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princesse.samara 09-04-10 01:21 PM

Complot de famille, de Leona Karr
 
Complot de famille, de Leona Karr




Elle vient d'hériter d'une famille... et des pires ennuis qu'elle ait jamais connus...

Quelques heures ont suffi à faire basculer le destin de Carolyn Leigh. La jeune femme, qui a vécu une enfance solitaire entre orphelinats et familles d'accueil, vient en effet d'apprendre qu'Arthur Stanford lui léguait la moitié des parts de sa prestigieuse société, et que ce célèbre homme d'affaires n'était autre que son grand-père! Désireuse de connaître enfin sa famille - et de comprendre pourquoi sa mère l'a autrefois abandonnée -, Carolyn doit, dans le même temps, répondre à l'étrange proposition du séduisant Alan Lawrence, agnet fédéral qui souhaite l'épouser sur-le-champ afin de mener une enquête sur d'éventuels trafics organisés au sein même de la société Stanford...

princesse.samara 09-04-10 01:22 PM

si vous l'aimez dit-le moi pour le mettre

ÇáÌäíÉ ÇáÓãÑÇÁ 09-04-10 04:04 PM

Çááå íÚØíß ÇáÝ ÚÇÝíÉ ÓãÇÑÇ


ÊÚíÔí æÊÌíÈí íÇ ÚÓá

merci

ÑíãÇ 09-04-10 10:29 PM

ÊÓáã ÇíÏß æÇááå íÚØíß ÇáÝ ÚÇÝíÉ íÇ ÞãÑ :55::55:


Úáì ÝßÑÉ ÇäÇ ãÊÔÌÚÉ æÚã ÈÇÑß ÈäÇÁð Úáì ÊÚáíÞ ÝÑÝæÑÉ áÐÇ áæ ãÇ ßäÊ Úã ÊäÒáí ÑæÇíÉ ÇÒÑÚíåÇ ÈÏÞä ÝíÑí :lol:

ÇÚÊãÇÏÇÊ 10-04-10 02:57 AM

åååååååååå æÇááå íÇÑíãÇ ÈÑÇÝæ Úáíßì Çäßì áÝÊì äÙÑì , áÇäì Úáì ÇáÑÛã ãä ËÞÊì ÇáÚãíÇÁ Ýì ÝíÑì æÝì ÇáÝÑäÓíÉ ÈÊÇÚÊåÇ :ma1: ÞáÊ ÇÊÇßÏ áÞíÊ ÊÑÌãÉ ÇáÌãáÉ

if you love said to me to put

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princesse.samara 10-04-10 11:30 AM

ÔßÑÇ Úáì ÑÏæÏßã ÇáãÔÌÚÉ

ÇáÌäíÉ ÇáÓãÑÇÁ 10-04-10 02:23 PM

ãíãí ËÞÊß Ýí ÇáÝÑäÓíÉ ÊÈÚÊí ãÊá ËÞÊí Ýí ÇáÚÒæãÉ ÊÈÚÊß :lol:


ÑíãÇ æÇááå ÍÇáí ãä ÍÇáß ÍÈíÈÊí áÇ ÇÝÞå ÔíÁ Ýí ÇáÝÑäÓíÉ ÛíÑ ßÇã ßáãÉ ÈãÔí ÍÇáí Ýíåã ÇÒÇ ÖÚÊ Ýí ÝÑäÓÇ... ØÈÚÇ Úáì ÇÚÊÈÇÑ Çäí åÇÑæÍ ÝÑäÓÇ Ýí íæã ãä ÇáÇíÇã æÇäí ÑÇÍ ÇÖíÚ ÝíåÇ .... ØÈÚÇ áæ ÇäÞÐäí æÇÍÏ ãä ÇáÝÑäÔ ÊÇíßæäÒ ãÇ ÚäÏí ãÇäÚ :Welcome Pills4:

ÈÓ åÇÏ áÇ íãäÚ Çäæ äÔÌÚ ÓãÇÑÇ Úáì äÔÇØåÇ æÊÚÈåÇ Ýí ÇáÞÓã

Ýí ÇäÊÙÇÑ ÇáÑæÇíÉ ÍÊì áæ ãÇ ÑÇÍ äÞÑÃåÇ ÓãÇÑÇ ... ÈÓ ÇÒÇ ÍØíÊí ÛáÇÝ Íáæ ããßä äÊÎÇäÞ Úáíå ååååååååååå

marianadine 11-04-10 01:21 PM

ÇáÓáÇã Úáíßã æÑÍãÉ Çááå æÈÑßÇÊå
tres belle histoire j'espere que vous allez la faire decsendre
merci pincesse.samara

princesse.samara 12-04-10 06:03 PM

merci a vous tous, et on commence par la première chapitre

princesse.samara 12-04-10 06:04 PM

chapitre 1



Carolyn Leigh posa un regard étonné sur les deux hommes assis en face d’elle dans le cabinet d’avocats.
— Je suppose que cette réunion concerne le bienfaiteur anonyme qui m’a aidée à financer mes études. Je sais que l’argent transitait par vos bureaux, mais à part cela…
— C’est exact, lui répondit Me Bancroft, juriste grisonnant, en remontant ses lunettes sur son nez.
— J’imagine que si vous m’avez fait venir, c’est pour me dire qu’il faut maintenant que je rembourse ? demanda-t elle, cachant mal une certaine inquiétude.
Elle ne roulait pas sur l’or et, tant qu’elle n’aurait pas trouvé un temps plein à l’hôpital, elle aurait du mal à éponger ses dettes.
La voyant embarrassée, Me Bancroft la rassura sur-le-champ.
— Non, mademoiselle, vous n’avez rien à rembourser. Le donateur s’est montré très clair sur ce point.
L’avocat marqua un temps d’arrêt, puis il poursuivit :
— En fait, j’ai de très bonnes nouvelles pour vous.
Carolyn se raidit sur sa chaise.
— De bonnes nouvelles ? répéta-t elle.
L’expression la fit frissonner, car elle ne l’avait que trop entendue. Adoptée très tôt et de santé fragile, elle n’avait jamais connu d’autres bonnes nouvelles — comme disaient les fonctionnaires de l’assistance publique — que celles de ses placements dans des familles d’accueil sans cesse renouvelées. A l’époque, elle se sentait comme le pion d’un jeu diabolique. Aujourd’hui encore, même si elle avait réussi, à force de courage et de volonté, à obtenir son diplôme de médecin, elle en faisait toujours des cauchemars.
Traumatisée à jamais par les souvenirs de sa vie chaotique d’orpheline, elle reconnut la boule d’anxiété qui lui avait si souvent noué l’estomac. Oui, son enfance, ballottée d’une famille à une autre, sans chaleur, sans tendresse, l’entraverait à jamais comme un boulet.
« Et ça recommence… », pensa-t elle, redoutant ce qu’on allait encore lui assener.
Dès l’instant où elle était entrée dans ce bureau, elle avait senti une espèce d’hésitation de la part des deux hommes, comme s’ils ne savaient trop par où commencer. Elle avait déjà rencontré William Bancroft une fois, mais l’homme assis à côté de lui, Alan Lawrence, bel homme au demeurant, elle ne l’avait jamais croisé. Qui était il au juste et pourquoi se trouvait il là ? Le vieil avocat avait omis de le lui préciser. Peut-être était il son futur associé ?
Courtois, ils lui proposèrent un café qu’elle refusa.
— Bien, dit Me Bancroft. Passons aux choses sérieuses. Nous verrons les détails par la suite.
Se tournant alors vers Alan, il enchaîna :
— A vous, maintenant, mon cher.
Alan Lawrence sourit à Carolyn, qui ne manqua pas de remarquer le charme de l’homme. La trentaine, des traits énergiques, des cheveux noirs et un bronzage léger sur le visage, il était plutôt séduisant.
De ses beaux yeux d’un gris bleu, il la fixa, l’air hésitant, comme si la nouvelle qu’il avait à lui annoncer le mettait mal à l’aise. Les nerfs mis à vif par cette attente, Carolyn commença à s’impatienter. Qu’avait il donc de si embarrassant à lui dire ?
— Vous avez entendu parler d’Arthur Stanford ? commença-t il.
Le ton se voulait amical.
— Non, répondit elle du tac au tac.
La vivacité de la réaction le surprit. Il enchaîna.
— Je suppose que vous avez entendu parler des laboratoires pharmaceutiques Horizon ?
— Evidemment. Quel médecin ne connaît pas Horizon ? C’est une des sociétés les plus anciennes de tout le Nord-Ouest américain.
Il opina de la tête.
— C’est cela. Eh bien, Arthur Stanford, le propriétaire de ce laboratoire, vient de décéder et…
Un rien sarcastique, elle lui coupa la parole.
— Suis-je supposée être au courant de ce décès ?
La mort du magnat avait sans doute paru dans la presse, mais elle était trop occupée par son travail pour lire les journaux.
Méfiante, ne voyant toujours pas où il voulait en venir, elle se préparait à attaquer. A force d’être mêlée à des bagarres dont elle était souvent la cible dans les cours d’école, elle avait appris à se protéger avant que les coups ne pleuvent. Elle était donc prête à affronter n’importe quoi. N’empêche, pourquoi l’avait-on convoquée ?
— L’aide financière qui vous a été octroyée pour faire vos études, reprit Alan, et qui vous parvenait par le canal de Me Bancroft, vous était attribuée par Arthur Stanford.
— Vraiment ? s’exclama-t elle, ahurie.
— Oui, vraiment.
Elle s’était souvent demandé d’où lui venait cet argent, qui l’avait tellement aidée dans ses études. Un moment, elle avait cru qu’elle émanait d’une organisation caritative, mais jamais elle n’avait imaginé que son bienfaiteur puisse être tout simplement un particulier. Quand elle avait demandé une bourse à l’administration de la faculté, le directeur de l’établissement lui avait annoncé qu’une personne anonyme lui verserait régulièrement des fonds.

princesse.samara 12-04-10 06:05 PM

La réponse l’avait un peu surprise, mais elle n’avait pas vraiment cherché à savoir.
— Evidemment, je lui suis très reconnaissante de m’avoir permis de profiter de cette aide, qui a largement contribué à ma réussite. Mais… M. Stanford faisait des dons à tous les étudiants en médecine ?
— Non, seulement à vous.
— A moi seule ? répéta-t elle incrédule. Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je eu cette chance ?
Alan hésita. Comment allait il lui révéler la vérité ? Me Bancroft l’avait chargé de cette mission — qu’il avait acceptée —, mais le Dr Carolyn Leigh n’était pas la petite femme insignifiante à laquelle il s’attendait. Elle lui faisait même beaucoup d’effet. De grands yeux bleus, une bouche joliment dessinée, de beaux cheveux blonds aux reflets miel, c’était une jeune femme infiniment séduisante. Elle avait passé un chemisier rose tout simple et une jupe bleu marine, qui mettait en valeur une silhouette fine que quelques rondeurs bien placées rendaient très suggestive.
Même si Alan ne la connaissait que depuis quelques minutes, il avait vite compris que, sous le désir qu’elle lui avait tout de suite inspiré, elle cachait d’autres qualités, plus solides. Il se dégageait d’elle une force et une détermination indéniables. Qu’un homme s’avise de lui manquer de respect, elle devait le remettre à sa place vertement, il l’aurait parié. Il l’imaginait volontiers dans sa blouse blanche de médecin, son stéthoscope autour du cou, visitant ses malades sur leur lit d’hôpital, des malades qu’elle devait charmer ou mettre au pas. Oui, à bien la regarder, ce qu’il détectait chez cette femme était assez impressionnant… Il fallait pourtant qu’il se lance. Le mieux était de se montrer aussi direct que possible.
— Ce n’est pas par hasard que vous avez bénéficié de ces libéralités, Carolyn. Voyez-vous, mademoiselle, rectifia-t il, M. Stanford témoignait un profond intérêt pour vous.
Il marqua un temps d’arrêt mais, devant la stupéfaction de Carolyn, il s’empressa de poursuivre.
— Ce que j’ai à vous dire risque de vous causer un choc. Ne sachant comment vous préparer à cette révélation, j’irai donc droit au but.
Maladroitement, il tendit la main vers elle, mais elle esquiva.
— Eh bien, enchaîna Alan, M. Stanford vous témoignait de l’intérêt parce qu’il était…
Il hésita.
— … votre grand-père.
Estomaquée, Carolyn vit trente-six chandelles. Elle voulut réagir, dire quelque chose, mais, l’émotion étant trop forte, les mots s’étranglèrent dans sa gorge.
Le premier choc passé, elle rassembla ses idées.
— Si je comprends bien, dit elle après un bref silence, l’argent que je recevais provenait de M. Stanford, qui se trouvait être… mon grand-père.
— Absolument, lui répondit Alan. Il n’y a aucun doute à ce sujet, vous êtes sa petite-fille.
Toute sa vie, Carolyn avait rêvé d’appartenir à un clan de la même chair et du même sang que les siens. Mais elle était seule, cruellement seule. Envers et contre tout, elle avait lutté pour survivre et réussi à se construire un petit monde à elle, une petite bulle où elle se sentait protégée. Patatras ! C’était une véritable bombe qui explosait aujourd’hui dans son univers.
« Pourvu que ce soit vrai », songea-t elle en fixant Alan.
Attendri par l’émotion de la jeune femme, Alan lui prit la main en souriant.
La voyant un peu rassérénée, Me Bancroft lui tendit un dossier.
— Vous lirez ceci, tous les détails y sont consignés.
Elle prit le document, qu’elle commença à feuilleter sous le regard des deux hommes empêtrés dans leur silence.
Enfin, Carolyn découvrait le mystère de sa naissance. Sa mère, Alicia Stanford, n’avait que seize ans quand, apprenant qu’elle était enceinte, elle s’était sauvée de chez elle. Tous les efforts menés par sa famille pour la retrouver étaient restés vains. Un an plus tard, Alicia était rentrée chez ses parents, atteinte d’un mal qui devait très vite l’emporter. Avant de mourir, elle avait refusé de révéler ce qu’était devenu son bébé, ainsi que l’identité du père de l’enfant. Pendant des années, personne n’avait cherché à percer ce mystère. Ce n’est que lorsque Carolyn était entrée à la faculté de médecine que des détectives, chargés de l’enquête par son grand-père, veuf et vieillissant, avaient pu la localiser. Dès ce moment, le vieux milliardaire n’avait jamais cessé de lui faire parvenir de l’argent.
« Ainsi, pendant des années, il a su que j’étais sa petite-fille », pensa-t elle avec amertume.
Une envie de pleurer lui serra la poitrine.
— Pourquoi ne m’a-t il rien dit ? Pourquoi ce secret ? demanda-t elle à l’avocat.
— Nous n’en savons rien, répliqua-t il. Quand votre grand-père a décidé de vous accorder cette pension, il nous a recommandé la plus totale discrétion. Ce qui ne l’a pas empêché de se tenir toujours au courant de vos faits et gestes. Il a su, par exemple, que vous travailliez comme stagiaire dans la société financière Champion Investment et que vous y aviez obtenu d’excellents résultats. Il pensait même que vous feriez carrière dans ce métier, mais finalement, vous avez préféré vous orienter vers la médecine…

princesse.samara 12-04-10 06:06 PM

Bancroft remonta ses lunettes sur son nez et se gratta la gorge.
— Voici maintenant le contenu de ses volontés.
— Cela me concerne directement ? s’enquit elle. Il m’a légué quelque chose ?
Alan ne put s’empêcher de répondre :
— Plus que « quelque chose », mademoiselle.
— Quelques mois avant sa mort, reprit Me Bancroft, Arthur Stanford a rédigé un nouveau testament dans lequel il vous désigne comme sa principale bénéficiaire. Il vous lègue cinquante et un pour cent des parts des laboratoires pharmaceutiques Horizon, la grande propriété de famille, un important portefeuille d’actions et des liquidités.
Incrédule, elle fixa tour à tour les deux hommes. Quel était donc l’objet de cette sinistre plaisanterie ? Elle n’avait jamais cru aux contes de fées, et n’allait pas davantage gober celui-là. Cela relevait du canular, de la mystification. On se moquait d’elle…
La voyant agitée d’un léger tremblement, Alan voulut la rassurer.
— Carolyn, tout ceci est vrai. Votre grand-père est décédé il y a quelques semaines. Sur le plan légal, tout est en ordre, mais avant de vous informer officiellement de ses dernières volontés, nous devions vérifier certains points précis.
— Vous prétendez me faire croire que M. Stanford a écarté les membres de sa famille à mon profit ? Mais il ne me connaissait même pas et ne s’est jamais intéressé à moi !
— C’est pourtant ainsi, Carolyn : telle a été sa décision.
— Mais que vont dire ses ayants droit ? s’enquit Carolyn, qui contrôlait mal son émotion. Il n’était sûrement pas seul au monde, et doit avoir des obligations envers ses héritiers !
— Effectivement, confirma Me Bancroft. Il a un fils, Jasper, le frère aîné de votre mère. Il est mentionné dans le testament, mais à une place plus modeste.
Pourquoi Stanford avait il agi ainsi ? se demanda-t elle. Pourquoi avait il, dans une certaine mesure, déshérité son fils ?
— Jasper est un piètre gestionnaire : il a mis en faillite deux des sociétés de votre grand-père et celui-ci en a tiré les conclusions. Il ne voulait pas confier à son fils l’avenir d’Horizon.
— Et il n’a pas d’autres héritiers ?
— Non, vous êtes le seul lien de sang avec votre grand-père, répondit Bancroft. Aujourd’hui, Jasper travaille comme chef de laboratoire à Horizon, mais c’est à vous que revient la lourde responsabilité de contrôler tout ce qui concerne les finances de l’entreprise.
— Est il marié ?
— Non. Il ne s’est jamais marié, mais il fréquente depuis cinq ans Della Denison, une femme extrêmement compétente qui travaille elle aussi dans la société. Ils vivent dans la propriété de Stanford avec les deux enfants de Della, qui ont une vingtaine d’années. Votre grand-père estimait que tout ce petit monde devait pouvoir cohabiter, en bonne intelligence, dans le manoir.
— Evidemment, tout cela est susceptible de changement, précisa Alan. Ce sera à vous de décider quand vous vous y installerez. N’oubliez pas, Carolyn, que vous êtes dorénavant le numéro un de l’entreprise, et qu’il vous appartiendra de prendre les décisions qui vous sembleront justifiées.
— Quand toutes les démarches seront terminées, ajouta Me Bancroft. D’ici là, je peux créditer votre compte des sommes dont vous avez besoin.
Peu à peu, les doutes qui avaient envahi Carolyn s’estompèrent, cédant la place à un flot de questions.
Elle était perdue dans ses réflexions quand Alan se pencha vers elle, cherchant son regard.
— Avant que vous n’endossiez l’uniforme de la riche héritière, il me semble de mon devoir de vous faire part de quelques faits troublants.
Héritière… Ce mot sonnait désagréablement à ses oreilles. Toute sa vie, elle avait peiné à boucler les fins de mois. Sa voiture d’occasion flirtait avec les cent soixante mille kilomètres et, à l’hôpital, elle gagnait un salaire peu enviable.
— La mort brutale de votre grand-père nous a tous étonnés, reprit Alan.
— Etait il gravement malade ? demanda-t elle, regrettant presque de n’avoir pu se rendre à son chevet.
Si seulement elle avait pu le soigner… Elle aurait mis en application ce qu’elle avait appris à la faculté de médecine.
— Votre grand-père n’est pas mort de maladie, dit il.
Ce qu’il avait à lui apprendre n’était pas facile à dire. Il avait peur de la choquer et de la blesser.
— Il a été victime d’un accident de la circulation. Un chauffard…
Elle le fixa, la gorge nouée. Son grand-père avait peut-être eu l’intention de lui parler, mais une mort prématurée l’en avait empêché. Elle ne le saurait jamais…
— M. Stanford a été tué à quelques kilomètres de sa résidence, près du port. Je dois vous dire que cet… « accident » soulève bien des interrogations. Certains n’hésitent pas à mettre en doute le caractère accidentel de l’affaire.
Carolyn ne saisit pas tout de suite le sous-entendu. Le front plissé, elle réfléchit quelques secondes.

princesse.samara 12-04-10 06:07 PM

— Seriez-vous en train d’insinuer que quelqu’un l’a délibérément heurté avec sa voiture ?
— Nous ne pouvons rien affirmer pour l’instant, mais c’est le doute qui plane autour de cette affaire qui me vaut d’être présent ici, dit Alan, sortant un badge de sa poche. Je suis enquêteur fédéral, et j’ai été chargé de faire la lumière sur les circonstances qui ont entouré la mort de votre grand-père.
— Vous n’êtes donc pas avocat ? Je veux dire… je pensais…
— Non, je vous répète que je suis agent fédéral. Me Bancroft m’a demandé de participer à cette réunion car il sait que j’enquête sur la société Stanford. Et comme vous êtes dorénavant l’héritière en titre, il a pensé que vous pourriez m’aider.
— Vous aider ? Comment ? Je ne suis pas agent fédéral, moi !
— Je ne plaisante pas. Votre fonction va vous ouvrir en grand les portes de la société familiale et vous permettre d’accéder aux affaires de la famille.
— Je ne comprends pas… Je ne vois pas ce que vous avez en tête, grommela Carolyn, mais donnez-moi davantage d’informations et laissez-moi du temps pour réfléchir.
Elle se leva et reprit :
— Maintenant, messieurs, veuillez m’excuser, mais… avec cette histoire, vous me faites tourner la tête.
— Vous êtes tout excusée, intervint Alan. Nous comprenons que cela fasse beaucoup de choses à assimiler en peu de temps, mais le temps, justement, est d’une importance capitale. Je ne veux pas faire pression sur vous, Carolyn, et cependant…
Elle le coupa et, d’un ton très professionnel :
— Sachez que je n’agis jamais sous la pression, monsieur Lawrence. Quoi que vous ayez à me demander, vous devrez attendre.
Après un sourire un peu figé, elle quitta le bureau d’un pas rapide, laissant ses interlocuteurs médusés.
Peut-être ce qui lui arrivait était il fabuleux, mais tout était encore trop embrouillé dans sa tête. Elle voulait bien croire à l’incroyable, mais son intuition lui murmurait de se méfier. Le charmant M. Lawrence, c’était clair, cherchait à obtenir quelque chose d’elle. Mais quoi ? Que voulait il vraiment ? Et pourquoi Me Bancroft l’avait il convié à ce rendez-vous ? Certes, elle avait été sensible au sourire enjôleur de l’agent fédéral et à la pression de sa main sur la sienne, mais ne s’était il pas joué de son émotion ?
Toutes ces pensées pêle-mêle dans la tête, elle regagna sa voiture garée derrière l’immeuble. Ses mains tremblaient quand elle ouvrit la portière. Assise au volant, elle attendit quelques minutes avant de démarrer. Il fallait qu’elle rentre chez elle et parcoure les papiers que lui avait remis l’avocat. Ensuite, elle surferait sur internet pour y trouver un maximum d’informations sur les laboratoires Horizon. Son programme bien établi dans la tête, elle tourna la clé de contact. Hélas, sans succès.
Après plusieurs essais infructueux, elle tapa sur son volant avec rage. Cela faisait plus d’un mois qu’elle avait des ennuis avec sa vieille guimbarde, qui n’en pouvait plus. Mais elle repoussait les réparations pour d’évidents problèmes financiers. Elle essaya encore une fois, toujours sans succès, et marmonna une bordée de jurons. Ironie de la situation, Alan Lawrence traversait justement le parking. Sans doute avait il entendu le moteur tousser, car il vint vers elle.
La mine dépitée, elle baissa sa vitre. Il la regardait, l’air narquois.
— Elle ne veut rien savoir, on dirait ?
Son sourire agaça Carolyn.
— Brillante déduction ! Tous les agents fédéraux sont aussi perspicaces ?
— Allez, ne vous fâchez pas… Voulez-vous que j’essaie ?
— Non, merci. Ne perdez pas votre temps.
Elle ne tenait pas à prolonger une situation dans laquelle elle se sentait ridicule. Il n’était pas besoin d’être un technicien chevronné pour conclure que sa voiture était tout juste bonne pour la casse. Mais que faire ? La laisser sur place ? Prendre l’autobus pour rentrer chez elle, et vérifier si son assurance prenait en charge les incidents mécaniques ?
— Finalement, je vais la laisser se reposer, maugréa-t elle.
— Voulez-vous que je vous raccompagne ? Vous appellerez un garage de chez vous pour vous faire remorquer.
— Non, merci, inutile de vous déranger, rétorqua-t elle d’un ton sec.
— Cela ne me dérange pas, je n’ai rien de spécial à faire. Il faudra simplement que vous me guidiez, car je ne me repère pas bien dans Seattle.
A un drôle d’éclat dans ses yeux bleus, il vit qu’elle était tiraillée entre l’envie d’accepter et celle de refuser. Pour lui, cette panne était une aubaine. Elle allait lui permettre d’établir un contact plus étroit avec elle. Et comme il avait impérativement besoin de son accord pour l’aider dans sa mission…
— O.K., dit elle finalement.
Sans s’en rendre compte, il laissa échapper un soupir satisfait.
Comme ils marchaient côte à côte en direction de sa voiture, il rompit le silence par quelques commentaires sur la météo locale.
— Savez-vous qu’il pleut plus en une semaine, ici, que chez nous pendant toute une saison ?
Pour la première fois, Carolyn lui sourit.
— Les natifs de Seattle appellent ces intempéries leur soleil liquide. C’est joli, non ?
— Très charmant.
Ces banalités météorologiques énoncées, il reprit :
— Je suis originaire du Nouveau-Mexique. Etes-vous déjà allée là-bas ?
— Non, mais je crois que ça ne me plairait pas. L’eau me manquerait.
A sa mine, Alan comprit que son bavardage l’ennuyait. Après les différents coups de théâtre survenus chez Bancroft, elle devait avoir envie de silence pour réfléchir. Apprendre l’identité de son grand-père avait été un premier choc. Passer, en l’espace de quelques minutes, du statut d’orpheline pauvre à celui d’héritière d’une fortune colossale avait de quoi ébranler qui que ce soit.
Heureusement pour elle, Alan savait qu’elle était dotée d’une volonté de fer et que ses airs d’adolescente douce et naïve étaient trompeurs. Il était inutile qu’il se berce d’illusions : il ne serait pas facile de la convaincre d’accepter son plan.
— Tenez, montez.
Ils s’installèrent et il démarra.
Profitant de ce qu’il tournait le volant à droite, il lui jeta un regard en coin. Assise près de lui, elle regardait droit devant elle. Sous son allure de jeune fille rangée, elle était terriblement féminine et dégageait même quelque chose d’assez excitant. Etait-ce son chemisier qui lui moulait la poitrine ? Ou son col entrouvert qui découvrait un cou long et racé, et laissait deviner le bombé de ses seins ?
Lawrence inspira discrètement. Le parfum de sa passagère, fleuri et capiteux, lui titilla les narines. Aussitôt, il sentit son corps réagir. Il avait eu tort de se priver si longtemps de la compagnie des femmes… Il allait le payer.
Chassant d’un geste de la main les images érotiques que lui inspirait la jeune femme, il tenta de renouer le fil de la conversation. Mais elle n’était pas loquace. Peut-être, en lui racontant avec humour les expériences malheureuses qu’il avait connues dans certains pays étrangers, réussirait il à la dérider ? Il tenta sa chance.
— Vous avez beaucoup voyagé, on dirait ? laissa-t elle tomber après avoir écouté le début de ses péripéties.
— Essentiellement en Amérique du Sud. J’ai vécu deux ans au Brésil, détaché auprès de l’ambassade américaine. En tant que spécialiste des affaires judiciaires, j’étais chargé de la coordination des opérations anti drogue.
— Intéressant. Et quand vous êtes rentré aux Etats-Unis, vous êtes devenu agent fédéral ?
— Oui, répondit il sans s’étendre.
Comme il se taisait, Carolyn lui jeta à son tour un regard en coulisse. Il dut le sentir car il tourna la tête vers elle. Son visage avait changé. Un nuage de tristesse voilait son regard. Leur conversation semblait avoir réveillé en lui un souvenir douloureux. Que s’était il donc passé dans sa carrière pour que l’évocation de son passé lui assombrisse ainsi l’humeur ?
Chez Me Bancroft, il lui avait paru énergique, et donc peu enclin à s’apitoyer sur lui-même.
— Est-ce que c’est ici ? demanda-t il en ralentissant devant une grande maison.
Carolyn y louait un appartement tout en haut.
— Oui, dit elle, la main posée sur la portière, déjà prête à sauter.
— Attendez une seconde que je me gare, dit il devant son empressement à descendre.
D’abord déstabilisée par les événements de la matinée, elle semblait, maintenant, tout à fait remise.
— Pouvez-vous m’accorder encore une minute, que nous bavardions ? demanda-t il. Je me doute que vous devez être épuisée, mais j’aimerais que vous m’écoutiez. C’est important. Il y a des décisions graves à prendre.
— Ecoutez, monsieur, je ne suis pas en état de prendre la moindre décision, l’interrompit elle sèchement. J’ai trop lu d’histoires sur des gens qui ont fait fortune subitement, et qui ont ensuite été harcelés par des aigrefins qui voulaient profiter d’eux.
— Je vous en prie, rétorqua-t il, glacial. Ce que j’ai à vous dire n’a rien à voir avec l’argent. Il s’agit de la santé de tout un chacun. Vous qui êtes médecin, vous devriez vous sentir concernée au premier chef.
— Comprenez-moi. Je suis encore sous le choc des révélations de la journée. J’ai besoin de temps pour digérer tout cela. De plus, je ne vois pas ce que vous pouvez attendre de moi.
— Laissez-moi vous l’expliquer, vous aurez ensuite tout le temps d’y réfléchir.
Il souda son regard à celui de sa passagère qui le fixait, perplexe devant tant de mystère. Les yeux gris de son chauffeur étaient si troublants qu’elle se sentit rougir. Envahie par une gêne diffuse, elle songea à se sauver, mais elle était prisonnière de cette maudite voiture. Quelle galère ! Décidément, elle détestait les situations compliquées.

Mal à l’aise, elle s’humecta les lèvres du bout de la langue puis soupira très fort. Bon gré mal gré, elle allait devoir l’écouter.
— D’accord, mais pas dans la voiture. Nous serons mieux chez moi.
Ils descendirent de voiture et se dirigèrent vers l’escalier qui menait à son appartement. Arrivée en haut des marches, elle alluma le couloir, fit les quelques mètres qui la séparaient de sa porte, et mettait la clé dans le verrou quand elle sentit le souffle tiède de Lawrence sur sa nuque…
La porte ouverte, elle rougit de nouveau. De honte, cette fois. Un désordre indescriptible régnait chez elle. Elle avait dormi trop tard et avait dû se dépêcher pour être à l’heure chez l’avocat. Il y avait de tout partout. Quant à sa chambre, elle aurait préféré qu’il ne la voie pas : ses vêtements — elle en avait essayé beaucoup avant de se décider pour la jupe bleue et le haut rose — traînaient pêle-mêle sur le lit. Au vu du caractère ostensible et… total du champ de bataille, elle ne tenta même pas de s’excuser.
L’appartement était meublé d’un bric-à-brac dont la propriétaire ne voulait plus, et qu’elle avait obligeamment abandonné à sa locataire qui l’avait récupéré, aucun brocanteur n’ayant daigné l’acheter. Dans un coin du salon, un vieux bureau croulait sous des montagnes de papiers et de livres de médecine. Pour essayer de lui donner une touche personnelle, Carolyn avait accroché aux murs des calendriers, et disposé çà et là des plantes vertes. Comme elle recevait peu, pour ne pas dire jamais, son appartement ressemblait à ce qu’il était : l’antre d’une célibataire.
Alan s’assit sur le canapé quelque peu défoncé ; elle, sur une chaise, en évitant soigneusement de le regarder. Que pouvait il bien penser ? De quel droit s’imposait il ainsi dans sa vie ?
Prenant brusquement conscience de la place qu’il occupait dans ses pensées, elle leva les yeux sur lui pour le détailler. Il fallait reconnaître qu’il avait beaucoup de présence. Il avait laissé sa veste dans la voiture et desserré sa cravate. Ses cheveux coupés court étaient noir de jais, comme ses sourcils. Un mètre quatre-vingt-cinq environ, athlétique, il avait des bras incroyablement musclés. De beaux yeux gris, une mâchoire carrée, un sourire enjôleur… Il incarnait le séducteur comme elle en avait vu parfois sur les couvertures de magazines.
Alors qu’elle se laissait aller à ses pensées, elle sentit qu’il l’observait et sursauta. Un brusque coup de chaud lui colora aussitôt les joues.
Vexée de s’être laissé surprendre, elle l’interpella sur un ton plus sec qu’elle ne le voulait.
— Bien. Maintenant, je vous écoute. De quoi est il question ?
Il la scruta et, au lieu de répondre, se leva et alla jusqu’à la fenêtre. Le regard perdu dans le vide, Alan Lawrence lui parut soudain être devenu un autre homme. Que se passait il ? C’était comme si des images tragiques le hantaient, tout à coup. Elle avait déjà vu des malades mentaux atteints d’absences, aussi resta-t elle silencieuse en attendant que la crise passe.
— De quoi est il question ? répéta-t il en revenant s’asseoir sur le sofa. Toute cette histoire concerne Marietta. Marietta était ma femme, mais elle est morte d’une longue et horrible maladie.
Non, l’homme n’était pas en crise, se dit elle. Pendant son internat à l’hôpital, Carolyn avait été témoin de drames. Confrontées à la mort, certaines personnes extériorisaient leur douleur en pleurant leurs disparus, sur place, dans les couloirs. D’autres, plus introverties, ne laissaient rien paraître de leur chagrin, préférant le dissimuler au fond de leur cœur. Pour Carolyn, c’était clair : Alan souffrait. Elle le découvrait soudain sous un autre jour, et quelque chose de touchant, d’attachant, même, l’attirait vers lui.
— Je suis désolée, dit elle en s’installant près de lui sur le canapé.
Surpris, il scruta son visage comme pour juger de sa sincérité et enchaîna.
— Vous devez vous en douter, j’ai fait du droit. Mes études terminées, j’ai été affecté à l’ambassade américaine au Brésil. Mais… je crois que je me répète. J’étais chargé de mettre à jour les divers trafics — stupéfiants, médicaments et autres — entre les deux pays.
Il fit une pause, soupira et reprit :
— Marietta travaillait comme traductrice à l’ambassade. Nous n’étions mariés que depuis quelques mois quand elle a déclaré une maladie du foie. Hélas, c’était très grave et, en moins d’un an, elle a été emportée. Enquête faite, il s’est avéré que le médecin qui la soignait lui avait administré un médicament entré dans le pays par un réseau parallèle.
Les traits d’Alan se durcirent et son beau regard gris brilla d’un éclat plus froid qu’une lame d’acier.
— Il faut que vous sachiez une chose, Carolyn : ce médicament venait de chez Horizon.
Tel un boxeur sonné, elle resta K.-O. debout et bre-douilla :
— Ce n’est pas possible ! En êtes-vous sûr ?
— A peu près. Une fois fabriqués, tous les médicaments sont répartis en lots. Chaque flacon porte sur son emballage le numéro de lot et le nom du laboratoire dont il est issu. Le flacon de gélules mortelles qui ont tué Marietta provenait sans aucun doute des laboratoires Horizon, mais, quand le ministère de la Santé publique a tenté de mener son enquête, il est apparu que le laboratoire n’avait jamais officiellement fabriqué ce médicament.
— Invraisemblable, laissa tomber Carolyn. Vous insinuez donc que votre femme a absorbé une drogue trafiquée…
— C’est ce que pensent les autorités. Je suis revenu aux Etats-Unis il y a quelques mois, et j’ai constaté que l’enquête n’avait pas progressé d’un pouce. Il semble que les organisations criminelles qui mettent ces produits sur le marché utilisent les mêmes conditionnements et les mêmes étiquettes que les laboratoires officiellement reconnus.
— Horizon est innocent, alors ?
— Ce n’est pas mon avis. Voici pourquoi. Quand ils essaient de copier les produits authentiques, les faussaires sont incapables de reproduire exactement tous les détails inscrits ou gravés sur les flacons d’origine. Ils commettent de légères erreurs dans la grandeur des lettres, le poids des flacons, les couleurs des étiquettes, et parfois même dans l’aspect des cachets, qui sortent plus plats ou plus arrondis que les originaux. En l’occurrence, la bouteille contenant les gélules qui ont tué Marietta est un duplicata fidèle de celles qui sortent de chez Horizon.
— Comment est-ce possible ? Ce n’est quand même pas le laboratoire qui s’amuserait à commercialiser des produits dangereux ?
— Ecoutez, Carolyn, l’année dernière, des médicaments Horizon ont fait leur apparition de façon illégale sur le marché noir à l’étranger. Jusqu’à ce jour, je n’ai pas pu m’infiltrer dans la société pour mener mon enquête sur place.
Jusqu’à ce jour…
Alan jeta à Carolyn un regard qui ne laissait planer aucun doute sur ses intentions.
Il a bien combiné son affaire, se dit elle. La suite allait le lui confirmer.
— Vous seule pouvez me donner une couverture légitime pour mener mes investigations chez Horizon. Si je peux contrôler, de l’intérieur, les opérations de cette entreprise pharmaceutique, je suis certain de découvrir le circuit que suivent les médicaments avant d’être introduits sur le marché noir dans des pays étrangers.
Il saisit sa main.
— C’est pourquoi j’ai besoin de votre aide.
— Mais… que puis-je faire ? Je n’ai aucune expérience, et je ne connais rien aux secrets d’Horizon. Si je vous nommais à un poste dans la société, vous seriez rapidement découvert et jeté dehors comme un intrus.
— Je sais. C’est pourquoi j’ai eu une autre idée, qui va me permettre de suivre exactement ce qui se déroule au sein de l’entreprise.
A son regard, elle comprit tout de suite : à demi mot, il lui demandait de le couvrir. Une impression désagréable, comme une boule dans l’estomac, l’envahit soudain. Sans doute ce que ressentent les trompe-la-mort avant de sauter à l’élastique, se dit elle.
Très sûr de lui cette fois, Alan Lawrence reprit la parole.
— Quand vous arriverez chez Horizon pour la première fois, je serai à votre côté, comme si j’étais votre mari.
Devant tant d’aplomb, elle faillit s’étouffer de stupeur.
— Mon mari ?
— De nom, seulement, s’empressa-t il d’ajouter. N’est-ce pas la couverture idéale ?

princesse.samara 12-04-10 06:10 PM

chapitre 2



— Vous avez l’intention de prétendre que vous êtes mon mari ? martela-t elle d’une voix à la fois amusée et indignée.
— Je n’ai pas l’intention de le prétendre.
— Comment cela ?
Elle plissa le front et se raidit.
Comprenant qu’il avait fait preuve de maladresse, il se leva, fit quelques pas dans la pièce et s’appuya sur le coin d’un meuble. Il fallait qu’il rétablisse la situation au plus vite. Peut-être serait il plus à l’aise s’il s’éloignait de cette femme dont la respiration seule suffisait à le troubler.
Et comme elle n’était pas du genre à tout accepter les yeux fermés, mieux valait que ses explications soient claires.
— Non, il ne s’agit pas de « prétendre », répondit il. Nous devons nous marier vraiment, au cas où quelqu’un aurait la fâcheuse idée de vouloir vérifier si nous sommes vraiment mari et femme. Il faudra aussi que nous organisions une petite fête à cette occasion, comme cela se fait.
— Vous croyez vraiment à ce que vous dites ? lui répondit elle le plus calmement du monde.
— Bien sûr, mais il est évident qu’il s’agit d’un arrangement professionnel entre nous. L’enquête terminée, nous y mettrons un terme en demandant la dissolution de notre union pour incompatibilité, ou que sais-je… ? Je ne serai votre mari que sur le papier.
De plus en plus ahurie, elle arqua les sourcils.
— Un arrangement professionnel…, répéta-t elle, rêveuse. Un mari sur le papier ? Et comment cela va-t il fonctionner ?
— C’est très simple. Quand nous serons en public, nous jouerons le jeu du couple amoureux et…
Elle l’interrompit.
— Vous voulez dire que nous devrons nous comporter comme deux tourtereaux ?
Il ne put s’empêcher de rire. Il la laissait libre de fixer les limites de leur union.
— Nous n’aurons qu’à jouer la comédie, tout simplement, ajouta-t il.
— Vous voulez dire qu’il va falloir s’embrasser comme des jeunes mariés devant tout le monde au bureau ?
— Exactement. Du théâtre pour la galerie.
Tout en prononçant ces mots, le regard d’Alan se fixa sur les lèvres roses et joliment dessinées de Carolyn. Elle avait un visage délicat, un vrai profil de médaille. Il allait devoir se raisonner, s’il ne voulait pas tout gâcher par des élans incontrôlés, tant ce qui émanait de sa charmante personne était attirant. L’envie de la toucher lui chatouilla le bout des doigts. S’il ne s’était pas retenu, il l’aurait déjà serrée contre lui, embrassée… dévorée ! Oui, il allait devoir se méfier de lui, de ses débordements, et éviter de lui dire de but en blanc qu’il la trouvait follement sexy.
Comme si elle avait percé ses pensées, elle voulut le mettre dans l’embarras.
— Et comment vivrons-nous ? Faudra-t il que nous soyons sans cesse en représentation ?
— Le manoir Stanford est suffisamment vaste pour que nous y vivions sans nous gêner. Nous nous installerons dans une aile de la maison, et les autres dans l’autre. Nous ne les verrons que lorsque nous rechercherons leur compagnie.
Il omit de préciser qu’il souhaitait nouer des liens étroits avec Della et Jasper en raison de leur rôle chez Horizon.
— Si je comprends bien, monsieur l’agent fédéral a tout combiné, dit elle, sarcastique.
— Ce n’était pas difficile. C’est l’une des choses que je fais le mieux.
— Et cet arrangement professionnel doit durer… longtemps ? Est il déjà inscrit sur vos tablettes ? ajouta-t elle, toujours sarcastique.
— Il durera quelques semaines si tout va bien. Quand j’aurai en main les dossiers de la société, je devrais rapidement retrouver la trace des transports illicites.
Il marqua un temps d’arrêt, puis reprit :
— Mais il y a autre chose.
— Encore ! s’exclama-t elle, jugeant, cette fois, qu’il abusait.
Il hésita, chercha ses mots.
— Il se pourrait qu’il y ait quelques complications si ce que je découvre relance l’enquête criminelle sur la mort de votre grand-père.
— Une enquête criminelle ? s’étonna-t elle.
— Oui, l’histoire du chauffard, que l’on n’a jamais retrouvé, bien sûr, m’a toujours paru suspecte.
La voyant pâlir, il regretta d’avoir été aussi direct. Mais cela faisait partie des aléas du métier. A force d’asséner des choses douloureuses et qui blessent, il avait tendance à s’endurcir et à manquer de subtilité.
Les lèvres tremblantes, elle insista.
— Vous pensez vraiment qu’il y a un lien entre le marché noir des médicaments et la mort de mon grand-père ?
— Je n’en sais rien pour l’instant, mais je vous promets de tout faire pour en avoir le cœur net.
Il se rassit près d’elle et enchaîna :
— Carolyn, excusez-moi de me montrer aussi pressant, mais nous n’avons pas une minute à perdre. Avant que vous ne fassiez la connaissance de votre oncle et de tous ceux qui vivent dans cette grande demeure, il faut que je sois devenu votre mari.
— Mon oncle…
Ce mot parut lui écorcher la bouche.
— Vous le connaissez ?
Il vit sur son visage que l’idée d’affronter cette famille — sa famille — la préoccupait. C’était normal, car tout était allé tellement vite !
— Non, je n’ai jamais rencontré votre oncle, lui répondit Alan, mais je sais que Jasper Stanford a vécu avec votre grand-père pendant des années. Il doit avoir dans les cinquante ans. Il est chercheur chez Horizon et n’a aucun sens des affaires, aucune aptitude pour gérer des sociétés, commercialement parlant. Je vous l’ai déjà dit, chaque fois qu’il a tenté d’entreprendre quelque chose, il a échoué. Jasper était l’unique frère de votre mère. Il avait vingt-six ans et avait déjà quitté la maison quand votre mère s’est enfuie. Elle était toute jeune, seize ans à peine. Votre grand-mère est décédée quelques années plus tard, et votre grand-père est resté veuf de longues années.
Alan fit une pause et poursuivit. Il était important que Carolyn ait quelques idées au sujet des personnes qu’elle allait être amenée à croiser dans la propriété.
— La compagne de Jasper, Della, vit au manoir avec Lisa, sa fille, vingt-trois ans, et son fils Buddy, vingt et un ans. Votre grand-père avait donné son accord pour que tout ce petit monde s’installe à Stanford.
« Et si je n’aime pas ces gens ? s’inquiéta Carolyn. Et s’ils ne m’aiment pas ? »
Elle se sentait nouée. Cette aventure invraisemblable risquait de ressembler, par certains côtés, au cauchemar qu’elle avait connu dans son enfance.
Le mépris…
Elle ne supporterait plus le dédain dans lequel la tenaient autrefois ses parents adoptifs, qui ne toléraient sa présence que parce qu’ils étaient rémunérés en échange des maigres soins qu’ils lui donnaient. Que de fois elle avait été mal reçue… Que de fois elle avait pleuré, la nuit, dans un lit défoncé où personne, jamais, ne venait la border. Certes, les circonstances étaient différentes, aujourd’hui, mais une chose n’avait pas changé : ces gens-là n’allaient pas l’accueillir les bras ouverts.
— Mon grand-père les mentionne dans son testament ? s’enquit elle.
— Vous et Jasper êtes les principaux bénéficiaires. Les dernières volontés de votre grand-père étaient totalement inattendues : qu’il fasse de vous sa légataire universelle les a tous abasourdis.
Sa voix était chargée d’accents inquiétants. Cherchait il à l’avertir d’une quelconque menace ?
Anxieuse, elle frissonna. Tout allait beaucoup trop vite. Elle avait besoin de souffler. Brusquement, elle se leva.
— Je n’ai pas eu ma dose de caféine, ce matin. Je reprends une tasse de café, en voulez-vous une ?
La proposition ne débordait pas d’enthousiasme, mais il l’accepta et suivit Carolyn dans la kitchenette. Une chaise, une table en formica écorné : le décor était sommaire. Le visage fermé, elle sortit deux tasses d’un placard.
— De la crème et du sucre ?
— Non, merci. Noir.
— Tant mieux, parce que je n’ai pas de crème. Je n’aime pas faire les courses.
— Moi non plus. Je savais bien que nous avions des points communs, ironisa-t il.
Il guettait un sourire, mais le visage de Carolyn resta impénétrable.
Appuyée au comptoir de la cuisine, elle buvait son café. Ils se tenaient tout près l’un de l’autre, mais cela ne semblait pas la troubler. C’était même vexant d’être ignoré à ce point, pensa-t il. Serait elle allée boire son café dans la pièce voisine, qu’il n’en aurait pas été étonné.
Comment avait il pu se tromper ainsi sur son compte ?
Dès l’instant où elle avait posé sur lui ses beaux yeux bleu océan, il aurait dû voir qu’elle était le contraire d’une femme fragile. Carolyn Leigh était indépendante et intraitable, et c’était sans doute sa volonté de fer qui avait plu à Arthur Stanford et l’avait décidé à en faire son héritière. Altière, intelligente, réfléchie, elle ne devait pas être femme à se laisser dominer par ses émotions. Ni par un mari, se dit il. Si elle acceptait le mariage blanc qu’il lui proposait, il avait toutes les chances de réussir. Si elle refusait son plan, il ne pourrait rien dire, ni faire, qui puisse infléchir sa décision.
En silence, Alan buvait son café tout en inspectant la cuisine. Sur une étagère étaient disposés un vase de fleurs artificielles, une tasse à thé en porcelaine et la photo encadrée d’une vieille dame, debout près d’une fillette blonde très menue. L’enfant devait avoir dans les huit ans.
— Oui, c’est moi, dit elle, suivant son regard.
— Et qui est la dame ?
— Un ange, murmura-t elle. Hannah Lamm. A trois ans, j’étais si maigrichonne que personne ne voulait m’adopter. Hannah, la gentille Hannah, m’a recueillie chez elle et m’a soignée jusqu’à mes huit ans. Je peux dire qu’elle m’a sauvé la vie. Tant physiquement qu’intellectuellement. A force de me répéter que j’étais intelligente, elle a fini par m’en convaincre. Elle m’a dit qu’il fallait que je m’instruise et m’a poussée à faire des études. C’est elle qui m’a suggéré de faire médecine. Quand elle est morte, on m’a replacée d’office dans le groupe des orphelins dont personne ne voulait. I-na-dop-table. S’il m’arrivait de penser que la vie n’avait aucun sens et ne valait pas la peine d’être vécue, je me ressaisissais très vite en pensant à Hannah, et me jurais de ne plus jamais me laisser aller au désespoir.

— Et vous vous en êtes sortie toute seule ?
— Oui. Voyez-vous, Hannah m’avait aussi enseigné que la réussite, professionnelle mais surtout personnelle, passe par le travail. Qu’il faut se donner beaucoup de mal pour atteindre ses objectifs, mais que le succès est gratifiant. Ainsi, à ma sortie du lycée, j’ai trouvé un poste dans une société d’investissements où j’ai appris beaucoup de choses sur les finances. Quand je suis entrée en fac, j’ai continué à travailler à mi-temps. J’ai souvent été tentée de rester dans cette société d’investissements, Champion and Co, car je commençais à prendre du galon, mais, d’un autre côté, je voulais me prouver à moi-même que j’étais capable de devenir médecin. Je devais cela à Hannah.
— Et vous l’avez fait ! Bravo… Votre grand-père croyait en vous, Carolyn, et il avait raison. Il devait aussi beaucoup aimer votre mère, pour décider de vous léguer la plus grande partie de ses biens.
— Oui, mais cela est si soudain, si… énorme, que j’ai du mal à y croire, dit elle.
Il la vit serrer très fort la tasse qu’elle tenait à la main.
— Comment une vie peut elle changer si radicalement en un laps de temps aussi court ? ajouta-t elle.
— Cela arrive parfois, en bien ou en mal. Tout évolue, et nous ne sommes pas toujours maîtres de notre destin. Quoi qu’il en soit, il faut aller de l’avant, sans quoi on perd son temps. Pire, on recule.
Le sous-entendu était évident mais elle se garda de réagir. Elle ne se sentait pas prête à s’engager tête la première dans l’aventure qu’il lui proposait. Elle avait besoin de réfléchir, besoin de temps. Le temps ! Elle jeta un œil sur la pendule de la cuisine. Presque 1 heure. Elle aurait dû être à la clinique à midi et demie.
Elle bondit de sa chaise.
— Que se passe-t il ? demanda-t il devant cette brusque agitation.
— Je devrais déjà être à la clinique. C’est mon après-midi de garde. J’ai complètement oublié… Mon Dieu, et ma voiture ? Si je prends l’autobus, j’en ai pour plus d’une heure.
Il la regarda, désolé de l’avoir retardée.
— Pour la voiture, ne vous faites pas de souci, j’ai la mienne. Espérons qu’elle marche toujours.
Elle soupira, soulagée.
— Merci. Je suis étonnée que le Dr McPherson ne m’ait pas encore téléphoné pour me rappeler à l’ordre. C’est un vieux bonhomme qui aurait dû prendre sa retraite il y a longtemps, mais il se croit indispensable. C’est peut-être parce que je ne suis pas rémunérée pour ma vacation qu’il n’a pas osé. C’est du bénévolat, que je fais.
Elle se précipita dans le salon.
— Donnez-moi une minute, le temps que je prenne mon porte-documents.
— Et votre déjeuner ?
— Je n’ai pas le temps, mais rassurez-vous, j’ai l’habitude.
Dommage ! Il avait l’espoir de l’inviter au restaurant.
— Voyons, docteur, ce n’est pas sérieux… Vous ne savez donc pas qu’il ne faut jamais sauter un repas ? dit il pour la taquiner.
Elle éclata de rire, un rire cristallin qui fit froncer son nez et éclaira ses beaux yeux bleus. Elle était belle, vraiment très belle. Pleine de vie et infiniment désirable. Alors qu’il se croyait devenu insensible à la beauté des femmes, il ne pouvait nier que la belle Carolyn Leigh l’attirait. Mais il ne devait pas se laisser diriger par ses pulsions, sous peine de se fourvoyer dans les méandres inextricables des sentiments. Pour commencer, la fortune qui attendait la jeune femme allait la projeter dans des sphères sociales où il n’avait pas sa place. Toute aventure avec elle était donc vouée à rester sans lendemain. Ensuite, leur mariage devait demeurer platonique, puisqu’il n’était qu’un simulacre d’union, destiné à assurer le succès de sa mission. Si les sentiments s’en mêlaient, c’était l’échec assuré. La conclusion qui s’imposait lui dictait donc de ne s’autoriser aucun écart. Quoi qu’il puisse ressentir…
La clinique occupait un vieux bâtiment qui avait été, un jour, une école communale. Certes, l’endroit avait besoin d’un bon coup de neuf, mais le premier étage avait été rénové pour faire face aux nombreuses demandes que recevait la Free Private Clinic. Une clinique totalement privée et gratuite.
Le ciel s’était couvert et le trottoir était déjà mouillé par le crachin quand elle descendit de voiture.
— Merci mille fois, dit elle, en commençant à courir vers le perron.
— N’oubliez pas ce que je vous ai dit.
— Je n’oublierai pas. Je vous appellerai.
La promesse, assez vague, le déçut un peu, mais il aurait été maladroit d’insister davantage, car elle lui aurait très certainement répondu non.
Il la regarda s’éloigner et, avant qu’elle ne disparaisse, lui lança :
— Je peux vous raccompagner ce soir, si vous voulez.
— Merci, je trouverai bien quelqu’un à la clinique pour me ramener.

Comme elle poussait la porte d’entrée, elle crut sentir le regard d’Alan posé sur elle. Voulant en avoir le cœur net, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule : elle ne s’était pas trompée.
Pourquoi n’avait elle pas eu le courage de lui dire qu’il était hors de question qu’elle joue ce jeu ? Certes, elle compatissait au drame qui avait bouleversé sa vie. Certes, elle admirait sa conscience professionnelle, mais elle refusait cette comédie. En prétendant être sa femme, elle risquait, au fil des semaines, de nourrir des sentiments tendres pour lui, ce qu’elle préférait éviter.
— Qui est donc le beau gosse qui t’a retardée ? ironisa Rosie Dipaloa en l’accueillant.
L’infirmière, c’était clair, avait tout vu par la fenêtre.
— Ne me dis pas que notre charmant docteur a fait une conquête…
— Désolée de te décevoir, Rosie. Il n’y a pas de conquête dans l’air. Je suis en retard à cause d’une réunion de travail et de ma voiture qui est tombée en panne, une fois de plus. A ce propos, penses-tu que ton frère puisse s’en occuper ?
— Bien sûr, dit Rosie en notant l’adresse que lui donnait Carolyn. Mais, dis-moi, tu n’as pas l’impression que ta limousine passe plus de temps au garage que sur la route ? Tu devrais charger mon frère de te dénicher une bonne occasion… Un engin qui roule de temps en temps ! Tu devrais pouvoir te l’offrir, maintenant.
L’espace d’une seconde, Carolyn soupçonna Rosie d’être au courant du fameux héritage. Mais c’était impossible, elle ne pouvait le savoir. Non, elle devait faire allusion au poste d’attachée à plein temps qu’elle venait de décrocher. A propos d’héritage, se dit elle, comment Rosie allait elle réagir quand elle apprendrait que son amie avait désormais les moyens de s’offrir un carrosse, si cela lui chantait, et qu’elle était sur le point de troquer son petit appartement contre le luxe d’une somptueuse demeure ? Devenir une femme riche n’allait il pas lui ôter l’amitié de Rosie et de sa famille italienne ? Cette pensée la chagrina.
Elle avait vécu comme ces gens-là pendant des années. Tous ensemble, ils avaient connu les mêmes tracas financiers, les mêmes fins de mois difficiles. Les uns et les autres ne s’étaient jamais rien caché. Et voilà qu’à cause d’un testament de son grand-père, toute cette harmonie risquait de se trouver chamboulée.
— Qu’est-ce que tu as, aujourd’hui ? insista Rosie avec son habituelle franchise. Tu es sûre que tu n’as rien à me dire ?
— Non, rien de spécial, répondit Carolyn avec fermeté.
Elle aurait bien le temps, plus tard, de déballer son histoire. Pour l’heure, ses patients l’attendaient et elle devait leur consacrer tout son temps.
Elle ôta son manteau blanc, enroula son stéthoscope autour de son cou et lança à l’infirmière :
— Donne-moi cinq minutes et fais entrer le premier malade.





Quand Alan se gara dans le parking de Me Bancroft, il remarqua tout de suite que la voiture de Carolyn n’était plus là.
— Une dépanneuse est venue l’enlever, lui expliqua l’hôtesse d’accueil. Le garage Dipaloa. Pourquoi ? Il y a un problème ?
— Non, simple curiosité.
Entendant parler dans le hall, Me Bancroft passa la tête à la porte de son bureau.
— Il me semblait bien reconnaître votre voix. Entrez donc, Alan. Je vous ai vu partir avec le Dr Leigh. Quoi de neuf ?
— Peu de chose, en fait.
Il se laissa tomber dans le fauteuil club que lui désignait l’avocat.
— J’ai passé près de deux heures avec elle. Elle m’a écouté, a posé des questions et, en conclusion, m’a dit qu’elle me téléphonerait.
— Pensez-vous que l’idée de ce mariage va peu à peu faire son chemin ?
— Je n’en sais fichtre rien. Pour tout vous dire, je ne sais plus quoi penser. Nous savons vous et moi que, dès qu’elle aura franchi les portes des laboratoires Horizon, elle sera en danger. Heureusement, elle est suffisamment fine pour ne pas être dupe et se méfier. Il n’empêche : elle va mettre le nez dans les affaires de la société et risque de découvrir des fraudes suffisamment graves pour inquiéter certaines personnes. De là à ce que quelqu’un décide de la supprimer…
— C’est ce qui est arrivé au grand-père, d’après vous ? s’enquit l’avocat.
— J’en suis persuadé, répliqua Alan.
D’un geste nerveux, il s’emmêla les cheveux.
— Un inconnu se sert d’Horizon pour faire parvenir des médicaments sur un réseau de marché noir à l’étranger, poursuivit il. Si Carolyn met au jour le pot aux roses, sa vie ne vaudra pas cher.
— Lui avez-vous expliqué que vous la protégerez mieux si vous êtes son mari ?
— J’y suis allé sur la pointe des pieds. Je n’ai pas voulu l’effrayer mais je lui en ai suffisamment dit pour qu’elle comprenne qu’il ne s’agit pas d’un jeu de société. Malgré les éléments quasi irréfutables que je lui ai présentés, elle persiste à refuser de croire qu’Horizon puisse être impliqué dans ce genre de trafic. Si seulement j’avais des preuves concrètes, tangibles, pour la convaincre que quelqu’un, aux labos, fait fortune en détournant des médicaments vers l’étranger…
Dépité, il soupira.
— J’espérais qu’elle aurait à cœur d’aider à faire éclater la vérité.
— C’est peut-être beaucoup demander à une jeune femme déjà si maltraitée par la vie. Après tout ce qu’elle a enduré, je comprends qu’elle hésite. Il n’en reste pas moins qu’on ne peut qu’admirer sa réussite professionnelle, vous en conviendrez.
— Mais je l’admire… énormément…
Il l’admirait, et plus encore. Chaque fois qu’il la regardait, un coup de chaud sournois, contre lequel il ne pouvait rien, lui incendiait les reins. Pour la première fois depuis longtemps, il retrouvait l’envie de toucher une femme. De caresser sa peau du bout des doigts. Du bout des lèvres.
Mal à l’aise à cause des images érotiques qui s’imposaient à lui, il gesticula dans son fauteuil de cuir.
— Et maintenant, quelles sont vos intentions ? demanda l’avocat.
— Réfléchir encore, répondit Alan. Vous savez, il y a un juste équilibre à trouver. Faire pression sur elle ? La laisser libre d’agir à sa guise ? La marge de manœuvre est étroite. Reste à espérer qu’elle ne se réveillera pas trop tard.
Il crispa les mâchoires.
— Une chose est certaine, en tout cas. Qu’il pleuve ou qu’il vente, je veux être présent quand elle entrera dans la fosse aux lions.
Carolyn consulta l’horloge. 17 h 15. La clinique fermait à 18 heures. Elle avait encore le temps de recevoir un patient. D’un mouvement de tête, elle fit signe à Rosie de faire entrer son dernier malade.
— Bonjour, dit elle en souriant au jeune couple qui se présentait, un bébé dans les bras.
Le père, mexicain de toute évidence, s’exprimait dans un anglais approximatif. Sa femme, toute jeune, semblait très inquiète. Saisonniers agricoles tous les deux, racontèrent ils, ils allaient d’exploitation en exploitation pour vendre leurs services. Leur bébé, tout juste six mois, souffrait d’un gros rhume et avait beaucoup de fièvre.
— Sauvez notre José, docteur…, supplia le père.
Après avoir examiné l’enfant et diagnostiqué une forte angine, Carolyn rédigea une ordonnance qu’elle leur expliqua.
— Vous allez lui donner des antibiotiques pendant huit jours et tout rentrera dans l’ordre.
Comme ces médicaments coûtaient cher et que les malheureux semblaient démunis, elle se leva pour chercher des échantillons dans son placard.
— Voici trois flacons. C’est juste la dose pour la durée du traitement.
Elle les leur tendit et, ce faisant, jeta un coup d’œil aux étiquettes. « Laboratoires Horizon », lut elle tout bas. Elle avait déjà délivré des échantillons identiques à des malades et, à sa connaissance, aucun problème n’avait été signalé. C’étaient donc de bons produits.
Mais ceux-ci ? Peut-être avaient ils été trafiqués ? La voix d’Alan résonnait encore à ses oreilles…
Subitement envahie par une panique incontrôlable, la bouche sèche, elle resta immobile, les flacons dans les mains. S’il y avait le moindre risque que ces antibiotiques soient dangereux, elle ne devait pas les donner à ces pauvres gens.
Surpris par le comportement de Carolyn, le jeune père mexicain s’agita sur sa chaise.
— Quelque chose pas bon, docteur ?
— Si, tout va bien, assura-t elle.
Se ravisant, elle reposa les trois flacons Horizon dans le placard et les remplaça par trois produits fabriqués par un laboratoire concurrent.
— Dieu vous bénisse, remercia la mère en quittant le cabinet de Carolyn. Dieu vous bénisse.
Le couple à peine sorti de la clinique, Rosie s’empressa de fermer derrière eux .
— Quelle journée ! Le Dr McPherson est parti de bonne heure et m’a laissé une montagne de papiers à remplir.
Voyant que Carolyn ne réagissait pas, elle la regarda avec plus d’attention. Elle semblait préoccupée.
— Tu as l’air ailleurs, aujourd’hui. Si je ne te connaissais pas, je dirais qu’il y a un homme là-dessous.
— Comment l’as-tu deviné ? avoua Carolyn, se forçant à sourire.
Une profonde inspiration, pour se donner du courage, et elle se tourna vers l’infirmière.
— Rosie, il faut que tu saches, je vais me marier.

cocubasha 12-04-10 06:28 PM



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princesse.samara 15-04-10 11:27 AM

ÔßÑÇ cocubasha

princesse.samara 20-04-10 05:41 PM

CHAPITRE3


Quand il la vit sortir de la clinique, en compagnie d’une femme brune, Alan se leva du banc où il s’était assis en l’attendant. Il était plus de 18 heures, et il commençait à se demander s’il ne l’avait pas ratée.
L’apercevant, elle eut un mouvement de recul et ses traits se crispèrent. Lui, au contraire, affichait un sourire très détendu.
— Je voulais être sûr que tu avais une voiture pour rentrer, dit il tout de suite pour expliquer sa présence. La tienne n’étant plus là, je me demandais si elle était au garage…
Elle continua d’avancer vers lui, sans se presser. Comment allait elle lui répondre ? se demanda-t il. D’un ton sec, assorti d’un regard glacial ? Vu son air, il y avait fort à parier qu’elle n’était pas disposée à lui réserver un accueil chaleureux.
Arrivée à la hauteur d’Alan, elle esquissa un sourire et, contre toute attente, glissa le bras sous le sien.
— Comme c’est gentil d’être venu, mon chéri, murmura-t elle.
Stupéfait, il dut prendre sur lui pour cacher son étonnement. Etait-ce la même femme qu’il avait déposée devant la clinique, quelques heures plus tôt ?
Perplexe, il la regarda et l’entendit poursuivre avec un naturel désarmant :
— Je parlais justement de toi. Je racontais à Rosie comment tu m’avais enlevée et séduite sans que j’aie le temps de dire ouf.
Pour donner le change devant l’infirmière, elle l’avait tutoyé, elle aussi. Et cette familiarité ne semblait pas lui poser le moindre problème.
« Elle a un réel talent de comédienne », se dit il.
Se tournant alors vers son amie, elle enchaîna :
— Rosie, je te présente Alan Lawrence, mon fiancé.
— Quelle surprise ! Je n’arrive pas à y croire, répliqua Rosie en le détaillant des pieds à la tête.
« Moi non plus », pensa Alan.
— Ravi de faire votre connaissance, Rosie.
— Moi aussi, répondit elle, abasourdie. Pour une surprise, c’est une surprise, répéta-t elle. Depuis le temps que je lui disais qu’elle devrait se trouver quelqu’un… Mais chaque fois, elle m’envoyait bouler. Je lui ai présenté je ne sais combien de copains à moi mais, invariablement, elle m’a renvoyée dans mes buts en me disant : « Tu te calmes, Rosie. » Je comprends maintenant pourquoi… Il y avait anguille sous roche.
Curieuse impénitente, Rosie voulait tout savoir.
— Vous êtes d’ici, Alan ? Et vous faites quoi, dans la vie ?
Alan vit Carolyn, crispée, ouvrir la bouche pour répondre, mais il la prit de vitesse.
— Ce n’est pas facile de vous expliquer très précisément ce que je fais, Rosie, déclara-t il d’une voix feutrée. Je suis consultant. Pour être un peu moins vague, disons que je loue mes services à des entreprises qui veulent tester l’efficacité et la compétence de leur personnel, et souhaitent que je leur fasse des recommandations pour accroître leur rendement. Actuellement, je suis à Seattle pour mener un audit dans un groupe d’investissements financiers.
Tout en inventant une explication crédible, il serrait le bras de Carolyn pour tenter de la rassurer. Le naturel avec lequel il mentait la déconcertait et elle le regardait, effarée par sa duplicité. Son agence à Washington, heureusement pour lui, lui avait fourni des documents officiels portant sa fausse identité. Grâce à eux, il allait pouvoir s’infiltrer chez Horizon et suivre les opérations — douteuses ? — qui s’y déroulaient.
Encore fallait il qu’elle lui laisse libre accès aux laboratoires.
Sortant de son silence, Carolyn coupa court.
— Sais-tu que mon fiancé est originaire du Nouveau-Mexique ?
— Non ! Pas possible ! s’exclama Rosie. Presque toute ma famille vit là-bas. Il y a des kyrielles de Dipaloa dans tout le Sud.
Se tournant vers Alan :
— Je suis presque sûre que vous en avez déjà rencontré.
— C’est possible, mais vous savez, cela fait un bon moment que j’ai quitté le Nouveau-Mexique.
Rosie sourit à Carolyn.
— Tu n’es qu’une cachottière ! Moi qui pensais que tu passais tes journées à travailler, à étudier, à travailler encore et encore à étudier… Tu m’as bien eue. Quand je pense que pas une fois tu n’as fait allusion à ton Roméo !
— Je voulais d’abord finir mes études et obtenir un poste à l’hôpital. D’ailleurs, tu vois, je n’ai pas de bague. Mais maintenant, nous allons révéler notre secret, n’est-ce pas, mon chéri ?
— Oui, il est temps que tout le monde sache, s’empressa-t il de répondre.
Les yeux de Carolyn se mirent à pétiller de malice.
— Dès ce soir, mon amour, nous allons fêter notre rencontre.
On aurait dit qu’elle s’amusait à en rajouter, comme si elle avait voulu lui lancer un défi.
— Je t’invite à dîner, insista-t elle. Ensuite, si cela te plaît, nous irons danser, puis…

La voix lourde de sous-entendus, il enchaîna :
— Voilà une soirée qui s’annonce sous les meilleurs auspices…
Quel aplomb ! Il ne manquait pas d’audace. Pour qui la prenait il ? A cet instant, elle l’aurait volontiers étranglé, mais Rosie étant là…
De plus en plus étonnée, l’infirmière dévisagea Alan une nouvelle fois.
— Excusez-moi, il faut que je rentre. Je cours annoncer la nouvelle à ma famille. Il faudra que vous veniez tous les deux à la maison pour que je fasse plus ample connaissance avec Alan. Tu feras une jolie mariée, Carolyn, j’en suis sûre !
— Oui, une superbe mariée, renchérit Alan, effrayé à l’idée que Rosie pose trop de questions sur leur mariage et que Carolyn ne dévoile la vérité.
Quel événement avait pu pousser Carolyn à accepter son plan ? se demanda-t il.
La voyant se raidir brusquement, il eut peur d’un revirement et prit les devants.
— Je crains que nous ne soyons trop pris l’un et l’autre pour faire un grand mariage, dit il d’une voix suave.
— J’imagine que tu vas abandonner ton poste à la clinique, soupira Rosie, que cette pensée semblait attrister. Quel dommage ! C’est le Dr McPherson qui va être déçu !
— J’essaierai de me trouver un ou une remplaçante, promit Carolyn.
Alan lui pressa le bras. Il était temps de s’en aller.
— Je t’appellerai plus tard, lança Carolyn à son amie.
Comme ils marchaient tous les trois en direction du parking, Carolyn sentit le regard de Rosie posé sur elle. Comment son amie avait elle pu avaler une histoire aussi énorme ? L’avait elle vraiment crue ?
Au moment de monter en voiture, Alan s’arrêta pour contempler le ciel qui s’était dégagé à l’approche de la nuit.
— Quelle belle soirée ! Il fait doux, c’est un vrai bonheur…
Elle ne répondit pas, mais son visage fermé n’exprimait rien de bon.
— Montez, lui dit il en s’installant lui aussi.
Les deux mains sur le volant, il lui jeta un coup d’œil. Il n’aurait su dire si elle allait exploser de colère ou fondre en larmes.
La voix blanche, elle l’avertit :
— Non, je ne vois pas comment je peux faire ce que vous me demandez…
Ses lèvres tremblaient et elle avait empoigné ses genoux.
— J’aurais bien voulu, mais cela m’est très difficile, répéta-t elle.
Que s’était il donc passé pour qu’elle change d’avis aussi subitement ? Quel démon la torturait soudain ? Il aurait aimé la prendre dans ses bras, la serrer contre lui pour apaiser son inquiétude, mais il s’en garda bien. Ce n’était pas le moment d’agir à la légère. Il fallait d’abord qu’il découvre ce qui motivait ce retournement. Les minutes à venir allaient être déterminantes.
Il se tourna vers elle. Bien calée contre son dossier, elle regardait droit devant elle.
Comme elle restait muette, il dit simplement :
— Que s’est il passé, Carolyn ?
Son malaise était presque palpable. Respiration hachée, pâleur extrême. Les mains toujours serrées autour de ses genoux, elle hésita puis se tourna vers lui.
— J’ai reçu tout à l’heure un jeune couple mexicain avec un bébé qui avait une mauvaise angine. Il fallait un antibiotique… Quand je leur ai tendu les échantillons de ce médicament et que j’ai vu qu’ils étaient étiquetés « Laboratoires Horizon », la peur qu’ils soient empoisonnés m’a littéralement pétrifiée.
Elle fixa de nouveau le parking devant elle.
— Et si le contenu des flacons que j’allais leur donner avait été mortel ? Et si les parents avaient administré l’antibiotique à leur enfant, croyant le guérir, et que…
— Le bébé serait mort, dit il.
— A cause de moi. Par ma faute.
— Non, tu ne pouvais pas deviner s’ils étaient contaminés. Beaucoup de personnes achètent et revendent des médicaments en toute bonne foi. Elles sont innocentes. Les coupables sont ceux qui leur fournissent des faux, ceux qui mettent sur le marché des produits nocifs, en toute connaissance de cause. Ceux-là, on ne pourra les arrêter qu’à la source. Il faut les prendre sur le fait.
— La source ? Tu parles des… laboratoires Horizon ?
— Oui, c’est l’objectif de mon enquête, et c’est dans cette optique que j’ai besoin de ton aide.
Les lèvres frémissantes, elle murmura :
— J’aurais préféré rester à l’écart de ce micmac, mais maintenant que tu m’as prévenue, je suis obligée de collaborer. Comment pourrais-je vivre tranquille, si je refusais ?
— C’est une question à laquelle je ne répondrai pas pour toi.
— Quand j’ai ausculté ce bébé et que j’ai vu la confiance que ses parents mettaient en moi, je me suis dit que je n’avais pas beaucoup de marge de manœuvre si…
Elle releva le nez.
— … si, du moins, je voulais continuer à vivre en paix avec ma conscience.
Elle souda son regard au sien.
— C’est pour cela que j’ai menti à Rosie.
Alan lui prit la main.
— Tu prends la bonne décision. Je suis certain que tu ne le regretteras pas.
En son for intérieur, il se prit à espérer qu’il n’aurait pas à le regretter non plus, et qu’il saurait la tenir à l’écart de tout danger.
Elle hocha la tête.
— Ah, ce que tu me demandes me fait mal… Mentir, encore mentir, surtout à Rosie… ma seule amie.
Un soupir lui échappa.
— Elle est tellement heureuse de savoir que je vais me marier, et moi, je la trahis ! Je me déteste. J’ai horreur de tromper les autres.
— Je suis comme toi, Carolyn. Je déteste la duplicité et le mensonge. J’ai tâché de trouver d’autres formules pour diligenter mon enquête, mais en vain. A moins de parvenir à m’infiltrer chez Horizon, ce trafic honteux continuera.
Son regard se durcit.
— Et Dieu sait combien d’innocents mourront encore. Comme Marietta.
Carolyn se recueillit quelques secondes et reprit :
— Bien… Maintenant, que va-t il se passer ?
— Maintenant… c’est l’heure de dîner, répondit il, cherchant à détendre l’atmosphère.
Sur les rives du lac Washington, Alan connaissait un petit restaurant. Carolyn n’y était jamais allée, mais, dès l’entrée, l’ambiance familiale de l’établissement et les menus sans prétention qu’il proposait lui plurent. Assis près d’une fenêtre, la jeune femme en face de lui, Alan commença à lui raconter comment il avait découvert cet endroit, tout à fait par hasard, dès son arrivée.
— Je cherchais un restaurant qui propose des plats « comme à la maison », expliqua-t il.
Epuisée par les rebondissements de la journée, Carolyn lui répondit par un sourire las.
Même si elle avait fait l’impasse sur le déjeuner, elle n’avait pas faim.
— Une salade de fruits de mer, cela me suffira, dit elle.
Les événements n’ayant pas coupé l’appétit à Alan, il commanda une côte de bœuf.
Comme Carolyn goûtait le bordeaux blanc que la serveuse venait d’apporter, Alan, oubliant un instant son projet, tenta de la distraire en lui parlant un peu de lui.
— C’est vrai ? demanda-t elle. Tu es vraiment du Nouveau-Mexique ? De Santa Fe, j’imagine ?
— Bien sûr que c’est vrai. Pourquoi mentirais-j e ? répondit il en jouant l’indignation.
— Par habitude. Une manie comme une autre… La démonstration que tu as faite à Rosie tout à l’heure sur ton métier de consultant en entreprises était un modèle du genre. Est-ce que tu te figures vraiment qu’elle a gobé tes histoires d’audit et de conseil ès finances ?
— Je n’ai rien trouvé de mieux pour expliquer ma présence chez Horizon. Et je suis quasiment sûr que ça a marché et qu’elle m’a cru. A condition, bien entendu, que tu ne me trahisses pas.
— Je te trouve bien présomptueux.
— Je te mentirais si je te disais que j’ai cent pour cent de chances de réussite. Je sais qu’il y aura des milliers de pièges à éviter et qu’il faudra faire attention aux endroits où nous poserons les pieds.
— Tu sais, je suis une piètre comédienne. Si j’échoue, que se passera-t il ?
— Nous ferons tout pour ne pas nous trouver dans cette situation. Tu as fort bien joué le jeu avec Rosie, tout à l’heure. Puisque tu es capable de tromper ta grande amie avec une telle facilité, tu ne devrais pas avoir de problème pour tromper des inconnus.
— Je vais plonger dans un milieu qui a toutes les raisons de me détester, dit elle. Tu dois bien te douter qu’ils n’auront pas déroulé le tapis rouge pour m’accueillir. Et puis, je ne sais pas comment me comporter dans ce monde auquel je n’appartiens pas. Je n’ai jamais fréquenté de bourgeois fortunés et encore moins mis les pieds dans leurs propriétés de luxe.
— Ne t’inquiète pas si tu fais quelques faux pas, ils s’y attendent. Au contraire, ce sera bien, car ils ne se méfieront pas de toi.
— Conclusion ? demanda-t elle, sarcastique. Plus je commets d’impairs et plus j’ai l’air nunuche, mieux ça vaudra ?
— Ce n’est pas du tout ce que j’ai dit ! corrigea-t il en riant. Je voulais seulement te mettre en garde contre ce qui t’attend. Une personne avertie en vaut deux.
— On dirait que tu crains que je ne me ridiculise ?
— Pas du tout. Je fais confiance à ta sensibilité de femme pour savoir t’adapter.
Carolyn avait connu diverses expériences déplaisantes à l’hôpital, quand des malades qui se croyaient au-dessus des lois avaient tenté de faire valoir leurs relations et leurs moyens financiers pour transgresser les règles qui ne leur convenaient pas.
— Je ne suis pas douée pour communiquer avec les gens riches, admit elle. Leur arrogance me met mal à l’aise.

— Tu apprendras. Ils sont tous façonnés sur le même modèle. Poids des traditions, fortune, mêmes fréquentations influentes, mêmes obligations, mêmes valeurs : aucun n’oserait déroger, sous peine de se voir exclu des cercles qu’il fréquente.
— On dirait que tu les connais bien ?
Il fronça le front, ce qu’elle ne manqua pas de remarquer.
— Bien sûr, tu appartiens à ce monde-là !
— C’est fini, ce temps-là, Carolyn. Autrefois, mon père avait une charge d’agent de change à New York et, comme j’étais fils unique, mes parents me gâtaient outrageusement. Meilleur collège, meilleur lycée, meilleure fac, ils ne me refusaient rien. A leurs yeux, rien n’était trop beau pour moi. Jusqu’au jour où — j’étais en dernière année à Harvard — le marché s’est effondré. Mon père a tout perdu à la Bourse. Enfin, presque. Il n’a pas supporté ce qu’il considérait comme une véritable descente aux enfers et il en est mort. Son cœur a fini par lâcher. Il est parti en laissant ma mère avec deux francs six sous. Il a fallu qu’elle déménage au Nouveau-Mexique pour pouvoir vivre avec ses modestes moyens. Je suis allé la voir là-bas à mon retour du Brésil, et j’y suis resté quelque temps.
Il jeta à Carolyn un regard malicieux.
— Tu vois, je n’étais pas loin de la vérité, quand je t’ai dit que j’étais du Nouveau-Mexique.
Elle aurait dû s’en douter. Ses bonnes manières, son assurance, tout en lui laissait transparaître une jeunesse dorée. Jusqu’à sa tenue vestimentaire qui, visiblement, sortait de la boutique d’un grand couturier. Il avait les mains fines et les ongles manucurés. Ses cheveux, coupés court, accusaient la virilité de ses traits. Oui, il pouvait fréquenter les cocktails les plus huppés sans risque de détonner. Il faisait bien partie de leur monde.
Et elle, là-dedans ? Comment pourrait elle prétendre être sa femme ?
Elle ferma les yeux et l’imagina à une soirée au country club. Smoking, cravate, Martini à la main. Derrière lui, la piscine et le golf, et partout des invités triés sur le volet. La pensée de M. Lawrence en maillot de bain lui donna un brusque coup de chaud. C’était absurde. Absurde et inopportun. S’il y avait une chose qui ne devait pas se développer entre eux, c’était un flirt. D’ailleurs, il avait été très clair à ce sujet : il ne se servait d’elle que pour aboutir à ses fins. Elle ne serait jamais qu’un instrument entre ses mains. Si elle envisageait autre chose, mieux valait l’oublier.
— Non, décidément, je crois que je ne suis pas faite pour cette mascarade, dit elle, sur la défensive.
Ses propres émotions mises à part, elle redoutait de commettre une bévue. Elle n’avait jamais pu oublier une maladresse qu’elle avait commise quand elle était enfant. Elle en rougissait encore ! Un jour, une dame riche avait invité une ribambelle de petits orphelins chez elle pour une fête. Carolyn, qui faisait évidemment partie de la bande, était si émue qu’elle avait renversé sur sa robe la coupe pleine de glace.
Au lieu d’en rire, elle en tremblait encore. Comme si l’aventure qui l’attendait n’était pas suffisamment stressante, la crainte de le décevoir venait s’y ajouter.
— Je ferai tout pour te faciliter les choses, Carolyn. Je ne veux pas que tu te sentes en position d’infériorité. Tu as ma parole que je n’exigerai rien de toi qui puisse te gêner, si mon enquête ne le justifie pas.
Il marqua un temps d’arrêt.
— Tu comprends ce que je veux dire ?
Voulait il insinuer que, comme elle, il se sentait attiré par elle mais qu’il saurait rester sage ?
Elle agita la tête.
— Oui, qu’il s’agit seulement d’un arrangement pour te permettre d’arriver à tes fins. Rien d’autre.
Elle s’arrêta. Ce qu’elle venait de lui dire était un message qui s’adressait aussi à elle.
— Exactement. En ce qui concerne notre mariage, nous passerons devant M. le maire aussi discrètement que possible et nous nous dispenserons de tout le reste, flonflons et compagnie.
De tout le reste ? De ses rêves ? De son envie d’être un jour la plus belle mariée du monde dans une robe de soie et de dentelle ? De son désir d’aimer et d’être aimée ?
Depuis sa plus tendre enfance, elle attendait le jour où elle entendrait ces mots magiques. Le jour où, enfin, elle ne serait plus seule. Son mariage ouvrirait le premier chapitre du roman de sa vraie vie et signerait la fin d’un cauchemar qui n’avait que trop duré.
— En fait, nous avons juste besoin de papiers officiels aux noms de M. et Mme Alan Lawrence. N’oublie jamais que tu dois te faire appeler Carolyn Lawrence jusqu’à la fin de l’enquête. Pour te protéger, M. Bancroft réglera les questions légales qui pourraient survenir pendant la durée de mon travail.
De son travail et non de leur mariage. Il avait eu soin de ne pas mélanger les genres ! Juste un arrangement… Ce n’était donc vraiment que cela, pensa-t elle, un goût amer dans la bouche. Mieux valait qu’elle arrête tout de suite de se bercer d’illusions. Les sentiments n’avaient pas leur place dans cette aventure économico-judiciaire.

Depuis le début, il s’était montré sans ambiguïté sur ce point. Alors, à quoi bon fantasmer ? Toute sa vie, l’envie de rêver l’avait tenaillée, mais la réalité, avec son visage terrible et froid, l’avait toujours rattrapée. Il fallait qu’elle continue d’être raisonnable et ne voie, dans l’alliance glacée qu’il serait bien obligé de lui glisser au doigt, qu’un anneau dépourvu de signification.
— Et quand tout cela va-t il commencer ? s’enquit elle, la voix crispée.
— C’est l’affaire de quelques jours. Bancroft va faire le nécessaire pour que nous emménagions au plus vite dans notre nouvelle résidence.
— Quelques jours seulement ? Comme tu y vas ! Décidément, tu sais imposer ton rythme…
— Plus vite nous serons en place, mieux cela vaudra.
Etre en place… Ce n’était vraiment que ça, pour lui, ce mariage. Professionnel, impersonnel, sans émotion.
Elle grinça des dents. Elle pouvait encore tout laisser tomber, elle avait le choix.
— Il faut que j’inspecte ma garde-robe pour voir si j’ai quelque chose de décent à me mettre sur le dos pour mon mariage d’opérette, déclara-t elle néanmoins.
— Je te ramène dès que tu auras fini.
Une tasse de café et une tarte aux pommes plus tard, ils quittèrent le restaurant.
Pendant tout le retour, ils gardèrent le silence. Les yeux fermés, elle repassait le film de la soirée. Le visage d’Alan. Les propos d’Alan. Toute cette histoire lui parut soudain étrange, et des doutes l’assaillirent. Alan n’était peut-être qu’un imposteur. Peut-être cherchait il, tout bonnement, à escroquer une riche héritière avec — pourquoi pas ? — la complicité de Me Bancroft… N’était elle pas victime d’une énorme mystification ?
Comme ils montaient l’escalier qui conduisait chez elle, elle se tourna brusquement vers lui.
— Comment puis-je vérifier que tout ce que tu m’as raconté est véridique ?
Stupéfait, Alan, qui était à mille lieues de penser qu’elle se posait ce genre de question, s’arrêta. Puis, décidant de traiter la chose avec humour, il lui proposa de faire ouvrir une enquête sur lui.
— Si cela se trouve, tu mens même sur ton nom, lui dit elle.
— Pour l’instant, je ne m’en connais pas d’autre.
En d’autres circonstances, elle aurait peut-être fini par se moquer d’elle-même mais, pour l’heure, une seule idée l’obsédait : rentrer chez elle dare-dare et se reposer.
Il eut à peine le temps de lui dire qu’il l’appellerait le lendemain que, déjà, la porte se refermait sur elle.
A peine revenu dans sa chambre d’hôtel, Alan appela sa supérieure, Angelica Rivers, femme à poigne à la voix aussi pointue que son physique. A cette heure matinale, se dit Alan, elle devait porter son incontournable chemisier blanc sous son sempiternel ensemble en lin gris. Jupe droite longue, veste assortie. Angelica était entrée à l’agence à vingt ans et aujourd’hui, quelque vingt ans plus tard, autant dire qu’elle faisait partie des meubles. Son ancienneté lui conférait des droits sur ses agents, dont elle n’admettait pas le moindre faux pas.
— Ça marche, lui annonça Alan.
— Carolyn Leigh est d’accord ?
— Oui, répondit il en croisant les doigts pour conjurer le sort.
— Quel genre de femme est-ce ?
« Prudence », se dit Alan. Angelica était assez fine mouche pour peser chaque mot et lire entre les lignes.
— On peut lui faire confiance. Elle est prête à coopérer sans réserve.
— J’ai dit « Quel genre de femme est-ce » ? répéta Angelica. Auriez-vous peur de me livrer le fond de votre pensée ?
— Absolument pas.
Le fond de sa pensée, c’est que Carolyn était très attirante, et à plus d’un titre, mais il ne pouvait faire cette confidence à sa supérieure.
— Alors ? insista-t elle. Elle ne vous plaît pas, cette femme ? Ou est-ce le contraire, comme je le soupçonne ?
Alan ricana.
— Ce que j’aime en vous, Angelica, c’est que vous ne vous embarrassez pas de faux-semblants. Vous allez droit au but, c’est un vrai plaisir… Comme disent certaines personnes de votre équipe, « Rivers n’a pas de porte de derrière ». Je dois dire que j’adore cette expression. Et vous ?
— Assez, Lawrence.
— Pourquoi me posez-vous cette question ? Vous voulez savoir si je lui ai fait la cour ?
— Et vous l’avez fait ? Vous savez que vous ne devez pas avoir d’aventure quand vous êtes en mission, surtout pour une mission comme la vôtre. Je ferais peut-être mieux de vous faire remplacer. Attention à vous, Lawrence… Une imprudence peut vous coûter la vie.
— Je n’ai pas l’intention d’être imprudent, je vous rassure. Quant à Mlle Leigh, ne vous inquiétez pas pour elle, elle a bien les pieds sur terre. Ce qui ne l’empêche pas d’être foncièrement bonne.
Il lui raconta alors l’épisode du couple mexicain et de leur bébé.
— Cette histoire n’a fait que la renforcer dans sa volonté de coopérer avec moi.
« En espérant qu’elle n’aura pas encore changé d’avis… », marmonna-t il tout bas.
— Et maintenant ? Quelle est la suite des événements ?
— Nous allons nous marier civilement dès que l’avocat aura réuni les documents nécessaires. Ensuite, nous emménagerons dans la résidence des Stanford et ferons la connaissance des différents acteurs de cette tragi-comédie.
— Nous assisterons alors au lever de rideau.
— Exactement, soupira Alan. Et que la pièce commence !

princesse.samara 23-04-10 01:06 PM

chapitre 4

Carolyn passa les trois jours suivants à lire et relire le testament laissé par son grand-père, et à vérifier qu’elle pouvait faire confiance à Me Bancroft. La réputation de l’avocat et celle de son cabinet étaient sans tache. Comme promis, il avait fait virer une coquette somme sur le compte de Carolyn, tout en précisant qu’il ne s’agissait que d’un modeste acompte. Elle lui demanda d’établir un contrat de mariage pour protéger ses biens, et lui exprima ses regrets d’être utilisée par Alan pour son enquête.
— Votre rôle est capital, assura-t il. D’autre part, il est important que vous connaissiez au plus vite la vérité sur d’éventuelles manœuvres frauduleuses chez Horizon. Les soupçons qui pèsent sur le laboratoire doivent être étayés ou définitivement infirmés.
Carolyn adhéra totalement à cette conclusion.
Quelques heures plus tard, ils roulaient tous deux vers la propriété des Stanford. La route était bordée de domaines plus imposants les uns que les autres, et Carolyn ne pouvait s’empêcher de s’extasier.
— Je suis comme Alice quand elle découvre le pays des Merveilles ! s’exclama-t elle, fascinée.
Puis elle se tut. Ils approchaient de chez les Stanford et elle se sentait nerveuse. Du bout de la langue, elle s’humecta les lèvres, puis lissa les plis de sa jupe rose sur ses jambes. Le matin même, la cérémonie du mariage s’était déroulée comme Alan l’avait prévu. Me Bancroft avait demandé à un juge de paix de ses amis de lire les attendus du mariage. La cérémonie avait été brève, pas plus d’une dizaine de minutes, dans une ambiance aussi chaleureuse que celle qui règne aux guichets d’une gare. Feignant d’être détachée, Carolyn s’était laissé glisser l’alliance à l’annulaire gauche. Apparemment aussi peu ému qu’elle, Lawrence avait tendu son doigt à son tour pour qu’elle lui passe l’anneau. Elle n’avait pris conscience de son engagement que lorsque Me Bancroft, à la fin de la cérémonie, s’était adressé à elle en l’appelant « Madame Lawrence ».
— J’ai pris contact avec Jasper Stanford et lui ai fait savoir que toutes les démarches étaient terminées, madame Lawrence, expliqua l’avocat. J’ai répondu à ses questions au sujet de l’héritage et de vos projets de mariage. Je l’ai prévenu que vous arriveriez à Stanford avec votre mari dans la journée. Je vous présente mes meilleurs vœux de bonheur.
Puis il ajouta, plus ambigu :
— Et de réussite.
Alan avait serré la main de l’avocat et l’avait remercié.
Tout compte fait, la cérémonie s’était déroulée mieux qu’il l’avait prévu. Il craignait que Carolyn ne fasse des difficultés de dernière minute, mais il n’en avait rien été. Elle s’était conduite magnifiquement. C’était vraiment la femme idéale pour ce rôle. C’était aussi la plus désirable qu’il croisait depuis longtemps. Elle était belle, dans sa robe rose à fleurs, toute simple, qui lui allait à merveille. Elle respirait un peu vite, cependant, comme si elle avait été émue, ou angoissée. Ses cheveux blonds couleur de miel tombaient en vagues sur ses épaules étroites, et son seul bijou était un collier de fausses perles qui faisait ressortir l’élégance de son cou élancé.
Elle avait refusé de tenir un bouquet de fleurs, estimant qu’il serait déplacé dans ce simulacre de mariage.
Au moment du traditionnel baiser de mariage, elle avait écarquillé les yeux quand Alan lui avait pris les lèvres. Hélas, il n’avait fait que les effleurer…
De son côté, Alan, surpris par la douceur de ce contact, avait eu du mal à ne pas approfondir son baiser, tant ses lèvres étaient tentantes. Il l’avait sentie se raidir contre lui, comme si elle avait capté dans son regard le désir qu’elle lui inspirait.
« Ce n’est pas malin, se dit il. Vraiment pas malin ! »
Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas serré une femme dans ses bras. Encore moins une Carolyn. Mais mêler des sentiments à cette affaire purement professionnelle n’était pas de circonstance. Pire, cela risquait de le mener au désastre. S’il ne se conduisait pas en gentleman, il ne faisait aucun doute qu’elle s’empresserait de mettre fin à leur coopération.
Comme ils quittaient le cabinet de l’avocat pour regagner la voiture, un silence pesant les avait enveloppés. Les mains serrées sur le volant, il ne disait pas un mot. Carolyn, elle, jetait de temps à autre un regard en coin sur celui qui la conduisait. Il portait un costume gris foncé, très bien coupé, une chemise blanche et une cravate de soie. Cet homme, se disait elle, était dorénavant son mari devant la loi. C’était tout bonnement incroyable !
Tout en faisant tourner l’alliance sertie de petits brillants autour de son doigt, elle s’obligea à se répéter que tout cela n’était pas réel.
Les jours derniers avaient passé comme un éclair. Alors que le hasard guidait ses pas vers une nouvelle vie, des craintes sur son aptitude à affronter les situations à venir lui nouaient l’estomac.
A Rosie, elle avait fini par avouer le vrai motif de sa démission de la clinique. Elles étaient assises dans le parc, sur un banc, et mangeaient des hot dogs. Rosie avait d’abord pouffé de rire et balayé d’un geste de la main les bêtises que lui racontait son amie.
— Je vois ! avait dit Rosie. Un inconnu est mort en te léguant sa fortune. Eh bien moi, je ne te l’ai pas encore dit, mais je suis la cousine de la reine d’Angleterre.
— Tu ne veux pas me croire ?
— Ecoute, ce n’est pas la peine de monter une histoire pareille pour me dire que tu vas filer avec le beau gosse que j’ai vu avec toi. Pas à moi, voyons, ma cocotte !
— Je te dis la vérité, Rosie. Je ne sais même pas de combien je vais hériter.
Devant l’apparente sincérité de Carolyn, l’infirmière cessa de se moquer.
— Mon grand-père, que je n’ai jamais connu, a laissé un testament en ma faveur.
Rosie ouvrit des yeux ronds.
— C’est lui qui a financé toutes mes études en secret…
Comme Carolyn racontait son histoire, Rosie, partagée entre l’émerveillement, l’envie et l’incrédulité, buvait ses paroles.
— Et voilà, conclut Carolyn, tu peux te dire que tu as comme amie la plus riche héritière du comté.
— T’es la meilleure ! commenta Rosie, d’un ton pincé.
En fait, Carolyn, dont on vantait à l’unanimité l’indulgence, ne pouvait lui reprocher sa froideur. Toutes deux avaient galéré ensemble. Ensemble, elles avaient rêvé de gagner le gros lot à la loterie ou d’épouser un milliardaire, mais rien ne s’était jamais produit. Et voilà que Carolyn l’abandonnait en chemin.
— Oui, tout cela est vrai ; j’ai même trouvé ma remplaçante pour la clinique, précisa Carolyn.
Alan lui avait demandé la plus grande discrétion sur leur mariage tant qu’ils ne seraient pas installés dans la résidence.
— Dès que je connaîtrai bien la propriété, dit elle à Rosie, tu viendras me voir et je te la ferai visiter.
Rosie resta de marbre. A sa froideur, Carolyn comprit que son histoire d’héritage avait ébranlé leur amitié.
Un trou dans la chaussée ramena Carolyn sur terre. Elle redoutait l’instant où elle poserait le pied chez les Stanford. Elle savait que cette demeure serait aussi impressionnante que celles qui défilaient derrière la vitre. Qui donc étaient ces gens, pour s’offrir un tel luxe ?
Sans même s’en rendre compte, elle poussa un profond soupir.
— Dis-moi, Alan, qu’est-ce qui m’attend, à mon arrivée ?
— Je pense que l’atmosphère sera tendue et déplaisante au début, mais il faudra faire avec, dit il.
Lui-même s’était posé la question et, pour être tout à fait honnête, n’avait pas su y répondre. Les humains sont tellement imprévisibles, s’était il dit. Comment pouvait il imaginer l’accueil que son oncle Jasper et le reste de sa famille réserveraient à Carolyn ? Della Denison, par exemple, qui avait été nommée à la tête d’Horizon par le grand-père, n’était sûrement pas prête à ouvrir les bras à Carolyn. Quant à Lisa et Buddy Denison, Alan s’inquiétait du traitement qu’ils allaient lui réserver. Tous deux, égocentriques et trop gâtés par la vie, étaient capables de lui faire subir un véritable enfer.
— J’aurais voulu avoir plus de temps pour me préparer.
Elle n’aurait jamais été prête, néanmoins, et elle le savait.
Discrètement, elle jeta un regard à son compagnon. Que savait elle de cet homme ? Comment avait elle pu accepter d’être un objet entre ses mains ?
Entre ses mains… Rêveuse, elle regarda ses mains serrées sur le volant.
Comme ils approchaient de Stanford, Alan prit la parole, d’un ton grave.
— Il faut que je te rappelle les règles que nous avons établies. Suis le plan sans en changer une virgule. Attention : ils essaieront de te tirer les vers du nez. Ne te laisse pas embobiner. Ils voudront savoir qui nous sommes vraiment. Reste toujours dans le vague et, surtout, n’oublie pas que tu es dorénavant la maîtresse des lieux et que tu as le pouvoir et l’argent.
« Le pouvoir et l’argent », se répéta-t elle tout bas. Quelle ironie, pour quelqu’un qui n’avait jamais rien possédé ! En tout cas, ce n’étaient pas des liasses de billets de banque qui allaient la changer.
— La première chose à faire, dit Alan, revenant à la charge, est de t’acheter une voiture. Une voiture qui roule.
— Tu as raison. Le frère de Rosie m’a téléphoné pour me dire que ma guimbarde était bonne pour la casse. Il m’a suggéré de venir à son garage choisir une bonne occasion, et je lui ai répondu que j’allais réfléchir.
— Réfléchir ! Tu ne lui as pas dit que tu pourrais t’offrir le dernier modèle de la gamme la plus luxueuse ?
— Je n’ai pas osé, répondit Carolyn en rougissant. Je voulais d’abord que Rosie sache…
Il opina de la tête.
— Je comprends. Mais maintenant, tu dois te sentir libre de dépenser ton argent comme bon te semble. Il t’appartient, Carolyn. Je pense, par exemple, que tu vas devoir te refaire une garde-robe.
Toute une garde-robe ? Elle qui n’achetait que les vêtements dont elle avait besoin, au compte-gouttes… Rosie et elle fréquentaient surtout les dépôts-ventes, et seulement quand c’était nécessaire. Tout cela allait changer. Ce fichu mariage lui créait un tas d’obligations dont elle se serait volontiers passée, et cela l’effrayait. Elle qui avait toujours agi en fonction de ses goûts, elle allait devoir se plier aux règles d’une communauté qu’elle ne connaissait même pas. Au nom d’une comédie qu’on l’avait vivement pressée de jouer.
Alan la vit pâlir. A quoi pensait elle ? se demandait il. Avait il été assez clair dans ses explications ? Si seulement il avait pu la tenir à l’écart ! Mais comment ? Sa présence était capitale, dans l’affaire, car elle constituait sa couverture.
Les mains agrippées au volant, Alan franchit les lourdes grilles en fer forgé de la résidence Stanford. Le souffle coupé, émerveillée, Carolyn découvrit un monumental manoir de pierre de taille qui s’élevait sur trois étages, au milieu d’immenses pelouses merveilleusement entretenues et de jardins paysagers à la française. A une extrémité de la maison, elle vit un garage qui devait pouvoir abriter cinq voitures, une gigantesque serre et, plus loin, un hangar à bateaux construit le long d’un des nombreux canaux qui irriguent Seattle.
Ecrasée par cet étalage de richesses, Carolyn eut du mal à admettre que quelques lignes sur un papier avaient suffi pour que tous ces biens lui reviennent. Il s’agissait sûrement d’une erreur. D’une énorme et monstrueuse erreur.
Alan arrêta la voiture devant les marches d’un perron à double volée encadré de colonnes de marbre. Chaque révolution menait à des portes de bois sculpté ornées de larges fenêtres aux carreaux biseautés. Comme ils admiraient l’environnement, l’ombre de l’énorme maison engloutit leur voiture.
— Es-tu prête ? s’enquit doucement Alan.
L’heure de vérité avait sonné, et Carolyn poussa un soupir déchirant.
— Oui, je suis prête.
— Alors, allons-y, dit il en souriant.
Après l’avoir aidée à descendre de voiture, il déposa leurs bagages au pied des marches.
— Quelqu’un s’en chargera, dit il.
Elle acquiesça. Elle n’était pourtant pas habituée à être servie. Quand elle descendait à l’hôtel, à l’occasion de conférences médicales, elle éprouvait une certaine gêne et évitait de regarder le groom qui portait ses valises. Ce souvenir la fit sourire.
La main posée sur le bras de Carolyn, Alan gravissait les marches quand la sonnette de la porte d’entrée retentit.
— Souhaitez-vous, madame, que je vous prenne dans mes bras pour vous faire franchir le seuil de votre maison ?
— Cela aurait une certaine allure ! répondit elle sur un ton badin.
Elle n’avait pas fini sa phrase que la porte s’ouvrit sur une femme, grande, sèche et sanglée dans un uniforme de gouvernante, qui les foudroya du regard.
Si elle avait été seule, Carolyn aurait battu en retraite, mais Alan ne l’entendait pas de cette oreille. Feignant de ne pas remarquer l’hostilité de la domestique, il lui fit un sourire et se présenta.
— Monsieur Lawrence.
Désignant Carolyn, il ajouta :
— Ma femme. Nous sommes attendus.
— Il n’y a personne, répondit elle, aimable comme une porte de prison.
— Bien.
Alan prit Carolyn par la taille et la fit passer devant lui dans l’entrée.
— Vous êtes… ? demanda-t il.
— Morna. Je suis la gouvernante. Cela fait plus de vingt ans que je suis au service des Stanford. D’Arthur Stanford.
Elle dévisagea Carolyn.
— Mon mari, Mack, est le jardinier de la propriété.
— Je pense que mon grand-père a eu beaucoup de chance de vous avoir à son service, s’entendit répondre Carolyn avec un naturel qui la surprit.
— Savez-vous à quelle heure monsieur Stanford doit rentrer ? s’enquit Alan.
— Monsieur et Madame Denison sont absents pour la journée, répondit Morna, du bout des lèvres. Je crois savoir que vous occuperez la suite parentale, c’est bien cela ?
Carolyn approuva de la tête, ce qui sembla irriter profondément la gouvernante.
— Suivez-moi. Mack s’occupera de vos bagages.
Après un coup d’œil méprisant aux valises qui, il est vrai, ne portaient pas la griffe d’un grand malletier, elle les guida vers un escalier majestueux.
Comme ils montaient au deuxième étage, les nombreux portraits d’ancêtres accrochés aux murs attirèrent le regard de Carolyn. Etaient-ce vraiment ses ancêtres, là, dans ces cadres dorés à l’or fin ? Lequel de ces impressionnants personnages était son grand-père ? La femme aux cheveux blancs et au ruban de velours noir serré autour du cou était elle sa grand-mère ? Le cœur de Carolyn se mit à battre très fort. Le portrait de sa mère devait se trouver là, quelque part dans la maison.
La voyant s’attarder devant cette galerie de tableaux, Alan se dit qu’elle était décidément plus intéressée par sa famille que par la fortune qui s’étalait sous ses yeux. Mais pourquoi son oncle avait il préféré déserter les lieux, alors qu’il savait qu’ils devaient arriver ? Me Bancroft leur avait fait savoir en temps et heure qu’ils seraient là avant midi.
Au deuxième étage, Morna s’engouffra dans un large couloir qui conduisait à l’aile est de la maison, où se succédaient des chambres et une suite qui ouvrait en demi-cercle sur un salon.
— Voici la suite parentale, dit Morna en les laissant entrer.
La chambre était immense. Un lit de taille monstrueuse occupait le centre d’un pan de mur. En face, une cheminée tout aussi gigantesque semblait attendre qu’on y allume un feu.
— Les placards et les commodes ont été libérés ; j’espère que vous trouverez tout en ordre.
— J’en suis sûre, répondit Carolyn sur le même ton glacial qu’employait la gouvernante.
Habituée à gérer une armée d’infirmières pas toujours faciles à diriger, elle n’allait pas se laisser impressionner par la mauvaise humeur d’une domestique.
Carolyn balaya la pièce du regard. Le mobilier, ancien, devait appartenir à la famille depuis des générations. Un riche brocart à ramages drapait les très hautes fenêtres. Au sol, des tapis persans, certainement noués à la main, réchauffaient la moquette. Dans ce décor des Mille et Une Nuits, une question saugrenue traversa l’esprit de Carolyn. Où Alan allait il dormir ?
Le voyant disparaître dans une pièce attenante, elle se sentit rassurée.
— Vous désirez autre chose ? demanda Morna.
— Non, merci, répondit Carolyn. Nous allons fort bien nous organiser.
— Au fait, je vous informe que personne ne déjeunera ici aujourd’hui. Buddy est en mer, et Lisa a un cocktail au country club, s’empressa d’ajouter la gouvernante, bien décidée, apparemment, à ne pas faire d’heures supplémentaires devant ses fourneaux.
Agacé par cette attitude désagréable, Alan mit les pieds dans le plat.
— Parfait. Dans ces conditions, nous ne serons que deux pour le déjeuner. Nous allons commencer à repérer les lieux et nous descendrons ensuite à la salle à manger.
Morna leur jeta un regard qui en disait long sur le plaisir que lui procurait l’idée de les servir.
Le visage rouge de colère, elle tourna les talons et quitta la pièce.
— Brrrr…, fit Carolyn en feignant de trembler. Cette femme me réfrigère. Ne crois-tu pas que nous aurions dû agir autrement et lui donner congé pour la journée ?
— Absolument pas, trancha Alan. Les gens de maison savent être odieux si on les laisse faire. Si tu ne te méfies pas, c’est toi qui finis par les servir. Alors, sois sur tes gardes. Pas de faiblesse, ma chérie.
Chérie. Il l’avait appelée « chérie », se répéta-t elle. Cela lui faisait tout drôle. Tout chaud au cœur. Mais elle se raisonna.
« Ne sois pas idiote ! Tout le monde s’adresse des petits mots doux, aujourd’hui. »
Il ne fallait surtout pas qu’elle y attache d’importance…
Elle ouvrit la porte d’un placard, qui était vide, et se tourna vers Alan.
— J’aurais tant aimé retrouver des objets ou des vêtements ayant appartenu à mon grand-père, dit elle, pleine de regrets. Tout est tellement impersonnel, ici.
S’approchant alors du lit, elle ajouta sur un ton ironique :
— Il va me falloir un escabeau pour monter dedans. Et l’on doit pouvoir y dormir à quatre, au moins.
— Je le trouve parfait pour deux, déclara Alan.
Voulant s’assurer qu’il plaisantait, elle se tourna de nouveau vers lui. Il était on ne peut plus sérieux.
— Que dis-tu ? Il n’est pas question que nous dormions ensemble, précisa-t elle, la bouche sèche.
— Je crains que si, mais je dis bien : dormir ensemble. Je n’ai rien dit d’autre.
— Tu n’es pas sérieux ?
— Si. Si nous voulons que des mauvaises langues se posent des questions sur notre mariage, nous n’avons qu’à faire lit à part. Nous dormirons chacun d’un côté du lit, et nous respecterons cet engagement sans faillir.
Comment pouvait il penser que cette situation était viable ? La seule pensée du corps viril et tiède d’Alan allongé près d’elle commença à l’exciter. Peut-être dormait il nu ? Et si, au cours de la nuit, elle se rapprochait machinalement de lui et le sentait se serrer contre elle ?
D’un revers de main, elle essaya de chasser ces images.
— Qu’y a-t il, dans la pièce d’à côté ?
Elle n’avait jamais dormi dans des chambres aussi spacieuses, ni à l’hôpital ni dans ses familles d’accueil. Pendant son internat, garçons et filles dormaient ensemble sur de petits lits de camp, quand les malades les laissaient se reposer. Mais cela n’avait rien à voir.
— Puisque tu me le demandes, répondit Alan, la pièce d’à côté est un bureau.
— Cela m’ira très bien. Pourvu qu’il y ait un canapé et que je puisse dormir, cela ne me gêne pas. Chez moi, j’ai un lit étroit et presque tous les ressorts du sommier sont cassés.
Comme elle se dirigeait vers le bureau, Alan l’arrêta.
— Désolé, Carolyn, nous ne pouvons pas courir le risque d’être découverts dans des chambres séparées.
Les mains posées sur ses épaules, il la regarda droit dans les yeux.
— Je te promets que notre arrangement restera platonique et qu’à aucun moment je ne te harcèlerai sexuellement.
Elle aurait bien aimé le croire, mais pareille organisation était une atteinte au bon sens. Comment conserver leur relation sur un plan strictement professionnel, quand ils étaient appelés à partager l’intimité d’un même lit ? Cela dit, quelle alternative avait elle ? Aucune, maintenant qu’elle avait accepté l’inacceptable. En se mariant dans ces conditions, elle devait s’attendre à quelques obstacles, si elle souhaitait qu’Alan réussisse dans sa mission.
Revenant à la réalité, elle fixa son prétendu mari.
— D’accord pour partager le lit, mais chacun chez soi.
— Absolument, confirma-t il.
Il lâchait les épaules de Carolyn quand un bruit étouffé de pas attira son attention. Sur ses gardes, il la serra contre lui pour que l’intrus les trouve enlacés.
Il ne s’était pas trompé. C’était Mack. Gêné, le jardinier frappa deux coups sur la porte qui était restée ouverte. L’homme, de forte corpulence, était rouge et mafflu.
— Excusez-moi, dit il. Morna m’a demandé de vous apporter ceci.
— Oui, merci, dit Alan qui étreignait Carolyn. Votre femme nous a dit que vous étiez le jardinier chef de la résidence.
— Grosse responsabilité ! Cela dit, le parc est magnifique, ajouta Carolyn. Vous avez la main verte. J’ai hâte de m’y promener. Hélas, je ne connais pas le dixième des arbres et des fleurs qui y poussent… Je compte sur vous pour m’apprendre.
L’homme rougit de plaisir.
— Merci, madame.
Il pivota sur les talons de ses bottes et quitta la pièce sans ajouter un mot.
— Bien joué, Carolyn, tu viens de gagner un supporter.
— Ce que j’ai dit, je le pensais sincèrement. Ce parc et les jardins sont superbement entretenus, insista-t elle, irritée qu’Alan puisse la soupçonner de vile flatterie envers le jardinier.
— C’est bien ce que je te reproche, répliqua Alan. Tu es trop droite, trop honnête. Ta propension à livrer le fond de ta pensée risque de nous attirer des ennuis. Je te le répète, ne prends pas tout pour argent comptant et ne te fie à personne.
— Tu as raison, il ne faut se fier à personne, ironisa-t elle en se dégageant de ses bras.
Alan la regarda, narquois, et éclata de rire.
La table n’était pas dressée dans la salle à manger mais sur une terrasse en pierres du pays, à l’arrière de la demeure. A peine assis, ils virent s’approcher une jeune Asiatique au sourire timide qui leur apportait leur déjeuner. Les mets étaient joliment présentés et sentaient leur inspiration chinoise.
Seika — c’était son nom, leur apprit elle — était la fille de M. Lei, récemment engagé comme cuisinier chez les Stanford. Elle et sa sœur servaient comme domestiques. Apparemment, ils étaient nouveaux venus dans la maison, ce qui intrigua Alan. Pourquoi Della avait elle pris, récemment, la décision de renouveler le personnel ?
Le café servi, Alan se pencha vers Carolyn.
— Réclame une deuxième tasse de café et attarde-toi ici le plus longtemps possible, chuchota-t il. Pendant ce temps, je jette un coup d’œil alentour.
Carolyn ne lui posa pas de questions. Il fallait qu’elle s’habitue à être commandée sans demander d’explication. Ce n’était pas facile à accepter. Sans doute lui cachait il beaucoup de choses, mais pour la bonne cause. Moins elle en savait, au fond, moins elle risquait de gaffer.
Alan poussa la porte à double battant et suivit le couloir de marbre qui menait au hall d’entrée. Les portes, ouvertes ici et là, laissaient entrevoir un mobilier raffiné. En passant devant la salle à manger qu’éclairaient deux lustres monumentaux aux multiples pampilles de cristal, il aperçut Morna, de dos, qui s’affairait dans l’office. Sans se faire voir, il se dirigea vers l’escalier principal qui montait à l’étage. Les autres habitants occupant l’aile ouest de la maison, ils y avaient donc leurs chambres. Par chance, ils n’étaient pas là. Cette absence allait lui laisser tout loisir pour inspecter les lieux.
Premier coup d’œil, première certitude : Della et Jasper vivaient ensemble. Leurs affaires étaient mélangées comme celles d’un vieux couple. Bien sûr, chacun avait son dressing, où étaient suspendus et rangés des vêtements qui témoignaient de leur goût pour la mode classique.
Une pièce communiquait avec la chambre. C’était un bureau qui ouvrait par une autre porte sur le palier. Intéressant, pensa Alan. Sous une fenêtre, sur un grand bureau de chêne, trônait un ordinateur. Vu la masse de documents étalés sur la table, il y avait fort à parier que tout ce qui concernait l’entreprise devait être contenu dans cette pièce. Della devait y passer le plus clair de ses journées.
Alan se prit le menton dans la main. S’il pouvait interroger l’ordinateur, son enquête sur Horizon s’en trouverait simplifiée. Mais disposait il d’assez de temps ?
Alors qu’il hésitait, un bruit de voix le fit sursauter. Quelqu’un venait. Ce serait absurde de se faire prendre la main dans le sac, se dit il.
Fixant la porte, il tendit l’oreille. Les voix, étouffées, approchaient. Un homme et une femme. Bon sang ! Jasper et Della étaient rentrés.

— On n’a pas le choix, Jasper. Tu le sais. Peu importe ce qu’on pense d’elle, on ne peut rien changer… Il faut faire comme si de rien n’était et saisir toutes les occasions de l’écarter de notre chemin.
Alan entendit un soupir.
— Je n’en reviens pas qu’Arthur ait pu nous la mettre dans les jambes !
En guise de réponse, il entendit un grognement.
— Ils sont en train de déjeuner sur la terrasse, m’a dit Morna. Rafraîchissons-nous et descendons les rejoindre. Sourire de rigueur, précisa-t elle.
Edifié par la conversation, Alan quitta le bureau à pas de loup. Pour éviter de se faire voir, la porte de leur chambre étant restée ouverte, il décida d’emprunter le couloir en sens inverse pour rejoindre le rez-de-chaussée. Au passage, il jeta un coup d’œil rapide sur les chambres, celles de Lisa et de Buddy, sans doute. La première était très design, blanche avec des rechampis gris tourterelle. Celle de Buddy, plus encombrée, était le miroir de ce que son occupant aimait dans la vie : tennis, bateau, golf. La panoplie complète des jeunes gens oisifs et riches. Mais il fallait faire vite, s’il voulait devancer Della et Jasper sur la terrasse.
Au bout du couloir, deux portes l’arrêtèrent. L’une donnait sur une lingerie, l’autre sur un escalier de service qu’il prit. Mis à part un mince rai de lumière sous une porte en bas des marches, il faisait nuit noire.
Pourvu que cette porte ne soit pas fermée à clé ! se dit il en tournant la poignée. La porte résista un peu, puis, sous la poussée, céda dans un grincement de gonds. Un passage, étroit, menait d’un côté dans la cuisine, de l’autre vers l’extérieur. Il poussa la porte et sortit. Personne en vue. Parfait, se dit il en jubilant.
Fier de la moisson d’informations qu’il ramenait et allait transmettre à Carolyn, il tourna l’angle de la maison et l’aperçut, à table, en compagnie. Un homme jeune, cheveux bouclés bruns qui dépassaient de sa casquette bleu marine à longue visière, était installé en face d’elle. Alan se rendit compte qu’ils l’avaient vu.
Le moment était venu de jouer aux jeunes mariés transis d’amour et de désir.

princesse.samara 30-04-10 11:21 AM

CHAPITRE 5

Carolyn s’apprêtait à se lever de table pour regagner sa suite, quand l’arrivée d’un cruiser qui appontait au quai privé de la résidence attira son regard. A bord, on s’agitait. Un jeune homme émergea soudain de la cabine et sauta sur le ponton. Puis, d’un pas nonchalant, il remonta l’allée qui menait à la maison.
A peine avait il posé pied à terre que Carolyn comprit qu’il s’agissait de Buddy Denison. Elle ne savait pourtant que peu de chose à son sujet — juste ce qu’Alan et Me Bancroft en avaient dit devant elle : que le jeune homme vivait aux crochets de sa mère et ne se souciait que de lui. Naviguer devait faire partie de ses pôles d’intérêt, se dit elle en le voyant approcher de la terrasse. Moyennement grand mais bien bâti, visage poupin, allure décontractée, il la regarda, les yeux écarquillés.
— Bon sang ! C’était donc vrai ! Voilà notre riche héritière en chair et en os. Maman m’avait prévenu de votre arrivée.
Il lui adressa un sourire faussement contrit.
— J’avais reçu des instructions pour me présenter de façon correcte, mais je crains que ce ne soit trop tard.
Sa décontraction mit Carolyn à l’aise.
— Je vous trouve très présentable, Buddy, assura-t elle, notant l’élégance de sa tenue blanche.
Elle lui tendit la main
— Je m’appelle Carolyn.
Il s’essuya les mains sur son pantalon avant de lui tendre la sienne.
— Heureux de vous connaître, dit il. Je vous…
Il s’arrêta.
— Drôle de situation, n’est-ce pas ? dit elle pour l’aider. Mais asseyez-vous, je vous en prie.
— Alors, c’est vrai que vous êtes médecin ? demanda-t il en s’asseyant sur la chaise qu’Alan avait quittée. Vous n’en avez pas l’air…
— Vous savez, c’est récent, répondit elle tout sourire.
Puis, pour changer de sujet, elle ajouta :
— Dites-moi, vous avez un beau bateau.
Le visage de Buddy s’illumina.
— C’est mon trésor. « Suncrest » ne fait pas partie de l’héritage, il est à moi et vous ne pourrez pas me le prendre.
Le ton était agressif. Sans doute voulait il lui signifier qu’il ne se laisserait pas spolier. Elle le prit comme un avertissement.
L’arrivée d’Alan interrompit l’échange.
— Je vois que tu as trouvé de la compagnie pendant que je me promenais, dit il en s’asseyant près de Buddy.
— Je vous présente mon mari, Alan Lawrence, dit Carolyn.
Soulagée par le retour d’Alan, elle lui prit la main, qu’elle serra nerveusement.
— Tu sais, chéri, Buddy me parlait de son bateau. Il me…
La voix de Della Denison les fit se retourner.
— Buddy, tu es déjà là ? Je ne savais pas que tu serais de retour si tôt. Je te croyais parti pour la journée.
Della ne semblait pas d’humeur gracieuse.
— Mais non, répondit il. C’est toi qui devais être absente toute la journée. C’est du moins ce que tu m’avais dit. Tu ne te rappelles pas ? J’aimerais savoir pourquoi tu es rentrée si vite.
Il ricana.
— Je parie que tu avais hâte de voir à quoi ressemble une riche héritière !
— Je t’en prie, Buddy. Sois correct.
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Dans l’embrasure des portes s’encadra un homme grand, mince, les épaules tombantes, qui dévisagea Carolyn comme s’il avait aperçu un fantôme. Visiblement bouleversé, il avança vers elle.
— C’est incroyable ! C’est le portrait d’Alicia petite.
Carolyn se leva sur-le-champ.
— Oncle Jasper ?
L’émotion lui serra si fort la poitrine que, l’espace de quelques secondes, elle perdit sa respiration. Il la scrutait avec une telle intensité qu’elle avait l’impression qu’il fouillait aussi son âme.
Soucieuse de détendre l’atmosphère, Della semblait chercher quelque chose à dire mais, entendant le soupir de Jasper, elle se tut.
— Arthur avait donc raison… Vous êtes vraiment la fille d’Alicia.
En guise de réponse, Carolyn hocha la tête. Son émotion était trop forte et les mots lui manquaient. Pourtant, elle aurait aimé lui dire qu’elle aussi était surprise, chavirée même, d’apprendre qu’elle était la fille de sa sœur.
— Mais où étais-tu ? Et pourquoi ta mère a-t elle agi de cette façon ? Elle nous a causé bien des soucis, tu sais ? Bien des soucis… Au fait, tu permets que je te tutoie ?
Elle ne répondit pas. Il y avait de la colère dans la voix de son oncle, trop satisfait de pouvoir déverser sur cette nièce providentielle une rancœur trop longtemps contenue.
— Je ne sais rien de ma mère, excepté ce que l’on m’a dit d’elle, répliqua finalement Carolyn d’un ton sec.
Elle était déçue. Les bras qu’elle avait levés, pensant serrer son oncle contre elle, retombèrent doucement le long de son corps. Il la fixait d’un regard glacial. Sans joie. Sans envie de lui ouvrir son cœur. C’était comme si son arrivée ravivait une haine qui n’avait jamais cessé de couver. Amère, Carolyn se dit que la vie n’aurait pu lui offrir pire cadeau que cette famille.
Della alla se placer au côté de Jasper.
— Carolyn, je suis désolée que nous n’ayons pas été là pour vous accueillir, vous et votre mari.
Prêt à intervenir, Alan surveillait les protagonistes. Della, la cinquantaine, estima-t il au jugé, était une fort belle femme. Cheveux noirs, coupe moderne. Sourcils épilés, cils épaissis par plusieurs couches de mascara. Sa bouche, pulpeuse, devait avoir reçu quelques doses de silicone. Son brillant à lèvres nacré était cerné d’un trait fin, d’une nuance plus soutenue, qui en délimitait très précisément le contour. Sous une robe droite, elle cachait les rondeurs qui commençaient à alourdir un peu sa silhouette. Elle avait de la présence et dégageait une certaine autorité. Alan pensa qu’il faudrait se méfier d’elle.
— Je suis Della Denison, dit elle, se décidant enfin à lui accorder un regard.
— J’imagine qu’ils savent qui tu es, maman, laissa tomber Buddy, que la scène semblait réjouir. Je ne vois pas où est la surprise, dans ce joyeux rassemblement familial. Je dis une bêtise ?
Il fit un clin d’œil à Carolyn, comme s’il avait voulu en faire sa complice, ce qu’elle trouva puéril mais plutôt sympathique.
— Je suis désolée que ma venue vous mette dans un état pareil, oncle Jasper. Je sais que ce n’est facile ni pour vous ni pour moi, et je regrette que ces retrouvailles n’aient pas eu lieu du vivant de mon grand-père.
— Je ne lui pardonnerai jamais de m’avoir caché ce secret si longtemps, se lamenta Jasper. Ma sœur et moi n’étions peut-être pas très proches — elle avait dix ans de moins que moi —, il n’empêche que j’avais le droit de savoir.
— Il ne vous a jamais dit qu’il m’avait retrouvée et qu’il finançait mes études de médecine ? demanda Carolyn.
— Pas un mot, coupa Della de son ton cassant. C’est tout lui, cette façon de faire. J’ai travaillé pour Arthur, votre grand-père, pendant près de dix ans, ce qui m’a permis de constater qu’il adorait les cachotteries. J’en ai découvert certaines, mais celle-ci bat tous les records.
Elle cachait mal sa colère.
— Du calme, maman ! s’exclama Buddy.
Puis il ajouta, à l’intention de Carolyn :
— Ne faites pas attention, ma mère…
— S’il te plaît, Buddy ! interrompit Della.
Se tournant de nouveau vers Carolyn, elle poursuivit :
— Arthur était un homme de secrets. Sa main droite ignorait ce que faisait la gauche. Croyez-moi, ce n’était pas facile de travailler sereinement avec lui, car c’était le champion de la rétention d’informations.
— Arthur n’a jamais cherché à interférer dans mes recherches au labo, rectifia Jasper, soucieux de rétablir la vérité. Il a toujours été d’accord avec moi.
— En ce cas, pourquoi ne t’a-t il pas cédé cinquante et un pour cent des parts, au lieu de trente-neuf ? Tu étais son fils, après tout.
L’amertume lui déformait le visage.
— Effectivement, ça ne semble pas normal, intervint Alan, ravi d’attiser le feu. Pourquoi a-t il agi ainsi ?
— Parce que c’était un grand sentimental complètement fou, répliqua Della.
Elle oubliait les résultats désastreux de Jasper, qui avait failli mener l’entreprise au dépôt de bilan, ou préférait sans doute les passer sous silence.
— Carolyn se rendra vite compte qu’il ne faut pas faire de sentiments en affaires, déclara Alan.
Della se tordit les mains nerveusement.
— Il ne faut pas qu’elle se croie obligée de s’impliquer dans les affaires de la société. Ce n’est pas utile. D’une part c’est très prenant, ensuite, j’imagine que vous avez pour l’instant d’autres projets en tête, tous les deux.
Malgré l’envie qu’ils en avaient, Carolyn et Alan évitèrent de se regarder. A trop parler, Della venait de dévoiler le fond de sa pensée. Certes, ils avaient des projets bien à eux, mais ces projets ne concordaient certainement pas avec ceux que cette femme autoritaire espérait.
— Je vais me familiariser avec Horizon, dit Carolyn d’une voix lisse qui la surprit elle-même. Etant donné ma culture médicale, je suis intéressée au premier chef par l’industrie pharmaceutique. Bien sûr, il n’est pas dans mes intentions de diriger tout de suite la société, mais je pense que mon mari aura à cœur de voir de quelle façon il est possible d’améliorer encore les résultats de l’entreprise.
Elle adressa à Alan un regard fondant.
— Pourquoi ne le leur expliques-tu pas toi-même, mon chéri ?
Sans se démonter, Alan parla de sa compétence en tant que consultant, et de quelle façon il chercherait à affiner les méthodes de production. Blêmes, Della et Jasper écoutaient. Leur hostilité était presque palpable.
— Voilà, conclut Alan. J’ai repoussé à plus tard mes autres chantiers afin de me rendre disponible pour Horizon. Je pense être en mesure de faire quelques propositions assez rapidement.
Carolyn vit Della desserrer les dents.
— Je suis impressionnée par ce que vous faites, dit elle. Mais pour être tout à fait honnête, monsieur…
— Appelez-moi Alan, je vous en prie.
— Pour être tout à fait honnête, Alan, je ne suis pas sûre que Horizon ait besoin d’un audit aussi exhaustif. La société ronronne comme un moteur bien huilé, et je me méfie beaucoup du grain de sable qui pourrait venir enrayer la machine.
— Je ne veux personne dans mes jambes dans mon labo, renchérit Jasper. C’est mon domaine, et je n’ai pas envie que quelqu’un qui n’y connaît rien m’impose de nouvelles méthodes. Ah, je les connais, ces prétendus ingénieurs qui ne savent même pas ce qu’est un bec Bunsen !
Alan éclata de rire pour casser la tension qui montait.
— Je comprends votre position, Jasper. Vous n’avez pas de temps à perdre avec des gens incapables ou sans expérience.
— J’aimerais visiter votre laboratoire, suggéra Carolyn en se levant. Ce sera l’occasion de me familiariser avec les activités familiales, tout en actualisant mes connaissances en pharmacopée.
« Bien joué », pensa Alan. La jeune Carolyn avait du métier ! Mettre en avant son statut de médecin pour demander à visiter le laboratoire était très habile. Jasper ne pouvait émettre la moindre objection, et encore moins opposer un refus.
Tout le monde se tut. Soudain, un gloussement étouffé rompit le silence. Les regards se tournèrent vers Buddy.
— Je pensais que nous pourrions inviter quelques personnes à dîner ce soir, dit Della avec un sourire forcé aux lèvres. Un dîner impromptu. Juste quelques cadres de la société. Je pense qu’il ne faut rien précipiter. Cependant, si du moins cela vous agrée, je crois qu’il serait bon que vous fassiez connaissance avec nos directeurs. Ce serait ensuite plus facile pour tout le monde. Vous devez vous douter que la rumeur d’un changement à la tête d’Horizon est allée bon train…
En apparence, la proposition était fort sympathique, mais Alan redoutait un piège. Della n’avait elle pas une idée derrière la tête ? Carolyn, il le savait, n’aimerait pas être le point de mire d’une assemblée. D’un autre côté, il y aurait peut-être des avantages à tirer de cette soirée. Au profit de son enquête, évidemment.
— Je vous recommande d’enfiler votre tenue de combat, lança Buddy sur un ton badin, sans se soucier du coup d’œil meurtrier que lui jetait sa mère.
Assis dans leur suite, sur le divan du bureau, Carolyn et Alan bavardaient. L’idée du cocktail l’angoissait, aussi essayait elle de se rassurer. Elle se sentait comme quelqu’un qui, tombé à la mer, s’accroche désespérément à sa bouée de sauvetage et rentre les épaules à la vue d’une lame.
— A ton avis, pourquoi Buddy a-t il dit ça ?
— Probablement parce qu’il sait que sa mère devient une furie dès qu’on touche à Horizon. Della ne veut pas de nous sur son territoire. Elle redoute de nous voir empiéter sur ses plates-bandes. Comme Jasper s’occupe exclusivement du laboratoire, ton grand-père a peu à peu laissé Della prendre du poids dans la société. Elle est très compétente, paraît il. Il est clair que pour Della, Horizon est son bébé. Tu auras remarqué combien elle est possessive.
— Je m’en suis bien rendu compte. A ce sujet, je me demande comment tu vas pouvoir mener ton enquête.
— Ma femme devra réfuter ses objections.
Ma femme… Elle se raidit. Elle avait beau savoir que ce mot ne voulait rien dire dans sa bouche, elle se sentit mal à l’aise.
Assis près d’elle, Alan remarqua son trouble. Il flottait autour d’elle un parfum de fruits et de fleurs qu’il trouva subtil et délicieux. Ses cheveux blonds, soyeux, volèrent de droite à gauche quand elle hocha la tête. Fasciné par sa beauté discrète, il sentit qu’elle ne le laissait pas de marbre…
— Et comment votre femme devra-t elle s’y prendre ?
— En exerçant son autorité.
— Je ne suis pas sûre d’en être capable. Tu me prends à la gorge, Alan. J’ai besoin de temps pour m’adapter à la situation, pour prendre mes marques…
— Pas de chance ! C’est justement le temps qui nous manque, répliqua-t il. Il faut impérativement agir vite, si nous voulons arrêter le prochain affrètement.
Elle soupira, se sentant submergée. Tout cela la dépassait.
La voyant si préoccupée, il songea un instant à l’attirer à lui pour qu’elle se blottisse au creux de sa poitrine et y puise la force de continuer, mais il se retint. Il avait bouclé sa porte aux sentiments. Depuis la mort de Marietta, son cœur était fermé à double tour, et il s’était interdit de désirer de nouveau une femme.
— Pourquoi crois-tu que Della a invité les directeurs d’Horizon dès la première soirée ? demanda-t elle.
Elle sonda son regard, en quête de réconfort.
— Je n’en ai aucune idée.
« Sans doute pour te déstabiliser », pensa-t il.
— J’ai peur, avoua-t elle. J’ai peur de dire une bêtise ou de commettre un impair qui fiche tout en l’air.
Alan savait que ce qu’il lui demandait était à peine à la portée d’un agent bien rodé. Mais elle en était tout à fait capable. Elle était assez fine pour affronter la curiosité des invités que Della promènerait avec fierté d’un coin à l’autre du salon.
— C’est peut-être aussi bien de les rencontrer tout de suite, dit il après réflexion. Ce sera fait.
Il savait que la rencontre de Carolyn avec son oncle avait été fraîche. Elle comptait sur des effusions, elle avait eu droit à une animosité presque palpable. Jasper s’était répandu en commentaires acerbes sur l’attitude de sa sœur. Pauvre Carolyn, qui espérait trouver auprès de lui amour et affection ! Quelle déception ! Sa rancœur n’était pas près de s’apaiser, semblait il.
La guerre ne faisait que commencer.
— Je n’ai rien à me mettre, reprit Carolyn.
Emu par sa détresse, Alan lui passa le bras autour des épaules.
— Quoi que tu portes, tu seras dix fois plus sexy que toutes ces femmes, j’en suis sûr.
La sentant se raidir, il regretta l’adjectif qu’il venait d’employer. De toute évidence, Carolyn ne se trouvait pas sexy, mais elle se jugeait mal. Il aurait aimé le lui dire et lui poser une multitude de questions. Avait elle été amoureuse ? Heureuse avec un homme ?
Bien que curieux de le savoir, il n’avait, tout compte fait, pas vraiment envie de connaître les réponses.
Côte à côte dans le salon, Carolyn et Alan souriaient aux quelque douze invités de Della, qui circulaient autour d’eux sans se priver de leur lancer des regards en coin. Seika et sa sœur passaient les boissons sous l’œil sévère de Morna, qui veillait aussi à ce que le buffet ne se dégarnisse pas.
Comme elle l’avait redouté, la situation était détestable. Feignant de les ignorer, les convives — les femmes, surtout — riaient un peu fort et leurs yeux brillaient trop. Carolyn avait enfilé une petite robe jaune d’or qui lui allait à ravir, avait affirmé Alan, plein d’admiration. Mais le compliment n’avait pas suffi à lui redonner du courage. Pour être au diapason, il portait une tenue décontractée, pantalon foncé et chemise à col ouvert, cintrée, qui avantageait sa musculature. Il était plutôt séduisant. Le visage ouvert, il n’était pas avare de sourires. Carolyn n’avait jamais passé de soirées avec un homme aussi à l’aise en société. Saluts, serrements de mains, hochements de tête, sourires : attentif à ce qu’on lui racontait, il semblait attirer spontanément la sympathie. C’était un grand communicant.
Comédien jusqu’au bout des ongles, il multipliait les démonstrations de tendresse envers Carolyn qui le lui rendait bien. Trop, peut-être ? se demanda-t elle.
Comme la plupart des invitées, elle n’était pas insensible à son charme. Mais il ne fallait pas qu’elle se méprenne : le vocabulaire qu’il employait pour s’adresser à elle — mon ange, chérie, mon cœur — n’était pas à prendre à la lettre, et ces mots doux ne devaient pas tomber dans ses oreilles comme autant de petites graines prêtes à germer dans un terreau fertile.
« Calme-toi », se dit elle.
Ce n’était pas le moment de délirer. Toute cette histoire n’était qu’une pièce de théâtre dont elle était la tête d’affiche et lui le second rôle. N’empêche, ce n’était pas facile. Elle sombrait de nouveau dans sa rêverie quand Lisa Denison, en tenue de tennis, fit irruption dans les salons.
Della foudroya sa fille du regard, ce qui ne parut pas troubler le moins du monde la jeune fille. Petite, toute en courbes, elle était ravissante. Son visage aurait pu faire la une d’un magazine de mode ou de beauté. Son indépendance d’esprit sautait aux yeux. Lisa Denison, se dit Carolyn, était un électron libre qui devait leur en faire voir de toutes les couleurs.
— Ah ! C’est vous, la surprise que nous réservait Arthur ! lança-t elle en traversant la pièce en direction de Carolyn. Quelle veine vous avez ! Je parie que vous n’aviez jamais pensé qu’un truc pareil pourrait vous arriver…
Elle éclata de rire.
— Je me pince encore, répondit Carolyn.
C’était sans doute pour provoquer sa mère que la jeune fille était entrée en jupette de tennis : son esprit frondeur, qui les rangeait plutôt du même bord, elle et Carolyn, détonnait dans cette assemblée guindée. Naturelle, vive et sans chichis, Lisa Denison attirait spontanément la sympathie.
— Et c’est vous, le mari surprise…, poursuivit Lisa en riant.
— On ne peut rien vous cacher, déclara à son tour Alan en lui tendant la main. Eh bien, ravi de vous connaître, mademoiselle.
Lisa serra la main qu’il lui tendait.
— Tout ce que je peux dire, c’est que Carolyn a vraiment de la chance.
Elle sourit à Carolyn.
— Avec vous deux ici, on va peut-être commencer à s’amuser un peu, dans cette baraque. Qui sait ? On m’y verra peut-être un peu plus souvent. Mais je suppose que vous aurez mieux à faire que de moisir dans ce mausolée… Il y a tellement de choses à voir, dans la région !
Elle hocha la tête.
— A quoi sert l’argent sinon à le dépenser, pas vrai ?
— Je suis bien de cet avis, approuva Carolyn, s’étonnant elle-même de sa réponse.
Toute l’assemblée devait savoir qu’elle était, jusque-là, complètement désargentée.

— Je compte sur vous pour m’indiquer les belles boutiques de la ville. Il va falloir que je fasse des achats.
— Cool !
Elle regarda Carolyn, et fit un clin d’œil à Alan.
— Vous n’allez pas la reconnaître, c’est moi qui vous le dis !
Un petit coucou de la main, et elle fila vers le buffet où un jeune homme la dévorait des yeux.
— Bravo, chuchota Alan à l’oreille de Carolyn. Tu as mené ça de main de maître.
— C’est vrai ?
Elle avait agi spontanément, sans la moindre arrière-pensée, simplement parce que Lisa lui plaisait. Mais elle devait se méfier. Si elle continuait à agir ainsi, impulsivement, elle allait au-devant de problèmes qui risquaient de mettre leur vie en danger. Les invités lui posant des questions de plus en plus précises sur le rôle qu’elle allait jouer dans l’entreprise, elle décida donc de rester évasive.
Elle songeait à s’éclipser quand un homme jeune, un verre à la main, s’approcha d’elle, tout sourires.
— Comme on se retrouve ! La dernière fois que nous nous sommes vus, c’était à une soirée.
— Ça alors ! s’exclama-t elle. Cliff Connors.
S’il y avait quelqu’un qu’elle ne s’attendait pas à voir ici, c’était bien lui. Ils étaient en troisième année de médecine ensemble, mais Cliff avait abandonné ses études à ce moment.
Devant son étonnement, il éclata de rire.
— Eh oui ! C’est ce bon vieux Cliff.
Carolyn tira Alan par le bras pour lui présenter son ancien camarade.
— Nous avons usé les bancs de la fac de médecine ensemble, dit elle. Qu’est-ce qu’on a souffert !
— Ce que ne dit pas Carolyn, parce qu’elle est gentille, c’est que j’ai laissé tomber en cours d’études. A cette occasion, j’ai donné une soirée d’adieux que je n’oublierai jamais. Tu te rappelles ? Quelle rigolade !
De nouveau, il éclata de rire.
— Qui aurait dit qu’on se retrouverait ici ? Je travaille avec Jasper comme assistant de laboratoire depuis un an, et te voilà qui arrive pour prendre la tête de la boîte. Avoue que c’est inespéré !
Il lui fit un clin d’œil.
— Je vais tout de suite te demander une augmentation.
— On verra ça, répliqua-t elle, sur le même ton de plaisanterie.
— C’est super de te voir arriver là, comme ça. Tu le méritais bien. Tu sais que le Dr Lanza a finalement quitté sa femme ?
Il regarda Alan furtivement, et reporta les yeux sur Carolyn.
— Mais je pense que tu ne veux plus rien de lui, maintenant.
— Disons les choses comme ça, répondit elle avec calme.
Glacée de colère, elle serra les poings si fort que ses ongles lui entamèrent la chair. Puis un brusque coup de chaleur lui incendia les joues.
— Il va falloir qu’on se revoie très vite pour parler du bon vieux temps, dit elle en se forçant à sourire.
Soupçonna-t il sa rage ? Cliff esquissa un vague sourire et s’en alla.
— Viens, chérie, dit alors Alan qui avait perçu la colère de Carolyn. Sortons. Avec un peu de chance, personne ne le remarquera.
La prenant par la taille, il l’entraîna dans le jardin. Dans la nuit, ils entendaient le bruit de l’eau qui clapotait contre le ponton et le bateau de Buddy. Quelque part sur l’eau, une radio diffusait de la musique. Tout était calme.
— Je vois un banc, dit elle. Si nous nous asseyions ?
Elle était blême et ses lèvres tremblaient, comme le nota Alan.
— Finalement, c’était plutôt amusant, dit elle.
— Tu veux qu’on parle ?
— Non, je n’y tiens pas. Je n’ai même pas envie de penser.
Sa voix se brisa.
— Je préfère oublier comme j’étais bête.
— On est tous bêtes, un jour ou l’autre. C’est la vie.
— Je croyais que j’étais guérie, dit elle. Eh bien, pas du tout !
Elle fixa la lune dans le ciel un long moment puis, la voix sourde, commença à lui raconter son histoire.
Alan l’écoutait sans bouger. Cette histoire était des plus classiques. Le Dr Lanza, trente-cinq ans à l’époque, était professeur de médecine. Beau garçon, séduisant, titré et promis à un bel avenir, il avait toutes les qualités pour attirer une jeune étudiante en médecine qui n’était pas insensible à son numéro de charme.
Carolyn était une cible parfaite. Seule dans la vie, seule pour se défendre, elle rêvait d’être aimée.
— En fait, je savais qu’il me menait en bateau, mais j’avais tellement envie de croire que je comptais pour quelqu’un… Quand j’étais avec lui, il me faisait croire qu’il était malheureux en ménage et qu’il allait quitter sa femme. Je me voyais déjà dans une maison, une vraie maison.
Elle haussa les épaules en ricanant.
— En fait, notre aventure s’est terminée en début de quatrième année, avec l’arrivée des nouveaux étudiants. Il m’a raconté que sa femme et lui s’étaient réconciliés. Mais je pense qu’elle a fini par se lasser de ses mensonges, puisqu’ils ont divorcé. Bref, ça m’a servi de leçon. Point final.
— Point final ? reprit il. Si le seul fait d’entendre son nom te dérange, c’est que l’histoire n’est pas finie. Du moins pour toi…
Il fronça les sourcils.
— Dis-moi, qui est ce Cliff ? Il était au courant de votre liaison ?
— Oui, il nous a surpris, un soir, dans le bureau de Michel ; mais à ma connaissance, il n’a pas ébruité l’affaire. En fait, j’avais peu de contacts avec lui, en dehors des travaux pratiques. Il était brillant mais instable. Ça n’a étonné personne qu’il abandonne tout, subitement. Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Parce que son topo sur le Dr Lanza, tout à l’heure, tombait comme un cheveu sur la soupe. Maintenant que je connais l’histoire, je me demande… A ton avis, serait il capable de chantage ?
Elle eut un haut-le-corps.
— Je n’en sais rien. A ma connaissance, il a gardé ça pour lui.
— Mais maintenant qu’il sait que tu as de l’argent, cela lui donne peut-être des idées.
Ses lèvres frémirent.
— S’il se figure qu’il va me faire peur, il se trompe.
— C’est bien.
Alan prit le menton de Carolyn dans le creux de sa main et tourna son visage vers lui. Refoulant une envie féroce de l’embrasser avec fougue, il se *******a d’effleurer son front.
— Je connais un dicton qui m’a souvent aidé. « Il faut fermer la porte du passé pour pouvoir ouvrir celle du futur. »
— Merci, dit elle. Je m’en souviendrai.
Ils restèrent ainsi quelques minutes, assis l’un contre l’autre, sans parler. C’est Alan qui rompit le silence.
— Etes-vous prête à retourner dans la fosse aux lions, madame Lawrence ?
— Oui, monsieur Lawrence.
Serrés l’un contre l’autre, ils remontèrent vers la maison. Il la frôlait en marchant et elle aimait le contact de sa cuisse, chaud et ferme contre sa hanche. Elle ferma un instant les yeux. Pourquoi cette balade enchanteresse au clair de lune n’était elle qu’un simulacre ?

princesse.samara 30-04-10 01:08 PM

CHAPITRE 6


Les yeux grands ouverts fixant le plafond, Carolyn était allongée dans sa moitié de lit. De l’autre côté, Alan, le souffle régulier, dormait. Quand elle s’était préparée pour la nuit, elle avait traîné longtemps dans la salle de bains. Elle avait pris une douche, s’était séché les cheveux, et avait pris tout son temps pour les coiffer.
Leur organisation, imposée par la mission qu’ils accomplissaient ici, l’avait fait grincer des dents. Dormir avec un étranger, dans le même lit… Elle n’avait jamais rien connu de plus loufoque. Ni de plus embarrassant.
Que savait elle d’Alan Lawrence ? Pratiquement rien. Il lui avait avoué qu’il cachait sous un tissu de mensonges sa véritable identité. Quelle était la part de vérité dans ce qu’il lui avait dit ? Le peu qu’il lui avait raconté n’était peut-être que le produit de son imagination ?
Malgré ses doutes, elle se sentait troublée par lui, par son sourire et son charme, et animée de sentiments qu’elle s’était interdit d’éprouver depuis longtemps.
Toute la soirée, accrochée à son bras, elle avait joué les amoureuses transies. Il l’avait couverte de regards enamourés et abreuvée de mots doux. Les invités, surtout les femmes, le dévisageaient avec envie ou admiration, et elle avait regretté que l’adoration qu’il lui portait ne soit que de façade.
Maintenant, il fallait qu’ils dorment dans le même lit. Serait elle capable de ce tour de force ? Et lui ? En serait il capable ?
Se regardant dans la glace de la salle de bains avant de se coucher, elle s’était surprise, coquette, à caresser son col de pyjama et à ramener une mèche de cheveux derrière son oreille. Mais sa petite voix intérieure l’avait rappelée à l’ordre.
Qu’est-ce que tu fais ? Tu te fais belle pour la nuit ? Mais tu sais bien que ce n’est pas un vrai mari !
Elle avait ri — jaune — et chassé ses pensées un peu folles. Ce n’était pas sa nuit de noces, même si cela y ressemblait. D’ailleurs, de nuit de noces, elle n’en aurait peut-être jamais.
Sur la pointe des pieds, elle était sortie de la salle de bains et avait constaté, avec soulagement, qu’Alan se trouvait dans la pièce voisine, au téléphone. A qui pouvait il bien parler, à cette heure avancée de la nuit ? Intriguée, elle s’arrêta pour écouter. Sa voix grave lui parvenait à travers la cloison.
— C’est ce que j’aime en toi, Angelica. Tu sais toujours comment…
Dépitée, Carolyn s’était bouché les oreilles et couchée. C’était sûr, il avait une petite amie. Ou une femme. De toute manière, la personne était au courant de sa mission. Ce qu’il avait dit au sujet de leur arrangement était exact. Sa gentillesse, ses attentions n’étaient que de pure forme. Comment avait elle pu, une seule seconde, s’imaginer qu’il éprouvait une certaine attirance pour elle ? Décidément, elle resterait une incorrigible rêveuse ! Enfin… Elle pouvait dormir tranquille, car elle ne risquait rien avec lui.
Quand il s’était glissé dans le lit et avait éteint la lumière, elle avait fait semblant de dormir. Il lui avait dit « Bonsoir, Carolyn. » Elle n’avait pas répondu, mais il n’avait pas été dupe. Des règles avaient été établies, elle ne les transgresserait pas.
Quand elle ouvrit les yeux, le lendemain matin, il avait déserté le lit. Le réveil affichait 6 h 30 et elle soupira. La journée, qui comprenait une visite aux laboratoires, promettait d’être rude. Alan ne le lui avait pas caché.
Mais où était il ? Il régnait un silence de mort dans la suite : il ne devait pas être là. Il avait dû s’habiller et partir alors qu’elle dormait encore.
Elle paressa au lit quelques minutes, le temps de réfléchir. Pourquoi acceptait elle cette mascarade ? Cela faisait longtemps qu’elle gérait sa vie et que personne ne décidait plus pour elle. Alors pourquoi ? Allait elle se laisser dicter ce qu’elle devait faire et quand elle devait le faire ? Pourquoi le laissait elle orchestrer ses journées comme si elle avait été une marionnette ? L’envie de se rebeller la gagna soudain. Et pourtant…
Si elle sauvait ne fût-ce qu’une vie grâce à l’enquête d’Alan, le jeu en valait la chandelle. Il fallait donc qu’elle accepte tout sans rechigner.
En grognant, elle repoussa les couvertures et se leva. Elle allait se préparer pour la visite des laboratoires que son grand-père lui avait confiés.
Quand elle descendit, elle trouva Alan installé dans une petite salle à manger attenante dans la cuisine, en face de Jasper. Morna, debout devant le buffet, veillait à ce que les plats d’argent ne soient jamais vides.
— Bonjour, ma chérie, lança Alan quand elle se pencha sur lui pour l’embrasser.
Elle souriait, mais son sourire était forcé.
— Bonjour, mon oncle.
Jasper, homme du monde, se leva pour lui laisser sa chaise, mais elle s’assit près d’Alan.
— Je n’arrive toujours pas à y croire, dit Jasper en la regardant, incrédule.
— Moi non plus, mon oncle, répondit elle. Je n’aurais jamais pensé qu’un jour je prendrais mon petit déjeuner avec un oncle dans une demeure aussi somptueuse.
Les traits de Jasper se détendirent.
— Je crois qu’Arthur a voulu nous jouer un tour à tous. C’était un homme très directif qui ne supportait pas que les choses ne se déroulent pas comme il le souhaitait.
Il y avait de l’amertume dans sa voix.
— A plusieurs reprises, j’ai voulu quitter la société, m’en aller de cette maison, mais chaque fois il m’en a empêché. Disons plus exactement qu’il a fait en sorte que je ne puisse pas mettre ma menace à exécution.
— Cela fait longtemps que vous travaillez chez Horizon ? s’enquit Alan, qui savait beaucoup de choses sur Jasper, mais feignait de tout ignorer.
Pourquoi Jasper se sentait il obligé de rester vivre dans la demeure familiale au lieu de partir avec Della ? Cela n’avait pas de sens, sauf s’il y trouvait un intérêt.
— Mon père a toujours voulu que je sois chercheur chez Horizon. Nous possédons l’un des laboratoires de recherches les plus performants de tout le pays. C’est vrai que j’aurais pu me faire engager ailleurs pour un salaire supérieur, mais…
Il se tut.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
Jasper serra très fort sa tasse entre ses mains.
— Ce serait un peu long à expliquer.
De toute évidence, il préférait éluder la question.
— Un peu de café ? proposa Morna à Jasper. Un autre toast ?
Alan ne put s’empêcher de noter l’empressement et les marques d’attention de la gouvernante envers Jasper. Cela changeait de l’attitude qu’elle leur avait réservée, à Carolyn et à lui. Dès l’instant où Jasper était entré dans la pièce, elle avait changé de visage. Morna devait avoir sensiblement l’âge de Jasper. Depuis quand était elle dans la famille ?
L’entrée de Della dans la salle à manger mit un terme aux réflexions d’Alan, qui ne manqua pas de noter que Morna recommençait à faire grise mine.
— Bonjour, lança Della en direction de Carolyn et d’Alan. Déjà debout ? J’espère que vous avez bien dormi.
— Très bien, mentit Carolyn, qui craignait que ses cernes ne la trahissent.
Elle avait passé de nombreuses nuits blanches à l’hôpital, du temps de son internat, et appris à fonctionner avec peu de sommeil. Mais les remarques de Cliff, ajoutées à la découverte d’une Angelica dans la vie d’Alan, lui avaient brisé le moral et entravé le sommeil. Et ce manque de sommeil était autrement plus épuisant que ses veilles en salle de garde.
— Merci pour la réception d’hier soir, dit Alan à Della, en lui proposant la chaise entre Jasper et lui.
Elle portait une robe bleu marine qui affinait sa silhouette un peu épaissie par l’âge. Un maquillage discret mais bien étudié agrandissait ses yeux noisette et arrondissait des lèvres que les années avaient dû affiner.
Elle commanda son petit déjeuner à Morna, puis tapota la main de Jasper.
— Tu aimerais peut-être rester te reposer à la maison, aujourd’hui, mon chéri. Tu as passé presque toute la nuit debout.
Comme il ne répondait pas, Della prit Carolyn à témoin.
— Il est capable de passer des nuits entières sur ses livres et ses cahiers. Il ne dévoile jamais rien de ses travaux tant qu’il n’est pas certain des résultats.
Carolyn crut percevoir une pointe d’agressivité dans la voix, comme si Della cherchait à insinuer quelque chose.
— Comme moi. Je suis sûre qu’oncle Jasper et moi nous entendrons très bien, tant au plan professionnel que privé, répondit Carolyn sans se démonter.
A la fac de médecine, elle avait appris à éconduire les gens un peu trop directifs. Si Della pensait lui imposer sa loi, elle faisait fausse route.
Elle coula un regard en coin à Alan, calé contre le dossier de sa chaise. Il était particulièrement beau, ce matin. Chemise à col ouvert, pantalon camel.
— Veux-tu une autre brioche, ma chérie ? Je sais que tu adores ça, dit il d’une voix de velours.
— Merci, mon trésor, répondit elle.
Comme il mentait bien ! C’en était presque gênant. Et comme il était attirant ! Sa voix, son regard, la douceur de sa peau, à l’instant, quand il avait frôlé sa main en lui tendant la brioche, et cette fossette — oh, cette fossette ! Il était irrésistible. Elle cligna des yeux pour se ressaisir. Tout cela n’était que mise en scène, elle ne devait y accorder aucune valeur.
Elle se tourna alors vers Della.
— Lisa et Buddy vont ils prendre leur petit déjeuner avec nous ?
— Ils descendront à l’heure du déjeuner, rétorqua Jasper avec un haussement d’épaules. Ce sont deux oiseaux de nuit. Della et moi entamons la journée à 8 heures… quand ils rentrent, ou presque. Nous les apercevons le soir, et encore…
Carolyn évita de faire un commentaire, mais s’étonna intérieurement que son grand-père ait toléré de telles attitudes sous son toit.
— Alors, quel est votre programme pour la journée ? demanda Della, soucieuse de changer de conversation.
« On dirait qu’elle s’adresse à un couple de touristes », pensa Alan.
— Quelle est la meilleure heure pour visiter le laboratoire ? répliqua Carolyn. Puisque nous sommes déjà tous debout, nous pourrions peut-être y aller ensemble ce matin.
Plein d’admiration, Alan observait Carolyn. S’il avait eu des doutes sur sa capacité à appréhender la situation, il pouvait être tout à fait rassuré. Non seulement elle imposait sa volonté à Della, mais elle la mettait dans l’obligation d’accepter, sous peine d’être taxée de mauvaise volonté.
— Pourquoi pas ? C’est une bonne idée, mais je pense que vous auriez une meilleure vision de l’activité du labo plus tard dans la journée. Le matin, ça démarre généralement assez lentement.
— Raison de plus pour y aller maintenant. Nous serons moins encombrants. Qu’en penses-tu, chéri ?
— Ça me paraît très bien, répondit Alan avec enthousiasme. Il faut dire que nous sommes tous deux des mordus du travail. Mais ne vous inquiétez pas, nous n’allons pas rester dans vos jambes… Nous ne voudrions pas vous empêcher de vaquer à vos occupations comme vous en avez l’habitude.
Della lui jeta un regard mortel, entrouvrit la bouche pour parler mais, finalement, se tut.
Alors que Carolyn et Alan prenaient place à l’arrière de la luxueuse limousine, Jasper et Della s’installèrent à l’avant. La tête tournée vers l’extérieur, Carolyn regardait défiler les plus belles demeures et les plus gros 4x4 qu’elle eût jamais vus. Ce n’était plus de la richesse, c’était de l’opulence.
Effarée par un tel étalage d’argent, elle se tenait à l’autre bout du siège, raide, le visage torturé. On aurait dit qu’elle allait au-devant d’une épreuve insurmontable. La nuit dernière, quand il avait rejoint leur grand lit, elle lui avait semblé si fragile, roulée en boule dans son coin, qu’il aurait volontiers ignoré la promesse qu’il lui avait faite de ne pas la toucher. Mais il s’en était bien gardé. Au cours de la soirée, en effet, elle ne l’avait appelé au secours que parce que Cliff l’avait sournoisement prise à partie. Quand ils étaient rentrés chez eux, elle lui avait semblé nerveuse et, ce matin, il la retrouvait distante et réservée. Cliff l’avait il troublée parce qu’il savait des choses de son passé ? Indiscutablement, sa présence, la nuit dernière, l’avait dérangée, et elle n’avait peut-être pas tort de s’inquiéter. Maître chanteur en puissance ou acteur dans la vilaine affaire de marché noir ? Cela restait à vérifier.
Ce matin, en tout cas, son numéro de jeune épouse amoureuse laissait à désirer. Fort heureusement, Della et Jasper, absorbés par leurs propres problèmes, n’y avaient prêté aucune attention.
La voyant regarder obstinément dehors, Alan se rapprocha d’elle et glissa le bras autour de ses épaules.
— Tout va bien, tu es parfaite, lui murmura-t il. Rappelle-toi qu’aujourd’hui nous sommes de simples visiteurs. Ne fais rien, ne dis rien… Regarde, c’est tout.
En guise de réponse, elle hocha la tête. Une mèche de ses cheveux caressa la joue d’Alan, qui inspira un délicat parfum de chèvrefeuille. Une touche de poudre nuançait l’ivoire de son teint. Un rouge à lèvres rose pâle éclairait sa bouche qu’il brûlait d’envie d’embrasser. Tout en elle était attirant. Tout incitait à la toucher. Tout appelait la caresse.
Luttant contre le désir qui l’envahissait, il se pencha à son oreille, et lui murmura d’une voix rauque :
— Rien ne t’arrivera, je te protégerai toujours…
Elle se tourna vers lui et répondit, un pauvre sourire sur les lèvres :
— Je sais que tu le feras. Tu es le plus fort.
Quand ils arrivèrent chez Horizon, au sud de Seattle, ils franchirent lentement les grilles de sécurité. Jasper arrêta sa voiture à sa place réservée. Précédant Carolyn et Alan, Della se dirigea vers le premier bâtiment qui communiquait par une passerelle extérieure, au deuxième étage, avec deux autres bâtiments de briques identiques. L’ensemble était entouré d’une ceinture de fil de fer barbelé. L’entrée principale, seule, laissait libre accès au public.
Alan avait pris Carolyn par le bras. Il la sentait trembler. Peut-être l’importance de l’héritage qu’elle découvrait l’effrayait elle ?
— Les bureaux sont sur ce niveau. Les commerciaux occupent une autre aile, expliqua Della. Ici, à la réception, on accueille les visiteurs, et on leur remet un badge et une autorisation écrite sans lesquels ils ne peuvent circuler dans les bâtiments. Le bureau d’Arthur est au fond du couloir. Le mien le jouxte.
Elle se dirigea vers les ascenseurs.
— Le laboratoire de Jasper se trouve au deuxième étage et communique avec le bâtiment réservé à la production, le conditionnement et le transport des médicaments. Que désirez-vous voir en premier ?
— Le bureau de mon grand-père, répondit Carolyn.
Jasper appela un autre ascenseur.
— Je monte au labo. Je vous y attends, si cela vous intéresse.
L’invitation n’était pas des plus chaleureuses, mais un bref sourire à Carolyn lui fit oublier le ton rugueux.
Les portes de l’ascenseur tout juste refermées sur Jasper, Della pivota sur elle-même et prit le couloir qui menait au bureau d’Arthur Stanford. Comme Carolyn s’étonnait de l’absence de secrétaire, Della lui expliqua que celle-ci avait pris sa retraite après des années de bons et loyaux services. La réponse, trop rapide, surprit Carolyn. Pour quel motif l’assistante avait elle quitté la société ? Etait-ce vraiment par choix, sans contrainte ?
Della tourna la clé dans la serrure et ouvrit le bureau encore imprégné de relents de tabac. Le regard de Carolyn se posa aussitôt sur le grand fauteuil de cuir patiné, placé derrière la table. Fermant les yeux, elle imagina son grand-père assis là. Il n’y avait rien sur le bureau, excepté un téléphone et des pipes dans un râtelier. Bien peu de souvenirs, songea Carolyn, pour un homme qui a passé tant d’années dans cette pièce…
Comme si elle pouvait lire dans ses pensées, Della lui dit brusquement :
— Nous avons vidé le bureau d’Arthur après son décès. Son ordinateur et ses dossiers ont été transférés dans mon bureau. Quant à ses affaires personnelles, elles ont été emballées et rapportées à la propriété. Tiens… Je vois que ses pipes ont été oubliées.
La bouche de Carolyn frémit imperceptiblement, comme si elle réfrénait une émotion.
— On n’avait jamais de mal à localiser Arthur, reprit Della. On le suivait à la trace à cause du tabac…
— J’aimerais bien jeter un coup d’œil dans ses affaires, dit Carolyn. Dans ses affaires personnelles aussi, celles qui sont dans sa chambre.
— Bien sûr, je comprends.
— J’aimerais aussi que vous rapportiez ses dossiers et son ordinateur.
— Oh ! rétorqua Della, il vaudra mieux que je vous renseigne moi-même, car je crains que vous n’arriviez pas toute seule à y voir clair dans les papiers de la société.
Della avait changé de visage. Sa voix n’était plus la même. Elle semblait moins désireuse de coopérer.
— Nous aurons sûrement besoin de vos lumières, Della, dit Alan d’une voix aimable.
— Comme vous êtes très occupée et avez de lourdes responsabilités, poursuivit Carolyn, nous nous arrangerons pour vous déranger le moins possible. Je suis sûre que nous réussirons à ouvrir la plupart de ses fichiers informatiques.
Della dut comprendre qu’il était inutile d’insister, et opina de la tête.
— Très bien. Je vais vous faire descendre son ordinateur. Maintenant, je vous prie de m’excuser. Il faut que je prévienne les directeurs de votre visite. Je suis certaine que parmi ceux que vous avez vus hier soir, il y en aura qui voudront vous faire les honneurs de leur service.
— Merci, Della, répondit Carolyn. C’est très gentil à vous de nous accueillir comme vous le faites.
— Si j’étais vous, j’éviterais pour commencer de… casser la baraque !
Etonnée par la vulgarité de l’avertissement, Carolyn toussota, tandis que Della quittait le bureau en claquant la porte.
— Voilà qui est clair, lança Alan. Elle a au moins le mérite de la franchise.
— Tu crois qu’elle a compris pourquoi nous sommes ici ?
— Les gens n’aiment pas le changement. Della peut très bien être innocente comme l’agneau qui vient de naître, mais notre présence la dérange parce qu’elle est contrariée dans ses habitudes. Mais elle peut aussi redouter que nous fouillions un peu trop les dossiers de ton grand-père, et que des éléments que nous ne devrions pas voir nous tombent sous les yeux.
Il se mordit la lèvre.
— Cela ne change rien pour nous. Faisons ce que nous avons à faire.
— Quoi au juste ? demanda-t elle, hésitante, en jetant un regard circulaire autour de la pièce.
Un coin conversation — canapé de cuir fauve et deux fauteuils — avait été aménagé dans un angle du bureau, près de grandes baies vitrées.
Elle fit le tour de la table, espérant s’imprégner de l’ambiance de cette pièce où son grand-père maternel avait passé une grande partie de sa vie.
— Si tu regardais s’ils ont vraiment vidé les tiroirs ? suggéra Alan.
— Dans quel but ?
— On ne sait jamais, il reste peut-être des papiers écrits de la main d’Arthur. Moi, je vais vérifier les placards. J’en profiterai pour jeter un coup d’œil au bar, ajouta-t il avec malice.
La plaisanterie la fit rire.
— C’est une bonne idée, mais attends au moins que ce soit l’heure du déjeuner !
Infatigables, ils passèrent leur matinée à fouiller partout, mais rien n’avait été oublié. Si des éléments compromettants prouvant l’implication d’Horizon dans des activités douteuses avaient existé, ils avaient été mis à l’abri.
Personne ne vint les interrompre, le téléphone oublia de sonner, et l’ordinateur et les dossiers manquants ne furent pas rapportés. Comment Alan pouvait il ruser pour obtenir ce dont il avait besoin pour faire avancer son enquête sans mettre la puce à l’oreille aux directeurs en place ? Il allait devoir faire preuve de patience, ce qui n’était pas son fort.
— Et maintenant ? demanda-t elle, déçue.
Elle n’avait rien trouvé d’intéressant qui évoque son grand-père, rien qui lui donne un aperçu de la société, rien qui puisse aider Alan.
Celui-ci regardait justement sa montre.
— Maintenant ? Que dirais-tu de déjeuner ? J’ai vu en passant un petit restaurant de poisson qui avait l’air sympathique. Ensuite, on pourrait rendre visite à Jasper.
D’emblée, Carolyn eut envie de refuser. Elle n’avait pas faim. Elle savait aussi que dès qu’elle mettrait le pied hors du bureau d’Arthur, elle serait de nouveau le point de mire de tout le personnel, car la rumeur avait dû aller bon train.
Alan revint à la charge.
— Madame n’a donc pas faim ? Que prescririez-vous dans cette situation, docteur ?
L’aisance avec laquelle il réussissait à lui faire oublier ses soucis et à la faire rire l’étonna. C’était un don, chez lui, de dissiper les atmosphères tendues.
— O.K., mais qui paie ? demanda-t elle sur un ton plaisant, en attrapant son sac.
— Ma femme, puisqu’elle est riche.
Il ouvrit la porte du bureau et, très solennel, lui fit une courbette pour qu’elle le précède. A côté de celui d’Arthur, le bureau de Della était fermé et personne ne se promenait dans les couloirs.
Très surpris, ils se retrouvèrent à l’air libre sans avoir croisé personne. Un vrai soulagement pour Carolyn. Main dans la main, ils prirent la direction du restaurant. Elle se sentait des ailes, soudain. La matinée s’était passée sans qu’elle commette de gaffe, et c’était une belle victoire. Avec Alan à son côté, elle se sentait comme une citadelle invincible.
Toute joyeuse, elle s’assit à une table, en face d’Alan, mais à peine était elle installée qu’elle étouffa un cri.
— Non, pas lui ! soupira-t elle à la vue de Cliff Connors qui entrait.
Espérant échapper à son regard de lynx, elle baissa la tête, mais il l’avait vue et, déjà, sourire aux lèvres, se dirigeait vers leur table.
Pressentant un danger, elle s’agita sur sa chaise. Le souvenir de la nuit où il l’avait surprise avec Michel remonta à la surface de sa mémoire, avec toute la honte qu’elle avait éprouvée ce jour-là. S’y ajoutait, aujourd’hui, une crainte diffuse.
Si, à l’époque, Cliff n’avait pas ébruité l’affaire, c’était sans doute parce qu’il la soupçonnait d’être au courant de sa liaison avec une infirmière enceinte. Ils étaient en quelque sorte à égalité. Mais ce qui était vrai alors ne l’était plus aujourd’hui. L’argent changeait la donne. Et si Alan avait raison ? Si Cliff rapportait l’histoire à la presse à scandales ? C’en serait fini de sa réputation. Quel choix lui restait il ? Accepter le chantage ? Où cela la mènerait il ?
Elle se mit à trembler.

princesse.samara 03-05-10 10:35 AM

CHAPITRE 7


Voyant Carolyn pâlir, Alan suivit son regard.
— Reste calme, lui dit il quand il aperçut Cliff. Je me charge de lui.
Ce dernier approchait, tout sourires.
— Bonjour, Carolyn. Ça fait un bail ! Salut, Alan.
Ravi de sa plaisanterie, il s’esclaffa.
— Belle réception, hier soir, enchaîna-t il.
— En effet, répondit Alan. Della avait bien fait les choses.
— Il paraît que vous étiez dans nos murs, ce matin. Je pense que vous allez bientôt nous faire l’honneur de venir visiter les labos.
— Cet après-midi, sans doute. Vous auriez du temps pour nous guider, Cliff ? Ce serait sympathique que ce soit vous.
Alan souriait comme si le projet de déambuler dans les laboratoires en compagnie de Cliff le remplissait d’aise.
— Je suis votre homme. Tout ce que je peux faire pour m’attirer les bonnes grâces du nouveau patron, je le ferai. Je suis comme ça. Tu confirmes, n’est-ce pas, Carolyn ?
— Je ne sais pas… C’est vrai ? demanda-t elle sans ciller.
Cliff pouffa de rire. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle prenne sa remarque au sérieux.
— C’est une maîtresse femme, votre Carolyn. Il va falloir vous montrer à la hauteur, enchaîna-t il.
Il allait ajouter quelque chose quand une femme, jeune, mince et belle s’approcha de lui.
— Désolée, je suis en retard, lui dit elle, en reprenant son souffle. J’ai été bloquée à l’emballage. Le Dragon commence à dépasser les bornes. Je…
— On ne va pas encore parler de Della, Suzanne, interrompit Cliff, pour lui éviter un impair. Tiens, je te présente le nouveau patron d’Horizon, le Dr Carolyn Leigh Lawrence.
— Zut, alors ! s’exclama Suzanne, ne sachant plus où se mettre.
Toute rouge, elle se mit à bégayer.
— Je suis désolée… Je ne savais pas… Je…
— Je te l’avais dit, qu’il fallait que tu viennes au cocktail hier soir.
— Je n’aime pas beaucoup la foule, répliqua Suzanne, se tournant vers Carolyn.
— Ce n’est pas grave, répliqua Carolyn pour détendre l’atmosphère. Pour être tout à fait honnête, j’ai rencontré tellement de monde hier soir que je ne suis pas sûre que j’en reconnaîtrais la moitié. Suzanne, je vous présente mon mari, Alan Lawrence.
— Bonjour, je suis Suzanne Kimble. Ravie de faire votre connaissance, répondit elle, de plus en plus agitée.
Se séchant nerveusement les mains sur les coutures de son pantalon, elle jeta à Cliff un regard implorant.
— Je travaille dans les bureaux. Cliff et moi déjeunons souvent ensemble. Tu ne penses pas qu’on devrait choisir une table avant qu’elles soient toutes prises ? lui dit elle, cherchant visiblement à couper court à cette conversation.
Après une brève hésitation, Cliff acquiesça. Il dut comprendre que Carolyn et Alan n’étaient pas décidés à leur proposer de se joindre à eux. Il sourit à la jolie serveuse qui apportait leur commande et les salua.
— A tout à l’heure, dit il.
Tirant Suzanne par le bras, il se dirigea vers le fond du restaurant.
— Conversation enrichissante et instructive, tu ne trouves pas ? commenta Alan en prenant un petit pain.
— Que veux-tu dire ?
— Qu’on apprend souvent des choses, comme ça, inopinément. Nous savons par exemple que Della est surnommée « le Dragon », ce qui ne me surprend pas. Et puis il y a Suzanne, pas exactement le type de la femme fatale, dont on peut se demander ce que lui veut Cliff quand il déjeune avec elle.
Il mordit dans son petit pain.
— Tu en as idée, toi ?
— Elle a peut-être des talents cachés ?
— Probable ! Ce qui serait intéressant, c’est de savoir lesquels.
— C’est peut-être une fille facile ? Mais je ne parierais pas là-dessus. Elle a beau manquer d’à-propos, je ne serais pas surpris qu’elle soit plus astucieuse qu’il n’y paraît.
Carolyn regarda Alan, l’air admiratif. Il avait un don rare, celui d’observer les gens à leur insu. Sans s’impliquer, faisant complètement abstraction de lui, il analysait les situations avec justesse et les affrontait avec un sang-froid désarmant. Nul doute qu’il lui manquerait, quand il ne serait plus là.
La pensée de son départ lui serra le cœur. Le plaisir qu’elle ressentait quand il la touchait, la dévisageait, l’appelait « ma chérie », « mon ange », était indicible. Pourtant, après une première expérience amoureuse désastreuse, elle aurait dû être sur ses gardes. D’autant que, cette fois encore, il y avait une femme dans sa vie. Une Angelica…
— A quoi penses-tu ? demanda-t il, la voix douce, en se penchant vers elle. Sais-tu que tes yeux virent du bleu clair au marine, quand tu es absorbée dans tes pensées ?
Sa voix était caressante. Ils n’étaient plus en représentation, et il n’avait donc aucune raison de continuer à jouer la comédie de l’amour. Une mèche de cheveux lui barrait le front, ce qui adoucissait la rudesse de ses traits. Ainsi décoiffé, il dégageait quelque chose de tendre, presque d’enfantin, une forme de sensibilité d’autant plus attachante qu’il la cachait bien. Beaucoup de femmes avaient dû se laisser séduire par son charme, se dit elle, et se porter volontaires pour combler le vide que Marietta avait laissé en mourant.
— Je pensais à Suzanne…, prétendit elle.
Puis, sincère, elle enchaîna :
— Je me disais que si Cliff tourne autour d’elle, elle ferait bien de se méfier, car je crains qu’elle ne fasse pas le poids en face de lui. Il a fait quelques victimes parmi les jeunes infirmières, du temps où il sévissait dans les salles de garde. Oui, je devrais peut-être la mettre en garde contre Cliff.
Alan prit son hamburger à pleines mains, se demandant si le rapprochement entre Suzanne et Cliff était d’ordre sentimental ou si quelque complicité — financière, par exemple — n’expliquait pas leur connivence. Que penser, également, des relations entre Della et Cliff ? La façon dont il avait fait taire Suzanne quand elle s’était risquée à critiquer « le Dragon » était éloquente. Préférant ne pas envenimer une situation déjà fort complexe, Alan garda toutes ces questions pour lui.
Pendant qu’il gambergeait, Carolyn jouait avec sa salade d’épinards. Au fond d’elle-même, elle regrettait de ne pouvoir se glisser au volant de sa voiture et rentrer chez elle. Mais sa voiture était en panne. Quelle plaie ! Elle détestait être dépendante et, surtout, elle ne se sentait pas la femme de la situation. C’était la faute d’Alan, qui l’avait embarquée dans cette galère sans lui laisser le temps de s’y préparer.
— Qu’y a-t il ? demanda-t il devant sa mine renfrognée. J’ai l’impression que tu t’ennuies avec moi. On devrait peut-être commencer par faire connaissance… Imaginons que ceci soit notre premier rendez-vous.
Il avait de l’humour, et elle aimait ça. Ils avaient dormi dans le même lit la nuit dernière mais, à ce détail près, elle en savait autant sur ses goûts et ses habitudes que sur celles de son facteur. Peut-être même moins. Du facteur, elle savait qu’il aimait le sport et ne manquait pas un match de football. Alan aimait il le sport ? Mystère. La lecture ? Le cinéma ? La télévision ? Les vacances ? Aucune idée.
Mais était-ce si important ?
Ils avaient des problèmes essentiels à résoudre : en l’occurrence, savoir si l’accident de son grand-père avait été vraiment accidentel. N’était-ce pas tout ce qui comptait ?
L’air sombre, le sourire crispé, elle posa sa serviette sur la table et, à la serveuse venue leur proposer un dessert, elle fit non de la tête. Déçu de ne pas avoir réussi à la dérider, Alan paya et ils sortirent, se tenant par la taille comme l’auraient fait de jeunes mariés vraiment amoureux.
Le laboratoire de recherches d’Horizon se trouvait au deuxième étage du Bâtiment n° 1. Comme on y travaillait en atmosphère stérile, Alan et Carolyn durent porter un masque, des gants de latex et une combinaison jetable. Carolyn était habituée à ce genre de procédure, à l’hôpital, mais Alan semblait emprunté dans ce drôle d’uniforme. Dans certaines pièces, les chimistes portaient des tenues encore plus isolantes — costumes de papier, bonnets, gants, bottes et masques. Son oncle Jasper, affublé comme les autres de la tenue de rigueur, vint les accueillir et les guida dans les locaux.
Il semblait tout à fait dans son élément, expliquant volontiers les expériences en cours dans les différents secteurs. Des ordinateurs, des imprimantes — tout un matériel informatique hautement sophistiqué trônait sur les paillasses et les bureaux.
Jasper marchait vite, ce qui laissait peu de temps à Carolyn pour observer les travaux des chimistes. Si c’était une stratégie pour l’empêcher de s’attarder dans son laboratoire, il ne savait pas à qui il avait affaire.
Pendant sa visite, elle ne reconnut aucun des visages qu’elle avait croisés la veille. D’autres laboratoires étaient éclairés, un peu plus loin. Sur la porte de l’un d’eux, elle lut l’inscription : Cliff Connors.
— La fabrication et le conditionnement sont dans l’autre bâtiment, dit Jasper, les précédant dans la passerelle de verre. Les expéditions se font en dessous, au premier niveau.
Ils passèrent plusieurs sas de sécurité et entrèrent dans le hall de fabrication, aussi blanc et propre que les laboratoires. Le personnel, le visage caché par des masques et des bonnets jetables, s’affairait dans un brouhaha de machines, devant des chaînes qui triaient et rangeaient les médicaments dans des cartons en vue de leur expédition.
Jasper présenta Alan et Carolyn à Nelly Ryan, chef du service qui, de son bureau, embrassait toute la salle. Alan se rappelait ce visage-là pour l’avoir vu la veille. Elle était grande, avait des taches de rousseur et une poignée de main à vous briser les os. Souriante, elle semblait sincèrement heureuse de les recevoir et de répondre aux questions qu’ils posaient. Jasper, au contraire, piaffait d’impatience.
— Toute personne en contact avec les médicaments entre la fabrication et l’expédition signe un document, expliqua-t elle. Ainsi, nous assurons la traçabilité des lots. Les substances du tableau A, comme la morphine, font l’objet de mesures très strictes. Les personnels qui ont un contact avec lesdites substances sont étroitement surveillés.
Jasper semblait n’éprouver aucun intérêt pour ce qui n’était pas de son domaine. Pas étonnant, se dit Alan, qu’Arthur Stanford ait décidé de ne pas lui confier les rênes de l’entreprise. Carolyn posait des questions judicieuses et très pointues, et elle écoutait les réponses en hochant la tête. Son esprit fin et sa curiosité auraient plu à son grand-père, songea Alan. Elle semblait avoir les capacités requises pour prendre la direction des laboratoires et se révéler un P.-D.G. performant. Encore fallait il que la vente de médicaments Horizon au marché noir cesse, pour ne plus ternir l’image de marque de la société.
Après la fabrication, Jasper les emmena dans la salle du conditionnement. Apparemment, jouer les guides ne l’amusait guère. Pas une fois il ne chercha à nouer un dialogue avec Carolyn. Tout au plus avait il l’air de juger sa présence indésirable. Della avait dû lui imposer de faire lui-même la visite, supposa Alan, qui se réservait le plaisir de faire un tour plus exhaustif à une autre occasion.
Elinor Forbes, autre femme imposante par la stature, dirigeait le département conditionnement. Courtoise, juste ce qu’il fallait, elle salua les visiteurs mais leur fit comprendre que cet endroit était son domaine et qu’elle entendait bien ne pas être importunée. Cela faisait quelque vingt-cinq ans qu’elle travaillait chez Horizon. D’ailleurs, dans son testament, Arthur lui avait légué des titres de la société.
Elinor expliqua succinctement la marche de son service : emballer, peser les contenus, étiqueter et signer les bordereaux d’expédition, avant de remplir des caisses qui partaient ensuite vers le service livraison.
Alan ne perdait pas une miette des explications, espérant, à travers cette montagne d’informations, deviner le service qui présentait une faille… ou abritait une brebis galeuse. Il réfléchit et se dit que s’il pouvait identifier les livraisons frauduleuses et remonter jusqu’au donneur d’ordres, il avait une chance de mettre la main sur le cerveau de l’organisation.
Après avoir remercié Elinor, ils suivirent Jasper au service expéditions. Les présentations faites, le responsable, Nick Calhoum, adressa à Jasper un sourire qu’Alan jugea étrange. On aurait dit qu’une complicité tacite liait les deux hommes. Ils n’échangèrent cependant aucune plaisanterie — Jasper, semblait il, préférant garder ses distances. Il paraissait d’ailleurs n’entretenir de lien particulier avec qui que ce soit, hormis le personnel de son laboratoire. Cela pouvait être une façade, se dit Alan. Sachant que ses chances d’hériter de la société et de la résidence étaient minces, Jasper trahissait peut-être son père depuis longtemps.
— Je vous laisse regarder, dit il à Carolyn et Alan en quittant précipitamment le hall d’expéditions. Je retourne à ma paillasse.
Nick Calhoum était un homme massif au visage rouge et souriant.
— Vous êtes la jolie Carolyn, dit il, avec l’air d’apprécier le physique de sa visiteuse. Quand j’y pense… La petite-fille d’Arthur que tout le monde avait perdue de vue ! C’est incroyable. Enfin… vous êtes là.
Il adressa un clin d’œil à Alan.
— C’est une femme en or que vous avez épousée ! Désolé de n’avoir pu venir, hier soir, mais j’avais une soirée poker, et mes partenaires ne plaisantent pas avec ça.
Il remua la tête.
— Ils ont réussi à me piquer vingt dollars… J’aurais mieux fait d’accepter l’invitation du Dragon.
Une nouvelle fois, on utilisait ce surnom devant eux. Mais, à l’inverse de Suzanne, Calhoum ne semblait pas gêné de l’avoir employé.
— A votre place, j’en aurais fait autant, avoua Alan. Entre un cocktail et une partie de poker, je n’hésite pas une seconde.
— Ça vous dirait de vous joindre à nous, de temps en temps ? proposa Nick, les yeux brillants.
— Pourquoi pas ? Tu n’y vois pas d’inconvénient, ma chérie ? ajouta-t il en se tournant vers Carolyn.
Elle donna son accord avec un large sourire. Elle savait qu’il ne poursuivait qu’un but, faire la lumière sur les activités d’Horizon et que, pour y parvenir, il n’hésiterait pas à se servir de Nick Calhoum et des autres. Malgré tout, l’idée de trahir cet homme lui était désagréable. Elle le trouvait plutôt sympathique, amical, et il lui paraissait sincère.
— Pouvez-vous nous montrer comment fonctionne votre service, monsieur Calhoum ? demanda-t elle.
— Appelez-moi Nick, rectifia-t il. Je peux vous dire une chose, c’est que je suis ******* d’avoir une femme comme vous comme boss. Une belle femme, en plus.
Se tournant alors vers Alan, il enchaîna :
— J’ai entendu dire que vous étiez consultant en stratégie d’entreprise. Je crois que je vais avoir besoin de vos conseils.
Avec un air de commandant en chef, Nick les promena dans son service. Dans la zone de chargement, des camions attendaient, alignés le long de quais, que les employés chargent les caisses rangées sur des étagères métalliques. Puis il les emmena vers son bureau, petit et très encombré, et leur montra le planning des livraisons.
Alan lui posa des questions qui laissèrent Carolyn perplexe. Elle ne connaissait rien au domaine du fret. Pour elle, il y avait la poste, et c’était tout.
— C’est vous seul qui remplissez toute cette paperasse ? s’enquit Alan. Gros travail ! Vous n’avez jamais songé à embaucher une ou deux secrétaires ?

— Je n’arrive pas à en trouver de capables, répondit Nick. Il m’arrive d’engager une intérimaire quand je suis vraiment trop débordé, ou bien c’est Nelly qui vient à mon secours. C’est une as de l’informatique.
Quelque chose dans la voix de Nick laissait supposer que sa relation avec Nelly allait au-delà du coup de main entre collègues. La suite de la conversation confirma ce qu’Alan avait supposé.
— Nelly a assisté au cocktail, hier soir. Nelly Ryan. Vous l’avez sûrement remarquée, avec ses taches de rousseur et son sourire.
— On vient de passer un moment avec elle en haut, répondit Carolyn. Elle est charmante, et son service a l’air de rouler comme sur des rails.
— Ça, c’est sûr ! Nelly est très bonne. Rien ne lui échappe. C’est comme si elle avait un sixième sens. Il y a de quoi vous rendre fou, d’ailleurs. Je suis bien placé pour le savoir, puisqu’on sort ensemble de temps en temps depuis deux ans. Elle est vraiment douée.
— Je parie qu’elle réussit même à vous supporter, plaisanta Alan.
Nick rajusta sa chemise dans son pantalon avec une grimace.
— Je dois dire qu’on s’entend bien. Tiens, vous devriez venir à L’oie qui galope, un soir après le travail. On pourrait faire connaissance autour d’une bière. Beaucoup d’employés d’Horizon s’arrêtent là pour boire un coup avant de rentrer chez eux.
— Bonne idée, qu’en dis-tu, chérie ? demanda Alan à Carolyn, sans lui laisser le temps de réfléchir à un refus poli.
Dire que la perspective de passer une soirée dans un pub enfumé la réjouissait ? Pas vraiment, mais c’était pour Alan l’occasion inespérée de se mêler au personnel, l’air de rien. Et puis l’alcool délie les langues, elle ne l’ignorait pas.
— Pourquoi pas ? répondit elle. C’est une bonne idée.
Elle se força à sourire.
Comme elle mentait bien, se dit Alan.
— Je vois d’ici la tête de Nelly, quand je vais lui dire qu’on va boire un verre avec la patronne à L’oie qui galope ! s’exclama Nick.
Il fit un clin d’œil à Alan.
— Ça va devenir sympa, ici, je le sens.
La visite terminée, ils revinrent dans l’autre bâtiment.
— C’était vraiment nécessaire, ce rendez-vous au pub ? demanda Carolyn en se laissant tomber sur le canapé de cuir de son bureau. J’ai toujours détesté les bars… L’odeur de bière m’écœure, et si j’en bois, je m’endors après deux verres.
Alan vint s’asseoir à côté d’elle sur le sofa où elle était effondrée, la tête en arrière.
— Le tout, c’est que tu ne t’endormes pas dans n’importe quel lit ! répliqua-t il. J’y veillerai.
Comme elle se tournait vers lui et le regardait, elle se dit qu’après tout cette perspective n’était pas des plus déplaisantes. Elle se sentait un peu fragile en ce moment, et avait besoin d’une épaule à laquelle s’appuyer. Elle en avait assez de devoir éternellement affronter les événements toute seule.
— Je suis partante, dit elle.
— Je pense que ton éducation serait incomplète si tu n’allais pas dans un bar à karaoké, lui dit il, glissant son bras autour de sa taille.
— Je n’oserais jamais chanter en public !
— Ce serait dommage, car c’est très amusant. Tu verras…
— On verra ça, dit elle en riant. C’est peut-être drôle, en effet.
Drôle… Le mot sonna bizarrement à ses oreilles. Peut-être qu’en d’autres circonstances elle aurait pu songer à s’amuser avec lui, mais franchement, dans ce contexte…
— Tope là ! dit il, ravi.
Un coup sur la porte vint interrompre leur bavardage. C’était Della, les bras chargés de disquettes, suivie d’un homme en combinaison qui portait un ordinateur.
— Désolée de ne pas vous avoir apporté ça plus tôt, dit elle. Je n’ai pas touché terre de la journée. Je n’ai même pas eu le temps de jeter un coup d’œil aux dossiers d’Arthur. Tout est en l’état.
Alan se demanda si elle disait la vérité. En tout cas, elle fuyait le regard de Carolyn et le sien. Il était bien placé pour savoir que les gens évitent de regarder leur interlocuteur dans les yeux quand ils mentent ou dissimulent quelque chose.
— Où dois-je poser le matériel ? Sur le meuble à côté du bureau ?
— Si vous voulez, répondit Carolyn. Ce sera parfait pour l’instant.
Bien joué, Carolyn, pensa Alan en réprimant une mimique de satisfaction.
Contrairement à ce qu’il avait d’abord cru, Carolyn était tout à fait capable de tenir la dragée haute à Della, « le Dragon ». Sa technique était simple : elle l’ignorait sciemment et, dans le même temps, souriait à l’homme qui installait l’ordinateur et ses périphériques.
— Merci, dit elle.

— A votre service, madame. Je m’appelle Bob Beavers.
— Bonjour, je vous présente mon mari, Alan Lawrence.
L’homme s’essuya la main sur sa combinaison de travail et la tendit à Alan sous l’œil agacé de Della, qui devait trouver déplacés ces échanges de politesses entre un salarié de base et la plus haute instance de la hiérarchie.
— Je suppose que vous allez organiser une réunion du comité de direction, dit Della à Carolyn. Soyez gentille de me le faire savoir à l’avance, que je puisse mettre de l’ordre dans mes dossiers. Ce genre de réunions nous donne à tous un tel surcroît de travail…
— Rien ne presse, déclara Carolyn. A ma connaissance, du moins.
Le sous-entendu n’échappa pas à Della qui, prise de court, vacilla légèrement. Alan nota une petite crispation sur son visage. Pour la première fois, elle prenait conscience que ce n’était plus elle qui dirigeait.
Della s’humecta les lèvres.
— Que voulez-vous dire, Carolyn ? Si vous pensez que je n’ai pas l’intention de poursuivre ma carrière chez Horizon, compte tenu des événements actuels, vous vous méprenez totalement.
Sa façon de se tenir, les inflexions de sa voix indiquaient qu’elle était prête à tout pour garder et son poste et son pouvoir actuels.
Elle leur adressa un sourire.
— Horizon, c’est toute ma vie.
— Vous me rassurez, Della. Je préfère ne pas imaginer le chaos, si vous aviez décidé de nous quitter.
Puis plus bas, comme pour elle-même, elle ajouta :
— Je préfère ne pas y penser.
Bien joué, Carolyn, se dit de nouveau Alan, qui marquait les points en silence. Ils ne cherchaient pas la guerre, ils cherchaient l’origine d’une fraude criminelle. Della pouvait être innocente. Mais elle pouvait aussi être coupable.
A moitié rassurée seulement, Della se retourna pour sortir et Beavers lui emboîta le pas.
— Il ne reste plus qu’à voir si la bécane a quelque chose à nous dire, intervint Alan. Tu veux regarder ?
Carolyn fit non de la tête.
— Dans la société d’investissements où je travaillais, je connaissais les programmes. A la fac, je travaillais aussi sur ordinateur, mais je ne suis pas assez compétente pour utiliser du matériel que je ne connais pas.
D’un geste ample de la main, elle lui indiqua l’ordinateur :
— A toi de jouer.
Alan passa le reste de l’après-midi devant l’écran tandis que Carolyn s’affairait dans les papiers. Plus l’heure avançait, plus l’admiration de celle-ci pour son grand-père grandissait. Quelle tristesse de penser que quelqu’un avait pu vouloir ternir le noble idéal d’Arthur ! De plus en plus remontée contre les faussaires, elle décida qu’elle allait agir. Elle voulait prouver qu’elle était digne de son héritage, de sa confiance en elle, quel que soit le sacrifice qu’elle serait amenée à faire. Elle allait apprendre, s’informer sur les opérations qui se déroulaient à l’usine et sur tous les personnels qui étaient impliqués dans ces opérations. Ecrire les questions auxquelles elle voulait des réponses circonstanciées lui donna soudain le sentiment qu’elle prenait vraiment ses responsabilités. Il ne faisait aucun doute qu’en apprenant à mieux connaître l’entreprise, elle allait pouvoir aider Alan dans ses recherches.
Comme elle laissait errer son regard sur lui, elle se dit que se priver de sa compagnie allait être plus difficile qu’elle ne l’avait pensé jusqu’alors. A son insu, elle s’était attachée à lui et il occupait déjà une grande place dans son cœur — un cœur que même son amourette avec Michel n’avait pas comblé.
Incapable de rester en place, elle approcha de l’ordinateur devant lequel Alan était assis, posa les mains sur ses épaules et se pencha sur lui. Il sentait bon l’after-shave et le shampooing aux herbes. Sous ses doigts, à travers l’étoffe de sa chemise, la tiédeur de son corps magnifiquement musclé était palpable. Un désir diffus l’envahit. L’image des quelques fois où, jouant les maris amoureux, il l’avait enlacée s’imposa à elle comme un souvenir langoureux. Hélas, ce n’était qu’une mise en scène…
Un nuage de tristesse assombrit son regard.
— Alors ? dit elle sortant de ses rêves.
— Je ne vois rien d’extraordinaire, mais je vais faire analyser quelques disquettes par des experts qui sauront dire mieux que moi si les données ont été trafiquées. Pour l’heure, je ne vois rien d’anormal dans la fabrication ni dans les livraisons ; mais comme nous sommes certains que, quelque part, il y a manipulation, nous ne pouvons en rester là. Une fois que nous saurons à quel niveau intervient la fraude, nous saurons où le chercher.
— C’est tout ?
Il plia les bras et posa les mains sur les siennes, sur ses épaules.
— C’est peut-être suffisant pour aujourd’hui, qu’en penses-tu ? Je propose que nous allions à L’oie qui galope et que nous nous détendions.
— Bonne idée, mentit elle, cachant mal une inavouable déception.
Tout en éteignant l’ordinateur, il se leva.
— Je ne serai pas mé******* de me reposer un peu.
L’émotion qu’elle avait ressentie quand elle avait posé les mains sur ses épaules s’était dissipée. S’il allait au pub, ce n’était pas pour se détendre avec elle, mais pour continuer de mener son enquête. Il était tout à son affaire, et c’était aussi bien ainsi, essaya-t elle de se convaincre.
Pourtant au fin fond de son cœur, elle aurait aimé croire qu’ils étaient deux jeunes mariés, heureux de partager un même bonheur. Mais à quoi servait de se bercer d’illusions ?
Elle glissa son bras sous le sien et lui adressa un sourire si plein de tendresse qu’il fronça les sourcils, étonné.

_maya 04-05-10 11:38 PM

ohhh j adore ne ns fais pas trop attendre princesse
P.S:vs avez vraiment un gout de princesse ds les romans

princesse.samara 05-05-10 10:18 AM

merci maya pour le complément

princesse.samara 05-05-10 10:19 AM

CHAPITRE 8


L’oie qui galope possédait un plafond en lambris de pin, des hublots en guise de fenêtres, des ancres, des cordages, et des bois de flottage çà et là sur les murs. La cuisine s’appelait « la Galère ». Les serveuses portaient des jupettes très courtes, avec des hauts qui découvraient leur nombril, et quand elles se penchaient sur les tables pour servir ou desservir, elles dévoilaient leurs culottes imprimées d’ancres de marine.
La bâtisse était située sur le front de mer, devant les marinas, et les ouvriers du port aussi bien que les riches propriétaires des yachts en étaient les clients.
Un panneau « Installez-vous où vous voulez » donnait le ton. La décontraction était de mise. Alan prit Carolyn par le bras et la guida vers une alvéole libre, sous un hublot. De la pièce voisine leur parvenaient les flonflons d’une musique qui invitait à la danse. Entre les battants d’une porte à double volée, ils aperçurent quelques couples de danseurs qui, déjà, se démenaient sur la piste.
Une serveuse corpulente, un chapeau de marin sur la tête, s’approcha de Carolyn et Alan qui venaient de s’asseoir.
— Ce sera quoi, votre poison ? demanda-t elle sans même leur donner la carte.
Apparemment, on venait plutôt ici pour boire que pour se restaurer. Alan commanda une bière à la pression et Carolyn un margarita.
Nick et Nelly n’étaient pas là, semblait il.
« Ils ne viendront peut-être pas… », se dit Carolyn, ne sachant trop si elle était soulagée ou déçue.
— On commande quelque chose à grignoter ? suggéra Alan, les papilles excitées par les plateaux de fruits de mer qu’on apportait sur les tables voisines.
— Ce ne serait peut-être pas correct. Morna m’a dit ce matin que le repas serait servi à 8 heures, et m’a demandé si nous dînerions à la maison. Je lui ai répondu que oui. Je ne tiens pas à me la mettre à dos. Della m’en voudrait à mort si Morna donnait sa démission à cause de moi.
— Je pense qu’il n’y a pas de risque, répliqua Alan, qui avait remarqué l’empressement de Morna à satisfaire Jasper, le matin même.
Il l’aurait parié, il y avait quelque chose entre ces deux-là.
— Si nous dansions pour me faire oublier que je meurs de faim ? suggéra-t il.
Carolyn hésita. Elle n’avait pas eu la chance de prendre des cours de danse, dans sa jeunesse, mais elle ne se débrouillait pas trop mal. A l’hôpital, un interne dansait très bien, et la choisissait toujours comme cavalière quand ils organisaient des fêtes en salle de garde.
Comment se comportait Alan, sur une piste ? Elle était curieuse de le savoir.
C’était un bon danseur. Très à l’aise, le pas sûr, avec un sens du rythme exceptionnel… Il la tenait serrée contre lui et dansait joue contre joue.
Ils enchaînèrent plusieurs slows, toujours tendrement enlacés. La main d’Alan était toute chaude autour de la sienne et, par intermittences, elle sentait le souffle tiède de sa bouche sur ses lèvres. Ils se déplaçaient en cadence, trois pas en avant, deux en arrière, un demi-tour, parfaitement accordés, et ne se parlaient pas. Mais leur silence était lourd de signification.
Soudain effrayée par le désir qu’elle sentait gronder en elle, elle se raidit. Avait elle oublié que tout ceci n’était qu’un jeu ? Une comédie pour donner le change ?
Elle s’égarait…
Si elle jouait au jeu de la séduction avec lui, de quoi aurait elle l’air, quand elle se coucherait à l’autre bout du lit, ce soir, sinon d’une allumeuse ?
Elle se dégagea de ses bras et dit brusquement :
— Ça suffit.
Se retournant alors, elle se trouva nez à nez avec Cliff Connors.
— Ça tombe à pic, dit il. J’allais justement te demander la prochaine danse.
Il fit un clin d’œil à Alan et ajouta :
— Je peux inviter votre charmante femme ?
— Pas de chance, Cliff, nous allions nous asseoir, répondit Alan, d’un ton badin mais suffisamment ferme pour que Cliff n’insiste pas.
— Une autre fois, alors, dit ce dernier en haussant les épaules. A propos, comment avez-vous découvert mon antre ?
Il semblait les soupçonner de l’avoir suivi. Cela s’entendait à sa voix.
— On en a entendu parler chez Horizon, répondit Carolyn.
Vu l’aplomb de Cliff, il était clair qu’un jour ou l’autre elle aurait affaire à lui.
— Finissons ce que nous avons dans nos verres, dit Alan, et rentrons.
Cliff n’insista pas.
— A un autre soir, alors, vous deux. Je suis sûr qu’on aura bientôt l’occasion de se revoir.
Sur ces mots, il fila au bar rejoindre un groupe d’amis.
Carolyn termina son margarita en prenant tout son temps, et montra à Alan les questions qu’elle avait inscrites sur un papier en parcourant les dossiers de la société. Se ravisant, ils commandèrent une deuxième tournée qu’ils sirotèrent sans se presser. L’alcool aidant, Carolyn se sentait bien. Mais c’était surtout la présence d’Alan qui lui donnait de l’aisance et l’égayait. Tout à son plaisir, elle ne vit d’ailleurs pas le temps passer, et ne prit conscience de l’heure qu’au moment où Alan demanda la note.
Cliff avait déjà quitté le bar, et Nick et Nelly n’avaient toujours pas fait leur apparition.
— Ils ont dû changer d’avis, dit Carolyn. Nick n’avait peut-être pas très envie qu’on vienne.
— Je ne serais pas étonné que tu aies raison, admit Alan, déçu.
Il détestait les occasions ratées. Et celle-ci, qui lui aurait permis d’approcher au plus près le personnel d’Horizon, en était une.
Comme ils sortaient du pub, le jour qui déclinait dessinait sur l’eau des arabesques d’argent. Une brise de mer s’était levée, qui balançait les bateaux sur l’immense flaque argentée.
Carolyn inspira profondément. L’air était vif. Autour du café s’étendait un immense parking bondé. Tout au bonheur que lui procurait cette soirée avec Alan, elle sursauta lorsqu’un gémissement se fit entendre.
— Quelqu’un est blessé !
— Par ici…
Alan se faufila entre deux voitures en direction de la plainte.
Un homme gisait au sol, haletant, mal en point. La lumière pâle d’un réverbère et un faible rayon de lune éclairaient son visage.
— Nick ! s’écria Alan.
— Oh, non ! s’écria Carolyn en s’agenouillant à son chevet.
Mettant en application son expérience, elle lui prit le pouls à la base du cou. Il battait normalement. Très vite, à sa respiration saccadée et à la façon dont il se tordait de douleur, elle diagnostiqua des côtes cassées. Le sang avait afflué vers son crâne chauve.
— Appelle une ambulance, ordonna-t elle en examinant ses membres.
Ni ses bras ni ses jambes n’avaient de fracture.
— On vient de trouver un blessé, dit Alan à police secours. Sur le parking de L’oie qui galope. Oui, Cove Street. Vite, envoyez une ambulance.
Il rengaina alors son portable.
Nick battit des paupières et grogna de douleur.
— Nick, est-ce que vous pouvez parler ? demanda Carolyn en examinant la bosse qu’il avait sur le crâne.
Les premiers mots qu’elle entendit furent une bordée de jurons. Elle en avait beaucoup entendu, mais jamais prononcés avec une telle rage.
— Ça va aller, mon vieux, dit Alan. On s’occupe de vous. Nelly était elle avec vous ?
Carolyn se raidit.
Avait-on frappé Nick pour enlever Nelly ?
— Parlez, Nick…, supplia Alan.
En bon inspecteur, il savait que moins on perdait de temps, plus on avait de chance de résoudre une affaire de ce genre.
— Nelly ? Nelly était elle avec vous ?
Entre ses lèvres enflées et ensanglantées, Nick marmonna :
— Non, j’étais seul.
— Savez-vous qui c’était ?
— Je n’ai rien vu… Ils m’ont frappé par-derrière.
Quand l’ambulance arriva, Nick, tordu de douleur, jurait encore. Redoutant des lésions internes, Carolyn fit un compte rendu rapide aux infirmiers. L’un d’eux, qui avait chargé l’un de ses malades dans son ambulance quelques semaines plus tôt, la reconnut d’emblée.
— Docteur Leigh ! Vous faites vos consultations dans les parkings, maintenant ?
— N’importe où, n’importe quand, répliqua-t elle.
Amusé, l’infirmier chargea Nick dans l’ambulance qu’Alan et Carolyn suivirent jusqu’à l’hôpital, où son statut de médecin lui ouvrit les portes du service d’urgences. L’examen mené par l’urgentiste de garde concordait point par point avec les conclusions qu’elle avait tirées.
— Je vais appeler Nelly Ryan, dit Alan à Carolyn quand elle revint dans la salle d’attente. J’estime qu’elle a le droit d’être informée. Et, qui sait, elle pourra peut-être nous apporter ses lumières…
Il s’éloigna pour téléphoner et revint aussitôt.
— Elle arrive.
Moins d’une demi-heure plus tard, Nelly déboulait aux urgences, rouge, hors d’haleine et sans l’incontournable bonnet imposé par l’usine.
— Quel accident est arrivé à Nick ? Comment va-t il ?
Carolyn fronça les sourcils. Pourquoi Alan appelait il accident la mésaventure de Nick ? Etait-ce pour la sonder ? Pour guetter sa réaction quand elle apprendrait la vérité ? Nelly pouvait être sincère, mais elle pouvait tout aussi bien feindre. Le fait que Nick soit venu sans elle au pub devait l’intriguer.
Sans la quitter des yeux, Alan lui révéla qu’il ne s’agissait pas d’un accident mais d’une agression. Nick avait été frappé par un ou des inconnus.
— Oh, non ! s’exclamait elle aux temps forts du récit.
Mais Alan ne sentait pas beaucoup de conviction dans ses exclamations.
— Les médecins procèdent actuellement à des examens approfondis pour détecter d’éventuelles lésions internes, précisa Carolyn.
Nelly se laissa tomber sur une chaise et fixa le sol.
— Avez-vous une idée sur celui qui a pu faire le coup ? interrogea Alan.
Elle resta un long moment silencieuse. Etait elle en train d’élaborer un mensonge ?
— Je suis sûre que ce sont ses histoires de jeu… Il a beaucoup perdu, ces derniers temps, et je pense qu’il avait des dettes.
— De sacrées dettes, appuya Carolyn qui prenait pour argent comptant les explications de Nelly.
Mais Alan était plus sceptique. Effectivement, Nick avait pu oublier de payer ses dettes, mais ces coups pouvaient aussi avoir valeur d’avertissement. Quelqu’un cherchait peut-être à l’intimider pour le faire taire sur le trafic de médicaments dont il avait connaissance.
La porte s’ouvrit soudain sur un homme en blouse blanche. Les nouvelles étaient bonnes. Rien de très grave, déclara-t il. Des plaies superficielles, des contusions multiples, mais rien d’inquiétant à la tête. En tout cas, pas de fracture du crâne.
Nelly se précipita dans sa chambre. Alan s’apprêtait à la suivre quand Carolyn le retint par le bras.
— Tu l’interrogeras demain, quand il ira mieux. Laisse-le se remettre.
« Et fabriquer un tissu de mensonges », se dit Alan.
Mais il ne discuta pas. La journée avait été assez chargée pour tout le monde.
Carolyn consulta sa montre et fit signe à Alan.
— Il est bientôt 10 heures. Morna et Della vont être furieuses. Nous aurions dû téléphoner. Je dois avouer que je ne pensais plus au dîner.
— Veux-tu que nous nous arrêtions en route pour manger quelque chose ?
— Non, répondit elle. Je préfère faire une descente dans l’énorme réfrigérateur de la maison. Tu m’accompagneras ?
— Tu sais bien que je ne te quitte pas.
Elle rit et ils se mirent à plaisanter. Lequel des deux ouvrirait la marche vers le réfrigérateur ? Que diraient ils à Della si elle les surprenait la main dans le sac ou les coinçait dans un couloir, une cuisse de poulet à la main ?
Comme deux conspirateurs, ils entrèrent dans la maison. Carolyn, qui trouvait cette situation loufoque, eut du mal à réprimer un fou rire. Elle se sentait rajeunie, soudain. Friponne, presque. Dans aucun de ses rêves, même les plus saugrenus, elle n’avait entrevu pareille scène. L’héritière d’une fortune colossale réduite à voler sa nourriture dans la cuisine de son somptueux domaine !
Quelques veilleuses mises à part, le rez-de-chaussée était plongé dans l’obscurité. La cuisine, aussi, baignait dans l’ombre, hormis une petite lumière au-dessus du plan de travail, qui éclairait juste assez pour voir le contenu du réfrigérateur.
« Des restes de dinde, quelques tranches de rôti de bœuf, voilà qui fera l’affaire », se dit Alan. Pendant que Carolyn se servait de chips et de fruits, il prépara les sandwichs. Avisant une bouteille de vin, il la prit. Leur larcin accompli, ils sortaient sur la pointe des pieds quand la porte du fond s’ouvrit. Impossible de se sauver… Dans la pénombre, Carolyn vit un bras chercher l’interrupteur, puis elle entendit un clic et la pièce s’éclaira. C’était Buddy.
— Ah, ah ! Je vois que les amoureux ont eu un creux au milieu de la nuit…
Gênée par l’insinuation, Carolyn rougit. Non, contrairement à ce qu’il s’imaginait, ils n’avaient pas faim parce qu’ils venaient de faire l’amour. Heureusement, Alan, avec son à-propos habituel, lui retourna la question.
— C’est pour cela que vous êtes là ? Ça vous a creusé ?
— Disons que je suis sorti en bateau et que je… n’étais pas seul, répondit Buddy.
Il leur fit un clin d’œil.
— En revanche, j’ai dîné ici. Maman écumait de rage à cause de votre absence, et Jasper ne décolérait pas d’avoir joué les guides toute la journée. Quand ils sont d’accord tous les deux, ça barde ! Je ne voudrais pas être à votre place, Carolyn.
— Ça s’arrangera, répondit Carolyn moins sûre d’elle qu’elle ne le laissait paraître.
— Cela dit, j’espère que vous n’allez pas resserrer les cordons de la bourse, Carolyn, parce que Maman deviendra folle si elle perd un dollar. Jasper la laisse gérer les finances. C’est épouvantable, Lisa et moi sommes tout le temps obligés de quémander ! Je sais qu’elle a un trésor caché je ne sais où, et je suppose que je n’en verrai jamais la couleur tant qu’elle ne sera pas trois pieds sous terre.
La réflexion horrifia Carolyn, qui faillit lui faire remarquer que, s’il voulait de l’argent, il n’avait qu’à travailler au lieu d’attendre la disparition de sa mère. Mais Alan attaqua par un autre angle.
— Je pense qu’Arthur a dû être très gentil avec elle… Je me trompe ?
— Tout ce qu’elle a, elle l’a obtenu par son travail, rétorqua Buddy. Maintenant, salut, je vais me coucher. A demain… peut-être.
Carolyn et Alan se regardèrent. Buddy s’en allait lorsque, au fond de la cuisine, un mouvement capta leur regard.
Elle était là, debout. Morna. Le visage méchant. Elle s’était natté les cheveux et portait une robe de chambre sans goût ni grâce. Curieusement, elle ne semblait pas intéressée par la bouteille de vin et les sandwichs qu’ils tenaient dans les mains.
— Buddy est un bon à rien, un paresseux, dit elle avec mépris. Il n’a pas dû travailler un seul jour dans sa vie. Vous voulez que je vous dise ? M. Jasper est un saint, de les entretenir, lui et sa sœur.
Elle pinça les lèvres.
— Ce serait rendre service à tout le monde que de les flanquer tous à la porte, c’est moi qui vous le dis.
La voix était aussi dure que le propos. Il était évident que dans le mot tous, elle incluait Della.
Sans rien ajouter, elle tourna les talons et disparut. Si cette femme laissait un jour libre cours à sa colère, pensa Carolyn, elle ne ferait pas de cadeau à Buddy.
Ces rencontres inopinées coupèrent un peu l’appétit à Carolyn et Alan, qui montèrent pourtant leur butin dans le bureau attenant à leur chambre.
Alan s’efforça de trouver quelques plaisanteries pour détendre Carolyn, mais sans grand succès. L’irruption de Buddy dans la cuisine, suivie de celle de Morna, l’avait visiblement stressée, et malgré les efforts qu’elle faisait pour sourire, il la sentait nerveuse. Le feu qui crépitait dans la cheminée faisait vaciller l’éclat de ses flammes sur son visage. Elle lui parut soudain terriblement vulnérable.
Qu’ai-je fait ? songea-t il, se sentant coupable.
Il aurait voulu la rassurer, lui dire que tout allait bien, qu’il ne fallait pas qu’elle s’inquiète. Mais comment lui mentir ? Elle était trop intelligente pour avaler n’importe quel fadaise.
Il songea à la prendre dans ses bras, à la glisser entre les draps et à s’allonger près d’elle. A cette pensée, une bouffée d’adrénaline lui incendia les reins, mais il jugea bon de se contrôler.
Elle reposa son sandwich, à moitié entamé seulement, et finit son vin.
— Quel est le programme pour demain ? s’enquit elle.
Il en était sûr, maintenant : une menace planait. Un danger dont elle n’était qu’à moitié consciente.
— Tu devrais dormir pendant que je vérifie quelques détails sur le passage à tabac de Nick. Son agression m’intrigue : est elle liée à ce qu’il sait sur Horizon ou à son poker ?
— Je peux aller au bureau sans toi, demain, proposa-t elle, un peu sur la défensive.
— Je ne dis pas le contraire.
Il la savait tout à fait capable de prendre sa vie à bras-le-corps et, en d’autres circonstances, il l’aurait laissée se débrouiller seule avec son héritage. Mais il ne pouvait se désintéresser de son sort, sachant qu’un danger la guettait.
— Je me disais qu’en passant un moment avec Lisa tu pourrais en apprendre un peu plus sur sa mère. Qui sait ? Arthur a peut-être confié des choses à Della, qu’elle-même aura confiées à ses enfants ? On ne sait jamais… Quelquefois, une remarque, insignifiante en apparence, peut contenir la clé d’une énigme. Tu pourrais peut-être faire du shopping avec elle, puisqu’elle l’a évoqué.
Il lui tendit la main et l’aida à se lever. Il lui avait promis de ne jamais chercher à lui faire la cour, et se demandait si elle se rendait compte qu’elle prenait une place de plus en plus importante dans sa vie.
L’espace d’un instant, elle resta penchée sur lui comme si elle avait quêté un baiser. Alan tendit les bras pour la prendre par la taille mais, à cette seconde, il sentit son portable vibrer dans sa poche.
Ce ne pouvait être qu’Angelica. Elle seule avait ce numéro. Mais pourquoi appelait elle si tard ?
Il s’écarta de Carolyn et sortit le téléphone de sa poche.
— Excuse-moi… Pourquoi ne vas-tu pas te coucher, pendant que je réponds ?
Carolyn ne broncha pas. Le visage impassible, elle fila vers la salle de bains, en abaissa doucement la poignée, entra et, incapable de retenir un mouvement d’humeur, claqua la porte derrière elle. Cette nuit, Alan ne s’aventurerait pas hors de sa moitié de lit !

_maya 05-05-10 08:27 PM

passionant j attd la suite merci chere princesse

princesse.samara 08-05-10 11:02 PM

merci a vous maya pour vous encouragement

princesse.samara 11-05-10 05:31 PM

CHAPITRE 9

Quand Alan se réveilla, le lendemain matin, Carolyn dormait toujours de l’autre côté du lit et toute la maisonnée semblait encore endormie. Sur la pointe des pieds, il sortit de la maison, grimpa à bord de sa voiture et se dirigea vers la ville. L’appel téléphonique de la veille au soir émanait de son agence et lui donnait des informations sur Cliff. Certaines ne manquaient pas d’intérêt.
Le père de Cliff, pétrolier très prospère, avait séjourné avec sa famille dans de nombreux pays étrangers. Chaotiques, les études de Cliff s’en étaient ressenties. Il avait fréquenté plusieurs universités, où il s’était distingué par de brillants résultats dans presque toutes les disciplines, pour décider finalement d’embrasser la carrière médicale. Il semblait en bonne voie quand son père était mort. Dès lors, il avait tout laissé tomber, et avait terminé avec une licence de chimie pour tout bagage.
Le rapport était formel sur un point : Cliff Connors était un garçon doué. Assez doué pour mettre en place un réseau de marché noir sous le nez de Jasper. Mais il ne pouvait agir seul, il lui fallait des complices tout au long de la chaîne.
Alan serra les mains sur le volant et jeta un coup d’œil dans le rétroviseur.
Il y avait sûrement un maillon douteux à un niveau ou à un autre, et il allait le découvrir.
Comme il passait devant un café, non loin d’Horizon, il aperçut Suzanne Kimble assise à une table.
Le clignotant, un coup de volant à droite et il se gara sur le parking. C’était l’occasion de faire la lumière sur les relations de la jeune femme avec Cliff.
— Bonjour, Suzanne, lança-t il en entrant. Je peux m’inviter à votre table ? Je n’ai pas eu ma dose de caféine, ce matin.
Embarrassée par cette intrusion, elle porta nerveusement la main à son col tout en opinant de la tête. Elle devait se maudire d’être là, songea Alan.
— Je vois que vous êtes matinale, vous aussi. Il est à peine 6 heures, et nous sommes déjà là. Au fait, j’espère que vous n’attendez personne ? Je ne voudrais pas m’imposer…
— Non, je n’attends personne. Je prends parfois le bus plus tôt, pour avoir le temps de prendre un café avant que les portes de l’usine ouvrent.
Elle semblait gênée, comme si elle avait eu peur de lui.
— C’est une bonne idée.
Elle sourit. Elle commençait manifestement à se détendre. Encouragé par ce sourire, Alan prononça encore quelques banalités, dans l’espoir de la mettre en confiance. Peut-être lui livrerait elle ensuite, sans même s’en rendre compte, des détails sur Cliff qui l’éclaireraient sur le personnage. N’obtenant aucun résultat, il lança une perche.
— J’ai vu Cliff à L’oie qui galope, hier soir, après le travail. C’est vraiment un pub sympa.
— Je ne sais pas, je n’y suis jamais allée.
— Vraiment ? demanda Alan.
Il chercha son regard, espérant y lire une émotion.
— Cliff ne vous y a jamais emmenée ? Comme vous prenez vos repas ensemble, je pensais que…
Il ne termina pas sa phrase, lui laissant volontairement le soin de la compléter.
— Ah non, il n’y a rien entre Cliff et moi.
Elle semblait plutôt *******e qu’il ait pu l’imaginer.
Soit c’était une menteuse de génie, soit elle disait la vérité. Il allait la tester. Se doutant que la nouvelle de l’agression de Nick ne tarderait pas à faire le tour de la société, il allait la lui annoncer lui-même et juger de sa réaction.
Elle écouta, sembla horrifiée et fit toutes les remarques d’usage sur ce genre de mésaventure. Mais une chose manquait : une véritable émotion. Alan aurait parié qu’elle savait déjà.
Il décida de prêcher le faux pour savoir le vrai.
— Vous êtes amie avec Nelly Ryan ?
— Je la connais, mais pourquoi cette question ?
— Elle est venue à l’hôpital voir Nick, hier soir.
— Je la vois de temps à autre au labo, mais on ne peut pas dire que nous soyons vraiment amies.
« Alors, comment savez-vous ce qui est arrivé à Nick ? » eut il envie de lui demander.
Un éclat dans le regard d’Alan dut inquiéter Suzanne, car elle commença à gesticuler sur sa chaise.
— Je crois qu’il est temps que je m’en aille, dit elle, se tapotant les lèvres du bout de sa serviette.
Sa sortie précipitée était éloquente. Que savait elle donc qu’elle ne voulait pas révéler ?
Quand Carolyn se réveilla, il était près de 10 heures, et elle était en retard pour prendre sa garde à l’hôpital. Son réveil n’avait pas dû sonner.
Elle s’adossa à la tête de lit et se frotta les yeux. Mon Dieu, cette chambre ! Elle avait oublié… Elle regarda l’autre moitié du lit : vide. Seul un creux au centre de l’oreiller prouvait qu’il avait dormi là. D’habitude, quand il se couchait, elle sentait le matelas se creuser sous son poids, mais la veille au soir, écrasée de fatigue, elle s’était endormie comme une souche. Il était encore au téléphone. Heureusement… Car si elle l’avait senti se glisser dans le lit, elle se serait sans doute blottie contre lui pour y chercher un peu de réconfort après le stress de la soirée.
Elle s’habilla à la hâte et descendit l’escalier, espérant trouver Alan dans la salle du petit déjeuner. Mais seule Lisa s’y trouvait, attablée devant une tasse de café, un journal de mode ouvert sous les yeux.
— Je vois avec plaisir que je ne suis pas la seule à descendre déjeuner à une heure indue, déclara Lisa, tout sourires. Chouette ! Je déteste manger seule.
Elle souleva la cloche de porcelaine posée sur la table et sonna.
— Morna a la sale habitude de débarrasser le buffet du petit déjeuner à 9 heures. Mais Seika vous apportera tout ce que vous voudrez.
Elle sonda Carolyn du regard.
— Je suis sûre que vous êtes du genre café-pain-beurre… Je me trompe ?
Carolyn hocha la tête.
— En général, je prends des céréales parce que je saute souvent le déjeuner. Trop de travail.
Lisa soupira.
— Vous, les dingues du boulot, vous êtes un mystère pour moi. Ma mère, c’est la pire. Avec son ambition de malade, elle a bouffé mon père.
Sans chercher à cacher son amertume, elle ajouta :
— On l’a enterré, il n’avait même pas quarante ans. Crise cardiaque. Voilà ce qu’elle a gagné !
— Je suis désolée, dit Carolyn. Quarante ans, c’est jeune.
— Je pense que c’est par réaction que Buddy et moi avons envie de nous amuser. Maintenant, combien de temps ça va durer, cela dépend de vous…, ajouta-t elle avec une franchise désarmante. A propos, vous allez jeter maman ou la garder ?
Seika entra, ce qui évita à Carolyn l’embarras d’une réponse hâtive. La jeune fille lui servit une tasse de café, et Carolyn lui commanda un jus d’orange, des toasts et des céréales.
— Alors ? reprit Lisa quand elles furent de nouveau seules. Vous allez mettre maman dehors et prendre sa place ?
Prendre sa place ? Cette perspective était effrayante. Mais Carolyn ne le dit pas.
— Je comprends que vous ayez envie d’être P.-D.G., poursuivit Lisa. De toute façon, c’est ce qu’Arthur souhaitait, puisqu’il vous a désignée comme son héritière alors qu’il ne vous connaissait même pas. C’est incroyable, ce testament. Cette histoire me tue !
— Moi aussi, confirma Carolyn en souriant. Au fait, mon grand-père… Donnait il l’impression d’être préoccupé par des… choses qui auraient pu se passer chez Horizon ?
— Préoccupé ?
La question était trop abrupte, Carolyn s’en rendit compte trop tard. Il aurait fallu toute la diplomatie d’Alan pour la formuler plus adroitement.
— Je veux dire : était il comme d’habitude, avant d’avoir cet accident ?
— Comment pourrais-je le savoir ? Personne ne savait ce qu’il avait dans la tête. Il était toujours courtois, gentil, mais à dire vrai, Buddy et moi comptions pour du beurre.
La conversation en resta là. Plus intéressée par la mode, Lisa inspecta la robe de Carolyn — un fourreau de lin passé à force d’avoir été trop lavé.
— Ça vous dirait d’aller faire du shopping ? C’est mon occupation favorite : dépenser de l’argent par procuration.
— C’est une bonne idée, acquiesça Carolyn.
Alan serait satisfait qu’elle ait suivi son conseil.
Lisa ne lui avait pas menti : elle aimait dépenser, et elle savait s’y prendre. Les boutiques les plus branchées et les plus chères n’avaient pas de secret pour elle.
Quatre heures après son entrée dans le premier magasin, Carolyn, les bras chargés de sacs et de cartons, sortait de chez un grand chausseur. En deux fois deux heures, elle s’était acheté plus de robes et de chaussures qu’au cours des cinq dernières années. A la fin, Lisa avait suggéré qu’elles aillent grignoter quelque chose sur le pouce au Country Club, ce que Carolyn avait accepté. A force d’essayer robes et escarpins, le temps avait filé, et elle n’avait pas eu une minute pour aborder le sujet de Della. Alan serait déçu si elle revenait bredouille. Au dernier essayage, Lisa avait insisté pour que Carolyn garde sur elle la robe rouge hyper-sexy qu’elle venait d’essayer. Il fallait qu’elle teste son nouveau look sur des étrangers. Bravant sa timidité, Carolyn avait accepté.
Le personnel et les adhérents du Highland Country Club semblaient bien connaître Lisa. Parfaitement à l’aise, celle-ci plaisantait avec tout le monde. A côté d’elle, Carolyn se sentait très gauche. On la dévisageait, et cela la gênait. Heureusement, Lisa lui avait épargné l’épreuve des présentations, qui l’aurait beaucoup ennuyée.
Arrivées sur la terrasse qui surplombait le golf, elles s’étaient assises face au soleil, et Lisa avait commandé d’autorité deux cocktails, avant de commencer à étudier la carte.
— Si on prenait la salade crevettes-homard ? suggéra-t elle. C’est divinement bon.
— Vendu ! acquiesça Carolyn.
Depuis qu’elle s’était assise, l’impression désagréable d’être une comédienne qui fait son entrée sur scène s’était dissipée, et elle se sentait bien. C’était le moment de questionner la jeune fille.
— Alors Lisa, vous avez un homme dans votre vie ?
— Vous savez que vous pouvez me tutoyer, si ça vous chante.
— Toi aussi. Alors, dis-moi, as-tu un homme dans ta vie ?
— Oui, je sors avec un golfeur professionnel en ce moment, répondit elle en haussant les épaules. Mais j’ai besoin de changer de décor. Quand Arthur s’est tué, maman parlait de financer un voyage en Europe pour Buddy et moi.
— Vraiment ? Ce serait formidable. Elle voyage beaucoup à l’étranger ?
— Non, mais justement, elle voulait que ça change. Un soir, je l’ai entendue parler à Arthur de voyages à l’étranger pour élargir le marché à l’international, mais je crois que ça ne lui a pas plu.
Lisa fit signe à la serveuse d’apporter deux autres cocktails.
— Elle voulait travailler pendant ses vacances ? Quelle idée ! hasarda Carolyn.
— De toute façon, Arthur a quitté la maison en claquant la porte, et quelques jours plus tard il était mort.
Elle but une gorgée de son deuxième cocktail.
— C’est le problème avec maman, elle ne pense qu’au boulot. Matin, midi et soir, boulot, boulot, boulot… Je crois qu’Arthur en a eu assez. Tu en aurais eu assez à la longue, toi aussi, Carolyn. Elle veut tout diriger : les affaires, la vie des autres, tout ! Tu verras, elle fera pour toi comme pour nous, mais tu peux compter sur moi pour venir à ton secours.
Elle hocha la tête.
— Si tu veux des idées pour avoir la belle vie, appelle-moi, je t’apprendrai.
Carolyn n’en doutait pas. A en juger par ce qu’elle lui avait raconté, Lisa Denison avait réussi dans la vie en ne faisant rien, magnifiquement rien.
De retour au domaine, Carolyn était épuisée par le bavardage de Lisa.
Quand Alan téléphona vers midi à la résidence, Morna l’informa que Carolyn et Lisa étaient sorties faire du shopping, et qu’elle ignorait à quelle heure elles rentreraient.
— Dînerez-vous ce soir à la maison avec Mme Lawrence ? demanda-t elle.
— Oui, Morna. Nous ne sortons pas, ce soir.
Il aurait préféré un dîner en tête à tête dans un petit restaurant, mais son enquête lui imposait des obligations. Il ne devait négliger aucune occasion. Voir vivre les gens, les observer, les écouter, les interroger, c’était l’essentiel de son métier. Si Jasper, Della et ses enfants avaient eu vent du nouveau testament d’Arthur, il se pouvait qu’ils aient conspiré pour se débarrasser du vieil homme.
Aiguillonné par l’urgence, Alan avait passé sa journée au laboratoire. Sachant que Nick serait absent, il avait commencé par son bureau.
— Vous cherchez quelque chose ?
Alan referma le dossier qu’il était en train d’examiner dans un placard et se retourna. Debout dans l’embrasure de la porte, Nelly l’observait.
— Ah, c’est vous, Nelly ? Vous tombez bien, vous allez pouvoir m’aider. J’ai décidé de commencer mon audit de la société par le service livraison. J’aimerais pouvoir proposer assez rapidement des méthodes pour améliorer encore le rendement du service. Au fait, comment va Nick, ce matin ? demanda-t il, changeant délibérément de sujet.
— Je crois que ça va. Ils ne disent pas grand-chose au téléphone. Je suis venue tôt ce matin pour m’occuper de petites choses qui ennuyaient Nick. Je ferai un saut à l’hôpital plus tard dans la journée.
— Très bien. Tout compte fait, je crois que j’ai déjà une bonne vue d’ensemble du service. Je vais attendre le retour de Nick. Il aura bien quelques minutes à me consacrer, pour me fournir les informations qui pourraient me manquer. Je suis persuadé que je vais arriver à lui éviter certains casse-tête. Si cela peut l’aider…
Elle opina de la tête, et il sentit son regard fixé sur lui tandis qu’il se dirigeait vers l’ascenseur. Nelly avait elle menti ou était elle sincère ? Il n’aurait su le dire.
Le reste de la journée n’avait rien livré de passionnant. Il avait employé le plus clair de son temps à bavarder avec le plus grand nombre de membres du personnel. L’ordinateur d’Arthur n’avait rien révélé. Apparemment, personne n’avait tenté d’effacer des données.
Della l’avait ignoré ostensiblement, et quand les coups de 16 heures avaient sonné, il était épuisé. Comme un nageur qui aurait crawlé cinq kilomètres à contre-courant, pensa-t il.
Il s’était levé. Il avait besoin de recharger ses batteries. Il avait besoin de Carolyn.
Quand il arriva à la maison, il vit que la voiture de Lisa se trouvait là, dans le garage. Il monta dans la suite, espérant y trouver Carolyn. Elle n’était pas dans la chambre. Il passa la tête à la porte du bureau et s’arrêta, stupéfait.
— Oh, bonjour…, dit elle en s’avançant vers lui. Je cherchais quelque chose à lire dans la bibliothèque.
Il voulut répondre, mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge. Moulée dans un fourreau rouge qui soulignait la perfection de sa silhouette, elle était sublime et terriblement désirable, l’excitation faite femme. Interloqué, il resta à la regarder sans parler et, sentant qu’il réagissait, jura tout bas… Dieu seul sait ce qui serait arrivé, s’ils avaient été dans leur chambre !
— Que dis-tu de mon nouveau look ? demanda-t elle, un peu inquiète de sa réaction.
— C’est… c’est…
Il était confus, et ne trouvait plus ses mots.
— Je crois que je te préférais avant. Ce n’est pas toi, ça.
— C’est vrai ? C’est quoi, moi, alors ? reprit elle, déçue. Une fille ringarde ? C’est cela que tu veux dire ?
Il tenta de rattraper son impair.
— Ce que je voulais dire, c’est que tu es suffisamment belle naturellement pour ne pas avoir besoin de t’affubler de cette robe de vamp. Tu donnes une idée fausse de toi. Si c’est pour attirer l’attention, tu n’avais pas besoin de ça.
— Tu parles pour toi ou en général ?
Tout doucement, se déhanchant juste un peu, elle avança vers lui.
Il savait que s’il la touchait, il ne pourrait s’empêcher de l’embrasser. Depuis le début, dès l’instant où il l’avait vue, elle l’avait mis à l’épreuve, mais il avait réussi à se contenir car elle n’avait jamais joué de ses charmes. Ce soir, il en allait tout différemment…
Elle s’arrêta devant lui et sourit.
— Ne t’en fais pas, Alan. C’était juste un essai. Lisa s’est trompée.
— Trompée sur quoi ?
— Elle m’a dit que quand il me verrait, mon mari me prendrait dans ses bras et me déposerait sur son lit. Je crois que cette idée me plaisait… inconsciemment. Si le contexte avait été différent…
— Si le contexte avait été différent, il y a belle lurette que ce serait arrivé… même sans une robe aussi… explosive.
Il prit le menton de Carolyn dans ses mains, approcha son visage du sien et prit tendrement sa bouche. Leurs lèvres se frôlèrent, se touchèrent. Celles de Carolyn étaient pulpeuses, suaves. Une bouffée de désir s’empara de lui. Il étouffa un grognement. Enhardie par l’ardeur de son étreinte, elle noua ses bras autour de son cou et approfondit leur baiser.
Se reprenant alors, il la repoussa sans la brusquer.
Ce qu’il faisait était déplacé. Jouer avec les sentiments de Carolyn, inutile. Elle était millionnaire. Elle n’avait pas encore pris conscience de l’étendue de sa fortune ni des privilèges qui en découlaient. Quelques semaines, quelques mois encore et le monde entier s’agenouillerait à ses pieds. Quel que soit l’intérêt qu’elle lui portait aujourd’hui, il serait vite oublié.
— Je suis désolé, Carolyn, murmura-t il. Je n’avais rien prémédité.
Il sourit, penaud.
— C’est la faute de cette fichue robe ?
— Est-ce qu’Angelica porte des tenues sexy ? lui demanda-t elle, mordante.
— Qui ? Qu’est-ce que tu…
— Angelica ! La femme que tu appelles Angelica, tu sais bien.
Troublée par leur baiser, titillée par le désir, Carolyn ne se maîtrisait plus. C’était comme si un petit diable assis sur son épaule s’était amusé à exciter sa jalousie.
— Pourquoi n’es-tu pas franc avec moi, Alan ?
— Ce n’est pas ce que tu penses, Carolyn. Tes conclusions sont fausses.
— Mes conclusions sont peut-être fausses, il n’empêche que tu m’as abreuvée de mensonges depuis notre première rencontre. J’aurais dû me méfier et mener mon enquête moi-même, mais tu ne cessais de me rabâcher qu’il n’y avait pas une minute à perdre. Tu as insisté pour qu’on se marie, légalement, et je sais pourquoi, maintenant : tu avais une idée derrière la tête. Un but inavouable.
Il voulut protester, mais elle l’en empêcha.
— Qui me dit que je ne suis pas victime d’un horrible coup monté par Bancroft et toi pour faire main basse sur mon argent ?
Il fit un geste pour la faire taire, traversa la chambre à grandes enjambées et ouvrit brusquement la porte qui donnait sur le couloir. Il était vide. Mais les portes des chambres étaient ouvertes et quelqu’un avait pu l’entendre. Tant pis, le mal était fait.
Blanc de contrariété, il referma la porte et retourna vers Carolyn, dont la colère n’était pas retombée.
Comment une remarque à propos d’une robe sexy et des coups de téléphone à sa supérieure hiérarchique avaient ils pu dégénérer ainsi, lui valoir ce flot d’injures et une telle suspicion ? Etait elle sincère quand elle le soupçonnait de manigance pour s’emparer de son héritage ? Les doutes, ce poison, la rongeaient ils depuis les premiers jours de leur rencontre ? Lui qui était si heureux de leur collaboration harmonieuse ! Quelle erreur avait il pu commettre pour qu’ils en arrivent là ?
— Je vais tout t’expliquer, Carolyn.
— Je t’en prie, lui dit elle, glaciale.
Il hésita. Il ne pouvait citer Angelica Rivers pour ne pas la mettre en danger. C’était une des règles de base de l’agence, de ne laisser aucune trace qui permette de remonter d’un agent sous couverture à une autre personne.
— Je ne sais pas ce que tu as entendu, dit il, mais…
Il hésita et se tut. Mieux valait la laisser parler.
— Je n’ai pas entendu grand-chose, je ne suis pas du genre à écouter aux portes. Je t’ai seulement entendu appeler Angelica quelqu’un au bout du fil, et je sais que tu as profité de mon sommeil pour passer des coups de téléphone, la nuit. Tu m’as menti.
Elle chercha son regard.
— Je ne comprends pas pourquoi tu ne m’as pas dit la vérité. Tu prétends que tu n’es attaché à personne… Bobard ! Le premier d’une litanie de mensonges, je suppose. Je me sens vraiment idiote.
— Je ne t’ai pas menti. Ni à propos de ma vie privée ni de la situation chez Horizon, rétorqua-t il avec fermeté.
Il avait envie de lui dire qu’aucune femme ne l’avait ému depuis la mort de Marietta. Que sa présence lui faisait mesurer le vide de sa vie. Que, souvent, il sentait monter en lui un besoin de la protéger… Que ce n’était pas du cinéma. Pas pour la galerie. Il vibrait encore du baiser qu’ils avaient échangé… Ne voyait elle donc rien ? Comment pouvait elle douter de sa sincérité ?
— Tu dois me croire, Carolyn : j’ai toujours été honnête envers toi. Tu aurais dû m’avouer que cette Angelica te tarabustait, au lieu de te monter la tête. Je t’aurais rassurée. Je te jure que mes coups de fil ne s’adressent ni à une maîtresse, ni à une fiancée. Mais je ne peux pas t’en dire davantage avant la fin de l’enquête.
Elle écarquilla les yeux, l’air dubitatif.
— C’est tout ? demanda-t elle.
— Oui. Ou bien tu crois ce que je te dis, ou bien tu refuses. Mais c’est la vérité, coupa-t il sèchement.
Il savait qu’il ne la rangerait pas de son côté si elle en avait décidé autrement.
— Ma motivation est toujours la même : je veux mettre fin à des combines qui sèment le chagrin et la mort. On dénombre déjà trop de victimes innocentes. Si tu veux croire qu’il y a autre chose là-dessous, complot ou machination, je ne te force pas à continuer. C’est un jeu dangereux. Tu le joues avec moi ou tu te retires.
Sans répondre, elle s’assit sur le canapé, la tête entre les mains. Comme elle avait l’air fragile, vulnérable… Il dut lutter contre lui-même pour ne pas la prendre dans ses bras.
Quand elle releva finalement la tête, le cœur d’Alan se mit à battre comme un fou.
— C’est décidé, je reste avec toi, dit elle.
Camouflant son soulagement sous un faux air désinvolte, il déclara :
— Morna nous attend pour dîner. Essayons d’être à l’heure, ce soir.
Elle fit un signe de tête et, sans même le regarder, le précéda dans l’escalier. On aurait dit deux étrangers.

Elle fit un signe de tête et, sans même le regarder, le précéda dans l’escalier. On aurait dit deux étrangers.

princesse.samara 20-05-10 06:10 PM

CHAPITRE 10

Le dîner fut lugubre. Seul Buddy faisait montre de bonne humeur. Il avait pêché avec un ami et, persuadé que ses exploits intéressaient la tablée, se vantait de ses prises. Ignorant le regard sévère de sa mère, il fit signe à Seika pour qu’elle lui verse à boire.
Della et Lisa avaient dû se heurter avant le dîner car elles n’échangèrent pas un mot de tout le repas. Jasper, absent de ce qui se passait à table, ne prêtait attention qu’à son assiette et n’ouvrit la bouche que pour laisser tomber ce commentaire définitif :
— Le saumon est sec.
Désireux de détendre l’atmosphère, Alan posa quelques questions à Della sur sa journée, et n’obtint que des réponses polies mais vagues. En mari amoureux et attentif, il souriait à Carolyn, lui proposant du pain, un peu plus de riz… Il était pourtant flagrant qu’elle ne faisait que picorer dans son assiette.
Chaque fois qu’il frôlait son bras, elle frissonnait. Le souvenir de ses lèvres quand il avait happé les siennes la faisait encore trembler. Elle imaginait ses jambes longues et musclées allongées sous la table, et l’idée de cette proximité la troublait.
Quand le repas, interminable, prit fin, Jasper pria Carolyn de l’accompagner dans la bibliothèque. L’étonnement fut général.
— Je veux te montrer quelque chose, dit il, solennel.
L’invitation ne s’adressait pas à Alan, qui fit comme s’il n’avait pas entendu. Il adressa un clin d’œil à Carolyn, lui prit le bras en souriant, et main dans la main, ils suivirent Jasper dans une grande pièce meublée de fauteuils de cuir et d’interminables rangées de livres.
Que pouvait donc lui vouloir Jasper ? Allait il lui révéler quelque chose de terrible sur ses ascendants ? Elle avait essayé d’obtenir quelques informations sur sa mère, sur les tableaux qui la représentaient, mais en vain. Il semblait pourtant impensable que le père et le frère de sa mère ignorent tout de celui qui lui avait fait un enfant. Avait elle été violée par un étranger ? Un ignoble individu avait il abusé de son innocence ? Profité de sa naïveté ?
— Ne t’inquiète pas, assura Alan. Souviens-toi d’une chose : quoi que tu apprennes sur tes parents, cela ne change rien à la femme que tu es. Tu es quelqu’un de bien, Carolyn. Je crois que tu en as largement fait la preuve.
Elle le remercia d’un sourire et s’assit sur le canapé que Jasper lui montrait du doigt. Alan s’installa près d’elle. Jasper s’éclaircit la voix et prit sur la table un paquet de photos qu’il lui tendit.
— Elles sont presque toutes de moi, dit il, à part quelques-unes qui sont de ta mère.
Les mains tremblantes, Carolyn prit les clichés. Ils représentaient surtout Jasper. Jasper assis, Jasper debout, Jasper enfant, Jasper adolescent, Jasper jeune homme, Jasper… Tiens, qui était ce petit personnage, derrière ? Cette petite fille de sept ou huit ans qui riait ou faisait des grimaces. Ma mère ? se demanda Carolyn. Du bout du doigt, elle caressa le tour de son adorable minois. Elle semblait heureuse. Que s’était il passé ? Pourquoi Alicia avait elle fugué ? Pourquoi avait elle abandonné un enfant sans nom et indésirable ?
— Vous n’avez pas de photos de sa mère un peu plus âgée ?
Jasper fronça les sourcils.
— Il y avait une boîte de photos dans la bibliothèque, autrefois, mais je me demande ce qu’elles sont devenues. Quand Della a emménagé, elle a fait un grand ménage et s’est débarrassée de pas mal de choses qui traînaient. Je dois dire qu’on ne pouvait pas se douter de ce qui allait arriver. Qui aurait cru qu’un jour la fille d’Alicia ferait son apparition ?
— Bien sûr, acquiesça Carolyn. Je me demande ce que ma mère penserait de tout cela. Vous croyez qu’elle serait étonnée que son père ait légué sa fortune à sa fille ?
En guise de réponse, Jasper haussa les épaules. Carolyn lui rendit les photos qu’il remit dans le tiroir sans en prendre grand soin. Quantité négligeable, songea-t elle.
Pendant ce temps, Alan avait étudié le visage de Jasper, sur lequel il n’avait pas décelé une once de douceur. L’homme n’était pas le personnage détaché et tranquille qu’il s’appliquait à paraître, ce qui confirmait les soupçons d’Alan. Sous la façade lisse de l’homme de sciences, une rancœur sourde avait aigri l’individu. Avait il une part de responsabilité dans le malheur de sa sœur ? Et n’allait il pas, maintenant, reporter sur Carolyn ses ressentiments ?
Après avoir remercié son oncle, Carolyn, suivie d’Alan, sortit de la bibliothèque. Prétextant une envie de se reposer, elle refusa de l’accompagner dehors et monta directement.
L’air était lourd, ce soir. La nuit commençait à tomber. Alan fit le tour de la maison, décidément imposante. L’héritage que Carolyn venait de faire, en la propulsant aux plus hautes marches de l’échelle sociale, l’auréolait d’un incontestable prestige. Dans ce monde d’opulence qui devenait le sien, elle choisirait sans tarder un mari fortuné qui ne dérogerait pas à son rang.
Alan grogna et envoya balader un caillou. Jaloux ? se dit il. Ce n’était pas son genre.
Comme il levait le nez vers la maison, il vit de la lumière dans les appartements de Della et hésita à lui rendre visite. C’était dangereux. Puisqu’il travaillait ici sous couverture, mieux valait adopter un profil bas. Attirer l’attention sur lui risquait de saborder le travail déjà accompli. Sous quel prétexte un jeune marié se promènerait il seul, dehors, au lieu d’être blotti contre le corps doux et tiède de sa jeune et belle épouse ?
Il rentra dans la maison, avec un souci en tête : se raccommoder avec Carolyn. Outre la tristesse que lui causait leur brouille, il avait besoin d’elle pour poursuivre son enquête. Bon gré mal gré, il fallait qu’elle continue à jouer le jeu. Heureusement, autour de la table, les convives, absorbés dans leurs pensées, n’avaient rien remarqué de la tension qui régnait entre eux. Du moins l’espérait il. Un regard, un geste, un soupir, une remarque pouvaient suffire à les trahir.
A peine levée de table, Carolyn était montée dans sa chambre. Serait elle éveillée quand il la rejoindrait ? Il fallait qu’ils parlent. C’était important.
Hélas ! Non seulement elle était couchée, mais apparemment, elle dormait. Déçu, il soupira. Le lendemain matin, à la première heure, avant même de descendre déjeuner, ils mettraient les choses au point.
*
* *
A 2 heures du matin, Carolyn se réveilla en criant, poursuivie par un cauchemar qui ne la quittait pas depuis son enfance. Tout avait commencé quand une orpheline un peu plus âgée qu’elle lui avait affirmé, pour la terroriser davantage, qu’on l’avait trouvée sous un tas de bois à l’orphelinat. Poussant la cruauté à son comble, l’adolescente lui avait montré l’endroit où on empilait les bûches. Dans ses cauchemars, Carolyn se voyait enterrée vivante sous les stères trop lourds, incapable de se dégager malgré ses efforts frénétiques. Elle criait, hurlait, se débattait, quand arrivait une sorcière qui mettait le feu au tas de bois.
Ses cris d’effroi réveillèrent Alan, qui venait de s’endormir. Il s’approcha d’elle dans le lit, mais elle le repoussa et continua de pleurer.
— Ne me brûlez pas ! Ne me brûlez pas !
Elle se battait avec l’énergie du désespoir, comme un animal pris au piège. Tandis qu’il tâchait de la rassurer, elle le griffa au bras.
— Carolyn, réveille-toi, c’est un rêve… Tout va bien.
Doucement, la voix d’Alan trouva son chemin dans les méandres cotonneux de son esprit. Elle ouvrit les yeux, et commença à émerger du tourbillon de peur qui l’avait aspirée.
— Tu rêvais, Carolyn. Tout va bien.
Sa respiration était saccadée. C’était tout juste si elle ne sentait pas encore les flammes qui la léchaient et le poids énorme des bûches sur son pauvre petit corps d’enfant. Il l’entoura de ses bras, et la sentit peu à peu se détendre.
Du bout de la langue, il cueillit une larme salée sur sa joue, tout en remettant en place une mèche de ses cheveux. Il la serra un peu plus fort contre lui. Dans ses bras, elle semblait reprendre peu à peu confiance. L’horreur et la peur se dissipaient. Il se passa quelques minutes et son pouls reprit son rythme normal, son souffle redevint régulier. Elle ferma les yeux et, refusant de penser, laissa la chaleur de ce corps viril et rassurant la protéger comme un rempart contre l’effroi.
— Ça va ? dit il doucement.
Elle ne répondit pas, mais fit oui de la tête. Elle était toujours dans ses bras et semblait s’y trouver bien, blottie contre sa poitrine. Le silence était profond, seul le tic-tac discret du réveil le trouait. Comme il la serrait contre lui, il remarqua qu’elle était plus grande qu’elle ne le paraissait. Ils n’étaient séparés que par l’épaisseur de leurs vêtements de nuit, et c’était une défense bien mince contre les pensées qui l’assaillaient. Qu’elle devait être belle, entièrement nue…
Une envie de la caresser lui chatouilla l’extrémité des doigts. Elle n’était que courbes et rondeurs, creux et déliés. Un véritable péché.
Il vit sa bouche remuer et approcha les lèvres. Sentant son souffle tiède, il recula la tête.
Au prix d’un effort considérable, il chassa les pensées qui l’entraînaient inexorablement vers un enfer… merveilleux. Vu son désarroi, elle répondrait sans aucun doute à ses élans de tendresse et à son désir.
Comment lui ferait elle encore confiance, quand il lui avait juré que leur mariage resterait platonique ? Une fois qu’ils auraient fait l’amour, il n’y aurait plus de retour en arrière possible. Compte tenu de l’enjeu, ils ne pouvaient se permettre d’être empêtrés dans des sentiments. Elle se dégagea de ses bras, ce qui ne le surprit pas, et roula doucement sur le dos.
— Veux-tu me raconter ? demanda-t il tendrement, pour ne pas l’effaroucher. Cela soulage, de parler.
Il se hissa sur un coude pour la regarder. Elle fixait le plafond.
— Je suis… Je suis désolée, dit elle.
Elle n’avait pas fait de cauchemars depuis longtemps et trouvait ridicule sa crise d’hystérie. Qu’allait il penser d’elle ? La même chose que ses parents adoptifs, qui la grondaient, quand ils ne la punissaient pas, pour avoir troublé la maisonnée par ses terreurs nocturnes. Ce n’était rien d’autre, disaient ils, que des caprices de gosse infernale.
— Tu n’as pas à t’excuser, lui dit il en tournant son visage vers lui.
Les rideaux n’avaient pas été bien tirés, et laissaient passer un rayon de lune qui éclairait ses yeux. Dans cet éclat de lumière, peut-être parce qu’ils étaient encore noyés de larmes, ces yeux étaient plus beaux et plus bouleversants que d’ordinaire. La douleur s’y lisait encore.
— Il n’y a pas de crime à faire des cauchemars, douce Carolyn.
Elle fouilla son visage, y cherchant la certitude qu’il ne se moquait pas d’elle. Puis elle mouilla ses lèvres et lui raconta son histoire.
Son récit achevé, elle se tut et regarda Alan, dont la colère n’avait cessé de croître au fil du récit. Elle méritait bien la chance qui la comblait aujourd’hui, se dit il. Et si un malheureux s’avisait de toucher, ne serait-ce qu’à un de ses cheveux, il aurait affaire à lui.
— Je te remercie de m’avoir raconté ça, dit il en la serrant comme un bébé dans le creux de son bras.
Elle ne protesta pas, resta immobile et ferma les paupières. Puis elle inspira profondément, comme si le récit qu’elle venait de faire l’avait libérée d’un poids trop lourd pour ses épaules.
Quand il entendit son souffle régulier, Alan comprit qu’elle s’était endormie. Il rejoignit alors son côté de lit. Il n’était pas sûr de pouvoir contrôler son désir, s’il se réveillait pendant la nuit. Elle était si chaude contre lui, et cela faisait trop longtemps qu’il n’avait pas été satisfait sexuellement. Il en avait la certitude, il connaissait une femme merveilleuse qui avait ravivé le feu qui sommeillait en lui depuis la mort de Marietta. Il sentait qu’il était en train d’en tomber amoureux, avec tous les risques que la passion entraîne.
Il grommela tout bas.
Pourquoi la petite-fille longtemps perdue de vue par Arthur Stanford était elle si belle et si excitante ?
Sa mission était déjà assez difficile… Pourquoi fallait il que des questions sentimentales la compliquent ?
Carolyn dormit tard, le lendemain matin, et ne s’éveilla qu’avec l’arrivée d’Alan qui lui apportait son petit déjeuner.
— Bonjour, chérie…
Surprise par cette marque de tendresse, elle regarda autour d’elle. Ces mots doux s’adressaient bien à elle. Redoublait il de gentillesse pour lui faire oublier son affreux cauchemar ?
Détestant être plainte, Carolyn se redressa dans son lit.
— Qu’est-ce que c’est ?
— J’ai pensé que tu méritais de prendre ton petit déjeuner au lit. D’autant que l’atmosphère, en bas, est à peu près aussi joyeuse que celle du dîner d’hier soir. Bien sûr, si tu préfères affronter la mine sinistre de Jasper et les remarques caustiques de Della, je peux repartir avec mon plateau.
— Jamais de la vie ! martela-t elle en tapotant son oreiller.
Alan déposa le plateau devant Carolyn qui souleva aussitôt les couvercles. Céréales, biscuits, fraises à la crème…
— Merci, mon chou, dit elle sur un ton badin, tu es vraiment trop gentil.
— Quels sont tes projets pour aujourd’hui ? lui demanda-t il en s’asseyant au bord du lit.
Elle mordit dans un biscuit, l’air absorbé.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Tu as des suggestions à me faire ?
— Nous pourrions peut-être aller t’acheter une voiture car il est temps, je trouve, que tu aies un véhicule à toi. De plus…
— De plus ?
— Je me sentirais mieux, te sachant libre de te déplacer comme tu veux au lieu de dépendre de quelqu’un.
Elle chercha son regard.
— Tu ne me cacherais pas quelque chose, par hasard ? Hier, tout s’est bien passé quand nous nous sommes promenées, Lisa et moi. Et, au besoin, je peux emprunter l’une des voitures qui sont dans le garage.
— Je ne veux pas que tu prennes de risque.
— J’ignore ce que tu veux dire, répondit elle en fronçant les sourcils.
— Tout simplement ceci : qu’il est plus facile d’avoir l’œil sur une voiture que d’en surveiller deux ou trois.
— Surveiller ? reprit elle faisant l’étonnée.
Alan ne parlait pas de mécanique, et elle le savait.
— Tu ne penses pas que…
Elle laissa sa phrase en suspens.
— Je ne pense à rien de précis pour l’instant, sinon qu’il te faut une voiture et que ce serait une bonne idée d’aller l’acheter. Qu’en penses-tu ? De quelle voiture as-tu envie ?
— Une voiture avec de bons pneus et qui démarre au quart de tour.
Alan se mit à rire.
— Je pense que cela devrait se trouver.
Carolyn ne parvenait pas à se décider. Quels vêtements allait elle porter aujourd’hui ? Après de longues hésitations, elle opta pour un pantalon camel en étamine de laine, bien appliqué sur les hanches, et le chemisier couleur sable qui se mariait à ravir avec son collier et les boucles d’oreilles en or serties d’améthystes. Elle remonta ses cheveux assez haut sur la nuque, puis déposa quelques gouttes de parfum derrière ses oreilles.
La voyant, Alan ne put retenir un Oh ! d’admiration.
— Tu as tout d’une grande bourgeoise qui s’apprête à acheter la plus luxueuse des limousines, dit il, extatique. Allons-y, faisons le bonheur d’un concessionnaire.
Trouver la voiture idéale se révéla plus difficile qu’Alan ne l’aurait imaginé. Déboussolée par ce que l’argent dont elle disposait subitement lui permettait de s’offrir, Carolyn se promenait dans les show-rooms comme une enfant à qui l’on propose tellement de bonbons qu’elle ne peut plus choisir.
— Que penses-tu de celle-ci ? Tu la trouves assez grande ou tu préfères un modèle encore plus gros ? Tiens, regarde celle-là, elle est du même bleu que tes yeux, dit il en lui montrant une petite sportive.
— Je ne pense pas que ce soit mon genre, répondit elle. Non, je préférerais quelque chose de plus grand mais de moins tape-à-l’œil.
Son choix se porta finalement sur une marque étrangère, un modèle de taille moyenne, blanc avec intérieur de cuir bordeaux. Alan, soulagé, soupira.
Le vendeur accepta de la livrer à la maison le jour même. Après un déjeuner pris sur le pouce, ils rentrèrent chez Horizon dans la voiture de location d’Alan.
— Je pense qu’il faudrait que je passe un peu de temps dans les services administratifs, dit il en se garant devant les bureaux.
Sans entrer dans les détails, il lui fit part de sa conversation avec Suzanne Kimble au petit déjeuner.
— Elle m’intrigue, poursuivit il. Je sais qu’elle est chef de service, ce qui est un poste à forte responsabilité.
— Tu ne la soupçonnes quand même pas d’être impliquée dans le trafic de médicaments ?
L’air vraiment surpris, elle se tourna vers lui.
— Elle a l’air tellement gentille…, ajouta-t elle.
— Je ne l’accuse pas, rectifia-t il. A ce stade, je cherche un fil à dérouler pour voir où il mène. Quand ils verront qu’on est près de les identifier, les malfrats tâcheront de nous arrêter. A ce moment-là, ça deviendra dangereux. Ta fonction fait que tu es particulièrement exposée, Carolyn. Je te demande en conséquence de ne rien faire sans m’en avertir au préalable.
Supportant de plus en plus mal qu’on lui dicte sa conduite, Carolyn commença à grogner. N’était elle pas capable de se prendre en charge toute seule ?
Elle se tournait vers Alan pour protester, quand elle vit son regard, dur et presque cruel. Aussitôt, elle se tut. Il ne semblait pas d’humeur à discuter. Etait-ce le même homme qui l’avait tenue dans ses bras et réconfortée, la veille ?
— D’accord, finit elle par répondre, mais sache que c’est une idée qui m’insupporte.
Le regard d’Alan s’adoucit. L’indépendance qu’elle revendiquait haut et fort était un trait de son caractère qu’il aimait particulièrement. Quoi qu’il arrive, elle voulait être libre d’agir à sa guise, en fonction d’elle et non de forces extérieures.
— Pourquoi ne passerais-tu pas la journée avec Della ? suggéra-t il. Si je n’étais pas là, c’est sûrement ce que tu ferais pour te mettre au courant.
— Elle doit penser que je suis futile et frivole, et que je partage mes journées entre la grasse matinée et le lèche-vitrines avec Lisa.
Alan fit la moue.
— Tant mieux, si c’est ce qu’elle pense. Moins elle se méfiera de toi, plus elle baissera la garde. C’est là qu’il faudra que tu ouvres tout grands tes yeux et tes oreilles.
— Que veux-tu que je regarde ou que j’entende ? Je ne connais rien à ce business qui est à des années-lumière de mon métier, lui rappela-t elle.
Comment pouvait il penser qu’elle était capable d’être son partenaire dans cette enquête, puisque ce domaine lui était totalement étranger ?
— Pour l’instant, *******e-toi d’observer Della. Si tu remarques une attitude étrange, note-la dans un coin de ta tête.
— Comme quoi, par exemple ?
— Si, par exemple, tu vois qu’elle entre en contact avec une personne qui n’a rien à voir avec Horizon… Celui qui orchestre l’opération de marché noir au sein de la société n’agit pas seul, de toute évidence. C’est beaucoup trop important et trop complexe.
Si les preuves contre Horizon n’avaient été aussi flagrantes, Carolyn aurait plaidé l’innocence de la société. Comme elle aurait aimé qu’Alan fasse fausse route… Hélas ! Rien ne l’arrêterait. Sa conviction et sa détermination étaient inébranlables. Il avait perdu un être cher, et d’autres encore mourraient si les coupables n’étaient pas remis entre les mains de la justice.
— D’accord, répondit elle. Je ferai ce que je peux. Je suis assez intuitive, et cela m’a déjà servi.
Ensemble, ils franchirent l’entrée du bâtiment. Et, pour donner le change, il l’embrassa ostensiblement dans le hall.
— A tout à l’heure, chérie.
Au moment où les portes de l’ascenseur allaient se refermer, il lui adressa de loin un baiser. Elle souriait encore en pénétrant dans le bureau de l’assistante de Della.
— Bonjour. Je suis Carolyn Lawrence. Mme Denison est elle là ?
— Elle sera sûrement là pour vous, lança la secrétaire en actionnant son Interphone.
Della devait l’avoir entendue, car la porte de son bureau s’ouvrit avant même que la jeune femme ait eu le temps de l’avertir.
— Voyons, Carolyn, vous n’allez quand même pas vous faire annoncer ! Pourquoi n’êtes-vous pas passée par les portes de communication entre nos deux bureaux ?
— Pour tout vous avouer, je ne suis pas encore passée à mon bureau, répondit Carolyn. Je suis allée m’acheter une voiture.
— Une voiture… Entrez donc. Nous avions une petite réunion, Cliff et moi, mais nous avons bientôt fini.
A la vue de son ancien camarade, le sentiment de bien-être qu’éprouvait Carolyn s’estompa. Cliff était assis dans un fauteuil profond et, dès qu’il la vit, se leva, un sourire vaguement sarcastique aux lèvres.
— Bonjour, Carolyn. J’ai bien entendu ? Tu viens de t’offrir une voiture ? Une Cadillac, je suppose, avec des chromes et toutes les options, j’imagine…
— Ah, non. Désolée de te décevoir, Cliff, répondit elle sans s’étendre davantage.
Se tournant alors vers Della, elle lui sourit.
— Pardon de vous interrompre. Si cela ne vous dérange pas, je vais m’asseoir dans un coin pendant que vous finissez. Faites comme si je n’étais pas là.
— C’est entendu.
Della se réinstalla dans un fauteuil de cuir, dans le coin salon de son bureau. Cliff retourna s’asseoir en face d’elle. Plusieurs dossiers étaient ouverts sur la table. Della en prit un et le reposa aussi vite.
— Excusez-moi, j’ai oublié de préciser un détail à mon assistante.
Sur ces mots, elle quitta le bureau. Profitant de ce qu’ils étaient seuls, Cliff se leva à son tour et s’approcha de Carolyn.
— Alors, comment va notre petite fille riche ?
Le ton était affable, mais l’étincelle qui brillait dans ses yeux en disait long sur ses intentions.
— Comme toujours, répondit elle, tout sourires. Rien n’a changé. Je pourrais me réveiller demain matin et retourner à mon ancienne vie, si la roue devait se mettre à tourner à l’envers.
— Ce serait désolant. Je serais navré pour toi. Tu te vois, recommencer à traîner ton passé comme un boulet au pied ?
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? Tu sais, il y a belle lurette que j’ai digéré mon passé. Mes erreurs, tout cela, c’est de l’histoire ancienne. Pas pour toi, Cliff ?
S’il devait y avoir chantage, il fallait qu’il comprenne que les deux parties en avaient autant en réserve. Elle savait des choses sur lui qu’il n’aimerait sûrement pas voir déballées sur la place publique et, en définitive, il avait beaucoup plus à perdre qu’elle.
Soudain, une idée lui traversa l’esprit. Et si Cliff ne la faisait pas chanter pour de l’argent, mais pour son silence ? S’il était mêlé à cette histoire de marché mafieux, il pouvait user de toutes les ruses pour l’empêcher d’alerter la terre entière.
— Je n’aime pas les compromis, Cliff, reprit elle.
— Dommage, Carolyn.
Il entamait une autre phrase quand Della entra. Le visage de Cliff se détendit aussitôt. Sans demander son reste, il se leva et prit congé.
Le reste de l’après-midi, Carolyn le passa à observer Della qui pianotait sur son ordinateur. Le téléphone sonna à plusieurs reprises ; Della décrocha et répondit, sans prendre la peine d’informer Carolyn du contenu de la conversation. Si elle devait un jour prendre en mains les finances de la société, il fallait qu’elle s’attende à ne recevoir aucune aide de Della. Heureusement, il resterait les dossiers. Compte tenu de son niveau, elle devait être capable de se rendre compte de la solvabilité des laboratoires. Cela dit, comment cette femme, à elle seule, pouvait elle tout contrôler dans des domaines si différents ? Son grand-père, qui devait être un homme sensé, ne pouvait avoir placé — aveuglément — sa confiance en Della Denison.
Quand Alan fut prêt à quitter l’administration, l’heure de la fermeture sonnait. Le temps passé avec Suzanne s’était révélé aussi peu productif que celui que Carolyn avait passé avec Della. Il avait observé les machines, mais Suzanne ne s’était pas montrée prolixe en explications. Pour l’heure, il était toujours incapable de voir de quelle manière de fausses commandes pouvaient partir. Ils n’avaient donc pas progressé.
Ils décidèrent de ne pas rentrer à la résidence. Endurer un dîner aussi tendu que celui de la veille était au-dessus de leurs forces. Quand Carolyn appela Della pour lui dire qu’ils dînaient en ville, celle-ci leur recommanda, à leur grande surprise, un petit restaurant de bord de mer « où l’on sert un fabuleux homard », précisa-t elle.
Le tour de la baie se révéla un vrai bonheur. La nourriture aussi. Comme Carolyn et Alan se détendaient et savouraient les mets, ils décidèrent d’un commun accord d’éviter les sujets qui fâchent.
Pendant deux heures environ, ils ne furent que deux personnes qui cherchent à mieux se connaître. Après le dîner, ils décidèrent de se promener sur les quais, puis de faire une incursion dans les petites rues adjacentes, bordées de coquets magasins.
— Tu devrais entrer et t’offrir quelque chose de joli, lui dit il.
— Tu sais, je ne suis pas une consommatrice insatiable, répondit elle. Je n’ai pas besoin de posséder pour apprécier.
Il fit une moue dubitative.
— Je pense que tu changeras vite d’avis. En attendant, pourquoi n’achètes-tu pas des cadeaux pour tes amies ? Pour Rosie, par exemple.
Carolyn écarquilla les yeux.
— Tu as raison, c’est une bonne idée. Je vais lui acheter une boîte à musique. Si tu savais le nombre de fois où elle m’a fait écouter ces fichues mécaniques ! Elle a failli me rendre folle, d’autant qu’on savait très bien, l’une comme l’autre, qu’elle n’avait pas le premier sou pour en acheter une.
Ils trouvèrent une boutique de cadeaux, où Carolyn choisit un carrousel miniature avec de petits chevaux peints de couleurs pastel. Ravie de son achat, elle prit le coude d’Alan et, bras dessus bras dessous, ils retournèrent à la voiture.
— Si nous faisions une petite balade en voiture, maintenant ? lui proposa-t il comme s’ils avaient été deux amoureux. La nuit est claire, nous pourrions nous arrêter et compter les étoiles.
— En tout bien tout honneur ? répliqua-t elle sur un ton badin.
Il était beau, ou plutôt craquant, et avait un goût très sûr pour s’habiller.
— Absolument, répondit il.
— C’est vrai que la nuit est belle, dit elle à son tour. Ce serait dommage de ne pas en profiter.
Son audace la surprit. Flirter n’avait jamais été sa tasse de thé, et elle se sentait un peu nerveuse. Que ferait elle, s’il pensait qu’elle lui faisait du charme et se montrait trop entreprenant ? Faire l’amour dans une voiture, quand on a un lit immense qui vous attend, était pour le moins ridicule.
Ils firent quelques kilomètres sur le grand axe, puis Alan tourna sur une petite route qui menait à un point de vue dominant la baie de Puget. Il y avait un autre véhicule garé là, qui redémarra aussitôt.
Une superbe plage de sable blanc s’étirait en bas, au pied de la falaise à pic. Alan coupa le moteur.
— J’adore le bruit des vagues, dit Carolyn. Tu crois qu’il existe un chemin pour descendre jusqu’à la mer ?
— Ça me semble un peu raide, mais on peut aller voir.
Main dans la main, ils s’avancèrent jusqu’au bord de la falaise. Soudain, dans le fracas des vagues, le ronflement d’un moteur de voiture apparemment lancée à grande vitesse les fit se retourner. Elle fonçait droit sur eux.
Aveuglée par les phares, Carolyn se mit à hurler. Les jambes en plomb, paralysée, elle attendait l’imparable choc quand, d’un revers du bras, Alan la bouscula. Un grincement terrifiant de freins leur vrilla les oreilles. C’était trop tard pour esquiver. Projetés dans le vide, ils basculèrent sur la pente qu’ils dévalèrent jusqu’à la mer. Comme deux cailloux.

princesse.samara 20-05-10 06:27 PM

CHAPITRE 11


Carolyn atterrit sur le dos dans le sable humide et froid. A moitié assommée, elle vit les étoiles tournoyer dans le ciel. Tout s’était déroulé tellement vite qu’il lui semblait presque qu’elle avait rêvé, mais son corps endolori était là pour lui rappeler que ce n’était nullement un cauchemar.
Quand elle entendit Alan grogner, ses doutes s’évanouirent pour de bon. Cherchant son souffle, elle parvint à s’asseoir. Elle avait mal partout. Avec prudence, elle remua les jambes pour s’assurer qu’elle n’avait rien de cassé, puis elle balaya du regard l’étroite bande de sable sur laquelle avaient déboulé les pierres. Le bruit des rouleaux couvrait la plainte d’Alan, et elle avait du mal à apprécier l’endroit où il était tombé.
— Alan ! Où es-tu ? s’écria-t elle en se levant avec difficulté.
Il n’était pas sur la plage. Sans doute, dans sa chute, était il resté accroché à un rocher, et n’avait il pas dévalé toute la pente ? Dans le flou de la nuit, elle ne distingua d’abord rien. Ce n’était partout que formes fantomatiques. Mais ses yeux s’habituant peu à peu à l’obscurité, elle crut voir quelque chose bouger sur la falaise.
Ignorant son corps meurtri, elle commença à grimper. La plainte se précisa, et elle le vit. Coincé entre deux rochers qui l’avaient arrêté dans sa chute mais dont l’un l’écrasait, il gémissait tout en essayant de se dégager.
A eux deux, au prix d’efforts insensés, ils réussirent à pousser le bloc de roche et à le faire rouler en bas. Carolyn se pencha sur Alan et, d’un ton qui ne tolérait pas la contradiction, ordonna :
— Ne bouge pas.
Elle tâta son pouls. Il ne filait pas, ce qui la rassura. Très appliquée, elle palpa ses hanches, ses jambes, ses bras et son crâne. Aucun signe extérieur de blessure.
— Où as-tu mal ?
— Où n’ai-je pas mal ? Ce serait plus simple, dit il en s’asseyant.
Il la rassura très vite. Il allait bien. Soulagée, elle soupira.
— Et toi ? s’enquit il.
— Moi, j’ai tout dévalé jusqu’en bas et j’ai atterri sur le sable. Un vrai plaisir, ajouta-t elle, essayant de ne pas grimacer de douleur chaque fois qu’elle remuait.
Elle regarda en l’air et grogna en silence.
— Veux-tu que nous attendions un peu avant de remonter ?
Elle hocha la tête. Plus le temps passait et plus leurs muscles, en se refroidissant, les faisaient souffrir. Mieux valait ne pas penser au réveil, le lendemain matin. Complètement courbatus, ils auraient du mal à mettre un pied devant l’autre.
— Tu crois que le danger est écarté ? demanda-t elle, la voix cassée par la peur.
Elle avait raison de s’interroger. Peut-être que quelqu’un, tapi dans l’ombre, les attendait pour achever le travail. Le hurlement des freins résonnait encore à ses oreilles. Il ne faisait aucun doute qu’on avait cherché à les éliminer en les projetant dans le vide. Pour Alan, cependant, l’agresseur ne devait plus rôder dans les parages, car il était sûrement armé et les aurait abattus.
— Je pense qu’il n’y a plus aucun risque, murmura-t il, priant le ciel pour dire vrai.
Escalader la falaise fut moins pénible qu’ils ne l’avaient redouté. Et le fait d’être tous deux en vie relevait du miracle. Les bleus et les égratignures finiraient par cicatriser.
Arrivé en haut de la pente, Alan traversa le parking devant Carolyn, jouant ainsi les boucliers. Tout était calme, le parking vide, à l’exception de leur voiture. L’oreille aux aguets, il attendit ; mais aucun bruit de moteur, pas un son, pas un frémissement ne vint troubler le silence de la nuit.
— Bon, allons-y, dit il.
De la main, il fit signe à Carolyn de courir derrière lui jusqu’à la voiture. Dès qu’ils furent à bord, Alan démarra sans demander son reste et fila à tombeau ouvert vers le centre— ville.
Carolyn s’était serrée contre lui sur la banquette et ne disait rien, en état de choc. Tout s’était passé si vite qu’elle essayait de visionner mentalement le déroulement des faits et de rassembler ses esprits.
— As-tu vu quelque chose de la voiture ? demanda Alan.
Elle hocha la tête.
— Je n’ai pas eu le temps.
— Ces fichus phares nous ont tout de suite aveuglés. La seule chose dont je suis sûr, c’est que c’était une voiture, je veux dire qu’il ne s’agissait ni d’une camionnette ni d’un fourgon.
— Il faut porter plainte à la police, dit Carolyn.
L’idée de faire la une des médias lui répugnait, mais que faire ? On avait essayé de les tuer, après tout.
— Non ! s’exclama Alan. Il faut éviter que la police se mêle de cette histoire.
— Mais…
— Si elle commence à mettre son nez là-dedans, je ne donne pas cher de notre couverture. J’imagine d’ici la tête de mon boss apprenant que je suis à l’origine d’une fuite. Je crois qu’il me tuerait. Et puis, tu les connais, ces messieurs de la brigade locale : il n’y a pas pires pour tout compliquer.
— On ne peut quand même pas rester comme ça… Comme si rien ne s’était passé !
— Il n’est pas question de laisser passer, répondit il en la voyant s’énerver. Mais quand un événement comme celui-ci se produit, on doit le prendre comme un avertissement. Ensuite, il faut aller vite.
Il la regarda avec intensité.
— Tu m’as dit que tout s’est passé normalement, avec Della, cet après-midi ?
— En tout cas, je n’ai rien remarqué de suspect.
Elle serra les dents.
— Il y a juste eu ce petit accrochage avec Cliff. Rien qui concerne la société, s’empressa-t elle d’ajouter. C’était personnel.
Alan frappa son volant de la main.
— Bon sang, Carolyn ! Je t’ai demandé de tout me dire. Tout, tu comprends ! Je me moque que ce soit personnel ou pas, je veux tout savoir.
Vexée d’être grondée comme une petite fille, mais se sentant en faute, Carolyn raconta sa conversation avec Cliff.
— Il sait que je ne lui verserai pas un sou.
— Ai-je bien compris ? Tu lui as dit à mots couverts que, s’il le fallait, tu n’hésiterais pas à te servir de son passé pour le discréditer ?
— Pour être tout à fait précise, je lui ai dit que s’il voulait me faire chanter, je lui rendrais la pareille.
Il haussa les épaules.
— Ma chère Carolyn ! Toi ? Maître chanteur ?
Il s’esclaffa.
— Tu ne penses quand même pas que… ? Non, Cliff ne serait pas capable d’une chose pareille. C’est un manipulateur, un gentil voyou, mais de là à l’accuser de meurtre. D’ailleurs, c’est Della qui a suggéré ce restaurant. Pas lui. Elle a pu nous suivre.
— Ou raconter à qui voulait l’entendre que nous dînions ce soir à cet endroit-là. Si nous restons tranquilles, je veux dire si nous n’ébruitons pas ce qui nous est arrivé ce soir, nous pouvons débusquer le menteur. Ce sera celui qui feindra de ne pas savoir où nous dînions.
— D’accord, mais comment allons-nous expliquer que nous ayons l’air de deux SDF ?
— Nous n’avons qu’à regagner notre suite par l’escalier extérieur. Avec de la chance, nous ne croiserons personne.
Carolyn appuya la tête contre le dossier de son siège. Pour l’heure, elle était trop fatiguée et trop choquée pour jouer les détectives. Elle n’avait envie que d’une chose : prendre un bon bain chaud et enfiler des vêtements secs.
Sur le parking, elle s’aperçut que sa belle voiture neuve était là ; en revanche, les autres voitures de la maison étaient sorties. Lisa et Buddy rentraient toujours tard, et ce n’était pas surprenant ; c’était plus étrange de la part de Della et de Jasper, qui se rendaient rarement en ville après le dîner.
Il faudrait vérifier leurs allées et venues de la soirée.
Ils regagnèrent leur suite sans être vus. La porte refermée derrière eux, ils allumèrent et, pour la première fois depuis l’incident, se regardèrent.
Leurs vêtements étaient sales et déchirés. Leurs bras, leurs jambes, couverts de bleus et d’écorchures. Si les circonstances n’avaient pas été aussi graves, ils auraient pouffé de rire, en se voyant dans cet état.
— Tu n’as qu’à occuper la salle de bains le premier, dit Carolyn.
— On peut la partager, proposa-t il en riant.
— On pourrait, dit elle, comme si cette idée méritait réflexion. Mais je te préviens : je vais rester très très longtemps dans mon bain… Et seule.
— Tu ne peux pas me reprocher d’avoir essayé !
Profitant de ce qu’il se douchait, elle se déshabilla pour contempler l’ampleur des dégâts. Elle n’était que plaies et bosses. Mettant à profit son expérience en salle des urgences, elle ouvrit sa trousse médicale, désinfecta les plaies et appliqua successivement mercurochrome, compresse stérile et sparadrap, puis elle passa le caftan, fluide et chatoyant, que Lisa l’avait convaincue d’acheter.
— A ton tour ! lança Alan en émergeant de la salle de bains.
Il s’était noué une serviette-éponge autour des hanches. Une longue écorchure lui balafrait la jambe, et il avait un bleu très visible à l’épaule. Ses bras n’étaient qu’une enfilade de plaies tuméfiées.
Après l’avoir détaillé de la tête aux pieds, elle lui tendit sa trousse de secours.
— Désinfecte bien avant de mettre une gaze, surtout.
— Pardon ? Pour une fois que j’ai la chance d’avoir un médecin sous la main, j’estime que tu pourrais prendre un peu soin de moi. Je peux attendre que tu sortes de ton bain, suggéra-t il. Ce n’est pas urgent à ce point-là !
— Désolée, cher ami, mais je ne fais pas de visite à domicile.
Là-dessus, elle donna une pichenette à la serviette de bain qui lui enserrait les reins et se détourna très vite pour ne pas céder à la tentation.
Ni l’un ni l’autre ne dormit correctement, cette nuit-là. Ankylosé et endolori, Alan n’était pas tenté par les câlins et écoutait Carolyn se tourner et se retourner dans son lit, en quête d’un improbable sommeil. Comme lui, elle devait être affreusement courbatue.
Allongé dans le noir, il essayait de relier cet incident à d’autres faits intervenus plus tôt. Quelqu’un avait cherché à les éliminer. Cela le confortait dans l’idée que la mort d’Arthur Stanford n’avait pas été accidentelle. Dans les deux cas, le mode opératoire était le même. Il était urgent d’arrêter le criminel avant qu’il ne frappe encore. Quelqu’un commençait à s’impatienter. Qui ?
Passant mentalement en revue les suspects potentiels, Alan ne put en retenir aucun.
Quand il remua pour se lever, Carolyn battit des paupières et marmonna :
— Non, ne me dis pas qu’il est déjà l’heure.
— Désolé, mais je ne mens jamais… Du moins, presque jamais.
Il était debout au pied du lit, dans son pantalon de pyjama rayé, et il la regardait en souriant.
— Me croiras-tu si je te dis que tu n’as jamais été aussi belle, Carolyn ?
— Cela ne t’a pas suffi, tu veux un autre coup ?
— Sans façon. J’ai eu mon compte.
— Tu sais que les balafres te vont bien ? reprit elle d’un ton badin. Toi non plus tu n’es pas mal du tout, ce matin.
— Tu veux dire pas trop moche, rectifia-t il.
— Avec des manches longues, ton col de chemise boutonné jusqu’en haut et une mèche de cheveux en travers du front, je défie quiconque de deviner quoi que ce soit. Tu as dû te protéger instinctivement le visage en roulant, car il devrait être beaucoup plus marqué.
Elle se caressa le visage.
— Et moi ? J’ai des bleus qui ont dû sortir pendant la nuit…
Il s’assit au bord du lit, lui prit le menton dans la main et orienta son visage de droite à gauche pour l’inspecter.
— Ça pourrait être pire.
Avant qu’elle ait pu le repousser, penché sur elle, il déposa un chapelet de menus baisers, de son front jusqu’au creux de son cou. Elle passait les bras autour de son cou pour les lui rendre quand un gémissement lui échappa. Comme c’était douloureux ! Dans son geste, elle effleura malencontreusement l’ecchymose qu’il avait à l’épaule, lui arrachant à son tour une grimace. Trouvant, finalement, la situation comique, ils explosèrent de rire.
— Nous voilà dans de beaux draps ! dit il.
De nouveau, ils éclatèrent de rire. C’était leur façon d’évacuer leur frayeur de la veille.
— Je nous prescris un jour d’arrêt de travail, dit elle à son tour. Après tout, nous sommes dimanche, aujourd’hui.
— Jour idéal pour traîner chez Horizon, car les bureaux doivent être fermés, répondit il. Allons donc déjeuner, et voyons un peu ce que la famille a programmé pour la journée.
Elle aurait préféré, et de loin, rester bien au chaud dans sa chambre et reprendre des forces, mais elle savait qu’il ne servait à rien de lui tenir tête.
Ils s’habillèrent en ayant soin d’enfiler des vêtements très couvrants. Alan mit un pantalon bleu et un pull à manches longues et col cheminée. Carolyn enfila un jean sur lequel elle passa une chemise en jean. Il aurait fallu être devin pour discerner sous leurs tenues le moindre bleu, la moindre égratignure.
Dans l’escalier qui descendait vers la salle du petit déjeuner flottait un arôme de café. De la cuisine parvenaient des odeurs exquises de bacon grillé. Le couvert n’était pas encore mis. Apparemment, on déjeunait plus tard, le dimanche, chez les Stanford.
— Est-ce que j’ose ? demanda Carolyn avec malice, la main posée sur la poignée de la porte fermée qui donnait sur la cuisine.
— Tu es chez toi, c’est ta cuisine, lui répondit Alan. Je reste derrière toi pour te relever, au cas où quelqu’un te jetterait dehors.
A leur grande surprise, quatre personnes étaient déjà là. Monsieur Lei et l’aînée de ses filles, Lotus, s’affairaient à l’autre bout de la cuisine. Assise à la table, Seika préparait un pique-nique. Buddy, assis à côté d’elle, la regardait faire.
— N’hésite pas, mets-en beaucoup, j’adore les biscuits aux noix, lui dit il. On va être partis toute la journée, et il n’y a pas grand-chose à manger dans la cabine…
Voyant Carolyn entrer, il s’interrompit sur-le-champ.
— Bonjour, vous deux. Vous partez tôt, vous aussi, à ce que je vois.
Sans leur laisser le temps de répondre, Seika se précipita sur eux.
— Pas de problème moi partir ? Moi congé aujourd’hui, oui ?
— Je… Je ne sais pas, bégaya Carolyn prise de court.
— Si Morna t’a donné un jour de congé aujourd’hui, Seika, personne ne va le contester, s’empressa de dire Buddy. On va faire une petite sortie jusqu’à l’île Victoria. Cela vous dit de vous joindre à nous ? Dommage que je n’aie pas un bateau plus gros, on pourrait rester dormir en mer. Quelle fête !
Il fit un clin d’œil à Carolyn.
— Quand vous aurez découvert les joies de la navigation, on pourra peut-être s’offrir une superbe vedette.
— Peut-être, dit elle.
D’abord Lisa, maintenant Buddy, volontaires pour lui faire dépenser son argent. Les deux lascars, c’était clair, appréciaient les bonnes choses de la vie. Della, pour satisfaire l’insatiable appétit de sa progéniture, s’était elle vue, par hasard, contrainte de gagner de l’argent par des voies détournées ? C’était peut-être une piste qu’il faudrait explorer, se dit Carolyn.
— D’habitude, que font Della et Jasper, le dimanche ? demanda Alan, pour s’assurer que l’usine serait déserte et qu’il pourrait s’y promener en toute tranquillité.
— Pas grand-chose, répondit Buddy dans un haussement d’épaules. Je pense qu’ils ont dû partir hier soir au chalet à la montagne et qu’ils rentreront ce soir pour dîner. Mor-tel ! On a mieux à faire, pas vrai, Seika ?
Il lui jeta un regard qui la fit rougir.
Carolyn lança un coup d’œil au père de la jeune fille, qui s’affairait autour du four. Il suivait sans doute la conversation, mais la liaison qu’entretenait sa fille avec le fils de la maison ne semblait pas l’émouvoir. Lotus, en revanche, leur lançait des regards mauvais. Etait elle furieuse que sa sœur ait congé et pas elle, ou ruminait elle quelque chose de plus pernicieux ? Il y avait tant de ressentiment sur ce jeune visage…
— Puis-je avoir mon petit déjeuner ? demanda Carolyn.
Lotus fit oui de la tête.
— Tout de suite, madame.
Leur petit déjeuner avalé, Carolyn et Alan prirent leur voiture au garage. Celle de Lisa n’était toujours pas là.
— Je serais curieuse de savoir où elle a passé la nuit, dit Carolyn. Et qui est l’heureux élu ?
— Ce serait peut-être bon de le savoir. Lisa est bien placée pour fournir des détails sur la société à quelqu’un de mal intentionné.
— Tu plaisantes ! Lisa impliquée ? Elle vit dans son monde, où il n’y a place que pour la mode, les clubs, le strass et les paillettes. Je suis prête à parier qu’elle est en dehors de tout ça.
— Rappelle-moi de ne jamais t’emmener aux courses de chevaux. Il n’y a rien de moins sûr qu’un pari. Pas plus avec les chevaux qu’avec les hommes.
Carolyn ne pipa mot. Elle appréciait Lisa. Comment allait elle pouvoir vivre, si elle devait soupçonner tout son entourage ? Pour une fois qu’elle croyait pouvoir tirer un trait sur le passé, la méchanceté et la cruauté du monde la rattrapaient. Quelqu’un qu’elle ne connaissait sans doute pas la détestait au point de souhaiter sa mort. Les coups et les plaies qu’elle avait sur le corps étaient là pour le lui rappeler.
Grâce à leur badge de sécurité, ils pénétrèrent dans une zone strictement réservée. Là — surprise ! — une voiture était garée à la place de Nick Calhoum. Intrigué, Alan décida de commencer par le service des livraisons. Ils verraient plus tard le bureau de Della.
Nick était avachi sur son bureau, un œil au beurre noir, le crâne à moitié rasé pour les besoins des points de suture. Etonnée, bien qu’habituée à voir des blessés, Carolyn porta la main à la bouche quand elle le vit.
— Dommage que vous n’ayez pas vu le type…, bredouilla-t il, la lèvre pendante.
— Vous ne devriez pas être ici, déclara Carolyn sur un ton réprobateur. Vos blessures sont encore ouvertes. Je m’étonne que l’hôpital vous ait laissé sortir.
— J’ai signé une décharge et je suis parti, répondit il. Les gens meurent à l’hôpital, j’aime autant être dehors.
— Cela ne vous a pourtant pas réussi, répartit Alan. Allez, dites-nous un peu ce qui s’est passé.
— Ça me regarde. Mais je l’aurai, celui-là. Bon sang !
— C’est pour ça que vous êtes là ? Pour l’avoir ? demanda Alan.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
Nick fronça les sourcils si fort qu’ils formèrent un V au-dessus de son nez.
— Je vous dis que c’est personnel, la raclée de l’autre jour. Ça n’a rien à voir avec mon boulot ici.
Il implora Carolyn du regard.
— Vous n’allez pas me licencier pour ça, au moins ?
— Bien sûr que non, Nick, dit elle. Mais quelqu’un va vous remplacer pendant quelques jours, le temps que vous récupériez.
— Mais je vous dis que je vais bien et…
Une alarme qui déchira l’air couvrit le reste de la phrase.
— Que se passe-t il ?
Maladroitement, il se leva de sa chaise, ouvrit une porte et se précipita devant un panneau qui indiquait l’emplacement des alarmes d’incendie.
— C’est dans le service conditionnement !
Empoignant un extincteur dans le couloir, Alan se mit à hurler.
— Appelez les pompiers !
— La sécurité va le faire, cria Nick qui avait emboîté le pas à Alan.
A l’aide de sa carte magnétique, il ouvrit la porte du hall emballages dont la lumière se mit à clignoter en vert. Dans un angle de la pièce, une spirale de fumée s’élevait déjà jusqu’au plafond.
L’impression qu’une porte se fermait à l’autre extrémité du hall intrigua Alan, mais le feu qui ne demandait qu’à s’étendre réclamait toute son attention. Ce n’était pas le moment de se laisser distraire. Nick attrapa un deuxième extincteur et, à eux deux, ils réussirent à éteindre le départ de feu. Carolyn, la main sur la bouche, éloignait des documents, des boîtes et toutes sortes de papiers que les flammèches atteignaient. Quand hurlèrent les sirènes des pompiers, le feu était circonscrit.
La pièce n’avait subi que peu de dommages. Ils avaient réussi à contenir le feu.
— Qu’en pensez-vous, Nick ? interrogea Alan quand ils furent de retour dans le bureau. A votre avis, comment le feu a-t il pris ?
— Si je savais ! Je ne connais même rien aux produits qu’ils mettent dans leurs fichus cartons. Moi, je ne mets jamais le nez dans le service conditionnement. Je serais même incapable de vous dire qui y travaille.
Sur ces mots, il baissa les yeux.
Alerté par son regard fuyant et sa prétendue ignorance de ce qui se passait dans le service voisin, Alan plissa les yeux. L’homme en faisait trop. A l’évidence, il mentait.

princesse.samara 03-06-10 01:02 PM

CHAPITRE 12

Intrigué par ce qu’il avait cru voir bouger au fond du hall, Alan s’arrêta pour réfléchir. En fait, ce qu’il avait vu était flou. Peut-être était-ce la fumée qui, en brouillant sa vision, lui avait donné l’impression fugitive que quelqu’un s’enfuyait.
Comme les pompiers nettoyaient les lieux, Alan demanda à leur commandant son sentiment sur l’origine du sinistre.
— On pense toujours à un incendie criminel, répondit il. Mais avant d’être affirmatif à cent pour cent, il faudra pousser plus loin les investigations. Maintenant, si vous voulez vraiment le fond de ma pensée, je dis que c’est un acte criminel. La façon dont le feu s’est déclaré, dans un coin du hall, là où des cartons étaient empilés, me paraît suspecte. Tout, là-dedans, semble avoir été fait à la va-vite et de manière incohérente. Il y avait peu de chance pour que tout le bâtiment s’enflamme. Oui, ça sent son bricolage… Du boulot d’amateur.
Carolyn écoutait sans dire un mot, laissant à Alan le soin d’interroger le chef des pompiers. Maintenant qu’elle détenait la majorité des parts de la société, elle ne tenait pas à se trouver en première ligne. C’était en effet préoccupant. Si les médias avaient vent de l’affaire, ils s’en empareraient et donneraient de grands coups de projecteur sur Horizon, ce qui était justement à éviter. Il fallait qu’Alan voie au plus vite le contenu des cartons. Hélas, quels secrets allait bien pouvoir lui livrer une pile de cendres ?
Alors qu’il était plongé dans ses réflexions et mettait déjà au point son ordre du jour, Nick, à moitié titubant et jurant comme un charretier, entra. Le feu n’avait pu prendre qu’à l’intérieur d’un carton qui s’était consumé doucement avant d’éclater. C’étaient encore ces fichus produits… Et ils avaient failli mettre le feu à son service…
— Tout le bâtiment aurait pu partir en fumée. Heureusement que je suis venu, ce matin, sinon, tout brûlait, c’est sûr ! fulmina-t il.
Le vigile, interrogé par Alan et Carolyn, et qui avait fait sa dernière ronde une heure plus tôt, n’avait vu personne. Il n’avait rien noté de douteux quand il avait pointé dans le service conditionnement.
— Qui se charge d’appeler le Dragon ? Je veux dire… Mme Denison ? s’enquit le garde. Il faut bien l’informer de ce qui vient de se passer.
Avec un manque d’enthousiasme évident, Carolyn se proposa. Alan et elle se dirigèrent vers son bureau mais, ne connaissant pas le numéro du chalet, ils commencèrent par appeler la résidence. Telle un pitbull que le couple Jasper-Della aurait engagé pour veiller sur sa tranquillité, Morna leur répondit qu’elle avait reçu l’ordre de ne les déranger sous aucun prétexte.
— Dorénavant, les ordres, c’est moi qui vous les donne, Morna. Et quand je vous demande un renseignement, vous serez bien aimable de me répondre. C’est compris ? Maintenant, c’est moi qui décide s’il faut ou non les déranger.
Elle marqua un temps d’arrêt, nota le numéro et raccrocha.
Stupéfait, Alan l’avait écoutée faire. Pour une surprise, c’était une surprise ! C’était une facette de Carolyn qu’il n’avait encore jamais vue. Son grand-père avait vraiment fait le bon choix. Elle avait de la poigne et des aptitudes au commandement. Quand elle prendrait ses fonctions dans la société, elle ferait sûrement le poids, et Della serait bien obligée d’en rabattre.
« Carolyn disparaîtra alors de ton paysage », se dit il, la mort dans l’âme.
D’un geste de la main, il balaya cette certitude, mais un pincement au cœur lui rappela qu’on ne balayait pas d’un revers de main une femme comme Carolyn.
— Je vois qu’on a une main de fer, dit il sur le ton de la plaisanterie. Je pense que tu n’auras plus le moindre problème avec Morna, maintenant que tu lui as expliqué qui était le patron.
— Je me suis entraînée à l’hôpital. C’est là que j’ai appris à me faire respecter. On ne peut pas se laisser indéfiniment manipuler par le personnel, surtout quand rien n’est négociable.
Elle inspira une grande bouffée d’air et composa le numéro du chalet.
Ce n’est qu’au bout de la cinquième sonnerie, alors que Carolyn s’apprêtait à raccrocher, qu’elle entendit un « Allô » susurré du bout des lèvres par Della. C’était évident, cet appel la dérangeait.
— Allô, c’est Carolyn.
— Carolyn ? répéta Della, partagée entre la surprise et l’agacement.
— Désolée de vous ennuyer, Della. J’appelle pour vous informer d’un événement que je dois porter à votre connaissance. Il y a eu un début d’incendie ce matin chez Horizon.
— Un incendie ? répéta Della, comme si elle n’était pas sûre d’avoir bien entendu.
— Rien de grave, Della, ajouta très vite Carolyn. Des cartons ont été détruits dans le service conditionnement. Une partie du hall est abîmé, dans un angle. Les pompiers n’ont pu déceler avec certitude l’origine de ce départ de feu.
— Et c’est vous qu’ils ont appelée ?
Les accents de la voix étaient peu amènes.
— Nick, Alan et moi étions sur les lieux.
— Ah ? Un dimanche matin ?
— Oui, j’avais l’intention de commencer à m’installer dans mon bureau, mentit elle avec aplomb. Ne vous croyez pas obligée de vous dépêcher de revenir, Jasper et vous. Tout est rentré dans l’ordre. S’il y avait un quelconque rebondissement, je vous rappelle, évidemment.
— Nous rentrons dès cet après-midi, répliqua Della.
Et, sur ces mots, elle raccrocha sans même dire au revoir.
— C’est plutôt drôle, dit Carolyn, sarcastique. Je ne sais pas comment je vais procéder pour prendre la direction de la société. Della et Jasper me traitent comme une outsider, indésirable de surcroît.
— C’est simple. Tu tiens les cordons de la bourse.
Il vint se placer derrière elle et l’attira à lui. La tête penchée de côté sur son épaule, il regardait dehors. Au loin, à quelque cent cinquante kilomètres, se profilait le mont Rainier. Plus près d’eux, sur les eaux chatoyantes du lac Washington, naviguaient les voiliers du dimanche.
— De toute façon, avant de me proclamer P.-D.G. de ces laboratoires, il faudra que j’apprenne leur fonctionnement de A à Z.
— Si ton grand-père t’a légué son labo, Carolyn, c’est qu’il avait une bonne raison pour le faire. Il savait que tu étais une battante.
« Oui, mais pas toute seule », se dit elle.
Incapable de résister à son magnétisme, elle se tourna vers lui.
« J’ai besoin de toi », l’implora-t elle, en silence. Ignorant ses muscles douloureux, elle passa les bras autour de son cou et entrouvrit les lèvres pour l’embrasser.
Alan lui rendit son baiser, avec une ardeur décuplée par le désir qui le tenaillait depuis le premier jour où il l’avait aperçue. Les mains sur son dos, il la caressa, descendit sur ses hanches, remonta vers ses épaules. Encouragé par ses gémissements, il la plaqua contre lui pour lui faire sentir combien il la désirait. Puis il plongea les mains dans ses cheveux, les fit rouler entre ses doigts. S’il ne cessait pas tout de suite de l’embrasser, il le savait, il ne pourrait plus s’arrêter et ils commettraient l’irréparable. L’espace d’un instant, il se demanda s’il ne devait pas ce subit accès de passion à la frayeur qu’elle avait éprouvée plutôt qu’à un élan de tendresse envers lui.
Se dégageant doucement de son emprise, il essaya de lui cacher son désir. Si les circonstances avaient été autres, il aurait fermé les portes du bureau à double tour et se serait laissé aller. Mais il était convaincu que les événements de la veille et ceux de ce matin l’avaient perturbée. Et qu’ils expliquaient son audace.
Il ouvrit la bouche pour parler, mais elle lui barra les lèvres.
— Non, ne dis rien.
Elle se détourna alors de la fenêtre et alla à son bureau. Elle ne voulait pas qu’il mette des mots sur ce qu’ils venaient de partager — des mots qui risquaient de tout gâcher.
— Que faisons-nous, maintenant ? dit elle.
— Installons-nous dans la voiture et essayons de faire des recoupements.
— Quels recoupements ?
— J’ai une liste de noms et d’adresses de suspects potentiels. Voyons un peu lesquels sont chez eux en ce dimanche matin.
— Cela me semble une bonne idée, approuva Carolyn, heureuse d’avoir quelque chose à faire.
Quelle mouche l’avait piquée pour qu’elle se conduise ainsi ? Elle, la raisonnable, la réservée… Elle ne se reconnaissait pas dans cette femme qui s’était jetée au cou d’Alan, au risque de les entraîner… sur le canapé.
— Qui est le premier sur la liste ? demanda-t elle.
— Cliff.
Cela ne la surprit pas. D’aussi longtemps qu’elle connaissait Cliff, elle l’avait toujours considéré comme un opportuniste. Elle le pensait capable, pour arriver à ses fins, de mettre le feu à un bâtiment sans le moindre état d’âme.
— Pourquoi l’aurait il fait ? demanda-t elle. Pour me punir de l’avoir menacé — à mots couverts — d’étaler son passé sur la place publique ?
Alan resta sans réponse.
Cliff habitait dans un immeuble un peu à l’écart de la rue. Le parking, sur le côté, étant complet, Alan décida de se garer dans la rue, le long du trottoir d’en face, de manière qu’on puisse les voir de tous les appartements.
— Qu’allons-nous lui raconter pour expliquer notre arrivée à l’improviste ? s’inquiéta Carolyn.
Cédant à la lâcheté, un défaut qui n’était pas le sien, d’habitude, elle murmura, honteuse :
— Tu ne veux pas y aller seul ? Je t’attends dans la voiture.
— Dans le fond, oui, tu as raison, convint il. Tu as eu ta dose d’angoisse, aujourd’hui.
Il lui prit la main : elle était moite. Projetée dans le vide la veille au soir, victime d’un début d’incendie ce matin, cela faisait beaucoup en douze heures. Elle n’était pas habituée à une vie aussi trépidante !

Furieux contre celui qui lui voulait du mal, il se mit à jurer.
— Nom de D… de nom de D… ! Si j’attrape celui qui est derrière tout ça, je te jure qu’il passera un mauvais quart d’heure. Ah, il me le paiera cher… S’il croit que je vais te laisser terroriser, il se trompe.
Carolyn se détendit.
— Il me le paiera cher à moi aussi, dit elle.
— Maintenant, voyons un peu ce que fait Cliff un dimanche matin chez lui. S’il est là et m’invite à entrer, je serai obligé de rester lui faire un brin de conversation. Ne t’étonne pas si ça se prolonge un peu.
— J’avais cru comprendre que tu voulais seulement vérifier qu’il était chez lui ?
Attendre dans la voiture n’était peut-être pas une très bonne idée, tout compte fait.
Comme Alan ne répondait pas, elle suivit son regard et aperçut une jeune femme qui sortait de l’immeuble… Pas de doute possible : ces cheveux bruns, cette démarche souple, c’était Lisa ! Elle souriait à un homme qui marchait à son côté.
Cliff !
Il l’accompagna à sa voiture, déposa un baiser tendre sur sa bouche, la regarda s’installer au volant et partir. A peine la voiture avait elle tourné l’angle de la rue qu’il dégaina son téléphone portable. La conversation fut assez brève, deux minutes peut-être. Il enfonça les mains dans les poches de son pantalon et, l’air détendu, descendit le trottoir pour une promenade matinale.
— C’est clair, je crois. Cela ne peut pas être Cliff qui a mis le feu, dit Alan. Il était trop occupé à apaiser un autre incendie !
La plaisanterie ne fit pas rire Carolyn.
— Ça me fait mal de voir ça… Elle ne voit donc pas qui est ce type ! Un voyou !
— Allons, viens, on va le suivre. Il a peut-être rendez-vous avec quelqu’un. On sait que ce n’est pas lui qui a mis le feu, mais il a pu déléguer.
Ils abandonnèrent leur voiture et se mêlèrent aux piétons qui déambulaient sur le trottoir. Cliff, qu’ils s’arrangeaient pour ne pas perdre de vue, marchait assez vite, du pas décidé de celui qui sait où il va.
— Qu’est-ce qu’elle fait avec un type comme ça ? se désola Carolyn. Ça n’a aucun sens. Ils ne fréquentent pas les mêmes cercles ; la seule chose qu’ils aient en commun, c’est un lien avec Horizon. Et même là…
— C’est juste, approuva Alan.
Elle lui jeta un regard en coin.
— Tu penses qu’ils sont tous les deux impliqués dans le trafic de médicaments ?
— C’est une possibilité. Cliff se servirait de Lisa pour obtenir les informations dont il a besoin. Il se peut qu’elle soit parfaitement innocente ou, au contraire, impliquée jusqu’au cou. Une chose est sûre : l’un et l’autre ont de gros besoins d’argent et, que ce soit Lisa ou Cliff, je ne vois pas comment ils peuvent s’en procurer à hauteur de leurs exigences.
— De la part de Cliff, rien ne m’étonne. Mais de Lisa… ? murmura Carolyn.
Elle détestait l’idée de trahir la seule femme qui semblait lui avoir offert son amitié depuis son arrivée.
— Ça me rend malade de la voir avec ce type ! Si seulement elle savait…
— Surtout, ne lui dis rien, supplia Alan. On va suivre cette piste, voir où elle nous mène. Je regrette de ne pouvoir me passer de toi pour faire ce travail, Carolyn, mais je ne peux pas. Tu es le pilier de mon enquête ; sans toi, tout s’effondre.
Flattée, elle minauda un peu.
— C’est agréable de se sentir utile mais, pour commencer, j’aurais préféré que ce soit plus soft.
Elle passa son bras sous le sien.
— Cela me permet de découvrir pas mal de choses sur moi. Et sur toi, par la même occasion.
— C’est vrai ? Quelle note me donnes-tu ?
— Allez, tu n’as pas besoin de moi pour y répondre.
Il la vit rougir et comprit qu’elle faisait allusion à leur début d’étreinte, tout à l’heure, dans son bureau. Il s’apprêtait à lui dire combien il aimait être avec elle, mais il ravala son compliment. Ce n’était ni l’endroit ni l’heure. D’ailleurs, il n’y aurait certainement jamais d’endroit ni d’heure pour cet aveu, se dit il, soudain triste.
Ils suivirent Cliff à distance raisonnable, l’attendirent le temps qu’il achète son pain à la boulangerie. Ils continuèrent derrière lui jusqu’à l’épicerie, le suivirent à la cave à vins. Ses achats sous le bras, il revint chez lui, sans jamais s’arrêter pour bavarder. Avait il fait ses courses de la semaine, ou attendait il des amis à déjeuner ?
— Et maintenant ? demanda Carolyn, espérant secrètement qu’Alan ait abandonné l’idée de monter chez Cliff.
— Retournons à la voiture.
S’il avait été seul, il serait resté surveiller l’appartement. Mais il était avec Carolyn… Il appela donc un jeune collègue et lui demanda de venir planquer à sa place. Si quelqu’un se présentait chez Cliff, Alan devait être prévenu sur-le-champ.
Ils remontèrent en voiture. Comme la voiture filait plein sud, Carolyn regarda Alan à la dérobée. Elle lui trouvait un charme fou. Un vrai don Juan, se dit elle.
— A qui, maintenant ? demanda-t elle.
— Nelly Ryan. S’il se passe des choses douteuses dans les services conditionnement et expéditions, je ne vois pas comment elle peut ne pas être au courant.
— Elle ferme peut-être les yeux au nom de sa tendresse pour Nick, argumenta Carolyn.
— Bingo ! lança Alan en tapant sur son volant.
Nelly se trouvait bien sagement dans son jardin, les deux genoux plantés en terre et, vu tous les outils, pots de fleurs vides et autres paquets d’engrais qui l’entouraient, elle avait dû y passer la matinée.
D’entrée de jeu, elle déclara que Nick l’avait appelée pour lui raconter l’incendie et les soûla de questions. Puis elle leur proposa un café qu’ils acceptèrent volontiers et qu’ils prirent dehors. Elle habitait une maison de deux étages, plutôt modeste, entourée d’arbres, de buissons et de fleurs.
— Nick m’a dit qu’on parlait d’un incendie criminel ? demanda-t elle en versant du café dans les trois tasses.
— C’est peut-être un employé qui a été licencié, ou quelqu’un de mé******* ? suggéra Alan. Y a-t il quelqu’un dans votre service qui avait des raisons d’en vouloir à la société ?
Elle leur proposa une tranche de gâteau.
— Grands dieux, non ! Je le saurais. Je sais qu’Elinor a parfois du mal avec son équipe, mais de là à mettre le feu à l’usine, c’est impossible… Il faut être devenu fou.
— Elle a peut-être raté quelques commandes, et n’a rien trouvé de mieux à faire pour cacher ses erreurs que de mettre le feu à la boutique, suggéra Carolyn.
— Pas Elinor ! s’offusqua Nelly. Il y a trente-six façons de cacher une erreur éventuelle sans que personne s’en rende compte. Jamais de la vie elle n’aurait mis le feu ! Et j’aime autant ne pas être là quand elle apprendra la nouvelle. Son service, c’est toute sa vie.
— Elle n’a jamais fait allusion à des difficultés qu’elle aurait rencontrées dans son service ? questionna Alan. Des problèmes de personnels ?
— Non, Elinor est quelqu’un qui sait écouter, qui est apprécié. C’est une grosse bosseuse. J’espère que cette histoire ne va pas lui attirer d’ennuis.
— Vous passez votre temps à aller et venir dans le service conditionnement et emballage. Une fois les commandes mises en carton et prêtes à partir, y a-t il une manière particulière de les manipuler ?
— Aucune idée. C’est Elinor qui peut vous répondre. En ce qui me concerne, mon service production me prend suffisamment la tête comme cela. Je veux dire que j’ai déjà assez de mal à le faire tourner correctement pour ne pas me soucier de la suite.
— Nous avons été étonnés de trouver Nick à son bureau ce matin, dit Carolyn, changeant de sujet. J’estime qu’il en fait trop, Nelly. Vous ne pourriez pas lui dire de lever le pied ?
Elle soupira.
— J’aimerais bien, mais…
Elle se mordit la lèvre.
— Je crois que Nick se débat dans des problèmes. Je devrais sans doute me taire, mais… C’est le jeu, vous savez. Il joue au poker toutes les semaines, et plus ça va, plus il s’enfonce.
— Vous pensez que ça peut être à cause d’une dette de jeu qu’on l’a passé à tabac ? s’enquit Alan.
— Je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre. Tout le monde aime Nick.
Elle rougit et ajouta :
— Certains plus que d’autres.
— C’est vrai qu’il a l’air d’un brave type, acquiesça Carolyn.
Ils bavardèrent encore un peu, refusèrent une autre tasse de café et prirent congé.
— Je crois qu’on peut barrer son nom, suggéra Carolyn tandis qu’ils roulaient vers le centre-ville.
— Pas sûr.
Carolyn le regarda, l’air incrédule.
— Tu plaisantes ?
— Pendant que nous étions avec Cliff, elle a eu largement le temps de rentrer chez elle et de se changer. Elle prétend que Nick l’a informée de l’incendie, mais qui nous dit qu’elle ne le savait pas déjà ?
— C’est terrible, tu te méfies de tout le monde alors ! soupira Carolyn d’un ton de reproche. Tu ne fais donc jamais confiance à personne ?
Il lui adressa un sourire désarmant.
— Si. A toi. Et toi ?
Elle comprit qu’il attendait d’elle une réponse positive, mais ses doutes concernant cette Angelica la tourmentaient toujours. Son enfance, toutes ces années où on l’avait ballottée de famille d’accueil en famille d’accueil, lui avait appris à ne pas accorder trop de crédit aux paroles des adultes… Honnêtement, pouvait elle dire qu’elle faisait totale confiance à Alan ?
La réponse dut se lire sur son visage, car elle l’entendit conclure :
— Je m’en doutais.
Sur ces mots, il se concentra de nouveau sur sa conduite.
Elle pensait qu’ils rentraient à Horizon quand elle le vit bifurquer à droite au lieu de continuer tout droit.
— Où va-t on ?
— Chez Suzanne Kimble. Je ne serais pas étonné que ce soit avec elle que Cliff ait l’intention de consommer les courses qu’il a faites tout à l’heure.
— Tu ne sembles pas trop croire à l’amitié homme-femme ?
— Et toi ? répliqua Alan du tac au tac. Tu es mieux placée que moi pour répondre… Tu l’as connu autrefois, ce type.
Elle fouilla sa mémoire en quête de souvenirs. Quel genre de relations Cliff entretenait il avec les amis de la fac ?
— Je me souviens d’une fille qui faisait médecine avec nous. Il était très gentil avec elle. Au début, je croyais qu’ils travaillaient seulement en binôme, et puis …
— C.Q.F.D. ! triompha Alan.
La réponse de Carolyn venait conforter ce qu’il lui disait un instant plus tôt.
Après avoir tourné dans une rue secondaire, Alan arrêta sa voiture devant une petite maison de briques peintes en blanc.
— Suzanne doit être chez elle, fit remarquer Carolyn. Sa voiture est là.
— C’est ce qu’on va voir.
Après plusieurs coups frappés à la porte, personne ne vint ouvrir. Comme ils partaient, une boule de poils s’approcha de la clôture en aboyant. C’était un chiot. Désespérée d’être seule, la petite bête s’attaqua à un piquet qui céda sous l’assaut des griffes. Tel un fauve qui aurait été retenu prisonnier depuis des heures, l’animal bondit à l’extérieur de l’enclos et se mit à japper autour d’eux. Les aboiements redoublèrent.
— Oh là ! On se calme, le chien ! ordonna Alan en tentant d’éviter les manifestations de liesse de l’animal.
Mais le chiot ne se calmait pas, bien au contraire. Alan se pencha alors et le prit dans ses bras, subissant les caresses enthousiastes de la langue râpeuse.
— Désolé, mon petit vieux, mais il faut que tu retournes dans ton jardin…
Carolyn, étranglée de rire, regardait Alan qui, malgré ses protestations, semblait sous le charme du chien. Sans doute n’en avait il jamais eu ? Sans doute n’y avait il pas eu de place pour un corniaud dans le paysage très bourgeois de son enfance ?
Pour l’heure, il fallait réparer.
Après avoir considéré l’état de la clôture, Alan reposa le chien à l’intérieur de l’enclos.
— Tiens la barrière fermée, le temps que je fasse une réparation de fortune, dit il.
Il y avait du linge à sécher sur le fil et des planches de bois près d’un petit potager.
— Tiens bien, je vais chercher ce qu’il me faut là-bas.
Il traversait le jardin quand une odeur suspecte l’alerta.
— Bon sang ! Qu’est-ce qui… ?
Laissant sa phrase en suspens, il se précipita vers la maison. Le gaz ! L’odeur avait filtré par les interstices de la porte. On ne pouvait s’y tromper. Sans perdre une seconde, il brisa une fenêtre et se pencha à l’intérieur. La cuisine. Une silhouette menue — Suzanne Kimble — gisait à terre.
— Eloigne-toi ! lança Alan à Carolyn qui s’escrimait sur la barrière pour empêcher le chien de se sauver.
— Que se passe-t il ? demanda-t elle.
Alan avait attrapé le râteau appuyé au mur et fracassait les autres carreaux de la fenêtre.
Une bouffée âcre s’échappa par la fenêtre.
— Mon Dieu ! Une fuite de gaz ! s’écria Carolyn. Fais attention, Alan !
Il avait décroché une serviette du fil à linge et, tout en courant vers la porte de derrière, se l’appliquait sur le nez et la bouche.
La porte n’était pas fermée à clé.
Assailli par l’odeur de gaz, il se précipita dans la cuisine.
Suzanne était étendue devant la cuisinière, dont les robinets étaient grands ouverts. Il fallait faire vite. D’abord fermer les robinets. Prendre ensuite Suzanne sous les bras et la traîner dehors.
En quelques secondes, c’était terminé. A moitié asphyxié, il se mit à tousser. Accourue au chevet de Suzanne, Carolyn s’agenouilla près d’elle, cherchant désespérément un signe, une étincelle de vie. Hélas, elle le comprit tout de suite, il n’y avait plus une lueur d’espoir.
Ils étaient arrivés trop tard. Suzanne Kimble était morte.

princesse.samara 03-06-10 01:03 PM

CHAPITRE 13


Quand les premiers secours arrivèrent, ils ne purent que confirmer à Carolyn et Alan ce qu’ils savaient déjà. Suzanne Kimble avait succombé à une asphyxie par le gaz. Avait elle elle-même ouvert les robinets, ou était-ce l’œuvre d’une main étrangère ? se demandait Alan.
La réponse était inscrite sur un papier maintenu sur la porte du réfrigérateur par un aimant.
Je commets cet acte parce qu’il est trop tard pour réparer l’irréparable. Tout est à cause de moi. De ma faiblesse. Je vous demande pardon. Suzanne.
Alertée par l’arrivée de l’ambulance, Mme Reilly, la voisine, se précipita aux nouvelles. Comme elle avait donné le chiot à Suzanne, elle proposa de le reprendre, ce qui ôta un poids à Carolyn.
Le procureur et deux policiers ne tardèrent pas à arriver. Carolyn se présenta comme l’employeur de Suzanne et présenta Alan comme son mari. Préférant garder secret le véritable motif de leur visite, ils ne dirent pas un mot de l’incendie et expliquèrent qu’ils avaient trouvé le corps inanimé de Suzanne alors qu’ils venaient lui rendre visite, et que sa maison sentait le gaz à plein nez.
— Inutile de leur donner du blé à moudre, dit Alan une fois revenu dans la voiture. C’est peut-être Suzanne qui a mis le feu ? Peut-être pas ? Quoi qu’il en soit, le mot qu’elle a laissé montre qu’elle était bourrelée de remords.
— Parce qu’elle était enceinte, lança Carolyn.
Alan ouvrit les yeux tout ronds.
— Enceinte ? Qu’en sais-tu ?
— Quand je l’ai examinée pour essayer de trouver un signe de vie, cela n’a pas échappé à mon œil de médecin. Je dirais même qu’elle devait être enceinte de trois mois. Le procureur, qui va sûrement demander une autopsie, le confirmera, j’en suis sûre. Et grâce au test d’ADN, nous saurons qui est le père.
Carolyn eut une moue désabusée.
— Car je doute que quelqu’un se manifeste pour revendiquer cette paternité.
Alan ne réclamerait pas ce test. A son avis, il n’y avait pas de lien entre la vie privée de Suzanne et l’incendie. En revanche, elle pouvait être le pivot des fausses commandes, celle qui faisait partir complaisamment les caisses de médicaments vers le réseau illicite, pour satisfaire un tiers dont l’identité restait, à ce jour, un mystère.
— Veux-tu que nous retournions à Horizon ? proposa Alan à Carolyn. Ou veux-tu que nous nous arrêtions pour déjeuner ?
Droite comme un i dans son siège, elle hocha la tête.
— Je n’ai pas faim, mais j’ai besoin de me remettre. Après ce qui vient encore de se passer… Dépose-moi à la maison, veux-tu ? Je vais profiter de l’après-midi pour me détendre, ce qui va te laisser libre de faire ce que tu veux.
— Est-ce que tu me promets de ne pas bouger de la maison ? Je ne veux pas que tu te promènes sans moi. C’est ça, les maris jaloux !
Il fit une mimique qui dérida Carolyn.
— Je vois ! Et moi, je suis la petite épouse docile. On est quittes ! Et comme je suis aussi une petite femme dévouée, je vais jouer les vestales et entretenir le feu, le temps que tu seras absent.
Elle trouva sa réplique affreusement plate et en eut honte, mais son esprit était ailleurs. Depuis le drame de ce matin, des questions sans réponse se télescopaient dans sa tête.
— Tu devrais plutôt chauffer le lit pour mon retour, plaisanta-t il espérant lui changer les idées.
— C’est un défi ?
— Non, un espoir.
Il avait osé !
Il tourna la tête vers elle et la vit rougir.
L’image de Carolyn, nue et tiède dans son lit, ouvrant les bras pour l’accueillir, lui fit oublier un instant sa conduite. Sans même s’en rendre compte, il leva le pied.
— Tu t’arrêtes ? lui demanda Carolyn.
— Oh, pardon !
Mentalement, il maudit le sort qui était en train de le rendre amoureux. Cette femme ne lui était pas destinée. Tout les séparait. Il fallait être fou pour espérer qu’à la fin de cette affaire, quand tout serait terminé, elle pourrait songer à partager ou à construire quelque chose avec lui.
Arrivé à la résidence, nourrissant l’improbable mais violent espoir d’une récréation amoureuse dans ses bras, il hésita un instant à monter avec elle. Mais la gravité de la situation à laquelle s’ajoutait maintenant le suicide de Suzanne lui imposait de repartir très vite.
— Je monte avec toi, dit il, mais je ne m’attarde pas. Je ne serais pas surpris que Della et Jasper aillent directement aux laboratoires. Tu n’auras qu’à m’appeler là-bas, si tu veux. J’ai vu que la voiture de Lisa n’était pas là, et le bateau de Buddy non plus. J’en déduis qu’il n’y a personne à la maison. Repose-toi, je serai de retour pour dîner.
— Sois prudent, dit elle en s’efforçant de cacher son inquiétude.
Elle le regarda, et s’assit au bord du lit.
« Sois prudent », se répéta-t elle tout bas. Jamais ces deux mots ne lui avaient paru si lourds de sens. C’était étrange… Une sensation de peur lui étreignait la poitrine, comme si un danger imminent le menaçait. Comme si, dès l’instant où elle le perdrait de vue, une gorgone qui le guettait allait le dévorer.
Quelle raison obscure la poussait à s’inquiéter pour lui ? Etait il donc devenu si important à ses yeux ?
Elle le regarda. Il dégageait quelque chose d’indéfinissable qui le rendait très attirant. Etait-ce son sourire ? Ses beaux yeux ? Les mèches sur son front qu’elle brûlait de toucher ? Ses mâchoires, carrées et viriles ? Ou sa bouche, qui lui rappelait un baiser ardent qui l’avait fait chavirer ?
— Je ferais peut-être mieux de t’accompagner, lui dit elle, la voix rauque.
Il se serra contre elle.
— Tu as l’air préoccupée. Tu as tort. Ce qui s’est passé aujourd’hui, même notre courte escapade d’hier soir, n’a pas été inutile. Tout montre que la situation évolue. Tant que ça bouge, c’est bon signe. Des faits inattendus finiront bien par se produire, qui nous donneront l’occasion de découvrir des choses que certains ont tout intérêt à garder secrètes. C’est ça, le jeu.
— Ce jeu-là ne m’amuse pas. Je n’ai pas envie d’y jouer.
Il rit et posa sur elle un regard doux comme une caresse.
— Tu es un trésor. Rappelle-moi de te demander en mariage, un jour.
— Rappelle-moi de te dire oui.
Avait elle répondu ainsi pour poursuivre sur le ton de la plaisanterie, ou pour lui suggérer de la prendre au sérieux ? Il n’aurait su le dire. De toute façon, ce n’était pas le moment de continuer dans cette voie. D’ici la fin de l’enquête, elle aurait largement le temps de le prendre en grippe.
Il déposa un baiser plus léger qu’un battement d’aile de papillon sur son front.
— Essaie de passer une bonne journée, dit il. N’oublie pas que tu as la piscine ou le Jacuzzi à ta disposition pour délasser tes muscles.
— Pour montrer mes bosses et mes plaies ? Génial !
Elle planta son regard dans le sien.
— Ne t’inquiète pas pour moi, je trouverai bien quelque chose à faire pour occuper mon après-midi.
L’expérience avait appris à Alan à lire dans les voix. Une simple inflexion, une hésitation étaient souvent plus révélatrices que les mots eux-mêmes. Carolyn savait précisément ce qu’elle allait faire de ses heures de liberté. Elle ne le lui avait pas dit, mais il l’avait compris.
— Alors, c’est quoi, ton programme ? demanda-t il d’une voix un peu brusque, en se levant.
Elle hésita une seconde.
— Je vais faire la petite souris dans le grenier. Morna a dit qu’ils y avaient entreposé les affaires de mon grand-père pour libérer sa chambre et nous la donner.
Il esquissa un geste vers elle.
— Non, je n’ai besoin de personne pour m’aider, ajouta-t elle pour couper court à toute proposition. J’ai juste envie de fouiller dans ses affaires personnelles. J’y trouverai peut-être des choses sur ma mère. Des photos… Celles de Jasper étaient plutôt frustrantes.
— Je n’aime pas l’idée que tu fasses cela toute seule.
— Pourquoi ?
Le menton pointé, elle avait l’air si déterminée qu’il n’insista pas. Toute discussion pour la dissuader resterait vaine : il la connaissait assez, maintenant, pour en être sûr. Elle avait décidé de passer l’après-midi dans les soupentes ? Elle le ferait. Et comme elle n’aimait pas faire étalage de ses sentiments, elle préférait être seule pour pleurer si elle découvrait un document ou tout autre témoignage sur sa mère. Pleurer devant un étranger ? Elle était trop fière pour l’accepter. N’empêche, il aurait aimé que les choses se passent autrement.
— Je te recommande de ne pas en faire trop, se permit il d’ajouter.
— Je te promets que non. Si je tombe sur un document concernant la société, je le mets de côté pour l’examiner plus tard.
Le ton était sans appel. Il ne lui restait qu’à s’en aller, à quitter la pièce en souhaitant de tout cœur que cette expédition dans le grenier lui apporte le réconfort et la paix. Cette paix qui l’aiderait à panser les blessures qu’une enfance bousculée avait ouvertes et que la vie, ensuite, n’avait jamais cicatrisées.
Carolyn trouva Morna dans la salle à manger en train de donner ses ordres à Lotus pour le dîner. La gouvernante n’avait pas perdu son air hostile, et l’arrivée de Carolyn sembla beaucoup la contrarier.
A l’hôpital, Carolyn avait connu une infirmière chef qui lui ressemblait trait pour trait. Avenante comme un dragon, elle traitait le personnel de son étage — médecins, infirmières, aides-soignantes et visiteurs — avec le plus parfait dédain. Carolyn avait appris à ignorer l’hostilité de cette femme. Le moment était venu d’appliquer à la gracieuse créature qui régentait les cuisines l’expérience acquise à l’hôpital.
— Morna, j’ai l’intention de passer l’après-midi dans le grenier, déclara Carolyn sans préambule. Il faudra que quelqu’un me montre où sont entreposées les affaires de mon grand-père.
— Nous sommes dimanche, répliqua la gouvernante, comme si Carolyn l’ignorait. Il vaudrait mieux reporter cela à un autre jour.

S’attendant manifestement à un non catégorique, Morna, butée, serra les dents, prête à contre-attaquer. Mais Carolyn se tut. Devant le silence qui s’éternisait, Morna siffla d’un ton pincé :
— Je vais appeler Mack. Il est dans la serre. Je pense qu’il n’en a plus pour longtemps.
Feignant de ne pas avoir noté le ton désagréable de la réponse, Carolyn pivota sur elle-même.
— Très bien, je vais l’attendre dans le boudoir.
Précédé d’un nuage d’odeurs, Mack ne tarda pas à arriver. Il avait dû manipuler du terreau et des engrais, car, outre les effluves que dégageait sa présence, sa combinaison de jardinage était tachée. Il essuya ses mains sales sur son vêtement.
— Morna m’a dit que vous vouliez me voir ? Elle était énervée. Je sais que j’ai pris du retard, mais avec les pluies, ça a beaucoup poussé, alors pour désherber…
— Pas de problème, Mack, assura Carolyn. J’ai vu le jardin, il est magnifique. J’ai simplement besoin que vous m’aidiez, ça ne prendra pas longtemps. Nous allons aller dans le grenier et…
Carolyn lui expliqua ce qu’elle avait entrepris de faire, ce qui rassura Mack, qui s’attendait peut-être à un licenciement.
— Tout de suite ? s’enquit il.
— Oui, Mack. Tout de suite.
Soulagé, il se dirigea vers l’escalier qui montait au deuxième étage. Carolyn lui avait emboîté le pas. Un deuxième escalier, dérobé celui-là, menait aux soupentes. A la porte du grenier, il décrocha son trousseau de sa ceinture et essaya plusieurs clés avant de trouver la bonne. La porte grinça sur ses gonds. Il se pencha à l’intérieur, actionna l’interrupteur et recula pour laisser le passage à Carolyn.
Le grenier, avec son savant enchevêtrement de poutres, était bas, mal éclairé par une lampe pâlotte et des vasistas trop peu nombreux pour la grandeur du local. Un amas d’objets l’encombrait — valises, cantines, cartons, tonneaux, petit mobilier et bibelots de toutes sortes. Tout était en vrac, ni trié, ni rangé. Jamais Carolyn n’avait vu pareil bric-à-brac. Ce n’était pas des jours, encore moins des heures, mais des semaines qu’il lui faudrait pour y voir un peu clair dans ce fatras.
— C’est un peu la pagaille, ici, convint Mack, gêné. Ça doit faire des années que la famille entasse tous ses vieux trucs là-dedans. C’est souvent comme ça, avec ces vieilles maisons, vous savez.
Non, elle ne savait pas. Elle n’avait pas eu de famille, ni de maison, et elle se sentait comme une intruse. De quel droit était elle là, s’apprêtant à fouiller dans les souvenirs des autres ?
— Je crois qu’on a fait entrer les affaires de votre grand-père par la lucarne qui est là-bas au fond. Arthur n’avait pas beaucoup de vêtements. C’étaient surtout des livres, des papiers et des choses qui se trouvaient dans sa chambre et son bureau, expliqua Mack, essayant de se frayer un chemin dans cet indescriptible désordre. Vous n’avez qu’à me dire ce que vous voulez et je vous le descendrai.
— C’est que… je ne sais pas au juste ce que je cherche, répondit elle avec sa franchise habituelle. Si j’ai besoin de descendre quelque chose, je vous appellerai, Mack. Je pense qu’en approchant les cartons des vasistas, j’aurai assez de jour pour voir ce qu’il y a dedans.
Elle montra du doigt un vieux tabouret.
— Je vais m’asseoir là-dessus. J’espère qu’il tient encore debout.
— Sûr que oui. Tenez, je vais vous aider. Dites-moi le carton que vous voulez ouvrir.
— Tous, Mack. Je veux tous les ouvrir. Je crois que j’ai de quoi occuper tout mon après-midi. Maintenant, merci, vous pouvez me laisser.
— C’est bon, je retourne à mon travail, alors. Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je demande à une des filles de monter vous aider ?
Elle hocha la tête.
— Non, je crois que j’aime autant faire ça toute seule.
Sur ces mots, il redescendit les marches. Entendant ses pas s’éloigner, Carolyn regretta de s’être obstinée dans son refus. A plusieurs, cela aurait été plus sympathique et surtout moins inquiétant. Non pas qu’elle crût aux esprits mais, dans cette soupente obscure pleine de recoins et d’ombres sépulcrales, l’apparition d’un fantôme n’aurait pas été surprenante. Glacée jusqu’aux os, elle sentit la chair de poule lui hérisser les bras.
Les doigts tremblants, elle commença à fouiller. Ici, une pipe de bruyère, culottée par l’usage et qui sentait encore bon l’Amsterdamer, ce tabac au goût de miel et de pain d’épice qu’elle aimait tant. Là, des livres. Des dizaines, des centaines, des milliers peut-être. Pêle-mêle. Reliés pleine peau et dorés sur tranche, ou simplement brochés. De quoi peupler la bibliothèque de l’intellectuel le plus érudit. Elle parcourut les titres, prit un volume, le feuilleta. Les initiales de son grand-père étaient gravées sur la page de garde : A. S. Peu à peu commença à se forger le portrait de son aïeul. La silhouette était encore floue. Il aimait lire, fumer la pipe, collectionner des figurines d’artisanat indien de bois sculpté.
Désireuse d’aller plus loin dans la découverte de cet homme qu’elle n’avait, hélas, pas connu, elle ouvrit d’autres cartons. C’était toujours le même fouillis. Papiers, journaux qu’il avait mis de côté pour une raison connue de lui seul…

Rien de personnel. Rien qui la concerne, rien de sa mère. Sur le point d’arrêter sa prospection, elle ouvrit un dernier carton. Des photos encadrées !
La bouche sèche, les mains tremblantes, elle les sortit une à une. Arthur et sa femme en tenue de mariés. Carolyn resta un moment en contemplation et reposa le cadre. Ce n’étaient pour elle que deux étrangers qui la fixaient, et rien de plus. Déçue de ne rien éprouver, elle soupira. Il y avait une photo de Jasper le jour de la remise des diplômes de fin d’études. Il semblait un peu empesé dans sa toge. Déjà, à l’époque, la vie paraissait lui peser comme un fardeau. C’était finalement assez triste. Il restait encore un cadre au fond du carton. Un cadre en argent ciselé. Elle plongea la main, le retourna et… enfin apparut la photo qu’elle attendait. Une blonde cendrée de seize ou dix-sept ans, ravissante, souriait à l’objectif. Elle l’approcha pour lire ce qui y était inscrit.
Pour Papa,
Alicia qui t’aime.
Bouleversée, elle ferma les yeux. Le film de son enfance se mit aussitôt à se dérouler sous ses paupières closes. Ses errances d’enfant abandonnée, promenée de foyer en foyer, reçue mais pas accueillie, ou si mal… Le sentiment de solitude atroce qui l’avait habitée tout au long de ces années lui noua l’estomac. La gorge serrée, elle cligna des yeux. Un voile de larmes lui brouillait la vue. Enfant, les mots papa et maman symbolisaient le vide de sa vie. Cela n’avait pas changé depuis. Et aujourd’hui… D’un index tremblant, elle dessina les contours de ce visage qui ressemblait tant au sien. Elle espérait trouver l’apaisement dans le fil retrouvé de sa généalogie. Dans la réalité de son identité.
Elle se trompait.
— Maman…, murmura-t elle, un sanglot dans la voix. Maman.
Mais ce n’était qu’une coquille vide, un mot auquel ne se rattachait aucun souvenir capable de lui donner un sens.
— C’est trop tard, dit elle, brisée. Trop tard.
Soudain, des bruits de pas happèrent son attention. Sans perdre une seconde, elle replaça le cadre dans le carton, se leva et se sécha les yeux.
— Alan ? appela-t elle, inquiète.
Une silhouette s’encadra dans la porte. Non, elle rêvait. Cela ne pouvait être lui. La pénombre la trompait.
— Alan ? interrogea-t elle de nouveau.
— Ah, te voilà, dit il. Il me semblait bien avoir entendu du bruit.
— Que fais-tu ici ?
— Je n’en sais trop rien, avoua-t il.
Il avança vers elle, remarqua deux sillons luisants sur ses joues. Elle avait pleuré. Il l’avait pressenti.
Cédant à son intuition, il avait fait demi-tour en cours de route.
— J’ai deviné que tu aurais besoin d’un gros câlin, dit il avec douceur.
Il la prit dans ses bras, la serra contre lui, mais elle se raidit comme si elle redoutait de céder aux marques de tendresse qu’il lui témoignait. Apparemment humiliée d’être surprise en état de faiblesse, elle se dégagea et se rassit sur le tabouret.
— J’ai été un peu remuée de regarder tout cela…
Elle replongea la main dans le carton et en sortit le cadre qu’elle lui tendit.
— Tiens… Je pense que la photo a été prise quand elle est partie avec mon père.
Il opina de la tête.
— Je pense que tu as raison. Elle devait avoir dans les seize ans, non ?
Elle avait beau tout faire pour se contrôler, sa voix et ses gestes trahissaient une immense émotion. Pourquoi se forçait elle à faire bonne figure ? Pour lui ?
Il rapprocha la photo et l’examina. La mère et la fille se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Mêmes cheveux blonds, même sourire rayonnant, même regard droit et énergique. Oui, elles se ressemblaient, à un détail près cependant. Carolyn tenait son avenir entre ses mains, et était bien décidée à ne pas le gâcher.
— J’ai presque fini le carton, dit elle, tout en prenant une grande enveloppe dans le fond de la boîte.
Celle-ci était remplie de photos de toutes tailles qu’elle renversa sur ses genoux.
— Mon Dieu ! s’exclama-t elle en sursautant. C’est moi !
Très vite, elle en fit glisser quelques-unes entre ses doigts. Pas de doute possible, c’était elle. A son insu, quelqu’un l’avait photographiée dans ses diverses activités. C’était un véritable kaléidoscope des cinq dernières années de sa vie. Sur une photo, on la voyait marcher dans un couloir d’hôpital. Les autres la représentaient en train de décrypter des radios, de sortir de la clinique, de monter chez elle par l’escalier extérieur, de faire des courses avec Rosie, ou penchée sur son bureau de la société d’investissements financiers où elle avait travaillé. Et des dizaines d’autres.
Interloquée, horrifiée et furieuse d’avoir été espionnée, elle les rejeta dans le carton. C’était intolérable, on avait violé sa vie privée !

C’était sûrement son grand-père, le fautif. Il avait loué les services d’un détective pour l’épier. Il savait donc tout d’elle, mais au lieu d’avouer ouvertement leur lien de parenté, il avait agi comme un lâche, en cachette.
D’un revers de la main, elle balança à terre les dernières photos restées sur ses genoux.
— Du calme, lui dit Alan. Du calme…
— Il peut les garder, sa maison, ses labos et tout le reste ! s’écria-t elle. Il m’a privée de la seule chose qui comptait. Il n’a pas osé m’aimer pour ce que j’étais.
Des larmes brûlantes se mirent à dévaler sur ses joues pâles.
— Il voulait être sûr que je valais quelque chose. Que j’étais digne d’être une Stanford. Eh bien, justement, je ne le suis pas. Et rien de ce que j’ai vu et entendu ne m’y incite.
Elle repoussa la main qu’Alan avait posée sur son bras et se rua dans l’escalier qu’elle dévala quatre à quatre. C’était urgent : il fallait qu’elle s’en aille, qu’elle s’éloigne de ce qui lui faisait si mal. Descendue au deuxième étage, dans un état de confusion extrême, elle se trompa et, au lieu de tourner à droite, prit à gauche en direction de l’aile qu’occupaient Della et Jasper.
Se rendant compte de son erreur, elle freina des quatre fers et, comme elle faisait demi-tour, tomba nez à nez avec Alan. Vexée, elle crut qu’elle allait pleurer. Elle ne s’était pas rendu compte qu’il la suivait depuis qu’elle avait quitté le grenier. Sans dire un mot, il la prit par les épaules et l’attira à lui. Trouvant dans ce geste le réconfort dont elle avait besoin, elle oublia qu’elle avait décidé de fuir cette maison et se laissa guider vers leur chambre sans protester.
Alan referma la porte derrière eux et la regarda avec une tendresse infinie. Non, il ne la jugeait pas. Non, il n’était pas agacé par la crise qu’elle venait de traverser. Il était donc inutile qu’elle lui joue la comédie, qu’elle lui cache le chagrin qui l’avait submergée et s’excuse pour son comportement excessif. Elle pouvait lui faire confiance : il comprenait.
Elle vit un muscle de sa mâchoire se contracter tandis qu’il se penchait sur elle.
— C’est Arthur qui est le grand perdant, dans cette histoire. Il s’est privé de toi par manque de courage, alors qu’il aurait pu te réclamer et te choyer. Je pense que c’est quand il en a pris conscience qu’il a modifié son testament. S’il avait vécu, je suis convaincu qu’il aurait tout fait pour se rapprocher de toi, pour t’inclure dans sa vie. Il en aurait été récompensé, car un trésor comme toi…
— Tu es trop gentil !
— Puis-je te serrer dans mes bras, maintenant ?
Elle fit oui de la tête.
La tenant fermement contre lui, il la vit tendre le visage et lui offrir ses lèvres. Il les prit et échangea avec elle un baiser de feu qui les laissa haletants. Puis il enfouit la tête au creux de son cou, là où battait un sang frénétique. Sentant sa langue sur sa peau, elle frissonna.
Il releva alors la tête. Enhardie par le désir qu’elle lisait dans son regard, elle happa ses lèvres pour le plus torride des baisers. Bouches soudées, éperdu, il la souleva dans ses bras et la porta sur leur lit où il l’étendit. Leurs vêtements, arrachés, volèrent et retombèrent pêle-mêle sur la moquette. Il la tenait entre ses mains et la couvrait de caresses. Toute tremblante dans ses bras, elle le caressait, le palpait, le griffait, émerveillée par l’incroyable désir qu’elle lui inspirait.
Jamais elle n’aurait imaginé que l’on puisse ressentir une émotion si violente en faisant l’amour. Donner, prendre, partager… Pour la première fois de sa vie, elle comprenait ce que le mot « plénitude » voulait dire.
Apaisée, elle soupira de bonheur et se blottit contre sa poitrine.
— Tu soupires ? lui dit il, frottant le nez contre sa joue encore toute chaude.
— Je me disais que ma nuit de noces avait mis du temps à venir, répondit elle en lui tendant de nouveau son visage. Mais cela en valait la peine.

princesse.samara 03-06-10 01:05 PM

CHAPITRE 14

Ils furent en retard pour le dîner. Lisa était seule à table, qui avait été dressée pour six couverts. Elle leur jeta un regard entendu, comme si les stigmates de leur étreinte marquaient encore leurs visages.
— Manger n’est pas tout dans la vie, n’est-ce pas ? Il y a encore mieux, dit elle à Carolyn en lui faisant un clin d’œil.
— C’est vrai, approuva Alan en souriant à Carolyn.
Il lui approcha une chaise et l’aida à s’asseoir. Les deux dernières heures l’avaient transporté. Il n’avait jamais éprouvé de telles sensations, de telles émotions. Pourtant, il avait été heureux en ménage, mais ce qu’il venait de vivre avec Carolyn avait surpassé en intensité ce qu’il avait connu alors. Il n’était plus un mari d’opérette. Il fit le vœu de s’engager à lui apporter tout le bonheur que l’on peut espérer, si elle prenait la décision de le garder dans sa vie.
Comme Lotus commençait à servir, Alan sourit à Lisa.
— Qu’avez-vous fait, dimanche ?
— J’étais chez un ami, répondit elle sans l’ombre d’une hésitation. Et cet après-midi, j’ai joué au golf au club. Ne me dites pas que vous avez passé un jour pareil à Horizon ! Il faisait trop beau pour rester enfermés.
— Nous y avons passé une partie de la journée, répondit Carolyn. Morna ne t’a pas dit qu’il y a eu un début d’incendie aux laboratoires ?
— Quoi ?
Lisa posa son verre sur la table.
— Où ça ? Comment ? Et quand ? interrogea-t elle, tombant apparemment des nues.
Soit elle était une comédienne hors pair, soit elle n’était vraiment pas au courant, se dit Alan en lui racontant l’affaire.
— Je n’en reviens pas… Maman et Jasper sont informés ?
— Je leur ai téléphoné, répondit Carolyn. C’est sans doute pour cela qu’ils sont en retard.
— Elle va en faire une jaunisse ! s’exclama Lisa. Elle est attachée à cette boîte comme à la prunelle de ses yeux. Je ne voudrais pas être à la place du cinglé qui a mis le feu !
— As-tu une idée de qui cela peut être ? s’enquit Carolyn. Sais-tu si ta mère a parlé de licencier un employé ? Ou si un concurrent a été évincé d’un marché ? Ou si quelqu’un avait une raison de vouloir se venger ?
— Elle ne me parle jamais de son travail, répliqua Lisa. J’ai souvent demandé si je pouvais travailler là-bas, mais elle a toujours refusé. Elle dit qu’elle ne veut pas m’avoir dans les jambes.
Le ton était amer, malgré les efforts qu’elle faisait pour cacher son ressentiment.
— Tant pis pour elle ! Je vais continuer à être futile et frivole. Elle l’aura voulu !
Alan posa encore quelques questions qui ne l’éclairèrent pas davantage.
Quelques minutes plus tard, alors que Lotus commençait à débarrasser, Della et Jasper firent leur entrée. Lisa bombarda aussitôt sa mère de questions auxquelles, visiblement, celle-ci n’avait pas envie de répondre.
— Ça suffit maintenant, tout va bien, coupa Della d’un ton sec.
— On ne parle pas à table de sujets qui fâchent, poursuivit Jasper lançant un regard glacial à Alan et Carolyn.
Jasper et Della commencèrent à manger en silence. Ils ne posèrent pas de questions sur l’incendie. Ni sur le suicide de Suzanne Kimble. Ils n’ignoraient certainement pas, pourtant, que Carolyn et Alan étaient sur les lieux au moment des faits. Ce manque de curiosité étonna Carolyn, qui fit signe des yeux à Alan.
Ce silence était troublant, se disait Alan, de son côté. Que représentait la disparition de Suzanne pour Della ? Juste la perte d’un responsable, ou beaucoup plus ? Il semblait évident, à présent, que plusieurs personnes étaient impliquées dans le trafic des médicaments. Si Suzanne était un maillon de la chaîne, et Della un autre — le chef d’orchestre de l’organisation, peut-être ? —, c’était un complice de premier plan qu’elle venait de perdre en la personne de Suzanne. Qu’allait elle faire sans elle ? Mettre un terme à ce trafic illicite ou inventer un nouveau circuit ?
Un silence pesant planait dans la salle à manger. Buddy n’était pas là pour détendre l’atmosphère, et c’était bien dommage, pensa Carolyn. Lisa semblait d’humeur maussade. Etait-ce à cause de Cliff ?
Elle aurait aimé la mettre en garde contre ce personnage peu recommandable, mais comme elle était supposée tout ignorer…
Ils entamaient le dessert quand le téléphone sonna.
— Dites que je rappellerai, ordonna Della à la domestique.
— Ça a l’air important, insista Morna. C’est un journaliste.
— Bon sang ! jura Jasper. Il y en a qui se sont crus obligés de parler…
Vert de colère, il foudroya Carolyn et Alan du regard.
— Morna, apportez-moi le téléphone, lança Della, exaspérée. Autant que tout le monde entende ce qu’on lira dans la presse demain matin. J’imagine qu’ils vont en rajouter pour rendre l’affaire plus juteuse.
Morna tendit le téléphone à sa maîtresse.
— Allô, oui !
Les trois syllabes claquèrent comme un coup de fouet. Après quelques secondes, l’écouteur à l’oreille, Della fronça le nez. Alan la vit ouvrir des yeux ronds, puis respirer avec difficulté. Sans doute, à l’autre bout du fil, mentionna-t on les noms d’Alan et de Carolyn, car elle les balaya du regard tous les deux, l’air furieux.
— Je l’ignorais. Merci d’avoir appelé, dit elle enfin, très crispée.
— Que se passe-t il, maman ? C’est Buddy ? Il lui est arrivé quelque chose, c’est ça ? demanda Lisa, affolée.
— Non, ce n’est pas Buddy.
— C’est quoi, alors ?
Della, l’air mauvais, regarda Alan et Carolyn.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit, vous deux ? Vous étiez pourtant au premier rang !
— Qui était-ce ? demanda Jasper, impatienté. Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?
— Je suppose qu’on vous appelait au sujet de Suzanne Kimble ? intervint Alan.
— Quoi ? Qu’y a-t il ? reprit Jasper. Ne me dites pas que c’est elle qui a mis le feu !
— Il ne s’agit pas de l’incendie ! lança Della. Suzanne est morte, elle s’est suicidée. C’est Carolyn et Alan qui l’ont trouvée, et ils ne nous en ont pas dit un mot.
Si les yeux de Della avaient été des pistolets, Carolyn et Alan seraient morts sur-le-champ.
— C’est incompréhensible ! Pourquoi ont ils laissé à quelqu’un d’autre le soin de nous l’annoncer ?
— Est-ce vrai ? demanda Jasper. Carolyn, puis-je savoir pourquoi vous ne nous en avez rien dit, alors que nous sommes assis depuis une heure autour de la même table ?
— Nous n’avons fait que respecter votre volonté, oncle Jasper, rétorqua Carolyn en le regardant droit dans les yeux. Si je me rappelle bien, vous avez décrété qu’il était malséant d’aborder des sujets qui fâchent à table. Je considère que le suicide d’une jeune et jolie femme est un sujet très triste. Pas vous ?
Il repoussa son assiette de dessert.
— Ton manque de jugement me déroute, Carolyn.
Des éclairs dans les yeux, Lisa se tourna vers Jasper, comme si elle n’attendait que cette occasion pour lui régler son compte.
— De quel droit vous autorisez-vous à décider de ce que l’on peut ou ne peut pas dire à table ? demanda-t elle. Vous n’êtes rien, ici. Vous n’avez pas votre mot à dire. Arthur vous a toléré ici, comme il nous a tous tolérés, mais c’est fini. Maintenant, c’est Carolyn qui commande. Nous sommes chez elle. C’est elle qui paie. En conséquence… si elle nous met tous dehors, ce sera votre faute.
— Lisa ! lança sa mère. Excuse-toi tout de suite !
— Non, cria Lisa en reculant sa chaise. D’ailleurs, je vais tout vous dire : j’ai l’intention de déménager d’ici. J’ai trouvé quelqu’un, et je me moque pas mal qu’il vous plaise ou pas.
Carolyn sentit son estomac se nouer. Cliff…
« Non, Lisa, non ! supplia-t elle en silence. Ne fais pas cela. Ne pars pas avec ce garçon… »
Telle une flèche, Lisa sortit hors de la pièce sous l’œil médusé de Carolyn. Sa mère allait sûrement la suivre, pensa-t elle. Elle se trompait. Della ne bougea pas, préférant laisser croire qu’il s’agissait d’un de ces accès de colère sans conséquence comme les jeunes filles en piquent souvent. Clouer Carolyn et Alan au pilori l’intéressait beaucoup plus.
— Que faisiez-vous chez Suzanne, Carolyn ? demanda Della. Et chez Nelly ? C’est elle qui m’a prévenue. Vous intriguiez derrière mon dos, c’est ça ?
Elle fulminait.
— Dites-le tout de suite, que vous complotez avec mes employées !
Volant au secours de Carolyn, Alan intervint.
— Nous pensions qu’elles pouvaient savoir qui avait allumé l’incendie.
— Ce n’est pas à vous de faire ça : c’est le travail de la police. De quel droit vous mêlez-vous de son enquête ? Et voilà le résultat ! ajouta-t elle. Maintenant, les médias ne vont plus lâcher Horizon. C’est tout ce que vous aurez gagné !
— Est-ce donc si dramatique ? demanda Alan. Je ne vois pas où est le problème.
Il sentit qu’elle frisait la crise de nerfs.
— Il y a des publicités qui font plus de mal que de bien, ce n’est pas moi qui vais vous l’apprendre. Des incendies, un suicide, et puis quoi encore ?
Elle avait raison. Quoi encore ? pensa Carolyn.
Irrité par le ton et les suspicions de Della, Alan se leva de table, aussitôt imité par Carolyn. Arrivés dans leur suite, il ferma la porte derrière eux.
— Je crois que je vais travailler, ce soir, dit il.
— Travailler ? Comment cela ?
Déçue, inquiète, elle chercha son regard. Regrettait il d’avoir fait l’amour avec elle, cet après-midi, et avançait il ce prétexte pour l’éviter ce soir ?
Sans doute vit il sa déception, car il s’expliqua aussitôt.
— Tu sais, ma chérie, je préférerais me glisser dans le lit avec toi et te serrer contre moi toute la nuit.
— Alors… ?
Il l’embrassa sur le front.
— Tu te demandes pourquoi cet empressement ? Parce que plus l’enquête piétine, plus elle s’éternise. Et plus elle s’éternisera, plus il y aura de victimes innocentes. La seule chose dont je sois sûr, à l’heure qu’il est, c’est que quelqu’un rajoute des commandes, en douce, aux commandes officielles. Cela ne peut pas se faire sans complices. Deux services sont dans ma ligne de mire : les commandes et les expéditions. En confrontant les ordres et les envois, je devrais réussir à trouver les discordances.
— Mais tu ne vas pas aller à Horizon à cette heure-ci ! Quelqu’un risque de prévenir Della, et elle se méfiera…
— J’y ai pensé, c’est pour cela que j’ai gardé ma chambre d’hôtel. J’ai un ordinateur, là-bas, avec accès direct au ministère de la Santé. Je leur ai déjà adressé des courriers électroniques et posé beaucoup de questions. Je leur ai aussi fait suivre des dossiers que j’ai ouverts dans l’ordinateur d’Arthur, et leur ai demandé de contrôler les grossistes et les revendeurs qui se fournissent chez Horizon.
— J’imagine que je ne peux pas t’aider ?
— Tu es le pilier de cette enquête, assura-t il. Continue à jouer ton rôle comme tu as commencé, et je suis certain que nous réussirons.
Elle passa les bras autour de son cou et lui tendit ses lèvres.
— Quel rôle ?
Il lui sourit amoureusement et s’accorda quelques minutes pour le lui expliquer…
A peine installé dans sa chambre d’hôtel, Alan appela l’agent en faction devant l’appartement de Cliff. Le rapport était négatif. A minuit, heure où se terminait la planque, personne ne s’était montré.
Autre déception : l’analyse des disquettes qu’il avait envoyées à Angelica ne révélait aucune incohérence, ni dans les commandes, ni dans les adresses, ni dans les livraisons. Tout était limpide comme de l’eau de source, lui annonça-t elle. Pas de doublon dans les commandes, pas de fausses adresses ni de sociétés-écrans. L’ordinateur d’Arthur n’avait rien révélé d’anormal. Comme Alan, elle regrettait que ses recherches n’aient pas abouti à quelque chose de concret qui aurait permis de faire progresser l’enquête. Alan lui apprit le suicide de Suzanne et l’incendie, ce qui la consterna.
— Pensez-vous qu’il y ait un lien entre les deux ? s’enquit elle.
— Je n’en ai aucune preuve, mais mon intuition me dit que ce n’est pas impossible.
Il lui rapporta le contenu du mot qu’il avait trouvé chez elle et ajouta :
— Elle n’était pas en paix avec sa conscience, apparemment. Peut-être était-ce, également, parce qu’elle était enceinte sans être mariée et que cela cadrait mal avec sa fonction de directeur commercial…
— Si vos suppositions sont exactes et qu’elle était impliquée dans le trafic, maintenant qu’elle n’est plus là, le trafic devrait cesser.
— Sans doute. A moins que quelqu’un ne soit prêt à assurer la relève.
— En ce cas, vous avez intérêt à faire vite.
— Merci du conseil, chère madame !
Saisissant le sarcasme au vol, elle enchaîna sur le même ton :
— Au fait, c’est comment, la vie à deux ?
Il hésita une seconde de trop.
— Alan ?
— Oui… Tout va très bien.
— Vous n’avez pas l’air bien sûr.
— Mais si…
Et il raccrocha. Sa relation avec Carolyn ne regardait que lui, et ne devait pas interférer dans son enquête. Pour l’heure, il se *******ait de vivre le moment présent comme il s’offrait, sans chercher à savoir ce que serait demain. Ce dont il était sûr, c’est que Carolyn était un être exquis, ce qu’il avait de plus précieux dans la vie, et qu’il était responsable de sa sécurité.
Il travailla jusqu’à minuit, épluchant chaque document, passant en revue le passé de chacun des suspects potentiels et tous leurs faits et gestes. Ces informations mises à plat, il finit par se convaincre que Suzanne Kimble, en tant que directrice commerciale, devait être le pivot de l’organisation. Son suicide soulevait quantité de questions. Quel remords avait elle sur la conscience, qui lui pèse à ce point qu’elle décide d’attenter à ses jours et à ceux de l’enfant qu’elle portait ? Qui était le père ? Sa vie privée et sa vie professionnelle étaient elles imbriquées ?
Tout en ruminant ces interrogations, Alan reprit la route vers la résidence. La nuit était cotonneuse, aussi conduisit il avec une prudence redoublée.
Carolyn dormait profondément au milieu du lit quand il voulut s’allonger. Au lieu de la pousser sur le côté comme il le faisait jusque-là, il se pelotonna contre elle. La tiédeur de son corps et son parfum délicat lui rappelèrent aussitôt leur étreinte. S’interdisant de la réveiller, il se raisonna et croisa les mains sur le drap pour ne pas être tenté de la caresser. Mais elle dut le sentir dans son sommeil, car elle se retourna et se lova contre lui en gémissant.
Belle victoire ! se dit Alan.
Elle était allongée près de lui et dormait du sommeil du juste. Sa respiration était régulière, son souffle calme. Heureux de la sentir si confiante, il ferma les yeux et resta à l’écouter dormir. Peu à peu, les événements de la journée s’entremêlèrent dans les brumes de son esprit et il glissa à son tour dans un sommeil serein.
Quand Carolyn se réveilla, le lendemain matin, Alan était déjà habillé et attendait avec impatience son réveil.
— Tu es déjà debout ? Que se passe-t il ? demanda-t elle en se redressant dans le lit. Moi qui espérais que…
Dommage, elle aurait dû se réveiller plus tôt !
Elle s’étira en arrière, puis jeta un coup d’œil au réveil.
— 6 heures et demie ? Tu ne vas quand même pas prendre la mauvaise habitude de te lever si tôt ?
Il s’assit au bord du lit et posa un baiser sur sa joue encore chaude de sommeil.
— Je sais qu’il est tôt. J’espérais passer la journée ici avec toi, mais c’est impossible. Il faut impérativement fouiller le bureau de Suzanne avant que quelqu’un ne le fasse et ne détruise les documents éventuellement compromettants. Je ne peux pas le faire moi-même, ce serait trop risqué. Toi, en revanche, tu le peux. C’est ta société, et tu as le droit de faire ce qu’il te plaît. Il faudrait être sur place avant l’arrivée du Dragon, ce qui veut dire qu’il faudrait partir tout de suite. Tant pis pour le petit déjeuner, ce sera pour plus tard.
Il sourit et lui embrassa le bout du nez.
— D’accord, mon amour ?
Savourant le bonheur de s’entendre dire des mots doux, elle sourit.
— Je te promets de me rattraper plus tard dans la journée, promit il.
— Alors, c’est d’accord, mais donne-moi dix minutes.
Elle rejeta les couvertures, enfila son déshabillé et fila vers la salle de bains. Elle sentait son regard posé sur elle. Heureusement que Lisa l’avait obligée à s’acheter cette ravissante pièce de lingerie ! C’était un satin de soie qui coulait sur ses hanches.
Elle se sentait heureuse. En paix avec elle-même et avec le monde. Elle avait fait l’amour sans frein et sans fausse pudeur, et elle était comblée. Quoi qu’il advienne, maintenant, elle savait avec certitude que la vie pouvait être belle.
A leur arrivée, les bureaux de l’administration étaient vides. Les laboratoires, déserts. Le bureau de Suzanne, au fond du service, était impeccablement rangé. Rien ne traînait, ni sur les meubles ni sur les murs, hormis un calendrier et des Post-it sur lesquels étaient notés ses rendez-vous professionnels, une boîte à crayons, les habituels paniers à courrier, et un bloc-notes fermé. Il n’y avait aucune photo personnelle, rien de privé, et son tiroir ne contenait aucun élément intéressant.
— Elle a fait le ménage par le vide, constata Carolyn. Son suicide n’a pas été un geste de désespoir, il était prémédité.
— Effectivement, acquiesça Alan. Je vais quand même ouvrir son ordinateur, même s’il y a de fortes chances pour qu’elle ait tout effacé.
Le disque dur, les disquettes, elle avait tout reformaté. Il ne restait rien de Suzanne. Comment une femme aussi organisée avait elle pu se retrouver enceinte ? Fallait il qu’elle ait été submergée par la passion…
— Je sais que l’on peut retrouver les données sur un disque dur même quand elles ont été détruites. Si je pouvais emporter son ordinateur à l’hôtel, je serais plus à l’aise pour travailler. Qu’en penses-tu ?
Elle fit oui de la tête.
— Je vais laisser un mot pour dire que c’est moi qui l’ai pris. Inutile qu’on s’imagine qu’en plus il y a eu un vol !
— Della va en faire une maladie. Je vois déjà sa réaction.
— Moi aussi. Je crains le pire.
— Quand on a eu l’habitude de régner en maître, on accepte mal l’arrivée d’un intrus.
— Le Dragon va me le faire payer cher.
— Ne t’inquiète pas, je serai là. Mais dépêchons-nous de partir.
Ils calèrent l’ordinateur dans la voiture et, sentant un creux à l’estomac, décidèrent de s’arrêter pour prendre un petit déjeuner. Le restaurant où ils avaient un jour rencontré Suzanne et Cliff était ouvert.
C’était lugubre. L’idée que Suzanne s’était suicidée hantait Carolyn. Pendant tout le déjeuner, cette mort la hanta. Des questions se bousculaient dans son esprit. Cliff était il le père de l’enfant à naître ? Faisait il l’amour avec Lisa pendant que la malheureuse Suzanne s’asphyxiait au gaz ? Cliff et Suzanne étaient ils tous les deux impliqués dans les fausses commandes d’Horizon ?
L’enquête leur donnerait elle un jour les réponses à toutes ces questions ?
Carolyn repoussa sa deuxième tasse de café et soupira.
— Et maintenant ? dit elle.
— J’aimerais me rendre au service conditionnement et interroger Elinor. Avec un peu de chance, elle me dira ce que contenaient ces fichus cartons.
— Si c’est elle qui a mis le feu, je doute qu’elle soit très coopérative.
— Bien sûr, mais elle peut aussi se couper.
Il paraissait confiant.
— Il faudra éplucher chaque phrase, chaque mot, et remettre les morceaux en place comme s’il s’agissait des pièces d’un puzzle. Logiquement, tout devrait s’imbriquer.
Ils remontèrent en voiture et revinrent chez Horizon. Elinor, très excitée par les événements, essayait de chiffrer les dégâts.
— Cela aurait pu être pire…, admit elle. Par chance, la plupart des cartons prêts à partir étaient déjà stockés de l’autre côté du hall. Quand tout sera déblayé, on pourra donner le feu vert à la production et retrouver un régime normal.
— Savez-vous ce que contenaient les cartons qui ont été détruits ? s’enquit Alan.
Elle le regarda comme s’il venait de l’insulter.
— Bien sûr que je sais ce qu’ils contenaient ! Vous ne vous imaginez tout de même pas qu’on prend la peine de les étiqueter et de les trier simplement pour faire joli ?
— Comment voulez-vous que nous sachions tout cela, Elinor ? Il faut que vous fassiez notre éducation, intervint Carolyn avec beaucoup de gentillesse. Vous classez les cartons dans un ordre particulier, avant de les transférer dans le service expéditions ?
— Cela dépend. Les substances dites sensibles et les médicaments expérimentaux restent de ce côté-ci du hangar. Les commandes sont contrôlées deux fois avant de quitter mon service.
— Alors, les cartons qui ont brûlé, que contenaient ils ?
— Un médicament nouveau. Un antibiotique qu’Horizon espère mettre sur le marché très prochainement. On place beaucoup d’espoirs dans cette nouvelle molécule. Il est actuellement entre les mains de la société Eventide Research, que nous avons chargée des tests exigés par le Bureau de vérification des médicaments avant de donner son autorisation de mise sur le marché. L’étude dure trois ans et au bout de ces trois années, si le médicament a fait la preuve de son efficacité et qu’il ne présente aucun risque pour le patient, il est commercialisé.
Alan réfléchit très vite. Une nouvelle molécule. Peut-être était-ce ce médicament expérimental qui avait tué Marietta ?
Si Elinor était en dehors de tout, si elle disait vrai, on pouvait supposer que seules les commandes officielles passaient par Eventide Research. Sinon, ils se seraient manifestés.
— C’est un centre de recherches dont le sérieux ne peut être mis en doute, commenta Carolyn. Ils sont très réputés. A l’hôpital, on les cite souvent. Il y a quand même une chose que je ne comprends pas…
Elle fronça les sourcils.
— Quel avantage pouvait il y avoir à y mettre le feu ?
Elinor haussa les épaules.
— Il y a des cinglés partout.
— Bien sûr, mais ce n’est pas suffisant. Vous n’avez pas une idée ? insista Alan.
De nouveau, elle haussa les épaules.
— Moi, je m’occupe de mes affaires, c’est tout.
Le ton de la réponse surprit Alan. Cette femme énergique, avec les pieds sur terre, ne pouvait pas ignorer si des commandes douteuses transitaient par son service, passage obligé entre le conditionnement et la livraison.
Lassé de tourner autour du pot, il posa la question qui lui brûlait la langue.
— Elinor, est il possible que des cartons échappent à certains contrôles et sortent d’Horizon sans que personne ne le remarque ?
— C’est impossible. Il y a beaucoup trop de vérifications. Tous les médicaments étiquetés doivent avoir un numéro de commande, et chaque carton en partance porte une adresse qui doit correspondre à celle de la facture. Il y a au moins six signatures différentes par bordereau.
L’estomac de Carolyn se serra.
Se pouvait il qu’Alan se soit fourvoyé ? Sa croisade était peut-être une mauvaise croisade…
Comme ils quittaient le service conditionnement, Carolyn, découragée, soupira.
— Je pense que je vais aller rendre visite à mon oncle adoré, ce matin. Mais seule.
— Je crois que ce ne serait pas une mauvaise idée. Compte tenu de ta formation, tu n’es pas ridicule dans un laboratoire et, de plus, tu es en droit de lui poser toutes les questions que tu veux.
Carolyn n’avoua pas que ce qu’elle avait l’intention de lui demander revêtait un caractère privé. Elle ne supportait pas son silence concernant Alicia. Les enfants gardent toujours des souvenirs de leurs plus tendres années. Pourquoi, lui, ne se souvenait il de rien ? Toute son enfance se résumait à de malheureuses photos de lui. Quant à sa sœur, ou même son père, il était clair qu’il ne souhaitait pas les évoquer.
Aiguillonnée par sa volonté de comprendre, elle monta au deuxième étage, suivit le corridor sur lequel donnaient les laboratoires tout en baies vitrées.
Jasper était dans son bureau, assis à sa table, absorbé dans des papiers.
Sans attendre d’y être invitée, elle poussa la porte et entra.
Etonné de cette apparition, il fronça les sourcils puis, se reprenant, il se leva.
— Carolyn… Où étiez-vous, ce matin ? On vous a attendus pour le petit déjeuner.
Ce n’était pas vraiment une réprimande, mais plutôt un reproche. Carolyn décida de ne pas y prêter attention, sachant qu’il n’y a rien de pire que le mépris.
— J’aimerais m’entretenir avec vous un instant, oncle Jasper. Avez-vous un peu de temps à m’accorder ?
— Oui, bien sûr.
Il hésita une seconde, comme s’il n’était pas très chaud pour cet aparté.
— Si tu souhaites visiter le lab…
— Non, pas maintenant, répliqua-t elle d’un ton sec. J’ai des questions personnelles à vous poser.
La fermeté du ton dut l’inquiéter, car elle le vit se carrer sur ses jambes.
— Je ne suis pas certain de pouvoir te répondre, Carolyn.
— Il n’y a pourtant que vous qui puissiez le faire. Pourquoi la simple évocation du nom de ma mère vous fait elle tellement horreur ?
Elle n’avait pas mâché ses mots, et se sentait fière d’elle.
Il la regarda quelques secondes, hésitant visiblement à la contredire. Puis il s’assit, joignit les mains sur le bureau et lança naïvement :
— Parce que… cela se voit à ce point ?
— Oui, mon oncle. Maintenant, je veux une réponse.
Il regarda ses mains jointes.
— Je ne me rappelle pas précisément quand j’ai pris conscience du fait que je détestais ma sœur. Je crois que c’est à un Noël… Alicia avait quatre ans ; il y avait une pile de cadeaux merveilleux pour elle au pied du sapin, et pour moi, il n’y avait que des vêtements chauds pour l’hiver. Quand j’ai voulu m’amuser avec ses jouets, tout le monde s’est moqué de moi.
Son regard se durcit.
— En fait, c’était comme si mes parents n’avaient eu qu’un enfant, une fille : Alicia. Ils lui ont tout donné, toute leur attention, tout leur amour. Hélas, ils ont omis de lui enseigner une chose : la responsabilité. Et elle les a détruits.
Il se cala contre le dossier de son fauteuil.
— Quand elle est morte, mon père a tout reporté sur son travail. Ma mère et moi n’existions plus. Quand maman est morte à son tour, mon père a tout fait pour m’écarter de son existence.
Carolyn eut envie de faire le tour du bureau pour lui poser la main sur l’épaule et lui témoigner un peu de tendresse. Comme elle, il n’avait connu ni affection, ni attention. Juste la solitude de l’enfant mal aimé. Le parallèle était saisissant.
— Je me suis décarcassé pour que mon père soit fier de moi. Je m’étais figuré que si je réussissais dans les affaires, il m’accepterait enfin.
Il eut un rire amer.
— Tout ce que j’ai réussi à faire, c’est lui prouver que je n’avais aucun sens des affaires et que je n’étais qu’un raté, comme il en était convaincu. Et puis il t’a retrouvée, la fille de sa fille, et il t’a tout légué.
Il agita la main devant son, visage.
— C’est drôle comme l’histoire se répète, tu ne trouves pas ?
Il fixa Carolyn. Il y avait de la haine dans son regard, la même haine sans doute que celle qu’il nourrissait contre sa sœur. Contre sa mère. Soudain, une pensée terrible l’envahit : tant de haine accumulée pouvait armer un bras. A force de le détester, Jasper avait pu vouloir supprimer l’homme qui lui renvoyait une image de lui qu’il n’aimait pas. Jasper, Judas improvisé, avait pu pousser la traîtrise jusqu’à tuer Arthur Stanford.

princesse.samara 03-06-10 01:06 PM

CHAPITRE 15



La volonté d’Alan de trouver des anomalies dans les quelques documents laissés par Suzanne le garda éveillé tard dans la nuit.
A la fin, à bout, il appela Angelica.
— Je ne trouve rien. Tout est correct. Les nouveaux médicaments vont bien dans le labo retenu par Horizon pour être testés. J’ai vérifié et revérifié tout ce qu’elle a laissé ou que j’ai pu récupérer sur le disque dur. C’est impeccable. Je ne vois pas comment ces doubles commandes pouvaient fonctionner. Je n’en ai pas la moindre idée. Il faut que vous m’aidiez.
— L’idéal serait que vous m’apportiez tout ce que vous avez sous la main et que vous veniez à Washington. Un œil neuf y verra plus clair. Tâchez de trouver un vol ce soir, je vous attends demain matin.
Il ouvrait la bouche pour refuser mais se ravisa. Angelica n’avait peut-être pas tort. Quelque chose qu’il ne voyait pas allait peut-être lui sauter aux yeux.
Alan appela Carolyn de son hôtel, la réveilla, et lui annonça qu’il faisait un aller et retour à Washington.
— Je dois faire un rapport à ma hiérarchie. Je raccroche et je file à l’aéroport.
— Mais on est en plein milieu de la nuit ! protesta-t elle en consultant le réveil sur sa table de chevet.
— Je sais, mais je vais essayer de trouver un avion pour Washington. Je prends les quelques effets que j’ai ici et j’achèterai ce dont j’ai besoin sur place.
— Combien de temps pars-tu ?
— Deux jours tout au plus, répondit il sans vraiment y croire. Promets-moi quelque chose. Pendant mon absence, dis que tu ne te sens pas bien et ne te rends pas au bureau.
— Pourquoi ?
— Parce que ce qui s’y passe ne m’inspire pas. Tu pourrais tomber sur Dieu sait quoi, et j’aime autant éviter ça. Donc, j’insiste : ne quitte la maison sous aucun prétexte. Tu m’écoutes ?
Elle marmonna entre ses dents.
— Mon cœur, promets-moi de faire ce que je te dis…, reprit Alan.
Sa voix se fit câline.
— Je t’aime. Comment veux-tu que je travaille correctement si je dois à chaque instant m’inquiéter pour toi ?
— Alors pourquoi pars-tu sans moi ? Après tout, nous sommes tous les deux embarqués dans cette affaire et…
— Carolyn, je t’ai déjà dit que ce n’est pas possible, répondit il avec fermeté. Je te téléphonerai, tu peux me faire confiance ; et fais comme je t’ai dit.
Il ne l’avait pas convaincue, c’était clair. Ferait elle ce qu’il lui recommandait ?
Un peu inquiet, il raccrocha.
A l’image des femmes qu’il avait connues, elle pouvait être têtue comme une mule, et sa petite voix intérieure lui soufflait qu’il valait peut-être mieux qu’il annule son déplacement et reste avec elle, pour sa sécurité.
Impossible de se rendormir. Depuis qu’il avait téléphoné, elle tournait et retournait dans son lit. A sa voix, elle avait compris qu’il était ennuyé de la laisser et se serait volontiers passé de ce déplacement à Washington.
Soupirant comme une malheureuse, elle se tourna une nouvelle fois, prit l’oreiller d’Alan dans ses bras et le roula contre elle pour s’y blottir. Peut-être que ses supérieurs trouveraient les réponses aux questions qu’il ne pouvait résoudre. Peut-être qu’un jour…
Epuisée, elle finit par s’endormir.
Le lendemain matin, le téléphone la réveilla. C’était le coup de fil qu’il lui avait promis. Son voyage s’était bien passé. Avait elle bien dormi ? Il fallait qu’elle soit raisonnable et tienne ses promesses. Pas de visite au bureau tant qu’il ne serait pas revenu. Pas de sortie non plus.
Elle ne chercha pas à discuter. Leur séparation semblait lui peser autant qu’à elle.
Elle raccrocha. En un sens, l’absence d’Alan avait un aspect positif : elle allait avoir du temps à elle. Il y avait plus douloureux dans la vie ! D’autant que cela faisait un bail qu’elle n’avait pas vraiment pris de congé.
Elle enfila une tenue confortable, jean et T-shirt, et partagea sa journée entre la lecture de rapports sur la société, les repas, les promenades dans la propriété. Mack l’entraîna presque de force dans ses serres et, la piscine lui offrant le mirage de son eau claire, elle ne résista pas à la tentation d’y plonger. Comme elle était chauffée, ce fut un moment de pur bonheur. Tout ce qu’elle fit ce jour-là semblait n’exister que pour mieux lui rappeler qu’elle aurait aimé qu’Alan soit là avec elle. Son sourire lui manquait. Ses superbes yeux gris lui manquaient. Mais pas autant que le contact de sa peau.
Il était environ 20 heures quand il la rappela.
— Je pense reprendre l’avion demain après-midi, dit il. On n’a rien trouvé de nouveau, je n’ai donc plus rien à faire ici. On a fouillé partout, creusé sans trouver de réponse. Il va donc falloir placer des gens à nous dans chaque service, si on veut avancer. Tu vas devoir intervenir, ma chérie. Tu vas être chargée de licencier certains employés et d’en mettre d’autres à leur place. Impossible de faire autrement.
Aussitôt, elle s’offusqua.
— Te rends-tu compte que tu me demandes de faire ce que je déteste le plus au monde ? Sans compter que Della va me faire une scène, si je me mêle des ressources humaines !
— Malheureusement, je ne vois pas d’autre solution. De toute façon, il faudra bien que tu te décides un jour à prendre les rênes de la société. Ton grand-père t’a légué l’affaire, c’est à toi maintenant de t’imposer. Il aurait pu laisser à Della cinquante et un pour cent des parts de la société ; c’est à toi qu’il les a légués.
— J’aurais préféré l’inverse…
— Oh, oh, je n’aime pas cette Carolyn négative !
— Je suis comme ça, aussi. Si tu ne le sais pas, c’est que tu ne me connais pas bien.
— Que si, je te connais ! Quand il s’agit de faire preuve de courage, de détermination et d’honnêteté, il n’y en a pas deux comme toi.
Après de tels éloges, le ton de la conversation changea. Ils commencèrent à parler d’eux. A se dire qu’ils se manquaient. A s’avouer ce qu’ils ressentaient. Cette séparation forcée les avait éclairés, et il n’y avait plus de doute possible : ils étaient amoureux.
Quand Carolyn raccrocha, elle était si perturbée qu’elle n’essaya même pas de lire. Pas question non plus d’aller se coucher. Comme d’habitude, Buddy et Lisa étaient sortis. Quant à Jasper et Della, ils assistaient à une conférence qui intéressait Jasper.
Entendant une voiture ralentir et se parquer dans le garage, Carolyn, instinctivement, consulta sa montre. 21 heures. La conférence avait été brève. C’était le moment d’affronter « le Dragon ». Della lui avait confié qu’elle travaillait en général une heure ou deux dans son bureau avant de se retirer pour la nuit. Peut-être qu’en lui annonçant d’ores et déjà son intention de changer certains membres du personnel, Carolyn aurait moins de mal à lui imposer son plan le jour venu. Ou du moins… le plan qu’Alan lui imposait. A tout prendre, s’il devait y avoir scène, mieux valait qu’elle ait lieu ici plutôt qu’au bureau.
Se préparant en vue de l’inévitable passe d’armes, Carolyn prit la direction de l’autre aile. Elle était déjà entrée une fois dans le bureau de Della. La porte était ouverte, la lumière allumée. Elle était donc là.
Carolyn inspira une grande bouffée d’air — et de courage — et entra. L’ordinateur était ouvert et une personne, de dos, tapotait sur les touches du clavier. Buddy ! Sans doute jouait il à quelque jeu électronique…
En train de perdre son temps, comme toujours ! se dit elle.
Comme elle avançait vers lui, prête à ironiser sur la dure existence qu’il menait, elle constata que le jeu qu’elle s’attendait à voir sur l’écran était en fait un programme informatique. Un programme informatique qui lui parut même très savant, compte tenu de ce qu’elle imaginait de ses compétences en la matière.
Avant qu’elle ait pu dire un mot, il lança :
— Salut, Carolyn. Votre parfum vous trahit.
Il pivota sur sa chaise et, aussitôt, plongea dans un sac de cuir ouvert à ses pieds.
— Désolé pour ceci, mais…
En un quart de seconde, il avait sorti un revolver du sac et le pointait sur elle.
N’en croyant pas ses yeux, elle resta debout, devant lui, à le dévisager.
La vérité, alors, lui éclata au visage.
— C’était donc vous !
— Oui, c’est moi, parfaitement. Ce nullard de Buddy. Le bon à rien, l’incapable. En train de s’amuser, comme toujours.
Une grimace inquiétante lui tordit le visage.
— Si ce n’est qu’aujourd’hui le jeu va payer. Car je vais gagner et vous, Carolyn, vous allez tout perdre. Qui l’aurait cru, hein ?
Une boule dans la gorge, elle répéta tant bien que mal :
— Oui, qui l’aurait cru ? Mais comment… ?
— Comment ai-je fait ?
L’arme toujours pointée sur elle, Buddy gloussa nerveusement.
— Comment ai-je fait pour mettre au point un circuit parallèle au nez et à la barbe de tout le monde ? Facile ! Ils croyaient tous aux chiffres qui s’affichaient sur leurs écrans, puisqu’ils étaient plausibles. Et pourquoi pas ? Le logiciel utilisé par Horizon est très performant, et tout, de la production à la livraison, entre dans la machine. Ils n’avaient donc aucune raison de douter de ce qui apparaissait à l’écran. Si ce n’est que les données chiffrées étaient fausses. J’effectuais des commandes le plus officiellement du monde mais, par un tour de passe-passe, elles n’apparaissaient nulle part sur les écrans.
Carolyn n’était pas très calée en matière d’informatique mais un pareil tour de passe-passe, comme il disait, échappait à son entendement.
— Je ne comprends pas.
— Quoi ? Comment j’ai mis en échec les contrôles qui interviennent à différents niveaux, à l’intérieur même du système ? Un jeu d’enfant ! Mais je veux d’abord que vous sachiez que le jeu, justement, est fini. Vous et votre mari qui fourre son nez partout, vous ne m’avez pas abusé.
Il hocha sa tête bouclée.
— Dommage pour vous. Maintenant, il faut que je brouille les pistes. Vous allez me suivre, et nous allons faire une petite virée en bateau.
— Vous ne pensez quand même pas que vous allez vous en tirer comme ça !
Malgré la sécheresse de sa bouche et le nœud qui lui étranglait la gorge, elle parlait avec une fermeté extrême.
Elle jeta un coup d’œil vers la porte qui séparait le bureau de la chambre. Celle-ci était fermée.
— Non, non, ils ne sont pas là, dit il. Il n’y a personne, je suis tout seul ici. Nous avons la maison pour nous.
Ce n’étaient donc pas Della et Jasper qu’elle avait cru entendre rentrer en voiture, mais Buddy.
— Attention, prévint elle, si je crie, les domestiques vont monter…
Il haussa les épaules.
— Je leur tirerai dessus, à eux aussi.
Le calme avec lequel il avait lancé la menace la glaça.
Bien joué ! se dit elle. La sachant incapable d’attirer les autres dans un guet-apens, il venait d’acheter son silence.
Tenant toujours le revolver à bout de bras, il commença à bouger.
— On va descendre par l’arrière. Attention, pas de bruit. Il y a un escalier qui va à l’étage et une porte sur le côté.
Alan était sorti par cette porte le premier jour, se rappela-t elle, et il avait réussi à faire le tour de la maison sans être vu. Il y avait donc peu de chance pour qu’on les voie, Buddy et elle, d’autant qu’il faisait nuit et qu’il avait parlé de descendre jusqu’au bateau.
Ils traversèrent un palier, passèrent devant la chambre de Lisa qui était vide. Apparemment, celle-ci ne rentrerait pas de la soirée, sinon de la nuit. Etait elle avec Cliff ? Se doutait elle des sinistres agissements de son frère ?
Arrivé à la jetée, Buddy la précipita dans le bateau, au fond de la cabine, et attrapa de quoi lui ficeler les chevilles et les poignets. Elle gémit, pleura, le menaça. Rien n’y fit. Il resta sourd à ses suppliques et la traita sans ménagement.
Satisfait de sa besogne, il se redressa et, campé sur ses jambes écartées, se mit à ricaner.
— Bienvenue chez moi, loin de la maison.
Persuadé d’avoir trouvé en elle une oreille qui, enfin, l’écoutait, il commença à se vanter d’avoir réussi à berner tout le monde.
— Vous voyez ces livres ?
Il ouvrit un placard et montra du doigt une série de volumes sur l’informatique et les logiciels.
— Je les ai bien eus ! Ils s’imaginaient que je pêchais ou que je naviguais, alors qu’en fait j’emmagasinais un maximum de connaissances sur les ordinateurs et les programmes. Crétin, peut-être… Mais crétin malin !
Nourrissant l’espoir fou que quelqu’un allait remarquer les lumières sur le bateau et, peut-être, s’en inquiéter, elle alimenta la conversation par tous les moyens. Plus longtemps il parlerait, plus la probabilité d’une intervention était grande.
— Oui, vous les avez bien possédés…
Flatté que, pour une fois, quelqu’un reconnaisse son talent, il reprit :
— Les gens sont stupides.
— Avoir réussi à cacher ce que vous faisiez sans vous faire pincer ? Bravo, vous avez du génie !
Elle essaya de maîtriser sa voix que la peur déformait.
— Comment vous y êtes-vous pris ?
— Pendant que maman travaillait au labo, je m’attelais à son ordinateur à la maison. Ce sont les mêmes logiciels, ici et chez Horizon.
Il toisa Carolyn.
— Je me suis dit qu’au lieu de tripatouiller les programmes qui gouvernent toute la chaîne de production, de la fabrication à la livraison, je n’avais qu’à me glisser par la porte de sortie, si j’ose dire, et développer mon propre programme.
— La porte de sortie ? répéta Carolyn, essayant à la fois de trouver un sens à ce qu’il disait et un moyen de sauver sa peau.
— Horizon a un système de suivi de la production intégré. Toutes les données qui entrent dans l’ordinateur sont contrôlées par le SDAM. Pardon ! J’oubliais que vous n’êtes pas férue d’informatique… « SDAM » veut dire « Système de données appliquées au management », mais il me fallait un mot de passe pour y accéder.
De nouveau, il se mit à ricaner.
— Maman passe son temps à changer ses mots de passe, et comme elle a peur de ne pas s’en souvenir, elle les inscrit sur un papier ! Il n’y a qu’à savoir lire ! Donc, avec son mot de passe, j’ai ouvert le programme comme si j’étais le patron, et j’ai opéré les modifications que j’ai voulues.
La peur au ventre, Carolyn essayait de ne penser qu’à ce qu’il lui racontait. Elle en était sûre maintenant, c’était lui qui avait éliminé son grand-père et, de la même façon, il allait la faire disparaître. Et sans le moindre scrupule. Il fallait qu’elle continue de le faire parler : c’était sa seule arme pour l’empêcher de mener à bien son projet ou, plutôt, pour le retarder.
— Et comment vous êtes-vous introduit par la porte de sortie, Buddy ?
— Avec le programme que j’ai créé, j’ai pu entrer autant de commandes que je voulais sans qu’elles apparaissent nulle part. Quand le système finissait de gérer mes commandes, toutes les références à ces ordres s’effaçaient automatiquement. Rien n’apparaissait sur les ordinateurs d’Horizon. C’est un peu difficile à expliquer, mais grosso modo, cela fonctionnait comme ça.
— J’imagine qu’il a quand même fallu que quelqu’un vous aide de l’intérieur ? Suzanne était au courant de ces fausses commandes, n’est-ce pas ?
— Bravo, Carolyn ! s’exclama-t il, assortissant son compliment d’une mimique admirative. Il y avait en effet un risque, à un moment donné. C’est là que Suzanne intervenait. Elle devait veiller à ce qu’aucun document écrit mentionnant mes commandes ne sorte. Elle était très bonne. Le cas échéant, elle trouvait une excuse pour expliquer le fait qu’il n’y avait aucun document : soit le papier bourrait dans les imprimantes, soit elles étaient en rupture d’encre, ou de feuilles. Et tout le monde acceptait ces aléas sans broncher, comme si c’était normal pour de la bureautique.
— Pourquoi s’est elle suicidée ?
— C’était une complice parfaite… jusqu’au jour où elle a commencé à avoir mauvaise conscience. Alors, elle a mis le feu aux dernières commandes, ce qui était pure idiotie.
— Comment vous êtes-vous mis d’accord, au début ?
En fait, elle connaissait la réponse. Ils avaient été amants. Buddy avait exploité les sentiments de la malheureuse Suzanne, qui était particulièrement peu séduisante, afin de se servir d’elle. Le machiavélisme de Buddy donnait froid dans le dos.
— Elle était enceinte. Vous êtes le père de l’enfant ?
— Une complication imprévue, dit il en haussant les épaules. On se demande comment une fille intelligente comme elle a pu se mettre dans un pétrin pareil.
Ecœurée par la cruauté de ce jeune homme, Carolyn lui jeta un regard méprisant.
— Comment pouvez-vous vous regarder en face ? s’écria-t elle.
Puis, se radoucissant, elle ajouta :
— De quoi vivez-vous ?
— Facile. Je suis assez riche pour vivre où je veux et sans me priver de rien. J’ai de l’argent à ne savoir qu’en faire !
— Qui d’autre est impliqué dans votre trafic ?
Le visage presque poupin se durcit.
— Quelques nullards dont je vais m’occuper.
Carolyn crut que son cœur s’arrêtait. A la façon dont il la regardait, il était facile de comprendre qu’elle en faisait partie.
— Et moi ? Qu’allez-vous faire de moi ?
— Ma chère Carolyn, vous allez faire un petit tour en mer. Tel que vous me voyez, j’ai rendez-vous avec un bateau qui vient prendre un chargement au port. Je vais payer le capitaine pour qu’il vous embarque en même temps et vous jette à l’eau quand il sera au large. Pas de corps. Pas de preuve.
Il sourit, visiblement satisfait de lui et, dans un éclat de rire, quitta la cabine pour aller mettre le moteur en marche. La vedette s’éloigna lentement du ponton où elle était amarrée et disparut dans la nuit.

princesse.samara 09-06-10 10:40 AM

CHAPITRE 16


Au petit matin, Alan appela Carolyn de l’aéroport pour lui annoncer qu’il rentrait plus tôt que prévu de Washington. Comme elle ne décrochait pas, il supposa qu’elle se trouvait quelque part dans la maison ou que, passant outre sa recommandation, elle était sortie. Un instant tenté d’appeler Horizon, il se ravisa. Dans quelques heures, ils seraient ensemble. Il n’allait pas la harceler.
A peine débarqué de son Airbus, il essaya de nouveau de la joindre au téléphone. Il n’y avait toujours personne dans la suite. Où était elle ? Agacé, il composa le numéro de la résidence et tomba sur Morna.
— Je ne l’ai pas vue ce matin, répondit la gouvernante de son ton pincé. De toute façon, je ne sais jamais ce qu’elle fait. Un jour, elle prend le petit déjeuner, mais je ne la vois pas à midi, et le soir vous dînez tous les deux. Comment voulez-vous que je donne des ordres en cuisine ?
— Vous avez raison, Morna, il faudra que nous voyions cela, répondit Alan, qui réfrénait mal son impatience. Pour l’instant, voulez-vous être assez aimable pour aller voir si elle est dans sa chambre ? Je ne quitte pas.
Elle ne dormait certainement pas à cette heure. Pourquoi, à midi, n’avait elle pas encore pris son petit déjeuner ? Peut-être était elle souffrante ?
Anxieux, il attendit que Morna reprenne l’appareil.
— Elle n’est pas là. Elle a dû partir tôt, avant même Della et Jasper.
Alan jura et raccrocha. C’était sûr, elle n’avait tenu aucun compte de ce qu’il lui avait fait promettre et, bravant ses interdictions, avait filé à l’aube jusqu’aux laboratoires pour mener son enquête. Elle pouvait s’attendre à ce qu’il la félicite !
Furieux, il composa le numéro d’Horizon. Pas de réponse. Puis celui de Della. Elle ne l’avait pas vue depuis la veille, lorsque Jasper et elle étaient partis en ville assister à une conférence.
— Sa voiture était elle au garage quand vous êtes partis, ce matin ?
Della réfléchit au bout du fil.
— Il me semble que oui. Ce n’est pas grave. Si elle n’est pas à la maison, c’est que quelqu’un est venu la chercher pour sortir. Un de ses anciens amis, peut-être ?
L’insinuation n’échappa pas à Alan. Chère Della, elle le lui paierait…
— Lisa l’a peut-être emmenée dans sa voiture faire des courses, suggéra-t il.
— Cela m’étonnerait. Ma fille était absente, ces jours-ci.
Plus inquiet de minute en minute, Alan héla un taxi et lui indiqua l’adresse. En admettant que Carolyn soit sortie avec Rosie, pourquoi n’avait elle pas pris sa voiture neuve ? C’était incompréhensible. Et où était elle partie ?
Arrivé à la résidence, il gravit les marches du perron quatre à quatre, poussa la porte et bondit dans l’escalier. Leur suite était parfaitement en ordre, mais quelques détails l’inquiétèrent. D’abord, elle n’avait pas laissé de mot. Il est vrai qu’il rentrait plus tôt que prévu. Mais elle n’avait pas dormi là. Sa chemise de nuit et son déshabillé étaient sagement accrochés à la patère de la salle de bains. Il y avait un livre ouvert sur le canapé, et lorsqu’il lui avait téléphoné la veille, justement, elle lisait.
Sa poitrine se serra. Il avait appris à ne pas se laisser submerger par l’angoisse. La panique était mauvaise conseillère. Au lieu de s’affoler, mieux valait garder l’esprit clair et réfléchir posément.
Se forçant au calme, il traversa les pièces en analysant la situation.
Il n’y avait aucune trace de lutte.
Son sac se trouvait à sa place, dans un tiroir de la commode. Apparemment, tous ses manteaux et ses vestes étaient dans la penderie.
Qu’avait il pu se passer de si urgent, pour qu’elle soit dans l’obligation de partir en laissant manteau et sac derrière elle ?
Un appel téléphonique ?
Une urgence ?
Il fonça en bas, trouva Lotus, Seika et leur père dans la cuisine. Les domestiques, Alan le savait, étaient souvent plus au courant que les maîtres de ce qui se passait à la maison. Ils ne l’avaient pas vue, ce matin. Et elle avait dîné ici, la veille au soir.
Follement inquiet, il sortit en trombe de la maison, fit le tour du jardin à la recherche de Mack. Ce dernier taillait les rosiers.
— Je ne l’ai pas vue aujourd’hui, dit le jardinier, en s’essuyant le front du revers de la main. Hier, elle est venue se promener dans les serres. Elle aime beaucoup les fleurs. C’est agréable que quelqu’un, ici, apprécie la beauté de la nature.
Puis plus bas, comme pour lui-même :
— Ça change des autres femmes de la maison !
Alan repartait quand il aperçut la vedette blanche de Buddy qui accostait. Il se dirigea vers le bateau.
Le voyant, Buddy agita le bras.
— Regardez-moi ça ! Ça mordait bien, ce matin. Vous devriez venir avec moi, un jour. Il n’y a rien de tel qu’une bonne partie de pêche pour commencer la journée.
— Vous n’avez pas vu Carolyn ?
— Ah, non…
Il agita sa tête bouclée.
— Je suis parti à 4 heures du matin. A cette heure-là, il n’y a pas grand monde debout.
— Et Lisa ? Vous ne l’avez pas vue ?
— Non plus. Elle n’est pas rentrée. Elle doit être avec un garçon. Ça rend ma mère folle.
Mais Alan n’était pas d’humeur à s’intéresser aux frasques de Lisa.
— Quand avez-vous vu Carolyn pour la dernière fois ?
— Hier soir au dîner. Elle a dit qu’elle était fatiguée et qu’elle allait se coucher tôt. Je ne sais pas ce qui me fait dire ça, mais j’ai eu comme l’impression qu’elle avait quelque chose en vue pour aujourd’hui.
Ou pour la nuit dernière ? pensa Alan. Mais quoi ?
La nuit tombant et Carolyn n’ayant donné aucun signe de vie, Alan se décida à appeler la police. Usant de son influence, il parvint à convaincre les autorités de ne pas temporiser. Ils fouillèrent les buissons, les bosquets, relevèrent les empreintes de pas. Hélas, il n’y avait pas la moindre trace d’effraction.
Avait-on pu l’enlever ?
Comme la nuit s’épaississait, Alan centra son attention sur leur entourage. Qui pouvait avoir besoin d’argent au point de leur extorquer — éventuellement — une rançon ? En tête de liste, il y avait Cliff. Nick venait en second.
Alan prit sa voiture jusque chez Cliff, qu’il arracha des bras de Lisa. Après les avoir interrogés l’un et l’autre, il dut admettre que leurs alibis tenaient la route.
Nick habitait à Port Townsend. Il fallait prendre le ferry pour s’y rendre. Les maisons étaient vieilles et mal entretenues ; celle de Nick semblait avoir été dévastée par une tornade pendant la nuit. Une lumière blafarde éclairait une fenêtre en façade. Alan monta les quelques marches du perron qui gémirent sous ses pas, et s’apprêtait à frapper à la porte quand il vit qu’elle était entrebâillée.
— Nick ! appela-t il en passant la tête dans l’ouverture. Ni-ick ! C’est Alan ! Où êtes-vous ?
Seul le silence lui répondit. Mû par une crainte diffuse, il sortit son arme. Si Nick retenait Carolyn prisonnière, il en aurait besoin. L’oreille aux aguets, il attendit. Pas un bruit. Pas un son. Ni lattes de parquet qui craquent, ni glissement de pas étouffés. Rien qui trahisse une présence.
Sur la pointe des pieds, il se dirigea vers le salon dont la porte bâillait. Nick était là. Gisant dans une mare de sang. Le cœur traversé de part en part par une balle.
Carolyn ! Etait elle mêlée à ce nouveau drame ?
Le revolver pointé, prêt à tirer, Alan inspecta la maison. Rien n’indiquait qu’elle avait pu séjourner là. Rien ne permettait d’identifier l’auteur du crime. Si le mobile était une dette de jeu, Nick avait payé au prix fort… De sa vie.
Alan s’agenouilla près du corps qui était encore tiède. Clés, menue monnaie, cachets contre les brûlures d’estomac, ses poches n’avaient pas été visitées. Il faillit ne pas voir un morceau de papier froissé enfoncé dans sa poche de chemise. Une adresse d’expédition. Le nom de la société ne correspondait à aucun des noms relevés dans les ordinateurs d’Horizon. Comme il fixait les lettres imprimées sur le papier, un souvenir lui traversa l’esprit. N’était-ce pas dans ce coin que le grand-père de Carolyn avait été renversé ? Arthur Stanford avait il découvert quelque chose d’anormal — cette adresse, par exemple — qui aurait conduit ses pas par ici ?
Alan se mit à réfléchir à toute vitesse. Carolyn était elle tombée dans un piège aussi dangereux que celui qui avait coûté la vie au patron d’Horizon ? Allait elle être la prochaine victime ?
Follement inquiet mais sans perdre son sang-froid, il appela le 911, police secours. Il déclara le meurtre de Nick et remonta dans sa voiture. Filant, il traversa une zone de marinas, de docks, d’entrepôts et de boutiques nautiques. C’était par ici qu’Arthur avait été tué. L’adresse inscrite sur le morceau de papier correspondait à un bâtiment sombre de trois étages implanté le long d’un quai.
Etait-ce ici que venait Arthur, quand quelque chose ou quelqu’un l’avait obligé à sortir de sa voiture, et qu’il avait été volontairement bousculé et tué par un véhicule ?
En tant que chef du service expéditions, Nick pouvait avoir dévié des commandes, en cachant le nom et l’adresse de la société officielle sous une étiquette au nom d’une société fictive où arrivaient, en fraude, les fausses commandes.
Alan gara sa voiture une rue avant l’entrepôt et le longea sans se faire remarquer. Comme il approchait d’un petit parking non loin du quai et des pontons, il reconnut l’unique voiture garée là. La Fairmont de Buddy.
Avant qu’il ait eu le temps de déduire quoi que ce soit de cette curieuse découverte, des bruits sourds lui firent dresser l’oreille. Dominant le clapotis de l’eau, de petits cris crevaient la nuit. Des cris faibles qui semblaient provenir des quais. Carolyn !
Alan tourna l’angle du bâtiment et se précipita vers la mer. Deux silhouettes se découpaient dans la lumière verdâtre du port. Deux silhouettes qu’il reconnut sur-le-champ.
*
**
Rudoyée par Buddy, Carolyn gémit faiblement. Il lui avait replié un bras derrière le dos et elle souffrait beaucoup. A la fois assommée par les barbituriques qu’il lui avait administrés et ankylosée par les heures qu’elle avait passées dans un placard, elle trébucha.
Buddy lui avait dit qu’elle serait chargée en premier sur un bateau étranger. Malgré la menace, elle avait gardé l’espoir qu’Alan la retrouverait, mais cet espoir s’amenuisait. Soudain, elle crut entendre sa voix. C’était une hallucination ! Cela ne pouvait plus être lui…
— Lâche-la, Buddy ! Lâche-la, ou je tire !
Serrant Carolyn devant lui comme un bouclier, Buddy se retourna et reconnut Alan.
— Vas-y ! Comme ça, je n’aurai pas à prendre la peine de me débarrasser d’elle…
— Je t’arrête, Buddy. Et j’ajoute l’enlèvement aux autres chefs d’inculpation, dont le meurtre.
— Ah ! Tu as trouvé ce pauvre Nick, alors ! s’écria Buddy. Désolé de te décevoir quand même, mais il faut un perdant au jeu, et cette fois, ça va être toi.
— Derrière toi ! s’écria Carolyn.
Le docker dont Buddy avait loué les services pour garder Carolyn bondit sur Alan et lui frappa la main. L’arme tomba à terre, rebondit et glissa dans l’eau du port. Mais Alan ne s’était pas entraîné aux arts martiaux en vain. C’était le moment de mettre en pratique les exercices qu’on lui avait enseignés. Tel un fauve, il se jeta sur son agresseur et lui donna un coup de poing sous le menton. Ce fut net et sans appel. L’assaillant tomba raide sur les planches du quai.
Comme Buddy essayait de se saisir de son revolver, il lâcha Carolyn, qui se jeta sur lui et lui lacéra le visage de ses ongles. En jurant, il se débattit et projeta Carolyn à terre. Alan s’interposa aussitôt. Le coup, d’une violence inouïe, les déstabilisa tous les deux. Tombés sur le dos, empoignés, ils commencèrent à se battre. Les coups pleuvaient. La lutte était féroce. Soudain, dans les cris et les sons étouffés de la bagarre, elle vit leurs corps rouler vers le bord du quai et disparaître.
Elle se mit à appeler, à hurler, à fouiller l’eau noire des yeux. Personne. Plus un bruit. Plus un cri. Terrifiée, en sanglots, essayant tant bien que mal de se tenir debout, elle courut sur le ponton. L’eau lui parut glauque. C’était affreux.
— Alan ! Alan ! s’égosilla-t elle.
Pas de réponse. Terrorisée, à bout, elle crut voir quelque chose bouger en bas du quai. Non, elle ne se trompait pas : quelqu’un nageait dans l’eau.
Elle crut que son cœur s’arrêtait. Puis son pouls s’emballa. La silhouette avait agrippé une pile du ponton et remontait. C’était Alan. Alan qui, à la force des poignets, se hissait hors de l’eau en escaladant.
Elle se rua vers lui et se jeta contre sa poitrine. Il ruisselait d’eau.
Il avait eu le temps d’appeler les secours qui arrivèrent, toutes sirènes hurlantes. Après de longues minutes, ils réussirent à localiser Buddy, agrippé comme une ventouse à une pile du ponton.
Le jeu mortel avait pris fin.
Alan prit Carolyn par la taille et la serra contre lui.
— Rentrons, ma chérie, lui dit il.

princesse.samara 09-06-10 11:30 AM

BON LECTURE


ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 05:08 AM.

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