait s’accrut dès que la porte se fut refermée derrière son père. Elle aurait préféré ne pas se trouver là, d’une part ; et puis, l’utilisation par son père du surnom de Da-niel ne lui rappelait que trop la nuit de l’accident.
Soudain, une pensée lui vint.
— Papa sait que tu étais là lorsque la façade s’est écrou-lée ? Que tu étais prisonnier avec moi ?
Daniel la regarda, les sourcils froncés, par-dessus son porte-document qu’il venait de déposer sur la table.
— Il le sait.
— Depuis quand ?
— Depuis qu’il m’a parlé d’assurer ta sécurité, la se-maine dernière. Jusqu’alors, j’avais préféré garder le si-lence. Mais il m’a semblé qu’à ce moment-là, il devait être mis au courant.
— Alors, cela fait des jours qu’il le sait, et il ne m’a rien dit ! s’exclama-t?elle en secouant la tête, agacée. Je com-mence à en avoir vraiment assez !
— De quoi ?
— D’être traitée comme… comme…
— Comme une femme qui reçoit des lettres anonymes et subit des actes malveillants, tout en étant enceinte de plus de sept mois et vivant seule ?
— Non ! J’en ai assez d’être traitée comme une gamine à qui on ne parle pas de ce qui la concerne, parce que cer-tains ont décidé qu’elle n’est pas… pas quoi ? Suffisam-ment intelligente ? Suffisamment forte pour prendre sa vie en main ? Cela va cesser, Daniel, et dès maintenant !
Avec quelque difficulté, elle parvint à s’extraire du ca-napé trop profond, et planta son regard dans celui de son interlocuteur.
— Je suis sérieuse, poursuivit?elle. A compter de cet instant, je veux que tu me tiennes au courant de tout ce qui se passe. Si tu apprends quelque chose de la police, ou de mon père — puisque je ne peux pas lui faire confiance —, tu me le rapportes, ainsi que ce que tu découvres ou ce que tu projettes de faire. Un faux pas, et je ne tiendrai plus compte de ce que ton père doit au mien, ou des secrets que nous avons échangés sous les décombres. O.K. ?
— Eh bien, c’est bon à savoir, murmura-t?il.
— Je ne plaisante pas !
— Moi non plus. Je le répète, c’est bon à savoir.
— Pourquoi ? s’enquit?elle, un peu méfiante.
— Parce que cette information m’est utile. Elle me prouve, primo, que tu n’as pas peur et que tu possèdes suffisamment de combativité pour t’investir dans l’enquête. Secundo…
Comme il s’arrêtait, l’air soudain préoccupé, Lauren le relança :
— Quel est le secundo ?
— Excuse-moi, mais je suis censé aller chercher mes enfants, et nous avons encore tellement de choses à voir… On pourrait le faire en dînant ?
— A l’extérieur ? Avec tes fils ?
— Non, ce serait plus pratique chez moi. Nous pour-rions prendre des pizzas au passage. Je suis désolé. Ce n’est pas l’idéal, mais je vais devoir passer pas mal d’heures supplémentaires pour m’occuper de ton cas, alors que je suis déjà…
— C’est bon, se hâta-t?elle de dire. Cela ne pose pas de problèmes. Les enfants en priorité.
En le voyant aussi préoccupé, elle avait compris que, même si sa femme et lui n’avaient pas été heureux, il ai-mait sincèrement ses fils.
Pendant les heures difficiles d’intimité forcée qu’ils avaient partagées, elle n’avait que peu songé à Daniel en tant que père. Elle désirait soudain le découvrir dans ce rôle, et ce d’autant plus qu’elle-même, par sa grossesse, se sentait de plus en plus impliquée par les responsabilités parentales et recherchait un modèle auquel se raccrocher.
— Tu n’as pas à t’excuser, ajouta-t?elle. Que tu ne veuilles pas négliger tes fils est tout à fait normal, et j’adore la pizza. Nous avons encore pas mal de points à voir, n’est-ce pas ? Et je n’ai pas envie de les bâcler. Alors prenons notre temps sans pour autant négliger tes fils…
C’était l’attitude qu’elle adoptait vis-à-vis du bébé, bien que Ben ne semblât pas partager les mêmes dispositions. La dernière fois qu’ils s’étaient parlé, il lui avait dit que « ses avocats s’occupaient de l’affaire », comme si la pa-ternité n’était qu’un incident susceptible d’être traité par des professionnels compétents.
Cela l’avait profondément blessée, mais elle refusait de se laisser abattre. En vérité, elle s’était endurcie au cours des deux derniers mois, et était déterminée à être une mère et un père pour l’enfant qu’elle portait. Au passage, elle-même avait contacté un avocat, afin de parer à toute éven-tualité.
— Tu as pris ta voiture, aujourd’hui ? demanda Daniel, la tirant de ses réflexions.
— Non, un taxi.
Elle croisa le regard scrutateur qu’il posait sur elle, et rougit.
— O.K., je l’avoue, l’idée du parking me rendait ner-veuse. J’ai eu tort ?
— Non, pas du tout. Sans même parler de nervosité, c’était un excellent réflexe. Tu as beau prendre les choses calmement, j’imagine que tu n’as pas envie d’affronter un actionnaire hors de lui qui réclame son dû.
— Je ne savais rien des activités de Ben, répliqua-t?elle, ni de son projet de quitter le pays. Tu me crois, n’est-ce pas ?
— Bien sûr ! Je mettrai le nez dans les affaires de Ben dès que je le pourrai, afin d’essayer de trouver des indices. Je ne m’attendais pas à ce que tu me fournisses une liste des suspects, ni que tu procèdes aux recherches toi-même. Tu t’es simplement retrouvée au milieu de ce gâchis, en-ceinte et doutant visiblement de…
Il s’arrêta un instant, avant d’ajouter :
— En fait, je trouve que tu as montré beaucoup de cou-rage. Bon, on y va ?
Elle aurait voulu l’interroger sur cette fin de phrase ina-chevée, mais déjà il se dirigeait vers la porte.
Que croyait?il savoir de son état d’esprit ? se demanda-t?elle. Et dans quel domaine pensait?il qu’elle doutait ?
Elle lui avait demandé de ne rien lui cacher. Apparem-ment, il n’était quand même pas prêt à partager toutes ses pensées.
Jesse et Corey étaient adorables.
Ils accueillirent leur père avec des câlins démonstratifs lorsque celui-ci les souleva, un sur chaque bras. Daniel effectua ensuite quelques rapides allers-retours vers sa voiture, et sa mère en profita pour faire la connaissance de Lauren.
C’était une femme corpulente, aux cheveux gris coupés court, et au sourire chaleureux.
— Maman, je te présente une cliente. Lauren est la fille de John Van Shuyler, avait précisé Daniel.
Mme Lachlan avait hoché la tête, et pris les mains de Lauren entre les siennes.
— Mon mari vénérait votre père. Ils auraient dû rester plus proches, nous nous serions alors rencontrées plus tôt. Je suis désolée que vous passiez par des moments diffici-les…
— Le fait que Daniel prenne les choses en main va beaucoup m’aider, avait assuré Lauren.
Ne parlait?elle ainsi que par politesse ? Elle le croyait. Mais, au moment où elle prononçait ces mots, elle s’aperçut qu’ils sonnaient vrais et sincères.
Dans la voiture, les garçons fredonnèrent, mais, quand leur père se gara pour aller chercher des pizzas, ils se mi-rent, tout à coup excités, à indiquer chaque camion, chaque bus et chaque ambulance qui les croisaient. Lauren hochait la tête et émettait des « Oh ! » convaincus, tout en se de-mandant si elle se comportait correctement avec eux.
Elle n’avait aucune habitude des enfants, et aurait vo-lontiers pris des cours pour combler ses lacunes s’il en avait existé.
Corey et Jesse tapèrent des mains lorsque Daniel revint à la voiture, chargé de deux cartons.
— Pizza ! Pizza ! crièrent?ils avec un tel enthousiasme que Lauren se retourna sur son siège pour les regarder.
Tous deux avaient des yeux très bleus, des cheveux bouclés — châtains striés de blond — et des éclats de rire communicatifs. Ils paraissaient heureux et aimés. Surtout aimés.
Mais, en entrant dans la grande et agréable maison qu’ils occupaient, Lauren fut presque choquée par la pa-gaille qu’elle y trouva.
« Et la sécurité ? Et l’hygiène ? » s’interrogea-t?elle malgré elle, en restant maladroitement plantée au milieu du salon.
Mais déjà, les garçons s’installaient à même le sol pour jouer, tandis que leur père, après avoir ôté sa veste et roulé ses manches, s’en retournait dans la cuisine.
« On ne peut quand même pas élever des enfants d’une manière aussi décontractée ! » songea-t?elle, effarée.
Cependant, en y regardant d’un peu plus près, elle dé-couvrit des verrous sur les tiroirs et les portes accessibles aux petites mains fureteuses, et des renforts matelassés sur les coins les plus aigus des meubles. Quant à la saleté… il s’agissait plutôt de désordre.
Et d’un désordre finalement assez sympathique, fi-nit?elle par conclure avec circonspection, constitué de jouets, de linge fraîchement sorti du sèche-linge en attente d’être plié, de gribouillages multicolores et de piles de papiers domestiques.
Daniel passa la tête par la porte et remarqua la perplexi-té de la jeune femme.
— Désolé, s’excusa-t?il. C’est plutôt le bazar, n’est-ce pas ? Il y a des jours, je n’arrive plus à ranger. Et même, des semaines…
— Je peux t’aider ?
— A ranger ? Seigneur, non !
— Je voulais dire… avec les pizzas, reprit?elle en le suivant dans la cuisine.
— Il n’y a rien à faire, assura-t?il.
Il fit glisser les cartons sur la table, disposa assiettes, couverts et serviettes, attrapa un garçon après l’autre sous le bras, comme un ballon de football, pour lui laver visage et mains au-dessus de l’évier. En deux minutes, les ju-meaux étaient sanglés dans leurs chaises hautes, prêts à manger.
Lauren se *******a de regarder la scène en silence, im-pressionnée, et même un peu jalouse. Daniel faisait preuve d’une telle efficacité, alors qu’elle-même appréhendait tant de ne pas savoir s’occuper de son bébé qu’elle potassait fiévreusement tout ce qui traitait des enfants et des parents.
Au moins s’était?elle déjà préoccupée de tous les achats indispensables, songea-t?elle, ce qui lui donnait l’impression de ne pas perdre totalement pied. Car, honnê-tement, elle s’était sentie plutôt submergée par ses multi-ples lectures que rassurée. Avec Daniel, cependant, élever un enfant ne paraissait pas si insurmontable…
— Tu n’as pas d’employée de maison ? lui demanda-t?elle.
— J’ai essayé, mais la formule ne m’a pas donné satis-faction. J’avais l’impression qu’on violait mon intimité, et je préfère conserver mon désordre. Une société de net-toyage passe une fois par semaine, pour faire le grand ménage. A part cela, nous restons entre mecs, et nous vi-vons comme nous l’entendons.
— « Entre mecs », vraiment ?
— Oui, alors tu peux imaginer l’état de la maison dans quelques années, répondit?il en riant. Tiens, prends une part.
Elle se servit. Puis, d’un ton prudent — enfin, pour être honnête, d’un ton guindé — elle posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— Est-ce qu’il n’est pas recommandé de… euh… de leur donner le bon exemple, cependant ? Tu sais, pour qu’ils apprennent à prendre soin de leurs propres affaires et à respecter l’espace vital des autres, ce genre de choses… ?
— C’est dans quel livre ? demanda-t?il, l’air amusé.
— Euh… je ne me le rappelle pas. Mais comment sais-tu que je l’ai appris dans…
— J’ai vu la pile, sur ta table de nuit.
— C’est vrai, on ne peut pas la manquer. Il y en a un que tu me recommanderais plus particulièrement ?
— Encore faudrait?il que j’en lise quelques-uns.
— Tu n’en as lu aucun ? s’exclama-t?elle, stupéfaite. Mais ce n’est pas possible !
— J’en ai ouvert un ou deux après le décès de Becky, concéda-t?il. Comme chez toi, ils garnissaient ma table de nuit. J’ai lu deux chapitres du premier, trois du second, et j’ai eu l’impression de parcourir un roman d’épouvante. Je n’ai pas dormi de la nuit, tellement j’étais perturbé, culpa-bilisé et convaincu que j’avais déjà tout raté.
— Tu plaisantes !
— J’exagère un peu. Mais, sérieusement, mieux vaut ne pas ouvrir un de ces ouvrages. Désormais, je vole sans filet, en écoutant mon instinct. J’en suis plus heureux, et eux aussi.
— Comment peux-tu savoir qu’ils sont plus heureux ?
Tout en mordant dans sa part de pizza, elle contempla les jumeaux, dont le menton et les joues étaient maculés de sauce tomate et de fromage fondu. Sur la tablette de leur chaise s’étalaient des flaques de soda. Ce type de repas était un véritable poison, à en croire sa dernière bible en matière de diététique. Trop de sel, trop de graisses, trop de sucre, et pas une vitamine à l’horizon ! Mais c’était telle-ment bon !
— Je suppose qu’on pourrait se livrer à une petite expé-rience, répondit Daniel. On les sépare pendant trois mois, on élève l’un selon les théories de l’expert A, et l’autre en suivant sa bonne vieille intuition. Et on voit lequel des deux obtient les meilleures notes aux tests d’intelligence et de personnalité.
— Tu plaisantes…
— Oui. Je plaisante.
— Mais tu penses que je suis névrosée.
— Mais non ! dit?il en tendant la main pour lui effleu-rer affectueusement le menton.
Ce fut une caresse brève, légère, et presque paternelle ; mais elle fit courir une onde chaude tout le long du bras de Lauren et précipita les battements de son cœur.
— Tu n’es pas névrosée, assura-t?il. Tu es dans une si-tuation difficile, et c’est ta façon de réagir. Dis-moi, est-ce que c’est un trait de ton caractère ? Je veux dire, de sur-compenser ?
— Je le suppose, admit?elle, avant de se demander s’il avait une solution magique, plus efficace, à lui proposer.
Car elle devait bien se raccrocher à quelque chose !
— Et si tu te montrais un peu plus relax ? suggéra-t?il. Tu sais, moi, je me débrouille comme je peux, je ne pré-tends pas avoir toutes les réponses.
— Relax ? répéta Lauren, avant d’en sourire. Il existe probablement un livre là-dessus, non ?
— Sans doute, acquiesça-t?il en riant. Sinon, je pourrais peut-être l’écrire. Ris, détends-toi, savoure l’instinct pré-sent, fais du mieux que tu peux, aime-les… Surtout, aime-les, répéta-t?il doucement.
— Je l’aime, dit?elle en posant une main sur son ventre, tandis que des larmes soudaines lui picotaient les paupiè-res. Ça, je m’y emploie déjà
— Descendre ! clama Corey, celui qui portait le T-shirt rouge.
— Veux plus ! lança en écho Jesse, bien qu’il eût la bouche encore pleine.
— Il est l’heure du bain. Je te laisse un peu, le temps de les coucher. Ensuite, nous pourrons discuter.
— Je vais débarrasser.
Daniel tenta de l’en dissuader, bien sûr. Elle n’en tint pas compte, et trouva même le temps de ranger un peu le salon. A quatre pattes, elle en fit maladroitement le tour, rassemblant briques multicolores, petites voitures et brico-les variées pour les déposer dans des casiers en plastique bleu.
Etait-ce un avant-goût de ce qui l’attendait ? se deman-da-t?elle. Ou prendrait?elle une nourrice pour s’occuper de tout ?
En fait, elle hésitait. Certes, elle ne souhaitait pas re-noncer à sa carrière, d’autant que son père comptait sur elle pour reprendre le flambeau après lui. Mais elle se refusait aussi à n’entrevoir son enfant que le soir, le temps de lui souhaiter une bonne nuit.
Elle se demandait encore si elle parviendrait à concilier ces exigences contradictoires, lorsque Daniel revint dans le salon.
— Ils sont dans leurs lits, annonça-t?il. Sauf que Corey vient de découvrir comment escalader les barreaux, et que j’ai dû mettre des coussins par terre, au cas où… A mon avis, le jour où ils descendront tout seuls n’est pas loin… Bon, nous commençons ?
Il ouvrit son attaché-case, et tria ses papiers avec une ef-ficacité qu’elle admira.
— Tu n’as pas d’ordinateur portable ? s’enquit?elle.
— J’en ai eu un, brièvement. Compte tenu de mes be-soins, et de mes nombreux déplacements, je me suis aperçu que je perdais plus de temps à prévenir un vol éventuel que je n’en gagnais.
Pendant une vingtaine de minutes, ils passèrent en revue les différents points soulignés par Daniel dans son dossier. Ils en arrivaient à la conclusion lorsqu’il s’arrêta au beau milieu d’une phrase, et tendit l’oreille.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ! s’écria-t?il en riant.
Et en effet, quelques instants après, Corey faisait irrup-tion dans le salon, les cheveux ébouriffés, un sourire ra-dieux sur le visage.
— J’a descendu, papa ! annonça-t?il, ravi. J’a descendu tout seul !
Il se jeta dans les bras de Daniel, qui le porta jusqu’au canapé en riant comme jamais Lauren ne l’avait entendu rire.
— Dis donc, mec, tu t’attends à ce que je sois transporté de joie ? Tu crois peut-être que je suis très fier de ce nou-veau tour ?
— Tu l’es, Daniel, constata Lauren en se mettant à rire à son tour. N’essaie pas de le nier, je le vois. Tu es très fier !
Toujours hilare, Daniel la regarda par-dessus la tête de son fils.
— Vas-y, fusille-moi ! C’est pour cela que je n’ai ja-mais pu prendre ces livres au sérieux.
— Tu peux m’expliquer ?
— Non seulement les enfants ne réagissent jamais comme ils le devraient, mais moi non plus. Je serais censé le gronder, là. Mais regarde comme il est heureux ! Il pense qu’il a accompli une chose formidable.
Il serra son fils contre lui, et lui embrassa le sommet du crâne.
— Tu suivrais les conseils du livre, à cet instant ? s’enquit?il.
— Non, avoua-t?elle en riant de nouveau. Tu as raison, j’en serais incapable.
— Corey, tu es fatigué ?
— Non ! affirma celui-ci, ses yeux bleus étincelant d’animation.
— Bien, qu’allons-nous décider maintenant ? Si je te re-couche, tu vas d-e-s-c-e-n-d-re de nouveau, n’est-ce pas ? Et je serai obligé de sévir…
— Je peux te laisser, proposa Lauren, tout en redoutant, bizarrement, qu’il ne la prît au mot.
— On peut toujours essayer de le garder sur le canapé pendant que nous finissons. Il n’y en a plus pour long-temps.
Dix minutes plus tard, ils avaient terminé, et Corey dormait, la tête sur un coussin, une de ses mains potelées reposant sur la cuisse de Daniel.
En les regardant, Lauren sentit son cœur se contracter, sans qu’elle pût définir l’émotion qu’elle éprouvait.
Au demeurant, elle attendait quelque chose de Daniel Lachlan, sans même savoir quoi, comprit?elle toutefois. De la sagesse ? Un soutien, qui sait ? Pourtant, elle ne devait pas y songer et s’assumer seule, sans l’aide de qui-conque. Et surtout pas de Daniel.
La question qu’elle lui posa, alors, n’aurait pas pu être pire.
— Comment… comment ta femme est?elle morte, Da-niel ? Ce fut… soudain ?
Elle crut le voir tressaillir, et se mordit la lèvre de honte.
— Je suis désolée…, se hâta-t?elle de dire en rassem-blant ses notes avec nervosité. Je t’en supplie, ne me ré-ponds pas ! Je n’avais aucun droit de…
— Ce n’est pas grave, assura-t?il. Je suis simplement habitué à ce que les gens évitent le sujet.
— Oui, j’ai ressenti la même chose lorsque maman est décédée. On aurait cru qu’elle n’avait jamais existé.
— C’est horrible, non ? Ce n’est pas ce qu’on souhaite, lorsque quelqu’un a compté pour vous.
— Je le sais.
— J’essaie de parler de Becky aux enfants. Nous regar-dons des photos. Ils la reconnaissent, et maintenant, ils savent dire le mot « maman ». Un jour, cependant, il fau-dra qu’ils apprennent ce qui s’est passé. Ça a été…
Il s’arrêta, et secoua la tête.
— Soudain ou non, ce n’est pas ce qui importe. Ça n’aurait jamais dû arriver, c’est tout. Becky a développé un genre de diabète particulier pendant sa grossesse. Il n’a pas disparu ensuite, ce qui arrive parfois. Cela ne l’affectait pas trop jusqu’à ce qu’elle lise ce livre… Entre parenthè-ses, c’est peut-être pour cela que j’ai des problèmes avec certains livres ! Bref, elle a cru pouvoir contrôler son dia-bète à l’aide d’un régime strict, d’exercices bidon, et elle s’est retrouvée embringuée dans un groupe d’illuminés alternatifs. Elle ne m’a pas dit qu’elle avait arrêté l’insuline. Un jour, je suis rentré, elle gisait par terre, dans le coma. Les médecins ont été formidables, mais ils n’ont rien pu faire. Et moi, je suis toujours… furieux.
— Contre elle ?
— Oui, contre elle. Contre le livre, contre le groupe. Contre moi-même.
Il prit une profonde inspiration, avant de murmurer :
— Bon sang, pourquoi a-t?il fallu que je laisse échapper ces mots sur la culpabilité ?
— Tu n’as pas à t’expliquer…
— Si, il faut que je le dise, même si je suis désolé de te l’infliger à toi.
Alors qu’il se passait une main nerveuse dans les che-veux, elle remarqua combien les rides qui lui creusaient le front étaient profondes pour un homme de son âge, et s’en émut.
— Cela n’aurait jamais dû arriver, répéta-t?il. Si notre mariage n’avait pas été aussi pitoyable, si je ne lui avais pas reproché, dès le départ, d’être tombée enceinte… Parce qu’elle a avoué l’avoir fait exprès ! Si j’avais fait davan-tage d’efforts, elle m’aurait peut-être parlé de ce régime idiot. J’aurais dû savoir qu’elle ne prenait plus son insu-line ! Enfin voilà… Oui, sa mort a été soudaine, et s’il existait un moyen pour que je ressente du chagrin plutôt que cette culpabilité infernale…
Une fois de plus, il secoua la tête. Leurs yeux se ren-contrèrent, et se soutinrent longuement, pleins d’une com-préhension réciproque.
— Je suis désolé, dit?il enfin. Tu ne mérites pas que je déverse tout ça sur toi.
— Ce n’est pas ta faute, Daniel. On ne peut pas empê-cher les gens de faire ce qu’ils veulent. Je l’ai compris avec Ben.
— Tu te l’es dit aussi, alors ? « Si j’avais su », « si j’avais écouté », « si j’avais essayé »…
— Oui, bien sûr. Pourquoi ne m’a-t?il pas parlé de ses problèmes ? Pourquoi a-t?il pris la fuite ?
Ils en parlèrent quelques minutes encore, et s’en trouvè-rent quelque peu soulagés.
Puis, la réalité reprit ses droits.
— Il faut que je rentre, maintenant, déclara Lauren. Je vais appeler un taxi.
— Je suis désolé de ne pouvoir te raccompagner.
— Ne te lève pas, tu réveillerais Corey.
— Pas de danger, maintenant, assura-t?il, en faisant glisser son fils sur une épaule.
La joue ronde de l’enfant s’écrasa contre le torse pater-nel, et, attendrie, Lauren lui caressa les cheveux.
— C’est ce qu’il y a de plus émouvant au monde, non ? murmura Daniel avec un sourire. Ça compense tout le reste…
La gorge serrée, Lauren se *******a de hocher la tête, avant de prendre congé, bien à regret.
Car c’était un déchirement pour elle de quitter Daniel. Mais en même temps, elle avait trop conscience qu’il n’avait que faire d’une femme enceinte, pour s’imposer davantage.

chapitre 5

— Plutôt haut de gamme, ton club, fit remarquer Daniel en observant le hall d’entrée entièrement vitré, qu’ornaient de magnifiques plantes exotiques en pots.
— Il offrait les cours que je recherchais quand je me suis inscrite, expliqua Lauren. Depuis, j’ai découvert qu’il pro-posait aussi des activités pour les futures mamans.
— Et au point de vue sécurité ?
— C’est sérieux. Il faut montrer sa carte de membre à l’hôtesse d’accueil, dans le hall.
— Tu peux attendre dans la voiture une minute ? Je vou-drais vérifier quelque chose…
Lauren l’observa tandis qu’il gravissait les marches d’un pas souple. Il portait un pantalon de toile beige, avec un gros sweat-shirt noir et un gilet molletonné par-dessus. Une tenue qui soulignait la solidité et la largeur de sa silhouette.
Contrairement à ce qu’elle redoutait, après leurs confi-dences de la nuit précédente, ou peut-être grâce à elles, l’atmosphère entre eux s’était allégée.
Aussi la jeune femme se sentait?elle plus dynamique et plus joyeuse, ce jour-là, qu’au cours des mois précédents — et prête à aider Daniel dans la mesure de ses moyens.
Dès son arrivée au bureau, celui-ci n’avait pas perdu de temps en bavardages, et Lauren, qui prisait l’efficacité plus que tout, avait apprécié. L’échange de questions et de ré-ponses entre elle et lui, aussi rapide qu’un match de ping-pong, l’avait rassurée et lui avait donné l’impression de maîtriser la situation.
Les mesures de sécurité prises dans l’immeuble Van Shuyler satisfaisaient Daniel, et il était convenu que Lauren utiliserait différentes voitures de la société, en une rotation aléatoire, jusqu’à la découverte du coupable.
C’était au tour de la sécurité de son club de gymnastique d’être testée. A travers les vitres, elle voyait Daniel discuter avec la réceptionniste, laquelle était tout sourire. Finale-ment, il prit congé, mais ce fut d’un air préoccupé qu’il revint prendre place dans la voiture.
— On m’a donné une carte d’invité pour essayer un cours, dit?il. J’ai de la chance, non ? Vanessa était ravie que j’envisage de devenir membre du club.
— Ce n’est pas bon signe, n’est-ce pas ?
— Non. J’ai dû montrer ma carte d’identité, certes. Mais, en gros, il suffit de se montrer poli, d’être vêtu correcte-ment, et elle ne voit que le client potentiel. J’aurais pu être n’importe qui… le type qui a crevé tes pneus, par exemple.
— Ne me demande pas d’arrêter mes cours, s’il te plaît. Ils me font du bien, et je me suis fait deux amies qui accou-cheront elles aussi en janvier. Nous prévoyons de…
— Je ne vais pas te demander d’arrêter.
— Merci !
— Entrons. Tu me montreras la piscine et la salle de cours.
Puis, tandis qu’ils gravissaient les marches, il ajouta :
— Je parlerai de tes problèmes à celle ou à celui qui s’occupe de la sécurité, et je vérifierai la bonne marche de leurs caméras de surveillance. Au fait, Lauren, nous avons tendance à parler de « ce type » ; mais il faut que tu envisa-ges d’avoir affaire aussi bien à une femme, ou à un couple. On cherche à t’intimider, et je n’exclus pas qu’on tente de t’affronter directement. Par exemple, dans le vestiaire, à un moment où tu serais plus vulnérable.
— Tu veux dire, quand je me change, ou quand je sors toute nue de la douche ?
A l’expression « toute nue », Daniel se sentit tout retour-né. Déjà, en voyant tout à l’heure le cours d’aérobic se dérouler derrière le comptoir d’accueil, il n’avait pu s’empêcher de fantasmer aussitôt sur le corps arrondi de Lauren moulé dans un de ces justaucorps colorés. « Toute nue » était juste l’étape suivante, et son imagination n’éprouvait aucune difficulté à la franchir.
Quand cela allait?il cesser ? se demanda-t?il. Le souve-nir de son union malheureuse avec Becky ne devait?il pas le dissuader de nouer toute nouvelle relation ? Mais peut-être que le fait d’en avoir parlé à Lauren avait exorcisé sa culpabilité et l’avait rendu plus disposé à envisager de re-faire un jour sa vie ?
En tout état de cause, Lauren l’avait écouté avec tant de compréhension qu’il se sentait aujourd’hui le cœur plus léger — et professionnellement plus serein.
En revanche, à mesure qu’il l’accompagnait dans ses oc-cupations quotidiennes, il se rendait compte que n’importe quelle alarme ou caméra n’y suffirait pas. Lauren avait besoin de quelqu’un en permanence, d’un garde du corps.
Il n’aurait pas été en peine de lui en trouver un, parmi ses employés. Mais il savait que John Van Shuyler, ché-quier à l’appui le cas échéant, exigerait d’avoir le patron en personne.
Mais allait?il parvenir à assurer correctement son travail, compte tenu du fait qu’il ne souhaitait pas s’y investir, et que Lauren était tout aussi réticente ?
— C’est ici que se déroulent mes cours, indiqua la jeune femme.
Il considéra un instant la salle, entièrement vitrée du côté hall, puis, avec un soupir, il demanda :
— Où te places-tu, d’ordinaire ?
— N’importe où, là où il reste de la place.
— A l’avenir, ne te mets pas de ce côté. Place-toi plutôt près du mur du fond, et évite le vestiaire s’il est désert. Il y a un bassin extérieur ?
— Oui, regarde, on peut l’apercevoir de la cafétéria, dit?elle en l’entraînant dans cette direction.
— Il est trop isolé, et il serait trop facile à quelqu’un de s’enfuir sans se faire remarquer. Il faudra que tu te conten-tes de la piscine intérieure.
— Franchement, ça commence à me peser !
— Je sais…
Il hésita un moment, et puis ajouta :
— Varie tes horaires autant que tu le peux, et évite de te garer toujours au même endroit. Ce… ce n’est pas difficile, juste une question d’état d’esprit.
— Comme si je n’avais que cela à penser, en ce mo-ment !
L’air agacé, elle traversa la cafétéria, franchit la porte vi-trée et alla s’accouder à la rambarde de la piscine décou-verte.
— De toute évidence, elle est fermée pour l’hiver, mar-monna-t?elle en considérant le bassin vide. Quelle chance, un souci de moins !
Le sarcasme sous-jacent le décida à proposer :
— Il y a une autre solution.
— Laquelle ?
— Une protection vingt-quatre heures sur vingt-quatre, assurée par moi, quand c’est possible, ou un de mes em-ployés.
— Non, c’est hors de question !
— Comme tu veux, dit?il avec un haussement d’épaules destiné à masquer son soulagement.
Elle lui fit alors face, et le regarda droit dans les yeux.
— Ce n’est pas ce que papa choisirait, n’est-ce pas ?
— Je ne le pense pas.
— Alors on ne lui en parlera pas, voilà tout.
Certes, ils pouvaient offrir un front uni au père de Lau-ren, en l’assurant qu’ils avaient la situation bien en main. Mais Daniel, préoccupé, prit conscience que cela manquait de professionnalisme.
— Est-ce que tu veux vraiment courir un risque en ce moment ? finit?il par lui demander.
— Ce type, ou ce couple, n’importe, ne me fait pas peur. Cette histoire me met en colère plus qu’autre chose.
— Et le bébé ?
— Quoi, le bébé ?
— Quel pourcentage de risque es-tu prête à lui faire cou-rir ? Dix pour cent ? Vingt pour cent ? Est-ce que tu conduis sans ta ceinture ? Est-ce que tu bois beaucoup d’alcool ?
— Non, évidemment. Je ne prends aucun risque, tu t’en doutes bien.
— Tu vas en prendre si tu refuses une protection rappro-chée. As-tu pris en compte que le fait de te menacer, c’est menacer aussi ton bébé ?
— Je ne veux pas y penser maintenant ! s’exclama-t?elle en fermant les yeux.
— Il le faut bien !
— Tu prévoyais de voir l’église que je fréquente, et de jeter un nouveau coup d’œil à ma maison. Terminons-en. Et alors, seulement alors, j’aviserai.
— D’accord.
— J’ai froid, se plaignit?elle en se frottant les bras.
Mais Daniel devina qu’il s’agissait de frissons psycholo-giques plus que physiques.
Elle le conduisit jusqu’à l’église où elle avait l’habitude de se rendre. Celle-ci se trouvait en bordure d’un quartier d’affaires, presque désert le dimanche comme elle l’admit elle-même. Cela ne plut pas à Daniel.
— Et maintenant, je suis censée ne plus aller à la messe ! protesta Lauren.
— Va ailleurs. Chez ton père, par exemple, dans le New Jersey.
— Il ne passe plus tous ses week-ends là-bas, maintenant qu’il a une amie à New York.
— Viens dans ma paroisse. L’église est très fréquentée, et le parking est adjacent.
Elle ne répondit pas, et il se demanda quelle impulsion idiote l’avait poussé à lui faire cette proposition. Heureu-sement, elle ne l’accepterait pas, il en était persuadé.
Une fois chez elle, Lauren ne se montra guère plus coo-pérative. Lorsqu’il lui décrivit le système d’alarme le plus adapté aux locaux, elle se *******a de hocher la tête. Puis, dans le bureau, il s’inquiéta de savoir si elle fermait à clé le meuble dans lequel elle gardait ses dossiers.
— Evidemment. Regarde…
Sans même se retourner, elle s’inclina un peu en arrière, et tira d’un geste vif sur le tiroir du haut, s’attendant, de toute évidence, à rencontrer une résistance. Mais le tiroir glissa doucement, et elle perdit l’équilibre.
— Oh !
Alors qu’il s’empressait de la soutenir, Daniel sentit aus-sitôt cette accélération familière de son pouls, provoquée par le moindre contact avec Lauren. Comme hypnotisé, il ne pouvait détacher les yeux des petits cheveux bruns qui bouclaient sur la nuque. Il se souvenait bien d’eux… Six mois auparavant, il avait découvert leur parfum, et leur texture soyeuse sous ses doigts.
Lauren, de son côté, paraissait nettement plus troublée par l’ouverture du tiroir que par le contact des mains de Daniel sur ses épaules.
— C’est vraiment bizarre ! s’exclama-t?elle. Je le ferme, normalement.
— Où sont les clés ?
— J’en ai une sur mon porte-clés, et l’autre dans cette petite…
Lauren écarquilla les yeux en considérant la soucoupe ancienne, à moitié remplie de trombones, posée sur une étagère voisine.
— Elle n’y est plus !
— Non, elle est là, dit Daniel en glissant la main derrière la soucoupe. Tu crois que tu as pu la mettre à côté ?
— Je… Non, je me rappelle avoir fermé ce meuble ! as-sura-t?elle en arpentant le bureau de long en large. C’était il y a une semaine environ. Je m’en souviens parce que le téléphone a sonné alors que je n’avais pas réussi à faire tourner la clé. La serrure est un peu dure, et il faut que les tiroirs soient tous repoussés à fond. Après mon coup de fil, je suis revenue la fermer correctement, et j’ai enfoui la clé dans les trombones. Ce n’est pas que je garde des dossiers confidentiels ici, mais…
Elle avait pâli, et ses pupilles un peu dilatées expri-maient l’effroi qui la gagnait.
— As-tu l’impression que quelqu’un est entré ici ? de-manda-t?il.
— J’en suis sûre ! Daniel, j’en suis sûre ! Je ne sais pas s’il manque quelque chose, mais quelqu’un a ouvert ces tiroirs.
— Et tu es en colère ? dit?il, en sachant pertinemment que ce n’était pas le cas. Tu as dit tout à l’heure que cette histoire te mettait en colère.
Elle leva le menton, avança d’un pas et soutint le regard qui la sondait.
— Non, répondit?elle. Cette fois, j’ai peur !
Fut-ce l’appel inconscient de ces yeux agrandis de frayeur ou la frustration générée par leur trop bref contact quelques minutes plus tôt… ? Daniel fut incapable de résis-ter au désir de la prendre dans ses bras.
Juste un petit baiser…, se promit?il. Juste de quoi la ré-conforter.
Mais Lauren ne voulut pas s’en *******er. Aussitôt, elle l’enlaça par le cou pour l’attirer plus près d’elle, et s’empara de sa bouche avec une exigence qu’il fut heureux de satisfaire. Ainsi encouragé, il laissa ses lèvres courir le long de la gorge jusqu’à l’encolure du pull en V. Alors ses doigts prirent le relais pour se glisser vers les seins dont il convoitait la douceur, la chaleur et la plénitude.
Il trouva alors ce qu’il cherchait : les doux globes ju-meaux que ne parvenait pas à contenir le soutien-gorge de maternité en dentelle.
Elle frissonna lorsqu’il les effleura, et leurs pointes se dressèrent aussitôt contre son pouce.
— Je veux te protéger, Lauren, chuchota-t?il, chaviré par le soupir de plaisir qu’elle laissait échapper. Je veux m’occuper de toi.
— Non. Embrasse-moi, c’est tout…
Il obtempéra sans se faire prier. Tandis qu’il embrasait de ses lèvres avides la chair tendre qui s’offrait à lui, Lau-ren se livra à ses propres explorations, les mains glissées sous le sweat-shirt de son compagnon, pour le caresser à même la peau.
— Si tu enlevais ce pull ? suggéra-t?il dans un souffle. Je t’en prie… Je veux te voir, te toucher, te goûter sans aucun obstacle entre nous.
Les cheveux défaits, les yeux vagues, Lauren saisissait déjà le bas de son pull pour l’ôter, quand, soudain, elle se figea. Secouant la tête, elle laissa retomber ses mains, qu’elle posa sur son ventre en un geste protecteur. Son encolure ayant glissé, l’une de ses épaules était découverte et, lorsque Daniel tendit la main, ce fut pour la rajuster, non pour prolonger ses caresses.
De nouveau, elle secoua la tête, et ses mains retombè-rent, inertes, le long de son corps.
Elle avait raison, malheureusement, songea Daniel, sou-dain dégrisé.
— Nous n’avons pas besoin de ce genre de complication, Daniel, finit?elle par dire. Nos corps pensent différemment, mais ils ont tort.
— Pourquoi ont?ils tort ? demanda-t?il.
— Parce que construire quelque chose entre nous, en ce moment, ce serait comme tenter d’élever un building sur un marécage. Je ne sais pas ce que ce bébé représente pour Ben. Rien, je le crains. Mais je dois néanmoins le prendre en compte. Il y a ces menaces… Et puis, toi, tu n’es pas très clair non plus avec toi-même. Nous ne sommes pas mûrs pour une relation autre que passagère, et je n’en veux ni pour moi ni pour mon bébé.
— Lauren…
Mais elle continuait de secouer la tête, refusant de suc-comber à ce désir physique indéniable qui les jetait dans les bras l’un de l’autre — un désir si trompeur avec ses pro-messes de plaisir et d’oubli qu’il ne pourrait rien en sortir de bon.
— Si tu as l’intention d’argumenter, reprit?elle, réponds d’abord à une question.
— Laquelle ?
— Quel crédit accordes-tu à ma réaction, et à la tienne ?
— Aucun, répondit?il. Je n’avais pas l’intention d’argumenter, d’ailleurs, parce que tu as raison. Je ne suis pas sûr de trouver en moi la certitude que demande une vraie relation. Et je ne sais pas si j’aurai le courage de cher-cher à donner tout ce que je n’ai pu offrir lors de mon ma-riage.
— Je comprends…, assura Lauren. Quand on a essayé avec quelqu’un et que ça n’a pas fonctionné, on est gagné par la lassitude. C’est ce que je ressens aussi.
— Quelquefois, ce serait plus facile si nous pouvions agir comme certains animaux, non ? Si, après avoir partagé beaucoup de choses cette nuit-là, nous pouvions nous sépa-rer sans un regard en arrière. Au lieu de cela, nous cherchons à tout prix à lui trouver une signification. Mais tu as raison, c’est impossible. Et nous ne le supportons pas, ce qui rend la situation d’autant plus pénible que nous devons passer du temps ensemble. Je suis désolé. Je n’aurais pas dû t’embrasser, tout à l’heure.
— Non, reprit?elle, accablée par le détachement qu’il montrait soudain. C’est il y a six mois que tu n’aurais pas dû m’embrasser !
— C’est vrai. Je m’abstiendrai, à l’avenir.
Cela vaudrait mieux !
Et ce disant, elle se détourna pour lui dérober son regard et lui signifier que l’incident était clos.
Gêné, Daniel reprit un ton professionnel.
— Tu étais très pâle, tout à l’heure. J’ai bien peur que ces alertes ne finissent par te miner, dit?il en désignant le tiroir, toujours béant. Il est 6 heures, et j’ai une réunion ce soir. On pourrait peut-être commander quelque chose pour dîner, et décider du niveau de protection dont tu as besoin. Qu’en penses-tu ?
Lauren hocha la tête en silence, trop épuisée pour protester

chapitre 6

Finalement, Lauren avait préféré s’occuper du dîner, plutôt que de commander un repas à l’extérieur.
— Rien que l’idée d’un inconnu sonnant à ma porte me donne la chair de poule, avoua-t?elle, tout en préparant une salade. Il faut que je me raisonne ! Il faut que je ré-agisse !
— Tu ne pourrais pas t’installer chez ton père ? suggéra Daniel, tout en surveillant la cuisson des steaks.
— Il se fait tant de souci pour moi que nous devien-drions fous tous les deux.
— Et chez une amie ?
— Je n’aime pas me faire materner. Rien que le fait de demander à Corinne de passer la nuit ici, l’autre jour, m’a beaucoup coûté. Je me suis sentie complètement infantili-sée, avec sa façon de me traiter comme si j’étais malade.
— Je reconnais qu’elle en faisait beaucoup.
— Elle essaie de bien faire. Notre amitié a eu des hauts et des bas, mais nous nous connaissons depuis l’adolescence.
— Vous êtes restées ensemble tout le temps, ce soir-là ?
— Nous avons dîné, et puis regardé un film à la… Est-ce que tu suggérerais que Corinne ait fouillé dans mon bureau ?
— Qui est montée se coucher la première ?
— Moi. Je suis enceinte, si tu veux bien t’en souvenir. A partir de 21 heures, je ne réponds plus. Mais…
— Qui est venu chez toi, depuis ?
— Papa m’a raccompagnée dimanche soir. J’ai eu la vi-site d’un couple d’amis qui me rapportaient des cassettes vidéo. Ma femme de ménage vient le lundi, mais elle… Non ! On ne va quand même pas soupçonner Bridget O’Meara ? Une veuve irlandaise de cinquante-sept ans !
— On ne peut l’exclure, Lauren. A moins qu’il n’y ait quelque part un carreau cassé ou un verrou forcé…
— Je vérifie les fenêtres et les portes chaque fois que je rentre à la maison.
— Bien !
— Ça me pèse vraiment, cette histoire !
— Tu l’as déjà dit.
— Ça ne te ferait pas le même effet, à toi ?
— Si, mais j’essaie de réagir rationnellement, pas émo-tionnellement.
Elle lui décocha un regard glacial, mais il se *******a de sourire.
— Continue de te battre. C’est très sain.
— O.K., rationnellement, dit?elle en ignorant le dernier commentaire, je viens de me souvenir que quelqu’un d’autre est venu, lundi. J’avais commandé une nouvelle chaise pour mon bureau, et le livreur y est resté le temps de la déballer. Bridget était là, mais elle a continué à passer l’aspirateur sans se préoccuper de lui. Si tu peux bâtir une théorie autour de ça, je suis prête à l’entendre !
— C’est une piste. Lorsque nous aurons mangé, tu iras voir s’il te manque quelque chose. Ah ! autre chose… Bridget a sa propre clé ?
— Difficile de faire autrement.
— Mieux vaudrait lui rappeler de ne pas la laisser traî-ner. Et je m’occuperai de faire changer les verrous dès demain.
Lauren hocha la tête, avant de s’employer à dresser la table. Elle posa des sets en lin brodés sur la table, plaça avec soin les serviettes assorties sur de grandes assiettes en porcelaine, et disposa enfin verres en cristal et couverts en argent. Elle ne s’aperçut du regard de Daniel posé sur elle que lorsqu’elle eut terminé.
— Tu as vraiment dû trouver ma maison horriblement négligée, l’autre jour, fit?il remarquer.
— Ça ne me demande qu’un petit effort, et le résultat en vaut la peine, se défendit?elle, avant de pincer les lèvres.
Puis elle se laissa tomber sur une chaise, prête à cra-quer.
— Si tu veux savoir la vérité, murmura-t?elle, je tourne à la maniaque de l’ordre et de la décoration quand j’ai l’impression de perdre le contrôle de mon existence.
— Si tu veux la vérité, répondit?il d’une voix compatis-sante, je m’en étais rendu compte.
— Oh…
Leurs regards se croisèrent. Daniel esquissa un sourire, et, malgré elle, Lauren le lui rendit.
C’était si agréable, d’une certaine façon, qu’un homme la comprenne, pensa-t?elle. En plus d’un an, Ben n’avait pas pris cette peine.
— Mais ce n’était pas une critique, assura Daniel. Continue, si cela te rend plus forte. Et tu as raison : garder le contrôle de soi-même est important.
— Quelquefois, je crois pourtant que cela me tue, confessa-t?elle. Quand je parviens à me laisser aller, c’est tellement plus agréable. Sincèrement, Daniel, j’ai beau-coup aimé ta maison. Surtout, justement, son côté dé-contracté…
— Et si tu me déléguais une partie de ce contrôle super-flu, afin de garder ton énergie pour… la naissance de ton bébé, par exemple ?
La sonnerie du micro-ondes tinta, et une odeur appétis-sante de haricots verts s’échappa. Lauren sentit l’eau lui venir à la bouche. Tenaillée par la faim, elle rendit les armes et hocha la tête.
— D’accord, tu as gagné. Je te délègue le problème de ma protection. Tu le traiteras comme tu le juges nécessaire. A une condition…
— Laquelle ?
— Si je veux que les gardes du corps restent dehors, ils obéissent.
— C’est acceptable, reconnut?il. Tu as pris la bonne décision. J’en suis heureux.
Les talons de Lauren claquaient sur les dalles du cou-loir, à l’extérieur de la salle de conférence. A chaque pas, une onde de douleur lui traversait le corps. Elle avait si mal aux pieds, à la tête et au dos qu’elle se jura de ne plus porter d’escarpins jusqu’à la naissance du bébé.
Sa réunion s’était terminée tard, et, en ce vendredi soir, dix jours avant Noël, elle était attendue pour un dîner d’affaires au restaurant.
— Décidément, je ne m’y habituerai jamais, marmonna-t?elle en apercevant Daniel qui patientait au bout du cou-loir.
Il était toujours là, dans un de ses costumes sombres qui ne parvenaient pas à dissimuler la largeur de sa carrure. Elle le vit jeter un coup d’œil à sa montre et comprit ce qui le tourmentait.
— Désolée, mais la réunion s’est éternisée, s’excusa-t?elle. Mais pourquoi es-tu encore là ?
— Lisa devait me remplacer à 17 heures, mais elle a été retenue.
— Il n’y avait personne d’autre de disponible ?
— Tu sais que je suis difficile quant aux personnes que je charge de ce travail.
— Tu veux dire que je suis difficile. Alors, dis-moi… Tu devrais être où, à cette heure-ci ? demanda-t?elle, tout en pressentant que le problème concernait les enfants.
— J’ai promis à Jesse et à Corey de les emmener voir les illuminations de Noël, confirma-t?il en enfonçant les poings dans ses poches. Je ne sais s’ils s’en souviendront. A deux ans, ils n’ont pas encore de suite dans les idées.
Il se mit soudain à rire, avant de lui expliquer :
— Tu te rends compte, j’ai acheté leurs cadeaux sous leur nez, et ils ne s’en sont même pas rendu compte !
— Ah bon ? s’étonna-t?elle, en regrettant de n’en connaître pas plus sur les mœurs des enfants de deux ans.
— Oui, c’était drôle. Mais je n’ai pas envie de les trom-per, ce soir. D’autant que ma mère leur aura sans doute parlé des illuminations toute la journée. C’est le problème, quand on est tout seul…
— Justement, ta mère…
— Elle vient de m’appeler. Car elle va passer le week-end chez ma sœur, en Virginie, et souhaiterait ne pas partir trop tard.
— Je suis désolée. Tu aurais dû y aller, tout simplement.
Daniel ne répondit pas. Lauren ne s’attendait d’ailleurs pas à ce qu’il le fît. Elle le connaissait de mieux en mieux, depuis trois semaines qu’il lui assurait une garde rappro-chée. Il aurait fallu une urgence autre que des illuminations de Noël pour qu’il abandonnât son poste.
— Et si nous allions chercher les enfants tout de suite ? suggéra-t?elle. Ainsi, ta mère sera libre de partir. Et nous, nous ferons la tournée des illuminations avant mon rendez-vous. Ensuite, tu me déposeras au restaurant, et il te restera deux bonnes heures pour trouver quelqu’un susceptible de venir me chercher.
— Mais tu voulais rentrer chez toi pour te changer…
Daniel le savait, car cela figurait sur leur planning. Comme elle le haïssait, ce planning !
— Ça ira très bien comme ça, assura-t?elle avec un re-gret toutefois pour les chaussures plates qu’elle aurait pu mettre.
Il la considéra un instant, le front soucieux.
— S’il te plaît, ne discute pas, dit?elle, d’un ton qui, sans doute, acheva de le convaincre.
— O.K., faisons comme ça. Maman m’a dit qu’il y a quelques rues bien décorées dans son quartier.
Tout en parlant, il se dirigeait à grands pas vers l’ascenseur. Et Lauren dut courir pour le rattraper, lourde et endolorie de la tête aux pieds.
La nuit était claire et froide, mais le chauffage, dans la voiture de Daniel, maintenait une température confortable. Dans leur siège auto, les jumeaux finissaient de croquer les sablés de Noël que Daniel leur avait distribués, et des ef-fluves de cannelle flottaient dans l’habitacle.
Daniel remonta lentement les rues, signalant les plus belles décorations avec des « Oh ! » enthousiastes.
— Regardez cette maison, les garçons ! Vous avez vu le traîneau ? Et les lutins ?
Lauren n’osait pas vraiment se joindre à leurs exclama-tions. Elle était là par accident, et n’appartenait pas à la famille, se disait?elle.
Au bout d’un moment, toutefois, Daniel se tourna vers elle pour lui dire d’un ton affectueux :
— Merci pour tout, Lauren. C’est encore mieux que prévu, avec toi à mes côtés. Et grâce à toi, ma mère a pu partir dans les temps.
— Je… je t’en prie, Daniel, murmura-t?elle d’une voix soudain étranglée.
Elle avait été heureuse de revoir Mme Lachlan, et toutes deux s’étaient embrassées avec chaleur. Mais le moindre mot ou geste gentil lui mettait les larmes aux yeux. Sa grossesse la rendait émotive, ces derniers temps, et elle fut heureuse de la relative obscurité qui régnait dans la voi-ture.
— Regardez, les enfants ! dit Daniel en reportant son regard sur la route. Vous avez vu ce beau sapin !
De nouveau, il guettait les plus beaux ornements afin de les signaler aux jumeaux, avec une constance identique à celle qu’il déployait dans son travail.
En fait, Lauren l’appréciait chaque jour davantage.
S’il était un homme sur lequel elle aurait pu s’appuyer, songea-t?elle en l’observant avec une intensité doulou-reuse, Daniel eût été celui-là. C’était tentant… tellement tentant…
Mais son esprit finit par se rebeller, et elle se rappela qu’elle devait assumer seule sa situation !
— Comment sont les Noëls, chez toi ? demanda-t?elle, afin de s’obliger à détourner le cours de ses pensées.
— Somptueux ! répondit?il avec un large sourire. Ma-man aime bien sortir le grand jeu, assorti de petits extra comme ce que nous faisons ce soir.
— Il y a longtemps que je n’étais pas allée voir les illu-minations. C’est très beau.
— Oui. Moi aussi, j’avais laissé tomber. Mais, depuis la naissance des jumeaux, je me rends compte que c’est le genre de chose qui tisse des liens. Ton point de vue change quand tu as des enfants…
— Je le suppose.
— Et toi ?
— Il changera sans doute, puisque tout le monde le dit. J’essaie d’être prête, afin de minimiser le choc. Mais à vrai dire, cela m’effraye.
— Non, tu t’en tireras très bien. Et, en fait, je faisais al-lusion à tes Noëls.
— Oh… Eh bien, ils sont très… calmes, maintenant. Ma mère était comme la tienne, cependant. Elle adorait soigner tous les détails.
— Elle te manque ?
— Je… Oui, elle me manque, avoua-t?elle, après avoir inspiré profondément.
Elle vit que Daniel jetait à sa montre un de ces coups d’œil aigus et rapides qu’elle connaissait bien maintenant. Il paraissait ne jamais perdre la notion du temps, et ne consulter sa montre que pour confirmation.
— Il va falloir se diriger vers le restaurant, dit?elle en le devançant.
— Dommage, je t’aurais bien invitée à prendre un cho-colat chaud. Mais nous n’avons pas le temps…
— Non, malheureusement.
Un quart d’heure plus tard, Daniel se garait devant le restaurant. Il contourna aussitôt la voiture pour lui ouvrir sa portière, tandis qu’elle luttait pour se redresser. Il agis-sait toujours ainsi, sans ostentation. Il se trouvait simple-ment présent, et il lui tendait la main pour la tirer hors de la voiture. Plus Lauren prenait de poids, plus elle appré-ciait qu’il l’aide.
Saisie par le froid de la nuit, elle résista à l’envie de se blottir contre lui.
— Inutile de m’accompagner, lui dit?elle. Il n’y a que deux marches avant l’entrée.
— Je regarderai d’ici. J’aurais tant aimé que nous pre-nions ce chocolat chaud…
— Moi aussi.
Les battements de son cœur s’accélérèrent. Un baiser était suspendu entre eux, aussi fragile, aussi beau qu’un cristal de glace, et prêt, comme lui, à s’évaporer dans l’instant.
Mais, alors qu’il se penchait vers elle, Daniel se heurta au ventre rond, tendu sous le manteau de lainage noir, et cette barrière, tant psychologique que physique, rompit le charme.
— Quelqu’un t’attendra après ton dîner, dit?il. Charlie, ou bien Alex. Tu les connais tous les deux. Nous nous reverrons lundi. Merci de t’être montrée si compréhensive, pour les illuminations.
— C’est moi qui dois te remercier pour m’avoir offert cette si jolie récréation.
Et, comme de nouveau les larmes lui montaient aux yeux, elle s’empressa de passer devant lui pour entrer dans le restaurant.
— Tu sais… Je crois que finalement, je commence à m’y habituer, annonça Lauren à Daniel, une semaine plus tard. Moi qui pensais ne jamais m’y faire !
— Comme quoi, la femme est perfectible, répondit?il, les yeux plissés par un sourire.
— Encore que… je me passerais bien de celui auquel il manque toutes les dents de devant.
— C’est un peu injuste. Il les a perdues dans l’exercice de son devoir.
— Admettons. Mais son rire…
— Ne lui raconte pas de blagues, si tu ne veux pas le voir rire. Sérieusement, ajouta-t?il, alors que ni l’un ni l’autre n’étaient particulièrement sérieux, c’est un type bien. Mais si tu préfères que je le permute avec…
— Non, tu as raison. Charlie est gentil, tout autant que Bill. Et ils s’investissent complètement.
Lauren tendit la main vers la fenêtre bordée de glace, par laquelle on apercevait le garde du corps, appuyé contre sa voiture dans la lumière blafarde de cette veille de Noël. Les épaules rentrées, il paraissait frigorifié, mais il ne quittait pas des yeux le flot de voitures pénétrant sur le parking de l’église.
— Oui, acquiesça Daniel. C’est le meilleur.
Mais en fait, le seul garde du corps dont elle appréciait de plus en plus la compagnie était Daniel lui-même, son-gea Lauren. Et cela pour les pires raisons, comme ce sou-rire dont il venait de la gratifier.
Au cours des dernières semaines, aucun incident grave n’était survenu. Mais, dès qu’elle commençait à respirer, une autre lettre arrivait à son bureau. Officiellement, la police suivait l’affaire, mais, de toute évidence, les poli-ciers réservaient leur zèle à des affaires plus pressantes.
Malheureusement, le travail de Daniel consistait sim-plement à protéger la jeune femme, non à mener l’enquête. Lauren devinait, cependant, à certaines questions qu’il lui avait posées, que le problème le préoccupait. Mais il avait d’autres affaires à traiter, et elle ne pouvait, en toute hon-nêteté, exiger davantage de lui. Car il prenait son service auprès d’elle plus souvent qu’à son tour, au détriment, sans doute, de ses fonctions de directeur.
Il s’agissait de la quatrième fois que Lauren se rendait dans la paroisse de Daniel, et elle savait qu’il s’en étonnait. En l’occurrence, la question de la sécurité passait pour elle au second plan, car elle trouvait surtout dans ce lieu de culte une atmosphère bien plus accueillante et chaleureuse que dans l’église qu’elle fréquentait depuis son enfance.
Ce matin, elle s’était proposée pour s’occuper de la gar-derie. Daniel avait amené ses fils, qui étaient déjà à quatre pattes en train de jouer avec des camions, en compagnie de plusieurs autres enfants. De nombreuses décorations illu-minaient la grande salle, dans un coin de laquelle se dres-sait une crèche. Après la messe, une petite fête était pré-vue, avec chants traditionnels et visite du Père Noël.
Avant que Daniel ne disparaisse par la porte qui menait à l’église proprement dite, Lauren eut le temps de lui dire :
— Au fait, une autre lettre est arrivée vendredi…
— Et tu ne m’en as rien dit !
— Je ne voulais pas gâcher ton week-end.
— La police ne m’a pas prévenu, elle non plus.
— A ma demande, expliqua Lauren. Tiens, voici une photocopie de la lettre.
Il la lut rapidement, à mi-voix :
« Avertissement ! Nous pouvons désormais accéder à votre compte de dépôt de fonds via Internet. Les comptes de la Van Shuyler sont les prochains sur la liste. Si vous ne payez pas volontairement les dettes de Deveson, nous nous servirons directement ! »
— C’est plus précis que les précédents courriers, dit Daniel en relevant les yeux.
— Ça paraît néanmoins être des menaces en l’air. Mon comptable a procédé à quelques investigations, de même que la police, et rien ne prouve que quelqu’un a eu accès à nos comptes.
— Et si le ou les auteurs de la lettre ont trouvé des tuyaux dans tes dossiers, chez toi ?
— Ils auraient pu les utiliser depuis plusieurs semaines. En plus, ce n’est pas le genre de données que je conserve à la maison.
— Qu’est-ce que tu gardes, alors ? Tu m’as dit que rien ne manquait…
— Des choses personnelles, pour la plupart. De vieux journaux intimes, des lettres, des photos. Des cours de l’université dont j’aurais dû me débarrasser depuis long-temps.
— Ton visiteur a dû être déçu, alors.
— A moins qu’il ne se soit régalé à la lecture des très mauvais poèmes que j’ai écrits à quatorze ans.
— Mouais…, murmura-t?il, avant de changer soudain de ton. Hé, vous deux, ça suffit !
S’accroupissant, il sépara Corey et Jesse, très occupés à se bombarder de briques en plastique. Ils riaient encore, mais les jets devenaient de plus en plus violents, et l’un des tirs n’allait pas tarder à faire mouche.
— Je voudrais que vous soyez sages, tous les deux, dit Daniel. Je reviens bientôt, d’accord ?
— Je peux v’nir ?
— Pas aujourd’hui. Lauren va jouer avec vous.
— Elle va lire une histoire ?
— Oui, elle a apporté des livres pour vous, répondit Da-niel en se dégageant des deux paires de bras qui l’agrippaient.
Après avoir remercié la jeune femme d’un sourire, il quitta la garderie.
— Asseyons-nous en rond, suggéra Lauren en s’installant elle-même sur un gros coussin.
Les jumeaux s’empressèrent, imités par une petite Emi-ly, âgée de trois ans. S’ensuivit alors une dispute sur le choix du livre. Les fils de Daniel ne prétendaient écouter que des histoires de camions, ce qui ne plaisait pas du tout à Emily qui, elle, voulait des histoires de Père Noël.
Finalement, Lauren eut l’idée de mixer les deux ingré-dients pour le plus grand bonheur des trois petits qui l’écoutèrent, ravis.
Ensuite, tandis qu’Emily allait jouer avec une petite co-pine de son âge, Corey et Jesse entreprirent de les chahu-ter. Au bout d’un moment, essouflée mais rieuse, Lauren finit par les réconcilier et les attirer contre elle pour les embrasser.
Ce fut à cet instant précis que Daniel choisit de réappa-raître.
Comme prise en flagrant délit, elle se mit à rougir.
— Comme tu vois, il n’y a ni blessés ni morts ! annon-ça-t?elle, rieuse.
— Il ne fallait pas les laisser t’embêter…
— Oh, pas du tout, protesta-t?elle en caressant les che-veux de Corey qui restait blotti contre elle. Je me suis bien amusée. Ça… Ça me fait du bien, j’en suis sûre.
Pourquoi diable la regardait?il ainsi ?
A peine se fut?elle posé la question qu’il lui décocha un sourire entendu, et, s’écartant légèrement, laissa entrer d’autres parents.
— C’est l’heure de la fête ! annonça une maman.
— La fête ! La fête ! entonnèrent en chœur les enfants.
Aussitôt, les jumeaux coururent se joindre aux autres, même s’ils étaient trop jeunes encore pour comprendre de quoi il s’agissait.
Lauren demeura immobile, indécise. Bill l’attendait de-hors pour la raccompagner chez elle ; il surveillerait la maison pendant qu’elle préparerait son sac, puis il l’accompagnerait jusqu’à la luxueuse maison de campagne familiale où elle passerait un Noël calme et tranquille avec son père.
Car Eileen, qui réveillonnerait avec sa propre famille, les rejoindrait pour le déjeuner du 25 décembre. Quant à Stephanie, la sœur de Lauren, elle ne rentrerait d’Europe qu’un peu avant la naissance du bébé.
N’était?il pas un peu triste que la fête des enfants de la paroisse constituât sa seule opportunité de passer un mo-ment joyeux, coloré, riche d’effervescence et de rires ? s’interrogea Lauren. Mais elle n’était pas encore maman, et n’avait donc pas sa place ici.
— Je devrais sans doute y aller, dit?elle un peu à contrecœur, sans s’adresser à personne en particulier.
Mais Daniel, qui la rejoignait pour discuter du planning des jours suivants, l’entendit et perçut aussitôt la nuance de regret qu’elle avait laissé échapper.
— Tu n’en as pas envie ? demanda-t?il.
Il y avait de la tristesse dans le regard qu’elle leva vers lui, et il dut lutter pour ne pas l’interroger. Protéger Lauren à titre professionnel était une chose, s’inquiéter de ce qu’elle ressentait une autre, qu’il redoutait et à laquelle il refusait de succomber.
De nouveau, elle se troubla.
— Oh… Je me disais que ce genre d’expérience m’aiderait peut-être, plus tard…
— Personnellement, je crois qu’avec les enfants, on ap-prend plutôt sur le tas. Cela dit, tu peux rester. Tu es la bienvenue.
— Je pourrais peut-être aider à quelque chose ?
— Sûrement !
Lauren hocha la tête, avant de se diriger vers Dorothy Minter, la dynamique responsable des animations. Dorothy lui indiqua la cuisine, dans laquelle les gens déposaient des plats qu’ils avaient préparés. Tandis que Corey, installé sur la hanche, lui tripotait l’oreille, Daniel suivit Lauren des yeux.
Il ne put s’empêcher de la contempler, tant il la trouvait belle. Ses cheveux bruns, aujourd’hui relevés sur l’arrière de sa tête, dégageaient sa nuque gracieuse. Elle portait un ensemble de lainage souple, vert foncé, et le caleçon souli-gnait la forme toujours parfaite de ses jambes.
Le désir qu’il s’efforçait de réprimer depuis trois semai-nes lui enflamma de nouveau le ventre. Pourtant, de toutes ses forces, il essayait de ne voir en Lauren qu’une cliente dont il assurait la protection. A ce titre, il connaissait les noms de ses relations les plus habituelles, l’adresse de ses restaurants préférés, ainsi que celle des boutiques qu’elle fréquentait. En toute conscience, il aurait dû s’en tenir là.
Mais il connaissait d’elle bien plus que cela. Pire : plus il en apprenait, plus la personnalité complexe de la jeune femme attisait sa curiosité.
Elle se montrait courageuse et raisonnable face aux me-naces exercées à son encontre, et anxieuse face à son futur rôle de maman ; elle menait sa vie professionnelle avec une maîtrise parfaite, tout en paraissant très flottante en ce qui concernait son avenir personnel ; elle était capable de rire de ses taquineries, alors qu’il voyait des larmes briller dans ses yeux la seconde suivante.
Un plateau de petits gâteaux entre les mains, elle évo-luait avec aisance au milieu des groupes, puis, soudain, il la vit rougir et bredouiller lorsque quelqu’un lui posa une question sur son bébé.
Comme si elle avait senti que Daniel l’observait, elle leva les yeux vers lui, et puis, très vite, détourna la tête.
Mais le regard qu’elle venait de lui lancer le pétrifia. Car il lui rappelait celui de Becky, lorsqu’elle n’était en-core que sa secrétaire, et que rien n’existait entre eux.
Comme il le haïssait, ce regard, à la fois attentif et avide, qui lui donnait l’impression d’être une proie que l’on cherche à attraper !
Qu’est-ce que Lauren attendait donc de lui ? se deman-da-t?il. Une femme ne regardait pas un homme de cette façon si elle avait obtenu ce qu’elle désirait, ou si elle ne désirait rien. Alors, de quoi s’agissait?il ? Lauren semblait pourtant rejeter toute intimité entre eux avec autant d’acharnement que lui-même. Il assurait sa sécurité aussi bien que possible, en respectant les limites qu’elle-même avait fixées. Dans ces conditions, que voulait?elle ?
Mieux valait ne plus y penser et rester sur ses gardes ! décida-t?il finalement. Et s’en rappeler la nécessité, le cas échéant.
— Corey, dit?il en revenant à son fils, tu veux bien lâ-cher mon oreille ? Ce n’est pas un jouet, tu sais !
Comme Jesse le tirait par la main, ils allèrent admirer la crèche, ainsi que le sapin de Noël.
Puis vint l’heure de manger. Daniel laissa les jumeaux choisir ce qui leur plaisait, et ils ne tardèrent pas à être barbouillés de chocolat jusque dans les cheveux. Puis ce furent les chants, et, enfin, arriva le Père Noël.
Un désastre ! Les garçons furent terrifiés, et refusèrent catégoriquement de s’approcher du bon vieillard. Dorothy Minter intervint alors, et tenta de les encourager. Elle parut stupéfaite lorsque Daniel fit remarquer que ça n’avait guère d’importance, et qu’ils seraient plus coopératifs l’année suivante.
— Oh, mais vous devez prendre une photo !
— Ecoutez, madame Minter, il vaut mieux ne pas les faire pleurer. Les autres petits risqueraient de prendre peur.
Il dut invoquer un changement urgent de couches pour pouvoir s’esquiver. Quand il parvint enfin à prendre le chemin de la salle de bains, un enfant coincé sous chaque bras, il ne s’attendait pas à surprendre de nouveau le regard de Lauren posé sur lui. Ce regard qui le mettait si mal à l’aise.
— Tu devrais peut-être y aller, lui conseilla-t?il, avec une froideur voulue, mais bien plus marquée qu’il ne l’eût souhaité. Ou Bill risque d’arriver un peu tard chez lui.
La réaction ne se fit pas attendre : Lauren eut un mou-vement de recul et commença à s’excuser.
Certes, elle lui fit alors tellement de peine qu’il tempori-sa en affirmant que Bill n’était pas toutefois à cinq minutes près, ainsi qu’en lui souhaitant un joyeux Noël, mais il s’éloigna en sachant pertinemment qu’il passerait les fêtes avec l’impression d’être un parfait goujat. La traiter ainsi le rendait malade, mais il agissait pour le mieux, il en était certain. Il n’avait rien à lui offrir, ni amitié, ni sagesse, ni aucune sorte d’engagement, et il voulait le lui faire savoir pour éviter tout malentendu.

chapitre 7
Eileen, tu t’es surpassée, cette année ! dit le père de Lauren en brandissant la grosse éponge turquoise en forme de poisson, qu’il venait de recevoir en guise de cadeau de Noël.
— Ecoute, tu es la personne la plus difficile à satisfaire que je connaisse, riposta Eileen sans fausse honte. Je n’essaie donc plus, et j’ai décidé que, désormais, tu rece-vras de moi les gadgets les plus idiots.
John se mit à rire, puis dit, comme s’il s’agissait d’une corvée :
— Bon, je suppose qu’on doit manger, maintenant. Le traiteur a laissé tous les plats sur des plaques chauffantes. Il suffit de les servir.
Seize années plus tôt, Noël avait été encore fêté dans la joie. La mère de Lauren aimait réunir de grandes tablées et, si quelques membres de la famille ne répondaient pas à l’appel, elle invitait des amis à partager le colossal repas de Noël qu’elle préparait elle-même. Puis elle était tombée malade, et était décédée un 28 décembre, alors que Lauren venait de fêter ses quinze ans.
Depuis, les Noëls de la famille Van Shuyler n’avaient plus jamais été festifs.
Lauren comprenait la réaction de son père, c’est pour-quoi elle n’avait jamais rejeté cette façon très détachée d’expédier les réjouissances imposées. Cette année, cepen-dant, une étincelle de rébellion s’éveillait en elle, et elle se jura que le Noël suivant serait différent.
Car, dans un an, il y aurait un enfant dans cette maison, songea-t?elle. Un enfant qui marcherait à quatre pattes, ou effectuerait peut-être même ses premiers pas ; un enfant que captiveraient les lumières, les couleurs, le bruit des papiers, le goût de tout ce qui traînerait à sa portée.
Oui, son enfant connaîtrait un vrai Noël, comme Jesse et Corey Lachlan, avec de la joie, de l’animation, un grand sapin tout odorant de résine, et la visite du Père Noël. Et peut-être que, comme eux, il hurlerait de terreur à son arrivée.
A ce souvenir, Lauren se mit à sourire, puis son cœur se serra quand elle se rappela la froideur des derniers mots de Daniel. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il la repousse ainsi. Tous deux observaient les limites qu’ils s’étaient fixées, et, dans ces limites, elle avait eu l’impression que naissait une sorte d’amitié, pourtant improbable.
Elle ne comprenait pas quelle faute elle avait commise pour mériter une telle rebuffade. C’était Daniel qui avait suggéré qu’elle fréquente sa paroisse. Et sa seule liberté avait été de s’attarder un peu à la fête donnée pour les enfants. Elle avait alors observé la façon décontractée de Daniel de se comporter avec ses fils, et ce avec d’autant plus d’admiration qu’elle craignait de ne pas être à la hau-teur lorsque son tour viendrait.
Au moins, elle n’aurait pas à le voir pendant deux jours, songea-t?elle en prenant place à table.
Erreur !
Juste une heure plus tard, la téléphone sonna. Son père décrocha, donna quelques réponses concises, et finalement se tourna vers Lauren.
— C’était le gérant du parking. Quelqu’un a barbouillé de graffitis l’emplacement réservé à ta voiture.
— Celui où elle se trouvait quand les pneus ont été cre-vés ? Je ne l’ai plus utilisé depuis.
— Apparemment, le coupable l’ignorait, dit son père en soulevant de nouveau le combiné.
— Tu appelles la police ?
— Non, j’appelle Daniel. Je commence à en avoir assez du manque de zèle de la police. Il faut que Daniel vienne ici tout de suite afin qu’on en discute.
— Papa, c’est impossible ! C’est Noël !
— Et alors ? Tu crois qu’il n’aura pas terminé sa dinde ?
Lauren s’approcha de lui et, affectueusement, lui passa un bras autour des épaules.
— Papa, rappelle-toi… Tous ces papiers cadeau qui s’amoncelaient, les cousins avec leurs joues rouges et leurs mains collantes… Et le repas que préparait maman, et les jeux de charades qu’organisait l’oncle Pete ?
— Oui. Oui, bien sûr, dit?il d’une voix rauque.
— Nous n’avons jamais fait l’effort de renouer avec l’oncle Pete, lorsqu’il est parti à Chicago, un an après la mort de maman. Mais tu sais quoi ? Il y a des personnes pour qui Noël se passe encore comme ça, et je sais que Daniel sacrifie à cette tradition. Tu ne peux pas lui deman-der de venir ici pour un motif professionnel.
Pendant quelque temps, le silence s’éternisa. Sentant son père trop ému pour parler, Lauren resserra son étreinte et attendit qu’il se ressaisisse.
Enfin, d’une voix un peu heurtée, il répliqua :
— J’ai bien reçu le message. Il y aura un petit enfant ici, à Noël prochain. Nous le fêterons différemment, promis. Mais me laisseras-tu au moins téléphoner à Daniel ?
— Seras-tu capable de ne plus y penser si je t’en empê-che ?
— Non, tu le sais bien. Tu comptes trop pour moi, Lau-ren, et cette histoire me rend malade.
— Alors, appelle-le, mais fais vite. Au fait, que disaient ces graffitis ?
— Le gars du parking n’a pas voulu me le répéter. Ap-paremment, c’était assez obscène.
Lorsqu’il eut formé le numéro de Daniel, il le mit briè-vement au courant. Puis il écouta en silence pendant une ou deux minutes, et, enfin, Lauren l’entendit dire :
— Amenez les garçons. Non, ça ne nous dérangera pas du tout. Je peux peut-être même aller repêcher quelques jouets au grenier, et nous serons *******s d’avoir un peu de jeunesse autour de nous. Merci, Daniel. A tout de suite !
Il soutint ensuite le regard furibond de Lauren sans sourciller.
— C’est lui qui l’a proposé, dit?il simplement.
— Tu aurais pu refuser !
— Je voulais le voir, Lauren, et savoir ce qu’il en pense.
Lauren ravala les mots de désaccord qui lui venaient aux lèvres, et se prépara à l’inévitable.
— Il avait raison, constata Lauren, une heure et demie plus tard. C’est obscène !
Avant de les rejoindre, Daniel s’était rendu au parking afin d’y prendre des photos des messages, peints en rouge sur le mur.
A présent, les jumeaux jouaient dans le salon avec Ei-leen, tandis que les trois autres adultes tenaient ce que John appelait « un sommet de crise » dans son bureau.
— Je crois que vous avez raison, John, de penser que nous devons prendre les choses en main. Cette histoire est trop insignifiante pour intéresser la police. Je serais d’avis que nous récapitulions les éléments que nous possédons.
Tout en le suspectant de travailler pour son compte, Lauren ne supposait pas que Daniel avait déjà constitué un dossier. Or, il leur distribua des récapitulatifs mentionnant les lettres, les cachets des enveloppes, les mots employés, ainsi que les incidents constatés.
— S’il y a une logique là-dedans, dit?il, elle ne saute pas aux yeux.
— A part que notre individu semble prendre un malin plaisir à me gâcher les jours fériés, fit remarquer Lauren. L’histoire des pneus, c’était le lendemain de Thanksgiving.
— Notez cela, Luke, recommanda John avec un petit rire. Il n’aime pas la dinde !
— Pourquoi pas ? Mon dossier est plutôt maigre, pour le moment, répondit Daniel. La société de Ben compte en gros 16 000 actionnaires dans tous les Etats-Unis. Les lettres ont été postées de six endroits différents : deux à Philadelphie, deux dans la région de Boston, une à New York et une dans le Connecticut. J’ai pu relever des em-preintes sur trois d’entre elles, de trois personnes différen-tes, mais dont aucune n’est fichée par la police.
— Ce n’est pas vraiment votre branche, n’est-ce pas ? demanda John.
— Non. Je ne m’offusquerais pas que vous engagiez quelqu’un de compétent. Mon métier est de prévenir les délits, pas de les traiter.
— Pour l’instant, ça peut encore attendre, dit John en se levant pour arpenter la pièce. Lauren, en as-tu parlé à Ben ?
— Non, nous n’avons pratiquement pas de contacts. J’attends toujours de connaître ses intentions concernant le bébé.
— Tu devrais lui parler de ces menaces. Peut-être que cela l’inciterait à faire au moins un geste dans la bonne direction.
Et cela dit, il secoua lentement la tête, comme accablé par la malhonnêteté et l’inconscience de Ben Deveson.
Le prenant en pitié, Lauren se garda de lui rappeler qu’elle ne savait en fait où joindre Ben, puisqu’il était toujours en cavale. Et, comme par ailleurs elle se sentait capable d’affronter son mystérieux agresseur, elle acquies-ça d’un signe de tête sans mot dire.
— Et maintenant, je vais faire une petite sieste, annonça John. Alors allez tous prendre l’air, cela vous fera du bien !
De nouveau, Lauren s’abstint de le contrarier, alors qu’elle aurait préféré ne pas se retrouver en compagnie de Daniel.
— Je vais prendre mon manteau, se *******a-t?elle de dire.
— Les combinaisons des garçons sont dans la voiture, prévint Daniel.
— Va les chercher, dit?elle sans le regarder, je m’occupe de récupérer les jumeaux.
Tout en ressentant de façon aiguë la gêne qui subsistait entre eux, Daniel ignorait comment y mettre fin.
Lauren avait toutes les raisons de lui en vouloir, vu la façon dont il l’avait rabrouée, la veille, se disait?il. Le remords qui le tenaillait ne lui dictait cependant pas de solution pour résoudre le problème. Devait?il s’excuser ? Mais il s’exposerait alors à une discussion sans doute pé-nible. L’embrasser ?
Sûrement pas ! lui souffla un reste de raison.
Combien de fois était?il revenu à la case départ, avec Lauren ? se demanda-t?il. Il devait tout de même bien exister un moyen pour que leur relation progresse. Si seu-lement il pouvait cesser de la désirer et de se méfier d’elle en même temps, tout en se reprochant l’un et l’autre !
Les cris de joie des garçons ne tardèrent pas à détourner son attention. Déjà, le froid rosissait leurs joues, tandis qu’ils titubaient dans la neige fraîche, engoncés dans leurs combinaisons de couleurs vives.
Après s’être affairés avec Lauren à dresser un semblant de bonhomme de neige, ils prirent place sur une vieille luge de plastique rouge que John avait sortie du grenier, et Lauren entreprit de les tirer à travers le jardin.
Elle ressemblait à une énorme cerise, dans sa parka rouge vif, avec les moufles et le bonnet assortis, songea Daniel, attendri.
Comme si elle s’était sentie observée, Lauren se retour-na brièvement vers lui, mais détourna aussitôt le regard. Ses cheveux, échappés de son bonnet, formaient une masse sombre contre son col relevé. Son nez commençait à rou-gir, et elle serrait fréquemment les lèvres contre le froid.
Elle finit par trébucher, et Daniel se précipita vers elle. Mais elle secoua la tête.
— Ça va, affirma-t?elle. J’ai des problèmes d’équilibre, en ce moment.
— Tu es sûre ?
— Oui, ça va très bien, répéta-t?elle avec un sourire tê-tu, en relevant le menton.
« Je veux lui venir en aide, songea Daniel brusquement. Il faut que je trouve le coupable. Elle connaît des moments difficiles, y compris à cause de moi, et pourtant, elle est là, le menton levé, à rire et à se dandiner dans la neige comme un gros canard. Je veux lui venir en aide ! »
— Daniel, il va falloir rentrer, leurs gants sont trempés ! lui cria-t?elle, et ils ont les doigts gelés. Ils vont bientôt se mettre à pleurer, j’en ai peur.
Mais, contre toute attente, il s’écria, poursuivant son idée :
— J’ai trouvé ! C’est un gamin, ou un jeune adulte ! C’est la seule façon pour que tout concorde !
L’espace d’un instant, Lauren resta interdite. Puis, en observant le visage de Daniel, elle y vit une expression de triomphe inconnue. Elle eut l’impression qu’il était encore plus grand que d’habitude, et aussi solidement planté dans le sol que le grand chêne qui se trouvait derrière lui.
— Tu parles… du type, c’est ça ?
— Oui, répondit?il en se penchant vers Jesse pour lui ôter ses moufles. Sapristi, tu as raison, ils ont les doigts gelés. Rentrons.
Il souleva les deux garçons, qu’il plaça à son habitude à califourchon sur ses hanches. Corey commençant à gein-dre, il jeta un coup d’œil à Lauren par-dessus son épaule.
— Vite ! Une idée pour les distraire…
— Une promesse de chocolat chaud, avec des mars-hmallows en prime, ça peut marcher ?
— Vous avez entendu ça, les gars ?
— Je suis désolée. J’aurais dû m’apercevoir plus tôt que leurs moufles étaient mouillées.
— Ce n’est pas dramatique. Je voudrais réfléchir à ce que je t’ai dit… à propos de notre type.
— Ça m’intéresse, dit?elle tout en admirant la facilité avec laquelle il alternait préoccupations paternelles et professionnelles.
— Un lycéen avancé, ou un étudiant. Pas aussi brillant qu’il voudrait nous le faire croire, puisqu’il n’a pas réussi à pirater tes comptes.
— Exact. Jusqu’à maintenant, il n’y a aucun mouvement suspect.
— Un amateur, alors. Ce qui ne signifie pas qu’il ne soit pas dangereux.
— Mais pourquoi ? Au fait, tu ne veux pas me donner un des enfants ?
— Non, c’est bon, nous arrivons. Je les mettrai devant le feu pour qu’ils se réchauffent pendant que tu prépareras le chocolat.
— Tu en voudras un, toi aussi ?
— Volontiers. Pourquoi j’ai pensé à un lycéen ou à un étudiant ?
— Oui.
— C’est ta réflexion sur le fait qu’il te gâchait tes jours de fête. Il doit habiter aux alentours de Philadelphie, mais faire ses études ailleurs. Sans doute à Boston. Ses appari-tions dans ta vie concordent avec les dates des vacances scolaires. C’est un jeu, pour lui, pas une activité à temps plein. Mais bon, ce n’est qu’une théorie… Je peux me tromper.
Ils entrèrent dans la maison par une porte latérale, et ga-gnèrent le salon, où un grand feu brûlait dans la cheminée. Daniel posa les garçons devant, et ils tendirent leurs petites mains rougies vers les flammes.
— Ce sont de braves petits, fit remarquer Lauren. Je pensais qu’ils allaient hurler.
— Oui, ils sont sympas, reconnut Daniel d’un ton déta-ché.
Mais ensuite, il arbora un sourire si fier que Lauren s’en moqua.
— Comme s’ils n’étaient pas les huitièmes merveilles du monde à tes yeux, Daniel Lachlan !
— Bon, d’accord, ils sont très sympas. J’ai l’impression d’avoir résolu le problème. Je ne devrais pas.
— Ne l’as-tu pas résolu ? Je suis plutôt impressionnée, pourtant.
— Il n’est pas résolu, insista-t?il, tout en débarrassant Jesse de sa combinaison.
— Cocolat ? s’enquit celui-ci d’un ton plein d’espoir.
— Dans deux minutes. Nous savons juste quel chemin suivre.
— C’est déjà pas mal, non ? En tout cas, ajouta-t?elle en lui prenant les combinaisons des mains, nous sommes bien plus avancés qu’il y a deux heures. Je vais les mettre dans le sèche-linge…
— Nous aurons encore à convaincre la police de cher-cher dans cette voie.
Une fois leur chocolat avalé — Lauren découvrit à cette occasion qu’à deux ans, boire à la tasse n’est pas toujours une chose acquise —, les jumeaux s’allongèrent sur le tapis et, hypnotisés par la danse des flammes, finirent par s’endormir.
— Ils vont dormir longtemps ? demanda Lauren.
— Deux heures, si je les laissais faire. Mais ensuite, ils feraient la java jusqu’à minuit. Je vais leur donner une petite heure. Ecoute, je ne les ai pas ramenés chez moi pour une raison… je voulais parler avec toi.
— Du type ? Je commence à en…
— Non, pas du type.
— Parce que j’en ai par-dessus la tête de lui.
— Je le sais. Non, je voulais parler de ce que je t’ai dit hier, quand je t’ai demandé de partir parce que tu mettais Bill en retard. C’était… très grossier de ma part, et je vou-lais te prier de m’excuser.
— Si c’est vrai, pourquoi l’as-tu dit ?
Il parut hésiter. Après un silence pesant, il finit par dé-clarer :
— Je ne sais pas.
Et il afficha une expression si fermée que Lauren sut qu’elle ne devait pas insister.
— Fais-moi savoir lorsque tu le sauras, lui dit?elle en ravalant sa déception.
— Oui, murmura-t?il, les yeux fixés sur le feu.
Puis il releva la tête et, d’une voix heurtée, ajouta :
— Lauren, je te le dirai quand j’aurai compris pourquoi ce que je ressens pour toi me fait si peur. Pour le moment, il faudra te *******er de « Je ne sais pas»…
— D’accord, dit?elle avec légèreté, comme si cela n’avait pas d’importance.
Le problème étant que tout ce qui concernait Daniel La-chlan comptait de plus en plus pour elle, et qu’il ne servait à rien de lutter.
— Ça n’a rien donné ! cria Daniel dans le téléphone, pour essayer de couvrir le bruit des galopades des jumeaux dans le couloir.
— Pardon ? demanda Lauren, à l’autre bout de la ligne.
— Oh ! excuse-moi, dit?il en fermant la porte de la cui-sine d’un coup de pied. Ce sont les garçons…
Le volume sonore baissa suffisamment pour qu’il perçût l’éclat de rire de Lauren.
— Ils sont tout pardonnés, Daniel. Ce sont des anges, et je les adore.
L’intonation un peu rauque trahissait la sincérité de la jeune femme, et Daniel, ému, fut saisi d’un sentiment qu’il préféra ne pas analyser sur-le-champ.
Alors, non sans mal, il se rappela la raison de son appel.
— Je voulais te dire que je viens d’avoir un coup de fil de la police.
— Ah bon ? Dis-moi vite !
— Il n’y a rien de neuf, Lauren. Ils ont répertorié tous les actionnaires de Ben vivant dans la région de Philadel-phie, et ma théorie a été infirmée. Aucun d’entre eux n’a d’enfant étudiant à Boston. Le plus proche est à Washing-ton D.C. Il a été interrogé, mais les faits ne concordent pas. Je suis désolé. Je pensais vraiment tenir une piste, la se-maine dernière.
— Ce n’est pas ta faute. Que la crevaison des pneus et les graffitis soient survenus pendant des congés scolaires était peut-être le fait du hasard.
— Non, ça collait. J’avais l’impression qu’il s’agissait de plus qu’une coïncidence.
— Je le sais.
— Je serai un peu en retard pour venir te chercher, c’est la deuxième raison de mon appel. Ma mère ne peut pas arriver avant 19 heures.
— Tu peux annuler, si tu veux, proposa-t?elle aussitôt.
— Non, je serai là. Ton père veut que je t’accompagne à la soirée que sa société organise pour le nouvel an, et je me ferai un plaisir de te suivre pas à pas, de surveiller de près toutes les personnes à qui tu adresseras la parole, et de te faire passer la pire soirée de ton existence. Mais je ferai mon devoir, je te ramènerai entière chez toi !
Lauren se mit à rire, ce qui lui procura une satisfaction ridicule.
Lorsqu’elle lui ouvrit la porte, à 19 h 15, Daniel resta figé sur place, ébloui. Elle portait une longue robe noire et moulante, à fines bretelles, recouverte d’un voile de den-telle couleur cannelle qui en adoucissait les contours. La blancheur de ses épaules nues suscita aussitôt en lui l’envie irrésistible d’y poser les lèvres pour en goûter la douceur crémeuse.
Lauren lui décocha un sourire radieux, les yeux pétillant d’un plaisir évident. Comme il s’était attendu à la voir refléter ses propres inquiétudes, Daniel ne put s’empêcher de hausser les sourcils, étonné.
— Tu parais bien guillerette… Tu as reçu un ultime ca-deau de Noël ou quoi ?
— Je me suis raisonnée afin de changer d’attitude, ex-pliqua-t?elle, tout en s’entourant d’un châle de fine laine noire. Cette année sera celle de la naissance de mon fils, et j’ai l’intention de bien la commencer.
— Tu n’es déjà pas du genre à te laisser abattre…, cons-tata-t?il, tandis qu’elle fermait la porte de la maison à clé.
— Je suis têtue et combative, reconnut?elle. Mais tu connais la fable du chêne et du roseau, n’est-ce pas ? Le roseau plie la tête sous la tempête, mais ne rompt pas, alors que le chêne, tout droit, est déraciné.
— Tu appréhendes donc d’être déracinée ? s’enquit?il, tout en l’aidant à prendre place dans sa voiture.
Comme chaque fois, Daniel sentit son cœur s’emballer aux effluves de fleur d’oranger et de jasmin qu’elle exha-lait. Il aurait dû être immunisé, pourtant. Mais, au contraire, ses sens se mobilisaient un peu plus chaque fois.
— Je souhaiterais simplement être capable de me laisser porter un peu plus par l’existence, expliqua-t?elle. D’autres personnes en sont capables — toi, par exemple —, et je me surprends à les observer pour découvrir leur secret.
— Est-ce que c’est ce que tu faisais à la fête de Noël de la paroisse ? demanda-t?il, en revoyant soudain l’expression qu’elle affichait alors.
Car, à la réflexion, il avait pu se méprendre sur ce re-gard scrutateur, cette espèce d’avidité qui l’avait effrayé à ce moment-là.
— Sans doute, acquiesça-t?elle. Simplement, c’est idiot. C’est comme si je prétendais apprendre à jouer du piano en observant un concertiste virtuose. Mais au fait, pourquoi cette question ? On dirait que cela t’a préoccu-pé…
Comme elle lui décochait un regard accusateur, il se mit à rire en levant les mains du volant.
Mais, en vérité, un poids venait de lui être ôté de l’esprit.
Ainsi, se dit?il, si Lauren l’observait avec autant de constance, c’était pour apprendre son métier de parent ! Il n’y avait rien d’effrayant là-dedans. C’était même plutôt drôle, car quelles réponses possédait?il ? Aucune !
— Ce n’était pas ma faute, plaida-t?il. Je t’ai posé une simple question sur ta façon de voir la vie.
— Simple, peut-être, mais aussi très personnelle. Le genre à trop faire réfléchir une future maman, surtout un soir de réveillon ! J’ai l’intention de bien m’amuser, ce soir, ne t’avise pas de l’oublier !
— Te distraire fait?il partie de mes attributions ?
— Et comment, monsieur Lachlan !
Il lui jeta un coup d’œil en coin.
— Sapristi, madame Van Shuyler, je me demande si je serai à la hauteur !
— Si nécessaire, je te donnerai quelques conseils prati-ques, susurra-t?elle, avant d’éclater de rire.
— J’aurai aussi une ou deux idées à suggérer, dit?il, amusé.
En vérité, cette nouvelle facette de la personnalité de Lauren ne l’étonnait pas. Mais, jusqu’alors, les occasions de la voir aussi taquine avaient été trop rares. Il se surprit alors à attendre de cette soirée beaucoup plus qu’il ne l’avait pensé.
La soirée de nouvel an organisée par la société Van Shuyler était l’événement mondain de l’année, avec buffet somptueux et orchestre.
John Van Shuyler n’y fit qu’une apparition sympolique, et se retira un peu après 21 heures. Ce fut donc à Lauren qu’incomba la responsabilité d’accueillir les invités et de veiller au bon déroulement des festivités. Une charge dont elle s’acquitta avec sa grâce et sa bonne humeur coutumiè-res.
Suivie comme son ombre par Daniel, elle alla d’un groupe à l’autre, adressant quelques mots en particulier à chacun, et marquant un réel intérêt pour les personnes inconnues qu’on lui présentait.
Tout en admirant pareil savoir-faire, Daniel finit par se sentir un peu exclu des préoccupations de la jeune femme.
Certes, se disait?il, elle se devait de bavarder avec l’épouse du chef de la comptabilité, ou de présenter tel responsable de publicité à telle directrice d’un service quelconque… Mais fallait?il vraiment qu’elle ne se tourne vers lui que pour lui dire :
— Daniel, tu peux aller au buffet quand ça te tente, tu sais…
Ou pire :
— Daniel, si tu veux danser, ne te gêne pas. Tu n’es pas obligé de m’escorter partout.
— Ton père m’a recommandé de veiller à ce que tu ne te surmènes pas, argua-t?il en s’efforçant de garder une voix calme.
— Je ne me surmène pas.
— Tu ne t’es pas encore assise une seconde, et tu n’as pratiquement rien mangé.
— Je mangerai plus tard, quand j’aurai vu tout le monde.
— Si le buffet n’a pas été dévalisé, et s’il te reste assez d’énergie pour tenir une fourchette. Sapristi, Lauren, tu es enceinte de huit mois et demi !
— Je me sens très bien, affirma-t?elle, avant de s’exclamer joyeusement. Phil ! Comment vas-tu ? Est-ce que Cindy est là ?
Daniel s’adossa à un mur, et la suivit des yeux tandis qu’elle continuait à se mêler à la foule. S’était?elle même rendu compte qu’il ne la suivait plus ? Apparemment, oui, puisqu’une vingtaine de minutes plus tard, elle revint vers lui.
— Je suis libre pour manger, maintenant, dit?elle. Tu veux venir avec moi ?
— Juste pour m’assurer que tu t’assieds.
— Hé, c’est justement pour cela que je le fais. Pour te permettre de t’asseoir enfin !
— Eh bien, euh…
Il ne trouva rien de plus à dire.
Que lui arrivait?il donc ? s’interrogea-t?il. Il ne se re-connaissait plus. Pourtant, d’ordinaire, il n’était pas à court de mots lorsque le besoin s’en faisait sentir ; et il ne se comportait pas non plus comme un mufle qui se *******e de surveiller sa cliente dans un silence pesant.
Si Lauren remarqua cette morosité, elle n’en laissa rien paraître et fit honneur au repas diététique qu’elle s’était composé.
— Tu n’en as pas assez des légumes grillés et des sala-des sans assaisonnement ? finit?il par marmonner avant de regretter aussitôt sa mauvaise humeur.
Trop occupé à se maudire, il n’entendit même pas la ré-ponse de Lauren. Une minute plus tard, il lâchait quelque chose d’aussi rabat-joie à propos de la musique. Puis, ne se supportant plus, il finit par proposer :
— Tu ne voudrais pas danser, par hasard ?
— J’avais peur que tu ne te décides jamais, répon-dit?elle.
Comme elle se penchait vers lui avec un sourire mutin sur les lèvres, elle lui offrit, sans s’en douter, une vue plongeante sur son décolleté.
Pour Daniel qui rêvait depuis des semaines de revoir ces courbes voluptueuses, le spectacle tourna à la torture…

chapitre 8
Toute la soirée, Lauren avait eu comme unique préoc-cupation d’observer les recommandations de son père.
— Amuse-toi bien, lui avait?il dit, mais assure-toi d’abord d’avoir adressé quelques mots à chacun.
Mais, à l’instant où elle avait jugé avoir accompli scru-puleusement son devoir, elle avait été déçue de constater que Daniel ne la suivait plus. C’était stupide, mais elle en avait éprouvé aussitôt une grande impression de solitude. Depuis le trajet en voiture, il ne l’avait plus taquinée, mais elle appréciait aussi le Daniel vigilant et silencieux. A cet instant, elle le préférait, même ; car, autour d’elle, tout le monde papotait, riait et posait des questions. En comparai-son, elle aimait qu’il fût discret, reposant et rassurant.
A la fin du dîner, cependant, lorsqu’il se fut *******é d’une ou deux remarques anodines, elle avait été si cer-taine qu’il reprendrait sa faction à l’autre bout de la pièce que son cœur s’était serré d’avance.
Aussi, quand il lui avait proposé de danser, avait?elle remercié le ciel d’exaucer son vœu le plus cher.
Avec des gestes un peu gauches, ils gagnèrent le centre de la piste de danse.
Alors qu’elle attribuait sa propre maladresse à sa gros-sesse avancée, la jeune femme se demanda quelle raison justifiait celle de Daniel. Il était fort possible qu’il ne lui eût proposé de danser qu’à contrecœur. Par politesse, peut-être, ou…
Daniel la prit doucement par l’épaule et la taille, sauf que, comme elle n’avait plus de taille, sa main finit par glisser jusqu’à reposer au creux des reins. Instinctivement, elle se blottit contre lui, heureuse d’entendre les batte-ments de son cœur.
— Lauren…
— Ne dis rien. Ne gâchons pas ces moments par des pa-roles.
— Comme tu voudras.
Il n’existait nulle autre place au monde où elle aurait voulu se trouver, et minuit arriva bien trop tôt. Les musi-ciens achevèrent de jouer un slow langoureux, et le chef d’orchestre annonça :
— Mesdames, messieurs, le compte à rebours ! Dix, neuf, huit…
Lauren leva la tête pour regarder Daniel, pleine d’espoir.
— Je ne t’embrasserai pas, dit?il brusquement.
— Ah !
Elle cacha son dépit tout en scrutant le visage de son compagnon à quelques centimètres du sien. Il avait des cils longs et fournis, qui soulignaient l’éclat sombre du regard qu’il posait sur elle. Celui-ci était indéchiffrable. Ses lè-vres, en revanche, malgré ce qu’il prétendait, s’entrouvraient déjà.
— Quatre, trois, deux…
— Finalement… je vais t’embrasser.
— Oui, murmura-t?elle. S’il te plaît !
— Bonne année !
La bouche de Daniel se posa sur la sienne, en un effleu-rement discret, d’abord, puis avec une exigence plus mar-quée. Mais il finit par relever la tête et, frustrée, Lauren laissa échapper un imperceptible gémissement de protesta-tion.
— Je vais te ramener chez toi, dit?il.
— Non.
— Je suis employé par cette société pour assurer la sé-curité des personnes et des lieux. Je ne peux pas me conduire ainsi sous les regards de la totalité du personnel. Je te ramène chez toi.
— Où personne ne te verra pendant que tu m’embrasseras ? demanda-t?elle, mutine.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire.
— Non, je le sais… Dommage !
— Je ne ferai pas l’amour avec toi, Lauren. Je l’ai désiré dès l’instant où je t’ai tenue dans mes bras, il y a sept mois. Mais il y a beaucoup de raisons pour que je m’abstienne.
— Je veux les entendre.
— Tu les connais.
— Rappelle-les moi. Il n’y en a pas une qui me re-vienne, ce soir.
— Nous sommes dans une situation comparable, toi et moi, et cette situation n’est pas l’idéale pour une liaison.
— Peut-être que nous avons évolué. Je veux évoluer, pour ma part. J’en ai assez de cette existence où tout est planifié, où je m’impose à moi-même à la fois les buts et les moyens de les atteindre. Je veux faire quelque chose de facile. Je veux faire l’amour avec toi, Daniel.
— Faire l’amour n’est pas facile.
— Il n’y a rien de plus facile. On ferme les yeux, on se caresse l’un l’autre, c’est tout. Et c’est ce que je veux.
Délibérément, elle posa une main sur les reins de Da-niel, et pressa son corps contre le sien, tout en lui taquinant la bouche de ses lèvres. Il laissa échapper un soupir étouf-fé.
— Tu peux obtenir ce que tu veux, protesta-t?il. Si c’est ce que tu veux prouver, continue, et tu l’auras.
— Oui…
— Cependant, Lauren, je veux que tu me dises non. Penses-y, penses-y vraiment pendant une minute, et dis-moi non.
— Je refuse.
— Tu as besoin d’un homme attentionné, d’un homme qui t’aimera comme personne d’autre, et cet homme, ce n’est pas moi. Je ne peux pas être cet homme. Pas mainte-nant, pas déjà… Pas après Becky, et pas tant que ta vie est ce qu’elle est.
Il ne fit pas allusion à l’enfant de Ben, mais elle savait pertinemment que c’était à lui qu’il pensait.
— Et peut-être que je ne le serai jamais, poursuivit?il. Si tu veux la vérité, c’est probablement la raison principale pour laquelle je ne t’ai pas contactée, après l’accident, alors que cela aurait été très facile. Imagine seulement combien tu te haïrais, combien tu t’en voudrais vis-à-vis du bébé, si tu me laissais partager ton lit ce soir !
Mais, une fois chez elle, Lauren fut bien obligée de lais-ser entrer Daniel.
En théorie, cela ne posait pas de problème. Au cours des dernières semaines, il était toujours entré pour vérifier les verrous et les fenêtres, et écouter les éventuels messages laissés sur le répondeur.
Mais ce soir, c’était différent. Dans chaque pièce qu’ils visitaient ensemble, l’atmosphère était lourde de la cons-cience qu’ils avaient l’un de l’autre. En silence, Daniel opérait ses vérifications, et Lauren l’observait.
A la fin, elle n’y tint plus et se rebiffa.
— Mais enfin, Daniel, il n’y a pas la plus petite indica-tion que ce soit indispensable ! Il ne s’est plus rien passé ici depuis que tu as fait changer les verrous.
— Je vais vérifier ta chambre.
Elle lui emboîta le pas, mé*******e de le voir faire preuve d’une telle obstination. Juste à l’entrée de la cham-bre, elle buta contre lui, au moment où il se retournait vers elle pour dire quelque chose.
— Oh ! excuse-moi, balbutia-t?il en s’écartant comme s’il s’était brûlé. Je ne t’ai pas fait mal au moins ?
Mais, en la voyant fermer les yeux, il tendit instinctive-ment les bras pour la retenir et la stabiliser, et ce rappro-chement leur fut fatal…
Irrésistiblement, leurs lèvres se joignirent en un baiser passionné.
— Pourquoi est?il si difficile de résister ? chuchota-t?il, à la torture.
— Parce que c’est trop bon.
— Ce n’est pas une raison suffisante.
— Je le sais. Cesse de me dire ça ! Accorde-moi quel-ques instants où rien d’autre ne compte que ce que je veux, ce que je veux maintenant !
Et, à deux mains, elle lui prit le visage pour l’embrasser avec une fougue trop longtemps retenue. Un sentiment de triomphe très féminin la gagna lorsqu’elle prit conscience de la réaction instantanée du corps de Daniel contre le sien. Il ne pouvait pas prétendre qu’elle seule désirait cela. Ils étaient deux à se consumer de désir.
Et bientôt, il rendit les armes.
— Veux-tu vraiment te retrouver dans ce lit avec moi ? finit?il par murmurer, en désignant celui-ci d’un geste. Il est là, tout près… Mais, si tu ne le veux pas, il faut me le dire maintenant, avant que nous n’allions plus loin.
Le lit était recouvert d’un édredon ancien, à motif d’anneaux de mariage. Après l’avoir acheté dans un maga-sin d’antiquités, la mère de Lauren l’avait fait rénover par un spécialiste. Il était précieux et fragile, et jamais Lauren ne s’asseyait dessus. Ce soir même, comme elle peinait pour mettre ses collants, elle avait été tentée… mais s’était abstenue.
Quelqu’un, cependant, n’avait pas eu les mêmes scrupu-les, et elle se figea brusquement en le constatant.
Mais Daniel se méprit sur cette réaction.
— C’est non, apparemment, dit?il. Je devrais en être heureux, je suppose…
— Quelqu’un est venu ici, parvint?elle à articuler d’une voix blanche.
— Quoi ? Comment le sais-tu ?
— L’édredon, sur le lit… Je ne m’assieds jamais dessus, il est trop vieux. Mais regarde, près de la table de nuit… Il n’est plus tendu, et l’une des coutures a lâché. On aperçoit l’intérieur du tissu, qui est moins déteint que l’extérieur, tu vois ? Il n’était pas comme ça quand je suis partie.
— Lauren, il n’y a eu aucune effraction !
— J’en suis pourtant certaine.
— Je ne dis pas que tu te trompes. Mais il s’agirait alors de quelqu’un qui a accès à tes clés, qui connaît le code de l’alarme et qui a pris beaucoup de précautions pour que tu ne t’aperçoives de rien. Le coup de l’édredon, il fallait vraiment le remarquer.
— Tu as raison. C’est plutôt bizarre, non ? Pourquoi un type bomberait?il mon emplacement de parking de graffi-tis, mais viendrait ici comme une ombre…
Elle s’arrêta brusquement et agrippa le bras de Daniel, les doigts tremblants.
— Je n’aurais pas dû dire ça. Ça me fait peur.
Puis elle porta les mains à sa gorge.
— Comment donc a-t?il pu entrer ?
Daniel lui passa un bras réconfortant autour des épaules, mais toute excitation sensuelle avait disparu, balayée par la terrible sensation d’une présence indésirable. Lauren fris-sonna de nouveau, mais s’efforça aussitôt de dominer sa panique.
— Ça fait peur, répéta-t?elle, et, en plus, ça n’a aucun sens !
— Parce que nous nous trompons depuis le début, dit soudain Daniel. Il ne s’agit pas « d’un type », mais de deux personnes différentes.
Puis il laissa échapper un juron, avant d’ajouter :
— Cela dit, je me suis déjà fourvoyé une fois, avec mon histoire d’étudiant. Et pourtant, je mettrais ma main à cou-per qu’il y a deux personnes.
— Je suis censée me sentir mieux si c’est le cas ? lança Lauren, dans une vaine tentative pour plaisanter. Deux personnes après moi, qui me harcèlent ou qui fouillent dans… Mon Dieu, mes affaires !
Un frisson la parcourut des pieds à la tête, et elle re-poussa le bras de Daniel.
— Mes tiroirs ? Mes placards ?
La plupart de ses vêtements se trouvaient dans une pe-tite pièce adjacente. Mais elle gardait ses sous-vêtements dans sa chambre, parfaitement rangés dans un semainier ancien. L’une de ses plus coupables fantaisies concernait les sous-vêtements. Elle portait, tour à tour, selon son hu-meur, de luxueux ensembles de soie italienne, des bodies coquins en satin et dentelle, ou des combinaisons ingénues en simple coton fleuri.
Elle ouvrit les tiroirs un à un, pour constater qu’on avait touché à ses effets, avec précaution certes, mais pas assez cependant pour qu’elle ne le remarque pas.
Daniel devina ce qui se passait.
— Il y a des moments où être maniaque a ses avantages, fit?il remarquer. Un oiseau pourrait faire son nid dans mes caleçons, je ne sais pas si je m’en apercevrais ! En tout cas, quelle que soit la personne, elle sait qu’elle doit agir avec beaucoup de doigté.
— Mais c’est pire ! s’exclama Lauren, effrayée. J’aurais préféré tout retrouver par terre, avec les tiroirs encore ou-verts. Là, c’est vraiment vicieux !
De nouveau, elle agrippa le bras de Daniel, mue par le besoin irrésistible de sentir la force et la présence de son protecteur.
— Que veux-tu faire ? dit?il. Nous changerons de nou-veau les verrous, évidemment, ainsi que le code de l’alarme, et il faudra que tu veilles sur tes clés comme sur la prunelle de tes yeux. Ne laisse pas ton sac en évidence, même dans ta propre maison. Demande à Bridget de ne venir que pendant tes heures de présence ici, et ne reçois plus personne. Je peux faire surveiller ta maison vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ou t’aider à déménager chez ton père, ou ailleurs…
— Non.
— Non à quoi ?
— Non à tout ça, excepté le changement des verrous et du code de l’alarme. Je refuse de me laisser intimider par ça.
Elle prit une profonde inspiration avant d’ajouter :
— Il y a une chose que tu peux faire pour moi…
— Dis-moi quoi. Je le ferai.
— Je veux organiser une fête.
— Quoi ?
— Il faut inviter non seulement toutes mes amies, mais aussi, exceptionnellement, leurs maris ou leurs compa-gnons…
Au fur et à mesure qu’elle parlait, elle voyait que Daniel commençait à comprendre où elle voulait en venir.
— Le prétexte est tout trouvé : ce sera pour se souhaiter la bonne année ! Tu installeras le poste de télévision au sous-sol, et ils pourront regarder un match de football, ou jouer au poker, ou n’importe quoi. J’ai l’intention de de-mander à Bridget de venir faire le service, et je lui suggé-rerai d’amener une ou deux personnes de sa famille pour l’aider.
— Tu es sûre ? dit?il d’une voix dubitative. Tu veux tendre un piège ?
— Un piège, pas vraiment. Mais tu auras ainsi l’occasion d’observer tout le monde sans te faire trop re-marquer. Oui, je suis sûre de moi.
— Tu sais ce que cela implique ?
— Oui, tout comme toi. Il s’agit de quelqu’un qui me connaît. De quelqu’un que je considère comme un ami…
Daniel ne savait pas qui se montrait le plus bruyant, des hommes rassemblés devant l’écran de télévision, au sous-sol, ou des femmes qui déballaient les cadeaux avec force rires et exclamations.
— Si vous voulez un peu plus de bière, proposa-t?il aux huit larges dos qu’éclairait en ombre chinoise le scintille-ment de l’écran.
La mi-temps venait de se terminer, aussi ne s’attira-t?il que des remerciements distraits, les hommes étant totale-ment absorbés par le jeu. Aucun d’eux, apparemment, ne se trouvait là avec des intentions suspectes.
Daniel avait fait changer tous les verrous dès 1er janvier, et Lauren ne se séparait jamais de l’unique jeu de clés. Aucun indice ne laissait supposer que quelqu’un avait de nouveau visité les lieux. Deux nouvelles lettres étaient arrivées, et leur composition incitait toujours Daniel à penser que leur auteur était un post-adolescent se croyant plus malin qu’il ne l’était réellement. La police élargissait cependant le champ de ses recherches, sans résultat pour le moment.
Daniel remonta l’escalier, en prenant soin de dissimuler sous un pas nonchalant les précautions qu’il prenait pour être silencieux. Dans la cuisine, Bridget disposait des petits fours sur des plateaux avec l’aide de sa fille, Trish, âgée de vingt-trois ans. Les deux femmes lui sourirent, et l’invitèrent à goûter quelques échantillons. Toutes deux paraissaient affairées, *******es de leur sort, et au-dessus de tout soupçon.
Il ne se fit pas prier pour choisir une minipizza et un ca-napé au saumon, et quitta la cuisine, la bouche pleine, comme un adolescent affamé.
Alors qu’il se dirigeait à pas de loup vers la chambre de Lauren, la voix de celle-ci lui parvint, en provenance du salon. Comme d’habitude, sa musicalité familière lui alla droit au cœur.
— Oh, Catrina, c’est magnifique ! disait?elle. Merci ! Tu as toujours le chic pour trouver des cadeaux !
La chambre du bébé était silencieuse, tout comme le bu-reau. La chambre de Lauren était vide, elle aussi, et Daniel s’apprêtait à tourner les talons lorsqu’un léger bruit lui parvint, en provenance de la salle de bains attenante. La porte de celle-ci était fermée, le verrou poussé, sans doute.
Quelqu’un tira la chasse d’eau. « Evidemment, c’est à ça que sert une salle de bains », songea-t?il en regagnant le couloir.
Comme il passait devant le cabinet de toilette réservé aux invités, dans le hall d’entrée, il remarqua que la porte de celui-ci était ouverte. Il aperçut un petit bouquet de roses fraîches, posé sur le bord du lavabo, ainsi que la serviette de toilette immaculée, accrochée à côté de celui-ci.
Alors, pourquoi quelqu’un utilisait?il la salle de bains privée de Lauren ? se demanda-t?il, in petto.
Après avoir chapardé un autre petit four dans la cuisine, il alla se poster sur le seuil du salon, en affectant un air de curiosité innocente. Quatorze femmes auraient dû être réunies là, y compris Lauren. Il en compta onze, et, d’après la liste qu’il avait apprise par cœur, il déduisit que man-quaient à l’appel Catrina Callahan, Anna Hazelwood et Corinne Alexander.
Mais celles-ci pouvaient être assises hors de son champ de vision, dans un recoin de la vaste pièce, s’objecta-t?il.
A pas silencieux, il regagna le couloir, et surveilla un instant l’escalier. Un chœur assourdissant d’exclamations et jurons divers souligna une occasion ratée de but. Lui-même aurait bien suivi le match, mais il ne s’agissait pas de sa priorité, aujourd’hui.
De retour dans la chambre, il constata que la salle de bains était toujours occupée. A travers la porte, il perçut le léger bruit d’un tiroir qu’on fait coulisser, puis qu’on re-pousse. Une porte de placard fut ouverte, et il devina qu’on manipulait différentes boîtes et flacons.
Il attendit.
Au bout d’environ deux minutes lui parvint le petit « clic », indiquant qu’on refermait le placard. La porte de la salle de bains s’ouvrit alors, livrant passage à Corinne.
En voyant Daniel, elle se troubla aussitôt, mais elle se reprit très vite et lui lança, tout sourire :
— Salut, Daniel !
Elle tenta de passer devant lui, mais il n’eut qu’à poser une main sur le chambranle de la porte pour lui barrer le passage.
— Attendez, s’il vous plaît.
— Je vous en prie, protesta-t?elle avec un petit rire. Je veux être présente quand Lauren déballera mon cadeau !
— Cela peut attendre, dit?il en la poussant dans la chambre afin d’obtenir une explication discrète.
Une fois la porte refermée, il lui fit face, les poings sur les hanches, dans une posture qui, il le savait, était mena-çante du seul fait de sa stature.
Un silence pesant s’établit. Puis Corinne ne chercha pas plus longtemps à biaiser.
— Ce n’est pas ce que vous pensez, lâcha-t?elle.
— Dites-moi ce que pense, suggéra-t?il avec calme.
— Que je lui ai volé quelque chose.
— Vous n’en avez pas besoin, de toute évidence.
— Exactement ! s’exclama-t?elle, l’air soulagé, avant d’adopter un ton confidentiel, vaguement enjôleur. Daniel, vous allez me comprendre, vous dont c’est plus ou moins le domaine… En fait, je suis à la recherche de preuves qui permettraient à Ben Deveson d’obtenir la garde de son enfant, s’il décidait de la demander. Il pèse ses chances depuis quelques mois, et il veut des faits avant de prendre sa décision.
— Quel genre de faits ?
— Oh, vous savez bien… Usage de drogues, instabilité chronique, vie dissolue, etc. Vous devez rencontrer cela, dans l’exercice de votre métier. De toute façon, les avocats de Lauren auront recours, eux aussi, à des personnes sus-ceptibles de découvrir la même chose sur Ben.
— Des personnnes qui se prétendent être des amis pro-ches ?
Corinne ne cilla même pas, et une colère comme jamais Daniel n’en avait éprouvé commença à bouillonner en lui.
— Lauren l’a plaqué, argua-t?elle en pinçant les lèvres. Et, après tout, je l’ai connu la première ! C’est moi qui le lui avais présenté. De quel droit considérerait?elle que je suis de son côté ?
— Pour la bonne raison que vous le prétendez, peut-être. Et les pneus crevés, les lettres, les graffitis ?
— Ce n’est pas moi. Ce n’est pas mon genre, assura-t?elle, confirmant ainsi l’intuition de Daniel. Je ne sais pas qui a fait ça. Croyez-moi !
— Bon, nous verrons…
— En tout cas, elle n’a pas à s’inquiéter pour cette his-toire de garde. Sa vie est plus aseptisée qu’un champ opé-ratoire. Je pense que Ben va abandonner cette idée, main-tenant, ce qui me convient parfaitement. Je n’ai pas envie d’avoir l’enfant de Lauren dans les jambes quand Ben et moi vivrons ensemble, conclut?elle avec un sourire.
— Bien, murmura Daniel entre ses dents serrées. Vous pouvez partir, maintenant.
Il ouvrit la porte et, la prenant par le poignet, l’entraîna dans le couloir sans ménagement.
— Vous me faites mal, gémit?elle.
— Non. Vous le sentiriez, si je voulais vous faire mal. Notez que ce n’est pas l’envie qui m’en manque. J’ai tou-jours eu horreur des traîtres…
— Où m’emmenez-vous ? demanda-t?elle.
— A la porte. Et ne vous avisez plus d’approcher Lau-ren de près ou de loin, car la police viendrait immédiate-ment vous cueillir.
— Pour quel motif ? Vous avez des preuves ?
— Nous avons installé des caméras ici la semaine der-nière.
En fait, il avait voulu le faire, mais Lauren s’y était op-posée. La colère, cependant, donna à son mensonge une véracité telle que Corinne se le tint pour dit.
Lorsqu’elle fut partie, Daniel dut serrer les poings pour s’empêcher de trembler. Pendant quelques minutes, il fut incapable de bouger, et il resta là, la tête pendante, les yeux clos, dans l’attente de recouvrer un peu de sang-froid.
Son besoin de protéger Lauren était si fort qu’il l’effrayait. S’il s’était écouté, il serait parti sur-le-champ en Suisse pour affronter Ben Deveson en personne ; il étudierait à la loupe chaque document rassemblé par la police, il mobiliserait tous les agents de la Lachlan Securi-ty Systems pour remuer ciel et terre, jusqu’à ce que le harceleur n’eût plus un endroit où se dissimuler.
Et, plus que tout, il voulait refermer des bras protecteurs autour des formes alourdies et vulnérables de Lauren, en usant de la force de son corps comme d’un rempart.
Tu es en sécurité. Je suis là, aurait?il voulu lui répéter encore et encore.
Mais n’était-ce pas ce qu’il avait dit à Becky ? s’objecta-t?il. Avec pour conséquence de rendre impossi-ble leur vie commune ? Or, il ne devait rien à Lauren, il n’était pas le père de son enfant, l’honneur ne lui dictait pas de réparer quoi que ce soit. Il pouvait garder ses dis-tances, et leur épargner ainsi beaucoup de chagrin et de regret.
Encore sous l’emprise de la colère, déchiré par des sen-timents contradictoires, Daniel revint à pas lents vers la cuisine. Machinalement, il porta de nouveau un canapé à sa bouche, mais celui-ci lui parut avoir un goût de carton.
— Tu n’avais pas le droit !
— Bon sang, Lauren, que voulais-tu que je fasse ? Que je lui tapote la joue avant de la reconduire au milieu des invités ? Que je te l’amène pour que tu lui règles toi-même son compte ?
Il était 18 heures, tout le monde était parti, et seule sub-sistait de la fête une grande corbeille emplie de jolis pré-sents.
— C’était mon problème ! s’écria Lauren. C’est moi que Corinne a trahie, pas toi ! Tu m’as privée du droit de lui dire en face ce que je pensais d’elle et de sa prétendue amitié ! Mais comment as-tu osé la jeter hors de ma mai-son sans même m’en avertir ?
Elle secoua la tête, comme à court de mots.
— Est-ce que tu ne peux pas, un instant, cesser de vou-loir tout contrôler ? riposta-t?il. J’essayais de t’épargner une épreuve, compte tenu de ton état.
— Mon état n’a rien à voir là-dedans ! riposta-t?elle avec une indignation grandissante. Je ne suis pas malade, que je sache ! Et tu n’as pas à régenter ma vie ! Décidé-ment, Luke tu étais, et Luke tu restes ! poursuivit?elle, sarcastique. Je veux peut-être tout contrôler, mais toi, tu as un besoin de surprotéger qui confine à la manie. Ça ne te gêne peut-être pas, mais, pour moi, c’est insupportable !
— Je te protège parce que je suis payé pour le faire. Tu étais d’accord, et la vérité, c’est que tu en as besoin.
— Tu vas bien au-delà de ce pour quoi on te paye, Da-niel ! Et quand je m’avise de t’écouter, comme à l’église, tu me rembarres comme si j’essayais de te phagocyter ou je ne sais quoi ! C’est toi qui n’es pas très clair, en l’occurrence.
Elle avait raison, admit?il en son for intérieur. Il était moins clair que jamais, il le savait. Non pas à cause des deux bières qu’il avait bues en attendant la fin de la fête, même si, en toute honnêteté, celles-ci lui pesaient sur l’estomac. Non, s’il ne parvenait pas à aligner deux idées, à cet instant précis, c’est que l’ardeur et la beauté de Lau-ren enflammée par la colère le subjuguaient.
Et, comme elle attendait manifestement une réponse, c’était le moment ou jamais de la lui donner, se dit?il.
— Tu veux donc quelque chose de clair ? répliqua-t?il en se penchant vers elle pour l’embrasser, avec une déter-mination, une confiance, une certitude qu’il n’avait éprou-vées avec aucune autre femme.
Devinant sans doute ce qu’il complotait, Lauren rejeta ses cheveux sur ses épaules, leva le menton et le fusilla du regard, comme pour dire : « Ose un peu ! »
Eh bien, il allait relever le défi, décida-t?il avant de passer à l’acte.
Mais son baiser manqua son but, tandis que Lauren dé-tournait brusquement la tête.
— Si tu crois que cela changera quelque chose ! dit?elle en sifflant de colère.
De la main, Daniel lui emprisonna le menton.
— Nooon ! balbutia-t?elle, juste avant qu’il n’écrase ses lèvres sur les siennes.
— Dis-le comme si tu le pensais vraiment, et j’arrête aussitôt…
— Je le pense vraiment. Ça ne change rien, je suis tou-jours furieuse.
— Mais tu me rends mon baiser…
Les doigts de Lauren lui agrippaient en effet l’épaule, et elle lui faisait face, maintenant, les lèvres entrouvertes.
— Je te le rends, reconnut?elle, tout en l’enlaçant par le cou.
Et elle s’octroya un baiser passionné avant de le défier de nouveau du regard.
— Mais cela ne change rien, répéta-t?elle. Je suis en co-lère.
— Que vas-tu faire, alors ?
— T’embrasser jusqu’à ce que tu me présentes des ex-cuses.
— Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes. Je peux tenir plus longtemps que toi.
— Parfait ! Je ne suis pas pressée.
— Alors ?
— Alors, je vais téléphoner à Corinne pour fixer un rendez-vous.
— Non !
— Tu peux m’embrasser autant que tu veux, Daniel, j’ai besoin de régler cette question moi-même, et tu ne m’empêcheras pas de le faire.
Une douche froide n’aurait pas eu plus d’effet sur lui que ces dernières paroles, et il desserra son étreinte.
— N’appelle pas Corinne ! l’adjura-t?il. Pour l’amour du ciel, ne fais pas cela !
— Pourquoi pas ?
— Tu dois accoucher dans huit jours, que diable !
— Et alors ? C’est pour cela que tu me traites comme une enfant irresponsable et incapable de livrer ses propres batailles ? Ça suffit, Daniel !
— Tu as d’autres préoccupations en ce moment, c’est ce que je voulais dire. Pourquoi lui donner la satisfaction de constater combien tu as été affectée ? Vous allez vous crêper le chignon, comme dans les feuilletons télé ?
— Tu crois que c’est mon style ?
— Non ! Evidemment que non ! Mais c’est peut-être le sien. Tu vaux tellement plus qu’elle, Lauren ! Je ne sup-porte pas l’idée que tu puisses respirer le même air que cette garce.
Elle le contempla, la tête légèrement inclinée sur le côté, l’air beaucoup trop calme, à présent.
— Je me demande si ce n’est pas la chose la plus gen-tille que tu m’aies jamais dite, dit?elle.
Puis un sourire naquit sur ses lèvres, avant d’illuminer son regard.
— En fait, si, j’en suis sûre.
Gêné, il préféra changer de sujet.
— Tu te souviens que, demain après-midi, tu as rendez-vous au service maternité, à l’hôpital ? demanda-t?il, en s’efforçant d’ignorer le sentiment étrange qui lui serrait l’estomac. Et que ton père veut que je vérifie leurs disposi-tifs de sécurité ?
— Oui. J’ai rendez-vous avec l’obstétricien juste avant, et je veux que tu sois là, aussi. Dans la salle d’attente, souligna-t?elle. Je veux que tu me protèges, mais je n’ai pas besoin de ta protection contre des amis indélicats.
Daniel haussa les épaules pour dissimuler sa panique.
Mais si, elle en avait besoin ! pensa-t?il.
Ou alors… Aurait?elle raison ? s’objecta-t?il aussitôt, tandis que son estomac se contractait un peu plus. Ce be-soin venait?il uniquement de lui ?


chapitre 9

— Comment ça s’est passé ? demanda Daniel en quit-tant la chaise sur laquelle il se morfondait, dans la salle d’attente de l’obstétricien.
— Le Dr Feldman dit que tout va bien, assura Lauren. Les battements de cœur sont vigoureux, et le bébé grandit toujours. La tête est en bas, bien engagée. Ce qui signi-fie…
— Je sais ce que cela signifie.
— Bon. Alors, tu sais aussi ce que signifie le fait que mon col commence à se dilater, je suppose ?
— Oui : l’accouchement aura lieu bientôt.
— Exact.
— Mais as-tu l’autorisation de vaquer à tes occupa-tions ?
— Toi, tu te demandes ce que je compte faire pour Co-rinne. Eh bien, tu as un métro de retard, car elle est venue me voir cet après-midi au bureau.
— Et cela s’est bien passé ? s’enquit?il, vexé de n’avoir pas été tenu au courant.
— Je ne me suis pas fâchée. Je suis restée assise der-rière ma grande table, dans mon grand bureau, avec mon avocat à côté de moi, expliqua-t?elle. J’ai gardé mon sang-froid, je l’ai obligée à me regarder dans les yeux — ce qu’elle ne fait pas volontiers ! — et j’ai obtenu ce que je voulais.
— C’est-à-dire ? Tu ne m’en as rien dit, hier.
— Tu n’avais pas l’air très désireux de m’écouter. Je voulais en apprendre plus sur Ben qu’elle ne souhaitait en dire, et j’ai réussi. Ben ne reviendra pas aux Etats-Unis, car il serait alors inculpé. Corinne a prévu de le rejoindre bientôt. Il dit que je peux lui rendre visite en Europe si je souhaite qu’il voie le bébé, et il est « désolé » que j’aie été menacée. Il envisage de me verser une pension alimentaire, mais je la refuserai, parce que cet argent ne lui appartient pas. Je n’ai pas non plus l’intention d’emmener le bébé en Europe. Je suis seule et libre.
— Et… ça fait quel effet ? demanda-t?il, d’une voix que l’émotion rendait rauque. Tu te sens comment ?
— Bien. Compte tenu des circonstances, et des options qui se présentaient, je me sens bien.
Elle fit une grimace qui suggérait que, physiquement du moins, elle ne se sentait pas si bien que cela. Puis elle se frotta le bas du dos d’un geste familier. Il faillit lui propo-ser de la masser, mais il se tenait sur ses gardes, ne sachant plus très bien où il en était.
Car Lauren ne l’avait pas écouté : elle n’en avait fait qu’à sa tête en rencontrant Corinne. Mais son obstination avait payé, apparemment, puisqu’elle paraissait différente, aujourd’hui : plus calme, plus sereine, plus heureuse.
Oui, elle paraissait heureuse, se dit?il, et cela semblait provenir du plus profond d’elle-même. Il ne s’agissait plus de la gaieté délibérée qu’elle affichait le soir du nouvel an ; ni de l’excitation presque enfantine de la veille, lors-qu’elle ouvrait les cadeaux de ses amies.
— Qu’est-ce qui a changé, Lauren ? finit?il par lui de-mander, tandis qu’ils gagnaient le corps principal de l’hôpital.
— Ça se voit donc ? dit?elle en s’arrêtant pour lui faire face.
— Oui. Tu as l’air… épanouie. Beaucoup moins tendue, en tout cas.
— Les hormones, peut-être ?
— Non, il y a autre chose.
— Eh bien, tu as raison… Je me sens différente. Sans doute parce que je sais où j’en suis, désormais, et qui sont mes amis. Exit Ben et Corinne, mais restent Eileen, Brid-get, Stéphanie et les autres. Et… toi.
Elle répéta ce dernier mot une seconde plus tard, mais sous forme d’interrogation.
— Et toi ?
— Oui, bien sûr, je suis ton ami, marmonna-t?il.
« Je ne te trahirai jamais », faillit?il ajouter. Mais il ra-vala les mots qui lui venaient aux lèvres, de peur que sa définition de la trahison ne soit pas la même que la sienne.
— Reste notre type, reprit?il.
— Il ne m’a jamais vraiment préoccupée. Qu’on viole mon intimité en fouillant dans mes affaires, oui. Cela m’a beaucoup plus traumatisée que les pneus crevés ou les lettres de menaces.
Ils se tenaient alors sur une passerelle entièrement vi-trée, depuis laquelle on pouvait distinguer le quartier d’affaires de Philadelphie.
— Regarde, dit?elle en pointant le doigt dans cette di-rection, on voit d’ici le haut de l’immeuble dans lequel se trouvait la société de Ben. L’enseigne est toujours en place, je l’ai remarquée l’autre jour. Ils avaient six étages qui ne sont pas reloués, apparemment. Le propriétaire ne doit pas être ravi.
— Je le suppose, acquiesça-t?il, sans trop y prêter atten-tion.
— La visite commence dans quelques minutes, il fau-drait peut-être y aller.
Au moment où ils arrivaient devant l’ascenseur, une pensée vint à Daniel :
— Ils vont penser que je suis le père.
— Je le sais. Nous pouvons mettre les choses au clair dès le départ, si tu veux.
— Ça n’a pas d’importance. Qu’ils pensent ce qu’ils veulent.
— Si ça ne te pose pas de problème…
Lauren commençait à regretter d’avoir enchaîné ses rendez-vous aussi efficacement, l’un à 17 h 15, l’autre vingt minutes plus tard. Elle aurait aimé s’asseoir un ins-tant. L’examen du Dr Feldman avait été inconfortable, le bébé étant très descendu. De plus, elle souffrait toujours d’une douleur sourde en bas du dos, et d’une impression de pesanteur pénible entre les jambes.
Heureusement, Daniel était là, songea-t?elle. Pourquoi se mentir ? Sa présence changeait tout.
En vérité, elle s’était trop habituée à lui. Habituée à sa façon d’ouvrir les portes pour elle, de s’enquérir si elle avait assez chaud, ou si elle avait soif. Habituée à être l’objet de son attention, assez fréquemment silencieuse, mais qui lui donnait l’impression d’être toujours en sécuri-té. Elle appréciait aussi de le voir rompre un de ses silen-ces habituels pour lui raconter des anecdotes sur les ju-meaux. Il les racontait de telle sorte qu’elle ne pouvait s’empêcher de rire, puis elle l’accusait d’exagérer, ce qu’il niait sans qu’elle parvienne à le croire vraiment.
Aïe !
Le tiraillement qu’elle ressentait venait soudain de se muer en une douleur fulgurante qui lui déchira le bas-ventre. Dominant sa surprise, elle inspira lentement, avec application, et la douleur reflua au bout de trente secondes.
Il ne s’agissait tout de même pas de contractions effica-ces ! se dit?elle, se raccrochant à l’idée que le bébé n’était censé arriver que dans huit ou dix jours.
Elle eut un peu de mal, cependant, à fixer son attention sur les explications que fournissait la sage-femme au petit groupe de futures mamans, qu’accompagnaient des papas nerveux. Daniel, quant à lui, affichait un intérêt poli ; mais elle pressentait que quelque chose le préoccupait.
— Ça va ? s’enquit?il néanmoins, alors qu’ils s’arrêtaient devant une des salles d’opération équipées pour les césariennes.
— Oui, mentit?elle. Je suis *******e qu’ils laissent les femmes accoucher dans leurs chambres lorsque tout se passe normalement.
— C’est vraiment un bon hôpital… Excuse-moi, j’aimerais bien passer un coup de fil. Ça ne te dérange pas ?
— Non, bien sûr.
— Comme je ne peux pas utiliser mon portable dans l’hôpital, je rattraperai la visite un peu plus tard. Ne t’inquiète pas.
— Tout va bien, assura-t?elle.
Quelques minutes plus tard, cependant, une nouvelle douleur lui cisailla l’abdomen. Il ne pouvait s’agir d’une contraction, puisque ce n’était pas encore le moment d’accoucher, se répéta-t?elle avec obstination. Il n’empêche que cela ne présageait rien de bon.
Daniel la rejoignit alors, si profondément plongé dans ses réflexions que ses yeux n’étaient plus que deux fentes.
— Il y a un problème ? demanda-t?elle.
— Non. Ce serait même le contraire. Je te tiendrai au courant.
Elle allait lui demander ce que signifiaient ces paroles sibyllines, quand ils arrivèrent à la nursery.
— Waouh ! Des bébés ! s’exclama Daniel en s’approchant de la paroi vitrée avec un large sourire. Il y a longtemps que je n’en ai pas vu d’aussi petits !
Seuls deux nourrissons vagissaient. Les autres dor-maient. Une minuscule créature rouge, au crâne orné d’une touffe de cheveux noirs, prenait son premier bain, et n’aimait pas du tout ça. Dans le couloir, les futurs parents se tenaient par la main, et échangeaient des sourires atten-dris.
Au moment où elle se tournait vers Daniel, un sourire sur les lèvres elle aussi, Lauren se souvint de la raison pour laquelle il l’accompagnait.
— Comment est le service, de ton point de vue ? s’obligea-t?elle à dire.
— Ça va. Il n’y a pas de problème majeur.
Il commença à lui expliquer quelques détails, mais Lau-ren n’écoutait pas. Une nouvelle douleur lui vrillait les reins, plus longue, cette fois. Eperdue, elle leva les yeux vers la pendule de la nursery, et vit que vingt minutes s’étaient écoulées depuis le précédent assaut.
— Tu as l’air d’avoir mal. Que se passe-t?il ?
Pour toute réponse, elle s’agrippa à lui, comme s’il en allait de sa survie.
Elle essaya d’expirer pour se soulager.
— Bon sang, mais tu ne te sens pas bien ! s’écria-t?il, pris de panique. Qu’y a-t?il ? Tu me plantes tes ongles dans le bras. On dirait que tu vas…
— Non, ce ne sont pas des contractions, affirma-t?elle, avant de baisser la voix car plusieurs couples s’étaient retournés. Ce ne sont pas des contractions.
— Non ?
— Ça fait mal, c’est tout. Après, ça s’en va.
— Et ce ne sont pas des contractions ?
— Si, mais… Tu sais, c’est l’utérus qui se prépare. Ce sont des fausses contractions, certainement. Dans les li-vres, ils disent qu’elles peuvent être assez douloureuses.
Comme la sage-femme qui menait la visite la regardait avec curiosité, elle lui adressa un large sourire rassurant.
Quelques minutes plus tard, une nouvelle contraction commença, puis elles se succédèrent à un intervalle régu-lier de quatre minutes.
— Tu es prête à retourner chez toi ? demanda Daniel, lorsque la visite se termina.
De nouveau, Lauren s’accrocha à lui et balbutia :
— Non, impossible…
— C’est bien ce que je pensais. Le travail est effective-ment commencé, n’est-ce pas ?
— Je… je crois.
— Et tu veux rester ici cette nuit ?
— Oui.
Et je ne veux pas que tu t’en ailles, implora-t?elle en son for intérieur. Mais elle n’eut pas à le lui demander, car il déclara simplement :
— Allons voir la sage-femme, afin qu’elle t’installe dans une chambre. Puis j’appellerai ma mère. D’accord ?
— D’accord.
— Je resterai ici, Lauren. Je ne te laisserai pas.
— Je le sais. Merci.
Alors qu’elle lui étreignait le bras avec une énergie dé-sespérée, elle se rappela la manière dont, enfant, elle ser-rait son nounours contre elle lorsqu’elle s’éveillait d’un cauchemar.
Ils arpentèrent le couloir du service jusqu’à ce que Lau-ren en connût le moindre détail par cœur. Elle suça les glaçons qu’on lui fournit pour étancher sa soif, elle appuya son front contre le mur de sa chambre tandis que Daniel lui massait les reins.
A chaque nouvelle contraction, elle envisageait d’exiger une péridurale sur-le-champ. Mais l’infirmière lui rappela que cela risquait de ralentir le travail, surtout pour un pre-mier bébé, et qu’il valait mieux attendre que la douleur soit vraiment insupportable.
Malgré ses efforts, Daniel ne parvint pas à l’intéresser aux programmes diffusés par la télévision. Plus rien ne comptait pour elle que les heures qui s’écoulaient, intermi-nables, ponctuées toutes les trois minutes par une nouvelle vague de contractions.
— Vous êtes encore loin d’y être, l’informa la sage-femme, après avoir apprécié le degré de dilatation du col.
— On ne pourrait pas me faire la péridurale mainte-nant ? supplia Lauren.
— D’accord. Mais l’anesthésiste est en salle d’opération pour le moment. Il faut patienter un moment.
Quand elle eut quitté la chambre, Lauren déclara cal-mement à Daniel :
— Je la déteste !
— Tu veux marcher un peu ?
— Non !
Soudain, il fut 7 heures du matin. Lauren eut une pensée pour la mère de Daniel qui avait dû rester toute la nuit auprès des jumeaux. Elle essaya d’en éprouver quelque culpabilité, mais en vain. En fait, elle peinait à croire que le reste du monde existait encore.
L’équipe de jour remplaça l’équipe de nuit, et une nou-velle infirmière vint les informer que l’anesthésiste vien-drait dès qu’elle en aurait terminé avec une urgence.
— Cette fille ment ! s’écria Lauren entre deux spasmes. On me mène en bateau.
— Quelle idée ! voyons ! dit Daniel, conciliant.
Puis il s’employa à la persuader de faire de nouveau quelques pas dans le couloir. Elle accepta, mais elle le détesta à son tour.
— Ça ne t’aide pas ?
— Non, ça fait mal ! J’ai suivi mes cours d’accouchement sans douleur, je m’applique à respirer, je ne devrais pas avoir mal !
Des sanglots secs lui déchirèrent la poitrine, et tout son corps en fut secoué. Elle s’accrocha à Daniel, qui la serra contre lui, puis l’embrassa, et murmura :
— Tout va bien se passer. Je t’aime, Lauren. Ça va al-ler.
Elle ne le crut pas. Elle ne croyait plus personne, et ne souhaitait plus qu’une chose : que le monde autour d’elle s’anéantisse, et la douleur avec lui.
Enfin, on installa la future maman sur un lit et, avec tact, Daniel resta dans le couloir tandis qu’on la déshabil-lait.
Mais, à peine fut?elle allongée qu’une main d’acier lui broya l’abdomen, avec une violence pire que jamais. Comment cela était?il possible ?
— Ça va aller, répéta Daniel en revenant près d’elle.
— Non. Je veux que tu restes là. Tout le temps. Et je ne vais pas être une patiente très bien élevée, je te préviens ! Oh, Seigneur, quand donc cela finira-t?il ?
— Les contractions deviennent très fortes, constata l’infirmière en se penchant sur l’écran du moniteur. Vous n’avez toujours pas perdu les eaux ?
— Non.
— Je vais m’en occuper, cela accélérera peut-être un peu les choses.
Les contractions devinrent si rapprochées que Lauren ne parvenait plus à reprendre son souffle. La douleur devenait intolérable, mais l’anesthésiste allait arriver d’une seconde à l’autre.
Trop tard…
— Vous êtes à neuf centimètres, Lauren, bravo ! dit la sage-femme. La tête est bien engagée, ça ne devrait plus être long.
— Ma péridurale…
— Nous n’avons plus le temps, ma pauvre…
— Je la déteste ! haleta Lauren dès qu’elle eut quitté la chambre.
— Tu l’as déjà dit, lui fit remarquer Daniel. Sauf que ce n’était pas la même.
Elle lui agrippa le bras de nouveau comme si sa vie en dépendait.
— Je veux qu’on vienne à mon secours…, implora-t?elle entre deux halètements. Tu te souviens de la nuit où nous nous sommes rencontrés ? Comme c’était bien, quand on est venu à notre secours ?
— Cette fois, ma grande, murmura-t?il d’une voix rau-que, il faut d’abord que tu y mettes un peu du tien.
— Aide-moi !
— Je suis là, ma chérie. Je vais t’aider. Je t’aime, Lau-ren.
Profitant de ce qu’elle lui lâchait momentanément le bras, Daniel se frotta les yeux. Des points bleus, dus à la fatigue, lui brouillaient le regard. La tête lourde, le dos endolori, il se sentait moulu.
Tout comme le jour de l’accident, plusieurs personnes s’agitaient autour d’eux et, cependant, ils étaient seuls, songea-t?il. Elle et lui, de nouveau face à face, partageant une intimité où prévalait l’honnêteté la plus absolue.
Non, se reprit?il. Pour Lauren, c’était différent. Elle avait franchi dans la douleur un seuil inconnu de lui, et les mots qui lui échappaient n’avaient plus rien à voir avec l’honnêteté. Ils étaient violents, désespérés et au-delà de toute logique.
Du moins l’espérait?il. Parce qu’elle lui avait crié plus d’une fois qu’elle le détestait, lui aussi, alors qu’il ne ces-sait de lui répéter qu’il était là, qu’il ne partirait jamais… Qu’il l’aimait !
Cela, il ne l’avait jamais dit à Becky ; même pas pen-dant qu’elle donnait naissance aux jumeaux, car, faute d’amour entre eux, il n’avait pu se contraindre à prononcer des paroles mensongères.
A Lauren, il ne mentait pas. Au moment où il lui avait dit qu’il l’aimait, un vertige l’avait saisi, tant il se sentait heureux, sûr de lui, ivre presque de confiance et de force. Il l’aimait ! Il aimait tout d’elle. Il aimait déjà ce bébé qui allait naître, bien qu’il ne fût pas de lui. Le bébé faisait partie de Lauren, et cela lui suffisait.
Une nouvelle fois, Lauren lui planta les ongles dans l’avant-bras et, sans mot dire, il attendit le moment de répit, tout en la contemplant.
Qu’elle était belle, malgré son visage tendu, emperlé de sueur, et ses cheveux défaits ! songea-t?il.
Comme elle commençait à trembler, il lui déclara de nouveau son amour.
— Je t’aime, Lauren !
Mais elle ne l’entendit pas.
— Aide-moi ! s’écria-t?elle. Je dois pousser ! Il arrive !
Trop lentement, hélas. La tête du bébé n’apparut qu’au bout d’une heure d’efforts intensifs. En constatant sur l’écran du moniteur que le cœur du bébé faiblissait à cha-que contraction, Daniel sentit la panique le gagner.
Heureusement, le Dr Feldman avait été appelé à la res-cousse, et une infirmière avait apporté un berceau spécia-lement équipé pour la réanimation.
Lauren souffrait trop pour s’apercevoir que quelque chose n’allait pas. Rassemblant ses forces, elle donna une ultime poussée, et la tête apparut. Daniel pensa alors que l’épreuve touchait à sa fin, comme cela avait été le cas pour ses jumeaux.
Mais, cette fois, le corps du bébé ne glissa pas aussitôt hors du corps maternel.
— Que se passe-t?il ? murmura-t?il à l’intention du médecin.
— Ce n’est rien. L’épaule est un peu coincée, c’est tout.
D’un coup d’œil au moniteur, Daniel, affolé, vit que le cœur du bébé faiblissait de plus en plus.
— Sortez-le ! implora-t?il.
— Nous nous y employons, répondit le médecin avec calme. Lauren, il faut haleter, comme un petit chien.
— Je ne peux pas ! protesta-t?elle, avant de s’exécuter néanmoins, ses yeux écarquillés fixant le vide devant elle.
Daniel sentit que son incapacité à lui venir en aide commençait à le rendre fou. Il se serait arraché un bras si cela avait pu la soulager d’une infime partie de sa souf-france ! Sur le mur, la trotteuse de l’horloge semblait elle aussi retenir son souffle et ne plus avancer.
— Lauren, poussez, maintenant. Poussez fort.
Soudain, le bébé glissa dans les mains de l’obstétricien. Lauren laissa échapper un ultime gémissement, puis se mit à haleter comme un athlète après un marathon, le corps parcouru de tremblements incoercibles.
— C’est une fille ! annonça le médecin.
Il y eut un silence, puis un vagissement puissant retentit.
— Voilà ! Une magnifique petite fille !
— Elle va bien ? demanda Daniel, la voix douloureuse-ment cassée.
— Elle va bien. Elle est magnifique, répéta le médecin. Nous allons juste lui donner un peu d’oxygène… Avez-vous choisi un prénom ?
— Callie Jean, comme… maman, balbutia Lauren, avant de fondre en larmes. Oh… Oh… J’ai une petite fille ! Une petite fille !
— Callie, répéta la puéricultrice. C’est très joli.
— Maman s’appelait Caroline, sanglota Lauren, mais j’aimais encore plus son surnom.
— La voilà, elle est superbe.
La jeune femme déposa le bébé, encore nu et mouillé, sur le ventre de Lauren. Callie était grande, avec une cou-ronne de duvet noir sur le crâne, et elle gémissait douce-ment, à présent.
— Oh…, murmura Lauren à plusieurs reprises, en se penchant vers elle, le visage dissimulé par ses cheveux en désordre.
Daniel songea alors que jamais il n’avait entendu un tel ravissement dans une voix humaine, une émotion aussi musicale.
Mais il ne pouvait partager cette joie. Elle ne le lui avait pas demandé. Ce qui ôtait tout sens à l’amour qu’il éprou-vait pour ce bébé, alors que, quelques minutes plus tôt, ce sentiment le remplissait d’une exultation inconnue.
En fait, Lauren ne l’avait pas regardé une seule fois, s’avisa-t?il soudain, tandis qu’une boule se formait dans sa gorge, l’empêchant de respirer. Elle ne l’avait plus touché depuis qu’elle ne souffrait plus. « J’ai une petite fille ! » avait?elle dit. Elle ne lui avait même pas confié avoir déjà choisi le prénom du bébé. Au cours des innombrables conversations qu’ils avaient eues, elle n’y avait jamais fait allusion. Mais il n’était rien, pour ce bébé. Lauren ne lui avait pas demandé de l’aimer, elle, ni d’aimer Callie. Que diable faisait?il ici ?
— J’ai besoin de sortir, marmonna-t?il, sans s’adresser à quiconque en particulier.
Il prit la fuite aussi vite qu’il le put, sans savoir où il al-lait. Le souffle court, les jambes tremblantes, les yeux irrités par la fatigue, il songea qu’il n’avait rien mangé depuis… depuis une vingtaine d’heures. Il n’éprouvait pourtant aucune faim.
Finalement, avec un douloureux sentiment de défaite, il parvint à recouvrer ses esprits. Il ne lui restait qu’une chose, la seule chose à laquelle il aurait dû se consacrer depuis le début : son travail.
Lauren ne sut pas à quel moment Daniel était sorti. Un instant auparavant, lui semblait?il, elle le tenait de toutes ses forces pour ne pas mourir. Et maintenant, elle levait les yeux pour lui sourire, envahie d’émotion, et il ne se trou-vait plus dans la chambre.
— Où est Daniel ? demanda-t?elle à l’infirmière.
— Il a dit que… euh… qu’il devait sortir, répondit celle-ci, l’air un peu décontenancée.
Mais la brave femme ignorait que Daniel n’était pas le père du bébé, se dit Lauren. Sans doute celui-ci télépho-nait?il à son bureau, ou à sa mère et aux garçons. Il re-trouvait sa vraie vie, après avoir été retenu en otage dix-sept heures d’affilée.
« Il m’a dit qu’il m’aimait, se rappela-t?elle. Je ne me souviens pas quand, mais je sais que je ne l’ai pas imaginé. Il me l’a dit plus d’une fois. Et moi, en retour, je lui ai répété que je le détestais ! »
Ce n’était pas vrai, et elle ne comprenait plus pourquoi il lui avait semblé si indispensable de s’en prendre à tous ceux qui l’entouraient.
Mais, si les mots qu’elle avait prononcés ne signifiaient désormais plus rien, elle devait supposer qu’il en était de même pour ceux de Daniel.
Libérée de toute souffrance, éperdue de bonheur à cause du bébé, elle se sentait pourtant… vide.
Une demi-heure plus tard, Callie dormait dans son ber-ceau de plexiglas transparent, et Daniel n’était pas revenu. Peut-être ne reviendrait?il plus jamais…
Lauren commençait à désespérer lorsqu’il surgit enfin sur le seuil de la chambre.
— Ecoute, j’ai de bonnes nouvelles, annonça-t?il d’emblée, sans même un sourire.
— Oui ? demanda-t?elle, le cœur battant à tout rompre.
Rien que de le voir, grand, fort, le visage marqué par la fatigue de la nuit, elle se sentait ivre de désir. Et d’amour.
Elle ne savait quand exactement elle était tombée amou-reuse de lui, elle ne pouvait dater ni le jour ni la semaine, mais elle savait, aussi sûrement qu’elle savait son propre nom, que Daniel était une partie de son cœur et de son âme.
Il s’approcha du lit, mais s’arrêta, l’air emprunté, à quelques pas de celui-ci.
— Je voulais te le dire tout de suite… J’ai trouvé le type. C’est ce que tu m’as dit de l’immeuble dans lequel Ben avait ses bureaux qui m’a mis sur la voie. Les action-naires de sa société ne sont pas les seuls à avoir été lésés. Ben avait d’autres créanciers, parmi lesquels le proprié-taire des locaux qu’il louait. Six étages, ce n’est pas rien… J’ai demandé à la police d’effectuer une vérification en ce sens, cette nuit, et je viens d’avoir confirmation : il s’agit d’un jeune de Boston, le fils du propriétaire de l’immeuble. La police a procédé à son arrestation.
Par-dessus le berceau de sa fille endormie, Lauren contempla le visage de Daniel, soigneusement dépourvu de toute expression. Pendant quelques secondes, elle s’interrogea sur l’opportunité de lui dire ce qu’elle ressen-tait. Elle trancha en faveur du oui, et décida, en outre, de ne pas le ménager.
— Est-ce que tu crois franchement que c’est ça qui m’intéresse ? rétorqua-t?elle. Je pose les yeux pour la première fois sur mon bébé et, quand je relève la tête, tu as disparu ! Je ne savais même pas si tu reviendrais… Et voilà que tu réapparais pour m’annoncer qu’on a arrêté quelqu’un ! C’est formidable ! Tu as fait ton travail, bravo, désormais tu peux sortir de ma vie !
Elle fondit en larmes, en s’adjurant de croire que son désespoir était dû à un brusque bouleversement hormonal.
Daniel s’approcha alors, s’assit sur le bord du lit et, du bout de l’index, lui effleura le dos de la main.
— Je t’aime, dit?il simplement.
— Et je te déteste. Nous avons déjà tenu cette conversa-tion pendant l’accouchement, non ? fit?elle remarquer en reniflant.
D’un geste brusque, elle retira la main qu’il caressait et prit un mouchoir en papier pour s’en tamponner le visage.
— A-t-on vraiment besoin de la répéter ? ajouta-t?elle avec un nouveau reniflement.
— Tu ne me détestes pas.
— Et toi, tu ne m’aimes pas. Apparemment, les hommes et les femmes se mentent, pendant un accouchement. La vérité émerge lorsque le bébé est né.
— Je t’aime, insista-t?il. Je ne sais pas comment c’est arrivé, mais quelque chose en moi a changé depuis que je t’ai rencontrée. Cette défiance que je ressentais a disparu. Sans doute aurait?elle disparu si mon mariage avec Becky avait été une réussite, mais ça n’a pas été le cas.
— Cela, tu me l’as dit dès le premier jour.
— Et j’ai passé les six mois suivants à le regretter. J’avais tellement peur, Lauren, de cette intimité que nous avions partagée la nuit de l’accident… Mais je t’aime. Et j’ai souffert que tu ne me fasses pas partager la joie de cette naissance. J’ai eu l’impression de ne pas compter pour toi, alors que je venais de m’avouer que tu étais tout pour moi, et que j’avais passé la nuit à te le prouver.
— Si tu admettais que je représentais tant pour toi, pourquoi es-tu parti ?
— Parce qu’il était trop douloureux de rester. J’avais le sentiment que tu ne voulais pas de moi, et que tu n’envisageais même pas que Callie représente quelque chose pour moi, elle aussi.
Elle tenta de lui dire qu’il se trompait, mais il ne se lais-sa pas interrompre.
— J’ai eu l’impression qu’il ne me restait que mon tra-vail, alors je l’ai fait. Mais je t’aime. Si cela ne signifie rien pour toi, dis-le, tout simplement, mais ne m’accuse pas de vous avoir laissées tomber. J’étais là cette nuit pour toi et pour Callie, je suis encore là, et je veux t’épouser. Si tu acceptes, je serai auprès de vous pour le reste de notre vie.
De nouveau, Lauren fondit en larmes.
— Pourquoi est-ce que je pleure ? sanglota-t?elle. Je n’ai jamais été aussi heureuse de ma vie !
— Ça alors, c’est bizarre ! chuchota Daniel en embras-sant les joues mouillées. C’est peut-être dû à dix-sept heu-res de souffrances, sans manger et sans dormir, non ?
— Oh, tu sais, la douleur n’était pas si terrible…
Daniel partit d’un éclat de rire qui résonna sans doute jusqu’au rez-de-chaussée de la maternité.
— Dis ça à mon bras ! Je me demande quand je pourrai de nouveau m’en servir !
— Pauvre bras, murmura-t?elle, en le saisissant pour at-tirer Daniel plus près d’elle.
Leurs lèvres s’unirent, tendres et passionnées à la fois, et le temps parut suspendre sa course, jusqu’à ce qu’un petit cri inarticulé les rappelât à l’instant présent.
C’était Callie qui commençait à pleurer.
Une sage-femme joviale pénétra alors dans la chambre.
— Je crois que votre fille a faim, petite maman ! Vous pensez l’allaiter ?
— Je… j’aimerais bien, balbutia Lauren, saisie d’une légère nervosité. Est-ce que vous m’apprendrez ?
— Je suis ici pour ça, et je suis persuadée que tout se passera bien, affirma-t?elle.
Puis elle se tourna vers Daniel pour proposer :
— Est-ce que le papa aimerait tenir sa fille, pendant que j’aide la maman à se préparer ?
Sa fille… Les mots semblèrent aussi naturels, aussi évi-dents pour Lauren que le fait de serrer les jumeaux dans ses bras pour les embrasser.
Mais en serait?il de même pour Daniel ? se demanda-t?elle tout en l’observant en silence.
Elle le vit alors sourire, puis tendre les bras pour que la sage-femme lui confie Callie.
— Le papa serait ravi de tenir sa fille, déclara-t?il, aux anges.

 
 

 

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ßÇÊÈ ÇáãæÖæÚ : bouchra du maroc ÇáãäÊÏì : ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÑæãÇäÓíÉ ÇáÇÌäÈíÉ
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þbouchra du maroc


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ÞÏíã 24-01-11, 02:41 PM   ÇáãÔÇÑßÉ ÑÞã: 5
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ÇáÈíÇäÇÊ
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ÇáÚÖæíÉ: 212608
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ãÚÏá ÇáÊÞííã: sweet123 ÚÖæ ÈÍÇÌå Çáì ÊÍÓíä æÖÚå
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Merci pour l'effort :) Bon courage

 
 

 

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