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classicoofou 04-03-08 03:51 PM

des mots en coulisse de regine fernandez
 
1

Après une trajectoire courbe, le manuscrit de « La Mégère apprivoisée » toucha terre et, toutes pages déployées, se réfugia prestement sous la commode.
Assise au centre du lit, recroquevillée autour d’un coussin malmené, Francie observa son habile glissade, se promettant fermement de l’y oublier à jamais !
Des voix bourdonnaient dans la pièce voisine, trop près pour qu'elle se refusât à les entendre, bien assez nettes pour titiller son esprit alors qu'elle n'aspirait qu'à la solitude et au calme.
Agacée, elle se laissa tomber sur le côté et ramena l’oreiller sur sa tête, espérant trouver un peu de silence au cœur de la duveteuse épaisseur.
Ne se tairont-ils donc jamais ? Croyaient-ils que s'agiter comme un essaim d'abeilles en effervescence pourrait la réconforter ? Elle savait bien qu'ils n'étaient là que dans ce but, ne doutant pas d'y parvenir et fermement résolus à s'incruster jusqu’à ce qu'elle se décidât à déserter sa tanière. Qu'ils attendent ! Une vie entière si bon leur semblait ! Elle, était bien résolue à se faire oublier et à s'isoler jusqu'à la fin des temps !
Elle avait échoué !
Voilà… c'était dit !
Et alors ?
La terre n'avait pas cessé de tourner pour autant !
Mais ce rôle… elle y tenait tellement !
Et dire que ce monstre de Xavier Brussac ne s’était pas même rendu compte qu’elle était exactement "La" Mégère qu’il recherchait… Bien plus que possédée par ce formidable personnage, elle aurait été la meilleure pour l'interpréter.
Il n’avait pas voulu d'elle ? Tant pis pour lui !
La pièce fera un four ! D'ailleurs, les acteurs, qui, bien évidemment, se révéleront pire que médiocres, joueront devant une salle quasiment vide et les journaux omettront d'en parler… ou, mieux encore ! leurs colonnes seront pleines de critiques assassines !
À ce propos, voilà qui devrait la soulager puisque son nom n'y figurera pas ! Au lieu de se lamenter, ne devrait-elle pas plutôt remercier le ciel : n'avait-elle pas ainsi échappé au pire ?
Ouf !
Et maintenant ? Ceci étant établi, ne se sentait-elle pas mieux ?
Pas du tout ! Car, vu le metteur en scène aussi merveilleux qu'invivable, l'infini talent des comédiens et l'extraordinaire qualité des costumes et des décors, comment pourrait-elle rejeter l'évidence d’une absolue résussite ? D'un succès inévitable ! Et un succès qui, hélas, ne lui devra rien personnellement parce qu'elle n'en sera pas ! Quelle guigne !
Ô ce type ! Il avait réussi à la faire sortir de ses gonds ! Si elle le pouvait, là, dans l'immédiat, elle le réduirait en charpie… pire : en bouillie ! Lui, toute sa superbe et son odieuse ironie cinglante.
Comment avait-il pu refuser de l'entendre ? La chasser de l'audition ! Et cela, uniquement sous le fallacieux prétexte qu'elle s'était laissée distraire lors des observations faites à celles qui la précédaient.
Mais aussi… Pourquoi Sylvie avait-elle eu le stupide besoin de lui conter ses dernières mésaventures sentimentales précisément à ce moment-là !
À cause de quoi, elle n'avait rien suivi de ce qui se passait dans le cercle lumineux. Ni répondu à l'appel de son nom, elle en convenait également. Mais était-ce un crime ? Et si oui, assez important pour lui infliger le plus cruel des châtiments ?
Allons ! Elle devait aussi reconnaître, en toute honnêteté, qu'il l'avait appelée plusieurs fois. Qu'il avait même crié – et très fort – dans une salle où, normalement, résonne le plus petit chuchotement. Elle était surtout la reine des gourdes ! Après avoir sué sang et eau durant des semaines entières, enfin prête pour le rôle de sa vie, comment s'était-elle débrouillée pour ne rien entendre ! Elle se battrait !
Tout compte fait, mieux valait rejoindre ses amis… et si Sylvie pleurait encore, elle lui plongera la tête dans un seau d'eau glacée… le meilleur moyen à sa connaissance pour la débarrasser de ses idées noires.
Au bruit de la poignée qu’elle manœuvra avec fermeté, Louis abandonna prestement son siège et se précipita au devant de la porte tout en s’inclinant très bas…
- Attention ! Les trois coups… Mesdames… Messieurs… "France Belmont" entre en scène…
- Arrête ton cinéma, Louis… tu n’amuses personne.
- Tu crois ? Et nous qui désespérions de te voir ! Fais quelque chose, nous n'arrivons pas à consoler notre bout de chou, qui s'en veut encore d'être la cause de ta distraction.
- Qu'elle se jette dans la Seine !
Paresseusement adossé au dossier d’un profond fauteuil avachi, Victor replia tranquillement les feuillets du journal qu’il parcourait jusque là distraitement, et se tourna vers la jeune femme.
- Encore, faudrait-il, pour cela, que ce fleuve daignât faire un détour par Aix !
- Vic, cesse de te montrer aussi terre à terre… et tu oublies que je peux toujours expédier Sylvie à Paris.
Lovée au creux d’un énorme pouf recouvert de toile jaune soleil, une fragile miniature tout de rose vêtue, leva vers Francie un minois de chat aux yeux constellés de larmes cristallines.
- Je… je sais que… que tout est… de ma faute… chevrota-t-elle... mais… mais nous avons tous droit à l'erreur et…
- Oui… tous les droits que tu veux… et moi j'ai celui de rêver que, en route vers la capitale, tu rencontreras quelqu'un d'assez stupide pour s'encombrer de toi le restant de son existence !
- Je ne suis tout de même pas responsable en plus de l'inhumanité de ce type !
Inhumain, sans doute… mais également le meilleur ! Et pourquoi avoir choisi juste ce jour-là… ce moment précis… pour lui remplir la tête de stupides déconvenues semi-conjugales ?
- En fait, reprit Sylvie, c’est… tu… tu n'avais qu'à mieux écouter !
- Alors que tu te disais prête à t'envoler pour Tombouctou ou je ne sais quelle ville du bout du monde ?
- Tu sais pertinemment que ce n'était qu'une façon de parler !
- Ah bon ? Alors, la prochaine fois, fais-le et *******e-toi de m'envoyer une carte postale !
Sylvie l'agaçait… Seigneur… ce qu'elle l'agaçait ! Mais qu'avait-elle fait au ciel pour l'aimer autant ! Et ce, depuis des années… depuis leur plus tendre enfance. Certainement depuis que, bébés sans mémoire, elles se partageaient biberons et hochets, blotties l'une contre l'autre, dans le même berceau.
Espèce de cœur d'artichaut ! Si encore il s'était agi de "sa" grande histoire d'amour… mais non ! Demain, elle aura tout oublié, se pâmera devant un nouvel Adonis pour finalement verser, un jour ou l'autre, d'autres larmes aussi sincères que celles de cet après-midi. Et ceci alors que, elle, Francie, la pauvre Francie, en sera encore à ruminer une merveilleuse opportunité à jamais perdue.
Mais halte au découragement et place aux rires ! Demain… demain elle verra ! Il était plus que temps de réconforter cette pleureuse, parfaite illustration de celles décrites par Mérimée, tout droit issue des pages de son Colomba !
Un monde absurde… Qui d'autre qu'elle-même, entre ces murs, avait le droit de déverser des ruisseaux de larmes ?
- Fran… je m’en veux tellement ! Que vas-tu faire maintenant ?
- Te renvoyer chez tes parents, tête de linotte ! Louis, il y a du champagne dans le réfrigérateur… la meilleure des potions magiques ! Et n'affichez plus, tous, ces mines de catastrophe… la vie continue ! En outre, ce type est vraiment exécrable ! C’est décidé : lorsque je serai célèbre, riche et adulée, donc capricieuse, mesquine et insupportable, je refuserai de travailler avec lui !
- Ce qui ne risque pas de t'arriver !
- Toi, Vic, tiens ta langue ! Je serai ce que je veux être et rien de moins !
Ils demeurèrent là, toute la soirée, et bien après que Dame Nuit eut étendu ses rideaux d'ombre derrière les fenêtres ouvertes, que les étoiles eurent pris leur aise pour s’ébattre dans un ciel sans nuage… Ils se retirèrent à peine avant que Monsieur Réverbère ne les éteigne, aux pâles clartés annonçant l'éveil de l'aurore.
Si Francie avait eu tout ce temps pour cacher sa peine, si elle en eut très peu pour tremper son oreiller d'amère tristesse, elle savait également qu’il lui en faudra bien plus, infiniment plus, pour retrouver la paix.
Ce à quoi elle s’appliqua dès un réveil tardif qui la trouva fermement déterminée à se remettre à la conquête de ses rêves, à guetter un éventuel rôle, se battre pour décrocher une audition et, surtout ! éviter d’y emmener son amie d'enfance !
Ce fut d’un pied léger qu’elle descendit les étages jusqu’au rez-de-chaussée, qu’elle déboucha dans la ruelle, qu’elle suivit l’habituel itinéraire menant à la bibliothèque. Pour nourrir encore et encore un ordinateur glouton d'informations codifiées. Pour contrôler encore et encore le bon ou le mauvais état de recueils de poèmes, de manuscrits, d'essais, de romans, avant de les ranger, dociles, sur des étagères insipides…
Au lieu de les caresser, de les ouvrir, de s'y plonger corps et âme. De les dévorer, enfin… et se gaver de mots, de contes, de merveilles, s'offrir des orgies de répliques, s'y fondre à s'y confondre et s'évanouir dans mille personnages… les être tous à la fois et vivre mille vies !
Tout ce que ce Brussac, cet individu incapable de patience, dépourvu de la moindre gentillesse, ce monolithe d'indifférence glaciale, n'avait compris… ni même deviné en elle !
Alors que la pluie s'épanouissait autour d'elle en de grosses gouttes lourdes et rondes, elle accéléra le pas ; non parce qu'elle était bien plus en retard que d'habitude, mais surtout comme pour distancer une vague d'amertume qu'elle croyait apaisée et qu'elle retrouvait aussi vivace que la veille…
Elle avançait, tête nue, face levée vers les cieux, invitant les pleurs célestes à noyer son chagrin, à diluer sa peine, à engourdir son cœur brûlant de rage, se drapant dans d'ondoyantes mantilles de perles apaisantes, semblant désirer les absorber toutes à défaut de danser à leur rythme…
Combien elle aimait la pluie ! Et elle ne fut plus que vestale en adoration qui, loin de fuir l'ondée, s'y offrit, les cheveux dégoulinants et avec un sourire à éclairer un ciel d'éclipse !
Ainsi jusqu'aux marches étirées aux pieds des lourds vantaux de bois sombre qui défendaient l'entrée de la bibliothèque : c'était en prison que l'imaginaire était séquestré !
Déçue, une fois encore, devant les salles désertées aux approches de l’été, elle ragea de ne point avoir le moyen ou le pouvoir de rassembler les foules, de les guider à l’intérieur, et d’inciter chacun à se promener au gré des rayonnages, à y découvrir les couvertures offertes à sa curiosité… Elle voudrait attiser, en tous, l’attrait de terres inconnues, leur apprendre à ouvrir leurs yeux et leur cœur, à laisser leurs doigts tourner page après page, faire une halte entre deux chapitres... pour, le temps d’une escale, vivre ou reconstruire l’histoire qui leur était racontée.
Et tous ces mots dont elle s'enivrait ! Elle les voudrait libres, les voir se détacher de ces feuillets qui les paralysaient, sortir d'entre les murs, courir de toutes parts. S’envoler, légers, tels des souffles divins, de porte en fenêtre, de rue en avenue, de ville en village, jusqu’au plus petit hameau, la plus modeste chaumière, jusqu'à envahir les âmes et disperser en elles leur musique, leur offrir le rêve et les emporter dans des voyages immobiles.
Elle eut envie de le crier, de prendre les passants indifférents par la main, de les contraindre à franchir une frontière inutile, de les escorter, leur servir de guide vers des rives lointaines, et les déposer… n’importe où… quelque part… entre chimère et réalité… et les laisser s’y perdre.
Pour enfin les en voir revenir, avec au fond des yeux, ces lueurs que seul saurait y allumer l’espoir.
- Salut, Francie, tu es encore en retard !
- Bonjour, Joan. Je sais, mais il pleut… Et la pluie...
- … chante ? ... c’est connu ! Alors ? Et ton audition ?
- Ratée, perdue, oubliée !
- Ce sera pour la prochaine fois.
- Il y a toujours des prochaines fois ! Bon, j’y vais. On en a reçu beaucoup ?
- Pas mal, tu as du pain sur la planche.
- Des nouveaux ?
- Bien assez… mais ne les lis pas tous en même temps.
- Non, seulement l’un après l’autre. Il est là ?
- Qui ?
- Le chef... Le grand manitou ! J’ai besoin de quelques jours... rien que pour moi !
- Oui, il est là… mais pour tes vacances c’est non !
- C’est toi qui décides maintenant ?
- Hélas, non ! Mais il vient de les refuser à Marie et Betty. Alors, toi !
Elle aurait dû s’y attendre… un tyran, constamment sur son dos ! Il y avait des semaines qu'elle n'avait pas obtenu une seule journée de liberté alors qu’elle n’avait pas même épuisé ses congés de l’année antérieure. Comment pouvait-elle espérer trouver le temps d’étudier et de se préparer au mieux dans de telles conditions ? C’était de l’esclavage... ni plus, ni moins !
- Ce n'est qu'un vampire ! Qui me vole ma vie, pire... qui étouffe mes espérances. J’aurais tellement de choses à faire en dehors de ces murs !
- Hum… hum !... Heu… Fran...
- Pas la peine de grogner ! C’est vrai, je me tue à...
- Mademoiselle Belmont ?
Francie sursauta aux deux mots prononcés d’une voix à la douceur acide et, faisant volte-face, se trouva le nez à hauteur d’une cravate grise. Relevant légèrement la tête, elle fixa fièrement deux yeux aux prunelles de jais tout en posant sur ses lèvres son plus gracieux sourire.
- Oh… Bonjour, Monsieur Benoît !
- Oui, oui… Allons… il est l'heure ! Des cartons attendent… Je sais bien que les livres sont pour vous des amis très dévoués, mais je ne pense pas qu’ils pousseront la bonté jusqu'à trouver leur place sans votre aide.
- Je suis désolée... J'y vais ! Mais avant… je voudrais…
- C’est non ! Pas un seul jour avant décembre… et pour personne !
- Même pour une bonne cause ?
- Pas même pour un Téléthon ! Aucune exception ! Vous connaissez la situation aussi bien que moi : Pas d’augmentation de budget, pas d’augmentation de...
- …de personnel, continua Francie sur un ton monocorde, et tout faire sans aide extérieure... et bla… bla… bla... comme toujours !
Bien que la jeune femme fut autant habituée à rassembler sur sa tête les foudres de M. Benoît qu'à les désamorcer, elle jugea, vu la froideur du ton, qu'il valait mieux, dans l'immédiat, se montrer conciliante !
- O.K ! O.K ! Je n’insisterai pas... mais tant pis pour vous, vous devrez supporter ma mauvaise humeur !
Front dressé et menton dédaigneux, elle se résigna à battre en retraite.
- Ô Maître cruel ! Voyez… j’obéis…
Au froncement de sourcils de son employeur, elle recula prudemment tout en mimant une profonde révérence.
- Sire ! N’est-il point plaisant pour vous que je m’exécute ? Que je rejoigne les froides et sombres oubliettes de votre austère château…
Le voyant ouvrir la bouche, elle amorça une pirouette…
- Pitié… oubliez toute ire… j’y vais… j’y cours… j’y vole… et…
Emportée par son élan, elle bouscula violemment un homme qui se tenait à quelques pas d’eux, et se serait écroulée au sol si ce dernier ne l’avait retenue d’une poigne ferme…
- Aïe ! S'écria-t-elle, confuse, pardon, je… Vous !
Furieuse soudain, elle se dégagea tout à fait, repoussant rageusement les mains secourables…
- Espèce de brute ! Vous ne pouviez pas faire attention ?
- Moi ? Mais… je…
Alors que l’homme la fixait, interloqué, elle sentit la douleur de la veille reprendre possession de son âme.
Pourquoi la poursuivait-il ainsi ? Pourquoi venait-il lui rappeler son étourderie et raviver son déchirement ?
- Vous… l'accusa-t-elle, oui, vous ! Que venez-vous faire ici ? De quel droit…
Elle sursauta sous la voix apaisante de M. Benoît qui s’interposait entre eux.
- Voyons ! Francie ! Tout cela n’est rien… Allez… dépêchez-vous, vos livres vous attendent. Excusez-la, Monsieur Brussac, je suis ravi de vous rencontrer enfin !
Elle en ferma les yeux de rage ! Lui, l’excuser… elle ! Alors qu’elle voudrait le voir rôtir au fin fond de l’Enfer !
Ce fut bien à contre cœur et avec une grimace en guise de sourire – ce monstre serait trop ******* s'il la savait défaite – que Francie les abandonna..
Tandis que Xavier, surpris de son propre intérêt, la regardait s'éloigner, oubliant, bien malgré lui, ce qu'il était venu chercher là, ne comprenant pas le pourquoi de l'âpre scissure dans la chaude tessiture de la voix de la jeune fille, ni le subit reflet de désespoir assombrissant la clarté des yeux pers, ne conservant de ces instants déjà enfuis que la mémoire d'un prénom… "Francie !"…
Dont le royaume se trouvait au sous-sol, où elle descendit, légère, s'y calfeutra… s'y noya avec volupté pour s'y savoir presque hors de portée de tous. Le temps de sortir de leur emballage, d'étiqueter et de classer des amis de papier.
Le temps aussi de ramener le calme en elle.
Elle était certaine que ce sans-cœur de Brussac était venu, exprès, lui ramener toute sa peine… avec sadisme… avec cruauté ; lui renvoyer au visage la même colère que des heures auparavant uniquement pour qu'elle se sente encore plus misérable. Eh bien qu'il s'amuse donc ! Elle, ne lui offrira pas le plaisir de lui montrer à quel point son cœur était lourd de regrets !
Mais c'était trop… bien trop ! Il n'avait pas le droit de lui faire cela ! Que savait-il donc de ce qui vivait en elle pour vouloir tuer ainsi tous ses espoirs ? Et elle… pourquoi réagissait-elle ainsi ?
Elle ne se reconnaissait plus. Il ne s'agissait que d'un rôle après tout…
Oui, rien de plus qu’un rôle mais… Tellement Beau ! Et fort ! … et grand… Bon… en effet ! Et après ? Il y aura d'autres fois, elle n'allait pas se laisser décourager par le premier venu ! Personne ne brisera ses ambitions, elle ne laissera personne lui enlever cela ! Et surtout pas ce monstre insensible !
Quel gâchis ! Comment le hasard avait-il pu doter ce triste individu d’un tel talent ? Jamais un sourire… pas même un soupçon d'humanité dans son regard… Quelle tristesse ! Quel gaspillage ! Comment pouvait-il prétendre se dévouer au théâtre et ne montrer qu'indifférence envers ceux qui venaient à lui, gonflés d'espérance !
Des heures… elle en eut pour des heures, à trier, un peu… à feuilleter, beaucoup… jusqu'à ce que son estomac crie famine, lui rappelant, bien tard, que son heure de pause était passée depuis longtemps.
Et une douleur aussi, au creux des reins… d'être restée si longuement assise, immobile ou presque. Elle avait ce regard noyé de ceux qui viennent de s'éveiller, le geste lent de l'amnésique qui a du mal à se repérer.
Il était pratiquement l'heure de partir, celle de rentrer chez elle… Tout ce temps sans remonter à la surface ! Elle était folle !
C'était cela même : complètement folle !
Et elle oublia tout…
Son amertume ? Envolée.
Sa colère ? Ėteinte.
Ses regrets ? Disparus.
Il ne restait qu'une pile de volumes, à sa droite, mis de côté pour elle seule. Pour les parcourir, y relever des phrases, juste celles qu'elle aimait, celles dont elle se nourrissait, et les savourer en solitaire avant de les lâcher… pour d'autres mains.
Des phrases religieusement notées sur un formulaire d’enregistrement détourné et transformé en sésame pour la porte des rêves.
- Francie ? Appela une voix très loin au-dessus de sa tête. Hou, hou ! C’est l’heure, tu viens ? À force de lambiner ainsi, tu te feras, un jour, enfermer avec tous tes fantômes !
- J’arrive ! Attendez-moi ! Zut ! Où est ma fiche ?
Perdue jusqu’à demain.
Il sera bien assez tôt pour la retrouver !
D'ailleurs… qui d’autre qu’elle pourrait venir se perdre ainsi dans ce labyrinthe du passé ?
De plus, Vic devait l'attendre depuis un bon moment déjà !
Vic… son ami, son double… sans qui elle n'aurait plus de courage… Vic… vers qui elle courut…

classicoofou 04-03-08 03:52 PM

2



- Tu viens avec moi, et sans discussion ! Ce soir, tu laisses tes bouquins sagement clos, et nous allons nous distraire.
- D’accord Vic, pas la peine de me tirer comme cela ! De toute manière, je ne suis pas en état d’assimiler quoi que ce soit.
- Encore Sylvie ?
- Pire ! Si tu savais ! Je suis poursuivie par la poisse.
- Qu’as-tu perdu cette fois-ci ?
- Rien de bien important sinon ma dignité… le pire qui pouvait m’arriver !
Ils étaient beaux, de cette beauté qu'exposent ceux qui portent leur jeunesse comme un étendard aux couleurs fragiles de leurs espérances alors que l'avenir s'ouvre devant eux.
Lui… très grand, longiligne, dégingandé, cheveux mi-longs, en pull noir, jeans et baskets… marchait près d'elle, mains dans les poches. Ses yeux glissèrent sur les boucles de flammes humides qui frôlaient son épaule, et se troublèrent, comme perdus dans un rêve.
- Tu as été obligée de faire une entorse à ta légendaire obstination ?
- Que non ! Enfin pas dans ce sens. Je me suis simplement ridiculisée dès mon arrivée à la bibliothèque. J’en ai eu pour toute la journée à m’en remettre !
- Comme prévu, tu as supplié Monsieur Benoît pour obtenir un congé et ce, en pure perte ? Il fallait pourtant t’y attendre.
- Non, lui, ce qu’il peut faire ou pas me laisse indifférente. C’est l’autre !
- Qui donc ? Un lecteur désabusé, un de ces étudiants qui vont feuilleter un livre sans passion, par simple obligation ?
- Mais non, c’est cet énergumène d’hier ! Une vraie brute ! Je m’attendais à tout sauf à le bousculer dans le hall, et, au lieu de m’excuser, alors que j’étais vraiment la seule responsable, je l’ai carrément agressé. S’il ne me catalogue pas définitivement comme hystérique, j’aurai de la chance.
- Lui ? Encore ! Dis-toi que tu ne fais que le croiser, et qu’il va se perdre dans la foule des anonymes. Pourquoi te mettre dans des états pareils ?
C'était justement cela qui la terrifiait… ce « pourquoi » ! Elle avait de plus en plus de difficulté à maintenir ses repères dans une réalité qui, pour elle, semblait perdre toute stabilité.
Jusqu'à Sylvie et ses sempiternelles histoires de cœur qui l’épuisaient !
Elle perdait le goût du rire, un rien l'agaçait… même son humour, d'ordinaire vif et léger, n'était plus qu'ironie amère au point de donner à la moindre mésaventure des proportions exagérées.
Elle… bouche gourmande, harmonie du regard, du verbe et du geste, pour qui le mouvement se faisait danse… se pendit à son bras, s'y appuya, levant vers lui des yeux où tout se mêlait… et lui détourna les siens.
- C’est à cause d’hier, expliqua-t-il, tu vas surmonter cela comme toi seule sais le faire et tu finiras par décrocher un rôle. Avec une détermination comme la tienne il ne pourra y avoir jamais d’autre issue.
- Tu sais bien que l’entêtement ne suffit pas, qu’ici, le talent est essentiel et je me demande parfois si j’en ai assez.
- Tu as dit talent ? Seulement talent ? Alors, là, j’ai peur ! C’est vrai, tu ne vas pas bien : d’ordinaire, tu n’évoques que le génie !
- Vic ! gronda-t-elle, rieuse.
- Allez, ne te laisse pas démonter par un échec, alors que, justement, tu possèdes le plus fabuleux de tous les talents !
Elle sourit doucementde l'entendre.Il était si facile de l'écouter et de le croire… Du baume sur ses angoisses ! Et son sourire se mua en grimace. Elle n'avait pas tout dit… pas tout confié. Pour la première fois, elle gardait une part secrète. Pour ne pas le peiner… ne pas l'inquiéter ; il ne supporterait pas son découragement. Bien moins encore sa lassitude.
Ils arrivèrent devant un piano-bar. Celui où ils se rendaient à chaque fois. Le repaire de tous ceux qui, comme elle, ne rêvaient que de planches et de lumières… où ils étaient chez eux, récitaient leurs poèmes, chantaient leurs chansons, créaient leur propre théâtre…. Un théâtre dont la scène n'était qu'à eux… à eux seuls… sur laquelle tous avaient du génie.
Et, d'y croire si fort, sans doute en avaient-ils vraiment, chacun à sa manière et du meilleur au moins bon.
Même si, dans le nombre, une grande majorité prendra un jour des chemins menant à des destins ordinaires, sans regret et même avec soulagement. Que beaucoup encore, le feront également, mais avec déchirement, portant longtemps leur déception comme une blessure profonde. Et puis pour ceux qui sauront se *******er d'un ersatz de réussite, il y aura toujours les petites tournées, les pièces plus ou moins médiocres, refusées par d'autres, par les grands. Ils ne connaîtront jamais l'ambiance, la fièvre, l'ivresse des scènes prestigieuses, mais, même ainsi, joueront leurs rôles, cachant leurs souffrances d’espoirs déçus sous des rictus qu’ils voudront sourires.
Et un, peut-être deux, à atteindre leur idéal.
Dans quel groupe se situait-elle en ce moment ? Vers quel horizon se dirigeait sa route ? Le temps s’écoulait, sournoisement, et, pour la première fois, Francie eut peur. Peur de perdre sa vie à courir après une chimère ou de laisser passer, sans le voir, quelque chose d’essentiel.
Elle se tenait, silencieuse, se confondant dans l'ombre. Discrète, presque absente, elle les regardait, l'un après l'autre, cherchant à découvrir ce que chaque front dissimulait. Mais devant leurs rires, leur exubérance, ne se reconnaissant en aucun, elle en ferma les yeux de détresse.
- Ma douce… tu rêves ?
- À peine... Vic, je ne sais pourquoi, mais, en ce moment, je ne me sens pas à ma place. C’est comme si cet endroit, soudain, me devenait étranger. Regarde-les, ils sont légers, superficiels, il semble que rien ne les affecte. Même la vie, pour eux… pour leur plaire… se fait facile.
- Tu te trompes... ce soir, ils s’amusent, c’est tout. Que crois-tu ? Ils ont chacun leur part de désespérance… S'ils rêvent tous de gloire et de reconnaissance, beaucoup restent lucides, et ils sont très peu à y croire vraiment !
- Il ne faut pas ! Ils n’ont pas le droit d’abandonner ! S'enflamma-t-elle. Sinon, à quoi servirait cette passion en nous ? Moi, je sais que, sans elle, je n’existerais pas !
- Oui mais, toi… tu es toi, et eux... ils sont seulement eux.
Voulait-elle tout et tout de suite ? Autant persuadé qu'elle était bien celle entre tous à qui le meilleur était réservé, que conscient que cela ne lui donnait pas le droit de bousculer son destin, Victor savait qu'il devait impérativement parvenir à brider cette impatience qui la poussait à brûler les étapes.
- Chérie, tu dois apprendre l'attente…
- C’est si dur !
- Il le faudra bien pourtant, si tu ne veux rien abîmer, rien gâter…
- Je sais… j’ai tellement de chance de t’avoir pour ami, tu es le seul à si bien me comprendre. Sans toi...
- Cela n'arrivera jamais, je serai toujours là pour toi.
- Tu es le meilleur ami que l’on puisse souhaiter.
- Oui... ton ami, ma douce… toujours...
Il attira une masse de mèches rousses que les lumières enflammèrent sur son épaule, et posa les lèvres sur ce front qu'il vénérait.
Son ami ! Elle déposait entre ses mains toute sa confiance, elle lui offrait sa candeur, lui narrait tous les faits qui émaillaient ses jours, lui dessinaient ses espoirs… mais il savait aussi, tout au fond de lui, qu'il n'en recevra jamais davantage.
Un autre éveillera sa passion, un autre assouvira sa soif de caresses… un autre sera cause de ses craintes, de ses larmes… mais pas lui…
Lui, il était seulement là… et il veillait, espérant seulement pouvoir la protéger de tout…
Lui, s'était promis de ne la confier qu'à celui qu'il saura reconnaître digne de son amour… digne de l'amour de sa Douce… Mais c'était lui aussi qui recevait, comme en cet instant, le meilleur d'elle-même, ce qu'elle n'offrait à personne… des moments uniques que nul ne pourra jamais lui prendre.
- Allez, viens, on bouge ! Je t’ai promis de te distraire, si tu ne danses pas, j’échouerai dans la mission de faire naître un sourire sur la plus jolie bouche que la nature a su créer.
- Pas besoin de me flatter ! Je vais te faire crier grâce, comme à chaque fois. Tu as raison, nous allons leur montrer ce que nous savons faire tous les deux.
Et il fallut peu de temps pour qu'un cercle naisse, pour que des mains battent un rythme et que des yeux se fixent sur deux corps qui étaient musique.
Et un regard… un regard surpris, attiré, intrigué.
Un visage sombre qui s'anima, sur lequel déferlèrent des vagues d'émotion, dont la bouche se crispa quand, à la dernière note, une étreinte jeta Francie et Victor l'un contre l'autre et qu'un même sourire, né de leurs joies jumelles, les éclaira.
Une silhouette, appuyée contre un mur, invisible dans l'ombre…
Ceux d’un homme qui se détourna et s'éloigna lorsque les lèvres de Victor frôlèrent les boucles humides et déposèrent un baiser sur le front de sa partenaire.
Un homme, qui se courba comme sous l'impact brutal d’une charge soudaine lorsque les notes claires d'un rire, du rire de Francie, l'atteignirent par surprise.

classicoofou 04-03-08 04:00 PM

3







- Où est-il ?

- Quoi ? Oh, non ! Fran… Tu as encore perdu un volume !

- C'est le Schiller... je l’avais laissé sur ma table, hier, et pas moyen d’y mettre la main dessus.

- Ah… je sais ! Nous l’avons remis ce matin à ton « incident » d’hier. Il était venu déposer une liste d’ouvrages qu’il voulait compulser et il est passé ce matin très tôt les prendre. Les Brigands de Schiller en faisaient partie.

- Tu n’as rien trouvé entre les pages, Joan ?

- Rien... Encore une de tes notes ? Si c’est cela, il la ramènera avec le livre.

- Ou bien il la jettera dans la corbeille à papiers. Encore une journée qui commence bien !

- Tu n’avais qu’à être à l’heure. Voyons… Francie, ce n’est pas grave ! Tu es bizarre en ce moment. Des problèmes ?

- Non… mais j'aime tellement ces phrases que…

- … que tu les retrouveras ! Allez, file ! Si je mets la main dessus, je t’appelle.

- Oui… oui…

Francie s'éloigna, s'efforçant de reconstituer de mémoire le texte perdu… « Que le poète soit, plus que le peintre, amoureux de son personnage… »

Tête de linotte ! Pourquoi avait-elle laissé traîner ce bout de papier !

« … la sensibilité de celui qui aime, perçoit des nuances qui échappent à tout autre… »

Pouvait-on vraiment aimer à ce point ? Tout deviner sans besoin de mots… sentir l'autre comme un autre soi-même ?

Et elle… pourquoi pas elle ?

Elle voulait… elle voulait aimer ! Elle avait le désir d'aimer…

Et personne à aimer… Personne pour qui elle serait transparente…

Sauf Vic ! Lui la connaissait bien… bien mieux que Sylvie ! Bien mieux que n'importe qui. Entre eux, c'était bien plus que de l'amitié, et il était plus encore qu'un frère… oui, bien davantage qu’un frère, mais aussi seulement cela, ce qui ne lui suffisait pas !

C’était aimer qu’elle voulait ! Elle avait le désir d’aimer. Ce qui, hélas, n'arrivait pas sur commande.

Et elle se pencha sur le premier carton à sa portée.

Victor, quant à lui, au même moment, promenait son ennui en compagnie de Sylvie. Ils s’arrêtèrent tous deux, s’assirent à la terrasse d’un café. Elle lui emplissait les oreilles de son dernier amour, le distrayait du sien, et lui, la réconfortait de son mieux, trouvant ses mots fades et anodins. Il ne parvenait pas à se guérir lui-même, comment pourrait-il la soulager, elle ?

- Si seulement Francie était là ! Geignit Sylvie.

- Pourquoi ? Je ne te suffis pas ? Mes deux oreilles peuvent en entendre encore.

- Avec sa joie de vivre, elle réveille la mienne.

- Pour l’heure... je n’en suis pas certain.

- Penses-tu qu’elle souffre encore à cause de ma maladresse ?

- Non, je crois que c’est plus profond que ça. Vois-tu, elle se laisse aller au découragement et je n’aime pas cela.

- Elle ? Démoralisée ? Non, tu vas voir, ça ne durera pas, elle a toutes les forces.

- Nous le souhaitons tous, mais je sens bien que ce n’est plus le cas.

- Que veux-tu dire par-là ?

- Il y a comme une fêlure en elle, quelque chose qui la mine. Peut-être simplement que les événements ne vont pas assez vite à son goût, et en cela, elle a tort de s’inquiéter.

- C’est à cause de cet énergumène, là... tiens, regarde !

- Où ?

- Là, je te dis, ce type qui vient d’arriver ! C’est lui qui a refusé de la voir sur scène.

- Le petit chauve, tout renfrogné ?

- Mais non, idiot, à la table voisine... le grand brun ! Belle carcasse mais pas de cœur. Si je m’écoutais je lui renverserais mon verre sur le crâne ! Au fond de la salle, comment pouvais-je les distraire ?

- Au fond ?

- Complètement ! Nous nous étions installées le plus loin possible pour ne déranger personne. Dans le coin le plus sombre... tu vois, j’étais en larmes et…

- Alors... alors il ne l’a pas vue !

- Dans l’obscurité ? Non... je ne crois pas, mais en raison de la colère qu’il déversait sur elle, cela vaut mieux ! Si demain une autre audition la remet sur sa route, il ne pourra pas faire un lien entre Francie er celle qui lui a tenu tête.

- À quel point ?

- Quand il a refusé de l’auditionner et qu’il lui a ordonné de quitter les lieux, elle a jeté hors d’elle toute sa peine. Mais je crois que, pour une fois, elle n’a pas choisi la bonne méthode. J’étais pétrifiée !

- Sylvie, tu me fais peur. Jusqu’où est-elle allée ?

- Jusqu’où ? J’en tremble encore ! Elle l’a traité d’individu sans cœur, elle a même émis des doutes sur ses qualités professionnelles, osant souligner son incapacité à sélectionner qui que ce soit compte tenu de sa mesquinerie et de son manque total de chaleur humaine.. Je ne l’avais jamais entendue s’exprimer avec autant de virulence.

- Elle est folle… Et tu n’as rien pu empêcher ? Tu aurais dû au moins la faire taire !

- J’aurais voulu t’y voir ! J’en ai été la première surprise. Notre Francie, toujours rieuse, transformée en plaie ouverte. Finalement, au bout de sa tirade, il y a eu un silence à glacer le sang. Et j’ai cru qu’il en resterait là. Mais tu n’as pas entendu le ton sur lequel il a ajouté, et cela le plus calmement du monde, que sa place n’était pas dans un théâtre, qu’elle y perdait son temps, et le faisait perdre aux autres. Et aussi que, surtout au vu de sa performance, elle ne pourra jamais, mais jamais, espérer autre chose qu’un rôle dans une troupe de troisième catégorie !

- Pauvre chérie ! Je comprends mieux maintenant, elle avait mis toutes ses espérances dans cette audition.

- Il est le premier, tu sais...

- Le premier ?

- À la faire fuir ! Et pleurer... Je ne l’avais jamais vue sangloter comme cela. Bien sûr, quelques pleurs pour un genou écorché ou un caprice d’enfant. Et encore ! Souviens-toi... uniquement pour se faire dorloter et câliner... il y avait déjà la comédienne en elle. Combien de clins d’œil nous avons pu voir à travers ses larmes !

- Alors, elle a pleuré... à cause de lui... par lui !

Vic regarda l’homme... et sursauta, étonné de rencontrer sans les avoir cherchés, les yeux de ce dernier posés sur eux, avec... avec... oui... une nuance de mépris, et aussi... comme un éclat de colère contenue.

- Tu te trompes, bout de chou, il nous reconnaît. Toi, du moins, et j’ai l’impression qu’il est encore en rage après votre prestation devant lui. Allez viens, n’aie pas peur, je suis là pour te protéger.

Vic entoura Sylvie de son bras alors que, à trois pas d’eux, l’homme serrait les lèvres, comme pris de dégoût.

Et aussi, autre chose que Victor n’arriva pas à définir.... une expression mêlée de pitié et de tendresse... avant de se lever, de se détourner, de s’éloigner d’eux...

- C’est lui, n’est-ce pas... ce Brussac dont elle parle sans cesse ?

- Evidemment ! Qui d’autre ? Tout le monde sait qui il est, sauf toi, bien entendu ! Mais j’admets qu’il ne met pas en scène les interventions décrites dans tes bouquins de médecine, trop sanglantes sans doute pour le grand public ! Et son arme à lui, ce n’est pas le bistouri. Tu avais devant toi, Xavier Brussac, un très bon… pardon, « Le meilleur ! » des metteurs en scène… Je m’en veux tellement !

Xavier... Xavier Brussac ! Victor allait enfin pouvoir mettre un visage sur ce nom qui l’obsédait.

Un front haut, des mèches brunes, épaisses, des yeux froids. La bouche aussi, aux lèvres amincies par la colère.

L’homme était imposant, pas seulement par son allure mais surtout par ce qui émanait de lui. Et Victor eut peur, peur pour Francie… de toute cette force dirigée contre sa douce à lui...

Il devinait en cet individu une telle froide dureté que sa trop fragile amie ne pourrait que s’y briser si elle devait l’affronter ou la subir.

Il frissonna. Il saura bien la convaincre d’oublier tous ces mots. Il le faudra bien, sinon, elle risquait de disparaître. En perdant tous ses espoirs, elle se perdra aussi.

- Viens, puce, nous avons une tâche importante à remplir. Tu vas oublier tes problèmes et essayer de me soutenir.

- Toi aussi ? Ce qui la blesse t’atteint avec la même force.

- Je suis son ami, et elle a besoin de moi... de nous... bien plus qu’autrefois. Nous nous devons d’être à la hauteur de la situation. Allez, on se dépêche, elle va s’impatienter.

Victor ne savait encore comment s’y prendre. Aller voir cet homme, tenter de lui obtenir une entrevue ? Ou en tenir Francie éloignée ? Il ne pouvait l’exposer à une nouvelle humiliation. Surtout qu’il n’y avait pas eu une, mais deux altercations... elle lui avait raconté l’avoir agressé le lendemain !

Ce Brussac n’était visiblement pas homme à accepter de l’écouter, jamais ! Sauf pour lui faire payer son attitude ! Il y avait bien trop de sévérité en cet individu. Et de la rage. Même envers lui, alors qu’ils ne s’étaient jamais vus auparavant ! Victor l’avait bien senti, ce n’était pas seulement une impression… Ce type avait manifesté à son égard une animosité féroce. Ce qui était absurde. Complètement dingue !

Ce fut presque courant, l’un tirant l’autre, que Francie les vit arriver, et elle s’élança à leur rencontre, cheveux au vent, jupe folle autour des longues jambes, en un tourbillon joyeux sur lequel les passants se retournaient, ravis et souriants.

À peine essoufflée par sa course, elle s’accrocha à leurs bras, et les enlaça dans une même étreinte.

- J’ai une faim de loup ! Lâcheurs, c’est moi qui travaille et c’est vous que j’attends.

- Je t’offre une glace, si tu es sage et que tu nous pardonnes. Décréta Victor.

- Pour une glace ? Seulement une ? Releva-t-elle d'un ton boudeur. Victor, tu deviens drôlement pingre. Il fut un temps...

- Oublie-le, tu m’as presque ruiné et je n’ai pas envie de recommencer. Une seule, tu es avertie.

- Ça va, Harpagon, cache bien ta bourse, je me rattraperai demain. Le programme est toujours le même ?

- Dès huit heures, lui précisa-t-il. Si tu es prête, nous prendrons la route vers les Baux et si tu ne l’es pas... si tu ne l’es pas... tant pis... nous partirons sans toi !

- J’en tremble d’avance ! Et toi, Sylvie, tu laisseras faire?

- Sans hésiter, répliqua spontanément son amie. Pour une fois que je pourrai l'avoir pour moi toute seule !

Avec un petit pincement au cœur, Francie se surprit à les regarder, tous les deux, et s’étonna de les trouver si bien assortis, de surtout ne s’en apercevoir que si tard. Quel dommage ! Victor, sérieux, parfois même trop et Sylvie, moineau des villes. Ils se compléteraient si bien ! Il saurait la stabiliser, et elle, elle lui donnerait de son insouciance. Et cette petite cruche qui se mettait à rosir, réalisant la portée de ses paroles... bien fait pour elle !

- Je veux dire, pour la balade... se reprit Sylvie... les glaces... Et puis, vous avez bien compris !

- Sûr ! Tout compris ! Et toi, espèce de grand escogriffe, tu peux rire ! Tu verras ! Si vous me laissez ici, vous aurez un temps abominable, j’implorerai les dieux et, comme ils ne peuvent rien me refuser, il neigera sans doute !

- La voilà qui se prend pour une divinité ! Rien de moins que faire obéir le ciel ! Et nous qui voulions lui donner notre force...

- Pourquoi, Vic ?

- Pour tout, ma douce... ou pour toi, tout simplement.

classicoofou 04-03-08 04:02 PM

4







Les Baux-de-Provence. Ils y étaient ! Au bas des remparts, des maisons adossées aux rudes escarpements de calcaire blanc, taillées dans la masse même du roc, dominées par les restes du château perché sur la crête, presque en arc de cercle, ultimes vestiges d’un passé féodal.

Petite Babel contemporaine où déambulait une nuée cosmopolite de touristes discrets et disciplinés. Pas de cris ni d’exubérance, pas de courses ni de bousculades dans les petites ruelles médiévales qui grimpaient à l’assaut de l’éperon rocheux.

À cause de la chaleur… ou alors du recueillement en chacun devant l’évidente fragilité des constructions humaines face aux forces éternelles de la nature ?

Francie ouvrait la marche, décidée à tout revoir, tout réapprendre, tout retrouver de cette termitière créée par la volonté des hommes, heureuse de constater que, depuis sa dernière excursion, il y avait deux ans déjà, rien n’avait vraiment changé sinon quelques boutiques.

Elle bouscula Sylvie qui s’attardait trop, à son avis, devant chaque vitrine, chaque éventaire, allant jusqu'à lui enlever des mains une énorme poterie vernissée.

- Tes parents en font de beaucoup plus belles et puis… tu n’imagines pas transporter cela jusqu’au haut de la tour Sarrazine ! Si tu y tiens vraiment, ce vase attendra bien ton retour.

Elle l’entraîna, la ramena auprès de Victor, les guidant tous deux, au travers des venelles, semblant danser sur les pavés blonds érodés par le temps.

Elle ne leur épargna rien, pas un escalier, pas une ruine, pas une grotte, pas une des chimères sculptées par l’érosion, les tirant sans trêve ni faiblesse après elle, et ainsi jusqu’au sommet de la Tour Paravelle. D’où ils s’offrirent tous trois au ciel, vibrant à la chanson du Mistral, lui confiant l’écho de leur bonheur, pour qu’il l’emporte au bout de sa course, bien au-delà de ces terres assoiffées, du Val d’Enfer, des pointes des Grands Calans, jusqu’aux franges de la Méditerranée, et qu’il le disperse enfin dans l’espace,

Ils riaient, heureux, sur fond de toile provençale, alors que, enflammant le village, le soleil, au diapason de leur allégresse, les nimbait d’or pur et de cuivre rutilant.

Ils avaient retenu leurs chambres pour la nuit, et prévu, après le repas, une promenade nocturne, jusqu'à la Cathédrale d’images.

Un Son et Lumière dans les anciennes Carrières des Grands Fonds : une féerie à ne pas manquer, de quoi réconcilier l’homme avec la nature.

Là, où durant des siècles, l’humain avait fouillé, creusé, pillé, dans ce qu’il avait laissé derrière lui, ces blessures dantesques, ce cœur arraché à l’éperon rocheux… dans les immenses salles sans poutres ni linteaux d’une gigantesque cathédrale souterraine à l’idéale résonance, sur les hautes, lisses et virginales parois, le son et les couleurs, images et notes de musique, s’unissaient pour naître rêves, devenir fascination.

Demain, ils fileront vers ailleurs, ne rentreront sur Aix que par de longs détours. Et Victor proposait d’aller au festival d’Avignon alors que Sylvie prêchait pour le Théâtre Antique d’Orange.

- Encore ! Releva Victor.

- Je ne l’ai jamais visité !

- Arrête avec tes caprices ! Tu étais avec nous aux dernières Chorégies, alors, tu connais.

- Mais c’était la nuit, et pour un spectacle…plaida Sylvie. Ce n’est pas pareil qu’en plein jour. J’aimerais pouvoir m’y promener, au calme.

Pris par leur presque querelle, ils avançaient tous deux, et Francie resta en arrière, accoudée à un semblant de créneau, pierre usée, rongée par les vents. Distraite et perdue au-dessus des toits de tuiles grises et ocres, elle se tourna vers ses compagnons, les regarda s’éloigner, l’une, gesticulante et l’autre, rieur.

Cher Victor, combien rire lui allait bien !

Elle les observa pendant qu’ils quittaient le périmètre du château, qu’ils amorçaient la descente vers le centre du village. Et elle frissonna de les voir si loin déjà... comme oubliée d’eux... et au fond heureuse de l’être.

Par besoin de se retrouver enfin seule, de se reconstruire en dehors des autres. Elle était un peu à l’image de ce qui l’entourait. Harcelée par des emballements et des déceptions, par des vagues de questions, comme ces roches par le soleil, la fuite du temps, par le vent et la pluie, qui souvent s’unissaient avec violence pour s’acharner sur elles.

Un soupçon de bon sens ! Elle ne faisait que passer... elle n’était que de passage. À elle de trier ce qui s’offrait, ne garder que le bon, rejeter tout le reste.

Elle reprit sa route, avant de les perdre de vue. Elle relevait le bras, agitant la main, prête à crier leurs noms lorsque sa voix se brisa sur une exclamation déchirante alors que toute la douleur du monde s’inscrivait sur son visage.

Même ici, au moment de rassembler ses forces, de recouvrer son courage... un groupe d’individus s’interposait entre ses amis et elle...et un homme, parmi eux, qui, riant, leva la tête dans sa direction, qui hésita, arrêta son mouvement, et dont le regard, suivant le sien, se figea soudain sur deux silhouettes au bout de la ruelle.

Et elle s’élança… courant pour se mettre à l’abri... pour rejoindre Victor... pour s’accrocher à son bras... pour retrouver une sécurité. Et c’est toujours courant qu’elle passa devant ces inconnus, fermant presque les yeux, avant de s’étaler dans un cri de tout son long.

Elle demeura ainsi, immobile, sonnée, inconsciente de tout ce qui n’était pas sa honte.

Ce fut ce cri qui ramena Xavier à la réalité, un cri de désespoir, bien plus que de douleur qui le bouleversa, qui le précipita auprès de Francie.

Pour la soulever, la poser et la maintenir contre lui, ses bras, ses mains réapprirent la douceur, celle qui, seule, pourrait dissiper une peur d’enfant. Ses doigts se firent légers pour dégager le front des mèches poisseuses et rougies révélant une courte entaille d’où quelques gouttes de sang suintaient et glissaient jusqu'à souiller la peau fragile de la tempe. Il s’inquiéta des paupières closes, contenant avec peine le désir de la serrer davantage, de la bercer, de l’emporter très loin.

- Ouvrez les yeux, regardez-moi. Ça va ?

Une étrange colère le gagna devant la détresse qu’il lut dans les pupilles qui se levèrent vers lui. Contre cet homme, plus loin, contre tous... contre lui surtout... pour ne pas avoir pu lui éviter cette chute, ne pas avoir su la prévenir.

- Pouvez-vous vous lever ?

Fran ne put qu’acquiescer de la tête, et ne fut plus que gratitude pour la voix de Victor, qui l’appelait… pour Victor qui s’accroupissait enfin près d’elle.

- Ma douce, tu n’as rien ? Et nous qui étions loin ! Je vous remercie, Monsieur, nous nous occupons de notre amie maintenant. Merci vraiment.

Vic s’interposa entre eux, aida son amie à se redresser tout à fait, l’appuya contre lui, la soutenant d’un bras passé autour d’elle... et il la guida plus loin... l’éloignant de Xavier, mortifié et inquiet... Bien trop pour accepter de les voir partir aussi vite.

- Attendez ! Il faut la soigner... vous ne devez pas la laisser ainsi. Si vous le permettiez, je serais heureux de vous accompagner.

- Ne vous tracassez pas, je suis médecin... ce ne sera rien... pas besoin de points de suture, seulement désinfecter la plaie... et une jolie bosse en prime ! Ça va mieux, Fran ?

- Ça ira, ça va, juste une chute, pas grand-chose. Viens, Victor, s’il te plaît, emmène-moi, je t’en prie, allons-nous-en. Je suis désolée Monsieur, vraiment désolée, pour tout.

- Désolée ? Mais de quoi ? Ce n’est rien... rien du tout. J’aurais voulu faire...

Mais Victor déjà lui tendait des doigts à serrer.

- Vous avez fait beaucoup, déjà... l’essentiel... Viens, ma douce, au revoir Monsieur et merci encore.

Il l’emporta, à l’abri, se maudissant, ainsi que Sylvie, de l’avoir laissée seule aussi longtemps.

- Tu as mal ? Ça ne saigne plus, tu vois ! Ma chérie, je suis navré. Sylvie n’a rien vu, elle marchande un sac et je ne te savais pas si loin de nous.

- Ce n’est pas de votre faute, je suis seule coupable. Et puis, ce qui m’a surtout fait mal, c’est de revivre encore ce gâchis !

- Il a été gentil avec toi, cette fois... et vraiment inquiet.

- Je le sais, et il s’est montré très doux... Je ne suis qu’une idiote, tout est de ma faute, je n’ai pas à lui en vouloir. Il a dit la vérité et je dois l’accepter.

- Ne cours pas d’un extrême à un autre. Des propos énoncés sous l’influence de la colère n’expriment pas forcément une réalité. Allez, viens, il faut nettoyer cette égratignure. Si tu le souhaites, nous rentrerons dès que tu te sentiras en état de prendre la route.

- Non, je ne veux pas fuir encore. C’est fini ! Je vais m’allonger un moment… et me reposer. Après une aspirine et un peu de calme, je serai en état de vous accompagner ce soir.

- C’est très bien... Tiens... là, une pharmacie. Viens, nous allons soigner ton front, et ensuite, je te ramènerai à l’hôtel.

- Et Sylvie ?

- Pour une fois, elle saura bien se débrouiller toute seule, et puis l’endroit n’est pas assez grand pour qu’elle y disparaisse.

- Tu es méchant !

Xavier demeura longtemps à les regarder s’éloigner, corps contre corps, maîtrisant avec peine la colère qui le gagnait tout entier.

Il avait eu mal pour le chagrin qu’il avait lu dans les yeux levés vers lui, il en avait ressenti toute la détresse. Cet homme ! Qui osait l’appeler « sa douce », « chérie »... alors qu’il n’hésitait pas à s’afficher partout avec une autre !

Et, malgré cela, c’était avec lui qu’elle avait souhaité partir, c’était de cet homme, et de lui seulement, qu’elle avait accepté l’aide. Lui qu’elle avait suivi, s’accrochant à son bras comme à la vie même.

Le poids sur ses épaules se fit plus lourd. Il revint auprès de ses amis, mais le cœur n’était plus à la joie. Depuis ce jour à la bibliothèque...

La bibliothèque ?… Qu’avait donc dit le bibliothécaire ? … « Les livres vous attendent » !

Quel idiot il faisait ! Cela n’avait en rien été une invitation à les emmener avec elle mais bien un rappel à l’ordre !

Elle s’était trouvée là-bas parce qu’elle y travaillait ! C’était évident et lui… lui, il n’avait rien compris.

Et dire que depuis, triple buse, il la cherchait dans toute la ville ! Désormais, il savait : Il savait où elle se cachait ! Et il laissa son bonheur éclater dans un grand rire clair.

- En route, ce soir... ce soir la vie est à nous !

- C’est bien de toi, Xavier, une belle inconnue qui tombe à tes genoux et te voilà déjà en quête de la prochaine romance.

- Une inconnue ? Non, Monique, je sais qui elle est, je sais où la joindre, et il n’est pas question de romance... du moins pas du genre de celle à laquelle tu penses. Pas avec elle. On y va ?

Ce lui fut une heureuse surprise que de les retrouver dans la salle du restaurant où ils pénétrèrent, un groupe suivant l’autre de peu… où chacun s’installa à une table... Repas au cours duquel Xavier se débrouilla pour être assis dans une certaine direction... vers Francie... et ses yeux étaient à la fête.

Chaque geste, chaque sourire, il le cueillait au passage. Il oubliait de répondre quand l’un de ses compagnons s’adressait à lui, n’entendait rien sinon un rire... son rire à elle, et il ne fut plus que regards...

Au point de se lever presque, lorsque, après avoir achevé leur dîner, à quelques mètres de lui, le trio déserta les lieux... comme un idiot, prêt à les suivre.

Et quand, à leur tour, ses compagnons se dressèrent enfin, il pressa l’allure, les incita à se hâter, car, là, devant eux, une silhouette claire se dessinait dans la douce clarté de la lune.

Il captait son parfum qu’il portait encore sur lui... dans l’ombre des ruelles, il la suivait, il la respirait... il absorbait l’air où flottait sa voix.

Tout au long d’un Son et Lumière dont il ne retiendra rien, sinon des reflets sur une chevelure flamboyante et le joyeux ravissement qui émanait d’elle.

Il s’accrocha à ses pas, s’adossa à la même paroi, avança au même rythme qu’elle, redoutant de la perdre dans la pénombre et les lueurs mouvantes des galeries, et sa main poursuivit la sienne, sur les pierres froides, souhaitant la frôler parfois... sans l'oser.

Il la devinait résister au désir de s’élancer aux vagues musicales qui résonnaient sous les voûtes. Il sourit à une ombre gracile qui s’anima et dansa sur les projections immobiles des murs. Brûlant de la rejoindre, il invita la sienne à y dériver aussi, l’amenant jusqu’à elle, s’unissant à elle, mêlant leurs réalités, et heureux de devenir ainsi, tous deux, éléments vivants du spectacle.

Mais il eut mal quand, par deux fois, Fran appuya son front contre l’épaule masculine.

Et si, lorsque le regard de Victor rencontrait celui, ébloui, qu’elle posait sur tout, Xavier enviait ce dernier d’y lire ce que, lui, ne pouvait qu’imaginer.

Il fut surpris, aussi, de déchiffrer sur le visage de cet homme, quand elle ne le regardait pas, la même souffrance qu’il endurait lui-même.

Et Victor, qui se tourna, cherchant Sylvie, croisa les yeux de Xavier. Et chacun comprit... pareillement étonné.

Pour le premier, peut être la fin d’un rêve. Pour le second, la porte ouverte à toutes les espérances.

Xavier en fut immédiatement certain : dans ces trois-là, devant lui, il n’y en avait qu’un qui aimait et qui n’espérait plus rien... et ce n’était pas elle.

La tristesse qu’il avait cru percevoir plus tôt ? Seulement la douleur d’une chute. Et il regretta de ne pas avoir su insister davantage pour les accompagner.

Quant à l’agacement ressenti à la bibliothèque, il n’était également dû qu’à une maladresse… et à rien de plus grave !

Et pendant que Xavier se livrait à d’inespérées certitudes, Victor, lui, l’observait. Il savait, pour trop bien connaître Francie, pour l’aimer autant lui-même, que quiconque pouvait le faire aussi. Qu’étant son univers, elle pouvait être celui d’un autre. Que beaucoup, s’ils l’approchaient de très près, ne pourraient plus s’en éloigner.

Et son regard se fit dur, telle une mise en garde à qui voudrait la blesser, indiquant par cela qu’il était là, qu’il veillait sur elle.

Et il l’entoura d’un bras sur lequel elle vint poser la tête, créant ainsi un rempart qui la tenait à distance.

Et Xavier, d’un sourire, le rassura.

classicoofou 04-03-08 04:04 PM

5





Ils étaient partis sur Avignon au matin, et après avoir un peu chiné dans la vieille ville, ils offrirent Orange à Sylvie, en extase devant le Mur d’Auguste, au Théâtre Antique.

Et là, pour rire, comme par jeu, la voix de Fran s’éleva, donnant libre cours à tous les mots qu’elle portait en elle.

Elle fut Juliette à son balcon promettant un amour éternel à Roméo... et Cléopâtre offrant sa gorge à la langue acérée d’un aspic... elle palpita en Desdémone ! Elle offrit tout Shakespeare comme on respire et comme on meurt, pour renaître autrement et s’ébattre un instant avec Molière... puis passa à Marivaux, avant de faire revivre les poèmes de Verlaine et de Rimbaud... et elle s’écroula dans le cri d’agonie de la Dame aux Camélias.

Haletante, elle demeura ainsi, prostrée, quelques secondes, puis, se dressa soudain, secouant sa crinière flamboyante. Regard, corps vibrants, elle joua son rôle de Mégère... jusqu'à s’en vider le cœur... jusqu'à s’en libérer... et se tut enfin... épuisée... avant de saluer le petit groupe qui s’était formé autour d’eux et sauter au bas de la scène avec un sourire et sous des applaudissements.

Mais tout en haut, à demi dissimulé, immobile et silencieux, Xavier, tétanisé par un spectacle inattendu, se souvenait, et comprenait !

Dès les premières heures du jour, il avait guetté leur départ, il les avait suivis au travers d’un dédale de ruelles jusqu’au cœur du vieil Avignon, les talonnant de très près, ne se laissant distancer parfois que par crainte d’être reconnu. De si près qu’il en avait surpris leur prochaine destination. Et il avait décidé de les y précéder.

Assis sur l’un des gradins du demi-cercle de pierre, il les avait attendus, feuilletant Les Brigands et, distrait par sa lecture, ne les avait pas vus arriver.

Les premiers mots de Juliette lui firent lever les yeux, un peu désorienté, ne s’attendant pas à voir interpréter devant lui un personnage de Shakespeare, et moins encore avec une telle vibrante intensité, avec une aussi exacte et émouvante justesse.

Ni à recevoir les suivants aussi violemment, à le laisser sans souffle.

Et bien moins encore à frémir aux mêmes accents de colère et de désespoir qui le hantaient depuis quelques jours, ravivant ses remords d’avoir cédé à un accès de fureur dont il n’était pas coutumier.

Francie ? Pour France. Cette France Belmont qui avait réussi à le mettre hors de lui ? Il ne pouvait se tromper à ce point ! Et pourtant... Fallait-il vraiment que ce fût elle ?

Elle lui devait ces lueurs de détresse dans le regard. À chacune de leurs rencontres, il en était la cause, et il était coupable, de n’avoir rien vu, rien deviné dans une voix jaillissant de l’ombre, lui portant mille émotions, une voix qu’il reconnaissait maintenant....

Tout à sa rage, ce jour-là, il n’avait rien perçu et, furieux, il l’avait renvoyée très loin, et plus encore, dans l’obscurité. Alors qu’elle renfermait l’âme même de ce qu’il adorait ! Il avait rejeté ce qu’elle venait offrir, à lui, à tous.

La découvrant ainsi, il sut… il sentit que cette flamme qui brûlait en elle, qui la consumait, la détruira également si elle ne la laissait jaillir librement... Il savait qu’il ne pourra en être autrement…Elle ne vivra jamais pleinement sans cela.

Comment avait-il pu être aussi aveugle ! Là, devant lui, elle était bien davantage qu’une comédienne. Elle n’interprétait pas un rôle, ne récitait pas un texte… Elle savourait chaque mot, façonnait, ciselait chaque phrase jusqu’à la perfection avant de les laisser jaillir d’elle.

Jusque dans ses mouvements, dans ses attitudes, ses élans, ses retenues… une idéale gestuelle… celle d’une amante… d’une amoureuse du verbe qui s'ébat avec lui, se laisse porter et, soudain le contourne, le reprend, le… domine.

« Dans une troupe de troisième catégorie ». Comment avait-il osé lui jeter une telle cruauté au visage !

Et, se haïssant pour cela, il se redressa lentement, s’éloigna de quelques pas… revint en arrière ramasser un livre presque oublié… D’autres mots qui le ramenaient encore vers elle !

classicoofou 04-03-08 04:06 PM

6





- On arrête ! Suzanne, tu n’y es pas !

Xavier se redressa brusquement entre deux rangées de fauteuils alors qu’un murmure consterné s’élevait autour de lui. Cheveux en bataille et doigts crispés sur l’étoffe pourpre, tendu vers le plateau à demi éclairé, il inspira et expira profondément et longuement, dans le vain espoir de recouvrer son calme, alors qu’une jeune femme s’avançait jusqu’au bord de la fosse.

- Je ne comprends pas où tu veux en venir, Xavier. Voilà deux heures que…

- Et nous y passerons la nuit s’il le faut !

Autour de lui, le bourdonnement s’intensifia, et il secoua la tête comme pour s’en extraire. Prenant assise sur le haut des dossiers devant lui, il bascula le torse tout en passant lestement ses jambes au-dessus des sièges, et d’un coup de reins se propulsa dans la travée voisine, avançant ainsi d’un rang.

- N’oublie pas que tu te bats contre un homme...

- Je le sais !

- … à qui tu ne veux pas céder, en rien… tu refuses toute soumission à…

- Nous en avons déjà parlé…

- Pas suffisamment, de toute évidence ! Tu ne traduis en cet instant que le rejet de cet homme… Tu oublies que cet homme, tu l’aimes… oui… Tu l’aimes et tu repousses cet amour…

Il ferma les yeux sur une image d’hier, sur un visage, des mains, un corps, une voix traduisant cette scène exactement comme il la ressentait, comme il la rêvait exprimée.

- …écoute-moi… cet amour, tu l’espères et tu le redoutes…c’est en cela que ta bataille est double… tu te bats aussi contre toi-même … C’est cela que tu dois ressentir et cela que tu dois… Un peu de retenue, s’il vous plaît, hurla-t-il subitement en jetant autour de lui un regard furieux. Que cela vous convienne ou pas, je vous rappelle que vous vous trouvez ici pour travailler !

Un silence pesant s’instaura aussitôt, alors que lui-même surpris et choqué par la virulence de sa protestation, s’en trouva démonté.

- Xavier, murmura Suzanne…

- Non ! ça suffit ! Un quart d’heure de pause. Si on me cherche, je serai dans mon bureau.

Il amorça un demi-tour et se heurta à une sautillante brunette au nez retroussé.

- Ah, Monique ! C’est maintenant que tu arrives ? Encore un peu et nous finissions sans toi ! Tiens… tu vois tout ça ?

La prenant par le coude, il l’orienta vers un tas de livres posés à même le sol.

- Il faudrait les ramener à la bibliothèque. Merci de t’en charger.

Et il les abandonna, eux, abasourdis, et lui irrité contre tous, contre lui-même. Ils ne progressaient et il en était seul responsable.

À peine eut-il disparu dans les coulisses que Suzanne se laissa tomber dans le premier fauteuil venu.

- Ouf ! Monique, je n’en peux plus, c’est un vrai tyran !

- Il n’est pas dans son état normal. As-tu vu comment il s’est comporté avec moi ! C’est bien la première fois qu’il me parle sur ce ton !

- Il doit avoir des problèmes.

La jeune femme secoua la tête. Des problèmes ? Xavier ? Pas plus que d’habitude. Du moins sur le plan professionnel ! Elle en serait la première informée.

Ou bien d’ordre sentimental ? Pas lui ! Qui savait mieux que quiconque résister aux chants des sirènes... une véritable anguille, habile à se glisser au travers des mailles du filet le mieux tendu.

Mais d’où pouvait lui venir cette humeur exécrable qu’ils subissaient depuis leur retour des Baux ?

Écoutant distraitement les plaintes de Suzanne, elle tentait de définir à quel moment précis l’humeur de Xavier avait changé. Et c’était bien depuis ce dimanche-là…

Au matin duquel il avait filé à l’anglaise. Pour ne reparaître qu’en fin d’après-midi, déjà avec cette mine et s’excusant de les avoir négligés. Navré, il l’était, sans aucun doute ! Mais, et de cela Monique en était convaincue, surtout d’avoir été obligé de les retrouver du fait que son véhicule était leur seul moyen de regagner Aix. S’ils avaient pu se débrouiller autrement, il les aurait abandonnés sur cet escarpement sans le moindre remords.

- Il est infect avec nous, à croire que rien ne peut le satisfaire. Il ne profère jamais un encouragement, ni même un mot gentil.

Monique acquiesça d’un hochement de tête.

C’était justement cela qui inquiétait la jeune assistante. Bien que extrêmement exigeant, avec lui aussi bien qu’avec tous, Xavier restait humain, très respectueux envers les autres, à leur écoute, toujours prêt pour les aider.

Pour preuve, cette tâche qu’il lui avait confiée dès le lundi, avant même de la saluer : chercher parmi les coordonnées des candidates de la dernière audition celles d’une certaine France Belmont et les lui remettre. Ensuite taper plusieurs exemplaires d’une lettre de recommandation qu’il avait pris la peine de rédiger lui-même, et les transmettre de toute urgence à certaines de ses relations professionnelles… et pas les moins importantes. Tout cela déjà avec cette irritation contenue !

Et si cette humeur dont ils pâtissaient depuis cette escapade était due à cette inconnue ? Pas évident… si son intérêt pour elle était assez important pour le réduire à un pareil état, il avait encore la possibilité d’ajouter son nom dans la distribution. Non, elle ne devait voir dans cette démarche qu’un de ces coups de pouce à une connaissance dont il était coutumier. Il y avait autre chose !

La jeune femme sursauta à la voix de Suzanne tout contre son oreille.

- Oups ! le voilà qui revient et pas plus gai qu’avant ! Vaut mieux que j’y retourne, je crois.

- Et moi, je file rendre ces bouquins, ce qui ne m’enchante pas plus que cela mais me mettra un temps à l’abri. Bon courage !

Se souhaitant invisible au regard glacial qui glissait de l’un à l’autre, elle rassembla le plus discrètement possible les volumes éparpillés à ses pieds, et fronça du nez à la voix dure et autoritaire.

- Tout le monde en place ! Nous avons un calendrier à respecter et… et… je suis sincèrement navré de ce que je vous fais endurer à tous. Sachez que j’en suis conscient et le premier à le regretter. On y va.

Ce fut le plus silencieusement du monde que Monique s’esquiva par la porte donnant sur les coulisses. Elle n’en revenait pas : L’ogre Brussac qui, presque, leur demandait pardon ! Tout n’était pas perdu au royaume de l’impossible !

Dans un élan de soudaine gaîté, elle accéléra l’allure tout en calant au mieux la pile de livres sous un bras et soupira d’agacement au feuillet qui s’échappa des pages de l’un d’eux et voleta gracieusement jusqu’au sol.

Maugréant entre ses dents, elle se hâta de le ramasser et alla le déposer sur le proche bureau de leur tortionnaire.

Encore des annotations ! N’en avait-il pas suffisamment ! Ses tiroirs en débordaient et c’était toujours elle qui devait les classer. Pourquoi ne les apprenait-il pas par cœur ? Elles prendraient moins de place et pour elle un travail de moins.

« Le jour où il m’annoncera qu’il a engagé quelqu’un pour m’aider, je ferai un pèlerinage à la Vierge de la Garde. À pied ! » se promit-elle, et, pour s’entraîner sans doute, se mit en route pour la bibliothèque.

Où Francie se partageait au mieux entre toutes les tâches qu’elle devait remplir. L’accueil des abonnés, la recherche d’ouvrages, les conseils aux hésitants… et cela sous le regard inquiet de Joan.

Auprès de Fran, elles étaient trois à se démener pour partager un même amour des livres.

Dans ces lieux où ne devrait régner que le silence et le recueillement, il y avait, autrefois, dans l’air, un peu d’espièglerie… un rien… sinon l’écho d’un rire qui montait du sous-sol, à peine étouffé par les murs épais.

Au son duquel toutes trois échangeaient des regards complices, averties ainsi qu’elles auraient bientôt un bon roman à savourer. Nul mieux que Francie pour repérer la perle rare, l’ami d’un moment... celui qui saurait les faire rire… et pleurer aussi.

Mais cette Francie-là avait disparu, était devenue une autre qui s’absorbait dans une routine la plus monotone possible, ne se laissait plus distraire, n’arrivait plus en retard.

Le sourire bien que toujours présent était moins éclatant. Les yeux, au regard toujours direct, étaient moins lumineux. Les gestes étaient plus lents, aussi, comme englués de lassitude. Ceux d’une Francie qui ne parlait plus de contes ni de légendes, et qui, pire que tout, semblait ne plus savoir rêver !

Plus de château, de roi, de donjon… plus d’oubliettes… plus rien qu’une bibliothèque.

Sur le seuil de laquelle Monique hésita quelques secondes, le temps de laisser ses yeux s’habituer à une fraîche pénombre après l’éblouissante chaleur de l’extérieur et sourit à Joan qui s’avançait vers elle.

- Juste à temps pour m’aider ! Ce que les mots sont lourds dès qu’ils sont fixés sur du papier ! Tenez, tout ceci est à vous ! C’est le lot que Monsieur Brussac a emporté.

- Merci, je vais mettre sa fiche à jour. Oh, Les Brigands ! Les voilà enfin !

- Un problème ?

- Non ! Pas du tout… excusez-moi ! Mais c’est mon amie qui va être *******e ! - expliqua Joan tout en feuilletant le recueil de poèmes - Elle y avait égaré une de ses notes, et…

- Une note ? Dans ce livre ? Je sais… Ne cherchez plus, elle n’y est pas… Je suis désolée, j’ai cru que… c’est bête ! Je l’ai laissée au bureau et j’espère l’y retrouver ! J’y vais et si elle y est toujours, je vous la ferai parvenir dès que possible ! À bientôt.

- Merci beaucoup pour Francie. C’est important pour elle.

- Francie ? Répéta Monique, tous les sens en alerte. Drôle de prénom… Qui est-ce ?

- Là, vous voyez, cette jeune fille avec les deux enfants. Elle se prénomme en réalité France mais trouve cela trop sérieux.

Sauf erreur, Monique avait devant elle la jeune femme des Baux, celle pour laquelle Xavier s’était tant inquiété… Et ce prénom ? Celui que mentionnaient toutes les lettres envoyées tantôt… Une autre France ou bien… et s’il n’y en avait qu’une seule et que…

- Depuis quelque temps, elle n’est plus la même, poursuivait Joan. J’espère que retrouver ces vers lui rendra le sourire.

Alors que Joan clôturait ses explications par ces quelques mots, Monique écoutait sans en perdre un seul !

Prenant très vite congé, elle quitta les lieux avec dans la tête les pièces d’un puzzle qu’elle s’appliqua à assembler, pratiquement certaine d’avoir trouvé l’explication de l’étrange attitude de Xavier.

N’étaient-ils point deux à avoir un comportement inhabituel ? Et cela en même temps ? Ces deux-là ne se connaissaient-ils pas ? Pour qui d’autre Xavier avait-il jamais manifesté autant d’intérêt ?

Monique en claqua la langue de dépit : comment avait-elle pu ne rien remarquer… ne rien sentir ?

Cela aurait dû lui sauter aux yeux simplement en le voyant rechercher frénétiquement sur une liste un nom qu’il avait barré avec rage quelques jours auparavant. Oui mais s’il en était déjà amoureux… pourquoi s’était-il emporté aussi violemment après elle ? Une querelle ?

Et aux Baux… comment avait-elle pu être aussi aveugle ? Et si mal interpréter les fermes dénégations de Xavier devant leurs taquineries à propos d’un possible flirt ?

Lui supposer un banal flirt… Quels idiots !

Elle avait assurément posé les yeux sur la cause de tous leurs maux. Restait à attendre la suite... et s’en régaler à l’avance !

Une envie de rire monta en elle… Xavier amoureux ! Voilà qui promettait…

Lui qui disait ne pas comprendre, et, de ce fait, bien moins admettre qu’un homme puisse perdre toute raison au nom de l’amour ! C’était à son tour d’être à la fête !

Ce qui n’était somme toute que justice !

Et si cette France Belmont, cette ravissante Francie… était attirée aussi par leur Xavier… elle ne devrait pas afficher longtemps une aussi triste mine !

Et pendant que Monique faisait et défaisait allègrement des plans sur sa destinée, Francie écoutait d’une oreille distraite les affirmations d’une joyeuse Joan.

- Tu te souviens de cette fiche égarée ?

- Tu l’as ?

- Non pas encore, mais je sais où elle est.

- Moi aussi… dans l’un des recueils confiés à Xavier Brussac et certainement au panier s’il y est tombé dessus !

- Mais non… sa secrétaire devrait nous la rendre et…

- Ah ? Ce n’était pas la peine de la déranger mais… Bon… je dois y aller… à tout à l’heure.

Sans un sourire ni le plus petit signe d’intérêt réel.

Personne, au désespoir de Victor et de Sylvie, ne semblait parvenir à briser la carapace dont elle s’entourait, jour après jour, ni à réduire l’isolement dans lequel elle s’enfermait.

Elle ne les accompagnait plus, obstinée à rejeter la moindre distraction.

Plus inquiétant encore, Francie demeurait absente, même avec eux

classicoofou 04-03-08 04:07 PM

[LEFT]7





Victor patientait sous un ciel couleur de plomb d’où suintait une pluie grise, fine et pénétrante.
Francie, sa douce... Il la regarda sortir, attentif à son humeur qui se dénonçait, aujourd’hui encore, en accord avec le temps. Il l’observa alors qu’elle avançait sans hâte, regard éteint.
Les courses étaient oubliées. Et le geste, mille fois répété, de se pendre à son bras avec tendresse, cette étreinte joyeuse n’était plus, désormais, que presque indifférent automatisme.
Se penchant vers elle, il effleura de ses lèvres le front humide.
- Il pleut encore, Fran !
- Et j’ai froid. Cette fois, l’automne est vraiment là.
- Tu n’aimes plus la pluie ?
- Pas en ce moment… elle me ressemble trop.
- Te ressembler ?
- Oui… elle est aussi triste que moi je crois…
- On va s’arrêter quelque part et en discuter autour d’un verre, tu veux bien ? Je suis toujours là, ma Douce, et tu ne me parles plus.
- Je préfère rentrer, mais tu peux rester avec moi, tu sais. Nous nous ferons du chocolat chaud, je sais que tu aimes. Je n’ai plus trop envie de voir du monde.
- Je le vois bien… tu t’isoles, tu nous abandonnes des jours entiers… Je ne comprends plus. Je ne pensais pas qu’un échec pouvait…
- C’est autre chose, Vic… pas seulement cette audition… j’ai… j’ai comme un vide immense en moi… un vide que je ne sais comment combler. T’en parler ? T’expliquer ? Comment le
pourrais-je alors que je n’en sais moi-même ni le pourquoi ni le comment ? [/LEFT
- E
t nous ? Nous ne comptons plus ?
-
vous ! Vous ! Si je vous perdais, il ne me resterait plus rien. Mais cela passera. Je suis certaine que tout va passer.
Nous ! Ce mot qui pour Victor représentait « elle et lui », ensemble, toujours, pour elle n’évoquait uniquement que « Sylvie et lui ». Mais pas eux, pas « Francie et Victor »… pour elle, tous deux ne formeront jamais « nous ».
Ils arrivèrent, gravirent les trois étages et trouvèrent Sylvie dans l’appartement. Une Sylvie tout sourire et qui, visiblement, les y attendait depuis des heures !
Elle avait le visage rayonnant de celui qui porte une bonne nouvelle et qui est décidé à faire languir l’auditoire.
- Salut, vous deux ! La vie est belle.
- Pour toi, ça se voit. Un nouvel amour ?
- Non ! Tiens c’est vrai ! ça fait longtemps que je ne suis plus amoureuse.
Francie se souvint qu’elle pensait avoir deviné ce qui poussait leur bout de chou dans des bras chaque fois différents.
- Ou bien tu l’es sans le savoir !
- Prions pour la victime, s'écria Victor en riant. Qu’elle ne s’en doute jamais ! C’est une vraie calamité que l’amour de Sylvie.
- Tu es méchant. Je ne te dirai rien.
- Je suis désolé, puce. Alors, si ce n’est pas le cœur, soyons plus réalistes. Tu es devenue riche et tu nous offres une croisière ?
- Ça, j’aimerais bien. Bon, tiens, Francie, c’est pour toi, ton voisin me l’a remis en me priant de te suggérer de mettre enfin ton nom sur ta boite aux lettres.
Elle tendait une grande enveloppe brune, épaisse, dont un côté bâillait sur une bonne dizaine de centimètres.
- Tu n’as pas ouvert jusqu’au bout ? Quel courage ! La félicita Francie.
- Oh ! J’ai résisté, tu sais... bon... c’est vrai... à peine. Je crois que c’est un manuscrit. Il y a une lettre aussi mais je ne suis pas parvenue à la lire. L’ouverture n’est pas assez grande. Si vous n’étiez pas arrivés... je saurais déjà ! Allez vite, je n’y tiens plus.
Et ce fut à trois qu’ils déchirèrent le papier, à trois qu’ils en tirèrent une grosse liasse de feuilles noircies... et une lettre pour Francie... une lettre que Victor dut prendre entre ses mains, tant celles de son amie tremblaient.. et ils furent trois à la lire...
- Une proposition pour un rôle, s'exclama-t-il, tu te rends compte ! Une audition dans quinze jours. Francie, c’est inespéré ! Et la pièce entière à lire... pas seulement un extrait. Tu vois, tout se met en place.
- Je sais et je n’y comprends rien. Pourquoi moi, Vic ? Je ne connais personne, j’en suis encore à étudier !
- Assez de questions ! De temps en temps il doit bien y avoir des recommandations de professeurs. Et puis il s’agit de la première oeuvre d’un jeune auteur, et non pas d’une convocation de la Comédie Française... tiens, lis. Un metteur en scène doit chercher de nouveaux talents et il a entendu parler de toi par quelqu’un, sans plus.
- Mais pour un tel rôle ? Il me propose d’étudier le personnage principal, pas celui d’une soubrette, et... mais je deviens folle ! C’est formidable ! Venez,... venez vite, on va voir ce que je peux faire là-dedans.
Et en un instant, une partie lui fut rendue.
Trois têtes se penchèrent sur des feuillets qui passèrent de main en main… et une espèce de fièvre les prit, éclairant leurs regards qui se cherchaient au-dessus des mots.
- C’est bon, c’est vraiment bon... murmura Francie, pas de tragédie, rien de trop grave.
- Juste ce qu’il te faut, lui assura son amie. Quelque chose qui te ressemble un peu.
- Allez, range tout ça, ordonna Victor, ce soir tu revis à la fête. Demain, nous serons là, à te soutenir, à t’aider et surtout te faire répéter, mais, maintenant, je vais t’offrir une énorme glace et nous allons danser jusqu’à l’aube.
- Victor, c’est fabuleux... je n’arrive pas à y croire. Quinze jours ! Encore quinze jours à attendre.
- Et à moi ? Tu ne me dis rien ? J’ai joué le rôle du facteur.
- Rien de moins qu’une envoyée des Dieux. Je t’aime ! Allez on y va. Décida-t-elle, joignant le geste à la parole.
Déjà à la porte, la franchissant une main sur le coeur, l'autre tendue vers un public invisible, déclamant d'une voix haute et claire " Sonnez clairons, raisonnez trompettes !moi, tous les demain du monde, et à vous qui viendrez me voir, je vous donnerai en offrande mon amour, ma tendresse et le meilleur de mon âme. " - Folle ! La réprimanda Victor, tais-toi ! Un de ces jours, tu vas finir par te faire enfermer à force de crier ainsi dans les escaliers.
- Où sont les fous ? Nous le sommes tous, pour une raison ou une autre. Moi, ce soir, c’est de joie. Pour cette chance qui s’offre et pouvoir aussi la partager avec vous.
Mais, le fond n’y était pas. Ce vide en elle, qu’elle lui avait dit ne savoir expliquer, Victor le ressentait chaque jour davantage. Même en ce moment, alors que, visiblement, elle était heureuse.
Mais pas d’un bonheur assez fort, assez grand, pour atteindre ses yeux.
Elle était animée d’une excitation joyeuse, mais le rire éclatait trop rapidement, sans raison réelle, et la voix, parfois, se voilait d’hésitation.
Il devait savoir.
Pour l’aider tout à fait, pour faire renaître sa Douce, il devait arriver à déterminer ce qui la minait, ce qui la blessait autant.
Ce ?
S’agissait-il de quelque chose ou de... quelqu’un ? Et dans ce cas, qui aurait ce pouvoir sur elle ?

classicoofou 04-03-08 04:45 PM

8

Ils avaient passé des soirées entières à apprendre, réciter, comprendre, s’imprégner. Et même improviser, pour le plaisir. Ils avaient joué la pièce des dizaines de fois.
Deux à lui donner la réplique, elle vivant une autre vie. S’y mêlant, lui offrant toute son âme.
Elle était prête... et elle avait peur... Rien n’était dit, rien n’était gagné... et elle se gardait un peu en retrait dans son attente, n’osant se livrer sans réserve à un espoir...
« Pas sur une scène de théâtre ». Ces mots, elle voulait les chasser de sa mémoire. Demain, encore demain… et elle saura !
Et elle devait remercier Monsieur Benoît ! Qui s’était révélé d’une extrême gentillesse envers elle. Elle en était encore effarée.
Qui lui avait accordé toutes les facilités possibles, s’était montré soucieux d’alléger au maximum ses tâches.
Jusqu'à la libérer deux grandes journées pour mieux se préparer, et lui avait même souhaité tout le bonheur du monde !
- Vous êtes donc si heureux de vous débarrasser de moi ? S'était-elle inquiétée... Rien n’est décidé encore, vous savez, je peux revenir dans quelques jours, et...
- Votre place vous attendra si besoin est, Francie. Je dois bien jouer mon rôle d’employeur et vos retards, votre exubérance n’ont pas toujours fait bon ménage avec la discipline que je dois maintenir. Mais vous ne ressemblez à personne, Mademoiselle Belmont. J’ai bien dû faire avec et vous garder malgré tout. Bonne chance petite, et au moindre problème, si vous voulez revenir, sachez que nous sommes là.
Et ce fut à trois qu'ils se rendirent à son rendez-vous. Mais si c'est à trois encore qu'ils sonnèrent à une porte, elle se trouva seule à devoir la franchir.
- Tu y vas seule, lui ordonna Victor. C’est ta bataille et nous ne voulons en rien t'en distraire cette fois-ci. Du courage ! Nous restons là, mais nous sommes avec toi.
- Vic, je t’en prie. Ils vont me rejeter encore. Ils sont fous. Ils ne savent rien de moi. Et moi, j’ai trop d’orgueil, trop de confiance, et je suis trop sûre de moi.
- Ce n’est pas vrai, si tu parles ainsi c’est que tu doutes. Ce n’est qu’un rôle, ma douce, un rôle parmi des milliers. Si ce n’est pas celui-là, il y en aura encore et encore. Ce n’est quand même pas comme si tu jouais ta vie à la roulette russe !
- Mais je voudrais seulement savoir si je peux espérer, si tous ces rêves je ne les porte pas en vain. Sylvie, dis quelque chose ! Viens avec moi... au moins toi
- Pas question, allez ! Va Et sois la meilleure !.
Elle ne put que se taire devant la jeune femme qui lui ouvrit la porte, qui l'invita à la suivre,qui la guida jusqu’à une grande pièce où elle lui désigna un siège avant de l'abandonner à la solitude. Quelques minutes insoutenables avant que cette jeune femme ne revienne, l'appelle, l'introduise dans une salle à peine éclairée où ils étaient plusieurs, assis devant un semblant de scène.
Elle allait s’effondrer, se répandre, se dissoudre. Tout ces gens... et elle... Etait-elle donc la seule à être auditionnée ?
- Mademoiselle Belmont, France Belmont ?
- Oui... s'écria-t-elle, sursautant à l'énoncé de son nom. Mais... mais appelez-moi Francie... s'il vous plait... je me sentirai mieux.
- Eh bien Francie, moi c'est Jacques et, croyez-le, je suis ravi de vous rencontrer. C'est votre première audition ?
- Non... Oui... enfin presque... Du moins qui ait autant d’importance. Vous ne vous trompez pas de personne ?
- Me tromper ? Absolument pas, s'exclaffa-t-il... Ne soyez pas inquiète, c’est bien de vous qu’il s’agit. Nous allons parler, vous en apprendrez un peu plus sur nous et nous sur vous. Ensuite, nous verrons quelques passages. Cela fait maintenant près de six mois que nous recherchons l’interprète idéale pour ce personnage. Et nous espérons vivement la trouver en vous.
- En moi ? Mais... je... Heu... Pourquoi moi ? Je n’ai rien fait d’extraordinaire jusqu’à présent.
- Notre attention a été, pour ainsi dire, dirigée vers vous par de très chaudes recommandations.
- De qui ? Je n’ai jamais eu de...
- Cela a-t-il de l'importance ? Oui ? Alors... Quelqu’un qui vous a vue ou entendue sur scène et qui vous a trouvée particulièrement douée. Bien assez pour nous parler de vous.
- Et... et ça a suffit ? Seulement cela ?
- Bien sûr ! Nous procédons tous ainsi, vous savez. A l’occasion, nous relevons un nom, retenons un visage et puis nous attendons, de voir comment il évolue, ce que le temps va en faire. C’est votre tour aujourd’hui. Allons ! Venez... je vais vous présenter tout le monde.
Cela dura deux longues heures avant qu'ils décident en avoir suffisamment entendu. Avant que Jacques ne revienne vers elle.
- Maintenant Francie, si vous voulez bien passer à côté, quelques minutes. Je vais prévenir vos amis, ainsi vous ne serez pas seule. Décontractez-vous, ce ne sera pas long.
Elle se retrouva assise, vidée, épuisée, tremblante et avide de la présence de Vic et Sylvie. Qui arrivèrent, souriants, confiants.
- Alors, c’est terminé ?
Curieuse Sylvie ! Francie devait trouver la force de lui répondre et elle ne savait plus que dire. Elle avait été si mauvaise... et un trac à lui... à lui nouer la gorge ! Elle n’avait rien su restituer... rien de ce qu’elle avait ressenti ces derniers jours, tous ceux durant lesquels elle s’était imprégnée de l’âme d’une autre... d’une inconnue. Durant lesquels elle avait joué et rejoué chaque réplique. Combien de fois avait-elle repris certains extraits ? Elle ne savait plus.
Et pourquoi lui en avoir demandé autant ? Pour obtenir d’elle une autre facette, un nouvel aspect du personnage ? Et cette peur en elle, comment la leur décrire ? Seule... devant six personnes, six visages qu’elle distinguait à peine.
Pour finir, elle avait tout donné, comme ça venait, comme elle le sentait, comme elle le vivait. Ensuite... ils n’avaient plus rien exigé. Et maintenant... ils allaient lui donner leur décision et elle... Victor avait raison, elle devait apprendre l’attente.
- Ils t’ont poussée à bout exprès, pour voir ce dont tu es capable, lui expliquait ce dernier. Tu verras, tu connaîtras cela encore... bien souvent.
- C’était atroce, Vic, à un moment, j’ai eu l’impression de me dédoubler, d’être ailleurs et de me regarder évoluer.
- C’est terminé maintenant. Les voilà, ma douce, courage !
La jeune fille se redressa, tremblante, et fit face à Jacques qui venait vers elle, souriant, bras tendus vers elle, mains ouvertes comme porteuses de mille promesses.
- Francie, vous voyez, nous n’avons pas pris beaucoup de temps.
- Je vous en remercie balbutia-t-elle déjà déçue. Et... ?
- Et nous comptons sur vous dès le 3 Octobre prochain pour les premières répétitions !
Son coeur se serra brusquement, et elle le regarda, stupéfaite.
- Le 3 Octobre ! Moi ? C’est vrai ? Un rôle, pour moi ?
- Et qui est, pour nous, très important, lui dit Jacques, soudain sérieux. Nous vous laissons partir maintenant, il faut vous reposer un peu. Nous reprendrons contact dès la semaine prochaine pour le côté pratique de votre engagement. Mais je tiens à vous dire que je suis personnellement charmé de vous avoir parmi nous.
- Avec vous ! répéta-t-elle, encore incrédule... avec... mais... oui... J’y serai... bien sûr que je serai là !
Un rôle pour elle ! Elle allait jouer sur scène, elle allait pouvoir enfin se libérer, leur prouver ce qu’elle pouvait faire... « Lui » montrer... « Il » allait voir qui était France Belmont ! Elle redevint elfe, tourbillon, et s'accrochant aux bras de ses amis, les tira après elle, dans les couloirs, jusque dans la rue... où elle les embrassa... et éclata en sanglots incontrôlables.
- Eh ! la secoua Sylvie... C’est moi qui pleure d’habitude !
- Sylvie, si tu savais ! Je n’y crois pas.Tout ceci est impossible... Je rêve... Qui confierait le rôle principal à une totale et parfaite inconnue ! C'est...
- Pour un auteur inconnu, la raisonna son amie. Allez, tu y es, tu ne vas pas craquer maintenant ?
Craquer ? Non, mais elle avait tellement mal de tant de bonheur. Comment pourraient-ils comprendre ?
Elle se moquait de la gloire, de la fortune, de tout sauf de la scène. De voir le public, de se faire porter par lui et de s’y abandonner. De lui donner un moment d’évasion, de le distraire puis le regarder partir avec un sourire au fond des yeux.
- Tu as enfin le pied sur la première marche. La félicita Victor... Tu vois : tout commence pour toi.
- Pour nous, Vic... Pour nous trois. Toujours ! Et je vous aime tant tous les deux !

classicoofou 04-03-08 05:19 PM

9



En effet, le pied sur la première marche. Et les répétitions ont pris de plus en plus de place. De très longues réunions, pas toujours faciles et même souvent houleuses, durant lesquelles chacun expose comment il ressent une scène, son approche des situations, et défend âprement sa position. Et elle a encore tellement à apprendre ! De comment maîtriser sa voix jusqu’à comment se placer, et bouger, pas seulement pour être son personnage mais dans le décor, parmi les autres… les écouter, tous, et comprendre l’ensemble.
Heureuse, oui... mais avec toujours ce quelque chose de latent... ce manque indéfinissable
Ce n’est rien, ma Douce, simplement le trac de la première. J’ai assisté à la dernièr répétition et j’ai surpris leurs commentaires... Ils sont tous aux anges et ne jurent que par toi. Tu es, pour eux, la meilleure
Tu crois ? Seulement cela ? Encore un mois et nous y serons. Le moment de vérité. Vic, tu viendras, tu ne me laisseras pas
Comment peux tu imaginer que je ne sois pas à tes côtés ce jour-là ? Sylvie et moi n’attendons que cela
Et Sylvie
Comment Sylvie
Vous vous voyez de plus en plus. Allez, raconte-moi, ça se passe comment entre vous ? Tu dis des bêtises... Arrête ! - Mais pourquoi ? J’en serais tellement heureuse. Mes deux meilleurs, mes seuls amis. Vous avoir toujours ensemble
Tu ne sais pas de quoi tu parles. Ne t’aventure pas sur ce terrain avec moi, Francie.
Je suis désolée. Tu es vraiment en colère ? Mais je vous trouve si bien assortis, et j’ai toujours pensé que c’était inévitable. Excuse-moi, je ne pensais pas te blesser... pour rien au monde, je ne l’aurais souhaité
Allez, ne t’inquiète pas pour si peu. Nous allons nous offrir une bonne récréation. J’ai trois entrées pour un spectacle bien particulier et, puisque Sylvie il y a, elle nous attend. Tu vas te changer, essayer de te faire si possible encore plus belle.
C’est si important
Tu verras bien ! Allez... cours ! Nous allons dîner également. J’ai retenu une table et tu as tout juste le temps
Elle s’est trompée sur eux. Ou alors, son amie n’est pas encore prête. Ou lui ! Mais il faudra bien que tout arrive
Sylvie et Victor ont gardé secret le but de leur sortie. Complices contre elle. Durant tout le repas, rien n’y a fait. Ni suppliques ni menaces. Une enfant gâtée. Elle n’est qu’une enfant pourrie par le destin. Elle s’émeut de les regarder. Ils la câlinent, la dorlotent et elle ne peut rien de plus pour eux que les aimer autant qu’ils l’aiment, elle.
« Elle » Pas Victor ! Pas le blesser comme cela ! Pas elle ! Elle est folle. Depuis tout ce temps et lui... lui n’aurait rien dit ? Non... ils s’attendent, c’est tout
Pas elle ! Et prier le ciel pour ne pas se tromper.
Ils la tirent chacun par un bras, traversent le boulevard pour le remonter sur quelques dizaines de mètres et s’arrêter enfin devant le théâtre. Devant les affiches... Francie ferme les yeux, essaie d’échapper à une vision qui s’impose à elle, qui appartient à un passé trop proche.
Ils l’ont entraînée à la première de La Mégère Apprivoisée.
Pourquoi ce soir
Elle se surprend à chercher sa vieille peur tout au fond de son cœur. La retrouve, tapie en elle, sournoise et perfide, évite soigneusement de la ranimer pour, toute courage, avancer entre eux. Tête haute. Comme devant un défi qu’elle relève ce soir.
Sa place, sa véritable place est à l’intérieur de ces murs, au-delà de cette porte ouverte sur les lumières et la magie des mots
La salle est comble. Pas un seul fauteuil de libre
Une atmosphère joyeuse qui, elle le sait, ne suffit pas à rassurer ceux qui attendent derrière le rideau
Les lumières baissent, s’éteignent, amenant le silence avec l’obscurité
Les trois coups...
C’est maintenant que tout commence vraiment

classicoofou 04-03-08 05:45 PM

10









- C’est un véritable succès, déclara Victor. Les critiques vont être bonnes, très bonnes. Alors, Fran ? *******e

- Vous êtes incroyables et vous n’avez aucun cœur pour m’avoir amenée à regarder cette femme jouer ce que j’ai vécu si fort.

- Tu nous en veux

- Idiot ! Comme si je pouvais vous en vouloir, à vous ! Non, je suis heureuse d’être là. Une façon comme une autre de crever l’abcès qui m’empoisonne l’esprit. Ils sont tous merveilleux, et... je ne regrette rien. De toute façon, je n’aurais pas réussi. Trop de métier dans cette femme, je ne lui arrive pas à la cheville.

- Tu deviens modeste

- Non Vic, je ne fais qu’exprimer la vérité, et quand je dis que je suis géniale, c’est pour rire.

- Vrai pour cela, mais tu aurais été fabuleuse sur scène ce soir. Un jour, qui sait

- Oui, un jour. Et tout ce monde ! Nous allons avoir du mal à regagner nos places et, oh ! pardon... je suis désolée... Non, pas vous ! Pas encore

Au milieu de cette foule, se heurter au seul être que Fran voudrait oublier ! Il lui suffit de croiser le regard de Xavier pour que s’animent, en elle, les doutes et les incertitudes qu’elle canalise à grand-peine depuis des semaines.

- Encore ? Oui... et ce n’est rien, je vais essayer de me souvenir que vous ne regardez jamais devant vous...

- Je me suis excusée

- Et je ne suis pas fâché... Pas ce soir... et pas avec vous... et si j’osais... je dirais même que... que... Eh bien, comment allez-vous tous les trois ? Et vous, depuis cet été ? Pas de séquelle de votre chute

- J’ai déjà oublié.

La main de Xavier qui hésite, à deux doigts de son front, l’obligeant, elle, à presque reculer pour éviter le contact. Et Victor avance, se place près d’elle.

- Nous allions boire un verre, si vous voulez vous joindre à nous, nous en serions ravis.

Vic est fou ! Elle qui ne désire que s’éloigner le plus possible de cet homme... elle les regarde... stupéfaite ! Elle ne veut pas, elle ne peut pas ! Près de cet individu ? Au-dessus de ses forces.

- Va, Sylvie, nous vous suivons, France et toi.

Et il l’appelle France ! Il perd complètement la tête ! Au point de leur laisser prendre de la distance, de s’attarder trop loin pour qu’elles puissent se mêler à leur conversation.

Il est temps pour Victor de s’assurer qu’il ne se trompe pas sur ce qui pousse ce quasi inconnu à intervenir dans la vie de Fran... Au point d’influer sur son cours.

- Nous ne pouvons que vous féliciter pour la réussite de la pièce. C’est un beau succès.

- Le public est satisfait, c’est ce qui compte. Mais... il aurait pu être meilleur.

Francie ! Elle y aurait apporté sa fraîcheur, sa sensibilité, une nouvelle dimension, tellement plus attachantes. Combien de fois a-t-il quitté le théâtre parce qu’il enrageait de voir Suzanne seulement « interpréter » ce rôle, alors que, à Orange, Francie le « vivait ».

Un prénom qui flotte entre deux hommes. Qui se ressemblent d’une certaine manière.

- Je le crois aussi, et nous savons tous deux pourquoi.

- Ce qui est fait est fait, il est trop tard pour y changer quoi que ce soit.

- Xavier... C’est vous n’est ce pas

- Moi ? Quoi donc

- Qui l’avez blessée ainsi.

Le regard de Xavier qui se détourne, erre un instant, qui s’accroche à un dos dénudé, à une nuque fragile, qui caresse un profil souriant. Et Victor est frappé par le désarroi qui s’y dévoile.

- Et c’est pour cela que vous vous tenez loin d’elle.

Ce Victor ! Est-il aveugle au point de ne pas sentir l’aversion que Francie éprouve pour lui ? Comment peut-il espérer s’en approcher

- Vous avez vu sa réaction, ce soir. Ne craignez rien, je ne suis pas celui qui doit vous l’enlever.

- Je n’ai aucune inquiétude à ce sujet. Personne ne peut le faire... pas comme elle m’appartient. Vous ne devez pas la fuir.

- Et la faire souffrir encore

Alors qu’il donnerait son âme pour lui rendre la joie, qu’il est prêt à l’impossible pour lui construire un monde selon ses désirs.

- Vous avez fait beaucoup pour satisfaire ses espoirs.

- Qui vous en a parlé

- Je l’ai deviné, c’est tout. Comment saviez-vous trouver en elle ce don, cette aptitude naturelle

- Depuis Orange, sa petite exhibition sous la statue d’Auguste. Vous ne m’avez pas vu. Personne. J’ai essayé de l’aider un peu. Seulement attirer sur elle l’attention de quelques-uns. Quant au reste, elle ne le doit qu’à son talent.

- Oui, et pourtant cela n’a pas suffi. Ce n’est pas sa seule blessure. Elle l’ignorait c’est tout. Aujourd’hui, elle se rend compte qu’elle attend bien davantage…

- Si cela dépend de moi…

- Je le pense… voyez-vous… ce qui lui manque encore bien plus que de paraître sur scène c’est quelqu’un…

- Non ! Vous êtes assez insensé pour supposer que je pourrais être cet homme-là alors qu’elle me repousse de toutes ses forces !

- Justement, trop, bien trop ! La Francie que je connais vous rirait au nez et vous laisserait, planté là, sur une pirouette. Elle vous craint. Vous, Xavier, et uniquement vous. Un doute sur ses possibilités ? D’autres se sont chargés, à votre place, de la rassurer. En revanche, il suffit que vous paraissiez, ou seulement entendre votre nom, et elle n’est que trouble, confusion exacerbée. Si elle réagit ainsi, c’est qu’il y a bien davantage.

Pour lui ? Victor perd la tête. Il ne réalise pas ce qu’il avance, ni à qui il le fait. Xavier ne veut qu’attendre, que le temps apaise la colère en elle, ne rien tenter qui puisse la ranimer.

- Et moi, ce soir, je veux tout lui donner. Venez, elles nous font signe. Je vous la confie, au moins jusqu’au dernier acte, la suite ne dépend que de Francie. Soyez patient avec elle, Xavier, c’est un être fragile, qu’un rien pourrait détruire.

- J’en suis conscient, et je voudrais pouvoir la préserver de tout, toujours. Pour le reste, vous vous leurrez, entièrement.

- Nous verrons. J’oubliais, elle ne sait rien, ni pour moi, ni pour l’aide que vous lui avez apportée.

Ils se retrouvent tous les quatre, chacun devant un verre dont trois seraient incapables d’en nommer le contenu. Sylvie, à son habitude, babille avec entrain, ravie de l’ambiance autour d’elle, sourde aux appels muets de son amie, et aveugle à sa colère dirigée contre Victor, imperturbable.

Lorsque la sonnerie les rappelle vers leurs sièges, ce dernier reste même en arrière, retenant avec adresse la jeune fille rose d’émotion, laissant Xavier au côté de son amour, se perdre avec elle dans la foule qui avance, marée humaine aux couleurs chatoyantes des soirs de fête.

Et Francie résiste.

- Nous n’allons pas dans la bonne direction, ma place est de ce côté, attendez

- C’est trop tard, vous ne pouvez pas vous plonger dans cette cohue. Venez, vous y verrez aussi bien de ma loge et nous retrouverons vos amis plus tard.

- Ils vont me chercher, et s’inquiéter... Victor surtout.

- Je ne le pense pas, il vous sait avec moi, il sait que vous ne risquez rien, et puis nous leur ferons signe avant l’extinction des lumières. Et ensuite, quand tout ce monde aura quitté les lieux, nous explorerons les coulisses... vous pourrez, tout à loisir, en respirer le parfum, en absorber l’âme qui y règne le rideau baissé. C’est toujours plus émouvant, après.

C’est avec une extrême délicatesse qu’il ose l’entourer d’un bras et poser une main légère sur sa taille, pour la guider, sans l’effaroucher. Et il souffre de la sentir trembler alors qu’il la voudrait abandon.

Et désormais, pourra-t-il seulement s’en séparer ? Il lui fraie un passage au milieu de la foule, prenant garde à la moindre bousculade, jusqu'à une porte capitonnée, qu’il ouvre, l’invitant à pénétrer dans la loge déserte. Il se penche vers la salle, l’appelle près de lui.

- Regardez, d’ici, tout a une autre dimension et... vos amis sont là... ils nous ont vus, eux aussi... et ils ne sont pas inquiets du tout...

- J’aurais dû rester avec eux, je ne suis pas de très bonne compagnie en ce moment, et je vais vous ennuyer.

- Vous, Francie ? Jamais. Venez, asseyons-nous, le rideau va bientôt se lever.

Il la laisse s’installer sur un siège, se place à peine en retrait avant que les lumières ne s’éteignent de nouveau. Et c’est sur son visage qu’il fixe les yeux. Pour vivre chaque émotion à travers la sienne, et trembler, à son tour, au désir de poser la main sur un bras trop proche du sien.

- Vous aimez tout cela n’est ce pas

- L’aimer ! De toute mon âme.

- Je vous crois, Francie. A vous regarder, tout se devine, même la souffrance de ne pas être en bas, où vous seriez sans doute meilleure.

- Non, différente sans plus. Vous vous souvenez de tout

- De tout.

- J’ai honte et je dois vous présenter des excuses pour cela.

- Pourquoi ? Pour avoir ouvert votre cœur à une salle vide ? Ou bien de me découvrir aussi stupide ! Vous aviez raison, je n’ai rien voulu écouter alors que je l’aurais dû.

- Pas vous... non... c’était de ma faute... seulement la mienne... et je n’aurais jamais dû me conduire ainsi... j’ai été méchante avec vous... et agressive... je vous ai insulté de la pire manière qui soit.

- Et moi, je vous ai chassée... alors que vous devriez vous tenir, en ce moment, sur ces planches.

- Nous ne le saurons jamais, mais, en toute sincérité, je ne le pense pas. En revanche, vous aviez le droit de vous fâcher.

- Pas celui de porter atteinte à ce en quoi vous croyez.

- Ça n’a plus d’importance maintenant, tout commence pour moi. J’ai eu une autre chance, pas aussi belle, c’est vrai, mais qui m’apporte beaucoup. Je crois que je voulais surtout recevoir votre avis sur mon travail. Vous êtes le meilleur...

- Non, pas le meilleur... détrompez-vous... mais de cela, vous vous en rendrez compte bientôt, par vous-même... et puis, les « grands » de ce monde dans lequel nous évoluons, je vous les présenterai un jour... à moins qu’ils ne viennent à vous avant. Quant à moi... moi, j’aime ce que je fais, c’est tout...

- Plus que ça... et puis... pour moi... pour moi, vous l’êtes... alors, j’avais espéré que vous me diriez vraiment où j’en étais, combien de chemin il me restait à parcourir.

- Combien de chemin encore ? Croyez-vous vraiment qu’il ait une fin

- Je... quand je saurais tout...

- Tout ? Non... Apprenez surtout comment vous mouvoir, comment jouer avec votre corps, avec vos mains... comment occuper votre place sur scène et... comment maintenir les autres à la leur sans qu’ils empiètent sur la vôtre... Pour le reste, cela ne s’étudie pas comme une leçon quelconque...

- Mais... d’après ce qu’ils me conseillent...

- Ne les écoutez pas, restez ce que vous êtes, et dites-vous que... il suffit de ressentir et de traduire... et cela... vous le faites bien... merveilleusement bien... et puis... un nouveau personnage c’est... c’est une nouvelle aventure, un défi à relever... et, chacun implique une approche différente, un autre apprentissage... cette route sur laquelle vous faites vos premiers pas aujourd’hui est une voie sans limite... Mais dans ce rôle-là, vous êtes parfaite...

- Vous ne pouvez pas savoir...

- Si... je le sais, j’ai assisté à quelques répétitions...

- Vous

- Chut ! Pas si fort... c’est la grande scène de Suzanne...

- Pardon

- Regardez ses yeux...

- Je crois que... qu’elle est en colère

- Tant mieux, ça va l’aider... c’est justement ce qu’elle doit montrer... Si elle le pouvait, elle nous battrait

- Mon Dieu... comment ai-je pu lui faire ça

- Ce n’est rien, et je crois même que son jeu en est meilleur... finalement, elle devrait vous remercier...

- Ne riez pas... je vais lui écrire un mot pour la prier de nous excuser...

- A ce propos... Je dois vous remettre quelque chose qui vous appartient.

- Quoi donc ? A moi

- Tenez, et j’avoue que j’ai du mal à m’en séparer.

Dans une enveloppe, soigneusement pliée, sa fiche. Sa précieuse fiche

- Merci ! Ce n’est rien en soi, seulement quelques vers, quelques phrases... mais je les aime.

- C’est ce qui les rend importants. L’amour qu’on donne...

- Pour prix de celui qu’on reçoit. Gardez-la, s’il vous plaît, pour me montrer que tout est pardonné.

- Alors... cela veut dire que nous ne sommes plus fâchés, qu’il n’y a plus rien à craindre de la sorte entre nous

- Fâchés ? Vous et moi ? Non... jamais ! Tout est oublié. Oh, oui, maintenant, c’est fini... c’est enfin fini !

Et il le reçoit, en plein visage, cet éclat qu’il voulait retrouver. Avec un sourire à illuminer l’espace, et cette manière qu’elle a de se pencher vers celui à qui elle l’adresse. Comme si, avec lui, elle s’offrait tout entière.. c’est de tout son corps qu’elle sourit.

Et ils se taisent, le temps de suivre les dernières scènes, et ils battent des mains, échangeant les regards complices de ceux qui ont ressenti les mêmes joies. Et ils regardent la salle se vider, s’enivrant du brouhaha qui monte jusqu’à eux.

- Mais que font-ils ? Ils s’en vont eux aussi ! Sylvie et Victor... ils ne m’attendent pas.... Je dois les rattraper. Mais qu’a-t-il ce soir

- Il vous sait en sécurité, sinon, il serait là à vous guetter. Venez, nous pouvons commencer à descendre, je vais vous faire voir l’envers du décor.

- Je ne peux pas, il est tard.

- Je vous ramènerai chez vous, immédiatement après, nous ne ferons qu’un petit détour par le chemin des artistes.

Ils marchent à un mètre l’un de l’autre.

Ils passent dans les coulisses, avancent jusqu'à la scène.

- Regardez, tout cela vous appartient. Un jour, vous y serez. Bientôt.

- Je sais, dans un mois. C’est si loin et tellement proche à la fois... et j’ai peur... J’ai peur de ne pas être à la hauteur, de les décevoir, tous... ou encore de faire un faux pas.

- Non, vous êtes prête et vous allez enfin donner votre mesure... J’espère pouvoir être là, je serais heureux d’y assister.

- Devant vous, je crains d’avoir bien plus le trac.

- Il ne le faut pas, jamais. Allez, montrez-moi, offrez-moi vos répliques... celles de votre querelle avec votre amant...

D’un mouvement du bras, il lui ouvre l’espace, l’invite à y pénétrer, et, comme dans un songe, la voilà qui s’anime, qui vit pour lui seul, un instant seulement, son rêve de demain... et s’arrête au milieu d’une phrase et rit, et il rit avec elle.

- Là, dans cette scène, si je me souviens bien, vous vous tenez près d’une table...

- C’est exact.

- Alors, déplacez-vous, avancez de deux pas, éloignez-vous-en, derrière elle vos gestes perdent de leur intensité. Occupez le centre de la scène, que votre désespoir, ou votre rage, en parte, tel un rayonnement vers la salle, sans barrière aucune entre vous et le public... Vous vous en souviendrez

- Oui... je le ferai...

- C’est bien... venez...

Ils sortent du cercle de lumière, s’approchent des marches pour atteindre la salle et il tend une main, qu’elle prend... pour s’en détache aussitôt, et retrouver son geste habituel...

Et elle s’accroche à son bras, souriante, et elle s’y appuie, confiante, encore grise de trop d’émotion.

Ils sont hors du théâtre et elle refuse une voiture qui n’est pas utile... elle habite à deux pas... et la nuit est si belle

Et Xavier ne la presse pas, retardant de son mieux l’instant de la quitter... qui arrive pourtant.

La porte de l’immeuble... contre laquelle elle se laisse aller, tenant toujours son bras, le gardant ainsi près d’elle.

- Je vous remercie pour tout, ce soir, vous m’avez enlevé ce qui me pesait.

- J’en suis heureux.

- Et je suis *******e pour vous... c’était merveilleux.

- Bien plus que vous ne le pensez.

- Je dois y aller maintenant.

- Oui, je sais... il le faut.

- Bonne nuit.

- Xavier, je m’appelle Xavier. Bonne nuit, Francie.

- Bonne nuit, Xavier.

Il regarde ce visage levé vers le sien, se penche jusqu’à effleurer, de la sienne, cette bouche qui le hante pour, à peine, en respirer le frémissement. Il se redresse, inquiet déjà, et se noie dans ce regard, où il lit la surprise, l’étonnement qu’elle éprouve, et où il devine poindre une fièvre qu’il n’a jamais pu qu’imaginer.

Et il suit, sans oser y croire, le mouvement des bras qui se rejoignent sur sa nuque, qui l’attirent vers elle. Il a du mal à brider son ardeur, à maîtriser la fougue en lui, quand il ceinture son corps et qu’il prend possession de ses lèvres. Et c’est avec peine qu’il la libère et avec douceur qu’il la détache de lui.

- Va, va, maintenant. Sinon, je ne pourrai plus te laisser partir.

- Partir ? Déjà

- Il est trop tôt, trop tôt pour toi. Nous allons nous retrouver, demain, et encore et toujours.

- Et si j’étais prête

- Tais-toi...

- Et si encore tu ne le voyais pas

- Je ne veux pas te blesser. Je peux attendre, j’ai tellement attendu, si tu savais depuis quand je t’attends.

- Et si moi, je ne peux plus ?

- Tu ne sais pas, tu ne sais pas combien je t’aime. Je te prendrai tout et j’ai peur d’aller trop vite, de t’effrayer aussi. Tu ne peux pas savoir ce qui se passe en moi.

- Viens...

Et il ne peut plus lutter. C’est corps contre corps, bouche contre bouche, qu’ils gravissent les marches, pris par la même ivresse, par le même désir.

Et c’est vrai qu’il la découvre nouvelle. Prête, pour lui. Seulement pour lui.

Ils se sont aimés, et il l’a regardée s’endormir, et il attend son éveil... Il guette le premier mouvement des paupières et le provoque d’un souffle.

- Tu es belle... le sommeil te va bien.

- Tu es toujours là

- Tu souhaitais que je parte

- Non, j’ai eu peur d’avoir rêvé cette nuit. Merci d’être là.

- Et à toi d’exister.

Il pose les lèvres à la naissance du cou, enfoui le visage au creux de son épaule et sent le corps tiède se tendre contre le sien... Sur cette piste de danse, il avait deviné toute la force, la violence, la volupté de ce corps. A fleur de peau... Pour lui... Il a été le premier... Le seul à tout recevoir. Elle a répondu d’instinct à toutes ses caresses, elle l’a fait plus riche en se donnant sans réserve... comme à lui seul destinée. Et se livre encore comme elle s’offre à la pluie, au vent, à se faire envahir tout entière.

Ils se séparent enfin, et elle lui manque déjà.

- Il est tard, on nous attend.

- Je sais, chérie.

- Je n’ai pas envie que tu partes.

- Alors, je reste.

- Ce n’est pas raisonnable.

- Nous n’avons pas à l’être... rien ne nous y oblige.

- Les autres...

- Il n’y a que nous.

- Dehors...

- Plus personne... Nous sommes seuls sur terre.

- Je te crois... Tu vas revenir

- Je ne pars pas.

- Tu sais bien que tu dois le faire.

- Chut, encore cinq minutes... Encore une éternité.
- Alors, tu reviendras

- Près de toi ? Toujours. Depuis le premier jour, tu ne m’as plus quitté. J’avais si peur de ta haine, de ton indifférence. Tu me donnes tout quand je n’y croyais plus.

- Je ne le savais pas moi-même... c’est venu comme ça, d’un seul coup. J’ai su qu’il ne fallait pas te laisser partir... plus de vide en moi... que toi... C’est à moi d’être raisonnable, il faut y aller

Elle se lève, le tire hors du lit. Et ils rient, de leur bonheur, de leur insouciance, de l’attente qu’ils ont déjà de se retrouver, des heures à venir.

Xavier dévale les marches quatre à quatre, joyeux tel un adolescent à qui la vie sourit, se surprend à siffloter et se moque de lui-même...

Et son rire meurt devant la pâleur de Victor au bas de l’escalier.

- Victor... je suis désolé...

- Non.... rien... ce n’est rien. Je l’ai voulu, mais je ne croyais pas souffrir autant.

- Venez, elle n’est pas prête, nous avons le temps de boire un café.

Ils se retrouvent dans un bar voisin, presque seuls dans la salle.. et Victor a le regard fixe, un regard d’halluciné.

- J’ai espéré m’être trompé. C’est bien vous qu’elle attendait.

- Un soir, je vous ai regardés tous les deux, danser avec une complicité que j’ai crue celle de deux amants. J’ai souffert. Le lendemain avec cette jeune femme, à cette terrasse, je vous ai haï, je vous ai méprisé de lui infliger cela. Nous l’aimons tous les deux... et peut-être, de la même façon.

- Mais elle vous aime vous, et cela seul compte. Depuis longtemps... Sans le savoir, - ni vous d’ailleurs -, et bien avant vous. Depuis l’année dernière, du haut de l’amphi, durant vos conférences sur la mise en scène, le jeu des acteurs.

- Et je ne l’aurais pas remarquée

Comment lui expliquer pourquoi Francie se cachait ? Alors qu’elle, toujours volontaire, sans crainte aucune, devant lui, devenait fragile, vulnérable. Sans pouvoir en définir elle-même la raison. Et ces répétitions, où elle se glissait, au dernier rang, invisible, ombre dans l’ombre. Qu’elle décrivait à chaque fois, et sur son visage, dans ses yeux, Victor ne voyait que Xavier. Elle le vivait déjà, le confondant avec son amour du théâtre, de la scène

- Quand elle prononçait votre nom, ses yeux, mon Dieu, ses yeux devenaient étoiles ! J’ai votre nom entre nous depuis tout ce temps

Xavier ne pouvait le deviner, quand elle est allée vers lui, elle lui apportait ses rêves, mais son âme également. De l’avoir chassée, c’était aussi de sa vie. Et elle ne comprenait pas, pourquoi cette désespérante sensation de manque. Simplement lui. Pour elle inaccessible. Dans un prénom, elle a réuni ses ambitions, ses espoirs, son amour, sans s’en douter... Ce vide en elle ? Deux syllabes suffisaient à le combler.

- Celles de votre prénom, Xavier. Et vous aimer, vous. Depuis, je veillais, j’attendais... Qu’elle comprenne, qu’elle mette un visage sur sa faiblesse. Je ne voulais pas qu’elle se trompe, ni qu’elle s’égare en route, auprès de n’importe qui

- Alors, vous me l’avez donnée

Pas ainsi, pas vraiment. Seulement offrir à Francie la possibilité d’ouvrir son cœur, ses yeux, de décider par elle-même. Mais en espérant faire erreur, et la retrouver intacte au matin.

- Xavier... Je ne peux pas supporter l’idée de la perdre tout à fait

- Nous serons deux à l’aimer, je ne vous prendrai rien, jamais, de ce qu’elle vous offre. Nous deux, nous nous ressemblons trop pour que je doive redouter le pire de votre part. Et vous savez que je ne tenterai rien contre vous, que je suis incapable d’élever un obstacle entre vous. Vous êtes son ami, quelqu’un de très cher à son cœur

- Vous êtes si sûr de son amour pour vous

- Du sien, comme du mien... Comme du vôtre.

- Je vais la chercher, elle m’attend

- Victor ? Amis

- Vous l’avez dit, nous nous ressemblons trop. Bien sûr, amis. Pour elle. Mais aussi pour nous.

Vic s’éloigne, et au travers de la vitre qui le sépare de la rue, Xavier le regarde marquer un temps d’arrêt avant de franchir le seuil de l’immeuble, puis se redresser, comme pour rejeter un fardeau très lourd, et se composer un visage. Tenter d’effacer le rictus d’amertume qui déforme ses lèvres.

Peu après, ils passent, souriants, tous deux, sans le voir. Et à lire le bonheur sur le visage de Francie, il mesure la détresse de Victor, et sa force de n’en rien laisser paraître.

Bien davantage que lui n’en aurait eu.

Et pour cela aussi, son amitié lui devient importante
.


classicoofou 06-03-08 11:37 AM

11









C’est effrayant ! Regarde, la salle est comble. Et si je me trompais ? Il suffirait d’un trou de mémoire ! Je vais tout gâcher

Tu te fais peur pour rien, tu seras la meilleure

Et Xavier ? Tu ne l’as pas vu

Son avion est arrivé il y a seulement une demi-heure. Laisse-lui le temps de nous rejoindre... et il t’a promis d’être là

Oh, Victor ! Sans lui, je ne suis plus rien

Je sais, ma Douce, ne t’inquiète pas. Tu dois être à la hauteur, pour toi, pour lui, pour toutes vos espérances. Il te reste cinq minutes. Je vais l’attendre. Tu savais qu’il allait rater le début du premier acte

C’est la route. Il est sur la route. Et il va conduire vite, pour être là au plus tôt. C’est cela que je redoute, pas son retard. Qu’il arrive même à la fin mais qu’il soit là ! Qu’il me revienne

Allez, on me fait signe, je dois te laisser. Je te le ramène dès que possible. Rien ne peut vous atteindre, tu le sais, j’y veille. J’ai envoyé une voiture, ce n’est pas lui qui va conduire ce soir... Tu ne te souviens plus, c’est nous qui l’avons accompagné à l’aéroport

C’est vrai... Je suis folle ! Je t’adore, Vic, va, et croise les doigts

Elle tremble, gorge sèche et mains moites... elle ne sait plus son texte... elle va s’écraser contre un mur invisible, tomber et disparaître dans une fosse obscure où ils sont des centaines à l’épier

Le deuxième appel

Plus que... à peine le temps de reprendre son souffle... De se regarder droit dans les yeux, dans un miroir où tant d’autres avant elle... tout un passé qui s’anime autour d’elle, qui la pousse en avant et qui lui donne tous les courages.. des voix... des dizaines de voix assoupies et qui s’éveillent, juste pour elle. Pour rire de son angoisse, lui dire que sa vie est là-bas... Le dernier appel... Elle relève la tête, et ce n’est plus elle qui sort de la loge, elle est déjà « l’autre »... cette autre femme... elle porte ses joies, ses colères, ses passions, et c’est dans sa bataille qu’elle se jette, pour y subir ses défaites ou remporter ses victoires. Le succès ? Pas le sien mais celui d’une autre, de celle qui l’habite, celle qu’elle est devenue. Elle y est... encore quelques secondes et... ce bruit ? Oui... maintenant

Les trois coups

Premier regard vers une loge déjà dans l’ombre, où seule Sylvie se trouve et lui sourit, puis le jeu l’emporte. Elle est cette inconnue, troublante, fantasque... tout au long du premier acte... jusqu’à l’entracte. A la première lampe allumée, son regard, là-haut, où maintenant trois sont assis. Ses deux amis, et cet homme, qui est devenu toute sa raison d’être. Et quand Xavier se lève, lui fait signe qu’il la rejoint... elle court

Elle court et se perd, le cherche, trouve enfin ses bras, visage levé, prête à accueillir sa bouche, renaissant à leur réalité

Francie, tu es merveilleuse

Je voudrais tant l’être... pour toi

Non, chérie... pour toi seulement. C’est ta vie, ta passion. Nous, nous existons en dehors de tout cela.. Mais j’aime te voir aussi heureuse. Viens, allons plus loin

Il l’entraîne vers sa loge, s’y isole avec elle... pour peu de temps... si peu... ils ont à peine quelques minutes pour se raconter. Et bientôt, déjà... trop vite... les nouveaux appels.

Va retrouver Victor et Sylvie

Tu ne me veux pas près de toi ? En coulisses

Je dois me reprendre, et si tu restes... de te sentir trop proche

Je sais... mais là ou ailleurs, je ne te quitte pas... je suis avec toi


classicoofou 06-03-08 11:50 AM

Avec elle, oui... même sur scène... chaque geste, chaque rire, chaque mot... pour lui... uniquement pour lui... et c’est pour le conquérir, lui, que celle qui l’habite lutte, c’est à lui que cette autre murmure ses espérances, et lui qu’elle crie aimer... Et ainsi jusqu’à la fin, jusqu’au tonnerre d’applaudissements qui monte vers elle, qui la soulève, qui la transporte... et elle se tient debout, comme hébétée, devant une salle qu’elle avait oubliée... et puis, un premier rappel, et un autre encore, auxquels elle obéit... Elle a tant donné ! Et de tous ceux qui lui font face, qui lui sourient, elle en reçoit bien davantage... tellement ! Et la surprise de ne ressentir aucune fatigue... sinon une sorte d’ivresse... et d’avoir fini, et d’en sortir intacte, neuve pour le lendemain avec autant à offrir encore

Le rideau, enfin immobile, elle court, traverse les zones d’ombre, vers la foule qui s’ouvre devant elle... vers Xavier, qu’elle voit, qu’elle appelle... vers Xavier qui se hâte vers elle, laissant derrière lui Sylvie et Victor riant, tous deux, de leur impatience

Pour eux, les rires et pour Fran, les larmes... des larmes de joie. Tout un bonheur qui émane d’elle... d’être allée au bout, d’y être parvenue. Et c’est pleurant toujours, de plus en plus fort, qu’elle s’écroule contre cet homme au visage soudain tendu, dont le regard se voile d’inquiétude, et qui la retient, la soulève, qui l’emporte, loin de tous

Combien de temps avant de retrouver le calme, d’apaiser une fièvre qui la fait trembler encore. Elle écoute le silence... et elle les entend, dans la pièce voisine... et elle sourit... Ils chuchotent, sans doute pour ne pas la déranger, pour ne pas perturber un moment de réel repos... le premier qui lui est accordé après des semaines d’un travail épuisant

C’est corps douloureux qu’elle se redresse, qu’elle se lève... qu’elle les rejoint

Xavier, au bruit de la porte est déjà près d’elle
Tu aurais dû m’appeler

J’ai craqué, Xavier... J’ai dû me couvrir de ridicule

Au contraire, tu les as tous envoûté

Je me sens comme vidée... épuisée
Tu as trop donné, ce soir, chérie... bien trop

Et je voudrais en offrir davantage... à tous... à toi

A moi ? Alors, pour moi, apprends à te préserver, toi... Mais ta partie est déjà gagnée, et demain, tu verras, ce sera bien plus facile

Je l’espère... Et vous deux

Victor rit, bouscule gentiment Sylvie

Regarde-la, elle en pleure encore, et nous avons eu droit à tout l’éventail de ses émotions. C’est ta meilleurs spectatrice

Une inconditionnelle ! Et après ? Et toi, tu as beau jeu de te moquer de moi... Si tu l’avais vu, Fran, pas moyen de le distraire de la scène

Je te crois... J’ai faim ! J’ai à nouveau faim

Cela fait des jours qu’elle se *******e de picorer, l’estomac noué de trac, incapable d’assimiler la moindre nourriture consistante

Ça tombe bien, Sylvie et moi, nous avons préparé un petit souper de fête que tu as tout intérêt à ne pas bouder... et

Un regard vers Xavier, pour capter son attention, et l’informer d’une attitude qui le préoccupe

et là, ce n’est plus l’ami qui te parle, mais le médecin... c’est clair

Bien... docteur

Une situation dont Xavier est pleinement conscient et qui l’inquiète... Pour l’instant, elle souffre de trop de fatigue accumulée après un excès de tension émotionnelle, et elle va s’en remettre... très vite... Mais ensuite

Elle ne sait pas... elle ne va pas avoir seulement cela à affronter... Elle ne sait rien du monde dans lequel elle va graviter dorénavant, un monde qui a peu de pitié, un monde hérissé de rivalités et de jalousies, où se battre pour un rôle, pour exister dans la mémoire des uns, retenir l’attention des autres, ne se fait pas toujours avec élégance et finesse, ni proprement parfois. Et elle n’a pas appris comment y résister... elle n’est pas armée, pas endurcie... pas encore... Et le sera-t-elle un jour

Elle n’est que rêves, qu’illusions... trop candide, trop idéaliste

Comment faire pour la protéger ? Et elle va devoir lutter seule, l’aide qu’il pourrait lui apporter ne saurait que l’affaiblir. Ses forces, elle devra les trouver en elle, et lui, il devra se *******er de la conseiller et la soutenir, de lui montrer la voie. Et elle va partir, elle va le quitter. Longtemps. Ici, mais ensuite d’autres villes, d’autres lieux, Paris, également. Elle n’y a pas pensé encore, toute à cette première fois, elle n’a pas vu plus loin

Mais elle lui reviendra.... ils ont toute la vie... toute leur vie

Il se force à sourire, pour ne pas gâter sa joie et ne pas ternir la fête, et le repas terminé, il veille, avec Victor à ce qu’elle aille reprendre des forces

Dors, il faut que tu dormes, Vic et moi, nous allons raccompagner Sylvie

Tu ne reviens pas

A ton réveil, je serai là... tu dois surtout te reposer, nous aurons le temps, demain, de parler de tout ça.... Maintenant, dors, Chérie, c’est le plus important

Déjà assoupie, avant même que la porte ne soit entièrement refermée

Ils ramènent Sylvie à son studio tout proche, restent près d’elle, un instant, puis se retrouvent seuls, au pied de l’immeuble, comme au terme d’une course épuisante

Je vais partir, Xavier

Quand ? Pourquoi ? A cause de nous

Non, c’était prévu depuis longtemps

Il n’a fait qu’en retarder l’échéance. Son ordre de départ est arrivé au courrier du matin. Dans cinq jours il partira avec un groupe de bénévoles, dans le cadre d’une mission humanitaire. Trois mois, peut-être plus, il verra sur place. Pas vraiment décidé à ouvrir un cabinet, il a pensé se rendre utile ailleurs. Francie ignore tout. Demain il sera bien temps de l’en informer

Vous allez lui manquer... nous manquer

Nous nous écrirons, tous les quatre. Et puis, je la laisse en de bonnes mains, et vous savez bien que, sans cela, je ne partirais pas

En fait, chacun va partir de son côté. Francie est sur une route qui doit l’emmener dans d’autres lieux, auprès d’autres êtres à séduire. Xavier ne pourra pas la suivre partout, il ne le faut pas d’ailleurs. Mais, au moindre appel, au premier signe de sa part, il est prêt à la rejoindre
Sylvie est prévenue

Oui, je n’ai pu l’éviter, nous étions ensemble à la réception du télégramme. Mais, pour une fois, elle a su tenir sa langue. C’est une chic fille

Plus que ça... pensez à elle, Vic... elle vous aime

Sylvie ! M’aimer ! Vous avez réussi à me mettre de bonne humeur

Lui veulent-ils tous tant de misère ? Que le ciel le préserve de son bout de chou, un adorable papillon qui va de cœur en cœur sans se poser jamais

C’est sérieux, ne soyez pas dur avec elle, ne l’oubliez pas dans vos lettres. Elle ne se pose pas, c’est vrai, parce que un seul saurait la retenir et celui-là ne la voit pas... Vous allez laisser un grand vide dans sa vie et nous n’arriverons pas à le remplir, France et moi

Vous vous trompez sur ce qui nous unit, j’aime ma puce comme une sœur, et elle me le rend bien, c’est tout... et nous nous connaissons depuis si longtemps

Depuis le coeur de l'enfance ! Bien avant que Fran n’apparaisse dans leur vie. Elle leur est arrivée un jour, brisée par le décès de ses parents. Ceux de Sylvie ont obtenu d’en avoir la garde, et lui, comme toujours, il se trouvait là quand ils l’ont ramenée avec eux

Et elle les a ensorcelés

Elle s’est battue, toujours, jusqu'à obtenir son indépendance... et elle les a entraînés après elle, sans le savoir

Lui, des études de médecine, ici ou ailleurs, aucune importance

Mais Sylvie

Sylvie, elle, a tout abandonné, ses parents, sa maison, sa sécurité. Elle a trouvé un emploi à la faculté et depuis, elle est là, fidèle à chacun, se partageant entre eux et les soulageant de bien des corvées. Un être exceptionnel, qui ne mérite pas un semblant d’amour, ni un mirage... qui a droit au meilleur

Elle connaît mes sentiments pour Francie, et elle m’a toujours soutenu

Nous veillerons sur elle de notre mieux, mais, pour tous, ne restez pas absent trop longtemps

Merci Xavier. Et vous, ne roulez pas trop vite en voiture, Francie en a une peur bleue. Elle ne conduit pas d’ailleurs. Elle n’arrive pas à se guérir de cette hantise depuis l’accident qui lui a enlevé ses parents, et un oncle... perdu de la même façon

Je suis au courant, et, si elle le pouvait, elle jetterait les clés de contact. Venez, il est temps pour nous aussi de prendre un peu de repos

Cinq jours ! A peine le temps de réaliser ce qui leur arrive... Les derniers préparatifs les ont suffisamment occupés pour escamoter leur peine. Encore quelques recommandations et les voilà tous, à agiter les bras

A se regarder s’éloigner

Et pour ceux qui restent, chacun sait ce qu’il porte en lui

Xavier, la perte d’une présence sûre auprès de Francie, et aussi un ami sincère

Pour elle, une partie de sa vie qui s’en va, la quitte

Mais pour Sylvie... Pas de mots pour décrire le vide, le froid qui s’installent en elle. C’était inévitable. Elle le savait

Et dans quelques jours, encore une séparation... une autre déchirure... Francie va prendre son envol, poursuivre ailleurs le succès

Elle va rester seule, avec ses souvenirs pour seuls compagnons. Et avec Xavier, ils seront deux à parler des absents

Seule ? Non pas elle ! Elle va bien trouver un moyen ! Elle en a toujours trouvé

Un moyen ? Oui... elle sait ce qu’elle va faire

Il y en a un des deux qui a vraiment besoin d’elle, et ne se doute pas de ce qu’elle lui réserve

Et maintenant à Victor de se tenir sur ses gardes ! Après tout, sans bataille, il ne peut y avoir de victoire, et à assumer une défaite, autant que ce soit sans regrets inutiles

- Francie, dès que possible, je pars le rejoindre

- Toi ? Mais, comment

- Je ne sais pas encore, mais ne t’inquiète pas, je trouverai

- Toute seule ? Tu ne sais pas ce que tu dis... et il ne l’acceptera jamais

- Qui te dit que je vais lui en demander la permission ! Après tout, le monde est ouvert à tous, et je suis libre d’aller où bon me semble

- L’endroit est dangereux... il y a tant de dureté, de misère. Tu n’es pas prête pour cela

- Je n’en sais rien et toi non plus, d’ailleurs, nul ne sait de quoi il est capable avant de se frotter à des situations difficiles

- Xavier, dis quelque chose, aide-moi à la raisonner ! Elle en est capable, tu sais

- Je le crois aisément, je la connais bien maintenant, et je suis d’accord avec toi, il n’est pas question de la laisser foncer ainsi, tête baissée, droit dans l’inconnu, mais

- Tu vois, Sylvie ! Il

- Attends… parce que… je la comprends également... parce que j’en ferais autant pour te retrouver, toi... alors, si elle tient vraiment à partir, je pourrais, peut-être, l’y aider

- Xavier, non

- Oui, chérie, et nous devons la laisser faire. Je connais quelqu’un qui peut lui permettre d’aller où son cœur l’appelle en toute sécurité, dans un environnement plus calme... à l’arrière-garde en quelque sorte

- Ce serait merveilleux ! Tu n’écoutes pas cet esprit alarmiste et tu m’expliques tout

- Ils sont fous ! Complètement fous ! Et moi, dans tout ça

- Tu peux m’aider à faire mes valises, j’en emporte toujours trop et tu sais si bien définir l’essentiel. Ne sois pas triste, moi je suis heureuse. Si tu savais ! Et la tête qu’il va faire en me voyant ! J’en ris rien qu’à l’imaginer
- Ne compte pas trop là-dessus, il va être furieux contre toi, et encore plus après nous qui t’aurons laissé faire. Nous n’en sommes pas sortis ! Il est capable de te ramener... même de force

- Ne pas y compter ? Attends, je saurai bien en faire mon affaire, et puis, je verrai sur place ! Xavier, tu veux bien m’en dire plus ? Tu sais, sous mes allures d’écervelée, je suis très bonne en organisation, en gestion des stocks, et plein, plein d’autres choses. D’ailleurs, tout ce qui se rapporte à la documentation et à la paperasserie n’a aucun secret pour moi. Tu crois vraiment que je peux être utile

- Doucement, nous avons le temps. Dès notre retour je contacte mon ami Patrick. Il s’efforce de recruter des bénévoles, il doit partir dans quelques semaines, au même endroit que Victor. J’ai la bizarre impression qu’il va avoir subitement besoin d’une secrétaire. Et c’est si difficile à trouver par les temps qui courent ! Il va s’épuiser à sa recherche, si on le laisse faire, qu’en penses-tu

Pauvre garçon ! Une pitié. J’en suis émue au point de ne pouvoir me retenir de lui proposer mes services. Xavier

Oui

Je crois que je t’adore. Alors ? Ce numéro de téléphone, dis vite, c’est quoi

Hé, je suis là ! A vous écouter, tout devient possible. J’en ai presque envie de partir moi-même.

Chérie, tu vas le faire aussi. Laisse-la se battre pour lui
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classicoofou 06-03-08 11:56 AM

12





Le Caire. Déjà et pas même à mi-chemin. Encore l’Egypte, le Soudan, et jusqu’au sud de l’Ethiopie, à la frontière de la Somalie. Demain, encore un avion, direction Bur Sudan, la prochaine escale. Pour des formalités administratives et l’embarquement de quelques colis destinés au poste de Damot. Puis une avant-dernière étape, Adis Abeba, dans des conditions encore confortables. Ensuite, ils devront se *******er de camions.
Victor a chaud, non habitué à ces climats, et pourtant, le cœur est plus léger. Tous autour de lui éprouvent les mêmes émotions et plusieurs parmi eux en sont, comme lui, à leur première expérience.
Une ville extraordinaire, et avec ses trésors d’architecture, un lieu magique pour l’art. Ils sont restés longtemps à contempler la Mosquée Al-Azhar et l’université musulmane attenante. Profitant des heures vides devant eux, ils ont suivi le Nil sur lequel flottent les îles de Gesireh et de Rodah. Ils se sont aventurés jusqu’à Guizeh, d’où ils ont admiré les grandes pyramides. De loin, de trop loin.
Pris par le temps, ils sont revenus par le Vieux Caire et sa Citadelle. Surpris par la chaleur de l’accueil des cairotes.
Une nuit, trop courte, à discuter très tard. Trop tard. Avec le curieux sentiment de se trouver là, presque en touristes, oublieux, pour un moment encore, du but final de ce long voyage, remplissant leurs yeux et leurs cœurs d’images belles et douces.
Un avion, le lendemain dès six heures les emporte jusqu’à Bur Sudan. Là, surprise de dernière minute, un car asthmatique où ils entassent leurs bagages. Les colis ? Rien en attente et personne ne sait. Des heures perdues en recherches infructueuses. Ça ! Un car ? Un engin d’un autre siècle pour les conduire à petite vitesse, ne leur épargnant rien, ni trou, ni bosse, ni poussière, ni chaleur, jusqu’à Asméra.
Ils ont traversé le Soudan de nuit, et dormi, très mal, sur des sièges de torture, pour se réveiller, au matin, en Ethiopie, aux portes de Asmera. Pour une nouvelle journée de démarches épuisantes pour certains.
Victor hésite devant ce qui semble être un bureau de poste. D’où il pourrait appeler, du moins tenter de joindre, quelques minutes, ceux qu’il a laissés derrière lui. Non. Pas encore, il est trop tôt. La blessure saigne tant. Il confie à un supposé employé son trésor, deux lettres, renfermant ses premières impressions, si fortes qu’elles pèsent une fortune.
Pour sa Douce et celui qui se tient près d’elle, des mots, des phrases, leur apportant ce que ses yeux ont emmagasiné, avec calme, sérénité.
Pour son « bout de chou », la première de celles qu’elle recevra si tard, avec toutes ses joies, mais aussi ses craintes et toute la souffrance qu’il porte en lui. Il faut qu’il parle, qu’il vide son cœur, qu’il se libère enfin de tout !
Le véhicule les emmène ensuite jusqu’à Mékélé, où ils passent la nuit, dans des conditions plus que rustiques mais un paradis par rapport à la précédente. Pour en repartir, dès l’aube, profitant des heures encore fraîches, en direction d’Adis Abeba. Les fameux colis, tant cherchés durant leur seconde escale, y sont, les y ont précédés. Dans l’avion qu’ils devaient prendre et qui n’a pas pu les attendre à cause d’une urgence plus au sud. Encore plus au fond de la Somalie. Qui doit revenir, pour eux, dès le lendemain et les déposer à une vingtaine de minutes de leur but final.
Au bout du compte, les difficiles conditions, les contraintes, cette promiscuité, imposées dès le départ, ont déjà créé des liens. Et ces heures vides. Qu’ils meublent à se dévoiler, à se reconnaître des affinités, à nouer des amitiés. Hors Victor, solitaire, encore enfermé dans ce monde de souvenirs qu’il porte en lui. Nouvelles lettres pour lui, il ne garde rien, déverse jusqu’à la moindre de ses émotions sur ces pages noircies.
Enfin, trois véhicules tous terrains, ceux qui vont les accompagner tout au long des mois à venir, et au bout de la route, Damot. A un coup d’aile de la frontière entre l’Ethiopie et la Somalie. Des tentes, quelques cases éparpillées, un petit dispensaire en dur. Des vieillards et des enfants. Des femmes, portant accroché autour de leur buste ravagé, presque toutes, un petit corps. Un prolongement à leur misère, à leur souffrance. Et sur tous ces visages, une joie tenace. Un espoir que les nouveaux arrivants ont oublié exister.
Leur arrivée, chez eux, durant la période de leur volontariat. Un mois pour certains, deux pour d’autres, pour Victor, trois au moins. A se dévouer, s’oublier eux aussi. Avec ce qu’ils ont, chacun à leur manière, laissé, très loin, dans leur passé. Une fête. Des nouvelles, des questions, chacun raconte. Celui qui est là, en attente de départ, informe. Celui qui arrive, assure la relève, écoute. Prend à son compte l’héritage de ceux qui l’ont précédé. Vic est prêt. A tout voir, tout subir, tout donner.
Il est chez lui. Et là, il veut renaître.
Au matin, très tôt, Victor est assis, seul, à l’ouverture de la tente qu’il partage avec deux compagnons. Il respire les senteurs qui glissent vers lui, s’imprègne de silence alors que la brume, vapeur de chaleur naissante, s’accroche déjà aux rares broussailles qui entourent le campement. Les pires conditions. Il ne s’attendait pas à cela. Pour beaucoup de situations, ils devront agir avec des moyens rudimentaires. Ils vont être livrés à eux-mêmes pendant au moins trois semaines. Sans nouvelles ni assistance de l’extérieur.

classicoofou 06-03-08 12:02 PM

13









Paris : La ville lumière, celle de tous les défis. Francie y est. Il lui faut patienter jusqu'à demain. Ce premier rendez-vous, elle en savoure l’attente. Un mois s’est écoulé depuis ses débuts avec, chaque soir, la même béatitude quand elle quitte la scène. Xavier n’est pas avec elle. Il ne la rejoindra que quelques heures avant la représentation. Il a tenu à épauler Sylvie en tout. Cette petite folle part vraiment. Son avion précède celui de Xavier de quelques minutes. Chacun dans une direction. Que va-t-elle trouver si loin

Francie frissonne. Soudain, sa vie passée semble voler en éclats. Tous ses amis, partis, loin, très loin. Ses parents, disparus et ceux de Sylvie, qu’elle aime tendrement, dans ce pays des Landes, au bord de l’Atlantique. Sans oublier cet homme, qu’elle attend, qu’elle voudrait près d’elle. Dans une ville, au sud, presque posée sur une autre nappe bleue. Ceux qu’elle aime, dispersés, en France et ailleurs

Les rivages de la Méditerranée, les calanques, les criques transparentes, à l’eau si froide, si pure parfois. Avec Victor, son cher Vic, et Sylvie. Leurs promenades, qui les menaient à l’intérieur des terres, ces belles étendues de vignobles, ces petits villages, et les Alpes

Leurs longues marches au travers des Alpages de Dormillouse, dont ils rentraient tous les trois, épuisés et ivres d’air pur. Tous ces chemins, autrefois ignorés des touristes. Leurs recherches pour trouver des vallées encore vierges, ou si peu connues, qu’ils imaginaient les découvrir. Pas forcément les plus belles mais ils en faisaient les leurs. Et leur appartenant en devenaient plus chères à leur cœur

Leurs excursions entre la Suisse et l’Italie, au cœur de cette merveilleuse région des Lacs. Tous ces diamants, à l’eau incomparable, disséminés par une main divine à la face de la terre

Toujours tous les trois. Combien ils lui manquent

Xavier, avec lui, elle n’a pas les mêmes souvenirs. Dans cette fraction de sa mémoire, il n’existe pas. Leur histoire se construit, petit à petit. Mais, s’il ne fait pas partie d’hier, demain, lui appartient et elle ne l’y voudrait pas seul. Tous les garder, construire son avenir en préservant son passé

Pour se protéger ? Parce qu’ainsi, elle retrouve la sécurité ? Elle doit accepter le fait qu’ils ne sont pas sa propriété, que leur vie leur appartient. Elle s’effraie de cet instinctif égoïsme qu’elle découvre parfois en elle

La dernière répétition

Toujours une fête. Ensuite, une promenade dans cette ville qu’elle doit apprendre à aimer. Les vieux quartiers. Montmartre, les Buttes, le Sacré Cœur, Pigalle. Elle en a rêvé, de toute petite. Paris, un miroir aux alouettes ? Peut-être. Mais elle y est, et cette ville qui se dresse devant elle, Francie compte bien la conquérir

Aix. Dans son studio Sylvie est assise sur le lit. Mains sagement croisées sur les genoux, elle regarde, un peu hébétée, les valises et les paquets qui l’entourent, les malles à réexpédier chez ses parents et qu’on viendra enlever dès demain matin. Tout est décidé. Elle n’a plus la possibilité d’un recul. Son studio ? Perdu. Bail résilié. Son emploi ? Fini. Elle a démissionné. Francie ? Loin, Paris l’a capturée. Pour la première fois, elle a peur. Comment va-t-il la recevoir ? Il va certainement se mettre en colère. Ne pas la vouloir à ses côtés. Elle a été folle

Elle semble soudain le traquer. Le poursuivre. Et toutes ces semaines sans nouvelle, sans un mot ni un appel. Rien de lui. A croire qu’il les a effacées de sa mémoire, toutes les deux

Pauvre Victor. Elle sait depuis si longtemps le mal qui le ronge. Jusqu'à partir si loin pour tenter de s’en guérir et elle va tout lui ramener. La présence de Francie, les sourires de Francie, son rire aussi, ses gestes. Et leur goût pour la danse. Comme ils étaient beaux, ensemble. Francie. Sa vie. Il va la questionner, la remplir de son attente. Et elle, stupide écervelée, elle va ranimer toutes ses peines. Avec elle, elle emporte ce qui a compté dans sa vie, toujours trois, eux trois. Elle va lui jeter ses souvenirs au visage et les rendre plus présents, plus vivants que jamais. Comment tout lui restituer, sans le perdre lui ? Elle verra bien sur place. Elle ne peut pas échouer. Et puis, c’est trop tard, elle ne peut plus revenir en arrière

classicoofou 06-03-08 12:08 PM

Vivement que Xavier arrive. Avec lui, tout est si simple. Il a tout arrangé, il a aplani les difficultés. Les vaccins, les formalités à remplir. Toujours présent, sa sérénité, son calme la réconfortent. Ils ont le même entêtement. Mais il a une sorte de force tranquille qui donne aux événements une dimension plus réelle. A ses côtés, elle se sent... protégée. C’est ça. Rien n’est impossible avec lui. Il a compris sa détermination, l’a soutenue. Prenant son parti même contre Fran

Elle a été, à son vif regret, la cause de leur première querelle. Il n’a pas cédé d’un pouce devant les larmes de son amie, prise de panique à la veille de son départ pour la capitale à imaginer « cette petite oie blanche » s’embarquer avec des inconnus vers un village dont elle ignorait le nom quelques jours auparavant. Dans un pays si loin de ce qu’elle connaît. « Elle va se perdre ». Ou bien retrouver les bonheurs d’hier

Le carillon de l’entrée. Xavier. Elle sort de son abattement. Ce n’est pas lui. Un voisin, qui lui tend deux, non trois enveloppes épaisses. Le facteur les a déposées le matin même, par erreur, dans une autre boîte. Il est désolé de son départ. Ils l’aiment bien, tous, dans le bâtiment. « Une gentille fille, bien sympathique ». Sylvie a hâte de le voir partir, reçoit ces mots avec indifférence. Les lettres brûlent ses doigts. Il part. Il part enfin, et la laisse seule. Plus d’un mois sans nouvelle et soudain tout cela. D’un coup. Elle le touche, le vit au travers du papier. Ne peut se résoudre à en décacheter une seule

Adis Abeba, Damot... Asmera, la première, la plus lourde, la plus pleine de Victor. Non, pas ce soir. Demain dans l’avion, elle les ouvrira, elle suivra son trajet et à travers les lignes verra le monde avec ses yeux. Elle a peur aussi de ce qu’elle risque d’y trouver. Peur que, quelque part, un mot, une phrase n’entame son courage. Elle les lira, il lui faudra bien en avoir la force, pour savoir enfin. Etre certaine de ne pas se tromper

Encore la sonnette à la porte. Cette fois c’est bien Xavier. Il est là. Elle court, le bouscule, le tire à l’intérieur, pressée de partager avec quelqu’un, avec lui surtout, cette allégresse qui la submerge

Regarde, tout cela, tout cela de Victor

Et ça le fait rire. D’un rire heureux, pour cette joie qui déferle d’elle, pour cette fougue qui anime ses joues, qui allume dans ses yeux des étincelles radieuses

Tu ne les ouvres pas

J’ai attendu jusqu’à maintenant. Demain, ce sera mieux

Xavier lit en elle comme s’il ressentait les mêmes émotions. Elle espère et redoute, voudrait être déjà là-bas, et aussi n’y arriver jamais

Tu sais, j’ai peur. Et s’il me repoussait

Victor ? Il peut, en effet, ne pas répondre à cette attente qu’elle a de lui, il va certainement se mettre en colère, mais surtout contre les risques qu’elle va prendre, pas contre ce minois triangulaire, ces boucles mousseuses, ce nez fripon, cette miniature d’apparence fragile et en réalité dotée d’une détermination capable de la mener au bout de soi. Mais la repousser... Il sera étonné, surpris, fâché et finalement heureux de la retrouver. Ils ont tant en commun

Je ne crois pas. Il fuit, mais pas devant toi. Toi, tu seras sa bouffée d’air frais. Attends le moins possible et tout ce que tu recevras sera important. N’exige rien de plus
Toi aussi

Que peut-il faire d’autre ? Francie lui manque et son absence le brise. Lui demander de renoncer à tout ce qui fait sa vie ? Il ne s’en reconnaît pas le droit. Sans doute le meilleur moyen pour l’éloigner bien plus de lui

Aussi. Je la laisse, libre, toute à son rêve

Pas Victor, sa vie n’est pas où il est en ce moment

Tu n’en sais rien. Ses lettres sont de plus en plus sereines. A travers ce qu’il nous décrit, il semble se détacher de ce qui faisait sa souffrance. Et aussi, il est tombé amoureux

Amoureux ? De qui ? Il vous l’écrit ? Où

Arrête, moineau. Il est amoureux de quelque chose pas de quelqu’un. L’Afrique l’a capturé

Si en plus je dois me battre contre tout un continent, je ne suis pas sortie de l’auberge. Je vois ce qui m’attend. Afrique, je vais t’adorer

Victor la connaît-il vraiment ? L’a-t-il vu grandir seulement ? Quoique « grandir », c’est beaucoup dire. Il est l’heure de la distraire, de l’aider à accélérer la fuite du temps

Allez, petit moineau, je suis certain que tu meurs de faim

Puce, moineau, bout de chou. J’en ai par-dessus la tête. Qui peut me prendre au sérieux après ça
Notre ami Patrick. Il ne t’aurait pas emmenée seulement pour tes beaux yeux ou pour me rendre service, sais-tu ? Et puis, c’est vrai, je n’y peux rien, tu es minuscule

Minuscule ? Moi. Tu vas me payer ça

Un dîner suffira ? On y va. Tu dois te reposer cette nuit. Le voyage va être long et fatigant

classicoofou 06-03-08 12:13 PM

14





Francie. Attends. Où vas-tu

A l’aéroport

Maintenant ? Si tu veux, je t’y accompagne

Non merci, Jacques, voilà mon taxi

Elle se précipite à l’intérieur du véhicule

Mais nous devions discuter. Francie

Démarrez, vite. Partez

Celui-là. Il lui empoisonne l’existence. Toujours à la talonner. Vivement que Xavier soit là. Ce pot de colle la laissera enfin tranquille. Elle ne sait plus comment le tenir à distance. Les mots, les rebuffades le laissent de marbre, et aussi décidé à revenir à la charge

Quelques minutes. Seulement le temps d’oublier sa peur. Cette ville est démente. La circulation, trop dense, la terrorise. Et ce périphérique qui n’en finit pas

Sylvie est dans son avion. Comment est-elle ? Fran voudrait tellement pouvoir la soutenir

Elle a l’impression parfois que les vraies batailles pour la vie, pour ce qui compte vraiment, se tiennent ailleurs. Loin d’elle. Et elle se sent impuissante. Pouvoir vivre deux vies. Sa passion et être avec ceux qu’elle aime

Elle arrive, en retard, exprès. Xavier doit déjà l’attendre. Elle n’avait pas la force de le faire. Trop d’impatience en elle. Pas en avance, dans ces grandes salles, à le guetter dans cette foule indifférente, à écouter ces voix anonymes

Elle court, vers où

Xavier la voit arriver. L’appelle. Francie. Toujours autant pressée. Il rit de la regarder, heureux, et la voilà qui calme son allure, comme retenue. Et c’est lui qui se surprend à courir vers elle

Tu m’as manqué, chérie. Ce vol n’en finissait pas

Je voudrais être chez nous

Ça ne va pas

Simplement qu’à te voir, te regarder, je me demande si cela vaut la peine de nous priver autant l’un de l’autre

Francie. Tu as des problèmes

Mon problème c’est de ne pas t’avoir avec moi. Je le réalise à l’instant

Et moi, j’en suis conscient depuis toujours. Et je l’accepte. Pour toi. Il n’y en a plus pour très longtemps

- Mais demain, tu seras encore parti. Je suis désolée. C’est venu comme ça. Je n’ai pas pu m’en empêcher. Je suis si heureuse de te retrouver et je gâche tout

- Chérie, ton indifférence, oui. Pas ta tristesse

Alors je suis triste à en mourir. Serre-moi. Très fort, tout contre toi
Viens là. Je t’aime, tu sais

Tu es tellement pour moi, je ne veux plus partir, plus jamais si loin, si longtemps

Ce n’est pas si simple, Francie. Pas dans ce milieu

Alors, uniquement avec toi, si tu veux de moi. Sinon, rien qu’avec toi

Sans le théâtre

Sans rien d’autre que toi

L’entendre avouer que plus rien n’a d’importance, hors rester près de lui. Que son amour de la scène, cette ivresse en elle devant le plaisir qu’elle a su apporter aux spectateurs, ne lui suffisent pas. Pas au point de lui dissimuler le reste

Xavier, je me suis trompée. Ils n’ont pas tous cette passion. Certains trichent

Pas toi. Seulement cela est important. Toi, et ce que tu portes en toi. Le taxi

Là-bas, un peu plus loin. Tu dois absolument repartir demain

Oui, chérie. Mais je peux me libérer dans trois jours. Je reviens dès que possible

C’est vrai ? Tu peux vraiment

Pour toi. Au bout du monde. Sèche tes yeux. Le chauffeur va me prendre pour une brute

Avec tout ce que je lui ai raconté, ça m’étonnerait

Il faut nous dépêcher. Dans quatre heures, tu dois être prête. Mais avant

Avant

Je vais te réconcilier avec la vie. Nous allons nous distraire un peu, nous allons regarder Paris ensemble.

Tu es déçu

Parce qu’elle dit l’aimer plus que la scène ? Et que lui ne veut que préserver ce qui la rend heureuse, qu’il ferait l’impossible pour la tenir hors de portée de ce qui pourrait la blesser. Mais lui imposer quoi que ce soit ? Il ne saurait s’y résoudre

Francie, tu dois prendre seule certaines décisions

Cela t’est donc égal

Pas du tout. Je ne peux pas intervenir dans tes choix. Mais c’est tout. Nous, je te l’ai déjà dit, c’est en dehors de tout ce monde que nous fréquentons. Il y a nous, et puis les autres

C’est si dur. Toutes ces nuits, ces jours. Si nous étions ensemble tout serait plus facile

Pour toi. Je ne peux pas oublier tous mes engagements, France. Comme toi les tiens

Je suis un monstre d’égoïsme

Non, seulement tu es seule. Tu as peur. Et certainement un problème dont tu ne veux pas me parler. Nous verrons plus tard. Allons, souris-moi. Je voudrais bien retrouver la personne sereine, sûre d’elle, que je connais

classicoofou 06-03-08 12:17 PM

Le taxi les emporte. L’avoir là, déjà, blottie contre lui, tête au creux de son épaule, abandonnée. Elle a maigri. Ce n’est pas seulement leur séparation. A cause de trop de fatigue. Pas encore prête à assumer cette charge, ces efforts. En elle, tout le talent du monde, pas suffisamment de forces

Pour la scène ? Non, c’est sur ces planches que Francie vit avec le plus d’intensité, qu’elle semble puiser son énergie, qu’elle s’oublie totalement

Pour affronter les réalités qui se rattachent à ce monde de chimères. Pour subir les contraintes, déjouer les jalousies, ignorer les dépits. Là, il peut l’aider

Quelque chose la dérange. Qu’elle ne sait pas affronter. Francie a peur et Xavier le devine. Un instinct de fuite en elle, qu’il ressent très fort. Il saura bien de quoi il s’agit. Il est important de lui rendre sa confiance, sa sérénité. Ce soir, il faut qu’elle soit en pleine possession de ses moyens. Après, elle choisira. Mais pas sur un échec. Elle en sortirait meurtrie

Pendant que, à Paris, une voiture emporte ces deux-là, Sylvie se décide enfin à ouvrir la première lettre de Victor. Il lui parle du Caire. De ces merveilles qui l’ont séduit. Cet avion, se rapproche de ce qu’il lui décrit si bien. Et à le lire, elle entre en territoire connu. Mais, plus loin, il vide son cœur, le lui ouvre, se décharge de sa douleur

Comment va-t-elle le distraire de toute cette peine ? Saura-t-elle, seulement, le consoler

Ils sont quatre, Patrick, Vincent, Sandrine et elle. Ils emportent avec eux des tonnes de ravitaillement, du matériel, des médicaments, diverses fournitures, et elle a dû s’occuper de tout. Elle ne part pas en touriste. Elle a trouvé du plaisir dans ces activités, y a pris goût. S’est montrée efficace, au point que Patrick s’en remet à elle pour l’essentiel. Elle servira au moins à cela. C’est terrible le travail qu’ils font. Extraordinaire. Elle est portée par un enthousiasme dont elle ne se savait pas capable. Elle s’est donnée à fond. Sans limites, d’abord pour s’empêcher de penser à l’accueil de Victor, ensuite, vraiment prise au jeu. Par pur intérêt pour la mission que Patrick lui a confiée

Ils ne changent pas d’avion. Ne font que des escales pour le carburant. Tout droit sur Adis Abeba. Elle a été prévenue, pour rejoindre Damot, les conditions seront moins bonnes. Et ils ne se baseront pas au même endroit que l’équipe qui l’intéresse. Ils se situeront à Werder, sur un point central entre plusieurs groupes. Leur poste doit servir d’intendance à tous, et n’en privilégie aucun. Les centres de soins sont installés à Damot, mais aussi Geladi, Degeh Bur, un nouveau poste en Somalie, Aynabo. Dans les prochains jours, d’autres viendront. Quand l’épidémie sera enrayée, une ou deux équipes resteront sur place et celle de Patrick, avec d’autres, partira ailleurs
Ne t’inquiète pas Sylvie, Damot est le plus proche

Je sais, regarde, j’ai la carte de la région

Tu auras toujours quelqu’un avec toi. Je suis volontaire à chaque fois

Patrick, fais attention, je pourrais te prendre au mot

Elle ne sait même pas ce qu’elle va trouver là-bas. Doit-elle tenter de joindre Victor ou attendre que le hasard le lui amène

Il est fou

Oui, mais pas de moi. Et à lire toutes ces pages, je doute qu’il le soit un jour

Brûle-les, oublie-les. Jette ces lettres, elles vont te faire du mal et diminuer tes forces

Elle ne se battra qu’après avoir pris la réelle mesure de ce qu’elle doit affronter. Un amour qui remonte à l’enfance et que le temps a idéalisé, sublimé. Mais depuis... Victor doit commencer à s’en faire une raison. Alors que pour elle.. Elle a pris conscience de ses sentiments sur une plaisanterie et il y a si peu de temps. Il a suffit de quelques mots pour lui ouvrir les yeux et réaliser que depuis toujours, elle n’attendait qu’un signe, un regard différent de Victor

Me retrouver seule avec lui, l’avoir entièrement à moi. Pour seulement quelques pas, quelques heures. Je n’avais jamais pensé à lui comme cela avant

Trop présent, trop proche

Oui, c’est vrai. Nous étions toujours ensemble. Le jour de son départ, je me suis vue mourir. Patrick, j’ai si peur

Je suis là, nous sommes tous là. Que peut-il contre une armée de preux chevaliers prêts à défendre leur Belle. Nous lui ferons mettre genou à terre et t’implorer de l’aimer

Idiot. Tout t’amuse

En tout cas, elle a ri

Ils sont encore loin du Caire, leur première halte pour un plein de carburant. Le temps les presse, bien que pour Sylvie, il devrait s’étirer à l’infini, et ce voyage durer une éternité, pour retrouver un Victor sans mémoire

Elle doit apprendre qu’un espoir déçu, ou inassouvi, ne s’oublie jamais vraiment. Il prend seulement une nouvelle dimension, parfois plus réaliste. Parce que l’homme est ainsi fait, parce que trop d’attente finit par éroder l’espérance la plus absolue

Parce que, quand un rêve se révèle inaccessible, l’être humain finit par s’en détourner, par lassitude ou par résignation, quitte à garder au fond de lui, enfoui au plus profond, un regret ou un peu d’amertume

Mais la vie continue. Elle est toujours la plus forte

Victor ne peut qu’accepter l’inévitable, à moins que

Cette femme peut-elle se tourner un jour vers lui

Francie ? Non, je ne crois pas. Entre Xavier et elle, c’est aussi fort que ce que je ressens pour Victor

Alors ? Ton Victor doit s’en faire une raison en ce moment. Il a seulement besoin d’un peu de temps. Certaines choses en demandent simplement plus que d’autres

Je suis si heureuse de vous avoir connus, toi, Xavier, vous tous. Vous savez si bien me rassurer, tout comprendre

Chacun a eu ses propres batailles à mener. Comment crois-tu que j’ai capturé le cœur de Sandrine

Vous deux ? Cachottier, tu n’en as rien dit

Je cours la rejoindre, sinon elle va m’arracher les yeux. Allez, essaie de te reposer. Nous arriverons bien assez tôt. Tout va s’arranger

Oui, il le faudra bien

Mais, elle est heureuse aussi d’être là, avec eux, de partager cette aventure. Elle a trouvé quelque chose qui lui tient vraiment à cœur et elle a hâte d’être à l’ouvrage, de donner de son énergie dans un but qui en vaut la peine

classicoofou 06-03-08 12:20 PM

15









C’est enfin terminé. Cette première représentation est finie. Francie a tout donné, tout reçu. Ils sont là, sur scène, s’inclinant encore et encore, puis, ces rappels pour elle, auxquels elle répond, sans réserve et à bout de forces. Tenir encore quelques minutes et rejoindre Xavier. Deux jours entiers à se reposer. Elle a tant besoin de cette détente

Le rideau reste immobile, ils la bousculent, la félicitent. Son regard cherche Xavier, il s’approche, elle le voit arriver, arrêté par Jacques. Encore lui

Elle ne sait plus. Ne trouve pas la force de parler de son harcèlement. De sa peur de se retrouver seule quelque part avec lui. Encore quelques jours à tenir, puis le retour au calme, avec la délivrance

Elle aime ce qu’elle fait, ce qu’elle vit, mais encore davantage les livres, les mots. Son amour du théâtre, de la scène, ne sont que son amour pour Xavier. A le voir vivre ce monde, elle a voulu y vivre aussi mais sans lui, il ne l’intéresse plus vraiment. Etre comédienne, actrice, tout ce que l’on veut, pour se rapprocher de lui. Dans ces salles sombres où elle se cachait, elle a tout confondu. Lui, lui seul. Depuis tout ce temps, sans comprendre

Jacques, dès le début des répétitions, à la poursuivre. Comment en parler à Xavier ? Elle doit être de taille à s’en sortir seule. Ne pas ajouter à son inquiétude. Tous, ils sont tous à lui jeter des regards pleins de sous-entendus. Jacques, devant les autres, se comporte, avec elle, comme en terrain conquis. Elle est souvent tenue à l’écart de leurs discussions, les conversations s’arrêtent quand elle arrive près d’eux. A croire qu’elle est intime avec Jacques au point de lui raconter tout ce qu’elle peut entendre à son sujet. Ou alors, les propos tenus doivent la concerner. Qu’imaginent-ils sur ses relations avec cet homme

Comment maintenir Xavier dans l’ignorance, à l’écart de ces ragots méprisables ? Elle le connaît si bien. Sait combien il peut se montrer impitoyable. Jusqu’où peut aller sa colère. Et tout cela ne mérite pas tant d’intérêt. Elle s’en sortira seule. Elle rejoint les deux hommes. Il est temps pour Xavier et elle de quitter cet endroit. De se retrouver seuls. Ils ont si peu de temps. Demain va déjà le lui reprendre

Chérie, tu as été extraordinaire. Qu’en pensez-vous, Xavier

Comme à son ordinaire. Bonsoir Jacques, je le regrette mais nous devons partir. Très heureux de ces quelques mots. Mais ils montrent qu’il y a une chose que vous semblez ignorer, Mademoiselle Belmont et moi, sommes pratiquement fiancés. Viens France

La voix, une résonance dure, sèche. Les doigts serrent très fort le bras de Francie, l’entraînent, la tirent

Pratiquement fiancés ? Que se passe-t-il

Rien, sinon m’éloigner de ce type. Dès que tu en as terminé, tu rentres. Pas une minute de plus ici. Tu aurais dû m’en parler

De quoi

Ne me cache rien, France. Je connais ces gens. Surtout de cette espèce. A l’écouter, tu serais dans son lit depuis le début des répétitions


Je sais. Pas toi. Rien de cela ne te ressemble. Garde-toi bien d’écouter tout ce que des individus comme lui peuvent te raconter

C’est affreux. Tous pensent de même. Je ne savais comment

Que croyait-elle ? Qu’il allait prêter une oreille complaisante à ces calomnies. Qu’il allait douter d’elle, d’eux. De ce qu’ils ressentent l’un pour l’autre. Il est temps pour Francie d’ouvrir les yeux, de grandir, d’apprendre à discerner l’irréel du tangible

classicoofou 06-03-08 12:23 PM

Elle mélange tout. La scène qui la grise avec la réalité ; les personnages dans lesquels elle se confond et les êtres, réels, qui évoluent autour d’elle ; cet univers en carton pâte, de situations imaginaires, de sentiments qui ne sont que caricatures exagérées, tant dans l’idéal que dans l’absurde avec les rues, la vie, les émotions totalement humaines. Si elle ne peut se résoudre à isoler le vrai du faux, à cesser de prêter à chacun ses rêves et ses attentes, à reconnaître que sur ces planches tout n’est que mensonges, elle ne résistera pas à ces pressions

France, il ne faut pas ignorer la réalité dans laquelle tu vis. Tout n’est que fumée, illusions. Sauf ce que tu ressens vraiment. Tu ne dois croire qu’en cela. C’est cela seulement qui a de l’importance

Il me fait si peur

Il t’a ennuyée jusqu’à quel point

Non, je t’en prie, ne te mets pas en colère. Ce n’est rien. C’est de ma faute. C’est seulement que je n’ai pas l’habitude de ce genre d’individu. Avec Sylvie, Victor surtout, je n’ai jamais eu besoin de m’en défendre. Maintenant il va me laisser tranquille, j’en suis certaine. Il a dû comprendre pour nous deux

Cette espèce revient toujours à la charge. Tiens-toi le plus loin possible de lui

Les ragots, les calomnies peuvent faire plus de mal que la vérité. Cela aussi, elle ne doit pas l’oublier

Et apprendre à rendre coup pour coup, à se protéger, se défendre, se battre. Ne pas laisser qui que ce soit abîmer ce en quoi elle croit. Ne pas fuir devant la bêtise de certains.

Francie, ne crains pas de lui montrer qu’il t’ennuie

L’ironie est une arme mortelle. Celle que les individus tels que ce Jacques redoutent le plus. Francie sera de taille, un jour, à la manipuler avec précision. D’ici là

- Ridiculise-le, devant tous, et crois-moi, après, il te laissera tranquille. Tu auras un ennemi mais tu sauras comment le combattre

Promis. Je suis tellement soulagée. Tu as raison, j’aurais dû t’en parler dès ton arrivée

T’embrasser devant eux comme j’ai envie de le faire en ce moment, c’est le meilleur moyen de les faire taire

Et tu attends quoi

Qui sait ? Que tu me le demandes

A chaque fois

Pourquoi pas

Tu vas vite te lasser de m’entendre. Je t’aime

Viens, quittons tout cela. Nous deux, rien que nous. Et à propos de fiançailles ? Ça te dirait

Comme ça ? Maintenant

Je dois mettre un genou à terre

Non, Seigneur, non

Non ? Tu ne veux pas de moi

Arrête, tu me fais dire n’importe quoi, bien sûr que je veux de toi, tout le temps, toute ma vie. Tu es fou. Si vite

Pour moi, je ne vois rien d’autre à faire

Moi oui

Quoi donc

Viens, je vais te montrer. Si tu m’embrasses encore, et encore, et encor

classicoofou 06-03-08 12:27 PM

16









Une nuit, une seule, et déjà l’heure de se séparer

Tu ne veux pas partir avec moi ? Deux jours, tu pourras reprendre l’avion après demain

J’aimerais bien Xavier, mais d’après le message reçu ce matin, je dois répéter quelques scènes

C’est bizarre. Maintenant ? Tout est au point

Je ne sais pas, ils disent vouloir changer certaines répliques. Tu crois que je peux éviter d’y aller

Hélas, non. Ton contrat t’oblige à assister à toutes les répétitions où ta présence est jugée nécessaire. Ces modifications concernent-elles ton personnage

Je n’ai rien eu encore. Je saurai sur place. Mais ne t’inquiète pas, j’ai fait le plein de force. Et puis, tu m’as promis de revenir dans trois jours. Je résisterai bien jusque-là

Téléphone-moi, au moindre problème. Francie, fais-le

C’est juré, va, c’est ton vol qu’on appelle

Trois jours passent vite. Tiens-toi loin de

Je sais, je ferai attention. Pars vite, ou je ne te laisserai plus le faire

A bientôt, Fran, je t’aime

Il part, il est parti. Elle doit rentrer, retourner là-bas. Ils ne l’auront pas. Elle sera plus forte qu’eux. En elle la colère monte, elle est certaine que le message ce matin à l’aube, ils dormaient encore, n’a d’autre but que la retenir ici. Une bassesse de ce crétin de Jacques. Pour se mettre entre eux, les empêcher de vivre pleinement le peu de temps qu’ils avaient à se partager. Elle devait être sur place à huit heures. Il en est maintenant près de dix

La rage s’installe en elle, la possède peu à peu. Il va bien voir. Il va finir par comprendre une fois pour toutes

A son arrivée au pied de la scène, elle n’a rien perdu de sa fureur. Onze heures et seul Jacques est présent

Jacques, puis-je savoir ce que cela signifie

Nous t’avons attendue, puis nous avons commencé et enfin terminé sans toi

Cela, je m’en moque, d’où vient cette idée de reprendre les dialogues

De moi et je suis navré si cela te pose un problème
Vous en avez modifié plusieurs

Finalement, non. Aucun. L’auteur s’y oppose

Cela ne m’étonne pas. Tu crois avoir gagné

Je ne comprends rien à ton insinuation

Toutes tes manigances. Elles ne me font plus peur. Demain, devant tous

Demain

Oui, ils sauront ce que tu es

Et toi, pauvre idiote, que crois-tu donc être

Moi ? Il ne s’agit pas de moi, mais de ton comportement, de ton attitude envers moi vis-à-vis du reste de la troupe, de tes allusions à une possible liaison entre nous devant Xavier

Xavier, tu veux en parler de ton Xavier ? Tu ne sais rien, ma belle, rien. Tu es là à cause de lui

Je sais, il me laisse libre de vivre ma vie sur scène

Il t’y a placée, oui

classicoofou 06-03-08 12:39 PM

Placée ? Il raconte n’importe quoi. Xavier et elle. Il ne sait rien sur eux, ils ne se connaissaient pas à cette époque, et lui ne veut que la blesser

Tu veux voir sa lettre de recommandation

Que croit-elle ? Une pimbêche qui pense que tout lui est dû et cela parce que quelqu’un a eu la faiblesse d’aplanir la voie devant elle. Xavier Brussac. Il se sert d’eux comme il le fait d’elle. Il lui a donné le moyen de faire ses armes, sans risque, et il attend, qu’elle devienne meilleure, qu’elle soit digne de ses œuvres... à lui. Elle a tout intérêt à ne pas se laisser aveugler par d’éventuelles promesses. Xavier n’est pas meilleur, ni plus honnête qu’un autre, il excelle dans l’art de manipuler les êtres, et tous ses actes n’ont d’autre but que de se l’attacher. Des fiançailles. Rien que ça, et elle y a cru. Un jour il lui proposera un rôle dans une de ses créations, et elle, confiante, sera ravie d’accepter, et à ses conditions à lui. Ensuite, quand il en aura fini avec elle, il oubliera le reste.

Mais pour l’instant, il ne la lâchera pas. Xavier n’est pas stupide au point de la laisser filer. Elle lui doit ses débuts, elle lui devra sa célébrité, et il sait qu’il en profitera aussi. Un jour, son nom sur une affiche, celui de Belmont, attirera, à lui seul, bien plus de spectateurs que celui d’un metteur en scène ou qu’un titre de pièce. Elle a du talent, bien plus que cela, elle est... comme un diamant brut qui s’habille d’éclats sous les doigts patients de l’orfèvre avant de se livrer totalement à l’admiration de tous.

Tu vis le théâtre. Et cela il l’a bien vu

Non. Ca, c’est faux, vois-tu, il ne le savait pas car jamais il ne m’a vue sur scène. Xavier ne me connaissait pas cette envie de vivre sur les planches, il ne m’a même jamais entendue, je n’ai su que le mettre en colère, et il m’avait chassée. Tu t’es trompé, Jacques, tu en as trop dit cette fois. Finalement, au lieu de me fâcher, j’ai envie de te remercier

Crois ce que tu veux, après tout, je m’en moque. Sois là à quatorze heures, nous répétons et avec tout le monde

Oui, elle y sera, bien plus forte

Il a perdu

Tout n’est que mensonges

Dans quinze jours, son contrat la libérera… quinze jours et elle leur montrera… à tous ! Et elle les fera taire

Du talent ? Oui, mais pas seulement ! Elle vit, aime, elle est France Belmont. Tout, elle va tout donner… pour que Paris se souvienne d'elle, et puis

Puis, adieu : Elle rentre chez elle

classicoofou 06-03-08 12:42 PM

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Vous devez remplir les formulaires réglementaires, Stéphane, expliquait un grand rouquin, responsable de l'approvisionnement. Ensuite, c'est comme d’habitude, vous connaissez la routine
Viens, Victor. Si tu connais un endroit sur terre où il n’y a pas d’imprimé, de ces trucs que je déteste, fais-moi le savoir. Je plaque tout et j’y vais. Tu vas t’initier au parcours du combattant. Salut, les gars, nous allons nous noyer dans la paperasse.
Hé. ne te plains pas, lança une voix, cette fois ci, nous avons une perle. Elle a tout simplifié. Tu n’en auras que pour deux minutes
C’est ce qu’on dit. A la prochaine
Les deux hommes se dirigent vers une tente qui sert de bureau. Il y a foule autour
Stéphane, nous allons en avoir pour des heures. A croire que nous nous sommes tous donnés le mot
Cela fait longtemps que nous attendons. Il y a des groupes encore plus mal lotis que nous. Cette manne qui nous arrive, certains vont se la disputer. Voilà Patrick.
Bonjour Stéphane, inutile, pas de passe-droit
Je n’aurais jamais osé t’en demander un. Tu me connais.
Si bien
Je te présente Victor. Il est de ceux qui ne pourront plus partir d’ici
Encore un. Victor ? Vous êtes Victor Leduc
Pour le moment, je n’en connais pas d’autre. ******* de vous voir
Et moi. Je suis très heureux de vous rencontrer, enfin
Enfin ? Je ne me savais pas célèbre, mais je suis flatté de tant d’intérêt. Nous nous sommes déjà vus
Pas du tout. Mais nous avons des amis communs. Xavier, Xavier Brussac
Non. Je ne m’attendais pas à cela. Comment va-t-il ? Je n’ai pas encore reçu de ses nouvelles. Et mes lettres sont restées sans réponse
Xavier, à notre dernière entrevue, se portait tout à fait bien. Quant au courrier. Une calamité. Mais j’ai des plis à vous remettre. Dans mon bureau. Après avoir déposé votre liste, venez m’y rejoindre. A tout à l’heure, et, surtout, Victor, je vous en prie, pour moi, pour tous, restez calme
Ils le regardent tous deux s’éloigner, riant comme d’une bonne plaisanterie.
C’est à n’y rien comprendre. Ils sont tous devenus fous en si peu de temps ? Je me demande ce qui lui prend. Stéf, j’ai quelque chose sur le visage
- Mais non, je n’en sais pas plus que toi. Il a dû se lever d’humeur taquine ce matin. Déposer une liste. D’habitude, nous nous servons. On y va
L’ambiance est joyeuse. Devant eux, la file diminue rapidement
Je vais croire qu’ils ont raison. Regarde, ils ont tous un air satisfait. Et au lieu de se rendre au point de ravitaillement ils se dirigent vers la cantine
C’est si extraordinaire, Stef
Victor, je t’ai dit que c’était un cauchemar. Tous, sous une tente à chercher ce dont nous avons besoin. Et attendre après de passer au contrôle pour le bon à enlever.
Elles sont deux, nous approchons. Et... Sylvie. Non, je rêve. Cette fille là-bas. Elle ressemble... Mais non, c’est elle. SYLVIE
Son cœur s’est arrêté de battre. Tout tourne autour d’elle. Déjà. Quand elle s’y attendait le moins. Ne pas courir. Elle ne veut pas courir. C’est le plus calmement du monde qu’elle lève la tête, cherche autour d’elle, regarde vers l’endroit d’où provient le cri. Quelqu’un remonte la file dont tous s’écartent, rieurs, complices de ces retrouvailles. Quelqu’un qui arrive devant la table où elle a tant de mal à paraître sereine
Victor. Je ne pensais pas te retrouver si vite
Qu’est ce que tu fais là. Tu ne pouvais pas prévenir ? Tu es si pâle. Tu n’es qu’une écervelée. Toi, ici
Tu y es bien toi aussi. Xavier m’a présenté Patrick et j’ai eu envie de tenter l’aventure. C’est tout
Xavier. Il a perdu tout bon sens, comme les autres. Viens, suis moi, immédiatement, j’ai deux mots à te dire
Pas maintenant, Victor, je suis désolée mais j’ai du travail. Ils attendent tous
Je

classicoofou 06-03-08 12:43 PM

S’il te plaît, Vic. Reprends ta place. Dans une heure, je serai libre
Tu es complètement folle. Ma puce, là dessous. Tu ne perds rien pour attendre. Tu vas recevoir la première fessée de ta vie. Et vous tous, dépêchez-vous. Si dans une heure elle n’a pas fini, vous vous débrouillerez sans elle
Victor est hors de lui. Que vient-elle faire dans ces contrées où ne règnent que la maladie, la faim, la misère. Sylvie dans cette canicule. Elle va dépérir, s’épuiser à la tâche. Et les deux autres, Fran et Xavier. Ils ont perdu la tête de la laisser se perdre si loin. Trop pris par eux-mêmes, sans doute. Des égoïstes inconscients. Ils vont l’entendre. Mais en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle peut compter sur lui pour cela, il va embarquer cette tête de linotte dans le premier avion en partance pour la France
Hé, Victor, je suis là. Alors, un retour en arrière ? C’est elle
Pardon Stéf. Je t’avais oublié. Qui ? Non, cette petite chose, minuscule, adorable, c’est Sylvie. Je n’en reviens pas encore, mais c’est bien elle. Ici. Tu te rends compte
Oh. Oui. Je vois. Alors ce n’est pas d’elle dont tu veux rester éloigné
Non, elle c’est spécial. C’est absurde, elle n’est pas de taille pour subir ce climat, ni résister à de telles conditions
A la voir faire, je crois que tu la connais mal. Allez, souris un peu. C’est bientôt à nous
Je t’attends dehors, elle aussi. Il faut que je me calme
Et l’autre qui riait. Ah. Il avait bien de quoi rire. Il l’entend encore. « Restez calme. » Rien que ça. Il sort, il a besoin de se retrouver seul. Il doit apaiser cette colère en lui. Car en colère, il l’est. D’inquiétude, pour les longues heures de mauvais trajet. Il n’aime pas la retrouver si pâle, et tout ce travail qui va l’épuiser. Si fragile. Sa puce. Il est si heureux. Sans le savoir, elle lui manquait et de la retrouver là, à l’improviste... Elle est incroyable. Tout quitter. Sur un coup de tête. Qu’avait-elle besoin de partir ainsi ? Ils se sont bien occupés d’elle. Vraiment. Ils peuvent en être fiers. Elle devait s’ennuyer à mourir sans lui, sans eux.
Stéphane le rejoint, tout sourires
Mon vieux, cette fille-là est géniale. Dans une heure nous devons aller à la tente numéro deux, contrôler notre liste et simplement signer. Je t’offre un café.
Non merci Stéf. Je préfère l’attendre ici
Elle en a encore pour un petit moment et c’est elle qui m’a demandé de t’emmener faire un tour.
Elle
Elle m’a prié d’endormir l’ours qui grogne en toi. Dis donc, elle me plaît bien, tu sais. Il n’y a rien entre vous
Pas touche Stéphane. C’est ma petite sœur, mon amie, elle est sacrée. Si quelqu’un s’avise de lui faire du mal, il aura affaire à moi
Nous voilà bien, pour une fois que mon cœur s’emballe. En tout bien, tout honneur. Promis, juré
Stéf. Tu oublies qu’elle existe
Ça va. Si tu restes toute ta vie près d’elle, c’est un trésor de perdu pour les autres. Jamais vu un sourire aussi frais. Et ce teint de rose. Elle
Tu te tais. De rose. Tu trouves ? Elle m’a semblé si pâle
La surprise, sans doute. Et si je te permets de nous accompagner à chaque fois, en guise de chaperon
Tu as besoin de courir vite, mon vieux, parce que je sens que je ne vais pas me retenir longtemps
Heureusement que tu n’es pas amoureux d’elle. Rien de moins qu’une cotte de maille pour me protéger. Allez, viens, elle ne va pas tarder
Ils sont installés depuis un quart d’heure quand Sylvie arrive près d’eux.
Bonjour vous deux. Et toi, Victor, maintenant tu peux m’embrasser et me souhaiter la bienvenue
La bienvenue. Oh. Sylvie, mon bout de chou
Nous allons mettre les choses au point. Plus de bout de chou, de puce, de moineau, plus rien de petit, de minuscule. J’en ai assez. Je suis Sylvie, c’est tout
Mais... Que t’arrive-t-il ? Je suis heureux de te retrouver. Pas besoin de te mettre dans cet état
C’est toi qui m’a agressée devant tout le monde
Que croit-il ? Elle n’a pas à quémander une autorisation, la sienne en particulier, pour agir selon son idée. Une fessée. Et puis quoi encore ? Ah, oui. « Sa puce ». Merci pour le cadeau. Il aurait dû les entendre. Elle n’en a pas fini. Comment être prise au sérieux maintenant ? Même au bout du monde elle aura toujours cette estampille collée au front. Il doit accepter le fait qu’elle est assez « grande » pour décider de ce qu’elle veut faire. Et indépendante depuis assez de temps pour savoir où elle veut aller
Bon les enfants, je vous laisse. Je vois que vous avez plein, tout plein de choses à vous dire
Vous pouvez rester. Moi j’ai fini
D’accord ma pu... Pardon. Sylvie. On recommence depuis le début. Je suis aux anges. Ça te va
Non. Pas tout à fait, Vic
Moi, je suis Stéphane. Si j’attends que Victor revienne sur terre je serai trop vieux pour vous.
Stéf, silence. Sylvie, - tu vois, j’ai compris la leçon - je suis sincèrement désolé. C’est mieux
A peine
Vous avez raison, il peut faire mieux
Stéphane, continue comme ça et tu rentres à pieds. Quant à toi, si tu nous expliquais ta présence ici
Je l’ai fait mais tu n’as rien écouté. Xavier a eu une entrevue avec Patrick, le responsable de la mission, je l’ai accompagné. Tout cela m’a emballée et je suis partie avec eux
Comme ça
Pas si simplement mais presque. Je crois qu’ils sont *******s de moi. Cela t’étonne
Pas vraiment, enfin, oui. Plutôt
Vous voyez, Stéphane, et il dit me connaître depuis toujours
On ne sait plus à qui se fier. Pour ma part, je promets de m’attendre à tout de votre part
Attention, vieux. Tu ne sais pas où tu mets les pieds
Mes pieds peuvent aller où je mettrais mon cœur. Bon, je vous laisse vraiment maintenant. Je suis chez Patrick. Ne te dérange pas, Victor, je ramasse tout le courrier. A vous, Sylvie, merci pour tout. Je penserai à vous. Et vous n’aurez pas sur place plus dévoué que moi
Je vous crois et je m’en souviendrai. A bientôt
Ils sont seuls. Se taisent. Ne rien attendre. Xavier avait raison. Prendre simplement ce qui s’offre. Elle est soulagée de le retrouver si décontracté. Il n’a pas l’air abattu du moment de son départ. Et même un sourire au fond des yeux. Mais elle ne sait plus que dire. A peur de ramener la conversation sur des points douloureux. Elle préfère attendre
Encore une conquête. Rien d’étonnant, Sylvie, tu es resplendissante
Merci Monsieur. L’Afrique vous va bien aussi
Le voyage ? Pas trop pénible
Non, tous sont très gentils. Très sympathiques. Je n’ai pas vu le temps passer
Nous sommes là depuis deux jours alors nous avons un peu récupéré
Puis-je savoir pourquoi tu t’es embarquée là-dedans ? C’est très dur, trop dur pour toi
Pas plus que cela, tu t’inquiètes vraiment pour rien. Pourquoi ? Eh bien, j’ai trouvé que ce qu’ils allaient réaliser valait la peine de m’y impliquer. Nous avons beaucoup discuté avec Patrick et il a été d’accord pour m’emmener
Francie et Xavier ? Pas d’opposition
De Francie, oui mais Xavier m’a aidée de son mieux
Je n’en doute pas. Et ils t’ont laissée partir
Personne n’a le droit de m’empêcher d’aller où bon me semble. Xavier m’a facilité les choses. Il a tout fait pour que je parte dans les meilleures conditions. Je l’aime, tu sais, beaucoup. Tu ne dois pas le rendre responsable de ma décision. Quand il a compris que rien ne me ferait changer d’avis, il s’est dévoué, m’a tenu compagnie dans toutes mes démarches. Il ne m’a jamais laissée seule
Tu as raison. C’est un ami. Il a agit comme il le devait. Comment vont-ils
Très bien je crois
Elle est sur des charbons ardents. Guette le moindre tressaillement de la voix. La plus petite fêlure
C’est bien, j’en suis *******. Et maintenant, si tu me racontais ton travail
Mon travail ? oh. oui. Je vais tout te dire. Tu vas voir, tu vas être fier de moi
Je l’ai toujours été, mon cœur. Et ça, je peux
Tant que tu voudras, Vic. Ton cœur, lui, il est immense
Heureuse, combien elle l’est. A avoir du mal à se retenir de danser, de chanter. Pas de tristesse en lui. Ils sont restés longtemps à se raconter. Lui, il a plein d’images, pas toujours belles, mais surtout ce pays. cette vie de chaque jour. Avec ces gens, ces êtres plus réels, plus vrais dans leur façon de vivre
Nous n’avons rien à leur envier, sais-tu ? Ils vivent autrement mais notre manière à nous de concevoir l’existence n’est pas pour autant meilleure
Il lui montre les plaies ouvertes, les blessures. La maladie ils peuvent la soigner, la guérir souvent. Mais le reste
On leur a tout pris. On leur a refusé le droit de vivre comme bon leur semble. Des animaux en cage dans un zoo. Voilà ce qu’ils seraient chez nous. Ici, ils sont l’esprit même de la liberté
Il lui raconte ses tournées dans la brousse, d’un village à un autre. Les couleurs des crépuscules et celles des aubes naissantes. Les bruits de la nuit, les premiers chants d’oiseaux au réveil. Il lui offre la terre, les nuits au ciel si pur
Même la nuit est lumière, Sylvie. Entre la terre et le ciel, rien pour arrêter le regard. Ces ciels, chaque jour différents, aucun matin ne ressemble au précédent
Il parle, parle. Parfois le nom de Francie, celui de Xavier. Mais, elle le sent, sans souffrance. Ils font partie d’un monde dont il s’est arraché. Il est tout neuf. Devant elle, il est un autre Victor. Il rit, plus souvent, plus spontanément.
Et tu ne me dis rien toi
Je t’écoute. Parle, parle encore. Raconte-moi ce que tu aimes
Je vais te lasser. Nous aurons d’autres jours. Tu restes
Ça je le sais
Je veux dire que j’étais décidé à te renvoyer chez nous. Non, ne te fâche pas. Pour finalement me rendre compte que je suis heureux que tu sois là. Tu as changé
Moi ? Non. C’est toi. Tu ne me voyais plus. Nous étions tout le temps ensemble, à trop se connaître, on ne voit plus l’autre
Tu as raison. Stéphane me fait signe. Reste-là, il vaut mieux que tu te tiennes à l’écart de ce célibataire trop empressé. Prends bien soin de toi. Ne t’aventure pas trop loin non plus. Fais très attention aux insectes. Certains sont dangereux. J’aimerais t’emmener à Damot. Pour
Veiller sur moi
Oui, je serai plus tranquille. Je crois qu’il est l’heure de nous séparer. A dans quelques jours
Quand tu veux. Tu sais où me trouver. Ah. tu as dû oublier. Je dois faire dodo à quelle heure
Comment ? Oh. Ça va, pardon. Mille fois. Tu as raison, fais ce que tu veux. C’est si bon de te retrouver. Merci d’être venue, Sylvie. Tu ne peux pas savoir à quel point j’en suis heureux
Sylvie frissonne. Si près et encore trop loin d’elle. Elle voudrait passer les bras autour de sa taille, se laisser aller et s’appuyer contre lui. Non, ne pas le bousculer. Et son cœur s’emballe alors qu’il se penche vers elle, effleure sa joue d’un baiser, la garde un instant ainsi, pour un murmure à l’oreille, qui l’affole, la laisse vibrante d’une joie nouvelle
Tu sais... tu seras toujours ma puce, mon bout de chou à moi
Elle le laisse s’éloigner. Rit à le regarder retenir par le bras un Stéphane faisant mine de résister, de se laisser tomber à genoux, bras tendus, mains jointes dans sa direction à elle. Va, espiègle et provocante, jusqu’à leur envoyer un baiser du bout des doigts. Rit de plus belle, devant l’air exaspéré de Vic tirant par la chemise, sous le regard railleur de tous ceux qui les entourent, ce même Stéphane, abandonné, mains appuyées contre le cœur, jambes traînantes

classicoofou 06-03-08 12:46 PM

18









Dès qu’il le peut, Victor s’échappe, et, en dépit des mises en garde de ses amis, seul, le plus souvent possible. Il lui tarde, davantage à chaque fois, de retrouver deux yeux noisette, dans une frimousse de chat, auréolée de boucles blondes. Il a hâte d’entendre ce rire si prompt à éclater, de voir s’agiter deux mains aux ongles transparents, mimant chaque mot. Il a besoin de sentir ce bonheur de vivre, cette espièglerie, cette sérénité que dégagent cent cinquante-cinq centimètres de douceur
Trois semaines que Sylvie est là, si près. Sa puce. Elle est encore plus petite, ici, sans ces chaussures à très hauts talons qu’il lui a toujours connues

Petite. Le prétexte à une de ses stupides plaisanteries. Il se souvient

Elle avait huit, non, neuf ans et lui, bientôt treize. Tout lui revient si bien. Il se revoit entrer dans la chambre de son amie, faire mine de la chercher, passer devant elle et la rendre invisible d’un regard qui glisse sur elle sans daigner s’y arrêter. En réponse à cette colère d’enfant qui appelle, qui enrage d’être ainsi ignorée, il s’entend encore dire, du haut de son mètre soixante-cinq : « Tiens. Tu es là. Tu es si minuscule que je ne t’avais pas vue »

Cette fureur en elle, sans cri, muette, son entêtement, malgré ses suppliques, à lui, de cesser, tant la voir souffrir lui faisait mal. Des heures à peiner, une infinité de chutes, avant de pouvoir se maintenir sur ces échasses de torture, devant lui, les yeux à hauteur des siens, et lui lancer au visage : « Et comme ça, tu me vois »

Il sourit au souvenir de leurs courses, de leurs jeux. De sa petite princesse, et des combats qu’il devait mener pour la délivrer des dragons cachés derrière chaque pin, dans leur forêt magique des Landes

Et plus tard, alors adolescent idiot, au milieu d’autres garçons de son âge, gêné de l’insistance d’une gamine à courir vers lui, une fois après l’autre, pour lui raconter ses dernières trouvailles, il n’a pas su retenir une méchante réplique. « File, bébé, va t’occuper de tes poupées ». Il la revoit s’éloigner, fierté blessée, nez au vent, tête haute, ravalant ses larmes

Et il se voit lui, la maudire, la plaindre, ressentir sa douleur, hésiter encore, pour finalement se ruer, sous les huées moqueuses, à sa poursuite

Pour la consoler ? Sylvie ? Pas si simple. Des mois, il lui a fallu des mois de patience, d’ingéniosité pour parvenir à retrouver sa confiance. Jusqu’à l’arrivée de Francie. Grâce à cette dernière

Sylvie a deviné d’instinct, ce qu’il fallait faire pour consoler son amie. Elle lui a donné, en la recevant près d’elle, tout son univers. Victor en faisait partie, et de Francie, elle en a fait le centre. Ne la laissant jamais se laisser aller à la tristesse. Trouvant, au moindre signe, mille façons de la dissiper

Sylvie, écervelée ? Non. Fragile ? Bien moins. La meilleure des trois, capable de s’oublier pour le bonheur de chacun

Et maintenant il la redécouvre. Tous l’aiment. Elle a toujours un mot gentil, ne se laisse jamais abattre, affronte les souffrances qui s’exposent avec courage. Jusqu’à Stéphane, généreux parfois mais souvent aux limites du cynisme qui devient tout autre devant elle.

Parti un jour, avec Christian, renouveler leur pharmacie, et à son retour, plus le même. Victor n’a pas vraiment apprécié l’expression rêveuse du regard, l’intonation bizarre de la voix de son ami quand il s’est laissé aller à cette seule confidence

- Tu sais, Victor, ta puce, c’est un être unique, bien plus qu’adorable. Je crois qu’elle seule pourrait me réconcilier avec les femmes

Et pas moyen d’en savoir plus. Ni comment. Depuis, il évite de l’emmener avec lui. Sylvie et Stéphane ? Pas question. Il ne saura jamais s’occuper d’elle

Devant lui, la piste s’efface. L’orage de la nuit dernière a tout noyé. Il adore se trouver au milieu de ce déchaînement de la nature, de ce spectacle grandiose. Mais pour le moment, il doit contourner cette espèce de lac de boue qui l’éloigne de son but

La pluie ? Qui le ramène à Francie. Que devient-elle ? Il est heureux de son bonheur. Tout lui paraît si loin maintenant. Jusqu'à cet amour qu’il a porté comme une blessure, des années durant

Rien n’est oublié pourtant, sentiment intact au fond de lui et cependant ressenti différemment. Depuis toujours ce besoin de la protéger. Il l’a vue arriver, petite chose chiffonnée, avec ces yeux, ni verts ni bleus, d’une couleur jusqu’alors pour lui inconnue, délavée par le désespoir

classicoofou 06-03-08 12:47 PM

Ils ont grandi ensemble. Au début, elle refusait tout lien, les rejetait en bloc. Sylvie, ses parents, lui. Et puis, un jour, celui où Sylvie, qui d’autre aurait pu le faire, s’est perdue lors d’une de leurs promenades à travers bois. L’angoisse de Francie, ses tremblements, la peur qui gonflait en elle et dont il n’arrivait pas à endiguer le cours

Enfin, les larmes de joie de Francie, son rire, ses élans vers lui et leur amie enfin retrouvée, pas plus inquiète que cela de s’être égarée. Ses mercis à Sylvie pour être revenue vers eux. Vers elle

Ils étaient trop jeunes à l’époque pour tout deviner. Ce n’est que bien après, des mois après, qu’ils ont tous deux découvert le pourquoi de ce refus d’abandon. A cause d’une autre déchirure, d’un autre accident de voiture. Cette fois, l’oncle de Francie, le plus jeune frère de son père, qu’elle adorait, qu’elle attendait. Un désespoir sans nom. Sans un cri. Sans une larme

Un jour, au beau milieu d’une de leurs escapades, une crise de nerfs, terrible, soudaine, inattendue. Et tous ces mots, en vrac, ces phrases incompréhensibles. Eux incapables de la consoler, de la réconforter, à attendre que le calme revienne en elle, et comprendre enfin

La peur de Francie ? Aimer et perdre encore quelqu’un de cher. La hantise de Fran ? Se croire quelque part coupable. Il leur a fallu un temps infini pour la rassurer. Ils l’ont apprivoisée, jour après jour, jeu après jeu

Pour lui, bien plus, elle est devenue son horizon. Pas un matin qu’il ne pense à elle dès son réveil. Etablissant toute une liste de distractions, cherchant sans fin, tous les moyens de la rendre à la vie. Leur vie. Et de la voir s’éveiller enfin, il s’est su responsable, avant tout, de son bonheur

Il ne l’a pas vraiment vue grandir. Pour lui, elle est restée cette petite fille au front buté, qui leur résistait de toutes ses forces, pour se livrer, un jour, d’un coup, comme un cadeau. Avec ces rêves, cette fougue, cette soif de tout rattraper. Il l’a aimée pour tout cela

L’a aimée ? Oui, tout est passé. Au plus profond de lui, il a le sentiment d’une tâche accomplie. Il a donné à la Francie de son enfance, tout ce qu’il lui avait promis. Lui, est libéré

Xavier et Francie. Avec Sylvie, tous les quatre, comme au bon vieux temps. Dès son arrivée à Werder, ils essayeront de les joindre par téléphone. Ça fait si longtemps maintenant qu’ils n’ont plus de nouvelles. Il les voudrait près de lui, leur faire voir, par ses yeux, tout ce que cette Afrique a de magique. Et Sylvie. Elle sera ravie de leur parler. Francie et Xavier, de nouveau dans leur univers

Xavier ? « Je l’aime, tu sais »

Pourquoi est-elle partie si loin ? Seulement pour se rendre utile ? « Je l’aime ». Idiot, il se souvient, elle a aussitôt ajouté « beaucoup ». Non, pas Xavier et Sylvie. Il le sait, elle l’aime comme un ami. Sur elle, il ne peut pas se tromper. Un ami, un vrai, avec tout son cœur mais pas question entre eux de plus que cela

Stéphane ? Peut-être. Pour qu’il ait changé ainsi, il doit y avoir une raison. Comment savoir ? Ce dernier ne s’est pas livré

Etre venue de si loin pour se retrouver amoureuse de Stéf ? Non, elle ne sera pas heureuse avec lui. Il est trop pris par ce pays, par son passé, par quelqu’un qui l’attend, là-bas, à Paris.

Et Patrick ? Pourquoi pas ? Non, il oublie Sandrine

Alors, qui

Victor a arrêté la Jeep. En est sorti. Regard perdu vers Werder, invisible à l’horizon

classicoofou 06-03-08 12:50 PM

19









Aéroport Marseille-Provence. Comme convenu, le taxi est là. Francie s’en approche, déçue de ne pas voir celui qu’elle espérait. Sinon une jeune femme qui lui fait signe, très brune, souriante et qu’elle croit reconnaître

Mademoiselle Belmont ? Je suis Monique, Monique Clarion, la secrétaire de Xavier. Il est coincé par un rendez-vous. Il m’a priée de venir vous chercher. Je suis ravie de vous rencontrer autrement qu’entre deux portes

Et moi aussi. Ça fait du bien d’être de retour

Alors, bienvenue chez vous. Nous sommes fiers de vous, vous savez

Il n’y a vraiment pas de quoi. J’avais surtout hâte d’en voir la fin. Je dois m’occuper de mes bagages

Donnez-moi vos tickets. Dans cette voiture, derrière nous, quelqu’un va s’en charger et les déposer directement chez vous. J’ai ordre de vous ramener, dès que possible, auprès de qui vous savez

Il serait inconcevable de lui désobéir.

Bien entendu. Il ne faut pas même y penser

La voiture les emporte, direction Aix en Provence. Il est difficile pour Francie de se laisser aller dans une conversation légère. C’est tellement long, dix jours alors qu’elle n’est qu’attente. Et cette route à suivre encore, avant de le rejoindre. De retrouver Xavier. Les dernières heures surtout, durant lesquelles elle a épuisé le peu de forces qu’il lui restait. Elle arrive, à bout de nerfs, écœurée par cette première expérience dans laquelle elle avait mis tant d’espoir. Elle ne veut plus jamais avoir affaire à cet homme, à ce maudit Jacques. Il a rendu chaque instant insupportable, pour enfin, au dernier jour, lui proposer un rôle, à elle. dans sa prochaine distribution

Elle a refusé, sans regret. Réussir ? Tout dépend de ce que chacun donne comme définition à ce mot. Pour elle c’est s’épanouir auprès de ceux qu’elle aime. Et elle ne peut imaginer passer des heures encore en sa compagnie

Tant pis. Adieu. Mais ouvre bien les yeux. Si tout n’est pas vérité, tout n’est pas mensonge non plus. Je ne t’ai pas menti

Elle ne veut plus penser à leurs derniers mots. Un mauvais souvenir, à enfouir avec les autres. Un de plus à ne pas réveiller

Il lui faut prendre du recul. Se ressourcer. Faire le point sur ses ambitions véritables. Et les deux autres, cette petite écervelée de Sylvie, son tendre Victor ? Où sont-ils ? Les dernières lettres, elles datent déjà tellement. Ils sont certainement réunis maintenant. Rien ne pourrait lui faire autant plaisir que les savoir ensemble

A son côté, Monique l’observe. Xavier a toutes les raisons de s’inquiéter. Les traits sont tirés, le regard, terni par un soupçon d’angoisse

Cela a été si dur, France ? Je peux vous appeler ainsi

Bien sûr, et même Francie. Oui, plus ardu que je ne le pensais. Je crois que je n’étais pas vraiment prête à affronter tout cela. Pas la scène, pas le travail mais tout le reste

Cela ne se passe pas toujours ainsi

Je sais, heureusement. Je n’ai pas rencontré les bonnes personnes. Sans plus. Sinon, pour le reste, c’était vraiment une bonne opportunité

Vous allez prendre un peu de repos et oublier le mauvais aspect de cette expérience. Votre succès doit vous rassurer

Ce n’est pas l’essentiel dans la vie. C’est devenu évident pour moi dès le début de mon séjour à Paris

classicoofou 06-03-08 12:54 PM

A cause de cette séparation, Xavier, ici sur Aix, ses deux amis, ses seuls vrais amis, à l’autre bout du monde. Elle s’est retrouvée seule pour gérer le bouleversement de ses habitudes. Un changement brutal, qu’elle n’avait pas envisagé avant d’y être confrontée

Pour Xavier aussi, votre absence a pesé. De vos amis, il y a des lettres, dans son bureau. Nous en avons reçu ce matin. Il vous attend pour les ouvrir

C’est vrai. J’ai hâte d’arriver

Il n’y en a plus pour très longtemps. En revanche, je n’aurais jamais imaginé voir notre insaisissable Xavier pris au piège


Au piège

Francie laisse le silence s’installer, sans désir de dévoiler plus qu’il ne faut de ce qui existe entre Xavier et elle. Au piège. Un mot qui ne peut en rien s’appliquer à eux. Il n’est pas possible que « leur » histoire ressemble à une autre. Ils sont « eux » et, Xavier le lui dit, à chaque fois, ils sont seuls au monde. Une terre vierge, où le rêve est permis et le bonheur accessible, où ils peuvent s’aimer à l’abri de tout ce qui peut représenter une menace. Non, cet espace privilégié, elle veut le partager avec Victor et Sylvie. Les seuls à leur ressembler

Monique est gentille, sympathique, très agréable, mais que peut-elle comprendre à ce sentiment qu’elle a pour Xavier, à ce que lui ressent pour elle. Ils étaient destinés l’un à l’autre, depuis toujours. Jusqu'à supposer que l’univers, la terre, cette ville vers laquelle elles se dirigent, n’ont été crées que dans ce seul but. Pour rendre leur rencontre possible

Francie, nous arrivons. Je crois apercevoir un Xavier en transes. Dans deux secondes il va se précipiter vers nous

Monique. S’il vous entendait

Pitié, ne répétez rien. Si vous saviez. L’amour et lui. Il n’avait pas de temps à perdre avec ça. Lui qui se croyait invulnérable

Vraiment

Oh, oui. C’est quelqu’un de merveilleux, toujours à l’écoute des autres. Mais il s’est toujours gardé d’un engagement officiel. Seulement quelques aventures, sans importance. Soutenir que la femme idéale pour lui n’existe pas et, un jour, déclarer l’avoir rencontrée dans une bibliothèque. C’est tellement inespéré

Non. Il y a eu cette audition ratée

Pas du tout, ce n’est qu’après qu’il s’est souvenu et a fait le rapprochement

Après

Oui, les Baux, et... Attention, le voilà. Salut Xavier, je te la ramène. Dis merci

Mille mercis et maintenant, je prends ta place. Chérie, ne bouge pas, nous partons immédiatement. Monique, je te confie tout ce joli monde et à la prochaine

Hé ! Où vas-tu comme ça ? Rien n’est réglé

Si, l’essentiel, tu te charges des derniers détails. J’ai assez donné pour aujourd’hui. Je suis en vacances jusqu'à demain. Salut

Fou ! Il est fou ! Amusez-vous bien, et à bientôt, Francie

A bientôt. Mais, Xavier, où allons-nous

Chez moi, chez nous, où tu veux, pourvu que nous y soyons seuls

Je suis si heureuse. Je ne partirai plus jamais

Comme tu veux. Rien ne peut me donner plus de joie. Et si je t’embrassais

Tu ne l’as pas déjà fait

Dans le doute. Chauffeur, s’il vous plaît, fermez les yeux

classicoofou 06-03-08 12:56 PM

20











Francie a retrouvé sa vie d’hier. D’abord, la bibliothèque où elle a demandé à reprendre son poste, où Monsieur Benoît, ravi, l’a reçue à bras ouverts

Ainsi que Joan, Marie et Betty qui lui ont posé des milliers de questions. Avec cette complicité entre elles, ce sous-sol, ses amis les livres, elle remet en place ses repères

Le soir, quand il achève son travail assez tôt, Xavier l’attend, comme Victor autrefois. Maintenant c’est vers lui qu’elle court, à son bras qu’elle s’accroche, sur lui qu’elle pose ce regard à l’étrange couleur, à lui qu’elle sourit

Elle reconstruit son univers. Plus beau, plus grand, avec encore plus de forces. Elle oublie le théâtre, se noie dans cette littérature, ces rêves d’autres individus, en fait les siens. Parfois, elle accepte de les faire vivre. Pour Xavier

Elle reçoit des manuscrits qu’elle dépose dans une corbeille, la plupart du temps sans les lire. Ces propositions pour d’éventuels rôles, elle ne veut pas s’y arrêter, en accepter une l’amènerait à devoir quitter cette ville

Ils organisent leur vie, donnent à leur relation une évidence que nul ne peut ignorer. Partout, c’est Xavier et France, France Belmont et Xavier Brussac. Bientôt, à se laisser guider, elle va devenir France Brussac

Souvent c’est elle qui va le retrouver, dans cette salle aux sièges de velours, où elle attend qu’il termine, tout près de lui. Plus dans l’ombre comme autrefois.

Elle respire le parfum des lieux, elle observe les comédiens, reste discrète pour ne pas distraire Xavier. Elle écoute ses indications, apprend sa manière de travailler. Heureuse de constater qu’ils ressentent les mots, les gestes, le jeu de chacun de façon identique.

Mais, au-dehors, il n’existe que leur réalité

Francie s’est installée chez Xavier. Elle s’y est construit un coin bien à elle, dans cette pièce qu’il lui a présentée sous le triste nom de bureau et qu’elle a baptisée « la caverne aux mille contes ». A cause de ce mur d’étagères de bois lustré ou s’alignent, silencieux et disciplinés, des centaines de volumes

Lui aussi aime se laisse aller à l’appeler « sa douce », parfois elle devient « sa petite chatte », pour cette façon qu’elle a de se lover sur un fauteuil, toujours le même, blottie contre l’accoudoir, jambes ramenées sous elle. Quand elle se perd au fil des pages d’un ouvrage emprunté au mur complaisant, jusqu’à l’oublier lui, Xavier. Le laissant dériver à son gré, évitant de troubler cette atmosphère silencieuse qui lui est nécessaire pour mieux se concentrer devant sa table de travail

Mais quand elle s’accorde une escale dans ce « voyage immobile », quand elle laisse fuir un regard vers lui, et qu’elle rencontre le sien posé sur elle, elle s’anime pour un sourire, heureuse de voir naître le même en lui

Ils vivent, sans bruit, sans effervescence, dans une douce complicité. Comme quand il vient la rejoindre, sur ce fauteuil, parfois des feuillets à la main, pour partager avec elle l’émotion qui se dégage de quelques phrases. Ou tout simplement, le plus souvent, pour se sentir l’un près de l’autre. Rechercher et unir leur chaleur

Et puis, il y a Sylvie et Victor. Dans une, deux semaines, ils vont leur revenir. A moins que cet idiot de Vic ne prolonge son engagement. Francie compte sur Sylvie pour l’en dissuader. Dans les dernières correspondances reçues, dans ce que chacun y raconte, elle n’a rien décelé de ce qu’elle espère si fort

classicoofou 06-03-08 12:59 PM

Victor, furieux après eux, dans sa première lettre, comme il fallait s’y attendre, d’avoir permis à « son » bout de chou un tel voyage vers l’inconnu, ne cesse de les en remercier dans les suivantes. C’est grâce à eux qu’il a réalisé combien sa puce lui manquait, combien surtout elle lui est précieuse. Pas un signe dans ces mots-là

Il raconte son camp au milieu de nulle part, ses malades, ses emballements, ses tournées, les dernières trouvailles de son incroyable Sylvie, leurs découvertes, et surtout l’Afrique

Sylvie, toujours rieuse, toujours espiègle. « J’avais bien dit que j’en ferais mon affaire. »

De son écriture ronde d’enfant appliquée, elle décrit les anecdotes amusantes, dessine des grimaces de clown, fait résonner leurs fous rires, ceux de toute l’équipe. Elle s’ingénie à minimiser par un trait d’humour, les choses tristes, cruelles, qui se devinent, et qu’elle estompe avec courage. Elle caricature Victor en garde du corps, armé jusqu’aux dents, prêt à tout pour mieux veiller sur elle. Pas un autre indice ici

Francie s’épanouit, avec Xavier à son côté. Il l’isole de la moindre attaque et lui assure la paix qui lui est indispensable pour se reconstruire

Jacques l’a poursuivie, jusque chez lui. Devant la colère de Fran au premier appel, Xavier filtre les communications téléphoniques, se charge de tenir à distance celui par qui elle a souffert

Lui, ne veut la forcer en rien. Un matin, il le sait, elle retrouvera le goût du théâtre, reprendra le chemin de la scène. Il s’est promis d’être toujours là, de veiller sur elle, de préserver sa fragilité, de lui donner le temps de se découvrir et de s’affirmer. Il veut aussi lui apporter le meilleur. Qui est d’ailleurs prêt pour elle, et déjà en place

Et il a raison d’attendre. Le temps, pour tout, passe et efface les blessures. Celles que Francie a ramenées n’étaient pas si profondes, sinon la déchirure de laisser si loin d’elle un bonheur tout neuf

Elle est de plus en plus présente aux répétitions de la pièce en préparation. Son regard revêt des voiles de rêves et se perd au loin, elle pose question sur question, joue, pour Xavier, quelques passages, et se laisse aller à improviser, devant lui uniquement, sur un mot, sur un geste. Seulement un peu de patience, pour lui, pour elle. Et tout lui rendre

Un soir, déjà, en elle, une envie plus précise. Qui la pousse à fureter dans cette corbeille oubliée ou s’entassent les manuscrits reçus. Où elle en prend un, au hasard, le feuillette, distraite, puis un autre pour le survoler d’un regard curieux. C’est avec l’un d’eux qu’elle reprend sa place habituelle, qu’elle se pose sur ce fauteuil, à deux pas de Xavier. Un soir, puis un autre, et elle rit, le prend à témoin. Elle lui porte un mot, une phrase, tout un passage à lire avec elle

Et Xavier attend, qu’elle s’arrête sur l’un d’entre eux, un en particulier, mis là, tout exprès pour elle, mêlé aux autres, caché par lui. Comme un cadeau à découvrir. Il guette un silence, un recueillement, qui la dénoncent envoûtée. Il espère ne pas s’être trompé, avoir choisi la bonne méthode. Il faut que tout vienne d’elle

Comme en ce moment ? Alors qu’elle n’est que mystère, tête penchée sur une couverture qu’il reconnaît, cheveux remparts entre leurs regards

Qu’il la devine absente, loin de lui, de ce lieu même, et qu’il observe le mouvement de ses mains, tournant page après page, avec retenue, avec tendresse

Et qu’il reçoit, enfin, en plein dans son regard, cette lumière, ni bleue ni verte, et qu’elle dessine sur ses lèvres un sourire d’enfant éblouie

Xavier, c’est si beau

Quoi donc

Ca, et je ne l’avais pas vu

Il t’attendait, peut-être. Montre-moi

Attends, je veux tout lire avant. Tu vas aimer, oh. oui, tu vas le faire

Puisque tu l’aimes toi, nous sommes pareils, je viens

Non, je te ferai voir. C’est moi, tu sais. Et je ne sais d’où ça vient. Ça me ressemble tellement

Alors, tu as raison, je ne pourrai qu’aimer. Tu me raconteras

Demain, sur scène, avant la répétition

Demain ? Si vite, et tu vas tout apprendre ce soir

L’essentiel, et... Tu te moques de moi

A peine, ma douce. Demain, tu feras ce que tu veux, c’est promis. Mais pour le moment... si tu venais me rejoindre

Il la reçoit, contre lui, déjà pleine de ce qu’elle a absorbé de magique

Riche de nouveaux rêves

Demain, il vibrera à sa voix

Demain ? Non, ce soir, déjà, elle n’est que renaissance

classicoofou 08-03-08 11:11 AM

21









Elle lui a tout donné. A la passion et au désespoir, elle a ajouté un éventail de rires, elle s’est même essayée à improviser la femme fatale, sa voix prenant des intonations rauques, voilées, par jeu, pour le séduire. Ensuite, ils ont abordé quelques passages

Xavier a guidé ses pas, lui a appris à mesurer ses gestes, il lui a montré jusqu’où elle pouvait aller, au plus profond d’elle, comment reculer ses limites. Francie est devenue pâte malléable, enfant docile et attentive, assise au bord de la scène, penchée légèrement vers lui, debout dans la salle
Francie, on arrête ? C’est l’heure, ils vont arriver

Ils ? C’est au bruit des applaudissements que tous deux se tournent, surpris. Absorbés, l’un par l’autre, ils n’ont pas entendu les autres comédiens arriver, ni s’asseoir en silence

Eh bien ! La prochaine fois, annoncez-vous. L’un de vous aurait pu lui donner la réplique. Chérie, je crois que tu te dois de saluer ton public, le meilleur que tu puisses trouver

Surtout très indulgent ! Merci à vous. Xavier, alors, dis-moi ? Tu aimes

Excusez-nous quelques minutes, je reviens. Francie, suis moi, nous allons en discuter

Il l’entraîne avec lui, vers son bureau. Heureux au-delà du possible. C’est gagné ! Elle est redevenue elle-même

Si j’aime ? Bien sûr ! Comment peux-tu en douter ? Nous allons voir qui est l’auteur, lancer des auditions et tout programmer pour l’hiver prochain. Comme cela, tu es convaincue

Tout cela pour moi

Et pour lui aussi, elle ne doit pas oublier qu’ils partagent la même passion

Pour nous. Nous allons le faire ensemble. Tu es d’accord

Oh ! Oui ! Avec toi, tout va être facile

Je vais te rendre la vie impossible ! Je suis infernal

Je le crois

Tu vas me supplier de te ménager

Là, tu rêves

Je te ferai crier grâce

Quand, sur scène seulement

Toi, tu ne perds rien pour attendre ! Je t’aime Fran. Tu es d’accord alors

Oui ! Je signe où

Ils vont réaliser quelque chose dont chacun se souviendra longtemps, et elle, avec ce don qu’elle porte en elle, nul ne pourra l’oublier. Lui, saura la préserver. Il n’aurait jamais dû, d’ailleurs, lui permettre de risquer le pire avec d’autres. Elle commence à s’éveiller, il la découvre capable de colère, d’entêtement, jusqu'à s’opposer à lui. A lui

Ils t’attendent, Xavier

J’y vais ! Tu veux rester avec nous ? demande-t-il à Francie

Non, je retourne à la maison. Bonjour Monique ! Je vous le rends. Ne le gardez pas trop tard. Nous avons quelque chose à fêter ce soir

Ce soir ? Promis, Francie. Peut-on savoir

Monique, tu es la première à l’apprendre. Tu vas assister au retour à la scène de Francie

Non ! C’est bien ! Très bien même ! Pour vous deux. Vous allez vous surpasser

Espérons-le, à bientôt ! A tout à l’heure Xavier

A ce soir, chérie ! Allez Monique, d’autres fauves à dompter nous attendent

Fran s’éloigne d’un pas léger pour s'immobiliser soudain. Le manuscrit ! Elle a oublié le manuscrit ! Elle revient en arrière. S’approche du bureau de Victor dont la porte est restée légèrement entrebâillée et s'arrête aux mots qui s'en échappent

classicoofou 08-03-08 11:15 AM

Tu as réussi ! Elle est magnifique ! Bravo Xavier

Je n’y croyais plus, tu sais. Elle va renaître. Redevenir ce qu’elle doit être. La meilleure de toutes ! Elle n’aurait pas pu vivre sans cela. Tous les jours, j’ai vu que quelque chose lui manquait

Tu lui as tout rendu

Non, je n’ai fait que donner un coup de pouce. Sans plus. Tôt ou tard, elle y serait revenue. Par elle-même. Mais si cela était arrivé trop tard, elle

Joyeusement silencieuse dans son affût indiscret, Francie sourit. C'est donc de Xavier qu’elle reçoit ce merveilleux cadeau ! Il fait tout cela pour elle
Non, ne dis pas ça. Tout est en place maintenant. Tu la connais mieux qu’elle ne se connaît elle-même. Depuis les Baux, depuis Orange... Depuis tout ce temps

Orange ? Francie fronce les sourcils, pensive... De quoi Monique parle-t-elle

- Si tu l’avais vue, Monique, seulement entendue ! Elle est magique ! Elle joue avec les mots, leur fait dire ce qu’elle veut. Elle vit chaque syllabe, elle est amour, haine, mort, j’ai tout reçu comme cela, en vrac. Un choc, j’étais assommé

Je sais, elle t’a envoûtée ce jour-là

Pas ce jour-là. Tu ne sais pas tout. Mais si tu l’avais vue, au cœur de ces vieilles pierres, dans cet espace dominé par la statue d’Auguste, si frêle, si émouvante, en Desdémone, en Cléopatre. Et Juliette, elle est Juliette ! Chaque frémissement, chaque geste, harmonie pure, Juliette ! La plus belle, la meilleure que j’ai vue ! Depuis je sais qu’elle ne peut pas vivre sans donner cela aux autres. Elle ne le sait pas encore

Francie, ferme les yeux, s'appuie contre le mur. Orange, ce dimanche-là ! Avec Victor et Sylvie, ce jeu stupide ! Comment sait-il ? Xavier... Pourquoi, depuis tout ce temps, ne rien lui avoir dit, à elle

Tu as fait ce qu’il fallait pour l’aider. Pourquoi pas avec nous

Pour La Mégère ? Trop tôt. Pas encore assez de force en elle. Vois-tu, je ne remplirai jamais complètement sa vie. Mais je dois lui donner la possibilité de réaliser ce pour quoi elle est faite.

Pour Francie chaque mot n'est que douloureuse flêche. Ne jamais remplir sa vie ? Qu’est elle pour lui ? Lui, occupe tout son horizon. Elle n’a plus que lui. Xavier... il ne peut pas lui avoir menti, pas ainsi

Nous allons avoir un succès énorme, c’est fantastique

oui, cette pièce, avec elle et tout ce qu’elle peut y apporter ! Sans doute, mais

Francie s’éloigne. Automate aveugle et sourd

« Si tout n’est pas vérité, tout n’est pas que mensonge »

Jacques... il ne lui a donc pas menti

Pourquoi, Xavier ? Pourquoi ne pas lui avoir fait signe ce jour-là ? Cette fameuse recommandation ! Pourquoi ne lui avoir rien dit, rien avoué ? Lui, encore lui, toujours lui ! Après l’avoir rejetée ! Lui donner une nouvelle chance, ailleurs, mais pour qui ? Pour elle ou bien pour lui

Les deux valises sont ouvertes devant elle. Elle y jette machinalement, sans rien voir, pêle-mêle, des vêtements, des objets pour la plupart inutiles. Les referme sans même savoir ce qu’elles contiennent. Elle part emportant en elle un vide immense. Sans savoir où aller, ni vers qui se diriger

Pour se retrouver devant un guichet, sur un quai de gare, où elle donne le premier nom qui lui vient à l’esprit. Où elle doit attendre une heure avant le prochain train

Il n’est pas midi que rien ne reste à Aix en Provence de Francie. Plus de trace

Francie ? Se souvient-elle, elle-même, quelle destination est inscrite sur son billet ? Les yeux opaques, la gorge serrée, sans larme, sans mémoire. Sans passé et sans avenir

Dans l’appartement vide, le téléphone a sonné longtemps, très longtemps

Au théâtre, dans le bureau de Xavier, Monique se précipite. Un appel de Damot. Urgent pour Xavier.

Xavier, viens vite, dépêche-toi ! Sylvie Damien, elle te demande et ça a l’air important

Sylvie ? Ce n’est pas possible ! Si elle appelle de Somalie, je comprends qu’elle soit pressée

Xavier court, prend l’appareil, rit et se tait.

Calme-toi, Sylvie, nous pouvons vous... te rejoindre dès que possible... Je peux m’arranger ici... Depuis quand ? Ne perds pas espoir ! Je cours chercher Fran et nous... Pas pu la joindre ?... Je m’en occupe ! Accroche-toi ! Nous arrivons... Oui ? Rien que deux jours, Sylvie... La région est vaste. Nous allons le retrouver. Je viens. Attends-nous. Dès que possible. Le temps... oui, je sais petit moineau. Jamais je ne te laisserais seule dans un moment pareil. Crois-moi ! Nous allons nous retrouver tous les quatre. Compte sur moi. A bientôt

Que se passe-t-il ? Xavier tu es pâle comme

Victor a disparu. On a retrouvé sa Jeep, renversée, des taches de sang sur le siège conducteur et depuis deux jours, aucune trace de lui

C’est affreux ! Et tu comptes te rendre là-bas ? C’est de la folie ! Tu ne peux rien faire pour lui

Pour lui, je ne sais pas, pour Sylvie c’est différent, elle a besoin de nous ! Je vais prévenir Francie. Je te laisse. Elle a dû sortir. Sylvie n’a pas pu la joindre. Nous partirons par le premier avion. Je t’appellerai dès que possible

C’est dans des pièces vides que Xavier pénètre. Dans la chambre, les tiroirs sont béants, à demi vidés. Pas un mot, pas une lettre ! Rien ! Francie ? Sylvie a donc pu la prévenir. Et où croit-elle courir ainsi. Pour Damot ? Et pourquoi est-elle partie, si vite ? Et sans lui ! Sans l’attendre, lui

Francie ! Il doit la rattraper ! Il l’imagine, désemparée, en route vers l’aéroport. Elle court vers ceux qu’elle aime, comme s’il s’agissait de se rendre à la ville voisine, sans prendre la peine de réfléchir, sans se prépare

Xavier se secoue, le plus urgent, pour le moment c’est Victor. Ce qui importe vraiment c’est de le retrouver. Et Sylvie

Il appelle, obtient les heures des prochains vols. Dans trois heures, un avion pour le Caire

Il prépare toutes les correspondances. Pour deux

Demain soir, ils seront à Werder demain soir. Francie doit attendre. Comme lui

Il n’emporte que le strict nécessaire

Francie est seule, là-bas, sans plus savoir quoi faire, sans doute

Ce vol, ils vont le prendre ensemble

classicoofou 08-03-08 11:24 AM

22









A l’aéroport, Xavier n’a pas retrouvé Fran. Tous ses appels sont restés sans réponse. Il en a avisé Monique, puis il est monté dans cet avion qui l’emporte très loin de ce pays où quelque part, Dieu sait où, Francie a disparu. Pourquoi

La peur de la scène ? Non. Pas elle. A cause de lui ? Pas prête pour eux ? Depuis tout ce temps, il n’aurait rien deviné ? Pas un accident non plus. Les tiroirs, les vêtements éparpillés ? Un désordre qui évoque davantage une fuite. Elle l’a fui, lui. Seulement lui

Il doit concentrer ses pensées sur Sylvie, elle a besoin de sa présence. Il faut, absolument, lui ramener Victor. Au moins cela. Après, il sera toujours temps de tenter de comprendre. Son énergie, ses forces, il doit les réserver à ces deux êtres, perdus, séparés, inquiets qui se cherchent dans ce pays au bout de l’Afrique. Francie, elle, est quelque part. Il la retrouvera bien. Bientôt

Le voyage, deux jours entiers, dans des conditions ni meilleures ni pires que celles qu’a connues Sylvie. Un petit avion particulier l’attend à Adis Abeba, qui le conduit d’un coup d’aile à Werder. Qui se pose tout près des premières tentes, soulevant un nuage de poussière, et, au bout du semblant de piste, une petite silhouette, frêle, minuscule, toute droite dans sa douleur

Sylvie. Tu tiens le coup

Xavier, tu es là. Avec toi, je reprends courage. Ils le cherchent encore. Ils ne savent pas, ne me laissent pas y aller. Moi, je le retrouverais sûrement

Et te perdre toi aussi ? Pour qu’à son retour, tu ne sois pas là. Il a été certainement recueilli par une tribu. Beaucoup sont nomades. Je me suis renseigné, s’ils continuent à le chercher c’est pour cela. On en a retrouvé après plus de quinze jours. Tu dois être forte, pour vous deux

Tu es sûr ? Tant de temps

Il n’en restera qu’un mauvais souvenir

Je suis si soulagée de vous... Et Francie ? Elle n’a pas pu venir. Je comprends, un engagement. C’est si difficile parfois de se libérer

Pourquoi ajouter à sa peine. Un engagement, un contrat à respecter, quelque chose de froid, d’indifférent à la souffrance. La seule chose qui pourrait, et encore. retenir Francie. Comment dire à Sylvie que son amie a disparu, sans laisser de trace, sans qu’il en connaisse même les raisons

Oui, c’est cela. Je dois la tenir informée de ce qui se passe ici. Pour l’instant, je ne m’occupe que de toi, petit moineau. Tu vas voir. Tout va s’arranger. Viens, la nuit tombe

Encore une. Tu sais, ce qui me fait le plus mal, c’est de l’imaginer, perdu, seul, blessé, au milieu de cette obscurité. Avec tout ce qui y rôde à ces heures

Souviens-toi, il m’a écrit qu’ici même les nuits sont lumières. Et tu crois que pour lui, elles vont s’éteindre. Il doit être en colère, ne pas savoir se faire comprendre et maudire ces gens qui l’emportent trop loin de l’endroit où on le cherche. Avec son caractère, je plains ceux qui l’ont secouru. Il va être insupportable. Et il pense certainement à toi, à ton souci. Alors sois forte. Si tu abandonnes tout espoir, que va-t-il lui rester

Il me revenait, sais-tu. Je sentais qu’il commençait à me voir autrement

Comment peut-il en être autrement ? Vous méritez le meilleur, vous deux. Viens, il faut te reposer. Essayer de dormir. Je suis là maintenant et dès demain, je participe aux recherches

Emmène-moi. Avec toi, ils me laisseront partir

Nous verrons. A condition que tu dormes cette nuit

Comme un bébé, je te le promets, si tu me laisses t’accompagner. Comme un bébé

classicoofou 08-03-08 11:26 AM

Demain, tout est arrangé, il part avec une équipe. Il ne sait pas s’il sera d’une grande utilité mais Sylvie l’accompagnera. Pas question de la laisser en arrière. Elle ne résistera pas longtemps à cette attente, tout plutôt que de rester ici, inactive, à se morfondre. Pas elle. Le moindre pas, le plus petit geste, seront tendus vers Victor. Agir peut la rendre plus forte et atténuer son angoisse

La nuit l’entoure. Victor a raison, claire, diaphane. Sylvie dort, rassurée, par sa présence, par la certitude que dès le matin, ses pas la mèneront vers cet homme égaré, qui incarne sa raison de vivre. Prête à tout affronter ? Ils doivent absolument le retrouver, et vivant

Il faut qu’il dorme, qu’il oublie que, ailleurs, quelqu’un d’autre est perdu. Pas de la même façon, qui fuit et se cache pour échapper à Dieu sait quoi. Pourquoi, Francie, pourquoi maintenant ? Alors que tout s’ouvrait devant eux. Le théâtre ? Sans elle ? Plus rien. Ça ne veut plus rien dire. Sa vie ? Seul, à la chercher, toujours, partout. Un désert plus froid que celui qu’affronte Victor en ce moment

Dormir, il veut sombrer dans l’oubli, échapper à ce cauchemar. Il se penche vers le corps détendu sur la banquette, près de lui. Détendu ? Alors qu’assoupie, elle n’est que souffrance. Des larmes perlent, coulent sur ses joues. Elle dort pourtant et même son sommeil pleure. Comme lui, et personne pour le voir, pour partager sa peine. Hurler ce nom dans la nuit. Qu’il traverse l’espace, jusqu’à elle, la touche, la cerne, l’emporte, la lui ramène. Francie

Aube naissante qui le trouve corps brisé et âme éteinte, il regarde Sylvie revenir à la vie. Ils ne vont pas tarder à se mettre en route. Déjà des bruits au dehors

- C’est l’heure, tu tiens vraiment à nous accompagner

- Oui. Moi, je le retrouverai. Aucun d’entre eux. Si je n’y vais pas, ils finiront par abandonner

- Jamais, tant que je serai là. Même si je dois y aller seul

- Toi, c’est vrai, en toi je peux avoir confiance. Et tu as quitté Francie pour nous. Merci Xavier. Pour tout. Tu vois, je suis prête.

- Alors, viens, nous partons

Chaque mot le renvoie à Fran. Il sera bien temps de lui dire la vérité

Il entend les derniers appels, déjà des Jeeps démarrent, chacune dans une direction. Ils partent pour trois jours. Et quatre déjà que Victor est quelque part, là, devant lui, trop bien dissimulé à leur regard ou abrité d’un éventuel péril, par un repli du sol trop zélé, indifférent ou ignorant de leur inquiétude

Xavier scrute cet horizon qui a émerveillé Victor, au point de l’étirer jusqu'à eux, jusqu'à leur rivage de Méditerranée, par des feuillets porteurs d’images et de sons, le leur offrant, ainsi, plus vaste encore, jusqu'à leur faire deviner la moindre de ses impressions et ressentir les mêmes émotions

Un espace qui se pare de douceur et de lumières pour séduire et captiver et qui se révèle, soudain, froid et hostile parce qu’un homme - à son échelle, insecte inoffensif et vulnérable - a osé, ou a eu l’impudence de s’y aventurer

Et, pour la première fois, Xavier doute et a peur

Sylvie, est-elle prête pour tout

classicoofou 08-03-08 11:35 AM

23









Cela fait maintenant plusieurs heures qu’ils roulent dans la chaleur et la poussière, sur de mauvaises pistes. Ils traquent le moindre groupe, suivent chaque indice. Stéphane, Xavier et Sylvie, tous trois, yeux perdus au loin, guettant le plus petit signe de vie humaine

Stéphane, que s’est il passé

Nous n’en savons rien

Christian et lui étaient en route pour Werder, où ils devaient renouveler la pharmacie. Ils ont rencontré deux malades et les ont emmenés avec eux. Plus tard, sur les indications d’un des deux hommes, Victor est reparti chercher une femme et un enfant qui attendaient, pas très loin. Depuis... Ils en sont là. Sylvie est plus au courant

A Werder, ils ont pensé qu’il s’était égaré mais il a fallu attendre le jour pour entreprendre les recherches. La Jeep a été retrouvée à six heures de route du camp. Bien plus loin que Victor n’aurait dû aller en suivant les informations des deux indigènes. Ce qui les inquiète, c’est le sang sur le siège conducteur, ce qui les rassure, c’est qu’il n’y avait plus sa trousse médicale

Il doit l’avoir avec lui. Mais où

Il n’y a pas eu imprudence à le laisser partir seul

Nous sommes tous très prudents, mais là, il n’y en avait que pour une petite heure. De l’avis même de Victor, il pensait être passé devant eux sans les avoir vus. Il n’avait pas à quitter la sécurité de la route. D’ailleurs, les deux malades en question se sont présentés au camp pendant que nous étions à sa recherche. Aucun ne l’a vu. Nous ne savons rien de plus

Et un enlèvement ? C’est possible

Peut-être. Entre tribus, la vie n’est pas toujours de tout repos. Il y a sans cesse des querelles, des rivalités. Pour un territoire, pour une priorité dans les soins, ou aussi, le refus d’en recevoir. Mais, nous en aurions été informés. Du moins, je le pense. A tout prendre, j’aimerais autant que le savoir là, quelque part, blessé

La voix de Sylvie, à peine perceptible au-dessus du bruit du moteur, où se devine une peur nouvelle qui gagne en elle

- Ils ne lui feraient pas de mal

Non. Ne pense pas à cela. Tu vas voir, petit moineau, il va très bien

Ils se taisent. Xavier se laisse prendre au spectacle autour de lui, comprend l’amour subit de Victor pour ces contrées. Il attire Sylvie, d’un bras, tout contre lui, tente ainsi de lui communiquer sa force. Et elle lui sourit, confiante

De temps en temps, la radio grésille, ils communiquent ainsi entre groupes à heure fixe, chacun donnant sa position, où ils en sont de leurs recherches. Ils s’arrêtent, doivent se restaurer, faire le point sur la carte

Et encore cette radio. Ce n’est pas l’heure. Bien trop peu de temps depuis le dernier contact

Sylvie est à bout de force. Tendue comme un arc, livide

Ce n’est pas normal, ils ont trouvé quelque chose. Stéphane, ils l’ont trouvé

Attends, ne t’affole pas. Nous allons le savoir. Xavier

D’un regard, Stéphane demande à Xavier d’occuper leur amie, de l’éloigner un peu, à pein

Viens, puce, nous allons nous occuper de notre repas. Ce n’est rien, tu vas voir. Simplement un contrôle

Sylvie. Xavier! Venez on rentre. Ils ont ramené la Jeep. Victor est en Somalie

En Somalie ? Eh. Attent

Xavier a tout juste le temps de retenir le corps de Sylvie, évanouie

Stéphane, là, je vous cède la place. Je crois que vous êtes mieux armé que moi dans ce genre de situation. Trop dur pour elle. Dieu soit loué, c’est fini. Comment

Sylvie, allez, on revient. Donnez-moi ma trousse, Xavier. Nous sommes tous des idiots. Il ne s’est jamais perdu. Quand ils ont trouvé la Jeep, ils n’ont rien vu. Entre les sièges, un mot de Victor. Sylvie ? Ça va ? Nous en saurons plus au camp. Les imbéciles. Ils ne savent rien faire correctement. Alors, tu te sens mieux

Oui, je suis désolée, mais qu’est ce que c’est ? Ça sent mauvais.

Des sels, gente dame, comme à l’ancienne. Rien de mieux pour faire ouvrir les plus jolis yeux du monde. Allez souris-nous

Xavier, c’est vrai

Oui, nous devons partir, revenir à Werder. Tu te sens en état

Rien qu’un étourdissement, je m’attendais à

Je sais, ma puce, je sais. Tu vois, tout est bien, tu vas le retrouver. Stéphane, par votre radio, peut-on joindre le pilote de l’avion

Bien sûr. Que comptez-vous faire

Aller chercher Victor en Somalie. Pendant que nous revenons vers le camp, le pilote peut se préparer. Ce sera autant de temps de gagné. Il est très fort pour glaner toutes les informations nécessaires

Je vous appelle Werder

Je viens aussi

Non Sylvie, pas cette fois ci. Je vais te le ramener. C’est un tout petit avion, tu sais

Tu oublies que je ne suis qu’un moineau

Oui, mais trois, pour cet engin, c’est déjà beaucoup. Et ton Victor, il prend pas mal de place

Vous avez Werder en ligne, Xavier. Ne vous inquiétez pas je veillerai personnellement sur cette demoiselle

Pendant que Xavier règle tous les détails avec le pilote, Stéphane et Sylvie préparent un rapide en-cas. Ils repartent dès que possible. Tout droit sur la base

Alors, vous en savez plus

Oui, Stéphane. Il va très bien. Bien mieux, ils viennent d’avoir de ses nouvelles par radio. Il a été contraint par la force de suivre un groupe de somaliens, venus jusqu’ici chercher un médecin. Le sang sur le siège, c’est celui du produit de leur chasse. Ils ont renversé la voiture pour empêcher notre ami de fuir. Tout est expliqué sur ce morceau de papier. Il n’a pas oublié de noter « Sylvie, je suis tout à toi »

Pour moi, il a pensé à moi

Petit moineau, à toi d’en déduire ce que tu veux. Il va être prévenu, je pars le retrouver dès que possible. Pendant ce temps, essaie de le joindre. Sylvie, c’est fini, tout le monde sait où il se trouve. Plus du tout isolé, pas plus perdu, bien moins perdu que nous

Il sera trop tard aujourd’hui, Xavier, le temps que nous rentrions au camp, la nuit va tomber. Vous ne pourrez partir que demain matin

Nous verrons, Stéphane. Dans ce cas, cette nuit, nous reprendrons des forces. Et pour Sylvie, tout le temps nécessaire pour redevenir la puce qu’il connaît. En route, rien ne me rend aussi heureux que de te voir à nouveau sourire

Merci d’être venu, Xavier, Il faut rassurer Francie, aussi. Et toi, cette longue route, pour rien

Pour rien ? Et vous embrasser tous les deux. Ce n’est rien, tu crois

classicoofou 08-03-08 11:42 AM

Là-bas, chez lui, une autre quête l’attend. Ces quelques jours, perdus pour Francie, mais si importants pour Sylvie. Victor, il lui doit bien plus que ces heures à fouiller la région. Victor, un ami, un vrai, un frère. Il a confiance en lui, comme en lui-même. Certain de le voir accourir, du bout du monde si besoin est, pour lui. Pour Francie et lui. Auprès de Victor, demain, il pourra se libérer

Stéphane roule, très vite. A faire la course contre le soleil qui décline à l’horizon. Déjà, en vue, les premières tentes. Le pilote est là, les attend, s’avance vers Xavier qui saute du véhicule

Nous pouvons partir immédiatement. Nous avons beau temps et très peu de vol. Ce n’est pas trop loin. Une heure, un peu plus mais à peine. Alors, d’accord

Bien sûr. Stéphane. Je vous confie Sylvie

Partez tranquille, et soyez prudents

Mais, Xavier... Attends ! Stéphane, il ne prend pas même le temps de se reposer un peu

Allez viens, tu vas voir, ils vont revenir avant que tu ne t’en rendes compte et n’aie pas peur, il sait ce qu’il fait. Un chic type

Oui. Bien plus que cela. Ils sont partis

Je vois, viens te reposer. Tu dois dormir, pour être toute fraîche demain matin

Le pilote a raison, pas un long vol, un simple saut dans l’espace. Il a réuni toutes les coordonnées et il sait pouvoir atterrir à une centaine de mètres du camp où se trouve Victor. Dès qu’ils l’auront ramené avec eux, ils repartiront sur Adis Abeba. Demain. Trop tard pour cette nuit. Mais quand tout sera réglé ici, Xavier rentrera chez lui, il ne peut plus attendre

Chaque instant qui passe l’éloigne un peu plus de Francie. Toutes ces heures devant elle pour prendre encore plus de distance, pour mieux se dissimuler

Autour d’eux la nuit étend des rideaux d’ombre alors qu’en bas, en droite ligne devant eux, deux sillons de lumières prennent forme

Ils marquent la piste. Dans cinq minutes, vous serez avec votre ami. Je vous l’avais bien dit, un simple coup d’aile. Nous pourrons repartir demain matin très tôt. La petite dame, elle sera *******e de vous voir avant que prévu

Oui, bien avant. Merci, pour tout

Accrochez-vous, il y a autant de trous que de bosses par ici

Le petit appareil tremble sur le sol inégal, gémit de s’arracher aux broussailles qui le freinent

Xavier, à peine l’avion immobilisé, en sort, saute, se reçoit debout devant un groupe dont dépasse une haute silhouette

Victor. Tu es plus grand que dans mon souvenir

Penses-tu, c’est eux qui ne le sont pas de trop. Alors, tu es venu respirer l’air du pays

Bien sûr, je ne savais plus quoi faire de mon temps. Un petit bonjour en passant. Tout va bien

Maintenant, oui. J’ai provoqué un joli remue ménage

Il fallait au moins s’attendre à cela de toi

Je suis navré, j’ai pourtant pris toutes les précautions nécessaires

Tu n’as pas pensé aux distraits. Je suis heureux de te voir

Et moi. Comment va Sylvie

Presque morte de peur, mais ne lui dis rien à ce sujet. Elle a été très courageuse. Elle va t’appeler

Ma puce. J’ai compris tellement tard, Xavier. Elle

« Je suis tout à toi »

Il ne m’est rien venu d’autre à l’esprit

Un « je t’aime » aurait suffi

Trop banal. Parce que l’aimer, il ne fait que cela, et depuis toujours. Déjà, quand il la surveillait, à peine sortie de ses langes de nourrisson, courant avec maladresse sur la collerette d’or et de corail dont se pare l’atlantique. Davantage pendant qu’ils glissaient sur les pentes mouvantes des dunes. Tout autant alors qu’ils se cachaient dans l’univers complice de leur forêt magique. Et bien plus aujourd’hui. Trop banal, parce qu’il y a une infinité de formes d’amour. On peut aimer son chien, une pâtisserie en particulier, un air de musique qui émeut plus qu’un autre. On peut aimer le vent, la mer, le soleil, jusqu'à la solitude... Tout peut s’aimer, d’un amour à chaque fois total et absolu... Mais qui n’a rien à voir avec celui qu’il ressent, lui. Comment, pour le décrire, peut-il utiliser un terme qui évoque tout et rien à la fois ? Un nouveau mot, voilà. Il faudrait créer un mot tout neuf, et pour qu’il le soit tout à fait, ajouter des lettres à l’alphabet

Victor, tu m’inquiètes. Il était temps que je te ramène. Fini, ici

Oui, nous allions partir d’ailleurs, tu me fais gagner deux jours de marche

C’est tout. Je repars immédiatement
Pas question. Je ne te lâche plus. Alors, et vous deux ? Comment va Francie ? Célèbre, adulée ? A Werder, avec Sylvie

Partie, disparue, en fuite

Victor s’arrête. La voix de cet homme, près de lui, un abîme de souffrance

Xavier

Elle a disparu, comme ça, sans un mot. Je ne sais pas pourquoi

Comment décrire le bonheur que Francie portait en elle quand elle l’a quitté ce matin-là. Après l’appel de Sylvie, l’appartement désert, les lieux bouleversés, il s’est accroché à l’idée de la rejoindre à l’aéroport. Elle ne s’y trouvait pas

Pourquoi es-tu venu ? Il fallait t’occuper d’elle

Et ajouter encore au désespoir de leur bout de chou, qui l’attendait, qui avait besoin de lui.Imaginer Victor, perdu, et, au pire... il ne veut pas y penser. Pouvait-il la laisser seule devant cette douleur. Francie, elle, est quelque part, chez eux, dans un coin où il finira bien par la retrouver
- Pas de querelle


Entre nous ? De vraie mésentente ? Pas une seule. Sinon, au moment de laisser partir Sylvie. Fran était tout à fait contre cette idée. Pas moi

Tu as bien fait de la laisser me rejoindre. Cette fois c’est toi qui est l’artisan de mon bonheur

Tu es sûr de toi

Inquiet pour Sylvie ? Pas besoin. Oui, plus encore que d’exister. Tu n’as aucune idée de l’endroit

Où Fran pourrait se cacher ? Pas la moindre. Je ne connais pas son passé, aucun de ses repères. Au bout du compte, venir vers vous, c’est aussi me rapprocher d’elle

Victor est en colère. Il est temps pour Francie d’entendre quelques vérités. Sa cachette Il est certain de savoir où elle se terre. Dans quelques jours, Sylvie et lui seront de retour à Aix, et, d’ici là, il n’est pas question pour Xavier de s’épuiser en recherches inutiles

Nous allons t’aider. Ne la cherche pas, je m’en occupe, j’ai ma petite idée. J’aurai ainsi l’occasion de lui dire ce que je pense de sa conduite

Que veux-tu dire ? Elle n’est coupable de rien

Si, de fuir. Toujours

Parce que j’ai dû l’effrayer

Victor ne sait rien, rien de ce que Francie à retiré de sa dernière expérience, combien elle en est sortie épuisée. Mais il a attendu pourtant. Que l’envie naisse en elle, qu’elle revienne à sa passion, d’elle-même. Peut-être qu’il est allé trop vite, qu’elle s’est sentie bousculée, traquée

Je ne sais plus que penser. Vic, c’est idiot, mais pour l’instant, ce qui me terrifie, c’est de rentrer et retrouver les lieux tels qu’elle les a laissés. Revivre ces moments-là

A écouter Xavier lui décrire la chambre en désordre, les tiroirs vidés, ce qu’ils traduisaient d’affolement, d’instinct de fuite, Victor reconnaît la Francie d’autrefois. Peur de Xavier ? Après ce que, lui, a senti naître et s’épanouir entre eux ? Non, c’est à n’y rien comprendre

Bon, demain direction Werder. Le temps de rassurer qui tu sais, de mettre en ordre les derniers formulaires de départ et en route vers Francie. Tu restes avec nous jusque-là

Non, je ne peux pas mais j’irai vous prendre à l’aéroport

Tout va bien ici pour eux. Xavier ne doit pas oublier ceux qui l’attendent en France, qu’il n’a pas le droit de laisser tomber. Et Victor a raison, seul, il ne peut rien

Si cela peut te rassurer, je pense qu’elle se cache dans les Landes, chez ses parents adoptifs

En dévoiler l’adresse à Xavier ? Si c’est de lui qu’elle redoute le pire, sans doute le meilleur moyen pour la faire fuir plus loin, pour qu’elle s’envole ailleurs, là où même lui, Victor, son ami, ne saurait la rattraper. Non, ils vont lui laisser le temps de se calmer, de réfléchir, puis ils prendront la route vers le village de Léon, chez les parents de Sylvie
A moi elle dira tout. Viens, de nous deux, c’est toi qui as le plus besoin de repos. Et maintenant, raconte moi Sylvie

Tu la connais

Si bien

Alors, tu peux tout imaginer

Imaginer ! C’est facile, surtout après avoir eu tout loisir de réaliser combien de temps il a perdu. Pour avoir confondu une amitié profonde, pleine de tendresse avec l’amour. Quand il disait qu’il faut inventer un mot différent, il savait de quoi il parlait

Mais, avec Sylvie, il va se rattraper

classicoofou 08-03-08 11:47 AM

24







Léon, petit village tout au sud du pays des Landes, Saint Girons plage, au bord même du golfe de Gascogne. Entre les deux, Francie partage son temps. A Saint Girons, elle a repris possession de la maison de ses parents, où elle n’était pas revenue depuis des années. Pour la première fois, elle n’y a plus rencontré les fantômes d’hier

C’est la destination qu’elle a donnée sur ce quai de gare à Aix. Sans comprendre. Un retour aux sources

Elle s’est retrouvée, tard, la nuit, devant la porte close. Glacée jusqu’aux os et sans moyen de se réfugier à l’intérieur. Elle s’est assise sur une chaise bancale, oubliée dans une véranda ouverte aux embruns, longtemps, avant de se décider à se diriger vers la cabine téléphonique, toute proche. Une heure du matin, quand elle compose le numéro des parents de Sylvie, paisiblement endormis dans cette petite maison, à l’entrée de Léon. Mamine et Monsieur Damien, chez qui elle aurait dû se rendre directement

Monsieur Damien, le père de Sylvie, elle n’est jamais arrivée à l’appeler autrement. En pyjama. Une course à toute vitesse dans la nuit noire. Affolé, de la savoir dehors, seule, si tard, encore plus inquiet de ne pas en connaître la raison et sans un reproche pour l’heure tardive. Elle, désolée, se sentant complètement stupide, de ne pas avoir prévenu, de lui causer tous ces tracas

Devant elle, maladroit de trop d’affection, gauche pour trop de tristesse qu’il devine en elle, en pantalon de flanelle rayée, sans chaussettes dans ses grosses chaussures de marche, un pardessus tout de travers, boutonné à la va-vite. Et en Francie une vague d’émotion, qui monte, qui l’envahit, qui la jette, entre rires et larmes, dans les bras de cet homme, pour se blottir, à l’abri, dans un cercle de tendresse. Elle le retrouve, aussi doux qu’un père, que son père à elle. Papa Damien, deux mots qui gonflent son cœur

Mon tout petit, encore du chagrin. Viens, il fait froid dehors et Mamine nous attend. Il ne faut pas pleurer alors que je suis ******* que tu sois là. Nous languissions de toi. Dépêche-toi, tu vas nous attraper du mal. Il fait si chaud d’où tu nous arrives ? Tu n’as rien sur le dos pour te protéger. Dans la voiture tu seras mieux et nous allons attendre que tu te calmes un peu

Monsieur Damien, Papa Damien, si tu savais ce que je suis heureuse de te revoir. Tu n’as pas changé

Ouais, dis ça à mes rhumatismes. Tu nous as manqué, tu sais, c’est maman qui est folle de joie. Nous devons nous hâter, elle aussi se fait du souci à t’imaginer dans cet endroit désert

Je me suis trompée, j’aurais dû aller tout de suite chez vous, à Léon. Je ne sais pas pourquoi je suis venue jusqu’ici

L’envie de rentrer chez toi, c’est tout. Demain, je t’y ramène. Les clés sont là, si tu tiens vraiment à y demeurer dès maintenant. Mais, tu n’auras rien pour te tenir chaud, rien de rien. Il vaut mieux que tu viennes à la maison. Et tes bagages ? Mon Dieu, on partait sans tes valises

La route, plus sombre de serpenter entre les pins et enfin, sagement veillée par des jarres vernissées et ventripotentes, débordantes de fleurs, une maison enfouie sous les arbres. Toute son enfance qui lui saute au visage. Depuis combien de temps n’est elle pas revenue ici ? Et Sylvie ? Tout cela doit lui manquer aussi

Sylvie va bien, elle est en Afrique avec Victor

Nous savons tout, notre petiote nous tient au courant. Nous avons une pleine boîte de lettres, de cartes postales. Elle est heureuse. Alors, pour nous, c’est parfait. Victor aussi, il nous écrit souvent. Il parle beaucoup de Sylvie.

De plus en plus ? Je le savais

Tu penses que tous les deux

C’est évident

Ça alors, depuis tout ce temps. C’est bien. C’est vraiment bien. J’en connais une qui va avoir du mal à y croire

Ne lui dis rien, papa Damien, il n’y a rien de certain encore, mais, si je ne me trompe pas, ils viendront ensemble, un beau matin, et vous sortirez les petits gâteaux et la bouteille de vin blanc. Et toi, tu feras semblant d’être étonné, un peu en colère

Pourquoi en colère

Comme tous les papas qui marient leur fille, le garçon n’est jamais assez bon pour elle

Pas un garçon comme Victor

Oui, tu as raison, avec lui, ce serait difficile. Si tu savais. J’ai le cœur qui éclate de joie de revenir ici

Regarde qui nous attend à la porte

Pauvre Mamine, j’ai dû lui faire une belle peu

Mais non, elle est pressée de t’embrasser. Allez, va vite, je gare la voiture et je te rejoins à l’intérieur. Je me charge de tes valises

Plus petite que sa fille, aussi ronde que douce, les cheveux d’un gris argent, la même espièglerie dans le regard, sauf en ce moment, où tout son être est tendu vers cette jeune fille qui court dans l’allée du jardin

Fran. Franie, ma petite fille, que je suis *******e. Tu n’as rien. Pourquoi n’avoir rien dit, nous serions allés te chercher à la gare. Tu as un problème. C’est pour cela

Mamine, je n’ai rien, c’est de ma faute. Une envie subite de revenir ici. Je n’ai pas réfléchi au temps du trajet et je suis arrivée bien plus tard que je ne le croyais. Une folle idée à laquelle j’ai obéi, sans y penser. Tout va bien
Nous verrons demain, je t’ai préparé du lait chaud, sucré avec du miel de nos forêts, celui que tu aimes. Il fait froid dans ce pays, tu te rappelles ? Après, au lit. Nous avons tout notre temps pour parler. Tiens, papa, du lait chaud pour toi aussi. Tu l’as bien mérité

Merci maman, je suis ******* de l’avoir avec nous, tu sais

Et moi. D’être assise, là, entre vous deux. Je suis désolée de vous avoir réveillés

Tiens, c’est vrai, la prochaine fois, tu dormiras sur la route. Je voudrais bien voir ça. Ta chambre est encore un peu froide. Je l’ai préparée si vite. Mais je t’ai ajouté une couverture. Si tu as besoin de quelque chose, tu connais la maison. Rien n’a changé de place

Je le vois bien, Mamine, c’est vrai, rien n’a changé. Vous non plus et je vous aime tellement

classicoofou 08-03-08 11:51 AM

La nuit, ce qu’il en reste, dans cette chambre, à retrouver les parfums qui l’ont grisée et les sons qui l’ont bercée, de l’enfance à l’adolescence. La même odeur de lavande, dans les draps et les couvertures, le parquet qui craque toujours au même endroit, de ce bruit redouté qui bousculait le silence des heures obscures

Papa, il faut arranger cette lame, elle va finir par provoquer un accident

Je viens, je viens, maman. Oh, elle tiendra bien encore un peu, tu sais

Des années, des années maintenant qu’elle résiste, et qu’elle le fera encore. Elle est certaine que Monsieur Damien ne l’a jamais réparée exprès

Elles avaient treize… ou quatorze ans

Pour descendre, en catimini le soir, alors que les parents de Sylvie étaient couchés et que toutes deux les pensaient endormis, elles n’avaient d’autre passage que cette portion de plancher, et aucun moyen d’en éviter le craquement. Et du fond du couloir, se glissant jusqu'à elles, la voix de Monsieur Damien

Pas trop tard, les petiotes, pas trop tard. Sinon, gare à Victor

Leur débandade dans les escaliers, pour qu’il n’entende pas leurs rires. Et plus tard, à leur retour, le même grincement. A la table du petit déjeuner, d’un ton légèrement distrait, un rien satisfait, le père de Sylvie

Tu vois, maman, ce qui est bien avec ce parquet, c’est qu’il craque toujours à des heures raisonnables. Ce serait dommage que ça change

Elles deux, le nez dans leur bol de lait fleurant bon le miel des Landes. Victor, debout devant la porte de la cuisine, à les attendre, rouge comme une pivoine.

Ce bruissement devant la fenêtre ? Les murmures de son arbre, il lui racontait des histoires, chaque nuit. Par grand vent, il cognait parfois contre les carreaux, l’appelant à partager avec lui l’ivresse des souffles de tempêtes. Jusqu’au jour où, malgré les prières, le désespoir et la colère de Francie, Monsieur Damien s’est vu obligé de tailler les branches les plus proches de la façade

Je te dis que tu lui fais mal. Ce soir il va pleurer

Mais non, pitchoune, c’est ce qu’il te demande depuis des jours et des jours. Le feuillage, pour lui, c’est comme des cheveux. Quand les tiens sont trop longs, tu vas chez le coiffeur. Lui aussi. Quand on te coupe les tiens, ça te fait mal

Non, c’est vrai

Alors ? Si ça lui fait du bien, tu voudrais l’en priver

Oh, non

Et les écureuils qui couraient sur les branches, qui s’élançaient, d’un bond, sur le rebord de la fenêtre, pour s’y agglutiner, croquant noisettes et autres friandises qu’elles plaçaient là pour eux. Sylvie et elle. Toujours. Les nuits dans leurs lits jumeaux, à se raconter mille histoires, s’inventant mille vies

Très tôt, les jours de vacances, Victor se lançait à l’assaut des croisées de leur chambre, éclaboussant le mur de pignes de pins éclatées, jusqu'à les réveiller, et maman Damien, mine de rien, fredonnait dans la cuisine, leur préparant un pique-nique

Tout ces souvenirs qui remontent à la surface, dans lesquels elle se blottit, ramenant les couvertures sous son menton, s’y enfouissant, c’est là, qu’est son vrai refuge

Dès son premier matin, à Léon, France s’est organisée. Elle a repris sa bicyclette, couvre allègrement les huit kilomètres qui séparent ses deux points d’attache. Elle s’applique à remettre en état la maison de ses parents, ouvre les fenêtres à l’air iodé, aère les lieux de leur tristesse. Elle redonne vie aux meubles, les débarrassant des housses qui les protègent. Ils sont là ses fantômes, tous ces draps blancs, linceuls de chagrins révolus

Elle s'efforce de restituer un aspect ordonné au jardin envahi par le sable blond et les mauvaises herbes mais elle préfère encore les promenades au bord de l’Océan, s’emplissant les poumons de son odeur, les oreilles de son bruit, le cœur de sa force. Parfois, à chaque fois que possible, elle accompagne Monsieur Damien, à travers la forêt, terrain de jeu de son enfance

Elle laisse le temps glisser autour d’elle et s’accroche à celui d’autrefois. Elle replace ses pas dans ceux de la jeune fille d’hier. Elle retrouve les mêmes rires, les mêmes envies, les mêmes taquineries. Elle est complètement fermée à son passé récent, ne le laisse en rien aborder ce rivage où elle a trouvé la paix. Elle veut conserver ces lieux purs de toute peine, de tout regret. Quand elle rit, c’est de tout son cœur, quand elle court sur la grève, c’est à bout de souffle, au bout de soi

Elle a demandé à Maman Damien de taire sa présence chez eux. Alors, aux amis qui appellent, aux parents, que Francie connaît pourtant si bien, Mamine n’a rien dit, elle n’a rien laissé filtrer. A personne

Pour que Francie savoure, en toute tranquillité, sa liberté retrouvée. Une semaine, puis deux

Mais si elle ne veut pas que le temps la talonne, lui, perfide, ne se laisse pas oublier

Un matin, très tôt, les yeux encore embrumés de sommeil, elle entend. Un, deux coups de Klaxon. Et la clochette du portail blanc au bout de l’allée du jardin

Son cœur, le voilà qui s’emballe. Xavier. Il l’a rattrapée. A la fenêtre, carrosserie bleue, c’est la voiture de... Victor. C’est Victor, déjà là. Enfin là

Et elle court, vers lui, vers eux, car Sylvie ne peut que l’accompagner. Il ne peut en être autrement. Et avec ses amis, elle restaure son royaume. Sylvie, ses parents, Victor et elle. Personne n’en est absent

En effet, ils sont là, Victor et Sylvie, qui n’ont pas le temps de sortir du véhicule. Monsieur et Madame Damien, riant de joie, sont à hauteur des portières, mains sur les poignées. Et derrière, toujours courant, une tornade de mèches rousses illuminées par des yeux à l’étrange couleur

classicoofou 08-03-08 11:58 AM

25





Victor, un bras autour des épaules de Sylvie, Francie, pendue à l’autre, comme à son habitude. Ils avancent dans le sous bois, d’un pas tranquille. Ils ont repris leurs balades à travers la forêt. Leurs courses, leurs jeux ? Terminés. Les dragons existent pour d’autres, les princesses ont grandi, sont devenues femmes. Mais si elles n’ont plus les mêmes rêves, elles ont toujours tellement à se raconter

Déjà une semaine à reconstruire leur petit monde. Hier
seulement hier
ils ont ouvert une bouteille de vin blanc, en ont rempli des verres, ont sorti de leur boîte les petits gâteaux

Victor, rouge comme autrefois, d’une timidité inconnue chez lui. Pour la première fois, cherchant ses mots. Papa Damien, un tantinet renfrogné, pour la forme, faisant d’un clin d’œil, de Francie sa complice. Et Mamine ! Un poème de bonheur, de rires, un océan de larmes. A faire déborder l’Atlantique. Sa petite fille, sa toute petite à elle, avec ce grand-là. Elle ne les a pas vus grandir, et il serait enfin un homme ? Assez fort pour son bébé

Le téléphone depuis hier ne cesse de sonner. La nouvelle est d’importance. Le prochain mariage de Sylvie, mais oui, dans un mois, un tout petit peu plus qu’un mois

Ils fuient, tous trois, renouent avec leur solitude, leur complicité. Ils laissent dans la petite maison, aux pieds des pins, les parents de Sylvie faire, défaire, organiser à leur convenance une petite fête toute simple. A leur image. Aux couleurs du pays

Francie a tout appris, d’un coup. La disparition de Victor, la peur de Sylvie. Leur angoisse ? Le prix de leur bonheur tout neuf

Tu sais, Francie, je suis certaine que sans cette épreuve, Victor, celui qui sait toujours tout, celui-là même, en serait encore à se demander de qui je pouvais bien être amoureuse

J’ai même pensé à Xavier. Tu vois, j’ai perdu l’esprit à ce point

Xavier

Oui, tu te rends compte. Le comble de l’absurde

Francie s’est raidie. Se sépare du couple. Reprend ses distances

Je dois rentrer. Il faut que je passe chez moi. J’ai quelque chose pour vous là-bas. Qui vous plaira. Ton père m’attend Sylvie. Continuez votre promenade. Je suis très heureuse pour vous deux

Sylvie doit discuter avec sa mère. Elle ne veut pas la laisser seule se charger de notre mariage. Je t’accompagne chez toi

Non, c’est idiot. Ça ira

J’y tiens Francie. Et Sylvie aussi. Je vais me sentir complètement déplacé entre ces deux femmes qui vont discuter sur des choses qui me dépassent complètement. Je compte sur toi aussi pour me donner un conseil. Ton avis sur un point très particulier. Tu ne vas pas me faire faux bond

Vraiment, tu as besoin de moi

Francie. Tu doutes de moi ? Tu veux que je jure et que je crache comme autrefois

Non, Vic. Je te crois. C’est d’accord

Ils reviennent sur leurs pas. Sylvie sait. Le moment est venu. Pour Victor d’essayer de comprendre ce qui s’est passé entre Xavier et Francie. Pour cette dernière, de cesser de se cacher derrière une insouciance qu’elle est loin de ressentir. C’est en silence qu’ils arrivent devant l’entrée du jardin odorant

Francie a un regard perdu, d’animal traqué, prêt à fuir, plus loin, très vite. La main de Victor s’accroche fermement à son bras, la retenant, la gardant près de lui alors que, souriante, Sylvie attend, à quelques mètres d’eux, et agite la main pendant qu’ils partent dans la voiture de Victor

Francie, maintenant je peux te parler, ma puce ne peut plus nous entendre. Tu veux bien me suivre jusqu’à Mont-de-Marsan

Mont-de... ? Pourquoi

C’est plus près que Bordeaux. J’ai oublié quelque chose de très important

Quoi donc

Tu ne devines pas ? Il n’y a pas de véritables fiançailles sans anneau

Une bague ? Pour Sylvie. Pourquoi ne pas me l’avoir dit tout de suite. Bien sûr que je viens avec toi. Au bout du monde. Nous irons chercher mon cadeau demain

Nous avons tout le temps, toute la journée. Sylvie sait que nous partons pour un bon bout de temps. Je ne suis pas très doué pour ça, mais j’ai inventé toute une histoire. Un cabinet médical à visiter.

Tu veux vraiment t’installer dans la région

Oui, un ami de mon père, tu sais, le vieux Docteur Michel, il prend sa retraite à la fin de l’année

Pas du tout un mensonge. Une proposition que Victor est tenté d’accepter, du moins si Sylvie est d’accord. Cette façon d’exercer la médecine lui conviendrait plutôt. Et, ainsi, ils resteraient près de leurs parents, à tous deux, resserrant le cercle familial

Comme les bons vieux médecins de campagne

Oui, plus près des gens que dans une grande ville

Et l’Afrique

Nous pourrons y revenir, participer à quelques missions.

Sylvie

Aussi amoureuse de ce pays que moi. Qu’en penses-tu

C’est... Je ne sais que dire

Tout est si clair pour eux. Devant leur bonheur, leur amour, cette sérénité qui émane de leur couple, la vie se montre facile, simple, devient leur complice

Je vous envie un peu, tu sais

Tu avais tout cela Francie

Non, Victor. S’il te plaît. Pas maintenant

Quand ? Dans un mois, dans un an, quand tout sera perdu pour toi

Je n’ai plus rien à perdre. Rien de bien important

Rien de moins que ta vie ? Et tes rêves de théatre

Rien de plus que cela… seulement des rêves et nul ne peut vivre de chimères, Victor. J’ai appris cela. La leçon a été dure mais j’ai compris. Que veux-tu comme bague

Je te laisse le soin de choisir. Je n’entends rien à ces choses-là, et toi, tu connais bien notre bout de chou. Tu sais ce qui peut lui plaire

classicoofou 08-03-08 12:03 PM

Oui, je verrai sur place

Et Xavier ? Il devient quoi dans tout cela

Ne me tourmente pas

Nous ne t’avons rien dit, pour ne pas te peiner en prononçant son nom devant toi, mais pendant que tu t’enterrais ici, lui, malgré la peine de t’avoir perdue, c’est vers Sylvie qu’il est allé. Là-bas, jusques en Somalie, c’est lui encore qui m’a ramené, m’a rendu à celle que j’aime

Xavier ? En Afrique. Pourquoi

Il est de ceux sur qui on peut compter. Le seul à qui je confierais ce que j’ai de plus cher au monde. J’avais besoin de lui, il a pensé qu’il pouvait nous aider. Simplement pour cela. Pour Sylvie, calmer son désespoir. Et pendant ce temps, toi, ici disparue. Pourquoi ne lui avoir rien dit

C’est trop dur encore pour moi. Victor, il m’a menti. Il n’est pas ce que tu crois

Lui ? Nous nous ressemblons, tous les deux, nous sommes pareils ! Si tu te méfies de lui, autant me laisser ici, moi. Rien de cruel ne peut te venir de lui

Tu ne sais rien ! Il s’est servi de moi

Que sait-il, lui, de ce qui est mort en elle ? Xavier ? Tout en lui n’est que mensonges. Ce qu’il disait vouloir pour elle ? Mensonges ! Sa douceur, sa prétendue gentillesse, jusqu'à cet amour dans lequel elle a cru ? Mensonges, encore

Qu’était-elle pour lui ? Rien d’autre que la garantie d’un.... Comment ont-ils dit ? Elle entend encore la voix de Monique : «Nous allons avoir un succès énorme». Et sa réponse à lui : «Oui, cette pièce, avec elle et tout ce qu’elle peut y apporter.»

Que suis-je pour lui, Victor ? Je ne savais pas, j’ignorais tout
Savoir quoi, ma Douce

J’ai cru, j’étais folle, qu’il ne m’aimait que pour moi

Alors que Xavier ne voyait en elle que la comédienne. Depuis Orange, il savait. Il dit qu’elle a du talent, et seulement cela compte pour lui. Ce maudit talent ! Sans lui, à ses yeux, elle n’est rien. « Je ne remplirai jamais sa vie ». Ses mots à lui, les siens ! Alors que pour elle... Dès le matin, à le chercher près d’elle, à écouter son souffle. A chaque instant ! Chacun de ses gestes, pour lui, tous ses désirs à elle pour satisfaire les siens

Il ne savait rien avant de t’aimer, tu es folle de croire que
Il savait tout

Est-il sourd à ses mots ? Pourquoi refuser d’en accepter l’évidence qu’ils véhiculent ? Xavier les a observés à Orange, il l’a avoué à Monique, elle a tout entendu. Elle, et pas quelqu’un d’autre ! Il ne s’agit pas, là, de ragots auxquels Francie aurait eu la sottise de prêter l’oreille. Cela Victor doit lui faire la grâce d’y croire

Cette merveilleuse chance ? Ce don du ciel ? Lui, c’est à lui qu’elle les doit ! Pour devenir meilleure, telle qu’il la devinait

Pas pour moi, pour lui, seulement pour lui et

Tais-toi, Francie, arrête ! Tu t’égares, j’étais au courant de tout

Toi ? Toi... Non, ce n’est pas possible

Oui, moi. Et tu te trompes Fran. Sur toute la ligne

Non, pas toi, toi aussi tu m’as menti

Tu penses vraiment que je pourrais te faire ça ? Il est amoureux de toi, et bien plus que cela, dès ce fameux jour à la bibliothèque. Et c’était bien la première fois pour lui qu’il te voyait. Il faisait trop sombre dans le théâtre, il ne t’a pas vraiment vue lors de ton audition, et ce jour-là, il ne t’a pas reconnue… alors qu’il te cherchait dans tout Aix

Non, tu te ranges de son côté, à cause de... Pour ce qu’il a fait pour vous. Tu prends son parti.

Ouvre les yeux, Fran

Sait-elle que Xavier est devenu fou de douleur un certain soir devant une piste de danse ? Parce qu’il les a cru amants et que Francie lui devenait inaccessible. Aux Baux, pour avoir deviné qu’ils ne s’aimaient pas d’amour, tout lui est redevenu espoir. Alors, il les a suivis à Orange, pour se rapprocher d’elle, tenter de permettre à « leur » histoire de commencer. Et c’est là, et seulement là, qu’il l’a reconnue

Ta voix, elle d’abord, avant de voir qu’elle t’appartenait

C’est cela, il n’a vu que

Rien, il n’a plus rien vu ! Sinon ton désespoir, le mal qu’il t’avait fait. Orange, c’est pour toi le début d’une trahison, mais pour lui, la certitude qu’il te perdait à jamais. C’est vrai, il t’a offert de pouvoir jouer sur scène. Vrai aussi, qu’il a tout fait pour te permettre de réaliser tes rêves, il se serait perdu lui-même s’il l’avait fallu… mais de loin, de très loin ; il ne se serait jamais approché de toi sans mon intervention

Toi, à cause de toi

A cause ? Non, grâce à moi. Francie, vous êtes faits l’un pour l’autre, tout autant que Sylvie et moi. J’ai su que tu l’aimais avant que toi, tu en prennes conscience. Et lui

Il ne peut pas se tromper sur les sentiments de Xavier pour Francie. Il ne l’aurait jamais autorisé à demeurer près d’elle s’il n’était pas aussi certain de ce qu’il avance que de son amour pour celle qui l’attend à Léon

Et si tu acceptes de croire que, durant des années, mon seul but était de te savoir heureuse, que j’aurais tout sacrifié pour cela, tu peux aussi le faire pour le reste

Tais-toi, s’il te plaît, tais-toi

Francie ne veut rien entendre, refuse de le croire. Elle a froid, et peur devant ce gouffre qui s’ouvre en elle. Elle ferme les yeux pour faire reculer le vertige qui l’y pousse, elle alimente sa peine, sa détresse, se raccroche à ces mots surpris dans les coulisses de ce théâtre d’Aix. Elle traque leur vérité, celle qu’elle est certaine devoir en traduire. Sinon

Tu l’as détruit. Par ton départ, tu lui as tout enlevé

Non, tu mens. Il est... Pas lui... Ce serait pire que tout

Comme tu veux. Tu sais tout. Continue, à fuir, toujours, à ne jamais affronter la réalité. C’est encore la fuite en avant, te cacher. Je ne peux rien faire de plus pour toi. Nous arrivons



La bague, ce n’est pas un faux prétexte. Il m’en faut une. Si tu as encore un peu d’amitié pour moi

Elle l’a accompagné au travers des rues de Mont-de-Marsan, elle ne s’est animée qu’un instant, juste le temps de trouver ce pour quoi il l’a entraînée si loin. Elle a choisi de tout son cœur, sans tricher

Ils sont repartis. Silencieux jusqu’au bout. Francie l’a prié de la conduire, chez elle, à Saint Girons plage. Elle a abandonné Victor le temps d’en ramener ce qu’elle voulait y prendre. Ensuite, jusqu’à la maison de la forêt. Où Sylvie les attend. Ne dit rien. Semble tout ignorer

classicoofou 08-03-08 12:10 PM

26









Encore quelques jours pour Francie, à s’isoler dans sa tanière de Saint Girons, à endormir son âme au tumulte de l’océan

Mais, un matin, Victor et Sylvie viennent l’arracher à cette contemplation aride où elle se perd des heures entières. L’esprit vide, insensible au froid, indifférente à la biche qui s’enfuit devant ces intrus, qui se hâte vers l’abri des hauts troncs droits et fiers

Ils partent. Ils ne reviendront que pour leur mariage

Francie, surveille maman. Je crois qu’elle en fait trop pour ce jour-là

Elle s’amuse comme une petite folle

Justement. Je me demande ce qu’elle nous prépare

Cette joie en eux, Francie la ressent bien plus encore de leurs efforts pour la faire discrète

Tu lui ressembles tellement

Francie, ne dis pas cela, je vais m’inquiéter pour mes vieux jours

Victor. Maman est adorable

Oui, mais pleine de surprises

Comme ça, tu es certain de ne pas t’ennuyer un seul jour avec moi

Ils partent. Aix, celui qu’elle a fuit, là-bas. Xavier... Il finira par la retrouver, par eux. Pas encore, pas maintenant. Elle n’est pas prête

Vous partez sur... Vous rentrez directement à



Aix ? Non, nous devons rencontrer le Docteur Michel. Et pour la suite, eh bien, tout dépend de ce bout de chou. Nous avons quelques jours encore devant nous. Rien ne nous presse. Et toi ? Tes projets

Peut-elle encore en former ? Que lui reste-t-il ? Des jours et des nuits solitaires, des rêves envolés et un cœur à l’agonie. Surtout plus de force pour espérer plus loin

Rien de bien particulier. J’ai beaucoup à faire ici. Tout remettre en état. Nous nous reverrons le jour de la cérémonie

Tu vas rester ici

Au moins quelques semaines, Victor. Ensuite, je n’ai pas décidé, je verrai

Francie, je ne peux rien faire pour toi

Rien, Sylvie, tout va très bien. Je suis heureuse, tes parents me dorlotent, j’ai tout ce qu’il me faut

Pas de message ? Je ne peux pas lui dire que

Sylvie. rien. Pas un mot. A personne

Tu n’as pas le droit de te cacher. Il mérite au moins la vérité. Bien plus

Laisse, chérie. Rien ne pourra lui faire entendre raison. Nous nous reverrons ce jour-là, mais, je préfère te prévenir, Xavier sera là. Je ne veux pas avoir à choisir entre vous deux, Fran. Il est pour moi un ami très cher, et aussi témoin à mon mariage. Pas question de le sacrifier à cause de ton aveuglement

Victor, tais-toi. Tu lui fais de la peine

Je suis désolé, ma puce, mais il faut que Fran sache à quoi s’en tenir. Ta présence aussi nous est précieuse, Francie. Sans toi, notre bonheur ne sera pas complet

Le bonheur ? De quoi parle-t-il ? De cette chose fragile, inconsistante, qui s’évapore dès qu’on croit le caresser du doigt ? Que savent-ils, ces deux, de cette mort lente qui l’habite ? Supposent-ils qu’elle puisse subir plus encore

Je ne peux pas, Victor. Ne me demande pas cela

Je n’exige rien, Fran. Tu agiras comme bon te semble. Nous t’aimerons toujours autant. Quoi que tu décides. Je voulais seulement te tenir au courant. Nous devons partir. Prends bien soin de toi

Oui. Je vous souhaite tout le bonheur du monde. Vous allez me manquer. Terriblement

Pars avec nous

Non Sylvie, tu sais bien, je ne peux pas. J’ai besoin d’un peu de temps. Après, je ne sais pas. On verra, on verra demain. Allez, partez. Je vous aime très fort tous les deux. Soyez prudents. Victor, vous deux, écrivez-moi


classicoofou 08-03-08 12:17 PM

C’est le cœur lourd que Francie les regarde partir. Encore quelques jours, avant de quitter la région. Se perdre complètement, sans laisser de trace. Encore quelques jours à savourer l’affection de ses parents adoptifs. Elle ne demande rien de plus. Elle ne veut pas être une gêne à leur bonheur. Pas de tristesse à cause d’elle. Elle a perdu l’essentiel, et maintenant, il lui semble les perdre, eux. En souffrir davantage ? Peut-on ressentir plus de douleur que celle qu’elle endure

Dans le paquet, soigneusement caché dans la chambre qu’elle partageait avec Sylvie, son cadeau. La petite danseuse, celle qui faisait tant rêver Victor, celle qui ressemble tant à leur bout de chou. Une boîte à musique, une porcelaine ancienne, l’objet le plus précieux dont elle a hérité de ses parents. Une pièce unique. De l’écrin qu’elle dissimule, elle a retiré deux alliances, celles de ses parents. Les a remplacées par la montre gousset de son père et le tour de cou en perles d’or de sa mère. Avec cela elle leur dit tout son amour pour eux

Sur la route de Mont-de-Marsan, Sylvie et Victor ne sont pas plus heureux que leur amie, trop inquiets de la laisser aussi abattue

Tu n’avais pas à lui parler si durement, Victor. Tu ne sais pas comment elle va réagir

Fuir, partir encore

Et ne pas être là pour nous

Je le crois, ma puce. Elle ne sait plus où elle en est

Tu sais... Je vais dire une bêtise

Toi ? Jamais, mon cœur

Si tu m’arrêtes à la première cabine téléphonique

Qu’as-tu encore imaginé

Une bêtise, je te dis. Mais si tu m’écoutes, je saurai bien te récompenser

Tu tentes le Diable. J’ai peur de deviner, Sylvie, tu vas... Tu ne vas pas faire ça
- Je suis désolée, mais oui, je vais

La seule solution, à son avis, avant que Francie ne disparaisse ailleurs, elle est prête à prendre le large. Reste à définir combien de temps ils ont devant eux pour agir. Elle va leur glisser entre les doigts et Sylvie n’est pas certaine que Xavier mérite d’être traité de la sorte

Il risque de ne rien gagner à la rencontrer

Oui, cela se peut, mais il pourra au moins se défendre de ce dont elle l’accuse. Notre Francie. Je n’y comprends rien. Elle est sourde à tout raisonnement

Tu es bien décidée

Oui, pourquoi

Tu as un téléphone à dix pas. Je ferme les yeux, je ne suis au courant de rien. Sylvie, je suis innocent comme l’enfant qui vient de naître

Tu verras, je suis certaine de ne pas me tromper

Une bonne demi-heure plus tard, Sylvie retrouve Victor, avec le sentiment de quelqu’un qui a accompli un devoir sacré

Maintenant, en route, et advienne que pourra

Comment est-il

Qui ? Xavier ? Il n’est que dix heures du matin, à ton avis, il arrivera plus vite en voiture ou en train

Sylvie, tu lui as tout dit

Je l’ai averti, il n’arrive pas en terrain conquis

La croit-il si sotte. Elle n’a rien caché, Xavier sait qu’ils n’ont abouti à rien de concret. Ce qui doit advenir entre Francie et lui ? Tout reste à faire, à reconstruire. Du moins, si lui, le désire toujours. Demain est entre ses mains. Elle n’a fait que l’informer de ce dont il est accusé, pour qu’il puisse s’en défendre

Et tu peux me croire, si au début il m’a paru inquiet, je crois que maintenant il est surtout furieux

Après Francie. Tu es folle

Pas après moi. Je ne suis responsable de rien. Si tu as envie de voir ce qu’un homme en colère va faire, fais demi-tour. Sinon, la route de Mont-de-Marsan, c’est droit devant. Dans un sens ou dans l’autre décide-toi vite, parce que vu le ciel, il va y avoir un sacré orage

Nous sommes plus près de Léon que

Alors qu’attends-tu

Et si nous faisions erreur

Rien ne peut être pire que la situation actuelle

Prie pour avoir bien agi. Nous sommes fous de nous mêler de tout cela. Il vaut mieux que nous soyons avec eux

Pas du tout. Ils vont se débrouiller seuls. Je connais bien Xavier. Tu sais, avant d’arriver, cette colère, cette rage qu’il porte en lui, cette frustration, il va tout maîtriser. Je ne sais pas si c’est mieux, mais, il ira jusqu’au bout. Si Francie ne cède pas... Victor... Tu crois que j’ai bien fait

C’est bien le moment de te poser la question. On rentre

classicoofou 08-03-08 12:19 PM

27







Xavier roule, au plus vite. Il n’a pas eu la patience d’attendre un train quelconque. Conduire, un moyen comme un autre de libérer toute la violence qu’il porte en lui. L’autoroute, jusqu’à Agen, ensuite direction Mont-de-Marsan. D’abord Léon, Sylvie lui a donné l’adresse de ses parents, leur numéro de téléphone. Après, il verra. Où qu’elle soit, il veut Francie, là, face à lui. A mettre un terme à leur histoire, le faire tout à fait

Il n’a pas mérité tant de douleur. Toute cette angoisse, pour rien. Le ciel est à l’image de son humeur. Les nuages sont bas, tout noirceur. Peu de voitures devant lui, pour ralentir son allure

Si loin. Elle aurait mieux fait de le traverser, ce foutu océan. Une marionnette. Pour elle, entre ses doigts, rien de plus qu’un pantin de bois, à attendre, à l’aimer, à vouloir le meilleur. Elle n’a rien compris

Il va la retrouver. Oui. Et après ?... Il ne sait plus. Trop de peur derrière lui. Trop de doutes. Une enfant gâtée, elle n’est que cela. Un instant, la tentation de faire demi-tour. De la laisser se perdre loin de lui. Et oublier

Leur relation ? Un semblant de vérité. Trois mois. Même pas. Rien de solide. Une illusion. Bien moins qu’une illusion. Au bout du compte, il n’a aimé qu’un mirage. Et elle, à se cacher ainsi, à se dérober devant la moindre blessure, elle ne grandira jamais. Avoir vécu tout ce temps, près de lui, et le connaître si mal. Et lui, aveugle. Tout à son adoration, il n’a rien deviné

Narbonne, direction Toulouse. Pour aller plus loin encore. Tout son travail arrêté, des heures de perdues. Pour un caprice. Avec lui, pour elle, le théâtre, terminé. Il ne perdra plus une minute de son temps

Un éclair lacère l’horizon, ouvre une brèche dans les nuées obscures, et des gouttes d’eau se font étoiles sur le pare brise. Il jure, maudit les éléments, appuie encore sur l’accélérateur et mêle sa colère à celle qui se déchaîne autour de lui et qui gronde

Qui gronde si fort qu’il ne voit rien devant lui. Qui gronde au point de l’obliger à cesser cette course démente. De le contraindre à s’arrêter à la première aire de repos qu’il rencontre

Le crépitement de la pluie sur la tôle, les cascades le long des vitres, il étouffe. Il sort du véhicule, tend, de toutes ses forces son visage vers les cieux déchaînés. Chemise plaquée au torse, poings serrés, yeux fermés, à laisser l’eau du ciel emporter sa rage, le laver de sa folie. Combien de temps ? Silhouette étrange, toute droite au milieu du bitume

Chez Sylvie, ils sont quatre, à patienter que les heures passent, leur apportent celui qu’ils attendent. Sylvie raconte l’histoire de Francie et Xavier, ce qu’elle en connaît, Victor complète, donne des précisions. La lampe à pétrole, au centre de la table leur offre des zones sombres où chacun recule, se perd dans ses pensées

Pas si loin, très près des vagues furieuses qui fouillent, frappent, harcèlent le rivage, Francie, ombre chinoise sur l’horizon aux mille zébrures d’argent, face au monstre mugissant à ses pieds. Fragile, trempée, toute vénération pour le maître de ces forces indomptables. Hors du temps

Xavier a repris la route, sous une pluie plus sereine. Toujours autant de colère au fond de lui, mais toute envie de violence éteinte. Toulouse, avalée sans même s’en apercevoir, et déjà oubliée. Il évite les portes d’Agen, et se retrouve, de justesse, dans la bonne direction. Celle qui le guide vers Francie. Devant lui, les phares trouent la nuit, font danser des myriades de gouttelettes luisantes. Derrière lui, les pneus projettent des gerbes d’eau boueuses. Il est près de minuit. Si tard déjà

Il est fatigué, las de cette course contre le temps. Sans savoir ce qui l’attend ni oser chercher en lui ce qu’il souhaite voir émerger de cette rencontre

Il arrive à Roquefort. Un bref arrêt, le temps de vérifier sur la carte. Tout de suite après, Mont-de-Marsan, et ensuite... Francie. Au bout d’une ligne presque invisible sur le papier. Il s’offre quelques minutes encore, regard perdu devant lui. Encore une cigarette, juste une, avant la dernière étape

classicoofou 08-03-08 12:25 PM

Une heure du matin, une seule fenêtre éclairée dans la façade de cette maison blottie contre les arbres, la première à l’entrée du village de Léon, avec un atelier de poteries au rez-de-chaussée. Au bruit du moteur, la porte qui s’ouvre, Victor qui s’y profile. Et maintenant ?

Ils sont deux à venir vers lui

Vic, où est-elle

Chez elle, pas très loin. Entre Xavier. Tu es trempé

Bonsoir Sylvie. Désolé. Je suis vidé

Ce n’est rien, viens. Papa et maman sont là, et du café, tout frais. Pas trop mauvaise route

Je ne sais plus. Pas plus que le reste. Francie ne vit pas avec tes parents

Plus depuis quelque temps. Elle s’est installée chez elle. Ne t’inquiète pas, elle s’y trouve en ce moment, et pour quelques jours encore, j’en suis certaine. Demain

Non Sylvie, ce soir. Tout sera réglé ce soir. Puis je reprends la route. Allons saluer ta famille. Ils n’auraient pas dû veiller si tard. Je m’en veux pour cela

Nous sommes tous avec toi. Xavier, ne sois pas trop dur avec Fran. Je... C’est moi qui t’ai prévenu

Tu te sens coupable, bout de chou ? Non, toi, tu n’y es pour rien. Alors Victor, vous deux, le grand jour, c’est pour quand ?

Un mois, tu sais que je compte sur toi

Rien au monde ne m’empêchera d’être avec vous. Et ce café ? Tu l’as fait comment Sylvie, bien fort

Noir comme la nuit. Il t’attend

Merci, petit moineau. Victor, après

Dès que tu le décideras, je t’accompagne

Ils sont restés autour de cette table, un café, un autre. Xavier, un simple regard vers Victor qui se lève, inquiet devant cette froideur qu’il devine dans cet homme. Pour en arriver là, combien de souffrance

Pas un mot jusqu’à la barrière à la peinture écaillée qui entoure le jardin abandonné. Xavier arrête sa voiture plus loin, hésite, reste un instant à fixer la façade blanche, où aucune lampe ne brille derrière les volets disjoints

C’est donc là qu’elle a grandi, là, qu’elle se cache aujourd’hui. Une belle demeure, Victor

Oui, typique de la région. Elle aurait bien besoin d’un coup de peinture, de quelques clous

Seulement cela ? Ce semblant de rue bordée de magasins visiblement non exploités, un désert presque hostile. Habiter là, seule

Ces autres maisons, ces lieux... Qui peut vivre ici ? Et elle ? Qu’y fait-elle ? Elle est si loin de vous, de... tout

Il n’y a personne l’hiver, l’endroit ne s’anime qu’aux premiers bains, avec les touristes. C’était la résidence d’été des parents de Francie. Elle s’y est cloîtrée. Depuis des jours. N’oublie pas, Xavier, elle est... depuis toujours, depuis l’enfance, bien plus que fragile, elle s’est perdue dans un monde de rêves, parfois, il me semble qu’elle évolue dans un autre univers. Il faut lui accorder le temps d’en revenir

Je sais Vic, je sais ce qu’elle est, ce qu’elle porte en elle. C’est stupide, mais... je l’aime malgré cela, et surtout pour cela

N’exige rien au-dessus de ses forces, Xavier

Exiger ? Je ne sais plus, Victor. En fait, je n’attends rien. Simplement, qu’elle me dise adieu. Je veux l’entendre de sa bouche. La regarder pendant qu’elle le fera. Je crois qu’il n’y a qu’ainsi que je pourrai l’admettr.

Sylvie, elle t’a raconté

Tout. Non, n’ajoute plus rien. Je ne veux rien écouter d’autre que ce que France doit me dire. Après, je partirai. Je suis désolé, Victor. Je n’arrive pas à accepter sa fuite

Je vous voudrais heureux. Va, il vaut mieux qu’elle ne me voit pas

classicoofou 08-03-08 12:31 PM

28







Xavier avance vers la façade indifférente. Il respire l’odeur du large, du sable détrempé. Nuit magique, luisante. Il doit forcer sur le portail, qui grince, résiste, cède avec un craquement. Le chemin est une éternité devant lui. Il sent toute sa colère se reconstituer. Il y est. Il tape à cette porte, dernier obstacle. Frappe encore

La maison est vide, désertée. Toute cette route, personne au bout

Il se tourne vers Victor, écarte les bras montrant ainsi tout son désarroi

Et plus loin, sur la crête des dunes, un halo de lumière danse, se rapproche. C’est elle. Dehors, si tard

Xavier s’assoit sur les marches, la regarde passer près de son véhicule, sans même le remarquer, tête baissée. L’allure est lente, la silhouette penchée. Il ne retrouve plus de légèreté, ni aucune vivacité dans les gestes

Il l’observe marquer un temps d’arrêt devant le portail ouvert, relever la tête, faire glisser autour d’elle un regard indifférent, éteint à toute émotion

Il l’attend. Compte les pas qui la lui amènent, la guident au bas du perron où elle lève le bras, pose la main sur la rampe vermoulue. Le voit enfin

Tu es là

Oui, France

Ils t’ont dit

Victor est là-bas. Tu n’es pas seule

Cela n’a pas d’importance. Tu... En toi, rien ne peut me blesser, n’est ce pas Xavier

Non, Fran, c’est vrai. Maintenant. Tout est passé, toute cette rage. Je n’ai plus de colère

Je sais. Je suis désolée, Xavier

Désolée ? Oui. Tu peux. Pourquoi, Fran ? Si peu de confiance en moi ? Tous nos jours, nos nuits... Tu les as si vite oubliés

Pars, s’il te plaît, aide-moi, efface tout cela. Je m’en veux, pour tout ce mal, tout ce que je t’ai enlevé. Tu es libre Xavier

Et toi ? C’est aussi simple pour toi

Simple. En moi, tout est mort

- Où étais-tu ? Tu es trempée. Sous la pluie

Où ? Là-bas, pas très loin. Ça va aller. La pluie ? Ce n’est que de l’eau. J’aime tellement la pluie, Xavier

Un pas en arrière, un autre, elle se détourne de lui. Elle tremble, claque des dents. Serre autour d’elle un long châle aux franges dégoulinantes

Entre, sèche-toi. Tu ne résisteras pas à ce froid

Froid ? Non, tu peux partir. Ne t’inquiète pas. Ah Oui. L’océan. J’avais oublié l’océan. J’avais oublié les bois. Un jour, toi aussi, tu m’oublieras

Ce débit incontrôlé, cette voix hésitante, tout en elle semble s’effriter, elle tremble devant Xavier qui s’affole de la retrouver ainsi

- Francie. Tu es malade. L’océan. Folle, là-bas et sous cet orage. Ne reste pas là. Je vais te préparer quelque chose de chaud. Donne tes clés

Les clés ? La porte est ouverte. Pas de clé ici, aucun besoin. Tu as raison, j’ai un peu froid. Je crois que j’ai froid

En effet, une simple poussée suffit à leur ouvrir l’accès. Il doit presque la porter et il a peur

Le salon, tout près. Un parfum de cire flotte dans l’air. Toujours pas d’électricité. A cause de la tempête. Ici aussi, comme chez Sylvie, des lampes à pétrole. Reliques des temps anciens. Qu’il a du mal à allumer

Xavier peste contre l’humidité, contre la température glaciale des lieux

A la lueur de la première lampe la pièce s’offre à lui. Sur la tapisserie fanée d’un bergère, des poupées de porcelaine l’observent, sages et silencieuses, devant une table basse à la délicate marqueterie où lys, œillets et roses s’entrelacent

En face de lui, une cheminée, haute et large, s’étire, lui présente d’autres lampes, qu’il allume aussi

Francie, toujours claquant des dents, crispée, sans volonté, qu’il force à se défaire de son châle, à s’allonger sur le canapé, devant l’âtre. Vide. Dans un panier, tout près, il trouve de grosses bûches, des brindilles, des journaux. Se hâte d’allumer le feu. Deux couvertures, légères, moelleuses, soigneusement pliées, rangées dans une énorme corbeille d’osier. Qu’il déplie sur elle

Il sort, quelques minutes. Il court vers Victor. Il est médecin. Il saura bien, lui, ce qu’il faut faire

Victor, elle n’est pas bien. Il faut que tu la vois

Francie ? Que s’est il passé entre vous

Rien, rien de ce que tu imagines. Pas de colère. Elle a pris froid, elle me fait peur. La voir dans cet état, c’est au-dessus de mes forces. Elle souffre

Froid ? Elle était si bien ce matin. Je vais voir. Bon sang. je n’ai rien ici pour parer aux premiers soins. Ma trousse est restée chez Sylvie

Je vais la chercher, Sylvie sait où la trouver

Oui, mais le chemin, tu y arriveras

Pour France, à pied, s’il le fallait. Va vite auprès d’elle. Il ne faut pas la laisser seule. Je reviens dès que possible

Nouvelle course dans la nuit. Il freine à peine dans les virages. Retrouve sans mal la maison sous les pins, repart aussitôt, toujours aussi vite. Seul

Pour les rejoindre devant un feu aux flammes hautes et chaudes maintenant

Physiquement, ce n’est rien, Xavier. Elle a pris froid. Mais, ce qui me donne du souci, c’est son abattement. Elle ne réagit à rien. J’ai ce qu’il faut pour son rhume mais demain, il faudra voir comment traiter le reste

Je reste près d’elle. Dis-moi ce que je dois faire

Pour un refroidissement, ce n’est pas compliqué. La coucher dans son lit, au chaud. Veiller à ce qu’elle y reste, surveiller sa température et lui donner ces médicaments. Je note tout sur cette feuille. Tiens. J’ai allumé la cheminée dans sa chambre. Il ne faut pas que le feu s’éteigne. Nous l’y installerons dès que les bouillottes auront chauffé le lit

Je m’en charge, Victor

Elle doit vivre comme ça depuis pas mal de temps. C’est de l’inconscience. Elle n’a pas fait livrer de combustible pour la chaudière. Elle comptait vraiment partir, tu sais. Bientôt. Je ferai le nécessaire dès demain. La chaleur sera meilleure

Tu peux y aller. Sylvie est inquiète pour elle et j’ai refusé de l’emmener. Prends les clefs de la voiture, tu peux compter sur moi. Je m’occupe d’elle. Je t’attends demain

Sa chambre, la première porte à droite, dans ce couloir. Je serai là, très tôt. Ce ne sera rien, Xavier

Je l’espère, Vic. Je l’espère de toute mon âme

classicoofou 08-03-08 12:37 PM

Dehors, le bruit du moteur, qui s’éloigne. De plus loin, menaçants, de nouveaux roulements, le ciel va encore se déchaîner

Dans la chambre, le lit. Ce lit. Large, immense, à peine chaud. Trop loin de la cheminée. Il se souvient, de ses séjours en Ardèche au cœur de ces hivers si froids, des gestes de sa grand mère. Sur les marches, il en a vu quelques-uns. De très gros galets, plus gros que des briques, ronds, blancs. Il les ramène, les pose tout près des flammes

Il veille à ce que Francie ne se découvre pas

Elle ne dort pas, regard absent, comme tourné vers une image qu’elle seule voit

Chérie, regarde-moi. Tu vois, je suis là, tout près

Xavier, tu n’es pas parti. Il est tard, tu sais. Tellement tard

Non, pas si tard que ça. Il est très tôt. C’est presque le matin

Il pleut encore

Toujours

L’océan, il dansait sous la pluie, et toute cette musique, pour moi. Quand j’étais petite, il y a longtemps, j’entraînais Sylvie les nuits de tempête. Et Victor. Tu viendras, toi aussi

Quand tu voudras. Mais pas ce soir, ce soir, nous restons là, tous les deux, que nous deux

Les pierres sont brûlantes, il les enveloppe dans des morceaux d’étoffe, les glisse entre les draps. Il s’oblige à attendre, assez de temps, pour que la chaleur des roches les pénètre

Il s’accroche aux montants du lit, tire de toutes ses forces, le rapproche au plus près de la cheminée, dans laquelle il ajoute deux grosses bûches. Il va chercher Francie, la soulève, l’emporte, pour la glisser dans ce nid qu’il espère le plus douillet possible

Il achève de la déshabiller, lui ôte tout ce qu’elle peut avoir d’humide, de froid sur elle. Il fouille les armoires, vide les tiroirs. Trouve enfin de quoi la couvrir. Il sourit, malgré lui, devant une chemise de nuit, au tissu épais, pire que ce qu’il a vu sur le dos de son aïeule. D’où sort-elle cela

Tout ce froid dans cette maison vide, depuis quand ? Une main sur le front moite, plus aussi chaud. Les médicaments doivent déjà agir, au moins sur la température. Assez pour le rassurer

Il va chercher une des couvertures restées sur le canapé du salon, revient s’installer près d’elle, dans une... oui, c’est une marquise. Tous ces sièges, une autre époque. Le petit bureau, devant la fenêtre, un de ces meubles à secrets. Tous ces tiroirs. Elle a donc grandi dans ce décor. Non, chez Sylvie, ici, il se souvient, Madame Damien a dit qu’elle avait peur d’y revenir. Qu’elle n’y trouvait que tristesse. Y redevenait fragile, vulnérable

Xavier

Oui, Chérie, je suis là

Tu ne pars pas, pas encore

Non, Chérie, je reste ici. Tu es bien

Oui. Merci d’être là

Et à toi d’exister

Hier affleure en lui, aux mêmes mots. Lui rend leur première nuit. Lui restitue l’espoir

Oui

C’est fini, j’ai oublié. Je t’aime, Fran

Je sais, c’est moi. Tout le mal vient de moi. Toujours. Pas des autres. Je n’ai rien compris, douté de toi, je n’ai pas cru en nous. Pas assez fort

Tais-toi, rien qu’un mauvais rêve, une ombre. Demain, à la lumière, ils vont se dissiper. Tout va renaître. Plus fort, plus beau. Et puis, rappelle toi, je te l’ai dit, souvent, à chaque fois, il n’y a que nous d’important. Nous sommes seuls sur terre

Ce n’est pas vrai, Xavier

Pour moi, oui, Chérie. Toi et moi. Il y a nous, et j’oublie les autres

Il se lève, va la rejoindre, s’allonge près d’elle. Et il frémit devant ses yeux, toujours aussi indifférents

Je peux rester là

Autant que tu voudras

Y rester jusqu’à la fin des temps ? Tu as froid

Non, je suis bien. J’ai sommeil. Je voudrais dormir longtemps. Une vie

Et me laisser seul. Maintenant ? Alors qu’elle nous promet le meilleur. C’est ce que je veux pour toi, Francie, seulement cela

Et moi, je ne t’ai apporté que souffrance, déception

Je suis coupable aussi

Il doit accepter la vérité et endosser sa part de responsabilités. Il devait lui parler, lui expliquer.Surtout lui raconter ce qu’ils sont pour lui. Lui montrer également combien elle lui est importante, unique, la place que Francie occupe dans sa vie. En fait, elle la prend toute

Pour lui, elle remplit l’espace avec ses rires, meuble l’horizon avec ses gestes, elle habille l’univers de sa douceur, elle l’illumine par ses yeux. Pas seulement son talent, pas pour ce don qu’elle porte en elle

Je n’ai rien compris, Xavier, j’ai fui, comme autrefois. A chaque fois

C’est fini. Tu n’auras plus à le faire

Ils auraient dû se parler, de tout, ne rien se cacher, avant, bien avant, que lui ne décide de réaliser un rêve

Le tien, Francie, seulement le tien. Tu aurais tout accepté, comme un cadeau

Tu le veux toujours

Seulement si tu le souhaites aussi. Uniquement pour te voir heureuse, être complice de ton bonheur

Nous le ferons ensemble. Pour nous. Xavier, Aix, tu dois

Repose toi, chérie. Il faut dormir. Nous avons le temps, tout notre temps

Mais ils t’attendent là-bas, ton travail

Rien qui ne puisse se rattraper. Nous, nous pouvions nous perdre

Alors c’est vrai, tu ne me quittes pas

Oui, je serai encore là, à ton réveil. Dors

S’il te plaît, aime-moi, reprends-moi, encore une fois, après, si tu veux, tu pourras partir. Les retrouver

T’aimer et partir ? Non France, t’aimer, maintenant, toujours. Rentrer ? Bien sûr, demain, bientôt, oui. Mais à la maison, chez nous, nous y retournerons ensemble

L’aube ne l’a pas réveillée, ni les premiers rayons de soleil

Bien moins Sylvie et Victor qui ont refermé doucement la porte de la chambre derrière eux

Pas même les voix des hommes, dehors, venus remplir les cuves du chauffage central

Le poids de sa tête dans le creux d’une épaule, et Xavier est prêt

Elle n’est plus aussi pâle

Il guette, comme à chaque fois, à chaque matin, le premier frémissement des paupières

Comme à chaque matin, il le provoque d’un souffle

Et son cœur éclate à recevoir dans le sien, avec toute sa lumière, ce regard à l’étrange couleur, ni bleue, ni vert
J’ai eu si peur, Fran, de ne plus voir ces yeux-là

Pardon, Xavier, pour tout

Chut. Aime-moi. Apprends à m’aimer comme je t’aime. Surtout, ne pars plus, Fran. Plus jamais

On reste là

On reste là. Encore cinq minutes, jusqu'à demain, une éternité. Viens, ma Douce

classicoofou 08-03-08 12:39 PM

http://regine.fernandez.free.fr/imagesbis/asgl2007.jpg

j'ai oubliée de la mettre au debut
bonne lecture

sounsysteme 07-04-08 11:04 PM

merci pr le roman

princesse.samara 17-04-08 07:23 PM

c'est tres bon merci

classicoofou 25-04-08 05:05 PM

ÇÞÊÈÇÓ:

ÇáãÔÇÑßÉ ÇáÃÕáíÉ ßÊÈÊ ÈæÇÓØÉ sounsysteme (ÇáãÔÇÑßÉ 1326943)
merci pr le roman

tout le plaisir et pour moi j'espere qu'il vous a plu

classicoofou 25-04-08 05:07 PM

ÇÞÊÈÇÓ:

ÇáãÔÇÑßÉ ÇáÃÕáíÉ ßÊÈÊ ÈæÇÓØÉ princesse.samara (ÇáãÔÇÑßÉ 1345157)
c'est tres bon merci

oui regine a de beau roman je n''ai d'autres si vous voulez , je peux les mettre

salma.fatine.meriem 01-05-10 11:24 PM

ÔÜßÜÜ æÈÇÑß Çááå Ýíß ÜÜÜÑÇ áß ... áß ãäí ÃÌãá ÊÍíÉ .

majdouline two 30-11-13 10:46 PM

ÑÏ: des mots en coulisse de regine fernandez
 
merciiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii


ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 09:37 PM.

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