5 L’homme s’est immobilisé un instant sur le seuil de la pièce voisine Dans la cheminée les flammes sont hautes, et font danser, au plafond, les poutres sombres, peu de lumière, celle d’une lampe dans un angle, et sur un canapé, deux hommes sont assis et discutent à voix feutrée, cessent à son approche... Devant eux, sur une table basse, une besace de cuir, et des appareils photos Venez nous rejoindre, Brice. Comment est-elle Ça ira, Doc. Elle s’est réveillée, et elle a parlé. Le conducteur du véhicule ? Rien, pas même un refroidissement, il s’en tire avec une grosse frayeur et sans doute sur pieds dès les prochaines heures. En revanche... Je suis navré, mais le reste ne va pas vous plaire Tiens donc ! J’ai peur de deviner Il avait sur lui une carte de Presse au nom de Marc Morel Un fouineur ? Ici ? Il y avait longtemps. Mais, elle ? Pas elle. Il ne veut pas, pas maintenant, pas après... Et que risque-t-elle Plus sérieux, mais rien de grave. Une plaie insignifiante au cuir chevelu et un mauvais rhume qui pourrait évoluer vers une bronchite s’il n’est pas soigné énergiquement. Deux, trois jours, sous réserve d’obéir aux prescriptions. Brice acquiesce, il saura y veiller, mais ce n’est pas ce qui le préoccupe vraiment, pas l’essentiel Pour le reste Les appareils sont à elle Certain de cela A cause des initiales sur la sacoche qui les renferme, E. D. pour Emmanuelle Davrey... Emmanuelle... elle s’appelle Emmanuelle, et... elle aussi ! Comme le type dans la voiture... comme tous les autres... la meute de pilleurs de vies et de sentiments... elle en fait partie Bien, je sais à quoi m’en tenir à son sujet. Hervé, l’accident est-il simulé J’en ai vu pas mal mais là, non, je ne crois pas ou alors ils sont vraiment timbrés. C’est trop risqué à cet endroit. Parfait. Un cognac ? Je vous dois bien ça à tous les deux.Hervé, à vous l’honneur... je vous laisse choisir La cuvée de réserve Je ne peux rien vous refuser. Doc, je compte sur vous pour m’indiquer le traitement à lui administrer Quelles sont vos intentions, Brice Je n’en sais rien, à vrai dire, je n’y ai pas encore réfléchi Mais ça va venir... Oh, oui ! Reste à définir le rôle dans tout cela de celle qui dort à côté. Il a quelques points à éclaircir et il n’arrive pas à cerner une certaine attitude. Elle, la fille du relais, celle dont il leur parlait avant que Flamme ne les alerte, elle qu’il désirait... il ne sait plus... La retrouver ? Seulement cela ? Qu’espérait-il Brice, elle est là, maintenant. A vous entendre, tantôt, vous vouliez... Vous n’aurez plus besoin de Quoi donc Il y a trop de questions sans réponses, et désormais, la situation n’est plus tout à fait la même. Pour tout dire, en ce moment, il est davantage en colère que ravi de la savoir accessible Le silence s’est installé entre eux, Brice cultivant à plaisir une irritation naissante, Doc et Hervé, inquiets de lui voir un tel état d’esprit, confirmé par la voix froide, le regard dur Nous verrons comment la suite va évoluer Tant pis... Nous allons vous laisser, Hervé va se faire un plaisir de raccompagner ma vieille carcasse. Brice, essayez d’en discuter avec elle avant d’arrêter une opinion à son sujet, et doucement, ne la brusquez pas, elle est vraiment malade Doc, je n’achève pas les gens à terre, je saurai attendre. Bonne nuit à vous deux, et merci pour tout |
6 C’est le rêve affreux qui continue. Des mains qui la prennent la soutiennent, le liquide brûlant qu’elle avale, la pression de doigts sur son front. Elle imagine aussi la voix à l’intonation pleine de colère. A cause d’elle - Je n’ai rien fait de mal... pas de ma faute - Je sais, je n’en ai pas après vous... C’est la fièvre. Je ne parviens pas à la faire reculer - Je suis si fatiguée - Ça va aller, bientôt, laissez-moi faire Dormir... encore... mais si mal avec une toux qu’elle n’arrive pas à contrôler et des suées qui la laissent sans force. Combien de temps ? Ses amis qui l’attendent dans les Alpes... ses photos... elle a échoué... Marc... où est-il... elle veut... retrouver sa chambre... le réconfort de ses parents, et surtout la douceur de sa mère... et ses sœurs, ses frères... la sécurité de son univers... rentrer enfin chez elle... qui la retient ? Qu’il la laisse partir... qu’il cesse de la retenir... elle veut... partir La lumière... elle reconnaît la lueur blanche de l’aube sur la neige. Elle se sent enfin mieux, bien mieux, malgré le corps toujours douloureux, et la gorge, la poitrine, encore oppressées... Un poids sur elle... les couvertures, elle ne supporte plus le poids des couvertures, il l’étouffe, et... pas seulement cela.. elle n’est pas seule A son côté, un homme est allongé, au-dessus des draps, un bras autour d’elle, la maintenant clouée sur place. Doucement, elle essaie de s’en libérer, le repousse et cesse devant la réaction qu’elle provoque Elle tressaille au visage qui se tourne vers elle, dénonçant une joue meurtrie vers laquelle elle avance la main, attirée malgré elle, sur laquelle elle pose doucement les doigts, comme pour s’assurer de sa réalité, ou en retrouver l’esquisse initiale. Et les retire devant le regard fixé sur elle Enfin réveillée ! Bonjour Bonjour Pas plus effrayée que cela Peur ? De vous ? Non, surprise simplement. Je ne m’attendais pas à... Hier... c’était vous Hier ? Pas seulement... Deux jours entiers ! Et cette nuit, j’ai dû me battre contre vous pour vous empêcher de partir vers... je ne sais où... les Alpes Les Alpes ? Je devrais y être à l’heure actuelle... Il faudra attendre encore un peu... Je peux me lever Oh.... Oui ! Bien sûr... Je suis désolée pour... Et mon ami Frais et dispos, bientôt sur pieds, et surtout en meilleur état que vous. Restez là, je vous apporte quelque chose à boire Où veut-il qu’elle aille ? Elle est assez consciente pour se rendre compte qu’elle n’a rien sur le dos. Qui l’a dévêtue ? Lui ? Une masse blanche qui s’agite au bas du lit. Un chien ! Blanc ? Elle doit tout mélanger. La porte qui s’ouvre à nouveau, et livre passage à une bonne odeur de soupe Merci... J’ai faim C’est bon signe. Vous ne vous levez pas, ordre du médecin, pas encore, nous verrons demain... Pour l’instant, je dois m’absenter, vous y arriverez sans aide Oui, je crois. Votre chien, je m’en souviens... c’est lui qui m’a trouvée. Mais dans mon cauchemar il était noir C’est Flamme qui m’a alerté. Lui, il s’appelle Gus... c’est un gros paresseux qui n’aime que les lits et la chaleur des cheminées mais avec un cœur énorme. Vous avez eu de la chance, Flamme est venu me chercher, Gus serait resté à vos côtés, quitte à mourir sur place avec vous. A tout à l’heure, je n’en ai pas pour longtemps Sans plus Elle se retrouve seule, devant un bol de potage fumant, qu’elle avale à petites gorgées, - un vrai délice ! -, et un magnifique chien des Pyrénées.... qui se lève.... la regarde.... prend son élan, et.... Non Adieu, la soupe Ses vêtements... où sont-il rangés ? Elle ne peut pas rester dans des draps mouillés. Satané bestiole, attends un peu que je m’occupe de toi ! Tu peux rire ! Et descends de là, tu pèses une tonne Elle sort du lit, en retire rapidement les draps avant que le matelas ne soit trempé, et s’enroule dans une couverture. Si, au moins, ce cabot savait parler, il pourrait peut-être l’aider, ou du moins, faire un effort... et lui montrer où son maître a rangé ses affaires C’est ça, qu’il remue la queue... il est splendide et il le sait... mais ce n’est pas suffisant pour oublier que, à cause de lui, son estomac crie famine. Elle ouvre doucement la porte, se glisse à l’extérieur de la chambre et... sursaute au contact du chien contre ses jambes. Pousse-toi, tu vas me faire repérer Elle progresse avec prudence jusqu'à la pièce principale... silencieuse pour être déserte... comme elle s’y attendait... sinon le pas pesant de Gus derrière elle, et le crépitement des bûches dans la cheminée qui occupe près de la moitié du mur aveugle Si tu continues à me suivre, je t’y fais rôtir. Emmanuelle s’avance vers l’âtre, contourne le fauteuil, et recule devant une forme noire qui s’anime et se dresse à son approche... Tu dois être Flamme ! Tu m’as fait peur, tu sais... tu as l’air d’un diable tout droit sorti des ténèbres. Merci à toi, mon ami... Si tu nous faisais une petite place, nous pourrions nous installer, tous les trois, devant le feu et attendre ton maître. Il va être ravi de voir dans quel état ton copain a mis son lit. Par hasard, tu ne saurais pas, toi, où sont mes vêtements Elle s’installe, confortablement calée entre eux, s’appuyant sur l’un, entourant l’autre d’un bras, les cajolant tous deux, heureuse d’être là, de se sentir vivante... Et affamée Où se trouve la cuisine ? Peut-être qu’elle pourrait y trouver un peu de bouillon... elle n’a jamais eu faim comme cela. Et où a bien pu aller leur maître ? Un drôle de bonhomme, pas commode pour deux sous, et pas facile à apprivoiser. Lui et ses chiens, lâchés dans les bois, ils doivent former une sacrée meute Et je suis certaine que, de vous trois réunis, c’est lui le plus sauvage... Un loup solitaire La chaleur lui fait du bien. Elle devrait bouger, voir si elle peut trouver des draps propres dans l’armoire, mettre de l’ordre et... aucune envie de retourner dans la chambre à demi dévastée Toujours aussi indisciplinée Derrière elle, les bras chargés de bûches... Elle ne l’a pas entendu arriver Ça dépend. Attendez... je vais vous aider Surtout ne bougez pas, ce n’est pas nécessaire... et puis c’est bien trop lourd pour vous Il ne neige plus En effet, plus depuis ce matin Je vais pouvoir rentrer à l’hôtel, toutes mes affaires s’y trouvent J’ai bien peur que vous ne deviez y renoncer Que croit-elle ? Ils sont isolés du reste du monde et sans doute les derniers à être dégagés. De plus, les conditions sont exceptionnelles et il ne s’agit pas d’une nationale mais simplement d’un chemin forestier, elle va devoir prendre patience et souhaiter que le ciel se montre clément Et que faites-vous dans une telle situation Nous nous entraidons Nous ? Combien êtes-vous à habiter ces cabanes dans le coin ? Quatre. Je suis le plus chanceux, ma cabane, puisque c’est par ce terme que vous décrivez ma maison -, est la plus proche de la route Pardon, ce n’était pas péjoratif. Ça me plaît beaucoup, vous savez Vous n’avez pas fait le tour pendant mon absence Non. Juste de la chambre à ici, pas même la cuisine. Et Dieu sait combien j’ai faim Ce qui est normal après seulement un peu de soupe Surtout que... eh bien... à vrai dire, je l’ai à peine entamée, Gus m’a joué un sale tour. Je suis désolée pour votre lit, c’est lui qui l’a absorbée - De mieux en mieux ! Et vous ne pouvez pas rester dans cette tenue... qui n’a rien de... déplaisant, mais qui est, sans doute, peu pratique pour vous - Si je pouvais récupérer mes vêtements, je serais effectivement plus à l’aise - Ils avaient besoin d’un sérieux nettoyage... Vous trouverez de quoi faire votre bonheur dans l’armoire de ma chambre. - Et... pour la salle de bains - La deuxième porte... Venez... celle-ci... Une seule contrainte, il faut économiser l’eau chaude. Dépêchez-vous, je vous attends dans la cuisine Il est gentil, pas fâché, mais aussi farouche qu’un... qu’un misogyne ! Lui soutirer un sourire, un seul, doit relever de l’exploit Une fortune pour un bain chaud, un royaume contre un shampooing. Dix minutes ! Elle va s’accorder tout ce temps, et tant pis pour l’eau. Non, il faut être raisonnable, ce n’est pas le meilleur moyen de le remercier pour l’avoir si bien secourue. Un peignoir de bains, qui la recouvre jusqu’aux pieds. Un vrai plaisir ! Elle adore ça ! La fatigue s’en va, elle retrouve son entrain, ses envies de rire et son amour de la vie En silence jusqu'à la chambre, et une drôle d’impression devant le lit défait. L’armoire, un de ces meubles d’autrefois, énorme et imposant et qui ne renferme que des vêtements d’homme. Ben, voyons ! A quoi pouvait-elle s’attendre d’autre Pas question d’emprunter un pantalon, il faudrait des heures pour en replier les jambes. Que croit-il donc qu’elle va dénicher là-dedans Vous en avez encore pour longtemps Emmanuelle recule, comme prise en faute, puis se redresse, resserrant le peignoir autour d’elle, défiant le regard froid de Brice, bien plus agacée par l’impatience qu’il montre que par son intrusion Vous ne pouviez pas taper A une porte ouverte ? Ça ne m’a pas paru tellement utile Evidemment ! Et que voulez-vous que je fasse de tout ça Dans ce tiroir, il y a des chemises et des pantalons qui devraient vous aller. Hâtez-vous, le repas refroidit Vous pouvez commencer sans moi... et vu les tracas que je vous amène, il vaudrait mieux que je m’en aille Inutile d’y penser, c’est bien compris ? Pas dans votre état Mais je dois absolument retourner au véhicule, j’ai quelque chose de très important à y récupérer Au point de risquer une rechute C’est mon problème Et le mien si cela doit prolonger de trop votre séjour chez moi... Nous verrons plus tard Elle devine l’irritation qui grandit en lui, il doit à peine la supporter. En revanche il ne sait pas qui il doit affronter, plus irréductible qu’elle, cela n’existe pas, et nul ne peut lui dicter sa conduite. Dès qu’il aura le dos tourné... Le tiroir lui abandonne des sous-vêtements d’adolescent, il faudra s’en accommoder. Un jeans presque taillé pour elle, une chemise à carreaux, épaisse, confortable, qui lui arrive à mi cuisse. Pas de chaussures ? Une paire de chaussettes, comme à la maison. Dernier problème, ses cheveux ! Comment discipliner une telle masse sans brosse, ni crochets ? Il faut y aller, il doit être fou de rage à attendre Où est la cuisine ? Effectivement, l’endroit n’a rien d’une cabane. Trop d’espace. Envie de sortir, d’en voir l’extérieur A sa droite, du bruit derrière une porte. Ils sont là, tous les trois. Emmanuelle n’ose pas avancer, regard soudain perdu au travers de la baie qui court sur tout un mur. La vallée entière s’offre à elle Ça vous plaît ? Approchez, vous verrez mieux Elle obéit sans même sembler l’entendre, Flamme et Gus sur les talons, et elle pense déjà à ce qu’elle devrait pouvoir obtenir d’un aussi merveilleux panorama, quels objectifs et quels filtres utiliser, et elle se prépare à guetter les modifications de la lumière au fil des heures Elle s’installe devant la table, tournée vers l’extérieur, Flamme appuyé contre elle. Ils sont presque au sommet, la vue doit en être pratiquement aussi belle, et rien pour leur rappeler que la vie humaine existe sur terre, ils sont hors du temps, de la civilisation. La route est invisible, dissimulée par une muraille d’arbres, pas trace d’une fumée dénonçant un feu de cheminée, et d’autres êtres réunis autour, un paysage vrai, sans atteinte... pas seulement à cause de la neige... à chaque saison... l’éveil d’une aube d’été, rose sous ses voiles de brume, ou bien un crépuscule d’automne, à l’heure où le soleil s’amuse à incendier les teintes rousses des feuillages Vous avez de la chance, vous savez Vous en profitez aussi maintenant. Flamme, assis Laissez-le, il ne m’ennuie pas. Pas du tout Flamme, museau posé sur ses genoux, immobile sous la main qui le caresse entre les oreilles Il n’est pas né pour être cajolé comme un chaton. Vous attendez votre plateau Un plateau ? Non... et moins encore la sécheresse brutale de la voix, signe évident d’un nouvel accès de mauvaise humeur... Pardon ? Oh, excusez-moi. Que puis-je faire Sortir les assiettes de ce placard et vous occuper du nécessaire pour ce genre de circonstance. Vous voyez ce que je veux dire ? Evidemment, je mange tous les jours. Pas vous Que faisiez-vous dans les parages Le boulot, Marc est journaliste Journaliste ? Tiens donc ! Qu’y a-t-il de si important dans la région Où sont les couverts Troisième tiroir... Alors Un type... une célébrité qui vit en ermite, d’après ce que j’ai compris. Un peintre qui se cache. Encore un malheureux que le succès poursuit ! Les verres Cherchez-les... Et vous ? Vous l’accompagniez pour profiter de la balade A peu près Une sortie en amoureux qui a tourné au cauchemar ? Pas de veine Pour qui ? Nous en sommes, tous deux, sortis indemnes. Vous boirez à la régalade, je déteste fouiller chez les gens. Mais pas en amoureux, là, vous avez perdu ! Nous devions nous rendre sur la côte d’azur puis contrordre de dernière minute... et... j’ai suivi. Question suivante - Un travail pour vous aussi ? Vous étiez complice dans cette traque - Encore perdu. Vous n’avez pas de chance à ce jeu-là. Non, pas pour moi. Juste veiller sur lui. Pour ce à quoi j’ai servi, j’aurais mieux fait de rentrer à la maison. Qu’avons-nous à déjeuner ? Je meurs de faim - Si vous n’aviez pas été là, il serait plus mal en point à l’heure actuelle. Omelette paysanne. C’est ce que je réussis de mieux. Votre nom Encore ! Mais, il lui faut bien admettre que celle-là est la plus importante. Nom, âge, etc... ? Eh bien, Emmanuelle Davrey, vingt-quatre ans, à quelques jours près, célibataire, demeurant à Clermont-Ferrand et photographe de son état. Satisfait ? Son numéro de téléphone ? Il est confidentiel et uniquement réservé aux amis. Et par-dessus tout... affamée Ça vous va comme ça ? Votre tour est passé, à moi maintenant. Vous n’auriez pas un stylo Un stylo ? Pour quoi faire ? Que comptez-vous écrire Ecrire ? Rien du tout ! C’est pour mes cheveux... système D. Et c’est moi qui interroge ! Et vous ? Votre nom Tenez, j’espère que ça ira. Mon nom ? Brice D’Orval, et vu que je suis le seul peintre à résider dans la région, j’en déduis être également le... malheureux en question. Est-ce que je me trompe Elle prend son temps, remonte ses cheveux, et se sert du stylo comme d’une pique pour les retenir. Elle se sent piégée ! Une vraie gourde, avec sa manie de toujours trop parler, il va la croire lancée à ses trousses... comme les autres Non, là... vous avez gagné Vous aussi... vous m’avez trouvé. Satisfaite Pas plus que cela... pour moi, vous êtes un parfait inconnu Je compte le rester C’est votre droit... le plus absolu Eh bien, les voilà en accord, au moins sur un pointL’omelette ? Doit-elle également casser les œufs, les battre et chauffer la poêle J’ai honoré ma part du marché... la table est mise Vous êtes toujours comme cela ou bien est-ce seulement une apparence que vous vous donnez A vous d’en juger... Quand j’ai l’estomac vide, je ne suis bonne à rien. Mais je promets de faire la vaisselle après Venez, tout est prêt. Quant à la vaisselle, il n’était pas question que je la fasse. Emmanuelle ? Joli prénom Je n’y suis pour rien, je n’ai pas choisi. Brice, ce n’est pas mal non plus |
7 Je peux vous laisser seule un moment Je ne vois pas comment je pourrais m’y opposer J’emmène les chiens, c’est l’heure de leur promenade Votre compagnie leur est indispensable pour courir Vous trouverez des draps propres dans l’armoire Pas d’aspirateur Excellente idée, je n’aurais jamais osé vous la suggérer. Mais ne vous épuisez pas à la tâche Certainement pas, vous vous sentiriez tenu de me garder un peu plus longtemps Emmanuelle les regarde partir, colère au cœur de ne pouvoir les suivre. Le ciel est toujours aussi lourd de nuages. Pourvu qu’il ne neige plus, qu’elle puisse partir d’ici au plus vite. Elle n’a plus de nouvelles de Marc. Ce Brice, il pourrait au moins essayer de s’en procurer La vaisselle ! Bien entendu, c’est son rôle à elle ! Comment faisait-il quand elle n’était pas là D’accord pour le lit, c’est en partie de sa faute, mais il ne faut pas exagérer Elle s’est débarrassée des corvées de son mieux, le plus rapidement possible, pour se retrouver, trop vite, désœuvrée et se poster devant la baie de la cuisine, à les guetter Pas longtemps, elle n’a jamais su rester inactive. Dehors, la vie existe aussi. Elle regrette de ne pas avoir l’un de ses appareils sous la main, avec un téléobjectif elle aurait pu sonder les bois sans se déplacer Elle baigne dans un silence profond, à peine troublé par les sons de l’extérieur, l’appel timide d’un oiseau, le glissement feutré d’un paquet de neige qui se détache d’une branche et qui s’écrase mollement au sol. Par ceux de l’intérieur, les claquements du bois dans la cheminée ou le tic tac de l’horloge près d’elle Autour d’elle, chaque pièce est soigneusement close... Même lorsqu’il n’y a personne ? Chez elle, l’espace est ouvert en permanence, invitation à s’y promener. Chez lui, l’impression de commettre une indiscrétion seulement de pénétrer dans la cuisine. Un maniaque ! Pour lui, une porte se ferme parce qu’elle est faite pour cela ! Elle en est certaine ! Et sa façon de toujours tenter de la mettre en difficulté ! Il aurait pu se présenter plus tôt, elle aurait évité de parler de son travail Dès demain, d’une manière ou d’une autre, elle quittera les lieux. Il lui faut, pour cela, retrouver ses chaussures. Dans quel état, c’est une autre question. Pas prévu pour une marche forcée dans la neige, le cuir doit en être perdu Combien de temps va-t-il faire courir ses chiens ? Il doit bien se douter qu’elle va se morfondre toute seule, qu’elle va être tentée de déplacer son ennui dans toute la maison, qu’elle va devoir trouver un moyen de se distraire, de s’occuper Emmanuelle n’a pas l’audace de s’aventurer au-delà d’un périmètre hermétique, pour ne pas violer une intimité en profitant d’une absence. Elle se *******e de laisser courir un regard curieux et intrigué sur les rayonnages de la bibliothèque du séjour, mains unies derrière le dos, pour ne pas y poser un doigt, et céder à la tentation d’y prélever un ouvrage Des romans policiers ! Pour un homme, il fallait s’y attendre, mais pas que cela... des essais aussi. De la poésie ? Lui ? Avec son allure de bûcheron ! Qui l’aurait cru ! Et des ouvrages sur la peinture... Rien sur lui ? Là, B.D.O. ? C’est comme cela qu’elle en a entendu parler Elle sait de qui il s’agit, et elle se souvient de l’exposition qu’elle a visitée lors de son dernier voyage à Paris. B.D.O. C’est ainsi qu’il signe ses toiles C’est vrai, bien plus qu’un banal talent... elle retrouve ses émotions devant une perception particulière des êtres et des objets représentés... et la manière de la faire partager par d’autres Quel gaspillage ! Un don merveilleux.... et inexploité, perdu, pour lui, pour tous Marc a parlé d’un drame dans sa vie... La cicatrice qui déchire sa joue ? Pas évident... du moins pas suffisant pour être une explication acceptable. Rien de plus facile à faire disparaître... Elle pourrait justifier un besoin de se cacher, mais elle ne saurait l’empêcher de peindre. A moins que... que cette marque ne soit la trace matérielle d’une blessure qu’il dissimule en lui Une sorte de mémoire physique Elle qui rit de tout, ne donnant d’importance qu’a certaines valeurs, pour elle essentielles, se *******ant de vivre au jour le jour, prenant avec gourmandise ce que la vie lui offre, elle frissonne à imaginer ce qui a pu amener un homme comme Brice à un tel état de découragement, et... d’abandon. La toux reprend, la fièvre aussi. Et lui toujours parti ! Sans lui avoir indiqué où trouver de quoi se soulager... Aussi indifférent que ses pareils ! Encore un mâle dans tout son égoïsme. Elle est ravie de sa mauvaise foi. Elle sera aussi bien dans le lit, au chaud, pour les attendre. Demain, il sera temps de reprendre la route Un livre pour lui tenir compagnie ? Après tout, pourquoi pas, elle peut s’autoriser au moins cela. Et encore une bûche dans la cheminée, pour que le feu tienne jusqu'à leur retour. Dehors le jour décline très vite, elle repousse l’angoisse qui monte en elle devant l’ombre qui avance Qu’il revienne... et qu’il revienne vite Il fait nuit noire quand elle s’éveille. Pas un bruit au travers de la porte close Ce qui prouve qu’il est à côté... Elle l’avait laissée ouverte, exprès, pour pouvoir les entendre Dans la gorge, à nouveau la douleur, un étau qui comprime les tempes et les nausées qu’apporte la fièvre. Envie de pleurer aussi de se savoir tellement loin d’une affection véritable et en avoir tant besoin. Bien plus que d’un remède. A Clermont, ses parents, sa mère surtout, toute sa tendresse. Même Marc, au pis-aller saurait lui apporter ce qui pourrait la rassurer en ce moment. Elle n’ose pas appeler ni se plaindre. Si Brice la voit ainsi, il ne la laissera jamais partir Un poids sur le rebord du lit, un gémissement. Sans doute de la deviner si triste. Gus ? Pas la force de chercher l’interrupteur près d’elle. La porte. Il gratte à la porte. Très peu à attendre pour la voir s’ouvrir Silence, Gus ! Sors de là Il ne va donc s’occuper que de son satané animal. Les sanglots l’étouffent, s’échappent. Elle voudrait être à des lieues d’ici Hé ! Ça ne va pas ? Seigneur, vous êtes brûlante, il fallait m’appeler Non, je veux... je veux rentrer chez moi Oui, demain, c’est promis... dès que possible. Calmez-vous, je reviens tout de suite Quelques minutes avant qu’il ne la force à avaler un breuvage amer, ensuite un liquide chaud, parfumé, très fort. Sans un mot, avec des gestes efficaces, et détachés Laissez-moi tranquille Pas encore, je n’en ai pas fini avec vous... je vous préviens, le pire reste à venir... Tournez-vous Pourquoi Vous allez détester ça, alors pas de question et vous obéissez sans discuter... Allez ! Je n’ai pas toute la nuit devant moi C’est presque contrainte qu’elle se retrouve à plat ventre et s’efforce à ne pas se révolter alors qu’il soulève la chemise qui recouvre son dos, et elle l’entend dévisser le couvercle d’un pot, libérant une odeur bizarre... Elle frissonne au contact des mains sur sa peau et devine qu’il y étale un onguent, elle demeure passive, de son mieux, sous la pression des doigts qui massent, sans violence, jusqu'à bien faire pénétrer le produit. Et elle se crispe soudain sous la chaleur de ce qu’ils déposent sur elle Hé... Ça brûle ! C’est quoi Terminé pour ce côté, demi-tour Non Désolé, mais j’agis sur prescription de mon ami le docteur Bonnel, mon plus proche voisin, la « cabane », cinquante mètres plus haut et qui passera vous voir demain... Si je m’étais rendu compte de votre état plus tôt, il s’occuperait de vous à ma place et vous ne trouveriez rien à redire à cela. Alors... faites comme si c’était lui Qu’est-ce que c’est Un vieux remède... Des cataplasmes de sa composition. Ne me demandez pas à base de quoi ils sont faits, je serais incapable de le dire, En revanche, je peux témoigner de leur efficacité... J’en ai fait l’expérience l’année dernière, mais je n’avais pas de jolie infirmière pour me dorloter Vous n’avez rien d’une jolie infirmière Des mots regrettés à peine prononcés... Elle décèle la blessure qu’ils ont réveillée à l’accent douloureux de la voix qui lui répond. Je ne le sais que trop. Tournez-vous, il faut l’appliquer tant que c’est chaud Je ne voulais pas... il n’y avait aucune allusion de ma part Tournez-vous Brice... pour moi... votre... elle n’existe pas Bien sûr ! Je vous crois... Alors, on y va Les yeux fermés, pour faire l’obscurité qui les entoure plus profonde encore. Pour ne rien voir autour d’elle, ne rien deviner. Les mêmes gestes, même indifférence, même détachement. Rien de plus qu’un léger frémissement des doigts au moment de se séparer d’elle. A nouveau la sensation de chaleur pénétrante sous la chemise qu’il rabat sur sa poitrine. Voilà, c’est terminé, et au lit jusqu'à demain. Çça ira Oui Emmanuelle, il fallait le faire, et que je m’en sois chargé... c’était donc si pénible Non, pas vraiment... pas du tout Tant mieux... Vous ne voulez pas manger un petit peu Je n’ai pas faim... Brice, vous allez dormir, maintenant Pas encore, mais je suis à côté, pas loin. Vous n’auriez pas dû vous lever, aujourd’hui Vous pouvez... rester un peu ? Pas longtemps. Je ne peux plus me supporter seule Vous ne l’êtes pas, je suis là. Et à Clermont, cela ne vous arrive jamais Pas souvent C’était une question idiote Pourquoi Parce que, chez vous, il y a sûrement quelqu’un qui vous attend Quelqu’un Oui... qui partage votre existence et que vous avez hâte de retrouver Non, il n’y a personne... du moins, pas comme vous l’entendez. Sinon ma famille, et des amis... des êtres que j’aime et qui m’aiment, et auprès d’eux, je ne me sens pas... abandonnée comme C’est ainsi que vous vous sentez en ce moment ? Sincèrement Oui... Non... Je ne sais plus Dormez, c’est la meilleure chose à faire, et je reste là, avec vous Je vous ennuie avec tout cela, excusez-moi, Brice. C’est la fièvre, et vous n’êtes pas obligé de faire ça Chut... Pas d’obligation. Je serai mieux placé pour vous surveiller. J’oublie trop aisément que, pour chacun, le mal n’est pas toujours physique Et vous, vous cachez votre souffrance derrière cette marque sur votre visage Vous parlez trop, il vaut mieux dormir Je sais que j’ai raison. Je l’ai compris, je l’ai ressenti très fort, au relais, devant ces gens stupides Emmanuelle, votre geste, ce soir-là... Pourquoi Quoi donc Vous ne me ferez jamais croire que vous l’avez oublié. Votre conduite m’a étonné. Ça vous arrive souvent Taisez-vous ! C’était... une impulsion insensée. Uniquement pour mettre en évidence leur stupidité, et leur montrer que, pour vous, cela ne signifie rien, comme pour moi... et pour d’autres aussi. Mais il n’y avait aucune pitié dans cela... pas pour vous J’avais compris Je sais, et vous me l’avez démontré... A moi seule... J’ai sommeil, Brice... Ça m’a fait du bien A moi aussi Alors... alors, tout est pour le mieux |
8 Pour Brice également, les heures sont longues. Quelque chose le dérange dans le comportement d’Emmanuelle, elle paraît trop différente des femmes qu’il a pu rencontrer jusqu'à lors et elle montre une excessive indifférence à la cicatrice qu’il expose aux yeux de tous pour être vraiment sincère Un job, un contrat à honorer... Rien de plus ! Et tout un art, chez elle, pour dissimuler et se dominer à ce point Elle aurait pu rejoindre son acolyte dès le début de sa mésaventure, et il va lui être difficile de la maintenir dans cette ignorance, mais il a le désir de voir jusqu’où elle va pousser la fourberie pour obtenir ce qu’elle est venue chercher si loin Reste à définir ce qu’il va bien pouvoir livrer pour la maintenir en haleine Demain, le vieux Bonnel sera là. Il compte sur lui pour ne pas le trahir. Malade ? Oui, elle l’est. Mais même ainsi, affaiblie Elle est surtout très habile Intelligente et intuitive également. Elle a su lire en lui bien mieux que beaucoup de ses proches. Elle est presque parvenue à l’émouvoir, à l’instant. A l’amuser également, plus tôt dans la journée. Un loup solitaire ? Il a tout entendu sur le pas de porte. Qu’elle voudrait apprivoiser ! Le doute existe quant à la savoir consciente ou pas de sa présence derrière elle Et très adroit de sa part d’avoir abattu ainsi ses cartes d’entrée de jeu, de ne pas hésiter devant le mot de journaliste, et d’avoir reconnu faire partie de ceux qu’il évite... Plus facile pour elle de ne pas avoir à le dissimuler... Elle n’a plus à redouter une indiscrétion, ce qu’elle a laissé derrière elle, ce qui peut la trahir dans un véhicule encore accroché à la pente de la montagne Il va falloir être prudent, ne pas trop céder... Pas plus que nécessaire... et tenir... Deux ou trois jours Si le temps reste aussi maussade, elle croira sans doute à leur isolement, sinon... eh bien, il lui faudra trouver un autre moyen Il a envie de la blesser, de s’en servir comme exemple pour les fouineurs qui le traquent sans cesse. Il est las de courir, las de se cacher, il n’a que le désir d’être oublié de tous, et vivre avec sa peine, sans nécessité de se justifier auprès de quiconque Après lui, elle perdra l’envie de se lancer à la poursuite d’autres victimes Dommage, elle est si belle, et elle semble toute douceur... Et pourtant... elle est capable d’avoir recours à des procédés infâmes pour un vulgaire morceau de papier ! Trop d’ambition, en elle, en eux tous ! Sans penser, un seul instant, à la douleur qu’ils peuvent réveiller, au mal qu’ils peuvent occasionner à raconter n’importe quoi La vérité parfois, peut-être, mais... celle de chacun n’appartient qu’à lui. Il doit être seul à décider, librement, sans contrainte, de ce qu’il veut bien offrir de lui-même à autrui Dans son cas, ils n’ont permission de regard que sur les toiles qu’il expose, qu’il leur livre en toute liberté, de son propre choix. Sa vie privée, ses angoisses, ses doutes, lui appartiennent, et il a le droit de les garder secrets Elle dort ! Comment peut-elle être si calme dans son sommeil ? N’y a-t-il rien qui vienne troubler sa conscience ? A-t-elle tant de dédain pour le mal qu’elle peut provoquer ? Aucune trace de remords, rien n’a l’air de la gêner Ils sont parvenus à se débarrasser de son compère. Un gentil garçon, vraiment inquiet pour elle. Une autre victime à son actif, probablement amoureux et par cela trop facile à berner. Il les a bien crus, eux et leurs mensonges. Deux jours à l’hôpital, sans pouvoir la joindre et leur affirmation qu’elle est partie retrouver des amis. Lui aussi a parlé des Alpes. Beaucoup de connivence entre eux. Il les a quittés, en début de matinée, heureux de la savoir hors de danger Elle est seule, livrée à elle-même, sans issue de secours... Pas poursuivie... non... déjà prise au piège... A son propre piège Il est soucieux à cause de la fièvre persistante. Là, il ne peut être question de comédie. Pas à ce point Il ne voudrait pas, à la retenir sur place, être responsable de son état. Bonnel va l’aider, à eux deux ils la remettront sur pieds. Il n’a aucune aptitude à s’acharner sur un être sans défense, il veut la battre mais à armes égales Elle a de l’esprit, de la répartie, et elle ne doit pas se laisser intimider facilement. Un adversaire comme il les aime, juste ce qu’il lui fallait pour retrouver le goût des batailles Le front est moite... Il le dégage des mèches humides. Ainsi, elle est tellement... tellement émouvante. Il la voudrait différente, ou plutôt réelle... qu’elle soit vraiment celle qu’elle prétend être Il a aimé sa peau sous ses doigts, et sa façon de fermer les yeux, de se cacher derrière les paupières closes, plus accessible ainsi et semblant l’ignorer. Semblant seulement ? Elle a réveillé son désir. Il s’est vu contraint de résister à l’envie brutale qu’il a eu d’elle. Peut-elle tricher à ce point ? L’a-t-elle deviné ? Son insistance à le garder près d’elle, son aveu concernant sa peur de la solitude, à lui, le plus solitaire de tous ? Tant d’habileté, tant de calcul Il doit sortir de là, s’éloigner. Ne plus se poser de questions. Elle aura son article mais pour cela elle devra payer, et payer un prix très élevé. Ou bien elle reculera. Il veut savoir jusqu’où elle est prête à aller, elle Partir ? Elle le retient, par un bras jeté en travers de son torse et la tête qui repose sur son épaule, par l’abandon qu’elle montre dans son sommeil, qu’il peut croire sincère pour être inconscient, et par le parfum qui émane d’elle et qui le grise Elle le retient par la douceur d’un visage aux joues rosies de température, aux lèvres entrouvertes, presque offertes, par le poids de son corps contre le sien et par une gorge qui se soulève au rythme régulier d’une respiration qu’il voudrait innocente, et la ligne fragile du cou marquée d’un vilain hématome, qu’il ne peut s’empêcher d’effleurer des lèvres dans l’espoir absurde de l’effacer d’une caresse Elle le retient par une chevelure répandue comme une coulée de soie sur l’oreiller, sur laquelle il souhaiterait dormir. Sur laquelle il appuie le front, tout près du sien, derrière lequel il aimerait pouvoir lire Il ne sait plus qui est le plus fort des deux, tout comme il ne comprend rien à la faiblesse soudaine en lui, simplement à la regarder dormir. Il se voudrait homme ordinaire, inconnu, n’aborder en elle que la femme, n’avoir rien à redouter, tout à recevoir, rien à combattre et tout à offrir. Savait-elle déjà à quelles lèvres elle offrait les siennes ? Retourner en arrière, céder à l’élan qu’il a eu de la suivre Tout ignorer Il regrette de voir terni le souvenir de cette caresse comme il voudrait retrouver l’émotion qu’elle a fait naître en lui, qu’il n’a pas su dissimuler De la penser calculée, la lui restitue abjecte Il lui en veut d’abîmer ainsi l’image qu’il conservait de la jeune femme du relais ; si tout en elle est faux, pour cela aussi elle devra payer |
9 Le soleil dérive dans le ciel. Emmanuelle, confortablement enveloppée d’une couverture, assise dans un fauteuil, devant la fenêtre, suit sa progression à travers les branches dépouillées, encore alourdies par la neige. A ses pieds, Flamme et Gus, qui ne la quittent que le temps d’une course dans les bois, pour en revenir, mouillés et haletants, reprendre leur place de gardiens vigilants Sa main ne tient plus le livre oublié sur ses genoux, elle n’en peut plus de rester ainsi, inactive. Deux jours entiers sans autorisation de mettre le nez dehors, pas même au-delà de la porte de la chambre, et le troisième est déjà sur le déclin. Combien encore Brice lui apporte chaque matin un petit déjeuner copieux. Ensuite, à midi, il reste près d’elle à attendre qu’elle termine son repas, sans en laisser une miette, comme il le ferait pour un enfant. A dix-neuf heures, précises, pas une minute de retard, même routine, puis... il disparaît des heures entières. Le prochain plateau, elle est bien décidée à le lui envoyer à la tête Elle enrage, cloîtrée entre quatre murs Sa toux a disparu, sans doute à cause des emplâtres qu’il lui a appliqués sans tenir compte de son avis. A lui brûler la peau ! Une vraie brute, qui n’a rien voulu entendre, qui ne s’est pas laissée fléchir une seule fois ! Que croit-il donc manipuler ? Un vulgaire morceau de bois Et il n’est pas plus souriant que lors de son arrivée chez lui ! Que lui a-t-elle fait ? Ou que faut-il faire pour le dérider ? Une armée de clowns exhibant grimaces et cabrioles y parviendrait-elle seulement Elle étouffe dans la fausse solitude où l’attitude hostile de Brice la cantonne En elle monte une envie de hurler, pour entendre quelque chose, une voix, un bruit, et déchirer, ainsi, l’environnement cotonneux dans lequel elle s’enlise. Il est parti, sur un mauvais sentier qui se devine, à peine, entre les arbres, en droite ligne vers la maison du Docteur Bonnel Doc ! Le gentil Doc... En voilà un qui sait se montrer humain, et chaleureux. Avec ses cheveux plus blancs que le tapis qui recouvre le monde extérieur, avec la lueur malicieuse qui brille au fond des yeux d’un bleu délavé par le temps, avec toute la douceur qu’il lui a offerte dans le moindre de ses gestes. Un vieux monsieur comme elle les aime, vivant, rieur, pétillant de jeunesse d’âme et d’esprit. Elle va regretter leurs joutes verbales C’est décidé, elle va sortir de là... Immédiatement ! Au Diable, une couverture qui la dénonce affaiblie, et elle n’a que faire des ordres absurdes de « Mister B.D.O. ». Il ne fait pas plus froid devant la cheminée, à côté, qu’en face d’une fenêtre, et si ce cher Monsieur Brice D’Orval est mé*******, tant pis pour lui ! Il n’a qu’à se débrouiller pour la renvoyer chez elle au plus tôt Chez elle ? Pour être sincère... elle n’a plus autant envie d’y retourner qu’aux premières heures... elle se sent retenue par quelque chose d’indéfinissable... un mystère à percer, peut-être. Elle ne sait plus. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle lui en veut de l’abandonner ainsi, mais sans pour autant désirer le voir sortir tout à fait de sa vie. Pas encore Et voilà ! Elle devait s’y attendre... encore une fois ! Tout tourne autour d’elle dès qu’elle bouge. A force de l’obliger à demeurer immobile des heures entières.... Encore à cause de lui... ! Il est vrai qu’elle a sérieusement inquiété le vieux Docteur Bonnel, mais ce n’était pas une raison pour la contraindre à s’ankyloser dans un état de dépendance qui a usé toute sa patience Elle est déjà à la porte, et Flamme, devant elle, grogne Si tu te crois de taille à m’empêcher de sortir de cette cage, tu te mets la patte dans l’œil, mon tout beau. File Le chien recule pour sentir la colère dans la voix d’Emmanuelle. En revanche, Gus la précède d’un pas décidé, jusqu'à retrouver sa place habituelle, entre les deux fauteuils, à la distance qu’il aime du feu qui consume les bûches dans l’âtre, et s’y étaler avec un soupir de bien-être, museau délicatement posé sur les pattes Et Emmanuelle ne sait trop quoi faire, pour ne pas trouver davantage d’occupation dans le salon que dans sa chambre... ni rien qui puisse l’empêcher de penser... au pire Ses merveilleux appareils... ils doivent être perdus depuis tout ce temps ! Quelle sotte idée d’accompagner un éternel distrait Et pourquoi pas un peu de musique et avec elle, faire entrer le bruit, le mouvement, la vie même, dans une espèce de mausolée entièrement dédié à la mauvaise humeur de Sa Majesté D’Orval ? C’est l’occasion de voir ce qui peut plaire à un ours mal léché Du Jazz, de la Country, et... un filon inépuisable de classique sans oublier les grands noms de la chanson... Par ordre alphabétique ! Un maniaque du classement La surprise aussi devant la découverte d’un point commun entre eux. Au moins dans le domaine musical, ils ont les mêmes goûts « La polonaise ». Chopin lui convient à merveille. Reste à voir comment fonctionne l’appareil de Brice... Elle ne se supporte plus aussi maladroite dans ces manipulations Bientôt les premières notes brisent le silence. Pas assez fort, pas comme elle aime... davantage de volume, à peine, juste pour ne pas devoir écouter... n’être plus que réceptacle... et se laisser pénétrer, bousculer et emporter. Vibrer seulement... sans être distraite par l’effort de prêter l’oreille Un autre disque, Paganini ? Pourquoi pas ? Elle aime bien « Le mouvement perpétuel ». Non, pas l’humeur. « La Traviata ». Le dernier acte, seulement celui-là Brice hâte le pas, pestant contre le soleil. Rien que ça ! Il maudit le ciel qui semble prendre position contre lui. Il est tout près de supposer la sirène, égarée chez lui, capable d’influer sur la météo Elle a bien réussi à séduire le Doc ! Il a senti le vieil homme troublé, indécis, et plutôt mé******* du rôle qu’il a joué auprès d’elle. Mais également satisfait de la savoir mieux portante, surtout heureux d’y être pour beaucoup... ce qui le console, il l’a avoué, mais... qu’en partie De la musique ? Pourquoi avoir évoqué une sirène ! Il s’arrête, reconnaît le Chœur des Masques, guette la voix de Violette et reprend la descente sous celle d’Alfred. N’y a-t-il rien de plus gai à écouter pour une convalescente Encore quelques notes, le temps de se glisser à l’intérieur, de rester en retrait, de l’observer, assise à même le sol, bras encerclant les jambes repliées, tête reposant sur les genoux, Vous n’en ferez donc jamais qu’à votre idée Chut Il se tait, surpris par une véhémence immobile. Devant lui, ainsi, elle n’est qu’attente. Il perçoit le frémissement des doigts au chant de renaissance de Violette et devine le corps se tendre devant l’espoir de vie retrouvée, et il comprend la crispation douloureuse des paupières au cri de joie malgré la mort victorieuse. Et elle... du temps pour revenir, reprendre pied dans leur réalité, regard encore à la dérive, qui glisse sur ce qui l’entoure, qui se pose sur lui, et s’anime aussitôt d’une étincelle de colère Vous avez failli me gâter la fin Tant mieux ! Vous devriez être au lit C’est votre avis, pas le mien. Où sont mes vêtements, et mes chaussures Désolé, j’arrive de chez le Docteur Bonnel, et il vous prescrit encore vingt-quatre heures de repos total. Allez, debout... exécution Pas question ! Il lui faut quitter les lieux ou bien elle va y devenir folle d’ennui. Et récupérer ses appareils photos... Brice ne comprend rien, il n’a aucune idée de ce qu’ils représentent pour elle. Ce n’est pas seulement un investissement coûteux, chacun a une histoire, une vie qui lui est propre. Et son sac, ses papiers ? Ils ne risquent rien Vous ! Je crois que je vais finir par vous détester Ce qui ne m’empêchera pas de dormir cette nuit On parie Sa naïveté la désarme, ou alors il est trop sûr de lui. Qu’il s’estime heureux qu’elle n’en fasse pas un défi à relever, elle a assez d’imagination pour transformer la quiétude qui l’entoure et qu’il semble tant apprécier en véritable cauchemar. Emmanuelle, je crois qu’il est temps de mettre cartes sur table. Si je vous avouais que j’ai dissimulé, quelque part, ce que vous mourrez d’envie de récupérer Voilà qui devient intéressant... A quoi joue-t-il Partiriez-vous en le laissant derrière vous Je ne le pense pas Un point pour moi Qu’il croit ! Le jeu commence à lui plaire... Il a tout intérêt à lui restituer son bien, sinon Brice, pour la dernière fois, aidez-moi à rentrer chez moi Je ne veux aucun problème avec ce cher Doc, je suis navré, il va vous falloir accepter la perspective de passer encore deux jours sous mon toit Bien C’est tout Qu’attendait-il ? Une crise de larmes ? Qu’elle trépigne comme une enfant capricieuse Voyons La sous-estimerait-il Croyez-vous que je vais me priver de l’unique distraction de cet endroit paradisiaque ? Je sens que je vais en user jusqu'à en abuser. Bonne soirée, Brice |
ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 08:50 PM. |
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