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classicoofou 22-02-10 05:26 PM

Méprises _ Regine Fernandez
 
http://regine.fernandez.free.fr/imagesbis/frazetta.jpg
dessin de F. Frazetta

classicoofou 22-02-10 05:38 PM

1





Un sac à dos suffira pour transporter le strict nécessaire à un aller retour

Quelle poisse ! Une semaine de ski, perdue, envolée. Emmanuelle aurait dû s’esquiver, plus tôt dans l’après-midi, et ne pas laisser à un stupide téléphone la possibilité de la coincer. Maudit reportage ! Il lui est tombé dessus à la dernière minute, sans qu’elle ait pu trouver une raison valable pour le décliner

A l’heure actuelle, elle devrait se trouver ailleurs, sur le point de rallier la station des Deux-Alpes, et en compagnie de ses amis

Elle a réussi à les convaincre de partir sans elle, avec la promesse de les retrouver dès que possible. Si encore elle pouvait y croire tout à fait ! Et, après tout, pourquoi ne pas se dire que ce n’est qu’un contretemps ? Mieux vaut ne pas se faire d’illusion

Et ses photos ! Elle qui comptait profiter de son séjour pour compléter une série en noir et blanc sur les sommets Alpins, c’est gagné ! A croire qu’on ne se souvient d’elle qu’en dernier ressort

Ce qui la met dans une rage folle, c’est surtout le fait de sacrifier quelques jours de vacances, bien mérités, dans le but de ramener de banales photos d’un acteur qui la laisse complètement indifférente. Nice ! Doit-elle vraiment se rendre là-bas ? Et de surcroît en compagnie de Marc ! Il fallait que ce soit avec lui

Par la même occasion - ils seront sur place, alors pourquoi ne pas en profiter ! - ils devront assister à un match de foot, sport dont elle est pratiquement ignorante et sans le moindre désir d’en apprendre quoi que ce soit

Autant être réaliste, il peut y avoir, là, pour elle, une chance à saisir... à condition de neutraliser les fâcheuses et imprévisibles initiatives de son compagnon de fortune

Un dernier coup d’œil pour s’assurer qu’aucun appareil ne manque à l’appel avant de fermer la sacoche de cuir. Elle, son domaine, c’est la photo, Marc, lui, se charge des articles. Il ne devrait pas tarder mais elle est prête. En fait... il est là

Quel idiot ! Il va affoler la population avec son avertisseur. Croyait-il la trouver au bas de l’immeuble, en pleine nuit et avec un froid à ne pas mettre le nez dehors. Il vaut mieux se dépêcher, avant qu’il n’en fasse un jeu. Son baluchon et ses appareils. Rien derrière elle ? Non ? Eh bien, en piste.

Ils vont rouler de nuit, et elle espère vivement que, depuis leur équipée du mois de Novembre, cet étourdi aura pris quelques leçons de conduite. Dans le cas contraire... il ne lui reste qu’à prier très fort Saint Christophe

Va-t-il cesser d’actionner un Klaxon de malheur ! Qu’il lui laisse au moins le temps de descendre. Ça commence bien

Pour couronner le tout, il se permet de la bousculer parce qu’il attend en double file, dans une rue à peine assez large pour que deux véhicules se croisent, bloquant la circulation au volant d’un fantôme d’automobile, alors qu’il aurait pu se garer, sans difficulté, une dizaine de pas plus loin

Après un geste d’excuse pour ceux qui s’impatientent et une courte bataille avec la serrure grippée du coffre, Emmanuelle se résigne à prendre place à l’intérieur d’une espèce d’épave roulante. A bien y réfléchir, la protection de Saint Christophe ne suffira pas

Salut, fillette, comment vas-tu

Jusqu’à quinze heures en pleine forme mais depuis je déprime. Tu ferais bien de démarrer avant que quelqu’un ne te pousse sur le côté

Froussarde ! On y va, accroche-toi.

Ils sont partis, complices pour nourrir les mêmes ambitions, pour vivre la même galère, mais sans pour autant partager une réelle amitié.

C’est leur troisième expédition en commun. Une première pas vraiment concluante, mais de jolies prises de vues pour elle ; quant à la seconde, une vraie catastrophe qui leur a valu des semaines de mise à l’écart. Jusqu'à l’appel du journal

Pourquoi ne pas avoir pris le train

- Marc, es-tu certain de l’itinéraire à suivre

- Pour qui me prends-tu

Pour celui qui les a perdus, certain soir, sous prétexte de connaître un raccourci qui s’est avéré interminable. Elle n’a pas dit un mot à cette occasion, mais se refuse, depuis, à lui accorder un iota de confiance. Et puis, elle a tourné le dos à six jours de descentes enivrantes, à des batailles de boules de neige et à des images superbes pour pouvoir accepter facilement l’idée d’arriver après le match

Il n’est que vingt-deux heures et six cents bornes à couvrir de Clermont-Ferrand à Nice, pas le bout du monde. Quoique, avec ce champion de la conduite abstraite, elle ne peut être sûre de rien. Dans deux heures, à condition qu’elle puisse se maîtriser jusque-là, elle prendra la relève

- Tu es jolie comme un cœur

- Merci mais n’en fais pas trop. Ils n’avaient que nous sous la main pour cette corvée

- Avec toi, c’est un plaisir. Je te préviens, je compte en profiter pour aller au bout de ce que j’ai entrepris il y a quelques mois

- Cours toujours, avant de me rattraper, il devra te pousser des ailes aux talons. Regarde la route

Elle l’aime bien. Sa compagnie est agréable, il n’est pas compliqué pour deux sous et accepte l’existence comme elle se présente, avec légèreté et insouciance. Trop, peut-être. Elle le connaît, au fond, si peu. Assez pour se fier à lui, seule sur les routes, pas au point d’échanger des confidences

Il fait froid, malgré les vitres pratiquement fermées et le chauffage au maximum, à supposer qu’il fonctionne normalement. Ils roulent depuis une heure à peine et ce qui, au départ de Clermont, n’était que pluie fine, devient flocons. La neige ! Marc, la nuit... et la neige ! La situation pourrait-elle empirer

- Quand envisages-tu arriver à Nice

- En début de mâtinée. Nous n’avons rendez-vous qu’à onze heures, nous y serons. Dors

Avec lui au volant ? Elle n’est pas désespérée à ce point

- Quand tu veux, je te remplace

- Tu ne saurais pas comment t’y prendre avec mon merveilleux tacot

- Le bien nommé. Que dirais-tu de nous arrêter à Saint Etienne ? Je suis persuadée que nous pourrions y avoir un train qui nous mènera à Nice dans les temps

- Pas question ! Ecoute, Emmanuelle, je ne suis pas aussi mauvais que tu t’entêtes à le croire alors laisse-moi une chance.

Autant se taire et prendre la situation du bon côté

Elle n’avait que deux semaines devant elle pour terminer et remettre une série de clichés sur les sommets Alpins. Livraison apparemment compromise. Elle qui comptait joindre l’utile à l’agréable, la voilà bien avancée maintenant

De Nice, pourquoi ne pas remonter sur la station des Deux Alpes ? En priant le ciel pour que la guimbarde, qui tousse et tremble entre des mains soi-disant expertes, tienne le coup, tous les espoirs lui sont permis d’arriver à décider Marc de l’accompagner auprès de ceux qui l’y attendent. Quitte à l’égarer volontairement sur le chemin du retour

Une sonnerie ? D’où vient-elle ? Une alarme ? Y aurait-il quelqu’un d’assez fou pour s’en prendre à un pareil tas de ferraille

- C’est mon portable. Il est derrière toi, dans ma veste, ou sur le siège. Allez, prends la communication

Dans quelle poche ? C’est absurde... elle est ridicule, agenouillée vers l’arrière, à tâtonner dans l’obscurité après un stupide appareil qui n’aurait pas la bonne idée de se taire

- Je l’ai ! J’appuie où

- Dégourdie ! Le bouton vert, au milieu, en haut. Tu as pigé

Elle déteste tous les objets qui ressemblent à des gadgets, et ces derniers le lui rendent au centuple

- Minute, laisse-moi le temps ! Oui ? Qui ?... Comment ?... Vous plaisantez ! Et sur-le-champ, comme ça ! Alors sans moi... Marc ? Je vais le lui demander. Un moment

- Je peux savoir ce qui se passe

Le journal ! Tout est annulé et ils ont ordre de prendre une nouvelle destination. Elle ? Ils se font des illusions, elle est bien décidée à descendre au prochain arrêt, quant à Marc, qu’il se débrouille avec les girouettes de la rédaction

C’est le bouquet ! Emmanuelle en pleurerait. Pour qui se prennent-ils ? Un sujet brûlant ! En pleine nuit, et l’autre, l’idiot, qui dit oui, qu’il fera son possible, et... - Compte là-dessus ! - qu’il saura la décider

Il fait bien de ne pas aborder le sujet, dans peu de temps, ils arriveront près d’une ville, et... vers où se dirige-t-il maintenant

- Tu quittes la bonne direction. Marc, c’est tout droit, pas par-là

- Je te ramène, mais tu commets une erreur. C’est un scoop. Nous sommes les plus proches, nous pourrions être les premiers sur place

- Laisse-moi à la prochaine gare, tu vas perdre du temps

- M’en crois-tu capable ? En pleine nuit, personne avec toi, toute seule, dramatiquement seule, abandonnée sur un quai lugubre. Exposée à tous les dangers, à des brutes qui rodent, qui pistent, qui traquent la douce agnelle fraîche et appétissante, sans oublier les bruits, étranges, inquiétants

Stop ! Pitié, Marc, n’en rajoute plus, c’est d’accord... et ne t’imagine pas que j’ai peur
Non, absolument pas

Le but de ce reportage, c’est quoi

La montagne de Margeride, peut-être le Gevaudan. Ils vont rappeler pour donner plus de précisions
Non, pas l’endroit, qui en est la victime

Brice D’Orval
Qui

Tu ne connais pas ? Un peintre

Un nom qui ne lui apprend rien. Un peintre ? Elle qui passe des heures entières dans les galeries, ne ratant pratiquement aucune exposition, elle devrait pourtant avoir vu quelque chose de lui. Disparu de la circulation depuis quatre ou cinq ans, ce qui explique, peut-être, pourquoi elle n’en a pas entendu parler, beaucoup s’accordent à lui reconnaître un immense talent et même du génie pour certains, une perte pour l’art et depuis, tous le recherchent avec la certitude qu’il se cache

Pourquoi

Un drame, quelque chose de très douloureux dans sa vie

Et cet illuminé va le harceler pour un article dans un journale quel droit

Le journal paie mon loyer. Je suis navré, Emma, c’est un job comme un autre, et, c’est dommage, je comptais sur toi Désolée, c’est non

Si c’est là, sa façon de vivre son ambition, ils n’ont rien en commun. Et quant à ne pouvoir décider de leurs choix, Emmanuelle n’y croit pas. Elle en a fait l’expérience, et nul au monde ne pourrait l’amener à agir à l’encontre de ses convictions

Elle se montre toujours disponible pour prendre des instantanés de celui qui s’y prête ou qui le recherche, qui le désire pour sa gloriole personnelle, mais traquer quelqu’un, jusque dans son repaire le plus secret, forcer son intimité, dévoiler des aspects de sa vie privée sans son accord, il n’en est pas question. Pas elle ! Marc, qu’il fasse selon son bon plaisir. Elle, elle préférerait encore mitrailler des chats jusqu'à la fin de ses jours. Il lui est pénible de se séparer de la plus mauvaise de ses photos car chacune est l’objet d’une recherche particulière. Pour elle, c’est presque de... de l’art ! N’y trouver aucun plaisir ? Mieux vaudrait abandonner tout de suite
Combien de temps avant de se retrouver chez elle ? La nuit, le vent qui s’en mêle et un fou qui persiste à rouler sous des giboulées de neige. Le laisser seul ? Où va-t-il se perdre cette fois-ci ? Autant aller jusqu’au bout, au moins pour veiller sur lui

C’est décidé, elle l’accompagne mais à la condition qu’il trouve un endroit où passer la nuit, il n’est pas prudent de s’obstiner à conduire avec si peu de visibilité. D’autre part, et il devra s’en faire une raison, elle n’a absolument pas l’intention de braquer un seul de ses objectifs sur cet homme. Elle en profitera pour ramener quelques vues de la région. Le Gévaudan ? Un nom de sinistre mémoire

Heureux, Marc ? Sans doute, et prêt à tout promettre

Disposé à s’exécuter ? Mieux vaut ne pas y croire du tout

En fait de prochain arrêt, ils ont roulé pendant deux longues heures, jusqu'à proximité du Puy, avant de faire halte dans un relais routier et enfin se réconforter avec des boissons chaudes.

A près d’une heure du matin, il n’y a pas foule à l’intérieur. Sinon, à une table, deux couples, bruyants pour être un peu éméchés et plus loin, deux hommes devant des énormes bols de soupe fumante. De toute évidence, les conducteurs du monstre d’acier qui stationne à l’extérieur

Nous devrions attendre que le ciel se calme. Ton auto n’est pas équipée pour s’aventurer sur des routes de montagne et nous risquons de finir dans un fossé

O.K., maman, pour une fois, je suis de ton avis. Il doit bien y avoir une chambre de disponible, je vais voir

Une ? Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes. Deux, sinon, tu passes la nuit sur l’une des banquettes de la salle

Je ne risquais rien à essayer

Tu crois ? Dépêche-toi, je vais récupérer nos affaire

Pas question, je m’en occupe, tu n’es pas assez couverte

Il faut que je bouge un peu et il y en a pour deux minutes

A peine quelques pas jusqu’au véhicule, mais dans un vent qui prend des allures de tempête et qui s’engouffre sous les plis de sa cape

Elle s’arrête un instant pour ne pas être aveuglée par des phares qui approchent, puis poursuit son avancée, resserrant autour d’elle une étoffe de laine bien trop fine pour lui assurer une protection efficace contre le froid qui la pénètre jusqu’aux os, et tout cela pour se frotter au coffre récalcitrant d’un tacot déterminé à lui jouer les pires mauvais tours

C’est claquant des dents qu’elle rebrousse chemin, courbée sous le poids des sacs et dans des rafales tourbillonnantes de flocons qui lui picorent le visage

Elle progresse avec prudence pour sursauter devant une haute silhouette qui se penche vers elle, qui la surprend au point de n’opposer aucune résistance aux mains qui la déchargent de son fardeau

Laissez cela

La voix est grave, le ton indifférent et l’homme déjà en marche vers le relais, ignorant totalement une Emmanuelle éberluée.

Hé ! Vous

Avancez

Que faire d’autre ? Qu’imagine-t-il ? Qu’elle va prendre racine dans l’attente qu’il revienne la chercher

Elle se place derrière lui, usant de son grand corps comme d’un écran contre le vent, et le suit de son mieux, alors qu’il lui ouvre la voie vers la chaleur. Une fois à l’intérieur, il s’arrête à peine pour déposer sa charge sur le sol, et c’est à un dos indifférent qu’Emmanuelle, frissonnante, bégaie quelques remerciements

Un ours ! Mais elle aurait mauvaise grâce à se formaliser pour si peu. Pour l’instant, l’important c’est de se pelotonner dans un lit bien chaud, et dormir... seulement cela... et avaler le contenu du gobelet que Marc lui tend.

C’est du thé, ça ira

Oui merci, Brrr... il fait un froid de canard dehors

Je t’avais dit de ne pas sortir. Drôle de type

Qui ? Oh ! Lui ? Pourquoi drôle ? Surtout gentil alors que rien ne l’y obligeait

En tout cas, c’est un sauvage. Regarde-le

A l’autre bout de la salle, debout, face à la vitre balayée par le vent, l’homme sirote un café, attentif seulement à la nuit froide, à la neige qui s’acharne à recouvrir le monde extérieur. Un sauvage ? Plutôt un solitaire, et puis, que leur importe, il est sans doute pressé de rentrer chez lui et doit rager contre le mauvais temps.

Bon, je suis morte de fatigue, où en es-tu pour les chambres

C’est fait, chacun la sienne, et tiens, voilà ta clé. Tout droit, là-bas. Et elles ne communiquent pas, rassurée

Si la serrure est en bon état, je n’ai rien à craindre. Ne te fâche pas, Marc, mais je te laisse, je dors debout. Tu as demandé le réveil pour quand

Sept heures, ça ira

Tout juste. Ton barda est là, et ne traîne pas, tu as autant besoin de repos que moi. Bonne nuit

Son bagage sur l’épaule, Emmanuelle passe à côté de la table des quatre fêtards qui fixent l’endroit vers lequel elle se dirige, où se dresse une silhouette sombre à deux pas de la porte qu’elle doit emprunter et elle ne peut ignorer l’exclamation poussée par les deux femmes maintenant derrière elle, ni les rires niais de leurs compagnons à une remarque idiote

Machinalement, elle cherche ce qui est à l’origine de leurs moqueries, pour découvrir un visage tourné vers eux tous, défi lancé aux commentaires, et elle souffre devant la cicatrice qui déchire une joue, épargne le dessin de la bouche et s’épuise à tenter d’enlaidir l’harmonie des traits que l’on retrouve, intacte, dans l’autre profil. Et elle s’indigne d’une bêtise méchante qui ne sait voir que la surface des êtres, et de tant de cruauté dirigée contre un individu qui n’ennuie personne

Mais dans le regard qui les toise sans colère, dans l’attitude d’un corps d’où n’émane qu’indifférence, pas même du mépris, elle sait lire toute la force que cet homme possède. Plus que cela, un désespoir qui ne lui vient pas d’eux tous, qu’il porte en lui, en lequel il puise à volonté plutôt que d’en être affaibli

Elle est à sa hauteur, et en elle, une impulsion soudaine

De son siège, Marc, bouche bée, n’en revient pas. Là, devant lui

Pour un bras qui se lève, des doigts qui avancent vers une joue blessée, qui s’y posent telle une caresse, et en dissimulent l’outrage. Pour Emmanuelle qui se hisse sur la pointe des pieds, qui attire vers elle un visage froid et hostile, au plus près du sien, perfection pure, jusqu'à réunir leurs lèvres. Et l’inconnu, recevoir le geste, s’y soumettre, sans réaction apparente, sinon celle, instinctive, de poser une main sur la taille offerte, en prolongeant d’à peine la caresse

Pour la laisser s’éloigner, au bruit des conversations reprises, dont il n’est plus le centre, rester à fixer, un instant seulement, la porte qui se referme sur elle et hésiter peut-être, avant de quitter les lieux, sans hâte, sans un mot ni même un regard en arrière.

classicoofou 22-02-10 05:53 PM



2






Le corps raide d’après un mauvais sommeil et, pour seule consolation, des tartines grillées comme elle les aime. Le goût du beurre, aussi, garanti du pays, à la baratte, comme dans le bon vieux temps.

Envie de dire merci aux anciens pour un plaisir inespéré

Emmanuelle est impatiente, de repartir, d’en revenir, de retrouver sa tranquillité. Elle est surtout lasse d’attendre Marc qui n’en finit pas de discuter avec la blonde serveuse

A l’extérieur, une vue de carte postale. Au-delà du chemin qui relie la route à la porte du Relais, le sol est vierge de traces de pas. Elle va devoir s’équiper, à voyager trop léger, il fallait s’y attendre, elle n’a pas assez de vêtements chauds dans son minuscule bagage.

Au Puy, elle devrait trouver de quoi la dépanner dans l’immédiat. Encore des frais... Zut

Dans le silence de l’aube naissante, le grésillement du portable a résonné comme un essaim d’abeilles en furie. Marc a obtenu les informations utiles pour la fin de leur parcours

Elle aime l’atmosphère de bout du monde qui s’est installée autour du relais, il n’y a qu’eux trois de réels dans le paysage qui s’offre à elle au-delà des baies vitrées, pas un mouvement à l’extérieur, le camion de la veille est loin maintenant et leur véhicule disparaît sous l’épaisse couche de neige. En elle, une heureuse sensation de liberté, ou bien d’attente du moindre événement, et elle se voudrait hors de portée des contraintes de la vie

Tiens, Marc est enfin disposé à reprendre la route ! Il l’amuse avec un clin d’œil égrillard et un sourire ensorceleur, convaincu de ramener un nouveau trophée à son tableau de chasse

Allez, tombeur, il est tard, et puis, si tu traînes encore, tu risques de te retrouver la bague au doigt avant de réaliser ce qui t’arrive

Jalouse, et ton bonhomme, hier soir

Qui ? Oh. Juste pour faire taire ces crétins

Un geste de pitié ? Emmanuelle, pourtant, c’est plus cruel qu’un rire

De la pitié ? Pas pour ce type d’homme. Elle connaît assez les individus pour être certaine de ce qu’elle avance ; et, à dire vrai... elle ne sait pas ce qui l’a amenée à se comporter de la sorte

Peut-être le désir de donner une leçon à des idiots, de leur montrer que derrière tout visage il y a une âme qui existe, forte ou vulnérable, et qu’il faut respecter ; qu’il ne suffit pas de s’arrêter à une marque, et qu’il faut aussi apprendre à découvrir, bien plus, à recréer la beauté qu’elle abîme

Quand je pense que tu as embrassé un inconnu alors que moi, je suis à tes pieds depuis des mois
Va savoir ce qui m’y a poussée ! C’est bien la première fois qu’une telle idée me traverse l’esprit

Tu as eu de la chance, en tous cas, pas curieux, le bonhomme ! Ou alors complètement déphasé... il n’a eu aucune réaction. Moi, à sa place j’aurais voulu en savoir plus sur toi. Et s’il t’avait suivie

Pas de réaction ? C’est ce qu’il pense, et il est très loin de la réalité. Elle a été imprudente, pire... complètement folle

La main, la pression dure des doigts sur sa taille, se sont révélées bien plus possessives que passives, et les lèvres... Emmanuelle en ressent encore le frémissement sur les siennes. Quant au regard qui s’est emparé du sien, il ne trahissait pas uniquement de l’étonnement, autre chose également... comme... comme une... exigence ? Aussi vite contrôlée qu’effacée. L’inconnu du relais a très bien compris sa motivation, heureusement pour elle, sinon

Tu étais là, non ? Tu veux bien perdre un peu de temps au Puy, j’ai des achats à faire. Je sens que je m’enrhume. Et l’autre, celui après qui la meute est lâchée, il se cache où

En pleine montagne, dans une espèce de cabane. Nous avons le temps. Emma, fais-moi penser à me procurer une carte de la région

Merci, Seigneur, tu deviens pratique

Ils me l’ont recommandé au journal

Tu m’en diras tant

Sur le pas de la porte, elle n’a pas envie de souiller la pureté qui s’étend devant eux. Elle en veut presque à son ami de courir comme un enfant, de se baisser et ramasser une pleine poignée de poudre blanche, l’en menaçant, bras levé vers elle

Elle retrouve le geste habituel, appareil toujours disponible, prête à tout ce qui peut s’offrir de beau, d’insolite ou d’amusant. Rarement les aspects tristes, ou quelquefois, ce que la douleur peut transmettre de force et de dignité

La route n’est pas dégagée et ils sont inconscients de s’y hasarder. Heureusement, Le Puy est à deux pas, il faudra décider Marc à prendre les dispositions utiles pour continuer leur voyage dans de bonnes conditions. Il lui a parlé de montagne, de refuge, une équipée qui n’a rien d’une sinécure dans les conjonctures actuelles

En Emmanuelle, la tentation de faire taire la voix qui la pousse à protéger un gamin grandi trop vite, de guetter le premier train... et de rentrer chez elle

Elle ne prend jamais de risque non réfléchi par crainte de se retrouver en position de dépendance. Encore moins perdue dans des endroits inconnus et c’est ce qui attend cet éternel distrait si elle le laisse seul. Le ciel est bas, prêt à déverser sur eux sa manne blanche, et il lui est impossible d’ignorer l’inquiétude qui la dominerait dans les jours à venir à imaginer un maladroit errant dans des contrées inhospitalières sans y croiser âme qui vive

Ils sont arrivés au Puy avec les premiers flocons, et assez tôt pour contraindre Marc à s’arrêter à la première station-service et le mettre en demeure de se procurer des chaînes pour les pneus. Il peut y croire, elle ne remontera à bord qu’avec toutes les mesures de sécurité prises. Rien n’y fera, pas même son air penaud

Le plus urgent, dans l’immédiat, c’est de se rendre dans une boutique où elle pourra trouver de quoi faire reculer le froid qui la fait trembler

Deux pulls pour elle, un autre pour lui. Chez eux, à Clermont, elle aurait pu profiter des soldes de Janvier. Une brèche à son budget. La fin de mois va être rude, une de plus... tant pis, elle fera avec

Déjà quatre ans qu’elle se débrouille seule, ce n’est pas si mal, finalement. Elle a de quoi tenir trois mois, le temps suffisant de voir venir

Si encore elle pouvait rendre le travail en cours dans les délais ! Ne pas oublier la carte, essentielle pour la suite de leur trajet, et quelques provisions... au cas où

Elle a retrouvé Marc, souriant, lui tendant deux factures

Emma, voilà ce que tu me coûtes. Alors, avec ces preuves, tu veux bien continuer

Du papier, je vérifie d’abord que tout est en ordre

Monte, sinon je t’enferme dans le coffre ! Il vaut mieux prendre la route immédiatement, et tout a été contrôlé. Depuis que nous sommes partis, hier, tu aurais pu te rendre compte que, si la carrosserie ne paie pas de mine, le moteur, lui, est en parfait état.

Le conducteur aussi

Tu es la pire des pestes que j’ai rencontrées à ce jour

Tiens, c’est pour toi, j’attends tes excuses

Pour moi ? Je retire tout

- J’espère qu’il est à ta taille, je ne voudrais pas avoir à te réchauffer, là où nous allons

- Je me disais bien aussi... Trop beau pour être vrai

Quand ils pénètrent dans Grandrieu, l’après-midi est déjà bien entamé

A destination ? Presque... juste leur base. L’autre, celui qui se cache, il faut trouver sa trace, enquêter auprès des habitants, et localiser son refuge

Il est vrai que Marc est habile dans ce domaine... Avec son corps maigre et dégingandé d’adolescent, perdu dans des vêtements sans âge, ses cheveux longs et indisciplinés qui le feraient ressembler à un poète maudit s’il n’avait toujours le rire au fond des yeux et à fleur des lèvres, et son adresse à afficher une apparence qui n’évoque qu’insouciance et qui le sert à la perfection... Jusqu'à la manière qu’il a d’aborder les gens, de poser des questions sans paraître en attendre de réponse, tout à fait celle d’un cabotin léger et charmeur

Ils se sont installés dans un petit hôtel au cachet d’autrefois, à l’atmosphère bousculée par les exclamations de quelques habitués réunis autour d’une table pour y disputer une partie de belote, dans des chambres confortables mais biscornues, sans l’aspect neutre et impersonnel qui règne partout maintenant

En revanche, Emmanuelle ne se sent pas très bien. Elle a mal à la gorge, le nez qui coule et de la température. Elle n’aura pas échappé au rhume. Un grog bien corsé, une aspirine, une bonne nuit de sommeil sous d’épaisses couvertures, elle n’aspire qu’à cela, et enrayer la fièvre qui avance en elle, colore ses joues, et brûle ses paupières

Je l’ai

Marc a fait irruption dans sa chambre, sans attendre de réponse aux trois coups qu’il a donnés par politesse

Emma, tu es toute rouge. Tu n’es pas bien

Pas très... Merci de ta sollicitude et pour ton appréciation sur mon teint. Tu as quoi

Brice D’Orval, j’ai retrouvé sa piste. On y va

Maintenant ! Tu es fou, il est tard et, bientôt, il fera nuit, les jours sont courts en cette saison. Nous aurons le temps demain.

C’est à dix minutes. Reste là, si tu veux, mais moi j’y vais

Non, pas question ! C’est où, montre-moi sur la carte

Sur la route de Florensac, à environ neuf kilomètres, ce qui ne représente pas, en effet, le bout du monde. Mais trouver une cabane à flanc de montagne, c’est une autre histoire. Quand à lui prêter l’un de ses précieux appareils, il peut toujours l’en supplier. C’est de son gagne-pain qu’il s’agit et elle n’a pas les moyens de les remplacer

Ecoute, je veux bien te suivre, mais nous rentrons dès que je le demande, d’accord

Je suis à tes ordres. Couvre-toi, il fait froid dehors. Ton pull, il est extra, juste ce qu’il me fallait. Je t’attends en bas, il y a une petite de toute beauté dans la salle, je lui ai dit que tu es ma sœur, ne me trahis pas

Compris. Mon frère ! Ce qui pouvait m’arriver de pire en ce moment

classicoofou 22-02-10 05:58 PM



3



Il appelle ça une route ? Certainement un chemin de terre
inégal, raviné par les intempéries, dont les pierres percent le fragile tapis blanc, agressent les pneus, et bousculent le véhicule ; ils avancent, au pas, sur une sente étroite et glissante, qui grimpe péniblement dans une région boisée. Personne devant eux, pas plus derrière, les seuls fous à se trouver là, à la nuit tombante, noyés dans un brouillard de neige de plus en plus dense.

Et Emmanuelle ne peut plus contrôler le sentiment d’angoisse qui monte en elle, bien moins devant les plis soucieux qui creusent le front de son compagnon, obstiné, malgré tout, à vouloir aller jusqu’au bout, quitte à se retrouver bloqué dans son véhicule jusqu’au prochain dégel. Pas elle

Il faut rentrer, Marc, nous ne pouvons aller plus loin

Je dois trouver un endroit pour faire demi-tour. Mais tu avais raison, ce n’est pas un temps à courir après une aiguille dans un tas de foin.

Va doucement, regarde... là devant... tu devrais y arriver

Oui, mais j’enrage, si près du but. Quand je pense qu’il est là, à ma portée, dans l’une de ces cabanes éclairées

Qui peut demeurer là-haut par cette saison

Des originaux ! Et je le ferais volontiers moi aussi, mais... avec toi
- Pose plutôt la question à la « petite » de l’hôtel. Sois sérieux, et fais attention, je n’y vois pas à deux pas.

N’accélère pas. Non... Marc

classicoofou 22-02-10 06:03 PM


4






L’air froid lui fouette le visage mais Emmanuelle peine à ouvrir les yeux. Elle a mal au crâne, à la gorge et... un poids sur la poitrine... la tête de Marc... qui ne bouge pas... qui est totalement inconscient

Elle ne doit pas se laisser gagner par la panique. Ce n’est pas grave, ce ne peut pas l’être, ils ne roulaient pas vraiment, une simple glissade sur le bas-côté. Pourvu qu’elle puisse sortir de là, voir où ils en sont

Ne pas le secouer

C’est avec d’infinies précautions qu’elle repousse le corps inerte de son ami, qu’elle le cale sur son siège, et avec souffrance qu’elle sort du véhicule

La pente est raide, ils sont à une cinquantaine de mètres, en contrebas de la route, et en apparence, pas trop de dégâts à déplorer pour la voiture. Du moins, vu l’état dans lequel elle se trouvait avant l’accident

Un peu de liquide sur la tempe. Du sang ? Allons, bon ! il ne manquait plus que cela. Elle a dû cogner contre la vitre

Son inquiétude est toute axée sur Marc, toujours évanoui. Plus haut, en droite ligne, à travers les branches... des lumières qui scintillent... il y a du monde, tout près

Elle devrait pouvoir y arriver

Plus bas, derrière elle. Seigneur ! Heureusement qu’ils ont rencontré des arbres sur leur descente, à une dizaine de pas près, il n’y avait rien pour freiner leur dégringolade

La toux lui déchire la gorge

Il n’y a pas plusieurs solutions si elle veut les sortir de là et puis qui s’aventurerait aussi tard sur une route perdue ! Qui, surtout, pour s’inquiéter réellement de leur retard ou de leur absence... Pas avant de longues heures... Quant à l’hôtel, ils en sont partis sans donner d’information

Elle ne peut pas laisser Marc comme cela, il faut l’abriter du froid. Elle se défait de l’un de ses pulls, le pose sur le corps toujours inanimé, ainsi que sa cape, peu pratique dans leur mésaventure, elle risque de la gêner plus qu’autre chose. Et puis, en marchant, elle va se réchauffer

C’est claquant des dents qu’elle commence à se hisser, sur les genoux le plus souvent. Un temps infini pour retrouver la route, quelques secondes pour s’orienter correctement sur les lueurs qui brillent dans la nuit

Il lui semble marcher depuis des heures sans progresser vraiment. Sa poitrine est douloureuse, ses yeux ont de plus en plus de mal à fixer des points qui se multiplient, qui dansent, qui s’évanouissent au-dessus d’elle

Sur le côté, quelque chose a bougé. Un animal ? Quelle sorte d’animal peut rôder la nuit dans ces bois ? La peur, il ne faut pas céder à la peur

Elle doit continuer, ne pas se laisser aller à la fatigue, au froid, à la douleur qui lui taraude la nuque, le dos. Et oublier le bruit sur sa gauche... non, là, devant elle, un bruissement qui glisse, à peine étouffé par le tapis de neige, deux taches luisantes dérivant sur une ombre... une ombre qui se rapproche, droit vers elle, sans hâte... et qui grogne soudain... à lui faire pousser un cri, et un autre, qui s’élancent et lacèrent le silence ouaté, se répercutent autour d’elle et se diluent dans l’obscurité... et un encore qu’elle retient au contact humide de la langue qui lui caresse le visage

Trop ! C’est trop ! Un chien... noir de nuit... fort et doux

Elle s’accroche au cou de cet ami venu elle ne sait d’où, priant le ciel pour qu’il sache la guider dans la bonne direction. Et lui, comprend, avance lentement, prenant garde à ne pas perdre une charge fragile derrière lui. Jusqu'à la sentir glisser à terre, et ne plus bouger malgré ses aboiements

Elle doit rêver les mains qui la soulèvent... Marc ! Il faut aller chercher Marc ! Elle peut attendre

- Il y a quelqu’un

- Où cela
- Plus bas... Marc est blessé... la voiture

- C’est fini, calmez-vous, on va s’en occuper. Taisez-vous maintenant. Flamme, en route

Flamme... les flammes... Tout s’embrouille dans sa tête, le froid... les bras qui l’entourent... qui la portent... le crissement de la neige... le torse contre lequel elle repose... un autre corps... inanimé... ailleurs

- Il faut aller chercher

- Ils sont partis... Ils vont le trouver

Tout est sombre autour d’elle, le balancement a disparu, elle est bien, au chaud, dans un lit où elle aimerait s’enfouir davantage, s’y blottir au plus profond.

Un lit ? Où est-elle

- Marc

Sa gorge... les mots la blessent... elle doit se lever, retourner là-bas

Du calme, votre ami est sain et sauf, et à l’abri.... Je viens d’avoir de ses nouvelles par radio, il a été dirigé sur l’hôpital le plus proche, et, dès demain, vous pourrez lui parler

La voix, douce et apaisante, vient d’un coin de la chambre plongée dans trop d’obscurité pour y deviner quoi que ce soit

Qui est là

Plus tard... ce n’est pas important... Reposez-vous... il n’y a que cela à faire pour le moment

Vous l’avez vraiment trouvé ? Vous ne dites pas cela pour me rassurer

Son permis de conduire est au nom de Marc Morel. C’est bien de lui qu’il s’agit

Oui, je... Merci, merci pour tout... Pour lui

La meilleure façon de me remercier c’est de ne pas vous agiter et de dormir... Je vous laisse... soyez sage...

Un fauteuil qui gémit, des pas, une porte qui s’ouvre, une silhouette qui se découpe un instant dans l’encadrement, aussitôt absorbée par le panneau de bois rabattu derrière elle... Pas un mot de plus

classicoofou 23-02-10 11:48 AM

5






L’homme s’est immobilisé un instant sur le seuil de la pièce voisine

Dans la cheminée les flammes sont hautes, et font danser, au plafond, les poutres sombres, peu de lumière, celle d’une lampe dans un angle, et sur un canapé, deux hommes sont assis et discutent à voix feutrée, cessent à son approche... Devant eux, sur une table basse, une besace de cuir, et des appareils photos

Venez nous rejoindre, Brice. Comment est-elle

Ça ira, Doc. Elle s’est réveillée, et elle a parlé. Le conducteur du véhicule ?

Rien, pas même un refroidissement, il s’en tire avec une grosse frayeur et sans doute sur pieds dès les prochaines heures. En revanche... Je suis navré, mais le reste ne va pas vous plaire

Tiens donc ! J’ai peur de deviner

Il avait sur lui une carte de Presse au nom de Marc Morel

Un fouineur ? Ici ? Il y avait longtemps. Mais, elle ? Pas elle. Il ne veut pas, pas maintenant, pas après... Et que risque-t-elle

Plus sérieux, mais rien de grave. Une plaie insignifiante au cuir chevelu et un mauvais rhume qui pourrait évoluer vers une bronchite s’il n’est pas soigné énergiquement. Deux, trois jours, sous réserve d’obéir aux prescriptions. Brice acquiesce, il saura y veiller, mais ce n’est pas ce qui le préoccupe vraiment, pas l’essentiel

Pour le reste

Les appareils sont à elle

Certain de cela

A cause des initiales sur la sacoche qui les renferme, E. D. pour Emmanuelle Davrey... Emmanuelle... elle s’appelle Emmanuelle, et... elle aussi ! Comme le type dans la voiture... comme tous les autres... la meute de pilleurs de vies et de sentiments... elle en fait partie

Bien, je sais à quoi m’en tenir à son sujet. Hervé, l’accident est-il simulé

J’en ai vu pas mal mais là, non, je ne crois pas ou alors ils sont vraiment timbrés. C’est trop risqué à cet endroit.

Parfait. Un cognac ? Je vous dois bien ça à tous les deux.Hervé, à vous l’honneur... je vous laisse choisir

La cuvée de réserve

Je ne peux rien vous refuser. Doc, je compte sur vous pour m’indiquer le traitement à lui administrer

Quelles sont vos intentions, Brice

Je n’en sais rien, à vrai dire, je n’y ai pas encore réfléchi

Mais ça va venir... Oh, oui ! Reste à définir le rôle dans tout cela de celle qui dort à côté. Il a quelques points à éclaircir et il n’arrive pas à cerner une certaine attitude. Elle, la fille du relais, celle dont il leur parlait avant que Flamme ne les alerte, elle qu’il désirait... il ne sait plus... La retrouver ? Seulement cela ? Qu’espérait-il

Brice, elle est là, maintenant. A vous entendre, tantôt, vous vouliez... Vous n’aurez plus besoin de

Quoi donc

Il y a trop de questions sans réponses, et désormais, la situation n’est plus tout à fait la même. Pour tout dire, en ce moment, il est davantage en colère que ravi de la savoir accessible

Le silence s’est installé entre eux, Brice cultivant à plaisir une irritation naissante, Doc et Hervé, inquiets de lui voir un tel état d’esprit, confirmé par la voix froide, le regard dur

Nous verrons comment la suite va évoluer

Tant pis... Nous allons vous laisser, Hervé va se faire un plaisir de raccompagner ma vieille carcasse. Brice, essayez d’en discuter avec elle avant d’arrêter une opinion à son sujet, et doucement, ne la brusquez pas, elle est vraiment malade

Doc, je n’achève pas les gens à terre, je saurai attendre. Bonne nuit à vous deux, et merci pour tout

classicoofou 23-02-10 12:01 PM

6









C’est le rêve affreux qui continue. Des mains qui la prennent
la soutiennent, le liquide brûlant qu’elle avale, la pression de doigts sur son front. Elle imagine aussi la voix à l’intonation pleine de colère. A cause d’elle

- Je n’ai rien fait de mal... pas de ma faute

- Je sais, je n’en ai pas après vous... C’est la fièvre. Je ne parviens pas à la faire reculer

- Je suis si fatiguée

- Ça va aller, bientôt, laissez-moi faire

Dormir... encore... mais si mal avec une toux qu’elle n’arrive pas à contrôler et des suées qui la laissent sans force. Combien de temps ? Ses amis qui l’attendent dans les Alpes... ses photos... elle a échoué... Marc... où est-il... elle veut... retrouver sa chambre... le réconfort de ses parents, et surtout la douceur de sa mère... et ses sœurs, ses frères... la sécurité de son univers... rentrer enfin chez elle... qui la retient ? Qu’il la laisse partir... qu’il cesse de la retenir... elle veut... partir

La lumière... elle reconnaît la lueur blanche de l’aube sur la neige. Elle se sent enfin mieux, bien mieux, malgré le corps toujours douloureux, et la gorge, la poitrine, encore oppressées... Un poids sur elle... les couvertures, elle ne supporte plus le poids des couvertures, il l’étouffe, et... pas seulement cela.. elle n’est pas seule

A son côté, un homme est allongé, au-dessus des draps, un bras autour d’elle, la maintenant clouée sur place. Doucement, elle essaie de s’en libérer, le repousse et cesse devant la réaction qu’elle provoque

Elle tressaille au visage qui se tourne vers elle, dénonçant une joue meurtrie vers laquelle elle avance la main, attirée malgré elle, sur laquelle elle pose doucement les doigts, comme pour s’assurer de sa réalité, ou en retrouver l’esquisse initiale. Et les retire devant le regard fixé sur elle

Enfin réveillée ! Bonjour

Bonjour

Pas plus effrayée que cela

Peur ? De vous ? Non, surprise simplement. Je ne m’attendais pas à... Hier... c’était vous

Hier ? Pas seulement... Deux jours entiers ! Et cette nuit, j’ai dû me battre contre vous pour vous empêcher de partir vers... je ne sais où... les Alpes

Les Alpes ? Je devrais y être à l’heure actuelle...

Il faudra attendre encore un peu... Je peux me lever

Oh.... Oui ! Bien sûr... Je suis désolée pour... Et mon ami

Frais et dispos, bientôt sur pieds, et surtout en meilleur état que vous. Restez là, je vous apporte quelque chose à boire

Où veut-il qu’elle aille ? Elle est assez consciente pour se rendre compte qu’elle n’a rien sur le dos. Qui l’a dévêtue ? Lui ? Une masse blanche qui s’agite au bas du lit. Un chien ! Blanc ? Elle doit tout mélanger. La porte qui s’ouvre à nouveau, et livre passage à une bonne odeur de soupe

Merci... J’ai faim

C’est bon signe. Vous ne vous levez pas, ordre du médecin, pas encore, nous verrons demain... Pour l’instant, je dois m’absenter, vous y arriverez sans aide

Oui, je crois. Votre chien, je m’en souviens... c’est lui qui m’a trouvée. Mais dans mon cauchemar il était noir

C’est Flamme qui m’a alerté. Lui, il s’appelle Gus... c’est un gros paresseux qui n’aime que les lits et la chaleur des cheminées mais avec un cœur énorme. Vous avez eu de la chance, Flamme est venu me chercher, Gus serait resté à vos côtés, quitte à mourir sur place avec vous. A tout à l’heure, je n’en ai pas pour longtemps

Sans plus

Elle se retrouve seule, devant un bol de potage fumant, qu’elle avale à petites gorgées, - un vrai délice ! -, et un magnifique chien des Pyrénées.... qui se lève.... la regarde.... prend son élan, et.... Non

Adieu, la soupe

Ses vêtements... où sont-il rangés ? Elle ne peut pas rester dans des draps mouillés.

Satané bestiole, attends un peu que je m’occupe de toi ! Tu peux rire ! Et descends de là, tu pèses une tonne

Elle sort du lit, en retire rapidement les draps avant que le matelas ne soit trempé, et s’enroule dans une couverture. Si, au moins, ce cabot savait parler, il pourrait peut-être l’aider, ou du moins, faire un effort... et lui montrer où son maître a rangé ses affaires

C’est ça, qu’il remue la queue... il est splendide et il le sait... mais ce n’est pas suffisant pour oublier que, à cause de lui, son estomac crie famine. Elle ouvre doucement la porte, se glisse à l’extérieur de la chambre et... sursaute au contact du chien contre ses jambes.

Pousse-toi, tu vas me faire repérer

Elle progresse avec prudence jusqu'à la pièce principale... silencieuse pour être déserte... comme elle s’y attendait... sinon le pas pesant de Gus derrière elle, et le crépitement des bûches dans la cheminée qui occupe près de la moitié du mur aveugle

Si tu continues à me suivre, je t’y fais rôtir.

Emmanuelle s’avance vers l’âtre, contourne le fauteuil, et recule devant une forme noire qui s’anime et se dresse à son approche...

Tu dois être Flamme ! Tu m’as fait peur, tu sais... tu as l’air d’un diable tout droit sorti des ténèbres. Merci à toi, mon ami... Si tu nous faisais une petite place, nous pourrions nous installer, tous les trois, devant le feu et attendre ton maître. Il va être ravi de voir dans quel état ton copain a mis son lit. Par hasard, tu ne saurais pas, toi, où sont mes vêtements

Elle s’installe, confortablement calée entre eux, s’appuyant sur l’un, entourant l’autre d’un bras, les cajolant tous deux, heureuse d’être là, de se sentir vivante... Et affamée

Où se trouve la cuisine ? Peut-être qu’elle pourrait y trouver un peu de bouillon... elle n’a jamais eu faim comme cela. Et où a bien pu aller leur maître ?

Un drôle de bonhomme, pas commode pour deux sous, et pas facile à apprivoiser. Lui et ses chiens, lâchés dans les bois, ils doivent former une sacrée meute

Et je suis certaine que, de vous trois réunis, c’est lui le plus sauvage... Un loup solitaire

La chaleur lui fait du bien. Elle devrait bouger, voir si elle peut trouver des draps propres dans l’armoire, mettre de l’ordre et... aucune envie de retourner dans la chambre à demi dévastée

Toujours aussi indisciplinée

Derrière elle, les bras chargés de bûches... Elle ne l’a pas entendu arriver

Ça dépend. Attendez... je vais vous aider

Surtout ne bougez pas, ce n’est pas nécessaire... et puis c’est bien trop lourd pour vous

Il ne neige plus

En effet, plus depuis ce matin

Je vais pouvoir rentrer à l’hôtel, toutes mes affaires s’y trouvent

J’ai bien peur que vous ne deviez y renoncer

Que croit-elle ? Ils sont isolés du reste du monde et sans doute les derniers à être dégagés. De plus, les conditions sont exceptionnelles et il ne s’agit pas d’une nationale mais simplement d’un chemin forestier, elle va devoir prendre patience et souhaiter que le ciel se montre clément

Et que faites-vous dans une telle situation

Nous nous entraidons

Nous ? Combien êtes-vous à habiter ces cabanes

dans le coin ? Quatre. Je suis le plus chanceux, ma cabane, puisque c’est par ce terme que vous décrivez ma maison -, est la plus proche de la route

Pardon, ce n’était pas péjoratif. Ça me plaît beaucoup, vous savez

Vous n’avez pas fait le tour pendant mon absence

Non. Juste de la chambre à ici, pas même la cuisine. Et Dieu sait combien j’ai faim

Ce qui est normal après seulement un peu de soupe

Surtout que... eh bien... à vrai dire, je l’ai à peine entamée, Gus m’a joué un sale tour. Je suis désolée pour votre lit, c’est lui qui l’a absorbée

- De mieux en mieux ! Et vous ne pouvez pas rester dans cette tenue... qui n’a rien de... déplaisant, mais qui est, sans doute, peu pratique pour vous

- Si je pouvais récupérer mes vêtements, je serais effectivement plus à l’aise

- Ils avaient besoin d’un sérieux nettoyage... Vous trouverez de quoi faire votre bonheur dans l’armoire de ma chambre.

- Et... pour la salle de bains

- La deuxième porte... Venez... celle-ci... Une seule contrainte, il faut économiser l’eau chaude. Dépêchez-vous, je vous attends dans la cuisine

Il est gentil, pas fâché, mais aussi farouche qu’un... qu’un misogyne ! Lui soutirer un sourire, un seul, doit relever de l’exploit

Une fortune pour un bain chaud, un royaume contre un shampooing. Dix minutes ! Elle va s’accorder tout ce temps, et tant pis pour l’eau. Non, il faut être raisonnable, ce n’est pas le meilleur moyen de le remercier pour l’avoir si bien secourue. Un peignoir de bains, qui la recouvre jusqu’aux pieds. Un vrai plaisir ! Elle adore ça ! La fatigue s’en va, elle retrouve son entrain, ses envies de rire et son amour de la vie

En silence jusqu'à la chambre, et une drôle d’impression devant le lit défait. L’armoire, un de ces meubles d’autrefois, énorme et imposant et qui ne renferme que des vêtements d’homme. Ben, voyons ! A quoi pouvait-elle s’attendre d’autre

Pas question d’emprunter un pantalon, il faudrait des heures pour en replier les jambes. Que croit-il donc qu’elle va dénicher là-dedans

Vous en avez encore pour longtemps

Emmanuelle recule, comme prise en faute, puis se redresse, resserrant le peignoir autour d’elle, défiant le regard froid de Brice, bien plus agacée par l’impatience qu’il montre que par son intrusion

Vous ne pouviez pas taper

A une porte ouverte ? Ça ne m’a pas paru tellement utile

Evidemment ! Et que voulez-vous que je fasse de tout ça

Dans ce tiroir, il y a des chemises et des pantalons qui devraient vous aller. Hâtez-vous, le repas refroidit

Vous pouvez commencer sans moi... et vu les tracas que je vous amène, il vaudrait mieux que je m’en aille

Inutile d’y penser, c’est bien compris ? Pas dans votre état

Mais je dois absolument retourner au véhicule, j’ai quelque chose de très important à y récupérer

Au point de risquer une rechute

C’est mon problème

Et le mien si cela doit prolonger de trop votre séjour chez moi... Nous verrons plus tard

Elle devine l’irritation qui grandit en lui, il doit à peine la supporter. En revanche il ne sait pas qui il doit affronter, plus irréductible qu’elle, cela n’existe pas, et nul ne peut lui dicter sa conduite. Dès qu’il aura le dos tourné... Le tiroir lui abandonne des sous-vêtements d’adolescent, il faudra s’en accommoder. Un jeans presque taillé pour elle, une chemise à carreaux, épaisse, confortable, qui lui arrive à mi cuisse. Pas de chaussures ? Une paire de chaussettes, comme à la maison. Dernier problème, ses cheveux ! Comment discipliner une telle masse sans brosse, ni crochets ? Il faut y aller, il doit être fou de rage à attendre

Où est la cuisine ? Effectivement, l’endroit n’a rien d’une cabane. Trop d’espace. Envie de sortir, d’en voir l’extérieur

A sa droite, du bruit derrière une porte. Ils sont là, tous les trois. Emmanuelle n’ose pas avancer, regard soudain perdu au travers de la baie qui court sur tout un mur. La vallée entière s’offre à elle

Ça vous plaît ? Approchez, vous verrez mieux

Elle obéit sans même sembler l’entendre, Flamme et Gus sur les talons, et elle pense déjà à ce qu’elle devrait pouvoir obtenir d’un aussi merveilleux panorama, quels objectifs et quels filtres utiliser, et elle se prépare à guetter les modifications de la lumière au fil des heures

Elle s’installe devant la table, tournée vers l’extérieur, Flamme appuyé contre elle. Ils sont presque au sommet, la vue doit en être pratiquement aussi belle, et rien pour leur rappeler que la vie humaine existe sur terre, ils sont hors du temps, de la civilisation. La route est invisible, dissimulée par une muraille d’arbres, pas trace d’une fumée dénonçant un feu de cheminée, et d’autres êtres réunis autour, un paysage vrai, sans atteinte... pas seulement à cause de la neige... à chaque saison... l’éveil d’une aube d’été, rose sous ses voiles de brume, ou bien un crépuscule d’automne, à l’heure où le soleil s’amuse à incendier les teintes rousses des feuillages

Vous avez de la chance, vous savez

Vous en profitez aussi maintenant. Flamme, assis

Laissez-le, il ne m’ennuie pas. Pas du tout

Flamme, museau posé sur ses genoux, immobile sous la main qui le caresse entre les oreilles

Il n’est pas né pour être cajolé comme un chaton. Vous attendez votre plateau

Un plateau ? Non... et moins encore la sécheresse brutale de la voix, signe évident d’un nouvel accès de mauvaise humeur...

Pardon ? Oh, excusez-moi. Que puis-je faire

Sortir les assiettes de ce placard et vous occuper du nécessaire pour ce genre de circonstance. Vous voyez ce que je veux dire ?

Evidemment, je mange tous les jours. Pas vous

Que faisiez-vous dans les parages

Le boulot, Marc est journaliste

Journaliste ? Tiens donc ! Qu’y a-t-il de si important dans la région

Où sont les couverts

Troisième tiroir... Alors
Un type... une célébrité qui vit en ermite, d’après ce que j’ai compris. Un peintre qui se cache. Encore un malheureux que le succès poursuit ! Les verres

Cherchez-les... Et vous ? Vous l’accompagniez pour profiter de la balade

A peu près

Une sortie en amoureux qui a tourné au cauchemar ? Pas de veine

Pour qui ? Nous en sommes, tous deux, sortis indemnes. Vous boirez à la régalade, je déteste fouiller chez les gens. Mais pas en amoureux, là, vous avez perdu ! Nous devions nous rendre sur la côte d’azur puis contrordre de dernière minute... et... j’ai suivi. Question suivante

- Un travail pour vous aussi ? Vous étiez complice dans cette traque

- Encore perdu. Vous n’avez pas de chance à ce jeu-là. Non, pas pour moi. Juste veiller sur lui. Pour ce à quoi j’ai servi, j’aurais mieux fait de rentrer à la maison. Qu’avons-nous à déjeuner ? Je meurs de faim

- Si vous n’aviez pas été là, il serait plus mal en point à l’heure actuelle. Omelette paysanne. C’est ce que je réussis de mieux. Votre nom

Encore ! Mais, il lui faut bien admettre que celle-là est la plus importante. Nom, âge, etc... ? Eh bien, Emmanuelle Davrey, vingt-quatre ans, à quelques jours près, célibataire, demeurant à Clermont-Ferrand et photographe de son état. Satisfait ? Son numéro de téléphone ? Il est confidentiel et uniquement réservé aux amis. Et par-dessus tout... affamée

Ça vous va comme ça ? Votre tour est passé, à moi maintenant. Vous n’auriez pas un stylo

Un stylo ? Pour quoi faire ? Que comptez-vous écrire

Ecrire ? Rien du tout ! C’est pour mes cheveux... système D. Et c’est moi qui interroge ! Et vous ? Votre nom

Tenez, j’espère que ça ira. Mon nom ? Brice D’Orval, et vu que je suis le seul peintre à résider dans la région, j’en déduis être également le... malheureux en question. Est-ce que je me trompe

Elle prend son temps, remonte ses cheveux, et se sert du stylo comme d’une pique pour les retenir. Elle se sent piégée ! Une vraie gourde, avec sa manie de toujours trop parler, il va la croire lancée à ses trousses... comme les autres

Non, là... vous avez gagné

Vous aussi... vous m’avez trouvé. Satisfaite

Pas plus que cela... pour moi, vous êtes un parfait inconnu

Je compte le rester

C’est votre droit... le plus absolu

Eh bien, les voilà en accord, au moins sur un pointL’omelette ? Doit-elle également casser les œufs, les battre et chauffer la poêle

J’ai honoré ma part du marché... la table est mise

Vous êtes toujours comme cela ou bien est-ce seulement une apparence que vous vous donnez

A vous d’en juger... Quand j’ai l’estomac vide, je ne suis bonne à rien. Mais je promets de faire la vaisselle après

Venez, tout est prêt. Quant à la vaisselle, il n’était pas question que je la fasse. Emmanuelle ? Joli prénom

Je n’y suis pour rien, je n’ai pas choisi. Brice, ce n’est pas mal non plus

classicoofou 23-02-10 12:12 PM

7





Je peux vous laisser
seule un moment

Je ne vois pas comment je pourrais m’y opposer

J’emmène les chiens, c’est l’heure de leur promenade

Votre compagnie leur est indispensable pour courir
Vous trouverez des draps propres dans l’armoire

Pas d’aspirateur

Excellente idée, je n’aurais jamais osé vous la suggérer. Mais ne vous épuisez pas à la tâche

Certainement pas, vous vous sentiriez tenu de me garder un peu plus longtemps

Emmanuelle les regarde partir, colère au cœur de ne pouvoir les suivre. Le ciel est toujours aussi lourd de nuages. Pourvu qu’il ne neige plus, qu’elle puisse partir d’ici au plus vite. Elle n’a plus de nouvelles de Marc. Ce Brice, il pourrait au moins essayer de s’en procurer

La vaisselle ! Bien entendu, c’est son rôle à elle ! Comment faisait-il quand elle n’était pas là

D’accord pour le lit, c’est en partie de sa faute, mais il ne faut pas exagérer

Elle s’est débarrassée des corvées de son mieux, le plus rapidement possible, pour se retrouver, trop vite, désœuvrée et se poster devant la baie de la cuisine, à les guetter

Pas longtemps, elle n’a jamais su rester inactive. Dehors, la vie existe aussi. Elle regrette de ne pas avoir l’un de ses appareils sous la main, avec un téléobjectif elle aurait pu sonder les bois sans se déplacer

Elle baigne dans un silence profond, à peine troublé par les sons de l’extérieur, l’appel timide d’un oiseau, le glissement feutré d’un paquet de neige qui se détache d’une branche et qui s’écrase mollement au sol. Par ceux de l’intérieur, les claquements du bois dans la cheminée ou le tic tac de l’horloge près d’elle

Autour d’elle, chaque pièce est soigneusement close... Même lorsqu’il n’y a personne ? Chez elle, l’espace est ouvert en permanence, invitation à s’y promener. Chez lui, l’impression de commettre une indiscrétion seulement de pénétrer dans la cuisine. Un maniaque ! Pour lui, une porte se ferme parce qu’elle est faite pour cela ! Elle en est certaine ! Et sa façon de toujours tenter de la mettre en difficulté ! Il aurait pu se présenter plus tôt, elle aurait évité de parler de son travail

Dès demain, d’une manière ou d’une autre, elle quittera les lieux. Il lui faut, pour cela, retrouver ses chaussures. Dans quel état, c’est une autre question. Pas prévu pour une marche forcée dans la neige, le cuir doit en être perdu

Combien de temps va-t-il faire courir ses chiens ? Il doit bien se douter qu’elle va se morfondre toute seule, qu’elle va être tentée de déplacer son ennui dans toute la maison, qu’elle va devoir trouver un moyen de se distraire, de s’occuper

Emmanuelle n’a pas l’audace de s’aventurer au-delà d’un périmètre hermétique, pour ne pas violer une intimité en profitant d’une absence. Elle se *******e de laisser courir un regard curieux et intrigué sur les rayonnages de la bibliothèque du séjour, mains unies derrière le dos, pour ne pas y poser un doigt, et céder à la tentation d’y prélever un ouvrage

Des romans policiers ! Pour un homme, il fallait s’y attendre, mais pas que cela... des essais aussi. De la poésie ? Lui ? Avec son allure de bûcheron ! Qui l’aurait cru ! Et des ouvrages sur la peinture... Rien sur lui ? Là, B.D.O. ? C’est comme cela qu’elle en a entendu parler

Elle sait de qui il s’agit, et elle se souvient de l’exposition qu’elle a visitée lors de son dernier voyage à Paris. B.D.O. C’est ainsi qu’il signe ses toiles

C’est vrai, bien plus qu’un banal talent... elle retrouve ses émotions devant une perception particulière des êtres et des objets représentés... et la manière de la faire partager par d’autres

Quel gaspillage ! Un don merveilleux.... et inexploité, perdu, pour lui, pour tous

Marc a parlé d’un drame dans sa vie... La cicatrice qui déchire sa joue ? Pas évident... du moins pas suffisant pour être une explication acceptable. Rien de plus facile à faire disparaître... Elle pourrait justifier un besoin de se cacher, mais elle ne saurait l’empêcher de peindre. A moins que... que cette marque ne soit la trace matérielle d’une blessure qu’il dissimule en lui

Une sorte de mémoire physique

Elle qui rit de tout, ne donnant d’importance qu’a certaines valeurs, pour elle essentielles, se *******ant de vivre au jour le jour, prenant avec gourmandise ce que la vie lui offre, elle frissonne à imaginer ce qui a pu amener un homme comme Brice à un tel état de découragement, et... d’abandon.

La toux reprend, la fièvre aussi. Et lui toujours parti ! Sans lui avoir indiqué où trouver de quoi se soulager... Aussi indifférent que ses pareils ! Encore un mâle dans tout son égoïsme.

Elle est ravie de sa mauvaise foi. Elle sera aussi bien dans le lit, au chaud, pour les attendre. Demain, il sera temps de reprendre la route

Un livre pour lui tenir compagnie ? Après tout, pourquoi pas, elle peut s’autoriser au moins cela. Et encore une bûche dans la cheminée, pour que le feu tienne jusqu'à leur retour. Dehors le jour décline très vite, elle repousse l’angoisse qui monte en elle devant l’ombre qui avance

Qu’il revienne... et qu’il revienne vite

Il fait nuit noire quand elle s’éveille. Pas un bruit au travers de la porte close

Ce qui prouve qu’il est à côté... Elle l’avait laissée ouverte, exprès, pour pouvoir les entendre

Dans la gorge, à nouveau la douleur, un étau qui comprime les tempes et les nausées qu’apporte la fièvre. Envie de pleurer aussi de se savoir tellement loin d’une affection véritable et en avoir tant besoin. Bien plus que d’un remède. A Clermont, ses parents, sa mère surtout, toute sa tendresse. Même Marc, au pis-aller saurait lui apporter ce qui pourrait la rassurer en ce moment. Elle n’ose pas appeler ni se plaindre. Si Brice la voit ainsi, il ne la laissera jamais partir

Un poids sur le rebord du lit, un gémissement. Sans doute de la deviner si triste. Gus ? Pas la force de chercher l’interrupteur près d’elle. La porte. Il gratte à la porte. Très peu à attendre pour la voir s’ouvrir

Silence, Gus ! Sors de là

Il ne va donc s’occuper que de son satané animal. Les sanglots l’étouffent, s’échappent. Elle voudrait être à des lieues d’ici

Hé ! Ça ne va pas ? Seigneur, vous êtes brûlante, il fallait m’appeler

Non, je veux... je veux rentrer chez moi

Oui, demain, c’est promis... dès que possible. Calmez-vous, je reviens tout de suite

Quelques minutes avant qu’il ne la force à avaler un breuvage amer, ensuite un liquide chaud, parfumé, très fort. Sans un mot, avec des gestes efficaces, et détachés

Laissez-moi tranquille

Pas encore, je n’en ai pas fini avec vous... je vous préviens, le pire reste à venir... Tournez-vous

Pourquoi

Vous allez détester ça, alors pas de question et vous obéissez sans discuter... Allez ! Je n’ai pas toute la nuit devant moi

C’est presque contrainte qu’elle se retrouve à plat ventre et s’efforce à ne pas se révolter alors qu’il soulève la chemise qui recouvre son dos, et elle l’entend dévisser le couvercle d’un pot, libérant une odeur bizarre... Elle frissonne au contact des mains sur sa peau et devine qu’il y étale un onguent, elle demeure passive, de son mieux, sous la pression des doigts qui massent, sans violence, jusqu'à bien faire pénétrer le produit. Et elle se crispe soudain sous la chaleur de ce qu’ils déposent sur elle

Hé... Ça brûle ! C’est quoi

Terminé pour ce côté, demi-tour

Non

Désolé, mais j’agis sur prescription de mon ami le docteur Bonnel, mon plus proche voisin, la « cabane », cinquante mètres plus haut et qui passera vous voir demain... Si je m’étais rendu compte de votre état plus tôt, il s’occuperait de vous à ma place et vous ne trouveriez rien à redire à cela. Alors... faites comme si c’était lui

Qu’est-ce que c’est

Un vieux remède... Des cataplasmes de sa composition. Ne me demandez pas à base de quoi ils sont faits, je serais incapable de le dire, En revanche, je peux témoigner de leur efficacité... J’en ai fait l’expérience l’année dernière, mais je n’avais pas de jolie infirmière pour me dorloter

Vous n’avez rien d’une jolie infirmière

Des mots regrettés à peine prononcés... Elle décèle la blessure qu’ils ont réveillée à l’accent douloureux de la voix qui lui répond.

Je ne le sais que trop. Tournez-vous, il faut l’appliquer tant que c’est chaud

Je ne voulais pas... il n’y avait aucune allusion de ma part

Tournez-vous

Brice... pour moi... votre... elle n’existe pas

Bien sûr ! Je vous crois... Alors, on y va

Les yeux fermés, pour faire l’obscurité qui les entoure plus profonde encore. Pour ne rien voir autour d’elle, ne rien deviner. Les mêmes gestes, même indifférence, même détachement. Rien de plus qu’un léger frémissement des doigts au moment de se séparer d’elle. A nouveau la sensation de chaleur pénétrante sous la chemise qu’il rabat sur sa poitrine.

Voilà, c’est terminé, et au lit jusqu'à demain. Çça ira

Oui

Emmanuelle, il fallait le faire, et que je m’en sois chargé... c’était donc si pénible

Non, pas vraiment... pas du tout

Tant mieux... Vous ne voulez pas manger un petit peu

Je n’ai pas faim... Brice, vous allez dormir, maintenant

Pas encore, mais je suis à côté, pas loin. Vous n’auriez pas dû vous lever, aujourd’hui

Vous pouvez... rester un peu ? Pas longtemps. Je ne peux plus me supporter seule

Vous ne l’êtes pas, je suis là. Et à Clermont, cela ne vous arrive jamais

Pas souvent

C’était une question idiote

Pourquoi

Parce que, chez vous, il y a sûrement quelqu’un qui vous attend

Quelqu’un

Oui... qui partage votre existence et que vous avez hâte de retrouver

Non, il n’y a personne... du moins, pas comme vous l’entendez. Sinon ma famille, et des amis... des êtres que j’aime et qui m’aiment, et auprès d’eux, je ne me sens pas... abandonnée comme

C’est ainsi que vous vous sentez en ce moment ? Sincèrement

Oui... Non... Je ne sais plus

Dormez, c’est la meilleure chose à faire, et je reste là, avec vous

Je vous ennuie avec tout cela, excusez-moi, Brice. C’est la fièvre, et vous n’êtes pas obligé de faire ça

Chut... Pas d’obligation. Je serai mieux placé pour vous surveiller. J’oublie trop aisément que, pour chacun, le mal n’est pas toujours physique

Et vous, vous cachez votre souffrance derrière cette marque sur votre visage

Vous parlez trop, il vaut mieux dormir

Je sais que j’ai raison. Je l’ai compris, je l’ai ressenti très fort, au relais, devant ces gens stupides

Emmanuelle, votre geste, ce soir-là... Pourquoi

Quoi donc

Vous ne me ferez jamais croire que vous l’avez oublié. Votre conduite m’a étonné. Ça vous arrive souvent
Taisez-vous ! C’était... une impulsion insensée. Uniquement pour mettre en évidence leur stupidité, et leur montrer que, pour vous, cela ne signifie rien, comme pour moi... et pour d’autres aussi. Mais il n’y avait aucune pitié dans cela... pas pour vous

J’avais compris

Je sais, et vous me l’avez démontré... A moi seule... J’ai sommeil, Brice... Ça m’a fait du bien

A moi aussi

Alors... alors, tout est pour le mieux

classicoofou 23-02-10 12:16 PM

8









Pour Brice également, les heures sont longues. Quelque chose le
dérange dans le comportement d’Emmanuelle, elle paraît trop différente des femmes qu’il a pu rencontrer jusqu'à lors et elle montre une excessive indifférence à la cicatrice qu’il expose aux yeux de tous pour être vraiment sincère


Un job, un contrat à honorer... Rien de plus ! Et tout un art, chez elle, pour dissimuler et se dominer à ce point


Elle aurait pu rejoindre son acolyte dès le début de sa mésaventure, et il va lui être difficile de la maintenir dans cette ignorance, mais il a le désir de voir jusqu’où elle va pousser la fourberie pour obtenir ce qu’elle est venue chercher si loin


Reste à définir ce qu’il va bien pouvoir livrer pour la maintenir en haleine


Demain, le vieux Bonnel sera là. Il compte sur lui pour ne pas le trahir. Malade ? Oui, elle l’est. Mais même ainsi, affaiblie


Elle est surtout très habile


Intelligente et intuitive également. Elle a su lire en lui bien mieux que beaucoup de ses proches. Elle est presque parvenue à l’émouvoir, à l’instant. A l’amuser également, plus tôt dans la journée. Un loup solitaire ? Il a tout entendu sur le pas de porte. Qu’elle voudrait apprivoiser ! Le doute existe quant à la savoir consciente ou pas de sa présence derrière elle


Et très adroit de sa part d’avoir abattu ainsi ses cartes d’entrée de jeu, de ne pas hésiter devant le mot de journaliste, et d’avoir reconnu faire partie de ceux qu’il évite... Plus facile pour elle de ne pas avoir à le dissimuler... Elle n’a plus à redouter une indiscrétion, ce qu’elle a laissé derrière elle, ce qui peut la trahir dans un véhicule encore accroché à la pente de la montagne


Il va falloir être prudent, ne pas trop céder... Pas plus que nécessaire... et tenir... Deux ou trois jours


Si le temps reste aussi maussade, elle croira sans doute à leur isolement, sinon... eh bien, il lui faudra trouver un autre moyen


Il a envie de la blesser, de s’en servir comme exemple pour les fouineurs qui le traquent sans cesse. Il est las de courir, las de se cacher, il n’a que le désir d’être oublié de tous, et vivre avec sa peine, sans nécessité de se justifier auprès de quiconque


Après lui, elle perdra l’envie de se lancer à la poursuite d’autres victimes


Dommage, elle est si belle, et elle semble toute douceur... Et pourtant... elle est capable d’avoir recours à des procédés infâmes pour un vulgaire morceau de papier ! Trop d’ambition, en elle, en eux tous ! Sans penser, un seul instant, à la douleur qu’ils peuvent réveiller, au mal qu’ils peuvent occasionner à raconter n’importe quoi


La vérité parfois, peut-être, mais... celle de chacun n’appartient qu’à lui. Il doit être seul à décider, librement, sans contrainte, de ce qu’il veut bien offrir de lui-même à autrui


Dans son cas, ils n’ont permission de regard que sur les toiles qu’il expose, qu’il leur livre en toute liberté, de son propre choix. Sa vie privée, ses angoisses, ses doutes, lui appartiennent, et il a le droit de les garder secrets


Elle dort ! Comment peut-elle être si calme dans son sommeil ? N’y a-t-il rien qui vienne troubler sa conscience ? A-t-elle tant de dédain pour le mal qu’elle peut provoquer ? Aucune trace de remords, rien n’a l’air de la gêner


Ils sont parvenus à se débarrasser de son compère. Un gentil garçon, vraiment inquiet pour elle. Une autre victime à son actif, probablement amoureux et par cela trop facile à berner. Il les a bien crus, eux et leurs mensonges. Deux jours à l’hôpital, sans pouvoir la joindre et leur affirmation qu’elle est partie retrouver des amis. Lui aussi a parlé des Alpes. Beaucoup de connivence entre eux. Il les a quittés, en début de matinée, heureux de la savoir hors de danger


Elle est seule, livrée à elle-même, sans issue de secours... Pas poursuivie... non... déjà prise au piège... A son propre piège


Il est soucieux à cause de la fièvre persistante. Là, il ne peut être question de comédie. Pas à ce point


Il ne voudrait pas, à la retenir sur place, être responsable de son état. Bonnel va l’aider, à eux deux ils la remettront sur pieds. Il n’a aucune aptitude à s’acharner sur un être sans défense, il veut la battre mais à armes égales


Elle a de l’esprit, de la répartie, et elle ne doit pas se laisser intimider facilement. Un adversaire comme il les aime, juste ce qu’il lui fallait pour retrouver le goût des batailles


Le front est moite... Il le dégage des mèches humides. Ainsi, elle est tellement... tellement émouvante. Il la voudrait différente, ou plutôt réelle... qu’elle soit vraiment celle qu’elle prétend être


Il a aimé sa peau sous ses doigts, et sa façon de fermer les yeux, de se cacher derrière les paupières closes, plus accessible ainsi et semblant l’ignorer. Semblant seulement ? Elle a réveillé son désir. Il s’est vu contraint de résister à l’envie brutale qu’il a eu d’elle. Peut-elle tricher à ce point ? L’a-t-elle deviné ? Son insistance à le garder près d’elle, son aveu concernant sa peur de la solitude, à lui, le plus solitaire de tous ? Tant d’habileté, tant de calcul


Il doit sortir de là, s’éloigner. Ne plus se poser de questions. Elle aura son article mais pour cela elle devra payer, et payer un prix très élevé. Ou bien elle reculera. Il veut savoir jusqu’où elle est prête à aller, elle


Partir ? Elle le retient, par un bras jeté en travers de son torse et la tête qui repose sur son épaule, par l’abandon qu’elle montre dans son sommeil, qu’il peut croire sincère pour être inconscient, et par le parfum qui émane d’elle et qui le grise


Elle le retient par la douceur d’un visage aux joues rosies de température, aux lèvres entrouvertes, presque offertes, par le poids de son corps contre le sien et par une gorge qui se soulève au rythme régulier d’une respiration qu’il voudrait innocente, et la ligne fragile du cou marquée d’un vilain hématome, qu’il ne peut s’empêcher d’effleurer des lèvres dans l’espoir absurde de l’effacer d’une caresse


Elle le retient par une chevelure répandue comme une coulée de soie sur l’oreiller, sur laquelle il souhaiterait dormir. Sur laquelle il appuie le front, tout près du sien, derrière lequel il aimerait pouvoir lire


Il ne sait plus qui est le plus fort des deux, tout comme il ne comprend rien à la faiblesse soudaine en lui, simplement à la regarder dormir. Il se voudrait homme ordinaire, inconnu, n’aborder en elle que la femme, n’avoir rien à redouter, tout à recevoir, rien à combattre et tout à offrir. Savait-elle déjà à quelles lèvres elle offrait les siennes ? Retourner en arrière, céder à l’élan qu’il a eu de la suivre


Tout ignorer


Il regrette de voir terni le souvenir de cette caresse comme il voudrait retrouver l’émotion qu’elle a fait naître en lui, qu’il n’a pas su dissimuler


De la penser calculée, la lui restitue abjecte


Il lui en veut d’abîmer ainsi l’image qu’il conservait de la jeune femme du relais ; si tout en elle est faux, pour cela aussi elle devra payer

classicoofou 24-02-10 11:15 AM

9






Le soleil dérive dans le ciel. Emmanuelle, confortablement enveloppée d’une couverture, assise dans un fauteuil, devant la fenêtre, suit sa progression à travers les branches dépouillées, encore alourdies par la neige. A ses pieds, Flamme et Gus, qui ne la quittent que le temps d’une course dans les bois, pour en revenir, mouillés et haletants, reprendre leur place de gardiens vigilants

Sa main ne tient plus le livre oublié sur ses genoux, elle n’en peut plus de rester ainsi, inactive. Deux jours entiers sans autorisation de mettre le nez dehors, pas même au-delà de la porte de la chambre, et le troisième est déjà sur le déclin. Combien encore

Brice lui apporte chaque matin un petit déjeuner copieux. Ensuite, à midi, il reste près d’elle à attendre qu’elle termine son repas, sans en laisser une miette, comme il le ferait pour un enfant. A dix-neuf heures, précises, pas une minute de retard, même routine, puis... il disparaît des heures entières. Le prochain plateau, elle est bien décidée à le lui envoyer à la tête

Elle enrage, cloîtrée entre quatre murs

Sa toux a disparu, sans doute à cause des emplâtres qu’il lui a appliqués sans tenir compte de son avis. A lui brûler la peau ! Une vraie brute, qui n’a rien voulu entendre, qui ne s’est pas laissée fléchir une seule fois ! Que croit-il donc manipuler ? Un vulgaire morceau de bois

Et il n’est pas plus souriant que lors de son arrivée chez lui ! Que lui a-t-elle fait ? Ou que faut-il faire pour le dérider ? Une armée de clowns exhibant grimaces et cabrioles y parviendrait-elle seulement

Elle étouffe dans la fausse solitude où l’attitude hostile de Brice la cantonne

En elle monte une envie de hurler, pour entendre quelque chose, une voix, un bruit, et déchirer, ainsi, l’environnement cotonneux dans lequel elle s’enlise. Il est parti, sur un mauvais sentier qui se devine, à peine, entre les arbres, en droite ligne vers la maison du Docteur Bonnel

Doc ! Le gentil Doc... En voilà un qui sait se montrer humain, et chaleureux. Avec ses cheveux plus blancs que le tapis qui recouvre le monde extérieur, avec la lueur malicieuse qui brille au fond des yeux d’un bleu délavé par le temps, avec toute la douceur qu’il lui a offerte dans le moindre de ses gestes. Un vieux monsieur comme elle les aime, vivant, rieur, pétillant de jeunesse d’âme et d’esprit. Elle va regretter leurs joutes verbales

C’est décidé, elle va sortir de là... Immédiatement ! Au Diable, une couverture qui la dénonce affaiblie, et elle n’a que faire des ordres absurdes de « Mister B.D.O. ». Il ne fait pas plus froid devant la cheminée, à côté, qu’en face d’une fenêtre, et si ce cher Monsieur Brice D’Orval est mé*******, tant pis pour lui ! Il n’a qu’à se débrouiller pour la renvoyer chez elle au plus tôt
Chez elle ? Pour être sincère... elle n’a plus autant envie d’y retourner qu’aux premières heures... elle se sent retenue par quelque chose d’indéfinissable... un mystère à percer, peut-être. Elle ne sait plus. Ce qu’elle sait, c’est qu’elle lui en veut de l’abandonner ainsi, mais sans pour autant désirer le voir sortir tout à fait de sa vie. Pas encore

Et voilà ! Elle devait s’y attendre... encore une fois ! Tout tourne autour d’elle dès qu’elle bouge. A force de l’obliger à demeurer immobile des heures entières.... Encore à cause de lui... ! Il est vrai qu’elle a sérieusement inquiété le vieux Docteur Bonnel, mais ce n’était pas une raison pour la contraindre à s’ankyloser dans un état de dépendance qui a usé toute sa patience

Elle est déjà à la porte, et Flamme, devant elle, grogne

Si tu te crois de taille à m’empêcher de sortir de cette cage, tu te mets la patte dans l’œil, mon tout beau. File

Le chien recule pour sentir la colère dans la voix d’Emmanuelle. En revanche, Gus la précède d’un pas décidé, jusqu'à retrouver sa place habituelle, entre les deux fauteuils, à la distance qu’il aime du feu qui consume les bûches dans l’âtre, et s’y étaler avec un soupir de bien-être, museau délicatement posé sur les pattes

Et Emmanuelle ne sait trop quoi faire, pour ne pas trouver davantage d’occupation dans le salon que dans sa chambre... ni rien qui puisse l’empêcher de penser... au pire

Ses merveilleux appareils... ils doivent être perdus depuis tout ce temps ! Quelle sotte idée d’accompagner un éternel distrait

Et pourquoi pas un peu de musique et avec elle, faire entrer le bruit, le mouvement, la vie même, dans une espèce de mausolée entièrement dédié à la mauvaise humeur de Sa Majesté D’Orval ? C’est l’occasion de voir ce qui peut plaire à un ours mal léché

Du Jazz, de la Country, et... un filon inépuisable de classique sans oublier les grands noms de la chanson... Par ordre alphabétique ! Un maniaque du classement

La surprise aussi devant la découverte d’un point commun entre eux. Au moins dans le domaine musical, ils ont les mêmes goûts

« La polonaise ». Chopin lui convient à merveille. Reste à voir comment fonctionne l’appareil de Brice... Elle ne se supporte plus aussi maladroite dans ces manipulations

Bientôt les premières notes brisent le silence. Pas assez fort, pas comme elle aime... davantage de volume, à peine, juste pour ne pas devoir écouter... n’être plus que réceptacle... et se laisser pénétrer, bousculer et emporter. Vibrer seulement... sans être distraite par l’effort de prêter l’oreille

Un autre disque, Paganini ? Pourquoi pas ? Elle aime bien « Le mouvement perpétuel ». Non, pas l’humeur. « La Traviata ». Le dernier acte, seulement celui-là

Brice hâte le pas, pestant contre le soleil. Rien que ça ! Il maudit le ciel qui semble prendre position contre lui. Il est tout près de supposer la sirène, égarée chez lui, capable d’influer sur la météo

Elle a bien réussi à séduire le Doc ! Il a senti le vieil homme troublé, indécis, et plutôt mé******* du rôle qu’il a joué auprès d’elle. Mais également satisfait de la savoir mieux portante, surtout heureux d’y être pour beaucoup... ce qui le console, il l’a avoué, mais... qu’en partie

De la musique ? Pourquoi avoir évoqué une sirène ! Il s’arrête, reconnaît le Chœur des Masques, guette la voix de Violette et reprend la descente sous celle d’Alfred. N’y a-t-il rien de plus gai à écouter pour une convalescente

Encore quelques notes, le temps de se glisser à l’intérieur, de rester en retrait, de l’observer, assise à même le sol, bras encerclant les jambes repliées, tête reposant sur les genoux,

Vous n’en ferez donc jamais qu’à votre idée

Chut

Il se tait, surpris par une véhémence immobile. Devant lui, ainsi, elle n’est qu’attente. Il perçoit le frémissement des doigts au chant de renaissance de Violette et devine le corps se tendre devant l’espoir de vie retrouvée, et il comprend la crispation douloureuse des paupières au cri de joie malgré la mort victorieuse. Et elle... du temps pour revenir, reprendre pied dans leur réalité, regard encore à la dérive, qui glisse sur ce qui l’entoure, qui se pose sur lui, et s’anime aussitôt d’une étincelle de colère

Vous avez failli me gâter la fin

Tant mieux ! Vous devriez être au lit

C’est votre avis, pas le mien. Où sont mes vêtements, et mes chaussures

Désolé, j’arrive de chez le Docteur Bonnel, et il vous prescrit encore vingt-quatre heures de repos total. Allez, debout... exécution

Pas question ! Il lui faut quitter les lieux ou bien elle va y devenir folle d’ennui. Et récupérer ses appareils photos... Brice ne comprend rien, il n’a aucune idée de ce qu’ils représentent pour elle. Ce n’est pas seulement un investissement coûteux, chacun a une histoire, une vie qui lui est propre. Et son sac, ses papiers ?

Ils ne risquent rien

Vous ! Je crois que je vais finir par vous détester

Ce qui ne m’empêchera pas de dormir cette nuit

On parie

Sa naïveté la désarme, ou alors il est trop sûr de lui. Qu’il s’estime heureux qu’elle n’en fasse pas un défi à relever, elle a assez d’imagination pour transformer la quiétude qui l’entoure et qu’il semble tant apprécier en véritable cauchemar.

Emmanuelle, je crois qu’il est temps de mettre cartes sur table. Si je vous avouais que j’ai dissimulé, quelque part, ce que vous mourrez d’envie de récupérer

Voilà qui devient intéressant... A quoi joue-t-il

Partiriez-vous en le laissant derrière vous

Je ne le pense pas

Un point pour moi

Qu’il croit ! Le jeu commence à lui plaire... Il a tout intérêt à lui restituer son bien, sinon

Brice, pour la dernière fois, aidez-moi à rentrer chez moi

Je ne veux aucun problème avec ce cher Doc, je suis navré, il va vous falloir accepter la perspective de passer encore deux jours sous mon toit

Bien
C’est tout

Qu’attendait-il ? Une crise de larmes ? Qu’elle trépigne comme une enfant capricieuse
Voyons

La sous-estimerait-il

Croyez-vous que je vais me priver de l’unique distraction de cet endroit paradisiaque ? Je sens que je vais en user jusqu'à en abuser. Bonne soirée, Brice

classicoofou 24-02-10 11:26 AM

10




Emmanuelle pose un instant son livre... Elle guette.

Retenir le rire, encore un peu de patience... et elle ferme les yeux de plaisir sous le cri de rage qui jaillit de la salle de bains.

Elle respire avec volupté l’odeur du savon sur sa peau et passe la main dans ses cheveux encore humides, lavés et relavés. De les sentir aussi soyeux sur ses épaules, de les voir si brillants, elle n’éprouve aucun regret d’avoir épuisé la réserve d’eau chaude. Vu le résultat, Brice serait malvenu de lui reprocher le petit sacrifice qu’elle lui a imposé. Demain ? Sans doute encore... mais il s’y fera

Elle devrait s’assurer que tout est à son goût

Brice ? Tout va bien

Foutue porte ! Elle aimerait voir au travers du bois épais et jouir au maximum de la réussite de son mauvais tour

Très bien... Au mieux

Elle rit, doucement, prenant soin de ne pas le narguer. Au fond, elle est ravie de sa réaction, l’ayant espérée et heureuse de trouver en lui un peu d’humour. Un début de soirée bien agréable...

Ne pas trop le ménager quand même. Elle exagère le soulagement dans sa voix, pour qu’il perçoive un zeste d’ironie

Vous me rassurez, à vous entendre, j’ai cru à une chute. Je m’occupe du repas, prenez tout votre temps

Phase numéro deux

Il va passer une soirée dont il se souviendra longtemps

Au menu, des quiches lorraines. C’est pratique et vite réalisé. La plus grande pour lui, bien entendu. Elle a remarqué qu’il a très bon appétit. Pas gourmet, pas vraiment. Il aime les plats solides, consistants... surtout bien relevés. Et elle a fait le nécessaire pour satisfaire ce dernier penchant

La table, dressée pour deux et un soin particulier pour rendre l’instant agréable... juste quelques fleurs séchées entre les deux assiettes, pour colorer la nappe immaculée, un chardon bleu, le plus agressif, le mieux bardé d’épines qu’elle ait trouvé, dans son verre à lui. Elle a perdu deux gouttes de sang dans l’affaire... et lui en souhaite bien pire. Dans son verre à elle, une grappe de nacre, sur laquelle se reflètent et dansent les flammes de trois hautes bougies

Une pression sur l’interrupteur du plafonnier pour réduire l’éclairage au minimum... Terminé ! Fantastique... un décor idyllique

Il est vrai que pour obtenir un tel résultat, elle s’est vu contrainte de sacrifier le magnifique bouquet qui paraît le hall d’entrée mais le coup d’œil en vaut la peine. Quant aux fleurs, rien de perdu... elles pourront servir encore

Comment ? Aucun souci à ce sujet, il verra bien

D’ailleurs, le voilà et... il n’a pas l’air plus contrarié que cela

C’est splendide ! Joli travail

Vous avez fini ? Oh, vous avez encore un peu de mousse sur le front. Approchez

Emmanuelle sourit au regard soupçonneux qui suit sa main qui se lève, au petit mouvement de recul devant les doigts qui glissent et caressent, effacent un reste d’écume parfumée, elle demeure sereine et amicale, et elle n’est qu’innocence pour les yeux qui prennent les siens, interrogent, laissent poindre un doute... et cèdent aux effluves qui s’échappent du four entrebâillé.

Ça sent bon

Tout est prêt mais attendez d’y avoir goûté avant de me féliciter

Elle l’invite à prendre place, se montre enjouée, le distrait d’un rire, l’enivre de mots pendant qu’elle dépose les plats sur la table. Une énorme quiche pour lui, une plus petite pour elle. Elle s’installe à son tour, face à lui, et fronce à peine les sourcils pour le verre surmonté de la boule épineuse qu’elle retrouve devant elle. Chameau ! Mais la suite n’est pas aussi évidente, sa revanche est proche

Bon appétit ! Je meurs de faim

C’est délicieux, la pâte est fondante, la cuisson parfaite... un régal. Lui, hésite, une interrogation dans le regard, qu’il formule du bout des lèvres, soudain méfiant

Chacun la sienne

Plus pratique. C’est succulent

La mienne est plus importante. Vous n’en voulez pas un morceau encore

Vous êtes plus grand que moi. Mais, je verrai plus tard, si j’ai encore faim... ou si vous en laissez... un peu

A peine de quoi le rassurer. Ne pas se laisser aller, garder un air impassible, ne pas suivre des yeux la fourchette qui offre la première bouchée... Ne pas prêter attention à... Alors là, bravo

Elle ne s’attendait pas à un tel contrôle de soi. A peine le teint un peu plus coloré par le feu qui doit lui arracher la gorge

Pas assez de sel, de poivre, de piment ? Elle pensait vraiment avoir eu la main assez lourde. Il faudra faire mieux la prochaine fois. Elle veille à bien doser l’inquiétude et la déception dans sa voix quand il repousse son assiette

Brice... vous n’aimez pas

Je n’ai plus très faim... Je vous la laisse toute

Plus rien pour moi ce soir, merci ! Mais vous la finirez demain, vous verrez, c’est très facile à réchauffer au four

Attention de ne pas aller trop loin... Emmanuelle

Brice

Je crois que la nuit va être longue

Pas plus que celles à venir
Ah ! Je vois

Elle a pris son temps pour finir son repas, jusqu'à la dernière miette, sans rien laisser paraître du plaisir qu’un enfant ressent d’une bonne plaisanterie ni... d’un début de mauvaise conscience. Vite étouffé, après tout, il l’a bien cherché

D’ailleurs, Brice ne fait aucun effort pour détendre l’atmosphère, il se *******e de l’observer, un rien narquois pendant qu’elle déguste une mousse au chocolat avec des mimiques de chatte gourmande, il n’esquisse pas un geste pour l’aider à débarrasser la table. Il s’applique à la tenir ainsi, captive d’un regard, alors qu’elle s’active devant une vaisselle expédiée au plus vite, qu’elle s’épuise à meubler le silence de bavardages futiles

Jusqu’où doit-elle aller pour le dérider ? Quand cessera-t-il de la fixer ainsi

Et c’est elle qui s’irrite, elle qui a envie de lui échapper, elle qui fuit.

C’est fini pour ce soir, je vais me coucher. Bonne nuit

Pas encore... Il est très tôt... Vous vous sentez mieux, n’est-ce pas

En pleine forme. Pas vous

Je dors très mal sur le canapé

Oh ! Tant que cela ? Aucun problème, il sera parfait pour moi

Il n’en a pas eu assez ? S’il compte la punir de cette manière, il commet là une belle erreur. Sa chambre, elle la lui rend bien volontiers. A bien y réfléchir, il lui donne une nouvelle possibilité. Elle ne s’est jamais si bien amusée ! Le temps de récupérer ses affaires et... elle va le lui rendre, son lit

Emmanuelle étrangle un rire quand Brice lui emboîte le pas, consciente de la méfiance qu’il ressent à son égard, et lui, sans tenter de la dissimuler, ne la quitte pas des yeux, veillant à ce qu’elle ne laisse aucune surprise désagréable derrière elle

Elle passe devant lui, légère. Sur l’épaule, bien en évidence, une de ses chemises, la meilleure qu’elle ait trouvée, à son avis la plus belle, la plus coûteuse et elle sourit au plissement des paupières, au pincement des lèvres qu’elle espère très fort devoir à la colère

Bonne nuit Brice, dormez bien

J’y compte... Pour vous aussi

Une heure à essayer de se concentrer sur les pages d’une quelconque revue. Assez de temps ? Non... encore un peu. Il faut laisser le silence prendre possession des lieux, y régner en maître absolu, jusqu'à rassurer Brice et lui permettre de trouver le sommeil. A supposer que son estomac ne le tiraille pas trop. Mais ne dit-on pas « qui dort, dîne. »

Elle n’en peut plus d’attendre, ne contrôle plus son impatience... Du courage... le moment est venu de mettre son idée en application

Elle a du mal à se décider. Il lui faut absolument quelque chose de spécial. Oui, ça, c’est parfait
Emmanuelle dépose avec délicatesse le disque brillant dans le lecteur, tourne le bouton du volume au tiers de la puissance qu’il peut libérer, - bien suffisant pour ce qu’elle espère - et réduit la lumière au maximum. Elle s’installe le plus confortablement possible au cœur du large canapé et se décide enfin à appuyer sur la touche de mise en marche de la télécommande

« Le vaisseau fantôme »

Brice ne pourra pas dire le contraire, elle est la meilleure pour joindre l’utile à l’agréable. Combien de temps avant de le voir surgir de la chambre

Paupières closes aux premières notes qui claquent, frappent les murs. Un des morceaux qu’elle préfère. La musique lui rend les vagues, l’orage, le bateau secoué, enfle son âme aux vents qui affolent la houle, et Emmanuelle naît fragile navire que la tempête menace, que les flots malmènent, et son corps se fait coque palpipante et vibrante entre les mains des hommes terrifiés et impuissants. Au point de sursauter sous la pression dure des doigts sur ses épaules, de laisser tomber la tête en arrière et regarder Brice, droit dans les yeux, pas même surprise de la colère qu’elle y devine, pour n’être que le reflet de celle qui gronde autour d’eux

Elle n’est qu’envoûtement, sans souvenir de sa motivation première, *******e, simplement, de le voir là, près d’elle et pouvoir partager ce moment avec lui. Heureuse au point de l’accueillir d’un sourire, de poser la main sur la sienne, avec tendresse, avec complicité... et par cela elle le désarme

Vous aussi, vous aimez

Jusqu'à sa voix que Brice a du mal à reconnaître, sans rancune, sans trace d’ironie. Pas une question, sinon souligner une évidence... l’harmonie de leur plaisir

Beaucoup ! Un très bon choix, Emmanuelle. Je peux vous tenir compagnie

Bien sûr, venez

Une pression affectueuse, sans délier leurs doigts, elle le guide près d’elle... reliée à lui et pourtant déjà repartie vers ailleurs

Silencieux, isolés dans leurs rêves, à vivre leurs émotions, jusqu'à la dernière note. Encore après que le calme soit revenu, en eux, autour d’eux. Et puis... un murmure inconscient... une pensée qui s’évade, qui les entraîne vers la réalité

Comme j’aime cette musique

Quelques mots, pour rappeler à Brice pourquoi il est près d’elle, pour lui rendre un début d’irritation. Il s’est laissé piéger, comme un débutant

Emmanuelle

Oui

Demain, la douche... Froide encore

Elle a du mal à reprendre ses esprits, à comprendre où il veut en venir. La douche ? Elle doit lutter contre la douceur qui la paralyse, se secouer pour retrouver un ton léger, et moqueur

J’en ai peur, Brice

Le repas

Aussi réussi que ce soir. Sauf si vous vous en chargez bien sûr. Moi, j’ai très peu d’appétit

La nuit

Celle-ci ne fait que commencer, la prochaine, plus courte encore, qui sait

Je vois

Elle frissonne de le voir se lever, sans un mot, et respire plus librement quand il prend la direction d’un placard dans l’entrée et elle sourit intérieurement à découvrir ce qu’il en retire. Elle a gagné ! Sans trop de peine, et sans blessure

Ils sont là, le reste aussi. Vous auriez pu les trouver très

Mes appareils ! Merci Brice.

Ne vous réjouissez pas trop vite. Le fait de les savoir en sécurité doit vous soulager. Si je me trompe, dites-le moi

Elle tremble, maîtrise mal la tension qui monte en elle. Elle essaie de se rassurer, il joue, c’est tout, lui, il joue encore ! Elle doit attendre, ne pas s’affoler parce qu’il remet le tout en place, qu’il referme la porte à double tour, soigneusement, avec précision

Juste pour l’agacer, sans plus ! Ne voit-il donc pas que c’est inutile désormais, qu’elle n’a plus aucune animosité envers lui ? Qu’elle n’en a jamais ressenti vraiment ? Ils se ressemblent quelque part, ils sont porteurs des mêmes rêves, et accessibles aux mêmes émotions

- Brice, c’est fini, cessez ce jeu... tout cela va trop loin

- Trop ? En effet ! Je m’engage à veiller personnellement sur cette clé. En échange, je ne désire rien de plus que continuer à profiter, dans les meilleures conditions, de tout le confort que j'ai pris la peine d'installer chez moi

Elle ne comprend plus. En lui, elle devine bien plus que de la taquinerie. Sa façon d’agir, le ton froid et distant qu’il emploie pour s’adresser à elle... pas seulement le résultat d’un mouvement de colère devant ses farces. Une envie réelle de la blesser par des menaces qu’elle sent sincères... et qui l’effraient

Sinon

Je pourrais l’égarer. Ou, qui sait, je suis très maladroit parfois. Puis-je compter sur un repas décent demain

Bien entendu

Je peux espérer trouver le sommeil cette nuit

J’y veillerai personnellement

Tant mieux, je suis rassuré. Bonne nuit, Emmanuelle

Il compte vraiment dormir ? La laisser se débattre avec une incertitude amère ? Elle ne peut pas en rester là, ils doivent aller jusqu’au bout, et pour elle, tout comprendre

Si je vous promettais de ne plus vous jouer de mauvais tours, me les rendriez-vous

Non ! C’est pour moi le seul moyen de vous retenir ici

Pourquoi agissez-vous ainsi avec moi

Dès que Doc donnera le feu vert, vous pourrez partir

Et il s’imagine qu’elle va y croire ? Que fait-il de ses obligations, de ses amis... Sa famille. Ils vont la chercher. L’hôtel... elle y a une note en suspens. Tout cela en devient ridicule

Ils attendront. Pour l’hôtel, tout est réglé. Votre bagage entier est derrière cette porte

Combien

Pas grand-chose. Prenez cela comme... un cadeau

Un cadeau ? Il peut le garder, et qu’il s’étouffe avec ! Elle a un travail à finir, il ne réalise pas où une telle attitude peut la conduire. Elle doit lui faire prendre conscience de ce que pourrait entraîner son comportement, en agissant ainsi, c’est son avenir professionnel qu’il met en jeu. Si elle ne va pas au bout de ses engagements, elle va perdre toute crédibilité

Vous serez en retard. Pour tout vous dire, vous ne partirez d’ici que lorsque je le déciderai, autant vous faire à cette idée dès maintenant

Pourquoi ? Brice, il y a un instant, j’étais prête à faire la paix. Je n’aime pas me trouver en position d’infériorité devant qui que ce soit. Je ne sais pas supplier, non plus

Il me serait pourtant agréable de vous entendre dans ce registre-là, j’y trouverais un plaisir sans égal

N’espérez pas m’y réduire ! Vous avez pu vous rendre à Grandrieu, vous auriez tout aussi bien pu m’y conduire

En effet

Alors ? Vous connaissez toutes les données de ma situation et je n’ai rien fait qui justifie votre attitude. Persistez-vous dans votre entêtement à me retenir ici

J’en suis navré

Vous ! Vous n’êtes qu’un... qu’un monstre sans cœur

Un fait reconnu par tous

Brice... Cela n’avait rien à voir

Je vous laisse, Emmanuelle, il est tard

Tard ? Pour qui

Il aurait mieux fait de la laisser dans la neige, perdue dehors. Elle affronterait mille fois le froid, la peur, l’obscurité plutôt que l’indifférence qu’il montre aux êtres qui croisent sa route.
Je vous plains, Brice D’Orval. Ma place est meilleure que la vôtre. Mais je trouverai un moyen de sortir d’ici, vous n’arriverez pas à m’en empêcher

Je vous conseille fermement d’abandonner toute idée de fuite. Pour le moment je suis seul à décider et je ne sais pas encore ce que je vais faire de vous. L’heure venue je ne suis pas certain de vous voir apprécier la situation, alors... ne soyez pas trop pressée d’en arriver au bout. Dormez bien

C’est elle qui lui tourne le dos, qui s’éloigne sans plus rien attendre de lui

Plus envie de jouer, plus envie de rire

C’est son univers qu’il veut détruire

cocubasha 24-02-10 08:12 PM



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classicoofou 25-02-10 10:28 AM

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ÇáãÔÇÑßÉ ÇáÃÕáíÉ ßÊÈÊ ÈæÇÓØÉ cocubasha (ÇáãÔÇÑßÉ 2185296)

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Çááå íÓáãß ÔßÑÇ Úáì ÇáÑÏ

classicoofou 25-02-10 10:39 AM

11













Passive et indifférente. Aucun regard vers Brice quand il
pénètre dans la pièce

Le petit déjeuner est prêt. Vous venez

Emmanuelle ne tourne pas la tête, semble ne pas l’entendre. Elle reste front collé à la vitre froide. A l’extérieur, le ciel, bas et triste, a repris ses couleurs d’hiver... A l’image de son humeur

C’est une nouvelle stratégie de guerre ? Vous n’avez rien trouvé de plus efficace qu’une grève de la faim ? Votre attitude est puérile, tout autant que celle d’hier... Je vous attends dans la cuisine. Ne tardez pas

Quelle tactique ? Elle n’a pas faim, sans plus. Une nuit interminable, à se poser des questions. Aucune réponse

Elle se méfie de tout, de tous

Le gentil Docteur Bonnel ? Complice sans aucun doute. Nul appui à attendre de sa part. Le dernier vers qui se tourner.

S’il y a bataille à mener, elle le fera seule

Neuf, dix kilomètres jusqu'à Grandrieu. Pas le bout du monde. Faisable si elle peut se glisser dehors assez tôt, tromper la vigilance des chiens

Trop tard pour aujourd’hui, et puis elle n’est pas assez préparée ! Tant pis pour ses appareils, et pour ses papiers, mais elle doit se procurer, malgré tout, un peu d’argent... Au village, elle trouvera bien le moyen de joindre sa famille, ensuite, l’un de ses frères se chargera de récupérer ce qui lui appartient. Et elle oublie qu’elle est toujours pieds nus... Pas les conditions idéales pour donner corps à ses envies de fuite

Fuir ? Pour qu’il ait, ainsi, la satisfaction de l’imaginer terrorisée ! Non ! Il veut la guerre, il va l’avoir

Et, elle a besoin de comprendre également le pourquoi de tant d’animosité à son encontre, et ce qui le pousse à la maintenir dans une situation insensée et injustifiable

Elle est profondément peinée et déçue par toute la froideur qu’il lui manifeste, à cause de la certitude de ne pas la mériter, tout autant que l’évident ressentiment qu’il affiche son égard... Pour cela aussi, il devra s’expliquer

Un point pour lui, il est effectivement absurde de garder l’estomac vide

Puérile ? C’est ainsi qu’il la définit ? Il est temps de lui montrer à qui il va se frotter

Quand elle pénètre dans la cuisine, prête à soutenir un nouvel affrontement, Brice achève tranquillement son café avant de lui jeter un coup d’œil ironique. Il lui présente des toasts grillés, avance une théière fumante et du lait... sans un sourire, mais le ton est presque courtois, sinon... amical.

Venez vous asseoir

C’était mon intention

Je suis ******* de vous voir adopter une attitude raisonnable

Je suis désolée de ne pouvoir en dire autant de vous

J’espère que le thé est assez chaud, s’il n’est pas à votre goût... ou bien si vous désirez autre chose
Ça ira comme ça, ne vous dérangez plus pour moi
Vous devriez considérer la situation du bon côté

Lequel ? Du vôtre ? Ne me sous-estimez pas, Brice, jamais... je ne suis pas idiote et rien ne vous autorise à vous conduire ainsi envers moi ! Alors, de grâce, ne poussez pas l’ironie jusqu'à souhaiter me voir en sourire

Vous prenez les événements trop à cœur

C’est une habitude chez moi... Ecoutez... je n’ai aucune envie d’engager une nouvelle querelle, et pour le moment, je n’aspire qu’à déjeuner en paix

Et moi, à vous tenir compagnie

Je n’y tiens pas, et si vous avez... terminé... j’aimerais rester seule. Je n’aurai pas ainsi l’impression d’être sous surveillance

Ou pourrait-elle aller, d’ailleurs ? A quoi sert qu’il demeure près d’elle ! Ne pourrait-il s’éloigner... le temps d’une balade dans les bois. Et ses chiens... N’ont-ils plus aucun besoin de sortir, de courir, de profiter d’un instant de liberté ? Comme chaque jour... et pour elle, une éternité de solitude pour se reprendre, mûrir un plan d’action et... Sortir ! Ils ont de la chance ! Et bien plus de droits qu’il ne lui en accorde, à elle... alors qu’elle partage, avec eux, les murs de la même prison

Jusqu'à la veille, elle pouvait lui être reconnaissante de ses attentions... même bourrues... et de son hospitalité, mais désormais

Vous avez encore deux jours de traitement. Dès que vous achèverez votre petit déjeuner, je m’en occuperai

Pas vous ! Je n’ai plus aucune confiance en vous, et je vous interdis de vous approcher de moi. Et puis... je vous laisse, décidément, vous me coupez tout appétit

- Asseyez-vous ! Ça va, je n’insiste pas, vous avez la maison pour vous toute seule si c’est ce que vous souhaitez... et persistez dans votre rôle de victime si ça vous amuse, mais... sans moi ! A plus tard.

Il est furieux ! C’est lui qui se permet de montrer de la mauvaise humeur

Elle n’arrive pas à cerner ses motivations. Son geste envers lui, l’autre soir ? Interprété comme une marque de pitié ? Pas évident. Ils en ont parlé, elle n’a rien décelé de tel chez lui

Elle a encore dans les oreilles le bruit de la porte claquée avec violence derrière lui

Mais elle a d’autres préoccupations, et surtout du souci pour ses proches. Elle en est à sa septième journée... Une semaine entière ! Ses parents l’espèrent, chez eux, à Clermont, pour le soir même, et ils vont l’attendre et s’inquiéter... Sans raison

Le retour de ses amis, leur ignorance sur l’endroit où elle se trouve, tout cela va ajouter à leur angoisse. Ils n’ont pas à subir les conséquences des agissements d’un individu irascible... mais comment les rassurer sur son sort

Elle doit trouver un moyen de canaliser l’irritation qui sape sa lucidité, occuper ses mains et... autant mettre un peu d’ordre... au moins cela

Depuis quelques jours, un début de pagaille s’est installé, qui ne concorde en rien avec l’image d’individu organisé, à la limite de la maniaquerie, que Brice lui a donnée. Les objets ne retrouvent pas toujours leur place et il paraît avoir, chaque jour, un peu plus de mal à maintenir l’aspect froid et impersonnel qu’elle a trouvé à son arrivée

Trop bousculé sans doute à prendre soin d’elle

Pas tant que cela, finalement, ou du moins, pas au point d’en perdre l’automatisme des gestes

Et il y a aussi... comment imaginer un homme tel que lui affairé à nettoyer des carreaux, dépoussiérer des meubles et... balayer et lessiver des sols ! Lui ? Sait-il seulement manier un manche à balai

Quelqu’un doit l’aider... quelqu’un de l’extérieur... quelqu’un dont elle pourrait espérer une complicité. Voilà qui ferait bien son affaire ! Mais elle n’a vu personne... pas depuis qu’elle va mieux. Ce qui ne signifie pas qu’elle se trompe tout à fait

Ce quelqu’un... pourrait être... en vacances ou ne pas venir régulièrement... ou à la demande... ce qui ne l’arrangerait pas du tout ! Au Diable Brice et le Gévaudan

Autant aborder la situation au mieux, avec calme et, surtout, ne montrer aucune faiblesse

Elle a attaqué par la cuisine, la laissant étincelante de propreté et dans un ordre sans faille, mais à sa convenance. La pièce principale ensuite, déplaçant les meubles, s’efforçant de lui prêter un aspect plus accueillant, plus chaleureux, au travers de petits détails, et elle n’a cessé que satisfaite du résultat obtenu. A défaut de mieux

Dans la salle de bains, elle a libéré un espace bien à elle. Il faudra penser à réclamer ses affaires de toilette, et pas question de se les voir refuser

Quant à la chambre, rien de plus que ce à quoi Brice est habitué... De l’ordre, et aucune recherche pour la lui rendre agréable. Et c’est bien assez pour lui

Emmanuelle ne se rend pas compte, qu’instinctivement, sans le vouloir, au travers de la disposition des coussins, dans la manière de tapoter l’édredon, de placer le fauteuil juste au meilleur endroit, devant la fenêtre, dans les plis d’une couverture blanche abandonnée sur le dossier, par le livre qu’elle laisse ouvert, sur l’assise, en attente de la main qui va le reprendre, elle imprime aux lieux une âme différente

Elle ne supporte plus les portes fermées autour d’elle, comme autant d’issues qui la narguent pour lui être interdites

Elle veut voir ce qu’elles dissimulent. Indiscrète ? Plus maintenant, et... puisqu’il faut bien commencer quelque part, pourquoi pas par les deux à droite de l’entrée

La première donne sur un court vestibule qui la guide vers deux pièces. Elle qui pensait se trouver dans une cabane ! Et lui ! Une brute, qui l’a consignée de longues heures sur un canapé, très confortable, elle l’admet volontiers, mais sans intimité réelle, alors que la maison dispose de deux autres chambres. Dès la prochaine nuit, elle en occupera une, la plus grande, la plus claire, d’où la vue est aussi belle que de la baie de la cuisine, la même exposition, le même panorama

Elle verra plus tard, demain, comment l’aménager. Demain Envisage-t-elle vraiment être encore là, demain

De retour devant la seconde, elle a la mauvaise surprise de la trouver fermée à double tour, et, en elle, l’envie féroce et subite d’en forcer la serrure, d’aller au bout, et finalement se montrer capable des abominables pratiques dont il la soupçonne, sans vouloir admettre que par son errance au travers de la maison, elle ne cherche qu’à mieux connaître son geôlier, cerner ses motivations, et définir son but. Pour mieux le combattre ? Elle ne sait plus

Elle entend les chiens... Déjà ! Il est plus tard qu’elle ne le pensait. Il faudra qu’il attende que le déjeuner soit prêt.
Les réserves diminuent... Penser à lui dresser une liste des Une liste ? Elle devient folle ! Quelle importance ? Rien de tout cela ne la concerne

Elle écoute Brice gronder gentiment les chiens, elle s’étonne de deviner un soupçon de joie dans sa voix et se concentre sur ses préparatifs, pour ne pas lui donner l’impression de l’attendre, et bien moins de guetter sa réaction devant les modifications qu’elle a apportées dans son univers. En tout cas, elle l’en espère contrarié, et elle essaie de s’en convaincre de toutes ses forces. Il ne manquerait plus que le nouveau décor soit à son goût, elle serait obligée de tout recommencer !

Flamme, Gus... Assis

Elle le déteste pour le soin qu’il montre à ignorer sa présence, à taire la moindre observation

Où est le sucre
Pour les chiens ? Vous ne devriez pas. Plus bas, juste en dessous

Pourquoi

Ce n’est pas indiqué pour eux

Non, pourquoi avoir déplacé le sucrier

Trop haut pour moi

Et le reste
Trop impersonnel. A demeurer ici, autant m’y sentir à l’aise

Tiens donc ! Vous n’auriez pas pu attendre mon retour

Je prends les mêmes libertés chez vous, que vous avec moi. Brice

Oui

J’aimerais récupérer ma trousse de toilette. Quelques affaires aussi. J’ai besoin de vêtements propres

Oui, bien entendu

Autre chose, mes parents me croient sur le chemin du retour. Ils vont certainement s’inquiéter de ne pas me voir arriver ce soir. Il faudrait les prévenir que je suis retenue par un travail quelconque

Donnez-moi leur numéro de téléphone, je m’en occuperai... C’est tout

Non, je compte m’installer dans l’une des deux chambres dès cette nuit. A moins que cela ne vous pose un problème

Une des deux... Vous n’avez pas mis longtemps pour fureter dans tous les coins. Quel intérêt trouvez-vous donc à violer ainsi la vie privée des gens

Qu’y a-t-il de tellement important à découvrir dans des pièces abandonnées ? Que suis-je sensée y rechercher

Vous n’y trouverez aucune information pour votre article

Mon article ? Mais... Brice ! Je n’écris rien, je ne fais que prendre des photos, et... votre vie... vos secrets... ils ne m’intéressent pas... Je commence à comprendre pourquoi j’en suis là

Laquelle souhaitiez-vous occuper

Cela n’a plus aucune importance, je suis... fatiguée... et très lasse de tout ça. Vous vous trompez, sur toute la ligne, mais je sais que rien de ce que je pourrai dire ou faire ne modifiera votre opinion à mon sujet

Pourquoi mentir ! Etes-vous incapable d’affronter une situation ouvertement

Votre succès vous est monté à la tête, vous n’êtes qu’un... qu’un paranoïaque

Taisez-vous

Mais vous ne savez rien de moi ! Pas un seul instant vous ne m’avez crue sincère. Pour vous, je suis comme... comme les autres, n’est-ce pas ? Je ne peux pas me battre contre vous, Brice. Vous faites erreur sur la personne. Celui qui est parti, qui est très loin de vous, Marc, mon compagnon de route, c’est de lui et de lui exclusivement que venait le danger.

Vous étiez ensemble. Votre profession

Je suis photographe, et alors ! De quoi suis-je coupable ? D’aimer fixer de belles images sur du papier ? Et vous ? Avec votre peinture, vos pinceaux, et vos toiles... Qui pourrait vous le reprocher

Je ne traque ni ne harcèle personne
Je ne suis pas venue jusqu’ici pour vous. Je partais en vacances, et compléter une série de prises de vues pour une station de ski, et à cause d’un appel du journal, mes amis sont partis sans moi. J’aurais dû refuser ! En arriver là pour un stupide match de foot et un acteur dont je n’ai jamais entendu parler ! Il y a eu contrordre à la dernière minute et je n’ai pas voulu laisser Marc se perdre dans la région. Moi, je n’y suis venue qu’en touriste, et absolument pas pour vous. C’est la stricte vérité, libre à vous d’y croire ou pas. Où allez-vous

Il faut que je sorte... Donnez-moi le numéro de téléphone de vous parents

Qu’allez vous leur raconter ? Ils ne se *******eront pas de vous entendre, vous, il faudra bien que je puisse leur parler, à un moment ou à un autre... Nous sommes trop unis pour les tromper

Je trouverai. Rien d’autre

Regardez par vous-même, vos réserves diminuent

Ce n’est pas un problème, nous serons livrés ce soir. A tout à l’heure, je pense être de retour pour le déjeuner

classicoofou 25-02-10 10:48 AM

12





















Brice raccroche le combiné, séduit par la voix enjouée de Madame
Davrey, touché par la gentillesse qu’il y a perçue, mais surtout intrigué par l’étonnement qu’il y a deviné

Il s’est présenté comme un envoyé du journal, ce qui n’a provoqué aucune réaction particulière, sinon une exclamation ébahie quand il en est arrivé à prétendre Emmanuelle retenue par une interview, chez un vieil original, dans une cabane perdue au cœur du Gévaudan, sans moyen de communication avec l’extérieur

Aucune interrogation sur l’identité du personnage en question, ni aucune malsaine curiosité à satisfaire... alors qu’il s’y était préparé

Mais d’étranges recommandations... comme celle de pas se montrer impatient, de ne pas bousculer Emmanuelle... et de ne pas lui en vouloir si elle se montre un peu maladroite ou réticente... avant de s’écrier qu’ils sont, tous, devenus fous à la rédaction pour demander une chose pareille à sa fille, à croire qu’ils n’avaient personne d’autre sous la main ou... qu’ils ont l’intention de se saborder

Et il s’est soudain senti complètement ridicule, adossé à la porte d’une cage de verre, l’esprit pétrifié devant un refus d’évidence, totalement déconcerté à regarder un écouteur déversant un rire d’oiseau moqueur

Jusqu'à ce qu’il s’éteigne brusquement... pour faire place à la consternation. L’anniversaire d’Emmanuelle... toute la tribu est réunie, ils sont tous à la maison... uniquement pour elle... et elle n’y sera pas... Le premier qu’elle ne partagera pas avec eux

Il a eu soudain devant les yeux l’image d’une famille heureuse, unie où l’amour ne se partage pas mais se vit en commun, dans une chaude et réconfortante tendresse

Et la prière de l’embrasser, très fort, pour chacun, de lui rappeler leur affection, et de la chiner un peu au sujet des surprises qui l’attendent

C’est ainsi que Brice a appris qu’Emmanuelle adore taquiner l’attente, s’appliquant à doser une impatience pour en prolonger d’autant le mystère, jusqu'à reculer au possible le plaisir d’une découverte pour mieux le savourer

Il en a eu pour une bonne heure, à déambuler dans les rues de Grandrieu, faisant de courtes haltes dans quelques boutiques. Il a roulé lentement sur le chemin du retour, pour avoir du temps devant lui, pour se ressaisir, réfléchir encore et encore

Il doit prendre une décision. Se résoudre ou pas, une fois, une seule, une enfin, à accorder sa confiance à autrui.

En Emmanuelle

La maison s’ouvre à lui et il réalise brusquement qu’il appréhende de la trouver déserte, et il se rassure à la musique qui l’accueille. Il passe par la cuisine, regarde la table prête, le couvert, dressé pour deux... plus de fleurs... mais toujours le souci de l’esthétique, la nécessité de rendre le temps d’un repas agréable... il en avait perdu l’habitude, et s’étonne d’en retrouver le plaisir

Nul besoin de vérifier le contenu des plats qui attendent au chaud, il est persuadé n’y trouver aucun méchant tour... Mais... elle... Où est-elle

Il ne sait plus s’il a le droit de persister à la contraindre ainsi... Devant le placard, il recherche, au fond de sa poche, le froid contact d’une clé et il doute encore... et, finalement, c’est d’une main décidée qu’il l’ouvre, qu’il en retire ce qu’il y a dissimulé

Dans le séjour, il ne reste que des braises dans la cheminée, et

Elle est là, allongée sur le canapé, immobile et assoupie, bras replié au-dessus de la tête, les chiens près d’elle. Cela aussi, il aurait dû le voir... surtout chez Flamme, méfiant et rétif à tous. Quant à Gus... il lui est entièrement soumis... Ils se sont attachés à elle, ils refusent parfois de le suivre, lui, pour rester avec elle. Leur instinct est son plus sûr allié

Elle dort, bercée par les notes de l’Adagio. Il dépose la besace, les appareils, et le sac de voyage sur la table basse, il y ajoute les paquets qu’il a ramenés de Grandrieu à son intention

Sur le point de se retirer, il hésite, pour refuser l’impression d’une fuite. Il est mal à l’aise, se sent coupable vis-à-vis d’elle, de sa froideur, de ce qu’il lui a infligé... coupable... de ne pas lui avoir accordé le bénéfice du doute

Le disque s’achève et c’est le silence qui semble la troubler. Il n’ose pas la réveiller tout à fait, préfère s’éloigner, la laisser seule trouver les réponses qu’elle serait en droit d’exiger de lui

Les deux assiettes... les deux chaises qui se font face.. et ne plus savoir quelle attitude adopter... et dans un moment... il lui faudra affronter son regard

Il est rentré avant les premiers flocons... une tempête est annoncée et la météo est pessimiste pour les deux jours à venir. La veille, il en aurait retiré de la satisfaction... mais désormais...

Vous n’avez pas faim

Il ne l’a pas entendue pénétrer dans la pièce

Pas tellement

Dans sa voix, il ne trouve aucune trace de joie, rien de ce qu’il espérait, il est déçu également de la deviner encore sur la défensive, et méfiante aussi

Emmanuelle, c’est fini

Fini

La guerre... il n’y aura plus de bataille, j’ai déposé les armes

Tout y est ? Vous n’avez rien gardé

Rien. Les paquets sont pour vous aussi. J’espère que tout vous ira

Vous avez prévenu ? A qui avez-vous parlé ? Mon père

Votre mère. C’est une personne charmante

Bien trop gentille, au point d’en être aveuglée. Mon père n’aurait cru en rien.

Alors, nous dirons que j’ai eu de la chance

et... pour le reste... que dois-je en penser

Que vous êtes libre

Libre

Entièrement... Excusez-moi, je dois vous laisser. Je serai chez le Docteur Bonnel, si vous avez un problème, envoyez Flamme, il a l’habitude

Brice

Non, pas maintenant... je ne veux pas en parler... pas assez les idées claires. A tout à l’heure

classicoofou 25-02-10 11:00 AM


13







les deux hommes sont assis devant la cheminée. Le vieux Doc
songeur, mâchonne le bout de sa pipe, oubliant le tabac qui s’éteint

Je vous avais donné mon impression sur cette petite, pourquoi n’y croire que maintenant

Je ne sais pas... Doc... je ne sais plus où j’en suis... Sa mère, sa stupéfaction à l’imaginer poser des questions, et curieuse de la vie d’autrui. C’est tellement conforme à ce qu’elle avoue être, et l’envie, en moi... plus que cela... l’espérance... de la voir ainsi

C’est une adorable jeune femme

Et bien davantage... Elle est... elle est tellement différente des autres.... Femme, totalement, mais espiègle comme une enfant quelquefois... et surprenante, et attachante. Et puis... le même plaisir ! Nous ressentons le même devant la musique.... Nul ne peut tricher à ce point. Hier soir, je l’ai bien vu et je n’ai pas voulu l’accepter... elle revenait d’un rêve, elle n’avait plus de colère après moi... elle était apaisée... et amicale... J’ai fait souffrir quelqu’un qui ne le méritait pas

Il ne vous reste qu’à lui présenter des excuses

Oui... c’est bien le moins que je puisse faire... Il est tard, Doc, et je suis désolé de vous avoir ennuyé avec... Quelle heure est-il

Tard, mais pas trop pour vous faire pardonner. Bientôt dix-huit heures

L’épicier a dû passer

Et alors ? Il a l’habitude de vos absences, et puis elle est parfaitement capable de s’en occuper sans vous

Tout comme de partir avec lui

Sans vous en prévenir ? Oui, peut-être, mais... ce serait dommage

Elle aurait toutes les raisons de le faire

Sans doute, cependant il serait regrettable qu’elle conserve une si mauvaise image de vous. Brice, vous méritez bien mieux que cela

Pas vraiment, Doc... pas dans cette histoire. C’est mieux ainsi, elle n’aurait pas pardonné

Je ne crois pas, il y a trop de volonté en elle pour que vous ayez pu la blesser vraiment. Je l’imagine mal abattue, ou brisée

Là aussi, vous avez raison. Savez-vous qu’elle m’a tenu tête jusqu’au bout ! D’ailleurs, je crois que, si je suis parvenu à l’inquiéter, je ne l’ai jamais réellement intimidée pour autant. Bon, Doc, je dois y retourner. Finalement, elle ne va pas tarder à rejoindre les siens... et elle fêtera son anniversaire avec eux... Demain... demain, elle sera... chez elle

Et vous la regrettez déjà

Non... J’ai au moins la satisfaction de ne pas lui avoir enlevé cela. J’avais même un cadeau pour elle

Vous ? Brice, ce n’est plus une défaite, mais une reddition totale

Je lui devais bien ça. Et mettez un frein à votre imagination, n’y voyez pas davantage qu’un geste de paix. Je ne suis plus accessible à autre chose. A demain. Même heure

Bien sûr. Brice, combien de temps comptez-vous encore vous punir pour une faute que vous n’avez pas commise

A demain, Doc

C’est ça, continuez dans cette voie ! Attention, il fait sombre dehors, ne vous perdez pas dans la nuit. Quoique là, nous pouvons garder l’espoir de vous voir revenir parmi nous

Pas la peine, j’ai compris le message. Votre solitude est plus douce que la mienne.

Il ne tient qu’à vous d’échapper à la vôtre.

Ce n’est pas facile parfois... Non, plus rien, Doc... plus rien pour ce soir. Bonne nuit

- Bonne nuit, mon garçon

Brice sent sur lui le regard du vieux Docteur Bonnel. Ils se connaissent depuis si longtemps, bien avant que

Il ne veut plus penser à tout cela, il voudrait se fermer aux souvenirs d’hier, tout autant qu’il regrette les pas qui le ramènent vers une maison soudain trop froide, pour trop de vide et trop de silence

Devant lui, Flamme court, se précipite vers lui, aboie secouant la tête, le priant ainsi de le défaire du carré de papier qui pend à son cou.

Elle a pris la peine de nous dire adieu ! Je ne suis qu’une vieille bête, Flamme. Rien de plus que cela

Peu de lettres, deux mots. « J’ai faim »

Il hésite, pas certain de comprendre, et se surprend à hâter le pas... à courir presque... alors que Flamme est déjà à la porte entrouverte, l’attend, s’assure de sa présence derrière lui avant de pénétrer à l’intérieur

Brice s’arrête sur le seuil, déçu de ne pas l’y trouver à l’attendre. Il ne veut pas savoir le pourquoi d’un début d’anxiété, et étouffe le doute en lui pour appréhender une dernière farce

Emmanuelle

Un appel, un cri qui porte son espérance de l’entendre lui répondre, de la voir venir à lui

eDans la cuisine ! Dépêchez-vous, j’ai besoin d’aid

Bien plus que soulagé, presque... non... infiniment heureux

Et elle ! Cruelle sans le savoir, pour ne pas lui offrir un accueil plus chaleureux... alors qu’il peine à maîtriser l’élan qui le pousse... qui le presse... et il ne peut que se tenir, immobile, dans l’encadrement de la porte, à la regarder, défaisant les paquets que l’épicier leur a livrés, cherchant comment ranger au mieux leur contenu dans les placards

Tout cela pouvait attendre... Vous êtes encore là

Vous espériez le contraire

L’espérer ? Non... mais

Merci pour les chaussures. Le blouson est très joli... et le reste... très bien aussi

Pourquoi n’êtes vous pas partie avec le livreur

Pour qui me prenez-vous ? Je ne pars pas avec n’importe qui comme ça. Vous ne me l’aviez pas présenté, et maman m’a appris à ne pas suivre les inconnus

Ne plaisantez pas, Emmanuelle... c’est très sérieux... Pourquoi

Brice, je... Si j’étais partie ainsi, j’aurais vraiment eu l’impression de fuir et de laisser... d’un quelque chose... d’inachevé. J’en aurais gardé... comme un regret... quelque part... ou un soupçon sur votre sincérité.

Et maintenant

Pouvez-vous me conduire à la gare la plus proche

Dès ce soir

Ce soir ? Demain suffira, à moins que vous ne préfériez...

Non ! Pas du tout. Il fait froid, il est tard, et... et vous êtes affamée. Une soirée encore, pour faire la paix. D’accord ?

Bien sûr ! Et puis avec le mal que je me suis donnée pour le repas, je n’allais pas vous laisser l’apprécier tout seul !

Pas trop de poivre

Juste ce qu’il faut, et je peux tout goûter devant vous. Rassuré

Seulement ******* que vous restiez cette nuit. Déguerpissez, je me charge d’en finir ici. Pour la suite, choisissez-nous un disque que vous aimez particulièrement, quelque chose qui me... qui... allez... Filez

Il allait trop loin, trop en dire. « Quelque chose qui me parle de vous »

Alors une nuit n’y suffira pas. Travaillez bien, et appelez-moi dès que vous serez prêt... Si la musique nourrit l’âme, elle ne suffit pas à calmer un estomac affamé... à cause de vous je n’ai rien pris à midi

Moi non plus et nous ne sommes pas quittes pour autant. Hier, je suis resté léger, vous avez oublié

Elle a du mal à quitter la pièce, encore un peu inquiète. Du mal aussi à accepter un changement aussi rapide dans son attitude

Brice ? Vous êtes encore fâché pour cela

Non, je vous assure que non. Convaincue

J’essaie... A tout de suite

classicoofou 25-02-10 11:06 AM


14







Il l’a accompagnée jusqu'à la gare. Il a insisté pour attendre
avec elle... Une demi-heure avant le prochain train

Ils ont aussi mal dormi l’un que l’autre. En partie à cause de la tempête qui a fait rage toute la nuit, torturant les arbres, agressant les murs, bousculant les volets, et qui s’acharne encore à l’extérieur noyant l’espace de tourbillons de violence froide et blanche

Assis, seuls dans la petite salle d’attente de la station de Chapeauroux

Vous devriez prévenir vos parents de votre arrivée

Oui, je vais le faire mais... partez, maintenant, il n’y a aucune raison de perdre votre temps ici

J’y tiens, Emmanuelle... à moins que cela ne vous ennuie vraiment

Oh non ! Non... pas du tout... c’est pour vous, il neige de plus en plus et la route est tellement mauvaise

J’en ai l’habitude et... ce n’est pas important... Appelez-les

La cabine est à deux pas. Ils se lèvent tous deux. Elle, hésitante, libre mais pas satisfaite pour autant, sans comprendre pourquoi. Lui, pour la sentir proche encore un moment, jusqu’au bout. Et il maudit l’employé qui lui fait signe, qui l’oblige à s’en séparer

Il la rejoint très vite, ne sachant que faire... surtout comment lui dire... et il se tait à l’écouter rire avec son correspondant

- Papa ! Tu exagères, je serai bientôt là, tu pourras t’en assurer par toi-même. Un rhume, c’est tout. On s’est bien occupé de moi. Qui ?... Un ami. Oui, chez lui... Mais non, je ne risquais rien ! Br... Brian. Il s’appelle Brian et il est très gentil, c’est lui qui... Non, ne commencez pas sans moi ou je ne vous parle plus de six mois. Je serai là à temps. Je t’aime. Embrasse tout le monde

Elle raccroche, se tourne vers lui et rougit devant la lueur malicieuse du regard posé sur elle

Brian ? Pourquoi

Je n’ai rien trouvé d’autre
Je vois... J’ai une mauvaise nouvelle, le train est bloqué. Une heure de retard... peut-être deux

Oh. Non ! Tout ce temps de perdu... Brice ! Que faites-vous ?

Il a déjà ramassé les sacs, ne l’attend pas pour se diriger vers la porte, pour sortir de la gare

Il referme le coffre de la voiture quand elle arrive près de lui

Montez ! Dépêchez-vous

Mais... ce sera la même chose plus loin ! Je peux attendre ici

Je vous conduis chez vous, ce n’est pas au bout du monde. Mais il vous faudra me supporter encore quelques heures... c’est trop pénible à envisager

Vous n’êtes pas obligé de faire cela... Et les chiens ! La maison... rien n’est fermé

Vous m’accordez le temps d’un aller retour ? Pour eux, la maison ne risque rien

Oui, bien sûr. Vous tenez absolument à aller jusqu'à Clermont

Moi ? En toute sincérité... pas du tout... Mais votre nez coule et si vous restez un moment de plus, dans ce froid, je serai obligé de vous ramener chez moi... et cette idée me terrorise

Je me disais bien aussi ! Je n’ai pas le droit de vous infliger cela

Merci, de tout cœur, tout à coup, mon avenir redevient serein.

Le temps de fermer portes et fenêtres, d’un saut chez Doc pour le prévenir de son absence, de faire monter Gus et Flamme à l’arrière du 4x4, ils sont repartis, direction Clermont

Emmanuelle est tendue, ne sait plus vraiment comment se comporter, elle ne retrouve pas le ton, ni l’aisance avec laquelle elle s’adressait à lui, soudain timide devant une intimité nouvelle par l’absence de tout conflit entre eux

Les chiens sont sages, à l’arrière, sans doute habitués à de longues heures sur les routes

Vous avez avalé votre langue

Je ne sais plus que dire. C’est gentil de faire cela pour moi.

Je ne pouvais permettre qu’un méchant tour du ciel vous prive de votre fête d’anniversaire.

Vous savez ? Qui vous l’a dit

Votre mère

Une éternelle bavarde ! Avec papa, deux mots auraient suffi, vous n’avez pas eu de chance

Elle est très sympathique... et très chaleureuse... votre père aussi

Pas de la même manière, mais ils se complètent à la perfection

Vous ressemblez à qui

A moi ! C’est bien suffisant, non

La vanité vous perdra... Vous n’avez pas froid

Non, je suis très bien. Bien mieux que sur un quai de gare

Votre mère a parlé de frères et sœurs. Ils seront tous là

J’y compte bien ! Nous sommes cinq, deux garçons et trois filles. Trois sont mariés, et j’ai déjà quatre neveux et nièces. Je suis la dernière, la plus gâtée, la plus cajolée, la plus enquiquineuse. C’est leur avis, pas forcément le mien

Une belle famille, et pour vos parents, beaucoup de responsabilités, de travail, et autant de mérite

Ils sont merveilleux... ils ont su demeurer à l’écoute de chacun. Et ils nous ont donné de l’amour, une infinité d’amour... sans cesse et sans mesure. Une totale liberté également, mais pas seulement dans le comportement, surtout dans notre manière de penser, ou simplement d’être et nous avons, tous, veillé à ne jamais trahir leur confiance. Aucune exigence particulière non plus, sinon celle de nous voir agir essentiellement dans le respect des autres, d’abord entre nous et envers eux, ensuite vis-à-vis des personnes extérieures au clan familial

Vous en parlez avec beaucoup d’affection

Plus que cela, Brice. Ils sont mes repères, mon refuge, ma sécurité. Pas sur un plan physique, ou matériel, mais... comment exprimer

Je sais, je comprends ce que vous voulez dire. Vous avez beaucoup de chance

Oui, j’en suis consciente. Pour cela surtout, je ne les en aime que davantage. Et vous

A force de vivre comme un loup solitaire, vous vous souvenez, j’ai perdu le contact avec ce qui me reste de famille. Une sœur aînée, qui vit loin d’ici, et peu de points communs entre nous... Deux neveux, que je n’ai plus vu depuis... depuis longtemps... très longtemps

C’est dommage, et triste aussi, pour tous. Vous avez tout entendu ce jour-là

Tout ! Jusqu’au dernier mot... mais n’en parlons plus, je n’aime pas me souvenir de ces moments. Vous arriverez à me pardonner

Pardonner quoi ? Il n’y a rien à regretter. Et puis... vous roulez trop vite, il neige encore

Vous éludez les réponses

Moi ? Concentrez-vous sur votre conduite, il nous reste encore un long chemin à faire

Brice sourit, le premier vrai sourire qu’Emmanuelle lui voit. Plus ouvert, plus naturel. La veille, déjà... une ébauche, encore retenue

Ils ont dîné, en silence, un peu sur la défensive, étonnés de ne plus sentir entre eux la tension des jours passés. Il l’a entraînée vers le séjour, refusant de lui laisser faire la vaisselle... Pressé... Sans qu’elle puisse définir pourquoi. Ils ont écouté plusieurs disques, plusieurs morceaux différents. A un moment ils se sont presque chamaillés pour un choix. Lui, cédant finalement, souriant presque devant un air buté. Ils ont parlé, beaucoup. Essentiellement sur ce que chacun ressentait. Pas toujours d’accord

Les sifflements du vent malmenant les géants de la forêt, la force hostile des bourrasques contre la façade de la maison, et la chaleur réconfortante des flammes dans la cheminée, les chiens couchés près d’elle, assise en tailleur, à son habitude, à même le sol et Brice, confortablement installé sur le canapé, parfois penché vers elle

Une impression d’irréalité... qui l’a amenée à se lever, à se secouer... qui l’a poussée à fuir, prétextant une nuit écourtée, un départ tout proche, et le besoin de se reposer. Mettre fin à trop de quiétude... de crainte de s’y trouver trop bien... de s’y laisser enfermer, et de ne plus avoir envie d’en sortir. De longues heures, ensuite, dans une chambre inconnue, vers laquelle il l’a guidée, sans avoir l’air d’y être contraint, où il ne l’a laissée qu’après s’être assuré que le chauffage fonctionnait normalement, que rien ne pouvait lui faire défaut. Et elle... déçue de l’en voir sortir, sans le courage de le retenir encore un moment

Pour lui aussi, la même impression, le bonheur en plus de la découvrir réelle, vraie, sans artifice. Séduit par sa gestuelle, le mouvement de ses mains, leur manière d’accompagner un mot, de souligner l’essentiel... sa façon de défendre ses positions

Il a retrouvé en elle son goût pour la musique... la même faculté d’évasion. Pour lui... souvent un réconfort... mais pour elle, surtout un moyen de rêver plus loin, plus fort

Tout autant déçu par une volonté manifeste de se soustraire uniquement à l’harmonie de l’instant, qu’heureux de lui voir accepter sa main pour l’accompagner... troublé devant elle, debout à quelques centimètres de lui. Il a dû se faire violence pour l’abandonner derrière la porte close d’une chambre où, pour la première fois, il est entré sans malaise, et en est ressorti l’âme remplie d’une image souriante

Dans sa chambre à lui, seul, à la rechercher, à la recréer... portant encore son rire... captif du geste de ses doigts rejetant les cheveux en arrière. Longtemps. Pour se retrouver à l’aube, étourdi, au milieu d’un atelier oublié et fermé depuis des années, devant son regard, l’expression exacte qu’il a lue sur son visage montant vers le sien, quand il l’a aidée à se relever... un visage tendu vers lui, avec comme une attente... ou une interrogation au fond des yeux

Qu’il n’a pas voulu déchiffrer à ce moment-là, qui lui est apparu évidente, nettement traduite au travers d’une ébauche

C’est avec étonnement qu’il a regardé ses doigts noircis par le fusain, inconscient d’être venu jusque-là, stupéfait de s’y trouver, d’être encore accessible à une pulsion brutale à laquelle il n’a jamais su résister, mais qu’il n’avait plus éprouvée depuis... depuis

Toutes ces toiles, retournées contre les murs... rien pour lui restituer l’autre, celle de son monde de souffrances

Sans aucun désir de la laisser pénétrer dans sa nouvelle réalité. Sans crainte également ? Pas la force de le vérifier. Heureux simplement de l’instant présent

Pas fatigué des heures passées, et absent, comme avant. Mieux qu’avant et satisfait au-delà du possible

A cause d’une femme qui dormait, bien réelle, bien vivante à deux pas de lui

Surpris par l’impulsion qui l’a poussé à prendre la route, à la reconduire chez elle... se voulant sourd à la satisfaction de la sentir si proche. Même silencieuse, comme maintenant, absorbée par ses propres pensées

Bien plus étonné s’il savait combien elles sont proches des siennes

classicoofou 26-02-10 05:48 PM

15






Ils sont à deux cents mètres de la maison des parents d’Emmanuelle. Brice roule au pas et remplit son regard de la joie qu’elle exhibe
Plus vite, sinon je finis à pieds

Où est-ce

Là, à droite, le petit chemin. Voilà, tournez maintenant

Non, je vous laisse là

Pas question. Je... Pourquoi

C’est votre fête... votre famille

Vous ne voulez pas restez un moment

Je n’y serais pas à ma place. Emmanuelle, je

Même si moi j’ai envie de vous garder encore un peu

Tenez, c’est pour vous, je voulais vous le donner à la gare

Brice, j’ai vraiment envie de vous avoir près de moi, pas du tout de vous voir disparaître si vite. Pas de cela

Ils sont nombreux à vous attendre, et vous m’oublierez vite. Je me suis donné beaucoup de peine pour vous offrir ça

Merci. Mais... C’est à cause de... de cette marque

Non, pas vraiment... Pas complètement. Sinon... l’impression de forcer votre porte, avec ce que j’ai de triste en moi, de gâter ainsi l’esprit de la fête

Vous ne me ferez pas confiance jusqu’au bout

En vous ? Oui, totalement

C’est le plus précieux de mes cadeaux aujourd’hui, bien plus que ce paquet, que tous ceux qui se cachent là-bas. Alors, vous venez ? Dites oui, je vous en prie

Attendez ! Un moment encore... Un soir, la première fois que je vous ai vue, vous m’avez donné quelque chose

Quelque chose

J’aimerais vous le rendre maintenant

Me rendre

Après, je n’aurai plus l’opportunité de le faire

Brice

C’est elle qui s’avance, qui s’offre, qui tremble contre lui, elle qui prend ses lèvres, doigts perdus dans les cheveux sombres, tenant le visage blessé contre le sien, le retenant encore. Le quitte seulement pour poser le front contre son épaule. Heureuse du plaisir qu’elle décèle dans sa voix

-Deux... je vous en dois deux

Je peux accorder des délais de remboursement

Elle hésite sur les mots, de peur d’aller trop loin, trop vite, de se tromper sur ce qu’il attend d’elle

Il est temps d’honorer la première échéance

Il faudra aussi penser aux intérêts de retard

Cher

Un tarif d’usurier

Je crois que je vais payer très lentement

Attention, Brice, je deviens avide, mes taux vont monter en flèche. Je commence déjà à compter, le premier versement se fait attendre

Elle ne peut en dire davantage, s’abandonne entre ses mains, pas du tout effrayée par le désir qu’elle devine en lui, bien moins par l’avidité, la force de son étreinte qu’il maîtrise à grand peine. Elle est grise d’espérance, ivre de bonheur, du sien et de celui de Brice aussi

Emmanuelle, vous tenez absolument à vous rendre... là-bas

Plus autant que... qu’avant... mais je... je ne peux pas leur faire ça

Et en d’autres circonstances

Je ne sais pas... à moins que toute question ne devienne inutile

Peut-être... eh bien... en route ! Mon visage, ma joue ? Ils vont

Il n’y a rien à voir, rien à redire

Ils ne vous ressemblent pas tous

Ceux-là, oui. Vous allez les surprendre, pas les effrayer.

Les surprendre

A cause de moi. Venez, vous ne pouvez pas comprendre... donnez un coup de Klaxon... Ça y est ! Regardez-les... il n’en manque pas un

Une cavalcade qui leur amène des visages souriants, des mains qui ouvrent une portière... qui tirent Emmanuelle à l’extérieur du véhicule, une euphorie chaleureuse

Et les parents

Devine ! Nous étions treize, sans toi... sans vous... et maman ne voulait pas rester dans la même pièce. Ils sont derrière la maison

Où étais-tu passée

Pitié, Richard... ne me bousculez plus ! Brian... où est

Des baisers et des rires... des corps qui forment un cercle autour d’elle, dont Brice est exclu... quelques secondes seulement... relié à eux par des yeux qui le cherchent, une voix qui l’appelle, des doigts qui se tendent, s’accrochent aux siens, le ramènent près d’elle... sous un échange de regards étonnés et de sourires entendus

Une semaine entière sans donner de tes nouvelles

Je suis désolée, Patrick... j’ai été très occupée

Ce n’était pas un reproche, seulement un record à souligner... Tu grandis, fillette, et c’est tant mieux

J’étais avec Brian... et il reste avec moi

Avec toi ? Dans ce cas, Brian... vous êtes le bienvenu à la maison

Merci

Attendez, je dois vous présenter tout le monde... Voici Richard, qui est marié avec Joanna, la petite brune. Les jumeaux sont à eux. Il est le second de la lignée. Patrick est l’aîné. Avec sa femme, Bénédicte, ils ont réussi à mettre au monde le petit monstre qui arrache les fleurs derrière vous. Sam, tu arrêtes immédiatement sinon j’en fais autant à tes cheveux. Ensuite, nos jumelles à nous, Marie et Martine, que nous appelons pile et face mais ça les rend furieuses. Aïe ! Vous voyez ! Marie est mariée avec Bernard, le pauvre a bien du mérite et ils sont les parents du bébé qui dort dans le berceau. Je ne cite plus de nom, vous allez les oublier dans deux minutes. Vous tous, voici Brian. Vous lui tenez compagnie pendant que je vais chercher papa et maman. Rentrez vos griffes et gare à celui qui lui raconte n’importe quoi derrière mon dos

Un baiser sur la joue de Brice interloqué, comme pour montrer, à chacun, l’importance qu’il a pour elle, et la voilà partie, le laissant seul face à tous

Ne restez pas debout, et n’ayez aucune inquiétude, elle va vous revenir. Un vrai tourbillon, non

En effet... et j’ai du mal, en ce moment, à la suivre. Ici, avec vous... elle est totalement différente

Depuis quand vous connaissez-vous

Quelques jours

Seulement ! Et elle vous invite ici ? Chez nous ? Pardon... vous ne pouvez pas comprendre

C’est ce qu’elle a dit ! N’agit-elle pas ainsi avec chacun de ses amis

Non, ceux-là viennent la chercher, la ramènent... Ils ne restent que quelques secondes, à peine le temps d’échanger deux mots. Mais pas au point de partager notre intimité, jamais lors d’une réunion familiale. Elle est ainsi faite, c’est peut-être, pour elle, le moyen de nous permettre de mesurer la place qu’elle leur accorde dans sa vie. Pour vous, nous l’avons crue importante... Surtout à cette occasion, un jour particulier pour elle

Je sais... Vous êtes Patrick, c’est cela ? L’aîné de tous

Oui, et je suis très heureux de vous accueillir chez nous, Brian

Appelez-moi Brice. Brian, c’est encore une idée à elle ! Je vous expliquerai plus tard. J’avais peur de vous choquer, tous, à cause de... de ça... et c’est là qu’elle a précisé que la surprise viendrait d’elle. Je comprends mieux maintenant ! Alors, il n’y a eu personne... jamais, avant moi

Non... mais apparemment, nous avons mal interprété votre présence

Peut-être pas. Et si c’était le cas

Il suffit qu’elle vous ait amené jusqu'à nous

Je vois... Mon nom est Brice D’Orval, et

Le peintre ? B.D.O. ! C’est vous ! C’est amusant... je viens de m’offrir l’une de vos toiles

Vraiment ? Pour en revenir à Emmanuelle... elle est toujours comme ça ? Avec tous

Essentiellement quand elle se sent dans son élément. Elle est spontanée, très gaie aussi, mais ne vous y trompez pas, elle n’a aucune faiblesse, et elle sait se défendre

Je vous crois aisément, j’en ai fait l’expérience

Oh ! Je vous plains. Alors

Alors ? Je suis là, et incapable de dire s’il y a un vainqueur ou un vaincu

Pourquoi pas deux vainqueurs ? La voilà qui revient

Brian, voici maman et papa, Yvette et Charles Davrey. Voilà, avec eux, vous avez vu tout le monde. Mon Dieu ! Gus et Flamme ! Je vais les chercher

Attendez... Emmanuelle, ils peuvent patienter un petit moment.

Brian, si vous voulez, nous pouvons aller voir qui sont ces deux nouveaux venus

Certainement Monsieur Davrey. Il s’agit de mes chiens, je vous préviens, ils sont encombrants. Ils peuvent rester dans le véhicule

Allons les en sortir, et pas de Monsieur, Charles suffira largement

Merci. Emmanuelle, vous venez

Allez-y tout seul, mon père ne vous mordra pas. Alors, vous autres, que me racontez-vous

Aucune pitié ! Elle l’a laissé se débattre au milieu de visages qu’il confond, avec des prénoms qu’il mélange, le surveillant de loin, ou bien le taquinant à l’occasion d’un rapprochement quelconque

Il s’est retrouvé gamin devant son père, comme un adolescent soucieux de réussir un examen de passage. Sa mère l’a séduit, sans réserve... par toute l’affection qu’elle distribue à chacun, tout l’amour qui émane d’elle, dans les regards qu’elle laisse glisser sur eux, par la main toujours caressante... Le même geste en Emmanuelle, une pression affectueuse du bout des doigts, comme un message transmis à travers eux

Tous sont charmants, ouverts... heureux

Sans le vouloir, petit à petit, Brice a repris ses distances, il s’est éloigné d’eux, pour mieux les apprécier, ou mieux les deviner. De trop près, souvent, rien n’est évident... Et il les observe, de loin, réunis dans une même toile

Au point d’envier leur affection partagée et la complicité qui règne entre eux

Et il suit Emmanuelle, il la regarde aller de l’un à l’autre, et il aime sa manière de se pencher un peu vers celui qui lui parle, et la douceur du regard qu’elle pose sur le petit Sam, et son geste pour le soulever de terre, l’élever très haut, à bout de bras, pour le ramener contre elle, et l’y serrer très fort, et il ressent son émotion à la lire ainsi, sur son visage, et il sourit au rire qui monte jusqu'à lui

Et aussi la façon d’entourer de ses bras le cou de son frère aîné, et d’obéir en riant à la main qui la tire vers lui, jusqu'à s’installer carrément sur ses genoux, et il aimerait être celui qui la porte ainsi, et recevoir son souffle dans l’oreille, entendre sa voix d’au plus près, et respirer la chaleur de sa peau

A la découvrir, soudain, plus attentive, l’air grave, presque recueilli, il devine qui est au centre de leurs propos, et il attend son regard qui le cherche, et la question qu’il renferme et qu’il pressentait, et le sourire, hésitant, à lui seul adressé

Il a besoin de se retrouver seul, de se ressaisir... Il y a trop de monde... de rires... de bruit... Malgré la joie qui règne autour de lui, il se sent oppressé... Il n’a jamais eu l’habitude de telles réunions... et tout va trop vite... bien trop pour lui

Le temps passe, il va devoir partir... et la quitter... Elle

Sans le désirer vraiment

Ses chiens sont dans la véranda, il a tenu à les y enfermer à cause des enfants. N’étant pas habitués à les côtoyer il a craint que l’un d’eux se montre agressif et les effraie. Il s’attarde un instant près de Gus et Flamme, pour tenter de se reprendre, alors que dans son crâne se bousculent les mots échangés avec le frère d’Emmanuelle

Personne... il n’y a jamais eu personne avant lui ! Heureux, bien trop, par ce que cela représente, et, en lui, brutalement, l’urgence de la rejoindre, de donner toute réalité à une espérance, de revenir à la vie... avec elle... par elle... pour elle seulement... arrêté dans son élan par les voix qui lui parviennent de la cuisine, qui se glissent jusqu'à lui par la porte entrouverte... Ses parents sont là, et le font hésiter... et reculer.

Je te dis que la petite est amoureuse, Charles

Et alors ? Voilà qui est nouveau ! Depuis quand te fais-tu du souci pour une histoire d’amour ? D’habitude, tu frétilles de curiosité

Ce n’est pas pareil ! Pour elle, je suis certaine que c’est la première fois et tu sais bien comment elle est ! Absolue au-delà du possible ! Avec ta fille, je l’ai toujours su, c’est tout ou rien. Elle va souffrir

Ma fille ! Comme si j’étais responsable de cet aspect de son caractère ! Souffrir ? Peut-être, mais c’est aussi quelque chose qu’elle devra apprendre... comme tout le monde. Et ce n’est pas prouvé... mais toi, tu es trop pessimiste

Je me demande seulement s’il va savoir comment s’y prendre avec elle

Yvette, tu me désespères ! Notre fille est bien assez grande pour lui faire comprendre ce qu’elle attend de lui. Et ce ne sont pas nos affaires, toi et moi, nous devons être là, pour essuyer ses yeux, ou pour rire avec elle si tout se passe bien dans sa vie

Je t’accorde que c’est un homme très bien, mais tu reconnaîtras que c’est aussi quelqu’un de singulier

A quel point de vue

Dans sa façon d’être, pas le même style que ces jeunes gens qui ont traversé la maison, autrefois. Avec tous les amis de ses frères, je pensais qu’elle en choisirait un parmi eux.

Notre Emmanuelle ? Elle aussi est un être à part. Pas le même esprit dans notre petite que dans ceux que tu évoques. En revanche, Brian c’est différent... Tu sais, je crois qu’ils se ressemblent tous les deux.

Toi aussi, tu t’en es rendu compte

Oui, il devait être heureux... avant

Avant quoi

Là, je ne sais pas, ce n’est qu’une impression... Et puis... il n’y a pas beaucoup de gaieté en lui, et c’est cela surtout qui m’inquiète pour Emmanuelle.

Tu vois ce que je veux dire maintenant

Brice est mal à l’aise, pour ne pouvoir nier s’être laissé aller à écouter aux portes, et inquiet d’être surpris, mais heureux de les voir tels qu’elle les lui a décrits. A leurs yeux, il n’est que l’individu qui plaît peut-être à leur fille, et leur seul souci, le bonheur qu’elle devrait trouver auprès de lui ou la peine qu’il pourrait lui apporter

Il ne peut rester là, à entendre des mots qui ne lui sont pas destinés, et il se résigne à taper à la vitre, à leur adresser un signe de la main, et reçoit en retour une invitation à les rejoindre

Vous avez fui la mêlée ? Nous aussi ! Ils sont épuisants.

Une ambiance très sympathique et que j’ai beaucoup appréciée, mais... il se fait tard, et je dois partir. Merci pour votre accueil... à tous

Vous êtes un ami de notre fille

Monsieur... Charles, j’ai quelque chose à vous dire. A vous aussi, Madame

Nous vous écoutons

Je ne m’appelle pas Brian mais Brice D’Orval, et je suis peintre... Assez connu pour que la presse me poursuive. Brian c’est... votre fille n’a rien trouvé de mieux pour préserver mon anonymat ! Ici, je ne crois pas que cela soit nécessaire, pas avec des êtres tels que vous

Nous sommes très touchés de votre confiance

Si je vous empruntais Emmanuelle quelques jours de plus, cela vous ennuierait-il

Si elle en a décidé ainsi

Je ne lui ai pas encore posé la question

Alors tout dépend d’elle
Merci, Charles... à vous deux

Dites, Brian... ou... Brice, je sais que cela ne me regarde pas, mais
Elle ne risque rien avec moi, je vous le promets... Et puis... je ne sais même pas si elle va vouloir me suivre

Alors là, je ne parierais pas ma chemise sur le contraire ! Prenez soin de ma fille et nous serons les meilleurs amis du monde

Promis ! Tans pis pour le gâteau ? Pour la fin de la réunion ? Vous ne m’en voudrez pas

Non, nous nous ferons une raison

Dans ce cas... dites-lui que je l’attends... à bientôt

Ils restent tous deux à le regarder courir dans l’allée, les chiens à ses côtés

Charles, pourquoi ne pas aller la trouver tout simplement et lui demander de l’accompagner ? Je n’y comprends plus rien

N’essaie pas, va prévenir ta fille et ne t’inquiète pas si tu ne la vois pas revenir

Tu crois

Pour une fois, fais ce que je te dis. File

Emmanuelle cherche Brice, ne le trouve pas. Ses parents non plus, il doit être avec eux. Elle se raccroche à cette idée, et s’en veut de l’avoir laissé seul si longtemps... trop longtemps... livré aux pensées sombres qui l’empoisonnent

Sa mère lui fait signe... Il se passe quelque chose d’anormal, elle le sent, à cause de son sourire, pas celui qu’elle affiche d’ordinaire... un sourire un peu crispé et son cœur se serre.... Brice s’en est allé, elle en est certaine, et sans même lui dire adieu

Maman... Il... il est parti

Oui, à l’instant, mais

Sans me prévenir

Je n’y comprends rien, mais

Il n’y a rien à comprendre...ça ira, maman, ça... ça passera

Mais non... il veut te parler avant... il a dit que... Hé ! doucement ! Pas la peine de prendre le risque de te casser une jambe. Nous voilà bien maintenant ! Regardez-la ! Et si elle ne revient pas, je n’ai pas fini de les entendre

Plus bas, au bout de l’allée, devant le portillon du jardin... Emmanuelle voit la voiture, portière ouverte du côté passager, comme en attente

Elle savait bien qu’il ne pouvait pas disparaître ainsi

A quelques pas de la vitre baissée devant le visage impassible de Brice, elle ralentit sa course, effrayée par ce qu’elle découvre en elle

A portée de la main qui se tend lentement vers elle, elle prend conscience de l’importance qu’il a prise dans sa vie

Et les doigts unis aux siens, elle sait qu’elle ne veut pas le voir en sortir

Brice, pourquoi maintenant

Votre famille est merveilleuse

Je le sais... et c’est pour cela que vous nous quittez

Non

Vous rentrez chez vous

Il est temps de le faire, et je voulais vous dire adieu

Adieu ? Pas à bientôt

Vous avez envie de me revoir ? Vraiment

Oui, je... Et puis, vous semblez oublier ce que vous me devez. Si je vous laisse partir, je ne rentrerai jamais dans mes fonds

Sans compter les intérêts ! C’est compliqué ! Quand voulez-vous que je m’en acquitte

Pourquoi pas, ici

Maintenant ? Vu l’importance de la dette, j’ai trop peu de temps devant moi pour cela... et sur la route... ce serait trop risqué... A moins que vous n’acceptiez de me faire crédit jusque chez moi

Chez vous

Pas comme hier, Emmanuelle... Jamais plus

La portière

Quoi que vous décidiez, c’est à vous de la claquer... de l’extérieur ou de... l’intérieur

Devant la maison, Yvette Davrey hâte le pas. Emmanuelle n’est pas revenue. Il va falloir affronter les autres

Patrick aussi est tout près, à quelques mètres de la route, regard fixé sur le véhicule qui emporte sa sœur, regrettant de ne pouvoir la suivre, espérant de tout cœur que tout aille bien pour elle

Et que l’homme qui la leur prend, et qu’il a senti torturé, ne réalise pas trop tard ce qui se passe en lui





classicoofou 26-02-10 05:50 PM

16








Ils sont arrivés de nuit et ils ont eu du mal à garer le
véhicule dans la remise, au bord du chemin, il leur a fallu déblayer la porte et retenir les chiens... Il a dû neiger toute la journée

Ils ont ri surtout devant les bagages oubliés à l’arrière

Et ils ont avancé sur la pente raide et glissante qui mène à la maison, lentement... à cause de l’obscurité, et pour être aussi tendus l’un que l’autre, et autant maladroits

Il l’a gardée contre lui, tout au long du retour, recroquevillée sur le siège, négligeant la ceinture, appuyée à son bras, tête reposant sur son épaule

Elle, profitant d’un arrêt, ou d’un ralentissement pour se hisser vers lui et effleurer ses lèvres d’un baiser léger, osant glisser une main sous sa chemise, recherchant la chaleur de sa peau, et le brûlant, lui, par cette seule caresse

Lui, s’arrêtant une fois, une autre, souvent, pour l’attirer à lui, s’accrocher à elle et boire à sa bouche... jamais désaltéré, jamais rassasié

Peu de mots, aucune question, et la même évidence en eux sur le pas de la porte. Et la même crainte, le seuil à peine franchi

Pour elle, d’aller trop vite. Pour lui, de l’effrayer ou de la blesser

Elle a besoin de certitude. Trop absolue pour se *******er de demi-mesure, elle ne pourra se donner que totalement, sans rien garder pour elle, jusqu'à accepter sacrifier ses rêves pour le préserver, lui. Elle sent, d’instinct, qu’il n’est pas prêt, qu’elle ne lui est pas encore indispensable, pas autant qu’il ne l’est désormais pour elle... et elle souffre déjà de seulement supposer ne jamais pouvoir remplir sa vie, ni satisfaire tous ses désirs

Il porte trop de violence en lui, trop de colère encore et la conviction de ne pas mériter ce qu’Emmanuelle lui apporte, de ne pas avoir acquis enfin le droit de renaître aux joies et à l’amour. Qu’à cause de son passé, du crime dont il est assuré d’être coupable, tout espoir lui est interdit, et, que, ainsi fait à rejeter la vie, il la maintiendra à distance et, par cela, la blessera profondément, et rien ne l’y autorise. Il ne veut pas... il ne peut l’accepter... pas pour elle. Et lui aussi en souffrirait, tout autant qu’elle... ou davantage

De se regarder et de se deviner, de lire en eux et d’y trouver les mêmes doutes, et par cela se comprendre et s’accorder un sursis... Et en sourire aussi, jusqu'à oublier toute impatience et reprendre la vie au matin, avant leur échappée dans l’autre monde, faire chacun un pas en arrière pour se donner le temps de refaire connaissance... et de s’apprendre

C’est elle qui prend la direction de la chambre occupée la veille, sans qu’il fasse un geste pour la retenir, sans qu’il tente de l’en dissuader, et soulagés, tous deux, au fond, qu’il en soit ainsi

Il appelle les chiens, les entraîne après lui, s’occupe d’eux, satisfait du répit que la nuit leur apporte. Un répit ? Oui, il le faut bien, pour ne rien abîmer de ce qui pourrait, un jour, leur être offert

Et c’est dans cette espérance qu’il puise sa force

Heureux, comme jamais auparavant, quand elle lui revient enfin, seulement de l’observer fureter dans la cuisine, préparer deux en-cas, et de l’entendre fredonner... faux ! Elle chante faux

Et il sent monter le rire en lui, et s’étonne d’en retrouver l’envie, et il le réprime de son mieux, surpris par la profonde intimité que quelques notes discordantes semblent instaurer entre eux

Il se tient dans l’expectative d’un sourire, d’une ébauche de geste dans sa direction, qu’elle se tourne vers lui et capter son regard, y déchiffrer ce qu’elle attend de lui, ce qu’elle espère pour eux, et veiller, surtout, à ne pas commettre d’erreur

Et il est soulagé, et bien plus que cela, de la deviner sereine, détendue, et confiante

Et maintenant, Emmanuelle

Il la décharge du plateau qu’elle lui tend... guette les premiers mots

Maintenant ? Nous allons dîner, et je vous laisse le choix du premier disque... Et après... eh bien, nous verrons

classicoofou 26-02-10 05:57 PM

17






Lundi ! De tous les jours qui composent une semaine, pourquoi
est-il le moins aimé

Une injustice à réparer et Emmanuelle se promet de garder une affection particulière pour ceux à venir

Sept heures du matin ! Il est tôt... Mais pas trop, juste assez pour attendre... un peu

Elle aime l’attente ! Mais pas n’importe laquelle, celle dont elle sait recevoir ce qu’elle désire, celle qu’elle s’impose librement, pour sentir grandir une impatience, la contrôler, la doser... Pour faire plus grand et plus exaltante, le plaisir et la joie, qu’elle lui amène... devant l’ouverture d’une lettre, d’un paquet, d’un cadeau

D’un cadeau ? Elle n’a pas défait celui de Brice, pas un seul de ceux qu’elle a reçus, d’ailleurs. Ils sont partis trop vite. Et il doit être déçu... et elle s’en veut pour cela, se promettant déjà de se rattraper, de s’appliquer de son mieux, pour se faire pardonner

Rien ne saurait ternir sa gaieté... A l’extérieur, il fait beau, la tempête de la nuit dernière est oubliée. Elle le savait... le ciel, lui-même, se veut le complice de leur bonheur à naître, et elle le remercie de sa clémence, d’éclore dans une aube au diapason de ce qu’elle ressent, jusqu'à considérer que les éléments déchaînés de la veille n’étaient que le reflet des derniers soubresauts de tout ce que Brice porte en lui de sombre ou d’amer. Et que, désormais, il en est libéré... Ou qu’il le sera bientôt... très vite

Encore un peu de patience, tendue, à épier les premiers bruits, et déconcertée de n’en percevoir aucun. Il n’est plus si tôt que cela, et... les chiens ! Ils courent, dehors... Brice a dû se lever pour leur ouvrir la porte, et ça fait déjà un moment qu’elle suit leurs cabrioles derrière la vitre embuée

C’est le plus silencieusement possible qu’elle se glisse dans le vestibule et qu’elle avance vers la cuisine, déçue devant une tasse vide et le café à peine tiède, comme volée d’un moment trop désiré

Plus encore devant la porte entrouverte de la chambre et la lumière qui l’inonde, dénonçant une fenêtre ouverte, livrant passage au froid de l’extérieur et à l’odeur particulière de la neige, et elle frissonne pour un lit défait et abandonné, bien plus que par la température qui y règne

Brice est sorti, l’oubliant derrière lui, pour ne pas porter, en lui, la même urgence qu’elle, de se retrouver, de poser les yeux l’un sur l’autre, de se toucher... de s’aimer


Toute une nuit à envoyer au diable ses hésitations et ses peurs, se surprendre à languir, à dessiner le même cheminement dans ses pensées, à lui, des heures entières à disséquer le silence, à frémir au moindre craquement, à se raisonner, à contrôler l’envie de traverser la maison, de se fondre dans l’obscurité, pour renaître à ses côtés... et enrager, un peu, et souffrir, surtout, d’une première presque trahison

Dans la grande pièce, sous le bois sombre des poutres, dans l’ombre sage des volets clos, elle cache sa déception. Elle caresse le dos d’un livre, redresse le coussin d’un fauteuil, avance encore, traîne sa solitude devant les flammes, cherchant un réconfort dans leur chaleur, et ne peut retenir un cri de frayeur à se sentir happée par le poignet, tirée en arrière avec assez de force pour la faire trébucher, et s’écrouler presque, mais aussitôt soutenue, aussi vite enlacée

Pour se tenir, à genoux, près d’un homme qu’elle croyait déjà parti, et qu’elle n’a pas vu, distraite par son chagrin, étendu sur le canapé. Elle ne peut étouffer le sanglot de soulagement qui gonfle sa gorge, et elle s’abandonne, et se laisse porter, jusqu'à se trouver tous deux, côte à côte, lui la retenant et elle blottie au plus près de lui

Emmanuelle... je n’en pouvais plus

Il fallait m’appeler, ou venir me chercher. La porte n’était pas fermée à clé

Et te réveiller

Je ne dormais pas, et depuis longtemps... c’est tant pis pour toi

J’ai raté quelque chose

Si tu savais ! Et toi, ta nuit

Longue, vide, froide. Mais, si tu restes avec moi, je vais, peut-être, réussir à dormir un peu

Une prière pour une éternité, pour que rien ne vienne les distraire

En Brice, tout est confus. Il a besoin de la toucher, de la sentir contre lui, avec une main perdue dans sa chevelure pour amener son visage au plus près du sien, et l’autre glissant sur elle, jusqu'à sa taille, la maintenant, très fort... troublé de la sentir trembler, et ému de si bien deviner ce qui se passe en elle

Combien de temps à l’étreindre ainsi, à l’écouter respirer, à se convaincre de sa réalité ? Jusqu'à trouver la paix

Et s’autoriser, enfin, à prendre sur la bouche offerte, sans peur de se laisser entraîner trop loin, la récompense d’une nuit de tourment, et égarer ses mains sur un corps trop désiré, trop espéré, sans crainte de ne pas parvenir à les maîtriser, et aborder, en elle, un désir aussi fort que celui qu’il porte en lui sans redouter de ne pouvoir le guider, le contrôler, et le soumettre

Il est tard, et bientôt, trop vite, la fin de leur solitude. Il doit s’éloigner d’elle, la séparer de lui avant que cela ne devienne pour chacun un déchirement, mais demeure seulement une promesse

Alors qu’elle n’est que bonheur retrouvé, pressée de l’assouvir... impatiente de s’offrir et regrettant de ne pas oser, espérant l’amener à se laisser aller et redoutant une maladresse due à une inexpérience qui pourrait, peut-être, lui déplaire

Emmanuelle, le feu s’éteint

Aucune importance... je n’ai pas froid... pas comme ça... Tu as une tache de peinture sur le front, là

Elle y pose les lèvres, se coule encore plus près de lui
Je t’ai guetté, tu sais... toute la nuit

Moi aussi

Toi

A en devenir fou

Mais alors... Brice, en fait... nous sommes deux idiots

Là, tu as raison ! Et encore... c’est peu dire

Heureuse de te savoir du même avis. Alors

Je meurs de faim

Ho ! là ! là ! C’est vrai

Pour la première fois, le rire, son rire à lui, devant le son de sa voix, sa façon de le regarder, de le tenter par la lueur malicieuse au fond des yeux, et la bouche soudain gourmande

Diablesse, tu sais ce que tu risques de déclencher avec un regard comme celui-là

Moi ? Je ne souhaite que calmer un peu ton appétit... ma seule et honorable intention

Je te crois ! Et que comptais-tu m’offrir pour le satisfaire ?

D’un mouvement souple elle se redresse, le domine un instant, se baisse à nouveau, juste l’espace d’une caresse des lèvres sur les siennes.

Si tu insistes un peu... je te promets de prendre tout mon temps pour te montrer ma réponse

Non... attends ! Il va te falloir patienter... C’est déjà lundi, c’est le matin, et.... Emmanuelle, il est presque neuf heures

Et alors ? Jamais ce jour-là ? Une superstition ? Je vais t’offrir un grigri. Et ça, je peux

Elle glisse ses mains sous la chemise, retrouve sous ses doigts la chaleur de la peau

Arrête... sinon... sinon, je ne réponds plus de rien

Encore un défi

Thérèse va arriver

Thérèse ? Qui est cette Thérèse

La personne qui assure l’entretien de la maison. Elle reprend son travail ce matin, à neuf heures et demie, ce qui signifie que, bientôt, nous ne serons plus seuls. Tu veux prendre ce risque

Tu le savais et tu m’as laissée me conduire ainsi

C’était bien

Brute ! Tu ne perds rien pour attendre, je saurai te faire payer ça

A ce rythme, je n’arriverai jamais à m’acquitter de ce que je te dois

Tant mieux ! Et, puisque tu en parles, j’ai besoin d’un acompte

Un acompte ? Encore ! Important

Ça dépend, combien peux-tu rembourser dans l’immédiat

Peu, pas trop à la fois. Juste ce qu’il faut

Il faudra bien que je m’en *******e

Ils n’ont rien entendu derrière eux

Ni la porte s’ouvrir et se refermer, encore moins l’exclamation étonnée devant les transformations de la pièce, et pas même surpris le regard chargé de colère devant leurs corps allongés et leurs bouches jointes. Et ils sursautent à un toussotement rageur, se séparent sous une voix, sèche, presque revêche et se retrouvent assis, gênés comme pris en flagrant délit, sous un regard froid

Bonjour Monsieur D’Orval. Madame

Thérèse ! Vous êtes en avance, je ne vous attendais pas si tôt

Je suis désolée de vous déranger

Non, pas du tout. Alors, et ces vacances

Comme d’habitude. Je peux... revenir plus tard

Ce n’est pas nécessaire, accordez-nous cinq minutes et nous vous abandonnons les lieux. Emmanuelle, voici Thérèse

Je suis ravie de vous rencontrer, Brice vient à l’instant de me parler de vous

Thérèse, je suis heureux de vous présenter Emmanuelle Davrey, quelqu’un de très spécial pour moi

Ça, je m’en suis rendue compte... Bien, à tout à l’heure, je vais me préparer

Déjà détournée d’eux, sans un mot de plus... ni même un sourire

Brice, ce n’est pas possible, elle est... elle est glaciale ! Hâtons-nous de lui laisser le champ libre, je la crois capable de nous chasser d’ici à coups de balai. Elle vient souvent

Tous les jours. Rassure-toi, elle n’est pas méchante, un peu bizarre, mais c’est tout. Et puis ça fait des années maintenant qu’elle travaille pour moi, depuis que... Allons, maintenant que j’y pense, tu as raison, il vaut mieux ne pas l’irriter ! Au fond, je dois avouer qu’elle me paralyse quelquefois avec son côté iceberg

Il ne te reste qu’à régler le chauffage au maximum, en espérant la voir fondre... complètement ! Elle ne m’aime pas

Pourquoi dis-tu cela

Je ne sais pas, une impression très forte. Sortons ! Le dernier dehors doit un gage à l’autre

Je pourrai choisir ce que je veux

Qui sait

Pas plus de quelques minutes pour s’élancer et se poursuivre à l’extérieur, rejoignant les chiens, jouant avec eux, tels deux enfants

Pas même cachée et pourtant invisible à leurs regards tant ils sont pris par eux-mêmes, Thérèse se tient derrière la fenêtre. Epiant chacun de leurs gestes, lèvres serrées de colère, regard haineux fixé sur Emmanuelle qui court, dont le rire résonne, pur et clair, ayant pour écho celui de Brice. De Brice, qui se montre, soudain, traître à ses souvenirs, et oublieux de ses promesses d’hier... à cause d’une femme... venue de nulle part et seule coupable

Lui, il ne peut être que la victime de minauderies fades et stupides, il est bien trop naïf, au point de se laisser distraire, par de grossières grimaces, de ce qu’il doit à une autre, à celle aujourd’hui disparue

Sa toute petite ! Qu’elle adore bien plus à chaque instant, pour être la seule à lui rester fidèle... Même son père, le vieil imbécile, là-haut, qui n’a plus voulu d’elle ! Sa jolie poupée... brisée trop tôt... Elle saura bien trouver comment la maintenir présente, la rappeler à son époux... Que croit-il ! il n’a pas fini de payer... Pas encore, et pas assez... Jamais suffisamment, si cela ne dépendait que de sa volonté. Et aussi comment faire fuir une petite sotte

Une gamine qui s’imagine, déjà, en territoire conquis... qui s’accorde le droit de modifier l’ordonnance des lieux ! Dès son retour, elle va connaître les limites de ce qui lui est autorisé

Inconscients de tant de rancune et de haine, Brice et Emmanuelle grimpent sur l’étroit chemin qui serpente entre les arbres, vers la maison du Docteur Bonnel.

Nous allons le déranger, il est beaucoup trop tôt

Penses-tu ! Il se lève aux aurores. Mais je te promets que tu vas goûter au meilleur petit déjeuner de ta vie

C’est toi qui est affamé ! Nous aurions dû prendre le temps de le faire chez toi. Te rends-tu compte que nous avons fui

Je n’ai plus la force d’affronter les sorcières

Brice... il faut que... nous devons parler de

Je sais, mais... pas maintenant... Plus tard, au retour, quand
nous serons seuls. Regarde, nous arrivons

classicoofou 26-02-10 06:05 PM

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Doc, vous trichez, c’est la mienne

A trop rêver, la réalité échappe, Emmanuelle, souvenez-vous de cette leçon. Vous n’aviez qu’à mieux surveiller votre pique, c’est devant la cheminée que tout se joue, pas de si loin

Elle est assise à même le sol, appuyée au fauteuil où Brice est installé, heureuse du contact de la main sur son cou et son épaule, de voir un enfant, à la chevelure blanche, se brûler les doigts au sucre fondu, et elle se laisse aller à les écouter, tous deux, sagement silencieuse, pour mieux pénétrer leur complicité

Ils se sont régalés de marrons cuits sous la cendre et de boules de guimauve roussies, d’un épais chocolat chaud et de brioches fondantes et dorées, et de pommes ridées à la chaleur des flammes, brûlantes et juteuses sous leurs couronnes de caramel

Ils ont ri devant l’air ébahi du vieux docteur quand il les a découverts, tous deux, s’enlaçant l’un l’autre, devant sa porte. Et ils ont apprécié également sa gentille discrétion, et de les recevoir ainsi, sans question, comprenant d’un regard, se *******ant de leur montrer toute sa satisfaction, dans un sourire heureux

Emmanuelle mesurant l’affection que Brice a pour le vieil homme dans son attitude envers lui, comme s’il en quémandait un consentement. Elle l’a deviné attentif, tendu dans l’attente de sa réaction, et soulagé de le constater complice de leur joie

Votre présence m’a fait le plus grand bien, j’ai l’impression de revenir au temps... Enfin... c’est du passé
Doc, je vous en prie, pas de mélancolie

Pas du tout, mon cher Brice, en vérité, je suis ravi, de vous voir sourire, et ce qui est mieux encore, de vous entendre rire à nouveau, et enfin, surtout, de découvrir, sur vous, des taches de peinture. Alors

Alors, rien, Doc, seulement quelques vieilleries que j’ai triées, et de vieux tubes que j’ai jetés... J’ai fui si vite que je n’ai pas eu le temps d’effacer toutes ces traces

Fuir ? Emmanuelle, rassurez-moi, pas à cause de vous

Non, nous avons eu peur de Thérèse

Ah ! Le vieux cerbère... Vous devriez vous en séparer, Brice, elle m’a toujours terrorisé, et ce... durant plus de trente ans

Cela fait si longtemps que vous la connaissez ! Brice, je ne comprends pas. Et toi ? Depuis quand

Depuis mon enfance... Depuis toujours, en fait. Mais c’est une femme aigrie, et rongée par l’amertume... Ce qui n’est pas une raison pour la priver de son emploi

Les rires sont oubliés, pour ne leur offrir qu’un front buté et un regard éteint

Nous devons rentrer

Brice, voyons ! Pas question de me laisser tout seul maintenant, et surtout sans satisfaire mon attente. J’ai été sage, au-delà du possible pour un vieux monsieur aussi curieux que moi, je mérite bien quelques éclaircissements. Jeune fille, vous êtes la plus gentille des deux... dites-moi tout... je vous écoute

Emmanuelle ! Nous partons, Doc... et il n’y a rien à raconter

Je ne vous parle plus, et laissez-la répondre

Elle se penche vers lui, émue de le voir déçu, et elle dépose un baiser sur sa joue, le temps de laisser filer un murmure à son oreille, pour lui seul

Il a raison, il y a peu à dire... C’est trop tôt... trop fragile. Laissez-nous un peu de temps... A lui surtout

Brice est déjà à la porte, l’ouvre, sans même attendre qu’elle le rejoigne. Elle perçoit son impatience, et le regarde quitter les lieux comme si une force invisible l’y poussait

A bientôt, et merci de votre accueil

Vous êtes ici, chez vous... Maintenant, rattrapez-le, vite

Brice est déjà sur le chemin, sans se soucier de sa présence ou pas derrière lui, et si elle veut revenir à sa hauteur elle va devoir accélérer le pas. Elle se refuse à courir après lui comme une gamine désemparée de se deviner tenue à l’écart, et elle le laisse seul, regardant la distance qui les sépare croître à chaque foulée des longues jambes, l’éloignant d’elle davantage à chaque pas

S’il tient tellement à sa solitude, elle ne va pas l’en priver ! Elle ne comprend pas son brusque changement d’humeur, et elle n’est pas disposée du tout à en subir les contrecoups pour ne s’en sentir en rien responsable... Elle ralentit même son allure, jusqu'à le voir se perdre sous les arbres

Chez elle, dans sa famille, entre frères et sœurs, ils ont eu des querelles, et des bouderies, pas souvent et jamais rien de sérieux, mais pour une rivalité ou un caprice d’enfant... pas ainsi... sans raison apparente... Rien qu’une bonne explication n’ait pu résoudre

Elle en vient à s’arrêter tout à fait et cherche dans ses poches, soulagée d’y trouver ses cigarettes et aussitôt déçue de ne pas avoir de briquet. Elle doit se calmer et juguler la colère qui l’envahit

Un cylindre blanc inutile entre les doigts, elle se laisse aller contre un tronc rugueux

Elle ne connaît rien de la vie de Brice... Rien, surtout, de son passé, et elle aimerait en apprendre un peu... juste ce qu’il faut pour comprendre, pour deviner d’où lui viennent ses élans de colère. Sans cela, elle ne peut rien pour lui, elle ne sera en mesure de l’aider, de le soutenir que lorsqu’il lui fera partager ses angoisses... Lorsqu’il acceptera de lui en parler

Emmanuelle est sur le point de rebrousser chemin, d’affronter le vieux Doc, et tenter d’obtenir, par lui, quelques informations

Tu fumes ? Je l’ignorais

Tournée vers la maison accrochée, plus haut, au flanc de la montagne, elle n’a pas entendu Brice revenir vers elle

J’aimerais bien si j’avais du feu. Je prends tous les deux jours la décision d’arrêter. Sans m’y tenir. Ça t’ennuie

Non, pas spécialement... sinon le mal que ça peut te faire. Tu y tiens vraiment ? J’ai des allumettes

En ce moment ? Oui, très. Tu permets

Emmanuelle fait deux pas, et doit s’y reprendre à plusieurs fois avant de réussir à inhaler la première bouffée

Tu es en colère, et ce n’est pas un motif valable pour passer tes nerfs sur du tabac

Non ? Tu te soucies pour lui ? C’est quelque chose d’inerte... d’insensible... qui ne peut se poser de question, ni se plaindre, pour ne rien ressentir

C’est bon... j’ai compris et... je suis désolé

Ah ? Et alors ? Crois-tu que deux mots d’excuse suffisent à tout régler ? Crois-tu qu’ainsi tout va s’effacer... se faire oublier... jusqu'à la prochaine fois ! Dis-moi... c’est pour quand ? Préviens-moi à l’avance, je ferai celle qui ne voit rien

Tu vas m’en vouloir longtemps

Tu te trompes complètement, il n’est nullement question de t’en garder rancune ou pas, mais simplement définir si je peux accepter ton attitude. Je n’y suis pas habituée et je n’ai aucun désir de l’être un jour

Rien n’est jamais... tout blanc ou tout noir. Chez personne

Ce qui n’a rien à voir à l’affaire... J’ai besoin de comprendre les choses, je ne me supporte pas impuissante, et je suis incapable de subir sans réagir. Je ne saurai jamais demeurer dans l’attente de ton bon vouloir ni me demander, à chaque instant, de quelle couleur est ton humeur

Il ne s’agit pas de cela... c’est toi qui es dans l’erreur. Viens, rentrons. Laisse-moi un peu de temps

Brice, tout le temps dont tu auras besoin. C’est ton exigence, ton droit le plus absolu. N’oublie pas que j’en ai, moi aussi. Je ne veux pas être punie pour une faute que je n’ai pas commise. Il faut accepter de parler, également, et dire ce qui ne va pas... pour ne pas laisser le doute s’installer entre nous, à cause de fausses questions ou de supposées réponses... Est-ce beaucoup espérer de toi ? Trop

Oui, c’est trop tôt pour moi... Je peux affirmer, sans te mentir, que j’ai besoin de toi et bien plus que je ne le pensais possible, que je te veux près de moi, mais... Veux-tu vraiment savoir ? Jusqu’au bout

Oui

Même si cela peut être douloureux ? Pour toi

Surtout ainsi

Je croyais sincèrement pouvoir tout te promettre et puis, chez Doc, j’ai compris que, nous deux, pour lui, c’était un fait établi et j’ai soudain réalisé que je ne suis pas du tout prêt pour envisager cela, je ne sais même pas si je pourrai l’être un jour ou seulement y aspirer

Eh bien, voilà ! Pas plus compliqué que ça et, au moins, je suis fixée. Tu as encore des allumettes

Tiens... Emmanuelle... tu trembles

Merci... ce n’est rien... c’est à cause du vent. Regarde, le soleil n’est pas assez haut pour dissiper les ombres

En aucun cas, je n’ai voulu te blesser

Me blesser ? Brice... il ne t’est pas venu à l’esprit que je n’ai jamais envisagé partager ton existence jusqu'à la fin de mes jours ! As-tu pensé à cela

Pas vraiment ! Non... pas un instant

Eh bien, je te conseille de t’y mettre sans tarder ! Et ta douce Thérèse, pour combien de temps en a-t-elle encore ? Il gèle à pierre fendre et j’ai hâte de retrouver la chaleur, et d’écouter un peu de musique. Pas toi

Jusqu'à quel point es-tu sincère en disant cela

Autant que je puis l’être... en fait, je suis littéralement glacée.

Emmanuelle ! Je te parle de demain, de ce que tu en attend.. pour toi... pour nous

Nous ? Il faudrait pour cela que ce mot signifie quelque chose...

Et ce n’est pas le cas

A ton avis ? Et puis... j’ai bien trop froid pour discuter davantage. Je rentre

Elle le laisse sur place, semblant ignorer l’interrogation incrédule qu’elle lit dans ses yeux, et sans attendre un quelconque commentaire. Quelques pas seulement, avant d’être rattrapée par une main légère sur l’épaule, et d’entendre sa voix, douce comme une prière

Chérie, viens... tu seras mieux, là... comme ça

C’est avec tendresse qu’il l’entoure d’un bras, hésitant et maladroit, comme étourdi après un choc, posant sur elle le regard égaré de ceux qui abordent un rivage inconnu, et il se rassure de la trouver docile, de la sentir se blottir au plus près de lui, sans aucune agressivité en elle... Et c’est silencieux et serrés l’un contre l’autre, qu’ils reprennent leur descente

Thérèse est sur le point de partir, emmitouflée dans un manteau gris boutonné jusqu’au menton, et achève d’enfiler ses gants avant de se tourner vers eux

J’ai branché le téléphone. Tout est en ordre, et chaque chose est à sa place

Merci Thérèse, à demain

Pas plus souriante qu’au matin, sans un regard en direction d’Emmanuelle, ni un geste de salut, elle s’éloigne, silhouette raide et froide... très vide absorbée par l’ombre qui noie le sentier

Je ne sais pas ce qu’elle a

Je suis l’intruse, Brice

Pas toi... Ne redis jamais ça

C’est ainsi qu’elle me perçoit

Alors, elle devra s’y faire

Tu as le téléphone ? Ici

Evidemment

Et tu ne m’as rien dit

Tu étais ma prisonnière et il n’était pas question de te procurer le moyen de faire appel à la cavalerie
Ce qui est tout à fait logique

Tu veux appeler tes parents

Non, pas déjà, mais dans deux minutes, certainement. Seigneur ! Viens voir ! Au moins, à l’avenir, je saurai à quoi m’en tenir

Quoi donc ? Je... Hé bien

Ils se tiennent à l’entrée du salon, impeccable, mais aussi froid et impersonnel que lors de l’arrivée d’Emmanuelle. Quant à ses efforts pour donner un aspect chaleureux, et les signes de sa présence dans les lieux... purement et simplement effacés

Je suppose que pour le reste, c’est pareil. Quand elle a parlé d’ordre, je ne m’attendais pas à cela

Je suis navré. J’aimais bien, tu sais. On recommence

Quand ? Maintenant ? Tu oserais

Autrefois, le décor... tout ça... rien ne m’importait, mais ce n’est plus vrai... plus depuis ces derniers jours, et c’est grâce à toi... Alors, de mon côté, je crois que je peux affronter un dragon en jupon... Je lui parlerai demain. Au travail, et il n’est pas question que j’en fasse plus que toi

Brice, tu vas la mettre de mauvaise humeur. Est-ce que cela en vaut la peine

Il est temps que je reprenne... certaines choses en mains... Autant commencer par ça

classicoofou 02-03-10 12:19 PM

19










Le silence est revenu. Alors qu’autour de la maison, l’obscurité
a repris possession de la terre, à l’intérieur, elle est tenue à distance par les lueurs rougeoyantes des braises, et la douce clarté d’une lampe

Comme à leur habitude, les chiens dorment, côte à côte, devant l’âtre apaisé, d’un sommeil immobile et tranquille pour Gus, et émaillé de grognements pour Flamme, revivant en songes ses courses diurnes et enivrantes jusqu'à en agiter les pattes

Assise sur le sol, des disques éparpillés à ses pieds, adossée au canapé, et la tête reposant près de celle de Brice, Emmanuelle, par ses yeux fermés, semble aussi rêver

Semble seulement

Attentive à une atmosphère particulière, bien trop intuitive, ou trop sensible, pour ne pas deviner la tension qui s’y dissimule

Ils ont oeuvré à créer leur propre décor. Ils ont déplacé les meubles, en ont remplacé certains. Ils ont pillé le grenier, fouinant comme des enfants lancés dans une fascinante chasse aux trésors

Ils ont éparpillé un merveilleux désordre de recherches inachevées. De coffres, de valises, de boites, de malles, ouverts sur des objets presque ressuscités de revenir à la lumière. Draps élimés de trop d'usage, nappes aux dentelles jaunies, photos sépia, lettres à l'encre délavée, céramiques à l'émail craquelé, poupées aux mains et visage de porcelaire, aux chevelures hirsutes d'après un trop long sommeil

Bibelots extirpés au hasard, offerts pêle-mêle à leurs doigts fébriles. Bribes de souvenirs, secrets hermétiques, pour appartenir aux derniers occupants des lieux

Aucun qui se rattachait à Brice, il les a découverts en même temps qu'elle. Et ils leur ont inventé une histoire... insuflant à chacun un nouvel élan de vie

Ils ont joué ainsi, longtemps, jusqu'à ce que, insensiblement, leurs rires soient devenus moins spontanés, que leurs regards s’évitent, que leurs mains, soudain timides et hésitantes, tremblent de se frôler

Brice n’a pas cherché à retenir Emmanuelle quand elle l’a abandonné sous prétexte de fatigue et de trop de poussière, pour s’enfermer, bien plus que nécessaire, dans la salle de bains, et pas davantage lorsqu’elle s’est éclipsée sous celui de leur préparer un dîner rapide, l’observant évoluer, silhouette mouvante et fuyante, corps invisible dans un peignoir qu’elle a fait sien mais bien trop grand pour elle, pieds nus, toujours, et cheveux à peine retenus. La laissant fixer ses distance, à son gré, et suivant ses traces, dans un reste de buée sur un miroir, la présence d’un pull et d’un jeans dans le panier à linge, la brosse de ses cheveux... Hier encore, une violation de sa solitude, mais aujourd’hui... comme un appel en lui

Il l’a retrouvée, accroupie à hauteur des rayonnages de la discothèque, et il s’est assis devant la table basse où patientent deux plateaux pour un repas à la lueur des flammes, remplissant ses yeux du mouvement de ses doigts effleurant les coffrets ou les pochettes de disques, semblant attendre d’eux un signe, prenant celui-ci, puis un autre, et encore un, sans avoir l’air de vouloir vraiment s’arrêter sur l’un en particulier, mais plutôt se laisser capturer par un titre, un nom, une image

Peu de mots, l’impression de rejouer la pièce de la veille, acte après acte, avec en plus, cette fois, en chacun, l’envie d’aller au bout, de ne pas déserter, de ne pas fuir, avant la dernière scène

C’est lui qui a débarrassé la table, emportant les plats à peine picorés, pour revenir, très vite, près d’elle, déjà dans cette même position, s’allongeant derrière elle, jusqu'à mêler leurs chevelures et accorder leurs respirations. Et il souffre de contenir le désir de l’attirer sur lui, de glisser ses mains sous un tissu éponge jusqu'à rencontrer la douceur de sa peau, ayant de plus en plus de mal à la laisser s’éloigner de lui et scinder leur réalité, le temps de remplacer un CD, d’ajouter une bûche, ou simplement allumer une cigarette

Et, la dernière note absorbée par le silence, il la voudrait au plus près de lui, et reprendre leur histoire aux premières heures de la matinée.

Emmanuelle

Oui ? Encore un disque

Non, pas vraiment. Tu n’as pas froid, comme ça, sur le sol ? Tu serais mieux là, il y a de la place pour deux

Je sais... bien mieux

Alors qu’attends-tu ? Viens

Je n’ai pas envie de me lever, pas même de bouger, comme si, à le faire, j’allais abîmer l’instant. J’ai peur, Brice... C’est la première fois que j’ai peur

De moi

De demain

Demain sera ce que nous voudrons qu’il soit

Il est debout, se penche, la prend contre lui, la soulève, abandonnée, sans force, visage contre son cou

Je te ramène dans ta chambre

Emmène-moi où tu veux, là où tu souhaites que j’aille

Tu en es sûre

Uniquement si tu l’es toi aussi

Il ne peut pas lui répondre, pour ne savoir comment lui expliquer qu’il n’est conscient que du besoin vital de la garder contre lui, bien plus important que le désir de la posséder. Juste la tenir, la sentir, comme une promesse que la vie lui apporte, et qu’il n’est certain que de cette fraction de réalité, qu’il ne peut pas voir au-delà, qu’il refuse de nourrir un espoir lumineux et fragile qu’une banale et indifférente platitude routinière ternirait jusqu'à l’insoutenable, qu’il ne veut plus entretenir des rêves que la vie pourrait lui arracher, ou qui pourraient disparaître dans les tôles noircies d’un véhicule en flammes

Attendri, par une docilité émouvante qui la lui livre sans résistance... sans un geste pour retenir le peignoir qui glisse sur elle, sans rien tenter pour se dérober à son regard... sinon... baisser à peine la tête, jusqu'à appuyer le front contre son épaule, et n’être plus qu’obéissance entre ses bras, et s’abandonner entre eux, et se laisser soulever et porter jusqu’au milieu de la chambre et déposer au creux du lit ouvert

Envoûté, par ce que son attitude silencieuse lui offre d’attente et de crainte, fasciné de la sentir trembler à le recevoir contre elle, et déjà vaincu pour la voir oser le geste qui la rapproche davantage, et lui apporter sa chaleur et sa douceur au plus près

Surpris, de n’abriter aucune urgence, pas même un semblant de violence... Après des années de solitude froide et aride, il ne ressent que la nécessité de laisser ses mains parcourir, lire, et apprendre un autre corps, et il se découvre attentif aux réactions qu’elles provoquent, plus bouleversé par cela qu’il ne l’a jamais été

Troublé, du besoin inconnu jusqu'à lors, en lui, de la rassurer... de la volonté imprévue de ne lui prendre rien qu’elle ne veuille céder et uniquement cela... et du plaisir insoupçonné qu’il découvre à la guider, à l’attendre, à l’espérer

Submergé, par une émotion étrange et jamais ressentie, de l’entendre gémir... de recevoir ses mains sur sa nuque, doigts perdus dans ses cheveux, le tirant à elle, lèvres avides et regard ancré au sien... de déceler, en elle, de l’impatience

Appliqué, à ne pas céder trop vide, pour mieux remplir ses yeux des émotions qu’il lit sur son visage, pour suivre la vague du désir enfler et monter en elle, pour satisfaire à l’impérieux besoin de la conduire aux limites de ce qu’elle peut endurer

Et la suivre, et accorder leur souffle, et réunir leur fièvre, et ne plus résister à lui-même

Effrayé, par ce qu’il découvre soudain, par la douleur qu’il pouvait lui infliger, et esquisser un mouvement pour s’éloigner, la libérer, se retirer, retenu en elle, par elle, sans un mot, par la pression des mains sur son dos, et il se fait douceur, devient caresse, guettant la moindre crispation d’un corps qu’il ignorait intact, stupéfait par son silence et par ce qu’il trahit, et il s’en veut d’avoir oublié si vite son frère, ses parents, tous les mots captés, et leur vérité

Soucieux, comme jamais avec une autre qu’elle, de répondre à chaque geste, de satisfaire au moindre appel, il la regarde naître au mouvement, l’accompagnant jusqu’au bout, et se refusant à la précéder, sans besoin de l’attendre

Heureux, de leur paix commune, du sourire qui flotte sur sa bouche, du regard lumineux qu’elle pose sur lui, de la main qui vient effleurer sa joue, du doigt qui dessine ses lèvres. Pour un corps, calme, qui se coule près du sien, qui s’endort, qui le rassure quelque part

Pour elle, combien de temps, avant de sentir des mains exigeantes la ramener à la vie, l’arracher au sommeil, et devenir esquif oublié sur la grève, happé par la marée montante, et se retrouver engloutie, bousculée, emportée, envahie. Et prendre plaisir à lutter contre les flots, à opposer sa violence à la leur, et se laisser hisser sur la crête d’une déferlante, et la chevaucher, et plonger dans l’abîme qui s’ouvre en elle, et en jaillir, et encore, et plus haut, et plus fort... Et se laisser porter, et s’accrocher à l’homme sous elle, et rouler ensemble, et dériver sur l’onde, et s’échouer toujours enlacée à lui, et sentir s’enfuir d’eux, apaisante, rafraîchissante une dernière vague. Et demeurer, corps brisé, cœur palpitant, âme ivre... pas effrayée d’un désir brutal mais tremblante d’en être la cause... Et attentive à sa voix, aux mots murmurés à son oreille, à sa main fermement posée sur sa taille, déjà possessive

Pour, aux premiers rayons de soleil, s’éveiller et se retrouver, seule, dans le lit, se laisser glisser jusqu'à occuper la place désertée à son côté et y ranimer un reste de chaleur, et respirer son odeur, se fondre dans l’empreinte creusée par son corps, et l’entendre siffler à côté, et rire aussi, sans doute aux facéties des chiens, heureuse pour une porte entrouverte qui la relie à sa présence dans la pièce voisine, et guetter, sans impatience, son retour près d’elle. Elle entend les jappements de Gus et Flamme, et elle les devine se ruer à l’extérieur, craignant qu’il ne les suive, aussitôt rassurée par un arôme de café, le bruit d’une cuillère contre une tasse, et elle sourit à une poignée qui s’anime, à une porte qui s’ouvre totalement, et elle regarde Brice avancer, l’air réjoui, portant, tel une offrande, un plateau pour elle

Bonjour ! C’est mon plus beau matin

Et ce n’est que le premier... si tu m’accueilles aussi joliment à chacun des suivants, je te promets un petit déjeuner au lit chaque jour

Sous l’intensité du regard posé sur elle, elle réalise le spectacle qu’elle lui offre, à peine couverte, encore grise de la nuit dernière, et elle remonte les draps, et rougit, bien plus à deviner le même trouble en lui

J’en prends note... j’ai une faim de loup ! Combien de toasts

Pas beaucoup... j’étais trop pressé de te rejoindre.

La meilleure excuse qui soit... On partage

Tout

Tout ce que tu voudras

Ce que je veux ! Emmanuelle... pourquoi n’avoir rien dit

Que devais-je te dire

Tu le sais bien.... Pourquoi ne pas m’avoir prévenu

Ce n’était pas nécessaire

J’aurais pu te blesser
Certaines blessures sont douces

Je n’en voudrais aucune pour toi... ni qu’une seule te vienne de moi, jamais. Je te laisse, mais dépêche-toi ! Il vaut mieux que je t’attende ailleurs qu’ici sinon je vais finir par t’effrayer vraiment

Seulement si tu ne désires qu’une partie de moi

Non, je te veux toute, sans rien laisser, sans rien perdre, sans partage, et c’est moi que j’effraie en t’avouant cela. Ne dis plus rien, je vais prendre l’air... Il n’y a rien de mieux pour me remettre les idées en place

classicoofou 02-03-10 12:26 PM

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Neuf heures quinze. Quelques minutes encore de solitude pour
un couple merveilleux... ils s’adoraient. Au point que, lorsqu’elle est partie... quand elle a disparu, il a renoncé à tout, même à sa peinture.

Alors c’est pour cela qu’il ne peint plus

C’est dramatique, n’est-ce pas ! Mais, son atelier est rempli de sa présence... il a conservé tous ses portraits. C’est une véritable obsession en lui... Quel dommage... ma petite Eléonore

Qu’elle se taise ! Qu’elle cesse de lui envoyer un bonheur défunt au visage, pour ramener le sien à n’être qu’une passade, ou, à peine, un moment d’égarement

Je ne veux pas en parler, c’est son passé, son histoire... ils lui appartiennent. Je ne veux plus vous écoutez

Je ne voulais surtout pas vous bouleverser... je ne souhaitais que vous faire comprendre mon attitude d’hier. J’avais peur que vous ne preniez sa place, mais Monsieur m’a tout expliqué, et je suis rassurée maintenant

La garce ! un coup encore, et plus fort que les précédents. Trop, bien plus qu’Emmanuelle ne peut en supporter, et c’est elle qui n’aspire qu’à fuir, à quitter la pièce

C’est bien, Thérèse, je suis *******e pour vous. Je... Je dois vous laisser. Si vous avez besoin de moi, je serai dans ma chambre.

Votre chambre ? Oh, oui, la plus belle, celle qui donne sur la vallée ! C’était la

La sienne, n’est-ce pas ? Et l’autre ? Celle que Brice occupe en ce moment

Elle était réservée aux amis de passage, il s’y est installé après

Oui, je comprends pourquoi... A bientôt, Thérèse

Elle ne se sent plus chez elle nulle part. Un séjour qui la rejette, une chambre, où elle est indésirable, pour se révéler brutalement trop pleine de la présence d’une autre

Elle s’est précipitée hors de la maison, avec l’intention de s’en éloigner, de l’oublier, et le désir amer de n’y être jamais venue

Jusqu'à regretter l’amour qu’elle porte en elle

Non, pas le refus du bonheur qu’il lui a donné. Au moins cela, elle peut le garder comme un cadeau, rien que pour elle, à l’abri des autres. Il ne lui a pas menti, rien en lui n’a pu le faire. Elle l’a deviné aussi émerveillé qu’elle devant leurs émotions jumelles

Elle doit se calmer, laisser ses pensées s’ordonner, comme pour un problème quelconque. Analyser la situation avec logique, sans se laisser distraire par les allusions de cette femme. Et si tout était vrai

Elle s’est tenue longtemps, isolée du reste du monde, assise à même le sol, genoux remontés sous le menton, jambes retenues entre ses bras, regard perdu vers la vallée, insensible au froid, indifférente aux chiens qui viennent la voir, tournent autour d’elle et s’en vont, sourde aux pas qui font crisser le tapis de neige, sans réaction sous les doigts qui glissent sur ses cheveux, agrippent sa nuque, et l’obligent à redresser le front

C’est ta troisième cigarette, et j’ai réalisé que tu ne fumes que lorsque tu es contrariée, agacée, ou inquiète.

Tu m’observais

Oui, de la fenêtre, là... Depuis pas mal de temps. Assez pour me rendre compte que quelque chose te préoccupe

Ton atelier ? Tu portes une blouse

Elle le regarde comme si elle le voyait pour la première fois, souriant devant son grand corps recouvert jusqu’aux hanches d’une espèce de tablier gris, maculé de taches de peinture. Sur les mains aussi, elle remarque une odeur

C’est merveilleux ! Tu as vraiment repris tes pinceaux

Le secret le plus mal gardé à ce jour. *******e

Oui, et tu ne peux savoir à quel point. Pour toi

Je suis ravi par ton exubérance

Mais je suis sincère, tu sais, j’en suis très heureuse

Et moi, je suis surpris de voir un bonheur aussi calme alors que je l’attendais éclatant. Bon, voyons ce qui trotte derrière ce joli front, bien trop pour y abriter le moindre tracas

Il s’installe près d’elle, sans se soucier de la neige, ni de l’inconfort de leur position

Tu vas mouiller ton pantalon

Pas plus que le tien. Dis-moi, puis-je savoir où tu comptes te rendre cet après-midi, ou demain... au plus tard ! C’est ce qui t’ennuie

Partir ? Oh ! Oui, dans les Alpes. C’est le travail dont je t’avais parlé... quelques vues pour une brochure touristique... mais pas très longtemps, une semaine tout au plus.

Est-ce que demain ce sera assez tôt pour toi

Oui, bien sûr

Tant mieux, car j’ai du mal à accepter de te voir partir, ainsi j’ai quelques heures devant moi pour me faire à cette idée

Brice, je

Mais il y a autre chose de plus grave, n’est-ce pas

Oui... D’ailleurs j’avais presque oublié. C’est... Eléonore... Peux-tu me parler d’elle

Encore Thérèse ? Je suis désolé de tout cela... j’aurais dû le faire avant, non

Oui, sans doute

Tu es arrivée si vite dans ma vie... De toi aussi j’ignore beaucoup

Il y a si peu à raconter sur mon compte, tu as tout vu en une journée, chez moi. Mon existence n’a rien de compliqué, tu sais

J’ai épousé Eléonore il y a sept ans. Nous étions des amis d’enfance et je ne vivais que par elle... je la courtisais déjà alors que nous n’étions pas même sortis de l’adolescence, et durant des années elle m’a repoussé... Elle a cédé quand je ne l’espérais plus. Pour tout dire, je n’ai pas compris, à ce jour, ce qui l’y a poussée. Elle est morte, il y a un peu plus de quatre ans

Et elle te manque toujours aujourd’hui

Me manquer ? Seigneur ! Si je pouvais revenir en arrière

Tu l’aimais donc tant

Tais-toi ! Je voudrais pouvoir fermer ma mémoire à certains souvenirs. Il te suffit de savoir que c’est terminé... depuis longtemps. Elle appartient au passé, et je veux qu’elle y reste. Toi, tu fais partie de mon présent

Jusqu'à quand, Brice

Eh bien... si je m’en tiens à tes propos, tu n’es pas vraiment fixée sur la durée que tu comptes donner à notre relation

Touchée ! Tu marques un point... Tu m’as crue

A peine une fraction de seconde... Si nous laissions le temps au temps... Tu connais la formule


Presque une phrase magique. C’est d’accord, Brice

classicoofou 02-03-10 12:32 PM

21






Il ne s’est pas éloigné d’elle, il lui a consacré chaque minute, délaissant ses chiens, la gardant à distance de Thérèse, la préservant ainsi de ce que cette dernière pourrait lui apporter de tristesse en lui décrivant des images du passé. Il est resté près d’elle pendant qu’elle préparait le repas de midi, et il a renoncé à rendre visite au Docteur Bonnel, pour ne pouvoir se résoudre à la quitter un seul instant

Il est conscient de toutes les questions qu’elle voudrait poser, des interrogations qui s’agitent en elle et il n’est pas prêt, pas encore, pas pour lui dévoiler l’aspect sombre de sa vie. Il veut la garder hors d’atteinte de ses douleurs anciennes, et, ainsi, il se protège aussi

La nuit dernière, dans l’atelier, il a pu retourner un tableau, puis un second, et observer, sans souffrance, des traits inanimés, des yeux qu’il a découvert froids, à l’opposé du souvenir qu’il en conservait. Sur les deux toiles, ils offrent exactement la même expression, alors qu’il l’a voulue, il ne peut en être autrement, à chaque fois, différente. Il a eu l’impression de s’immerger dans une réalité qui ne lui a jamais appartenu... à laquelle il est totalement étranger. La vie de quelqu’un d’autre

Sur le chevalet, un visage... inachevé, et si vivant pourtant ! D’autres esquisses également, plus loin. Depuis l’intrusion d’Emmanuelle dans son univers, il n’est plus maître d’une frénésie de couleurs, de regards à capturer, de sourires à retrouver, de gestes à fixer, avec autant, sinon plus, de force qu’autrefois... mais pas suffisamment pour l’éloigner très longtemps d’elle. Pas assez pour seulement l’oublier un instant. Combien de fois a-t-il posé palette et pinceaux pour la rejoindre... à peine quelques minutes... et la regarder dormir, et l’écouter respirer, et effleurer sa peau, et enfouir le front dans sa chevelure... tremblant de l’éveiller et maîtrisant le désir de le faire pour entendre sa voix, cueillir son rire, se perdre dans ses yeux... Et fuir avant que d’y céder

Encore maintenant à la regarder ainsi, à genoux près de Gus, à se torturer pour des caresses qu’il ne reçoit pas, pour des mains qu’il aimerait sentir sur lui

Ils ont le temps, et il peut l’aimer sans crainte... il peut se permettre à nouveau la joie et l’espérance... et même croire en elle, faire taire ses doutes et se livrer... il faudra bien qu’il y parvienne... qu’il s’autorise enfin la paix et la douceur. Elle ne ressemble en rien à Eléonore, elle n’est pas de la même étoffe, elle n’a pas les mêmes attentes devant la vie

Il refuse l’image qui s’impose à lui, il ne veut pas abîmer le souvenir de quelqu’un qui ne peut plus se défendre. Il s’efforce de rejeter l’idée d’avoir aimé un rêve... de s’être trompé, avant... de peur d’en faire autant maintenant. Non, pas elle. Pas cette femme-là, rieuse, ouverte, spontanée, plus vraie, plus réelle que... Il n’ose pas les comparer, pour ne pas s’en consentir le droit

Brice, tu rêves ? Tu ne m’écoutes pas

Pardonne-moi, j’étais ailleurs. Pas loin, très près de toi, en fait

C’est vrai ? Demain, je prendrai le train de dix heures

Combien de jours pour finir ? Combien, avant de revenir

Une semaine, pas plus. Je pourrai t’appeler de là-bas

Si tu ne le fais pas, je t’en voudrai. Dès que tu connaîtras l’heure de ton retour, avertis-moi, j’irai te chercher à la gare

Pas la peine, j’ai une petite, toute petite auto, et je reviendrai avec

Non ! Pas jusqu’ici en voiture ! C’est trop risqué. Tu m’attends en bas, au début du chemin

Brice, je vais conduire dans des endroits aussi enneigés qu’ici, pas moins hasardeux que la route qui mène à ta maison. Tu as si peu confiance en mes talents de conductrice

Ne dis plus rien, sinon je pars avec toi

Si tu veux, mais je n’aurai pas beaucoup de temps à te consacrer

Et ce ne serait pas raisonnable non plus

Il a peur, peur de ne pas la voir revenir, alors qu’elle est encore là, toute proche. Quelques jours... quelques heures seulement... Il se demande si cette séparation est vraiment nécessaire pour mesurer combien elle lui est devenue indispensable. Quand elle lui en a parlé, il s’est dit que ce serait, pour lui, pour eux, l’occasion de faire le point... Comment a-t-il pu seulement supposer ça, alors que le simple fait de la regarder rire, de l’entendre plaisanter avec un autre homme, l’a rendu fou de rage. Comme si cela seul ne suffisait pas ! Un accès de jalousie, qu’il n’avait jamais éprouvé... pas même pour Eléonore ! Ne jamais la partager... avec personne

Flamme est à la porte, renifle, grogne, revient vers eux et aboie, puis retourne prendre sa place de gardien vigilant

Du monde qui nous arrive, Emmanuelle. Je parie que c’est ce brave Doc. Avant de lui ouvrir, il faut que je te dise.. Eléonore était sa fille

Brice ! Pauvre Doc. Alors c’est la raison de ton attitude d’hier... ton besoin de fuir, ton silence... ton attente aussi de sa réaction devant moi

Oui, quelque part, il me fallait son consentement. Et nous l’avons, sans réserve. C’est un grand bonhomme

Je sais, je l’aime beaucoup

Viens, nous allons le rendre plus heureux encore, nous avons un début d’histoire à lui rapporter maintenant

C’est bien le Docteur Bonnel qui se tient sur le seuil, emmitouflé jusqu’au nez, les bras encombrés de sacs débordants de marrons et de boules multicolores, et d’une brioche énorme qu’il dépose entre les mains d’Emmanuelle

Alors, vous abandonnez un vieil homme solitaire ! Que diriez-vous d’un petit goûter d’enfants turbulents

Nous sommes prêts à tout ! Regardez, notre gamine s’en régale déjà, vous n’auriez jamais dû lui confier votre brioche, elle n’en laissera pas une miette

Je l’ai à peine grignotée ! Mais, sois sans inquiétude, il y en aura suffisamment pour Doc et moi

Deux heures de plaisanteries et de bousculades devant les flammes, Brice, se tenant en retrait, comme la veille. Il n’a jamais eu vraiment d’aptitude pour de tels jeux... trop de sérieux en lui, trop de gravité... De toujours... Mais ce qui est nouveau c’est le bien-être, le *******ement, qu’il éprouve à les contempler, elle surtout, quand elle court vers lui, glisser une boule fondante entre ses lèvres, passer les doigts sur son menton pour y recueillir une goutte égarée, et mimer sa gourmandise. Une envie folle de la capturer ! Elle, et elle toujours... une envie qu’elle devine, qu’elle entretient à plaisir... il le lit dans la lueur taquine de ses yeux

Jusqu'à ce que la nuit qui approche leur rappelle qu’il est grand temps pour Doc de rentrer chez lui, et incite Brice à le raccompagner. Pour le soutenir le long d’un chemin trop raide pour des jambes à chaque jour plus faibles et plus hésitantes, mais aussi pour saisir l’occasion de s’entretenir un instant avec lui, de se raconter... de se confier. Et il sait que, seul, le vieil homme peut lui prêter l’oreille attentive qui lui est indispensable pour l’aider à y voir clair au milieu des émotions qui le bouleversent... trop en si peu de temps. Mais aussi être certain de n’éveiller, en lui, aucun ressentiment, qu’il ne lui tiendra pas rigueur d’aspirer à reléguer les souvenirs qu’ils partagent au plus profond de son esprit, de les y enfermer, de les y oublier, et d’oser aimer... enfin. Et il est soulagé de l’entendre déclarer leur être tout acquis, et n’émettre aucune réserve à l’encontre d’un bonheur à venir pour eux, de s’avouer satisfait de le prédire inévitable et heureux de le voir revenir à la vie, même auprès d’une autre que sa fille... Auprès d’Emmanuelle... qui l’attend... et il savoure l’urgence de la retrouver, et il mesure l’impatience qu’il a d’elle, de la prendre contre lui et la garder, et ne plus s’en séparer avant de donner l’éternité aux prochaines heures. Il veut faire provision de sa présence, remplir par avance les jours à venir par des images, des endroits, des mots, des gestes où la retrouver... Et, plus bas, la lumière le guide, l’appelle et il se hâte, et il court presque, pour, à quelques mètres de la maison, ralentir soudain, aussi surpris qu’inquiet d’entendre un rire... son rire... fuser dans l’espace malgré les fenêtres closes, et s’élancer pour ne s’immobiliser qu’à l’entrée du salon, effaré de ne pas l’y trouver seule

Brian ! Te voilà, enfin

A quel jeu joue-t-elle ? Deux fois dans la même journée... un homme... encore un ! Mais, celui-là, il croit le reconnaître. D’où sort-il, à la nuit tombée ? Que vient-il faire ici

Tu te souviens de Marc

Emmanuelle le regarde, avec comme une prière au fond des yeux, et sa voix semble chargée d’angoisse... Bien trop

Oui, il me semble. Ton... ton compagnon de route

Il est venu récupérer son véhicule, et il est passé pour te remercier de t’être si bien occupé de moi, de nous

Il était inutile de se déplacer pour si peu. Ensuite

Brian ! C’est gentil de sa part de s’être hasardé jusqu’ici

Devant leur expression stupéfaite, Brice doit faire appel à toute son énergie pour sourire, tendre la main vers l’homme qu’il a trouvé trop proche d’elle

Excusez-moi, je suis navré, Marc, bienvenu chez moi. J’ai cru à un importun, l’endroit est isolé et, pour avoir laissé Emmanuelle seule, j’ai pensé au pire

Je comprends... Je suis ******* de la revoir en si bonne forme. Cela fait des jours que je la cherche partout... Jusqu'à ses parents qui m’ont dit ignorer où elle s’en était allée. C’est une cachottière et vous aussi. Je voulais vous voir avant de partir, alors imaginez ma surprise de la trouver derrière votre porte. Vous êtes un sacré veinard

Un veinard ? Vraiment ! Il faudra me donner des précisions sur ce que vous entendez par-là

Je... Rien de spécial. Mais, je connais assez Emma pour... pour savoir que

Quoi donc

Pour rien... C’est une façon de parler... je crois que

Hé ! Ça suffit vous deux ! Toi, Marc, va t’asseoir, j’ai deux mots à dire à Brian... et en tête-à-tête

Brice est troublé de ne la deviner furieuse qu’après lui, de ne pas en vouloir à un imbécile, qui les dérange, qui les sépare, qui devrait les rendre à leur solitude

Qu’y a-t-il ? Pourquoi un tel accueil ? Brice, il n’est pas dangereux, il ne sait pas qui tu es

Qui je suis ? Cela m’est égal... Qu’il sache mais qu’il s’en aille

Chut ! Il va nous entendre. Et je ne veux pas qu’une indiscrétion de sa part te crée des problèmes, tu sais que je ne partage en rien son goût pour pister les êtres qui se cachent, alors fais un effort... il ne va pas rester longtemps... fais-le pour nous, pour moi

Pour toi ? Que t’importe que je sois aimable ou pas avec lui

C’est un ami, enfin... pas vraiment... plutôt une relation de travail.

Et uniquement d’ordre professionnel

Brice ! Tu penses vraiment ce que tu insinues

Non, pardonne-moi... Mais tu riais et tu riais avec lui, et... c’est vrai, je suis en rage qu’il soit venu se mettre entre nous alors que j’avais tant de hâte de te retrouver, et

Je suis là, tout contre toi... je ne peux pas l’être davantage

Je vois... Tu tiens vraiment à ce que je fasse un effort

Un tout petit

Pas si petit que ça ! Eh bien, puisqu’il le faut... je te suis... Alors, je suis de nouveau Brian ? Je vais tâcher de m’en souvenir

Poli, mais à peine, amène, mais sans forcer la mesure, l’obligeant, elle, à l’être pour deux, gommant par un sourire ou une pression des doigts, un mot désagréable ou un regard trop froid sous les paupières alourdies par la colère

L’autre, l’intrus, enfin mal à l’aise, se décidant à se lever, à les quitter, mais qui pose, par défi, deux baisers sonores sur les joues d’Emmanuelle éveillant en Brice des idées déplaisantes

Il lui a fallu penser très fort à leur nuit, à son corps préservé, pour faire reculer le doute en lui, pour l’effacer, à jamais... Se garder si longtemps, pour offrir autant, à lui, et à lui seulement, un don total, absolu... et se distraire maintenant avec celui-là ? Non, pas elle

S’accrocher à cette image, et dissiper toute pulsion de violence en lui, éteindre l’envie de la blesser, et refuser de la punir pour les sourires et les regards accordés à un autre que lui, et pour sa main sur une autre que la sienne

Pour accepter de la partager, en partie, avec d’autres

C’est avec sincérité qu’il souhaite bonne route à Marc, qu’il lui assure avoir du plaisir à le revoir prochainement, au point de ne plus comprendre devant l’expression effarée sur son visage, de s’étonner devant le fou rire, mal retenu, d’Emmanuelle, mais s’il ne se formalise pas à la regarder se pencher vers leur visiteur pour lui murmurer quelques mots à l’oreille, il fronce les sourcils devant l’air entendu qu’il lit dans leurs regards, un peu moqueur chez lui, presque attendri chez elle

Encore pendant que l’autre s’éloigne

Bien la peine d’être gentil sur le pas de la porte ! Tu l’as fait fuir

Tant mieux ! J’ai vraiment été désagréable ? Tu es sûre

Pire que cela ! Brice, dis-moi, es-tu... jaloux

Plus maintenant. Terminé

C’est vrai

Oui, promis... plus jamais

Ah ! Ce sera bien plus reposant, pour toi, pour moi, pour tout le monde. Tu es sûr ? Plus du tout

Je ne sais pas... en tous cas, plus pour le moment. J’ai eu peur, puis j’ai pensé à toi, à nous, et j’ai senti que je devais avoir confiance en ce que tu es

Dommage ! Je me suis bien amusée

Ravi de voir que je suis parvenu à te distraire à ce point. Mais, lui, ton soupirant, il n’en menait pas large

Je reconnais bien l’attitude d’un homme là-dedans. Allez, viens, je vais te faire voir ce qu’il va t’en coûter de me soupçonner du pire

Et moi, de me faire subir une telle torture. Je meurs d’envie de t’avoir toute à moi, et pas de te partager avec n’importe qui. Nous sommes quittes

Tu crois

Réflexion faite, pas complètement, j’ai encore des reproches à te faire, je suis même certain, que toute une nuit n’y suffira pas.

J’en tremble d’avance. Alors, qu’attends-tu

Je le savais, tu n’es qu’une diablesse... pour m’avoir envoûté à ce point, pour me réduire à merci, pour m’être devenue indispensable. Je ne pourrai pas te laisser partir, demain. Tu le sais

Je m’enfuirai

Et si je te poursuivais

Essaie déjà de me rattraper maintenant

classicoofou 02-03-10 12:44 PM

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Elle va haïr la petite gare de Chapeauroux, définitivement, parce que le train n’est pas en retard, parce qu’elle n’en peut plus de se retenir de faire demi-tour, de ne pas s’accrocher à Brice, raide à son côté, aussi malheureux qu’elle, ne trouvant aucune consolation en cela, sinon une douleur supplémentaire de lui en apporter

Ils n’ont pas dormi, pas une seconde, ne voulant en perdre aucune, et ils ont parlé, beaucoup, et longuement... Brice, surtout

Libéré par l’attitude de Doc, exempte de toute condamnation, abrité dans l’obscurité qui les entourait et qui les dissimulait l’un à l’autre, il s’est livré en vrac, mot après mot, phrase après phrase, un souvenir en appelant un autre, sans ordre, tous ceux qu’il cachait en lui

Son enfance partagée entre Paris et Florensac

Paris, où il est né, où il a grandi, bridé par une discipline stricte imposée par des parents sévères et exigeants, trop pour un garçon aussi turbulent et curieux que lui

Florensac, et la maison du Docteur Bonnel, un ami de la famille

A l’opposé de ce qu’il a connu chez lui

La liberté de courir sans crainte de rentrer crotté et de se faire gronder, celle de passer des heures, et des nuits parfois, caché dans les arbres, à rêver, à peindre déjà dans sa tête une vallée offerte sans limite à ses yeux émerveillés, des vacances partagées avec une autre enfant de son âge, la fille du vieux Doc... Eléonore

Seul à l’élever, la gâtant à outrance, sans doute pour compenser l’absence d’une mère jamais connue... cédant à tous ses caprices, sans volonté devant une moue boudeuse ou une larme simulée

Et lui, garçonnet plaidant pour elle, lui accordant tout avant même que d’être exigé.... longtemps, des années durant, chaque séjour identique au précédent pour apporter la même ivresse, les mêmes plaisirs

Et puis, un jour... sur le quai de la gare de Chapeauroux, à la descente du train, la surprise de se trouver face à une presque étrangère. Quelques mois... seulement quelques mois pour qu’une image de gamine s’estompe et cède la place à celle d’une jeune fille belle et troublante. Il se souvient l’avoir dévisagée comme une inconnue, se détournant d’elle pour chercher des yeux une enfant, ailleurs, plus loin, derrière elle, autour d’eux... Il entend encore son rire

Depuis ce temps-là, il n’a vécu que pour elle, il n’a vu qu’elle, il n’a pensé qu’à elle pour partager un avenir qu’il voulait unique, incomparable. Il était prêt à tout concéder pour lui offrir le monde

Elle souriait quand il lui disait n’exister que par elle, ne jamais vouloir la quitter, elle riait quand il lui disait l’aimer. Parfois elle disparaissait quelques jours, sans prévenir personne... pas même son père

De brèves escapades dont elle leur revenait le regard un peu perdu, un peu blessé, et elle s’accrochait à lui, et elle lui demandait de la distraire, de l’empêcher de partir à nouveau... et il s’y employait de son mieux, heureux de s’imaginer y réussir tout à fait

Au point de la croire entièrement conquise... Au point d’avouer la vouloir sienne... Au point de lui offrir d’unir leurs lendemains

Elle a refusé... une fois, et une autre... et à chacune qu’il osait lui proposer de partager ses rêves

Et puis la vie, peu à peu, les a séparés et les a entraînés sur des chemins différents

Il ne s’y est pas nettement opposé

Peut-être par lassitude devant trop de résistance... ou pour avoir cessé de poursuivre un rêve d’enfance... ou encore et surtout pour avoir cédé à l’appel d’une autre passion... plus forte, bien plus exigeante

Il s’est laissé distraire jusqu'à l’oubli... Jusqu'à presque oublier

Il y a eu le long apprentissage de la peinture, des années de recherches, de tâtonnement et de doutes avant de trouver sa voie, de parvenir à exprimer ce qu’il portait en lui au mieux, comme il rêvait de le faire

Un jour, alors qu’il ne s’y attendait pas, sans l’avoir souhaité, à cause d’une exposition qui a su séduire et de quelques toiles vendues, le succès s’est annoncé... Un succès auquel il ne s’était jamais véritablement préparé, pour ne l’avoir nullement espéré, ni même recherché, satisfait du plaisir qu’il trouvait, pour lui seul, à transformer, avec ses couleurs, ses spatules et ses pinceaux, des toiles vierges en objets animés et vivants

C’est sans doute pour cela qu’elles sont si belles

Tu crois

Pour moi, c’est une évidence

C’est la conclusion de ton analyse

Analyser ? Je ne sais pas le faire... il me suffit de ressentir, c’est comme ça, je ne cherche pas à comprendre... et j’aime ce que tu fais

Parce que tu dis m’aimer, moi
Je ne te connaissais pas... c’était avant... avant nous

C’est vrai... il y a eu un avant

Il a appris, très vite, à se tenir à distance de certains individus, à ne jamais se laisser entraîner, et moins encore enfermer, dans une situation contraignante

Et il a acheté la maison... Il l’a fait sans le vouloir vraiment, presque inconsciemment, peut-être à cause de la vallée, qui, sans être des plus belles ni des plus recherchées, lui donne la sensation de s’y sentir chez lui, ou assez isolée pour lui offrir un vrai refuge

Et pour te rapprocher d’Eléonore

Je n’en sais rien... Non, je ne crois pas. Pas à ce moment-là

D’ailleurs, pendant des mois ils n’ont fait que se croiser, dans les rues de Grandrieu, ou de Florensac, et dans les bois, surtout. Puis un jour, elle s’est arrêtée, un autre encore, s’attardant près de lui, s’installant dans sa vie, reprenant peu à peu la direction de ses pensées, et l’arrachant à une liaison, - plus que cela en fait -, qu’il entretenait à l’époque

Tu te souviens de son prénom

Serais-tu jalouse, toi aussi, d’une image du passé ?
Penses-tu ! Mais... moi... m’aurais-tu oubliée, comme cette femme ? -Vois-tu, il me semble qu’Eléonore n’aurait rien pu contre toi

Brice, je t’aime

Laisse-moi aller au bout, tu m’enlèves tout courage

Il ne saurait dire comment ils en sont arrivés au mariage. Finalement c’est Eléonore qui a décidé... de la date, de l’endroit, et du reste aussi. Beaucoup de faste pour une cérémonie qu’il aurait préférée intime, un caprice auquel il a volontiers cédé, comme autrefois à chacun de ses désirs. A l’exception d’un seul... Elle ne voulait pas de son père, trop fruste à son avis pour paraître au milieu de tant de luxe

Le premier désaccord, violent, qui les ait opposés. Il est allé jusqu'à la menacer de tout annuler, de renoncer à une union qui, pour lui, prenait des allures de caricature burlesque, effrayé par ce qu’il découvrait en elle. Aussitôt rassuré de l’entendre affirmer qu’il avait mal compris, qu’elle ne souhaitait que ménager un homme âgé et fatigué en lui évitant un rituel épuisant... et ajouter qu’elle avait de la peine, qu’il l’avait blessée, et il se revoit, lui, comme un idiot, à la consoler

Mais avec la satisfaction d’avoir obtenu gain de cause. Il n’oubliera jamais le rayonnement sur le visage du vieux Doc conduisant sa fille vers l’autel

Et ensuite... des querelles... une épuisante succession de querelles, parfois innocentes, souvent cruelles, et d’autres déchirures dont il a gardé des cicatrices plus profondes que celle qu’il exhibe aux yeux de tous

Dès le début tout a foiré... Dès leur retour de Paris... Un réveil brutal et inattendu dans une réalité démente après quelques semaines d’euphorie. Il ne sait plus comment cela a commencé... presque rien, des détails anodins... Le lendemain même de leur arrivée... elle lui reprochait les heures qu’il « perdait » à gribouiller, l’abandonnant à l’ennui, à la solitude, mais refusant de demeurer près de lui pendant qu’il travaillait... la proximité de son père et ses incursions journalières dans sa vie... et la maison... elle disait la trouver trop grande, trop froide et impossible à entretenir. Il a perdu des heures, des journées entières à tenter de recruter celle qui aurait su satisfaire à toutes les attentes d’un caractère inconstant, jusqu'à ce qu’elle exige la présence de Thérèse, alléguant ne pouvoir se passer de celle qui avait su veiller sur elle depuis sa plus tendre enfance

Et Thérèse est arrivée chez lui, s’y installant à demeure, se partageant, dans un premier temps, entre le vieux Doc et sa fille, puis délaissant le vieil homme davantage chaque jour, pour, finalement, se consacrer exclusivement à « sa toute petite », à « sa jolie poupée »... Il ne supportait pas l’entendre employer ces termes à propos d’Eléonor

Et pas que cela

Il la souhaitait totalement sienne, et elle ne lui a appartenu qu’épisodiquement, se donnant à lui avec parcimonie, mais, pire encore, comme si elle lui accordait une faveur... ou une récompense, lui refusant sa chambre à la moindre bouderie

Sa chambre

Celle que tu connais, nous avions chacun la nôtre... j’occupais la pièce voisine. J’ai préféré la céder à Thérèse et je me suis installé dans celle-ci

Ici ? J’ai été stupide de croire que

Quoi donc

Thérèse a prétendu que tu t’y étais réfugié uniquement pour fuir tes souvenirs dans l’autre

Cette femme est folle ! Doc a raison, je devrais m’en séparer, ne serait ce que pour te protéger de ce qu’elle pourrait inventer pour te blesser

Je n’ai pas peur d’elle, et puis je ne crois qu’en toi... quoi qu’elle m’ait raconté

Qu’y a-t-il de plus

Rien d’important... car elle ne sait pas, elle ne peut pas savoir que, toi et moi... que
Que... ? Continue...

Que tu as été heureux... l’as été, n’est-ce pas

Autant qu’en ce moment... autant qu’à chaque instant avec toi... Et pas seulement à cause d’hier, de ce qui s’est passé la nuit dernière... Pour moi, ce n’est pas l’essentiel... Que t’a-t-elle dit

Que je ne pourrai jamais prendre la place d’Eléonore

Toi ! C’est absurde ! Mais... finalement, elle ne s’est pas trompée

Brice

Je ne voudrais jamais te la voir remplacer, tu es tellement différente d’elle. Supposer que tu puisses lui ressembler, un jour, m’effraie davantage que de penser à ton départ, demain... dans quelques heures. Ecoute encore, j’ai bientôt fini, tout est presque dit

Rien n’est important, sinon ce que tu ressens pour moi et seulement cela

Je vais te le dire... je ne te demande qu’un peu de patience

Trois années, houleuses, tout au long desquelles il s’est débattu entre un amour aux racines ancrées dans ses rêves d’adolescence et une réalité empoisonnée par des affrontements répétés, ne trouvant de répit qu’à l’occasion de ses absences

Elle disparaissait, parfois seulement deux ou trois jours, quelquefois davantage... Sans explication, sans rien dire qui puisse justifier ou éclairer le pourquoi d’une telle attitude, et très vite, il a préféré fermer les yeux là-dessus. Des cris n’y auraient rien changé, et puis elle était libre, libre d’aller et venir, à son gré... Il faut dire qu’elle ne partait jamais seule, Thérèse l’accompagnait partout, à chaque fois. Il savait qu’elle ne risquait rien, et du moment que ces moments d’évasion lui étaient nécessaires pour être heureuse... Et lui-même

Je reconnais volontiers que j’appréciais ces intermèdes de paix et de solitude

Et puis... il y a eu une éclipse plus longue... six longues semaines, sans la moindre nouvelle, mais sans que cela éveille, en lui, une inquiétude particulière, sinon un étrange sentiment de soulagement... et de liberté également. Au point d’en être honteux, jusqu'à éprouver le besoin de se confier au Docteur Bonnel, de s’en défendre auprès de lui

Il a confessé ses doutes au vieux Doc, exhibant, devant lui, sa déception, son amertume et sa colère

Il a été surpris de trouver en ce dernier un soutien inattendu, d’en recevoir le conseil de mettre un terme à une situation aberrante, de se résoudre, une fois pour toutes, à trancher des liens inutiles, mais bien davantage de l’entendre préciser que, s’il en avait eu le pouvoir, il se serait opposé à ce mariage, pour trop connaître sa fille, pour la savoir futile et inconséquente, versatile et égocentrique

Il a écouté un père raconter sa fille et rapporter leurs entrevues, orageuses... douloureuses également... à cause d’un aveu... d’autant plus cruel pour le vieil homme qu’il lui interdisait désormais de refuser l’évidence d’une vérité soupçonnée depuis toujours... Sa fille... confessant n’avoir accepté de s’unir à Brice qu’en raison d’une célébrité naissante et d’un avenir prometteur... pour avoir cru trouver en lui celui qui pouvait lui faire enfin accessibles les lumières et les fastes d’une vie trépidante au cœur de la capitale... et sa déception de n’avoir pour horizon que les contours d’un trou perdu

Lorsque Eléonore lui est revenue, comme à chaque fois, sans explication, comme après une banale incursion dans les boutiques de Langogne ou de Mende, il a commencé à la regarder autrement, avec moins d’indulgence, presque avec méfiance... mais il s’est laissé enjôler, par des sourires, des caresses... et un abandon imprévisible et inespéré... et il s’est évertué à lui trouver des excuses, à justifier sa déception, à mieux comprendre son comportement... allant jusqu'à envisager transporter leurs existences à Paris... Quelques semaines... pas même le temps de donner une consistance à une illusion... Un matin... un pareil à d’autres, il s’est réveillé dans une maison vide. Un départ... encore un... un de trop, et il a décidé que celui-ci serait définitif

Mais deux jours plus tard, alors qu’il rentrait d’une balade, il l’a trouvée, l’attendant, nerveuse et pressée, faisant les cent pas dans le salon. Avant qu’il ait pu ouvrir la bouche, elle lui a annoncé, froidement, avec indifférence, être enceinte, et ne pas vouloir du bébé... qu’elle arrivait de chez son père et que ce dernier s’était catégoriquement refusé à l’aider à interrompre une grossesse inopportune. Il a cru sombrer dans la démence lorsqu’elle l’a purement et simplement mis en demeure de s’en charger, de prendre toutes les dispositions nécessaires et de la tenir informée du lieu, du jour et de l’heure de l’intervention

En lui, une brutale envie de la détruire, elle... Il se souvient encore de la pression de ses mains autour de son cou. Il n’a reculé qu’en pensant à l’enfant... à son enfant, réalisant que, brisant sa vie, il en brisait une autre, soudain plus importante, plus chère pour lui. Il l’a laissée fuir, il l’a regardée dévaler la pente hurlant de terreur... il est resté, hébété, quelques secondes... pas longtemps... et puis... et puis

Brice

C’était... c’est un cauchemar qui me poursuit encore

Il a pensé au Doc... au choc qu’elle avait dû infliger à un vieux cœur malade et il a couru... vers elle, pour la rattraper, pour tenter de l’empêcher de détruire une vie... et il a entendu un claquement... le bruit d’une portière fermée avec violence... Il a coupé à travers bois... Elle lançait à peine le moteur de sa voiture quand il a déboulé sur la route

Il voit encore le véhicule s’élancer dans sa direction, dans un rugissement de fauve enragé, l’obligeant à un écart pour lui échapper... et il ne pourra jamais oublier le regard d’Eléonore, ni son visage déformé par la colère ou la peur

Elle a fini sa course dans le ravin, pas loin de l’endroit où Marc et Emmanuelle ont eu leur accident, mais elle n’a pas eu leur chance... Le feu a pris... et... tout s’est passé très vite... trop vite... Il n’a rien pu faire pour l’extraire des tôles tordues... il a haï ses mains pour ne pas posséder davantage de forces, il s’est haï, lui, de n’être qu’impuissance... et il y a eu une explosion... il ne se souvient de rien d’autre, il n’a plus rien senti, il n’a plus rien vu... Il s’est réveillé à l’hôpital, les mains lacérées, et une joue marquée à jamais

Tu n’es coupable de rien
Rien ! Si je ne m’étais pas précipité sur la route, presque devant les pneus de la voiture... Eléonore serait vivante

Ne dis pas cela

A cause d’une rage folle, j’ai souhaité sa mort, et elle l’a lu dans mes yeux... elle est partie avec cette image... en emportant la certitude de ma haine. Pas coupable ! Alors que sans moi... je suis responsable de sa mort, et de celle de mon enfant... A cause de moi

Brice, tu te trompes, j’en suis certaine. Elle ne pouvait ignorer que tu ne ferais rien contre elle, uniquement dans le but de préserver la vie qu’elle abritait. Je pense que... elle devait être effrayée... effrayée par ce qu’elle envisageait de faire, à... à votre enfant, mais aussi... à toi

Me faire ? A moi ? Qu’aurait-elle pu me faire encore ? Elle m’avait déjà tout pris... elle avait déjà détruit tellement en moi

Je... viens, viens... Si je pouvais te décharger de ta peine, l’effacer, et te ramener à hier... Rien ne peut être changé... nous ne pouvons rien refaire et... je ne sais comment t’aider

- M’aider ? Je ne veux pas que tu m’aides... je ne veux pas que tu supportes cela et nous n’en parlerons plus jamais. Demain, les jours qui viennent, je ne les veux qu’à nous. Tu peux répéter ? Tes mots, il y a un instant, les seuls que je veuille entendre désormais... Maintenant... et demain... tous les demain que tu voudras partager avec moi

Brice

Elle les lui a chuchotés, façonnés, hurlés. Allant le chercher, l’appelant, lui rendant tout, lui confiant sa vie, ses rêves

Elle l’a fait rire avec ses souvenirs à elle, ses querelles d’enfant et ses blagues à Pile et Face, ses sœurs jumelles. Elle lui a décrit toute l’adoration qu’elle a pour Patrick, son frère aîné, de tous, le plus chaleureux, le plus doux, le plus solide

Elle l’a amusé en lui racontant ses aventures, pas sentimentales pour deux sous, Comme lorsque, pour avoir voulu jouer au globe-trotter, elle est rentrée au bercail, sans un centime en poche, avec une douzaine de vagabonds en guise de gardes du corps... Des coureurs de route, tous, juchés sur de puissantes motos, semant la terreur dans leur quartier si tranquille

Et ils ne t’ont pas... importunée ? Aucune approche plus

Dis donc ! Ils ont vite vu à qui ils avaient affaire

Oh ! Je n’en doute pas... Ensuite

Ensuite... Que voulais-tu dire par approche ? Quelque chose comme ça

Non... plutôt comme ça

Ne cédant aucun instant à la nuit, se refusant au sommeil, guettant, redoutant, les premières lueurs de l’aube

Indifférents à ce qui n’est pas eux

Attendant le tout dernier instant pour se lever, se préparer, à la hâte, passant devant Thérèse, l’ignorant totalement

Pour Brice, déjà disparue de son univers, et invisible pour Emmanuelle

Et, enfin, se retrouver sur un quai et regarder un train avancer et leur voler d’autres moments

Sans oser même effleurer le bras de Brice de crainte de ne plus pouvoir s’en séparer, elle est montée dans le wagon, regard brouillé, fixé droit devant elle, sur des marches, une porte ouverte, le sol grisâtre d’un couloir, jusqu'à se laisser tomber sur le premier siège libre rencontré

Et c’est là qu’elle s’est souvenue... Il ne les a pas dits... Elle est debout, prête à courir, à se précipiter... prise de court par le départ, et elle s’accroche à une fenêtre ouverte... Il ne lui a rien dit

Le train s’ébroue, vibre et avance vers une ombre immobile... vers une ombre qui s’anime... qui épouse l’allure lente de la locomotive poussive... mécanique rodée qui ajuste son souffle et excite ses bras métalliques... les active à pousser plus vite sur des rails d’acier ses roues obéissantes... jusqu'à rattraper une silhouette... jusqu'à amener Emmanuelle à hauteur d’une main tendue... d’un visage tourné vers elle... Et elle sourit à deviner un message... à le dessiner sur des lèvres... et se préciser... et elle rit quand Brice court... un peu... pour qu’elle puisse les entendre... à peine... juste assez pour ne pas se tromper... trois mots

A Clermont, elle a retrouvé ses parents, ne leur livrant que l’essentiel, et elle se prépare déjà à repartir et mettre un terme, dans les plus brefs délais, à un maudit engagement. Et elle téléphone à son frère, à Patrick, elle le prie de se libérer, de la rejoindre dans leur café habituel. Elle ne prendra la route qu’après l’avoir rencontré, qu’après lui avoir raconté son bonheur tout neuf

Elle est sur le point de raccrocher quand elle l’entend crier son nom, et elle reprend le combiné, riant d’une dernière plaisanterie

Emma ! Tu es toujours là ? J’ai oublié de te dire... nous avons ouvert tous tes cadeaux... même celui de Brice. Ceux de Brice, il y en avait deux. Monte vite dans ta chambre, je peux te garantir, qu’à savoir comment il te voit, il est fou de toi. Allô. Emmanuelle ? Raccroche, bon sang

Il est là, soigneusement encadré et protégé, et elle se regarde

Son portrait ! Une esquisse au fusain, une simple ébauche, mais parfaite d’être inachevée, ou pour n’exprimer que ce qui est invisible, et dans le coin, juste au-dessus de la signature

« Si je ne t’aimais déjà, il s’en faudrait d’un rien » B.D.O

Sur la coiffeuse, des paquets, défaits, et à part, isolé, un petit coffret. Elle ne se souvient pas, ayant à peine fait attention à ce qu’il lui a remis ce jour-là. Elle revoit l’étui long et rond, pareil aux tubes de carton où elle range ses posters, et qui devait renfermer le dessin suspendu au mur... mais rien d’autre

Elle hésite à l’ouvrir, se décide enfin, et rit... Elle rit à en pleurer devant deux chiens en céramique, copies fidèles de Gus et Flamme. Sur les parois du coffre de bois, Brice a peint l’intérieur de la maison, elle retrouve la cheminée, le canapé, la table, les boiseries qui courent sur les murs

Sous les statuettes inanimées de Gus et Flamme, elle découvre deux étiquettes. « Nous » « t’attendons ». Même à ce moment-là, même avant de se décider à l’enlever, de la ramener avec lui, il avait trouvé le moyen de tout lui dire

Il le savait... bien avant elle, bien avant qu’elle-même en soit consciente

Près de son lit, le téléphone attend, et elle est pressée d’entendre sa voix, de lui dire... Et elle maudit un appareil qui ne fonctionne pas, et celui qui a dû mal le raccrocher... et elle rit encore d’être la responsable, et elle court, se hâte, redescend, rassurée de ne trouver personne au bout de la ligne... de ne pas devoir attendre et elle rit, toujours, à imaginer son frère s’égosiller dans le vide... Et elle tremble en composant un numéro... Bien plus de la percevoir tendre et tellement proche... tout contre elle... La voix de Brice

Emmanuelle, c’est enfin toi

J’ai tout trouvé

Ah ! C’est bien... Tout

Je n’avais rien ouvert... et... toi... toi, tu le savais déjà

Avant toi... Avant ton départ... J’en ai refusé longtemps la certitude... jusqu'à la dernière nuit, pendant que tu dormais dans la chambre voisine de l’atelier, au moment de te laisser sortir de ma vie.

Brice

En fait... je l’ai su dès que ta main s’est posée sur moi... Au Puy. J’ai regretté d’être parti, de ne pas t’avoir suivie, ou... entraînée après moi. Je n’avais qu’une idée, te rechercher, partout, et te retrouver. Tu n’as pas cessé de hanter mon esprit... Je parlais encore de toi, à Doc et à Hervé, quand Flamme nous a alertés. J’ai été heureux comme jamais quand je t’ai reconnue, furieux aussi, ensuite, quand j’ai cru que tu me traquais comme les autres... mais surtout... tellement malheureux... Tu aurais pu suivre Marc dès le premier jour et... je t’ai gardée près de moi

Pourquoi

Par colère... pour te punir de trop de déception

Seulement pour cela

En partie

Et... tu n’as rien dit

J’ignorais si toi aussi... Emmanuelle, c’est venu comme ça, tu sais. Une idée idiote. Une bouteille à la mer, à ton intention, et te laisser le choix. Un message et la liberté d’y répondre ou pas. Tu reviens bientôt

Le plus vite possible. Tu vas voir, à peine le temps de te manquer

C’est trop tard pour cela, tu me manques déjà. Fais attention à toi, promis

Tout ce que tu veux. Je t’aime, tu sais

C’est ce qui me rassure. Va vite, Chérie... je t’attends

classicoofou 02-03-10 12:50 PM

23





Emmanuelle est accoudée à la balustrade qui ceinture la terrasse de sa chambre. De là, elle peut promener son regard sur Chamonix qui se dresse devant elle. Encore quelques photos et elle pourra rentrer. Elle attend Paul, un agréable compagnon, toujours souriant. Il lui a servi de guide tout au long de ces quatre derniers jours. Ils iront retrouver leurs amis, pour une autre nuit de chansons, de musique, de discussions interminables. Demain, ils fileront sur les Cluses, ensuite vers Annecy, pour quelques prises sur le lac, les dernières. Il ne restera qu’a développer les photos et retenir les épreuves à conserver, puis si tout se passe bien, demi-tour vers Brice

Elle l’a appelé tous les jours, lui retraçant son itinéraire, étape après étape. Elle n’a rien gardé pour elle, lui racontant toutes les péripéties de son voyage, les gens qu’elle a rencontrés, la bande de farfelus qui doit assumer un travail assez sérieux. Par le choix des lieux, des mots, des images ils doivent inspirer le désir de traverser la région, et surtout de s’y arrêter. Pas seulement les endroits les plus connus, ceux-là, à son avis ne doivent servir que de repères sur une carte, d’autres méritent autant de curiosité et d’attention, et offrent, en outre, un réel plaisir de découverte

Elle lui a décrit ses marches, épuisantes, sur des sentiers de montagne, et sa chute également, qui a fait rire toute l’équipe, de la regarder dévaler sur les fesses les quelques mètres laborieusement gagnés pour obtenir un meilleur angle de prise, leurs veillées dans des cafés ouverts tard la nuit, les descentes aux flambeaux, celle à laquelle ils ont réussi à l’entraîner, mais sans avouer le désir insensé de le voir surgir près d’elle, pour l’enlever, l’arracher à tout ce qui n’est pas eux, et se perdre avec lui dans la nuit... sans jamais faire allusion à sa solitude, à une tristesse infinie de le savoir loin d’elle. Elle ne veut, pour lui, que dessiner des moments de joie, qu’il n’entende que du rire au bord de ses lèvres

Deux coups à la porte... et un autre encore. C’est Paul ! En route, sa veste, son sac... et un appareil... au cas où quelque chose d’insolite s’offrirait à elle

Ils sont six à les attendre, six à répandre autour d’eux une humeur joyeuse, à secouer de leurs rires une ambiance placide et à chahuter serveurs et serveuses, pas encore débordés, leur faisant promettre de se joindre à eux, plus tard, après leur travail, le temps de boire un verre. Ils ont parfaitement profité des pistes, loin de la cohue, préservés des bousculades, des attentes interminables aux pieds des télésièges et des inconvénients d’un excès d’affluence qu’apporte inévitablement la pleine saison en période de vacances scolaires. Les soirées prennent des allures intimes dans des lieux aux atmosphères feutrées qui invitent à s’y attarder. Tout comme l’accueillante arrière-salle qui leur est réservée, à eux et à d’autres, à tous ceux qui souhaiteraient agrémenter un après-dîner d’un intermède musical devant une flambée, assis sur des poufs ou sur d’épais tapis, autour de quelques tables basses, dans la demi pénombre de lampes aux abat-jour tamisés de voiles colorés

Deux joueurs de guitare ont souligné de leurs accords la quiétude d’un moment de détente, avant de céder la place à un groupe dont l’interprète, une jolie brune, possède un timbre de voix particulier, rauque et envoûtant, assez exceptionnel pour les retenir plus tard que prévu

Par ses gestes et son allure étrange d’ange sombre aux prunelles de lumière, par ses intonations vibrantes et sensuelles, par les mots qu’elle chante et la nostalgique complainte d’amours volés et perdus jamais oubliés, elle ramène Emmanuelle en d’autres lieux, à d’autres bras, au point de ne plus parvenir à contrôler sa peine, de ne plus réussir à la dissimuler sous un sourire. Et elle cherche une cigarette, cache des larmes naissantes dans la fumée du tabac, sans maîtriser pour autant le tremblement de ses doigts, trahissant ainsi son changement d’humeur, incitant Paul, assis à son côté, à se pencher vers elle

Du vague à l’âme

Un peu, mais ce n’est rien, ça va passer. Encore quelques jours, et

Tu vas pouvoir le rejoindre

Oui, c’est long, tu sais

C’est votre première séparation

Nous n’avons pas vraiment eu le temps d’en avoir beaucoup, tout est si nouveau, cela a été tellement... tellement rapide

Ah ! Et c’est pour ça que c’est plus difficile, non

Je ne savais pas que ce le serait autant

Laisse-toi aller, et, si tu as envie de pleurer, je te prête mon épaule

Il passe son bras autour d’elle, l’attire contre lui, et pousse le dévouement jusqu'à lui tendre une serviette de papier, égarée sur la table, éveillant par cela une grimace amusée sur les lèvres d’Emmanuelle, déçu de l’y voir disparaître aussitôt, aussi surpris de l’étonnement qui affleure dans ses yeux, que déconcerté par les vagues d’émotion qui passent sur le visage qui se détache de lui, par l’expression d’abord incrédule, puis inquiète, et enfin rayonnante qu’elle affiche soudain... Jusqu’au petit rire étranglé de larmes contenues qu’elle laisse échapper

Ce n’est pas possible. C’est... je ne peux pas le croire... c’est Brice ! Il est là

Elle se sépare d’une étreinte apaisante, pour se redresser, craintive, devant les yeux fixés sur Paul, sur elle, sous le regard froid et soupçonneux, sans tenter de se relever, sachant que ses jambes ne la porteront pas, n’osant que le geste de tendre une main vers celui qui avance vers eux, qui arrive, s’en saisit, se laisse tomber près d’elle

Bonsoir, chérie. Tu en as fumé beaucoup

Elle perçoit nettement la réserve contenue dans la voix de Brice, révélant les doutes qui s’installent en lui, et elle ne sait comment les dissiper, redoutant un éclat, le devançant d’une pression des doigts sur les siens, la voulant rassurante

Trop, ces derniers jours. Merci d’être venu. Tu vas rester

Juste cette nuit

Seulement ! Pourquoi ne pas m’avoir prévenue

J’ai essayé de te joindre ce matin. Et aussi à midi

Nous ne sommes rentrés qu’en début de soirée

C’est ce que m’a dit la réceptionniste de l’hôtel, c’est elle, également, qui m’a indiqué où te trouver

Elle a bien fait

Vraiment ? Si tu me présentais tes amis

Qui ? Oh, bien sûr ! Voici Paul Denay, le responsable du groupe

Elle connaît bien maintenant la façon qu’il a de plisser les paupières quand quelque chose le gêne ou lui déplaît

Enchanté, Monsieur Denay. J’ai beaucoup entendu parler de vous et j’étais plus qu’impatient de vous rencontrer

Elle est tranquillisée par l’attitude de Paul, qui, aussi bien qu’elle, discerne le cheminement des pensées qui troublent Brice, assez pour comprendre la réaction d’un homme à la vue de la femme qu’il vient retrouver enlacée par un autre que lui. Au fond, il aurait eu la même.

- Paul suffira... je suis ravi de vous voir, et tout autant soulagé

Soulagé ? Pour quel motif

Je crois que vous seul pourrez rendre le goût du bonheur à une certaine personne... De même que vous vous seriez décidé à nous rejoindre plus tôt si la demoiselle en question avait osé le suggérer

Une réponse directe qui désamorce une situation tendue, suffisamment pour que Brice respire plus librement, et, qu’après une courte hésitation, sa poignée de main se fasse presque amicale

Effectivement, je n’aurais pas hésité un seul instant

Heureuse du changement qui s’opère en lui, Emmanuelle achève les présentations sur un ton plus léger, se serre au plus près de lui, dépose un baiser sur la joue blessée, et murmure à son oreille

Tu veux que nous partions

Non, pas spécialement, à moins que tu n’y tiennes, toi... et puis cette fille a un timbre de voix peu commun

Il n’a en rien tenté d’écourter leur réunion, partageant leurs propos, pas pressé de la leur enlever, et leur laissant l’initiative du départ. Ne l’éloignant d’eux que sur le chemin de l’hôtel, séparant ainsi leurs mondes

Tu n’as pas retenu de chambre

Je comptais partager la tienne. Je devais

Oh, non ! Mais mon lit est tout petit, nous y serons à l’étroit

C’est vrai ? Tant mieux. Ce Paul, tu le connais bien

A peine.

Tu en as beaucoup parlé

Tant que cela ? Nous sommes arrivés

Il est très agréable, très sympathique

Et très amusant aussi

Si parfait que cela

L’homme idéal ! Tu es venu jusqu’ici pour t’en assurer

Pour rafraîchir ta mémoire et te rappeler mon existence

Tu as cru que c’était nécessaire

Pendant un moment, du moins assez pour être là. Je peux repartir, si tu le souhaites

Brice, tu es vraiment fâché

Non, plus maintenant. Un nouvel accès de... jalousie. Je suis désolé, mais te surprendre appuyée contre un homme dont tu dis le plus grand bien, n’est pas très indiqué pour m’aider à m’en défaire

Il n’y a rien de trouble entre Paul et moi, nous parlions vraiment de toi, et de ma hâte de te rejoindre. Je ne te mens pas, Brice, j’en suis incapable.

Je sais. Pardonne-moi, j’ai perdu l’habitude d’être totalement confiant. Considère que c’est un reste du passé. Tu sauras être patiente

Oui, mais je ne veux pas me sentir coupable pour un sourire, un geste. Je ne pourrai pas changer, me tenir à distance de tous, devenir une autre. Toi, sauras-tu accepter cela

Je m’y applique. Ta chambre ? C’est laquelle

Au bout du couloir, la dernière porte

Encore si loin

Bien moins que ta montagne de Margeride

Elle le précède, regrettant l’aspect anonyme des lieux, le désordre qui y règne, et ses sacs ouverts, à demi remplis, traces évidentes de son prochain départ

Le matin les a trouvés endormis, elle, blottie contre lui, et lui rasséréné par sa présence, heureux de s’éveiller ensemble, après avoir apaisé leur soif, avec tendresse, se redécouvrant, se rassurant

Pour lui, au point de la confier à un autre, de demander à un homme de veiller sur elle, de l’empêcher de commettre une imprudence, de lui interdire les escalades inutiles. Surtout de la lui renvoyer au plus tôt, de ne pas la retenir une minute de plus que nécessaire

Pour elle, de le regarder partir, sans trop en souffrir, au volant d’un véhicule inconnu. Pas le 4x4 de sa maison des bois, mais un coupé gris, une voiture bien plus rapide, à l’image de son impatience pour la retrouver

Assez pour affronter les jours à venir, le cœur plus léger

aghatha 03-03-10 11:35 PM

passionnant ca roman merci pr vos efforts g aprécié

classicoofou 04-03-10 12:20 PM

24





Emmanuelle n’est qu’à quelques centaines de mètres de l’intersection qui mène à Florensac. A peine une semaine d’écoulée, deux jours depuis Chamonix, Brice ne la sait pas aussi proche, elle ne l’a pas prévenu et elle rit par avance d’imaginer sa réaction. Elle n’a distrait de sa hâte d’arriver que le temps d’embrasser ses parents, de réunir quelques affaires, de décrocher son portrait, et de ramasser le coffret de bois. Les deux objets les plus précieux pour elle, désormais

Elle y est, entame la montée de la route entièrement dégagée, mais trop étroite pour se risquer à augmenter l’allure. Il va se fâcher de sa désobéissance, de ne pas l’attendre au bas du chemin, mais tant pis... si elle l’avait fait, il n’y aurait pas eu de surprise. Elle aborde les derniers virages, et devine déjà la tache de la remise, au bord de la route, entre les arbres. D’autres véhicules stationnent à côté. Elle reconnaît celui qu’il a conduit pour la rejoindre en Haute Savoie, un autre encore avec un écusson des Eaux et Forêts, un troisième enfin. Elle va débouler là-haut en pleine réunion ! Du moins si elle arrive à trouver un endroit où garer le sien. Elle déteste manœuvrer dans la neige... Le faire, tout court, d’ailleurs. Il devrait y avoir partout un emplacement assez grand pour elle et elle ferme les yeux au grincement du pare-chocs qui frotte contre un rocher. Quelle idée, aussi, d’en placer un justement là ! Elle verra plus tard

Ses bagages ? Elle reviendra les prendre, ils ne pourront que la ralentir et elle n’a plus de temps à perdre. Devant elle, Gus et Flamme arrivent, alertés par le bruit du moteur, et ils aboient... Les idiots ! Ils vont la trahir

Il sont déjà sur elle, à sauter, à lui faire mille fêtes

Taisez-vous, je vous adore tous les deux, venez, mais le premier qui grogne, gare à lui

La maison est à portée de voix... encore quelques mètres, et... et lui qui n’en sort pas

Elle se glisse à l’intérieur, en silence, attentive aux bruits qui lui parviennent, et elle hésite aux sons qui s’évadent par la porte entrebâillée de l’atelier, au-delà de laquelle elle n’ose s’aventurer, se souvenant à temps qu’il ne l’y a jamais invitée, jalouse de Gus qui la bouscule et qui, totalement ignorant des scrupules qui, parfois, agitent une âme humaine, s’y faufile sans se poser de question

Et elle sursaute devant l’intensité de la colère qui éclate dans la voix qui gronde le chien, lui intimant l’ordre de quitter les lieux

Et elle recule d’un pas, stupéfaite, de voir Brice apparaître devant elle, ramenant après lui un Gus tout penaud, fermement tiré par le collier, autant effrayée par la rage contenue qui crispe les traits de son visage, que déconcertée par l’incrédulité du regard qu’il pose sur elle, et qui se mue, sans qu’elle puisse deviner pourquoi, en presque désarroi

Emmanuelle ! Seigneur

Derrière lui, dans l’encadrement de la porte entièrement ouverte, elle peut voir les toiles pendues aux murs, et sur toutes... un visage... toujours le même dont elle ne parvient pas à détacher les yeux

Depuis quand es-tu là

Je viens d’arriver... à l’instant. C’est

Ne regarde pas, éloigne-toi, je ne veux pas te mêler à tout ça

A quoi donc

Viens, suis-moi, allons ailleurs

Pourquoi ? Pas de secret entre nous, ni de question sans réponse, tu te souviens

Brice, laissez-la entrer, il ne sert à rien de lui cacher quoi que ce soit, et elle a le droit de savoir... ceci la concerne autant que vous

Le docteur Bonnel ? C’est bien lui qui se tient au centre de la pièce en compagnie de deux hommes qu’elle ne connaît pas

Doc ! Que fait-il ici ? Et, toi, que veux-tu dissimuler

Viens, mais ne t’inquiète de rien

Un baiser du vieil homme, qui la réconforte un peu, tout autant que la lueur amicale qui danse dans un regard d’eau transparente et le sourire bousculant l’or roux d’une barbe embroussaillée au-dessus de la main tendue de l’un des deux inconnus

Emmanuelle, voici Hervé, un ami très cher... je t’ai déjà parlé de lui, je crois

Oui... vous êtes chargé de la protection des bois et de la faune de la région

A peu près... je suis ravi de vous voir totalement rétablie

Et ce monsieur est... inspecteur de police

La police ? A cause de... Quand est-ce arrivé

En dehors des tableaux accrochés aux murs, tous intacts, le sol est jonché de toiles lacérées et maculées de peinture. Une est posée, debout contre le chevalet renversé, dénonçant, par ses blessures béantes, la fureur ou la haine de celui qui s’est acharné sur elle. Un visage déchiqueté et méconnaissable

Pendant que je rendais visite à Doc, hier... Quand je suis rentré, j’ai trouvé l’atelier dans cet état

Pourquoi

Elle s’approche du portrait tailladé, en relève les lambeaux, les rassemble de son mieux

Attends ! Ne touche à rien

Mais... c’est moi ! Brice, qui a pu faire ça

Je ne sais pas, c’est tellement... ce ne peut être que l’acte d’un dément. A leur avis, c’est l’œuvre de Thérèse, pour me punir de l’avoir renvoyée le matin même de ton départ

C’est une sérieuse possibilité... cette femme n’est plus dans son état normal depuis la disparition de... d’Eléonore

Hervé, n’insiste pas là-dessus ! Comment pourrais-je y croire alors que je ne peux pas même l’imaginer ! Après toutes ces années à la côtoyer, cela me paraît inconcevable

Thérèse ? Non, je ne pense pas qu’elle en soit capable, elle est bien trop attachée à tout qui se rattache à cette maison pour agir ainsi

C’est ce qu’il me semble également, mais n’aie aucune crainte, qu’il s’agisse d’elle ou pas, personne ne pourra te faire de mal

A moi ? Pourquoi quelqu’un voudrait-il s’en prendre à moi ? Et je n’ai pas peur, il n’y a aucune raison. Mais, ton travail, Brice... toutes ces heures perdues

J’ai toujours le modèle, c’est le plus important. Viens, suis-moi à côté, je ne veux pas que tu demeures plus longtemps dans cette atmosphère de folie

Il l’a emmenée dans le séjour, où il l’a forcée à s’asseoir

Attends-moi ici, tu y seras mieux, je reviens dans peu de temps

Brice. Je... Tu ne

Un appel... presque une prière dans l’anxiété qui tremble dans sa voix. Il est si indifférent, si loin d’elle, entièrement préoccupé par ce qui s’est produit, et elle ne peut cacher sa détresse, sa soif d’un geste pour elle

Chérie... pardonne-moi, je dois y aller

Oui, je le sais bien, mais

Mais ? Attends, laisse-moi deviner... Est-ce que je t’ai embrassée

Non, pas encore

C’est vrai ? Tu en es sûre

Evidemment ! Et je me demande si tu comptes le faire, un jour ! Autant m’en faire une raison et accepter l’idée de devoir en prendre l’initiative à chaque fois

Là, tu exagères

Tu veux que je te rafraîchisse la mémoire ? Au relais, devant la maison de mes parents, tout le long du retour, et au matin, là sur ce canapé... dois-je continuer

J’ai tout ça à rattraper

A se demander si tu y arriveras un jour ! A moins que

Elle ne peut plus continuer, muselée, bâillonnée

Ça, c’est pour le relais, maintenant, voyons pour la fois suivante

Monsieur D’Orval ? Excusez-moi, mais

Satané inspecteur, à deux pas, qui le distrait, l’oblige à la lâcher

Oui, je viens. Désolé, chérie...mais toi, tu restes là. Ne perds pas le compte

Aucun risque

Elle les regarde s’éloigner, elle voudrait de toutes ses forces ne traverser qu’un nébuleux cauchemar, et s’en éveiller libérée de toute appréhension, et elle frémit de réaliser soudain ce qu’une main inconnue a voulu lui infliger au travers des ravages causés à son image. Et seulement à elle

A l’extérieur, elle entend les chiens... ils aboient, au loin, comme au-devant d’une menace imprécise, et elle ne se sent plus à l’aise dans une pièce trop grande pour sa solitude inquiète... pas même en sécurité malgré la proche présence de Brice... de celle des hommes à portée de voix... Un abri... un endroit où se cacher d’une hostilité bien plus douloureuse pour être invisible... Deux pas, une porte à franchir, une chambre aux volets clos, là où elle espérait qu’il l’entraînerait dès son arrivée... dans une obscurité qu’elle rêvait douce et complice et qui l’accueille hostile et suspecte. Le lit et les jours durant lesquels Brice l’y a maintenue, contre sa volonté... le lit où, depuis, elle a tant aimé se fondre en lui, où il s’est raconté, où il s’est livré à elle, totalement, sans réserve, ne gardant rien de secret

Elle s’est assoupie de trop d’attente, fatiguée de guetter sa voix, son pas, un signe vers elle, de ressasser une foule de questions, ne trouvant de réconfort que dans le sentiment qu’elle éprouve pour un être tourmenté

Des bruits et des aboiements hargneux... Et la porte projetée avec force contre le mur... refermée sans douceur

Des mains brutales qui la saisissent, qui courent sur elle sans ménagement, avec force et exigence, avec avidité, la faisant naître à un élan nouveau, l’initiant à l’urgence d’un désir aussi intense qu’un instinct de vie à satisfaire, une fièvre singulière comme une brûlure à fleur de peau, qui exalte ses sens d’une ivresse qui l’engloutit, qui engourdit son esprit sous des vagues de sensations primitives

J’aime... je t’aime

Des lèvres dures et sauvages qui la bâillonnent et meurtrissent sa bouche, des doigts sans tendresse qui agressent et malmènent, qui blessent, qui se perdent dans sa chevelure, s’y arriment, se ferment poings rageurs sur une contraction qui tétanise le corps pesant sur elle

Chéri... qu’as-tu

Un spasme qui dénonce l’abandon du corps qui se détache d’elle, des doigts qui se délient, des lèvres qui glissent et tremblent contre sa joue, des mains qui la libèrent

Seigneur ! Je ne peux pas

Elle est déjà penchée sur lui, offrande et caresse apaisantes, et frissonne de voir le visage qui se détourne du sien.

Brice

Ne dis rien

Ils sont partis

Mes amis ? Non ! D’autres sont arrivés

D’autres ? Qui

Tes confrères ! La meute est là... dehors... elle attend sa pitance.

Des journalistes ? Ici
Ils sont venus trop tôt ? Quand les attendais-tu

Moi ? Tu penses que c’est moi

Je voudrais pouvoir en douter, mais j’en ai la preuve. Tiens, lis ! Je te félicite, c’est du très bon boulot

Tu crois que... non, c’est absurde

Quoi donc ? Que je connaisse enfin ton véritable visage ou bien que je ne puisse me résoudre à te chasser de ma vie ? Que j’ai peur que tu en sortes alors que je voudrais te haïr, toi, autant que ce que tu représentes... toi et ce que tu es

Je n’y suis pour rien

Sois sincère, au moins une fois

Tu n’as aucune envie de me croire

Je ne souhaite que cela et je ne le peux pas ! Je n’y parviens pas ! Tu ne sais pas combien je t’aime, à en désirer oublier tout le reste

M’aimer alors que tu me condamnes d’avance ! C’est tellement plus facile... Tu as enfin une raison valable de te conforter dans tes doutes, de te réfugier derrière eux, de quoi justifier ton refus devant ce que la vie peut t’apporter d’espoir, de bonheur. Crois-tu te préserver ainsi de toute douleur ou de la moindre déception ? Regarde où nous en sommes pour seulement me refuser ta confiance

Avec Doc, tu étais la seule... et... tout, jusqu’au plus petit fait... tu n’as rien protégé, tu as tout rapporté ! Et ce sont tes photos, les tiennes ! Pourquoi nier encore

Si tu m’aimais autant que ce que tu le dis, je ne devrais pas avoir à le faire

Evidemment ! L’amour aveugle ! Plus pour moi... j’ai assez donné ! Ça suffit maintenant, il n’y a plus rien à ajouter, sinon que... tu peux être satisfaite, tu as gagné... sur toute la ligne

Gagné ! Alors que tu risques de nous détruire, alors que tu m’enlèves l’essentiel !

Vu ce que tu as déjà déboursé pour en arriver là, il ne doit plus te rester grand-chose à perdre. J’espère que ça en valait la peine, j’aurais bien aimé prendre ma part du marché, mais...

Pas toi ! pas comme ça ! Alors à l’instant, tu ne voulais que... c’était pour me punir

Rassure-toi, c’est au-dessus de mes forces

Je n’ai jamais eu peur de toi... pas une fois, et il n’y avait rien que tu aurais dû forcer... tout en moi t’était acquis... et j’aurais aimé jusqu'à ta violence

Tais-toi

Brice

Je t’attends à côté

Tu ne vas pas laisser toute cette horreur nous séparer, tu sais que je peux pardonner... et il n’y a rien à pardonner... tu sais que je peux comprendre, que je peux admettre ta rage... pourvu qu’elle se détourne de moi... tu n’as qu’un mot à dire, un seul, et... Je t’en prie

C’est à un dos, aveugle et sourd, qu’elle a lancé sa peine. Ses mains tremblent en dépliant les feuillets. Deux pages, des textes signés Marc Morel. Marc ? Comment a-t-il appris tout cela ? Des photos ? Les siennes, sans erreur possible. Celles qu’elle a prises des chiens, de la maison, de Brice, des images innocentes, des instants qu’elle a voulu fixer dans le temps, mais pour eux, exclusivement. Une pellicule pas même développée, abandonnée dans un tiroir, qu’elle n’a pas eu le temps de traiter avant son départ, dont elle comptait lui faire la surprise. Là, c’est réussi, au-delà de ses espérances. Et il peut imaginer qu’elle est capable de tant de bassesse, de tricherie, de calculs

C’est une femme furieuse qui le rattrape et qui affronte les quatre hommes.

Un instant, toi Brice, vous Doc, après tous ces jours, vous envisagez sincèrement que je sois la responsable de ceci

Pas moi, petite, mais lui, ce... il est têtu comme une bourrique

Assez, Doc ! Tu connais Marc Morel. C’est celui qui t’accompagnait, je l’ai trouvé ici avec toi et c’est lui qui a signé cet article. Que te faut-il de plus

Du moment que cela te suffit, c’est parfait, Brice, mais j’aurai le fin mot de cette histoire. Il vaut mieux que je parte

Emmanuelle, laissez-lui le temps de se reprendre

Non, Doc. Je me suis trompée, complètement, sur lui et sur moi-même. Regardez-les, dehors, là, tous, à attendre ! Les croyez-vous tellement dangereux ? Ils font leur boulot, sans plus... C’est peut-être le prix de la célébrité et nul n’est contraint de s’en acquitter... Le mieux, c’est de les affronter, de leur donner l’illusion qu’ils vont obtenir ce qu’ils cherchent

Brice est près d’elle, la retient par le bras, pâle de colère

Emmanuelle, il n’est pas question que tu sortes d’ici

Crois-tu pouvoir me retenir ? Qu’espères-tu m’interdire ? Tu vas voir, je vais t’en débarrasser, au moins pour un temps. Un sourire et deux photos... quelques mots et ils partiraient mais c’est trop te demander, n’est-ce pas ! Tu préfères te cacher, derrière tes murs, ta cicatrice et tes certitudes mal fondées... Continue à rejeter la vie, elle finira bien par t’oublier, un jour ou l’autre. Doc, accompagnez-moi, voulez-vous, j’ai besoin d’un autre personnage dans cette comédie

Un mouvement sec pour se libérer, deux pas en avant, encore quelques-uns pour se retrouver au-delà de la porte, aussitôt entourée

Messieurs, du calme, nous avons tout notre temps, vous êtes arrivés trop tard, l’oiseau s’est envolé. Je vous présente le Docteur Bonnel, un ami très proche. A bientôt Doc, occupez-vous bien des chiens pendant son absence

Rire clair, regard espiègle, un baiser sur la vieille joue ridée, un autre signe de la main. Déjà à s’éloigner, les entraînant après elle, à peine ralentie par eux

Un bruit court à propos d’une romance entre vous et Brice d’Orval

J’ai vu ! Et je regrette que Marc Morel ne m’ait pas contactée avant de faire paraître son article

Emmanuelle, tu nies avoir une liaison avec

Fred ! Tu es là ! Le monde est petit... tu es bien placé pour savoir que je ne suis pas accessible à ce genre de situation...

Je ne suis pas célèbre

Mais tu es hyper séduisant... ça devrait compenser, non ? Comment vas-tu ? Je suis *******e de te voir

Très bien. Alors, rien de rien ? C’est la pure vérité

Hélas ! Tu es déçu

Pas du tout, ça me laisse toutes mes chances. Et pour sa peinture, où en est-il

Je peux dire, sans me tromper, ni trahir un secret d’état, qu’il a repris ses pinceaux

Toujours le même style ? Ou bien y a-t-il une évolution ? Prépare-t-il une exposition

Tu m’en demandes trop, nous ne nous connaissons pas suffisamment pour qu’il se soit laissé aller à se confier à ce sujet. Il y a quelques jours, j’ai eu un accident, près d’ici, et il s’est occupé de moi avec le Docteur Bonnel, et depuis nous... nous sommes devenus amis... sans plus

Mademoiselle, alors il n’est plus question de mariage ni de

Derrière la vitre, Brice la voit trébucher, s’accrocher au premier bras à sa portée, il note l’ébauche d’un geste pour se tourner vers la façade de la maison, retenu, contrôlé

Je n’ai pas lu l’article dans son intégralité... Marc en a vraiment autant écrit ? Seigneur ! Je tiens trop à mon indépendance pour envisager m’enchaîner à ce point

Il se terre toujours

Comme vous y allez ! Il était à Chamonix, il y a deux jours. Devait-il vous en informer ? Et je peux vous assurer que, dans la salle du restaurant, à la vue de chacun et sans user d’un pseudonyme, il n’avait pas du tout l’attitude de quelqu’un qui se cache

Vous y étiez avec lui

Et avec d’autres amis

Tu as un moment à m’accorder

Volontiers, Fred... mais seulement pour parler du bon vieux temps

C’est bien ainsi que je l’entendais

Alors, à Grandrieu, dans dix minutes

C’est parfait, j’y vais et je t’attends... A tout de suite ! Allez, les gars, on remballe

Mademoiselle

C’est assez, il n’y a rien de plus à dire... et j’ai beaucoup de choses à faire. Je vous laisse et n’ennuyez pas le vieux Doc, il a le cœur malade. S’il devait souffrir d’un harcèlement quelconque, je vous en tiendrais tous pour responsables

Elle est trop éloignée pour que Brice puisse entendre la suite... sinon la voir accélérer le pas jusqu'à se perdre entre les arbres. Quant à ceux qui s’attardent, il les observe, totalement invisible derrière les rideaux tirés, hésiter un peu, discuter entre eux, puis ramasser leurs affaires, et il recule instinctivement devant leurs objectifs braqués vers lui pour quelques photos de la maison avant de se disperser en direction de la route

Doc secoue tristement la tête

Brice, vous avez eu tort

Hervé et l’inspecteur se tiennent près de ce dernier et regardent les lieux se déserter

Elle a bien joué, ils partent. Je crois que nous ferions mieux de les suivre. Au moins pour nous assurer qu’il n’en reste aucun, et qu’ils n’ennuient pas cette jeune femme plus bas. Brice, nous vous laissons... Elle a eu beaucoup de cran, vous savez

Sans doute, Hervé, je vous remercie d’être venu jusqu’ici. Et vous, inspecteur, je compte sur vous pour garder à l’affaire toute la discrétion voulue

Nous ferons de notre mieux, malgré ces incidents. Je suis désolé, Monsieur D’Orval. Dès que possible, je vous tiens au courant. A bientôt

Le calme est revenu. Le silence d’une maison vide... le silence de la solitude. Doc est malheureux, Brice le sent bien, et tourmenté surtout, bien trop pour un homme dans son état

Allons, Doc, vous n’allez pas vous laisser abattre maintenant

Ce n’est pas elle, Brice. Vous avez commis là une énorme erreur

Je ne sais plus, je n’arrive plus à réfléchir. L’avenir nous le dira

Déjà détaché d’elle ? De retour dans vos zones oubliées ? Elle a eu raison de vous fuir, vous n’êtes pas digne d’elle. Vous ne la méritez pas. Trop bien pour ma fille, pas assez pour Emmanuelle

Doc ! Que savez-vous de ce que je ressens en ce moment

Rien de bien profond puisque vous l’avez laissée partir

Je ne le voulais pas... elle en a pris, seule, la décision

J’en aurais fait autant. Vous n’avez rien lu de cet article

Vous oubliez que j’ai vécu tout cela... Et j’en ai déchiffré suffisamment pour savoir qu’il ne peut rien m’apprendre de nouveau

Tout ce qu’Emmanuelle sait, de qui le tient-elle

De moi, sans erreur possible. Tout. Sans rien taire

Alors elle devrait ignorer un fait qui est dénoncé dans ces lignes... lisez, et pardonnez-vous si vous le pouvez

De quoi parlez-vous

Lisez et vous saurez... Un détail vous a échappé. Thérèse était au courant... et moi-même... je le tenais de ma fille... d’Eléonore... Je ne vous ai rien avoué, parce que, après sa mort, je n’ai pas voulu salir sa mémoire, ni vous peiner davantage... Je vous demande pardon pour cela. Si je l’avais fait avant, vous en seriez sans doute libéré depuis longtemps

classicoofou 04-03-10 12:27 PM

25







Le trou est profond, assez pour ce à quoi il est destiné

Brice en retire la pioche et la pelle et y jette des brindilles et du papier froissé, les feuilles d’un maudit journal, cause du cauchemar des dernières heures

Maudit ? Pas vraiment, grâce à lui, il sait ce qu’il veut, où il en est. Pas encore comment recoller les morceaux de sa vie, mais, prêt à tout pour cela

Quelques pas jusqu'à la maison, d’où il ramène un seau rempli de braises ardentes qu’il déverse à l’intérieur de la fosse, et il attend qu’elles se raniment, avant d’y ajouter, peu à peu, du petit-bois puis de grosses bûches. Il alimente un feu énorme, aux proportions de la délivrance qu’il en attend avant de se hâter vers l’atelier d’où il ressort les bras chargés d’images du passé

Debout, à la limite même du brasier qui ordonne ses forces en crachant une fumée rougeoyante et parfumée de cendres incandescentes et de résine fondue vers un ciel limpide, Brice observe les flammes danser et se mêler, puis, d’un geste lent, il tend une toile vers leur avidité destructrice

Une... qui se tord, qui fond, qui disparaît dans le flamboiement de couleurs dissoutes d’un arc-en-ciel inconvenant de trop de merveilleux pour l’occasion... Une autre... et encore une

Non, vous n’avez pas le droit de faire ça

Sous l’emprise d’une fièvre étrange, sur le point de lâcher une nouvelle toile au-dessus du feu, il n’entend pas le cri qui jaillit derrière lui, et il sursaute aux mains qui le retiennent, qui l’éloignent de la chaleur

Et il regarde Thérèse, surpris du désespoir sans nom qui déforme son visage, étonné par ses yeux d’hallucinée, peinant à comprendre l’anxiété qui fait trembler sa voix

Il ne faut pas lui faire encore du mal

Du mal ? A qui

C’est ma toute petite... ma jolie poupée

Allez-vous-en, tout ceci ne vous concerne pas

Monsieur, ne la détruisez pas

Eléonore ? Où la voyez-vous ? Certainement pas dans ces portraits... Cette femme, ces yeux, ces sourires, ils n’ont jamais existé. Vous le savez bien, vous, qu’elle ne ressemblait en rien à ce que je voyais en elle

Vous n’avez jamais rien compris

Qui l’aurait pu

Vous n’avez pas su la rendre heureuse

Elle a su l’être avec un autre... Qui était-il ? De qui portait-elle l’enfant

Le... le bébé... c’était le... le vôtre

Doc connaît la vérité, Thérèse

Et c’est pour cela que vous l’avez tuée

Moi ? C’était un accident. Je ne veux y voir qu’un accident et rien de plus... Mais à cause de vous, de tous vos secrets, j’ai blessé quelqu’un de bien plus précieux

Cette intrigante ? Vous ne savez rien sur elle... mais ce n’est pas fini... je lui ferai payer ce qu’elle lui a fait

Ne vous approchez pas d’Emmanuelle, jamais, ou je saurai vous le faire regretter. L’atelier... c’est votre œuvre, n’est-ce pas

Je devais en chasser cette fille... vous ne pensiez plus qu’à elle... elle prenait sa place

Et l’article ? Vous encore

L’article

Comment avez-vous fait ? D’où connaissez-vous ce Morel

J’ai trouvé sa carte dans l’agenda de cette petite sotte ! Avec des rouleaux de photos. Je parie qu’elle ne vous a rien dit sur son métier, vous voyez bien qu’elle vous a manipulé... mais j’étais là et je l’ai eue... Je nous en ai débarrassé... Et Eléonore peut dormir tranquille...

Tranquille

Elle sait que je veille, alors que tout le monde l’oublie, même son père. Mais tout est rentré dans l’ordre, maintenant c’est fini

Que peut-elle comprendre au désespoir d’un vieil homme ! Il est plus riche de souvenirs qu’elle ne le sera jamais, pour n’en avoir conservé que les meilleurs. Fini ? Quoi donc

Je reprendrai mon travail dès demain matin

Que croit-elle, enlisée dans les brumes de son esprit fragile? Que rien ne s’est passé ? Que la vie va continuer comme autrefois... comme avant Emmanuelle ? Brice est incapable d’un mouvement de pitié envers celle qui se tient, hagarde, devant lui, trop préoccupé par l’éventualité qu’elle puisse faire pire encore... cherchant le moyen de la tenir à distance de son existence

Il est inutile de revenir... Je ne veux plus vous voir, vous allez disparaître de ma vie, de ce qu’il en reste... M’avez vous bien compris

Vous avez besoin de moi

De vous ! Vous êtes malade, Thérèse, de trop de haine... et c’est pour cela que je ne vous dénoncerai pas, mais si vous croisez encore ma route... si vous tentez quoi que ce soit contre Emmanuelle, je n’hésiterai plus... et je suis résolu à vous faire enfermer, si besoin en était. Suis-je assez clair ? Adieu, Thérèse

Il lui tourne le dos, déterminé à poursuivre son œuvre de purification jusqu’au bout... il ne laissera rien... rien de ce qu’Eléonore a choisi... Il va vider la maison de tout ce qui lui a appartenu

Il a déjà donné les appels nécessaires à cet effet, et quelqu’un doit venir, dans le courant de la mâtinée, enlever jusqu’au dernier objet qui se rattache à elle. Les dernières toiles... Il a également contacté un décorateur pour transformer la chambre qui était la sienne... Elles n’en finissent plus de se consumer... Il n’a aucune idée de ce qu’il pourrait en faire tant l’envie de la murer, de la condamner à tout jamais est forte en lui... A moins de faire appel à un architecte, de modifier la maison elle-même, de repenser les pièces et les reconstruire, toutes sauf une... C’est fini... il ne reste que des cendres... Sauf sa chambre à lui, celle qui garde encore un parfum qui l’obsède... En faire le cœur d’un univers tout neuf et inviter Emmanuelle à le partager avec lui... Il va laisser le feu mourir de lui-même, et il aime regarder les flammes perdre de leur virulence... comme l’amertume qui a empoisonné son âme

Quand tout sera achevé... Elle va pardonner, elle va revenir... Elle est de celles qui pardonnent... dès qu’elle saura... sans qu’il ait besoin de se justifier... parce qu’elle le connaît mieux que personne, qu’elle seule peut le comprendre

Brice, tu es fou ! Tu vas déclencher une alerte incendie

Hervé, qui court vers lui, suivi de trois hommes... il n’a rien vu, rien entendu

Pas en cette saison, et puis c’est un feu de joie... auquel je t’invite à participer... qu’en dis-tu

Que tu ferais bien de te calmer, mon vieux

Ils se regardent, surpris d’un tutoiement inusité entre eux, après des années d’une amitié solide qui s’en était dispensé jusqu'à lors... et ils rient au même instant

Aucun risque que tu me verbalises... cela t’est interdit par le règlement des gens heureux. Et tu arrives juste à point... Messieurs, suivez le guide, vous videz tout, sans rien laisser, pas même une épingle à cheveux, et dans les deux pièces, ne laissons rien au hasard. Mais, tout d’abord, une bonne tasse de café avant de nous mettre à l’ouvrage

La cuisine... Là aussi, peut-être que... il regarde autour de lui, rassuré de n’y retrouver rien qui lui rappelle Eléonore... Sinon un rire, une espièglerie... Seulement Emmanuelle

Il revit leur premier matin, il la revoit relevant ses cheveux, et... il ne veut plus d’un autre jour sans elle... et il sursaute à un bruit de verre brisé

Hé ! Fais attention... tu as l’intention de ne rien laisser intact sous ton toit

L’essentiel, il faut que je retrouve l’essentiel

Tu vas transformer les deux chambres du fond

Tout, je vais tout changer... Tu m’excuseras, un appel à donner. Tu sais comment te servir de cette cafetière ? J’en ai pour deux minutes

Il ne peut plus attendre, il doit la ramener, il veut l’entendre rire, il veut respirer son bonheur... c’est à elle de décider ce que doit devenir leur maison, il veut vivre dans un décor qui lui ressemble, qui soit elle, partout, dans le moindre détail... elle le dessinera et il le réalisera pour elle, seulement pour eux

Pourquoi tarde-t-elle autant à lui répondre ! Trop de sonneries... il est presque déçu qu’elle ne devine pas qui appelle... il le fait avec tant d’espoir qu’il lui semble qu’elle devrait le ressentir... même de si loin... même de trop loin... et... elle a décroché

Chérie

Allô, madame Davrey à l’appareil

Yvette ? Excusez-moi... c’est moi... Brice... j’espérais tellement qu’Emmanuelle... Puis-je lui parler... dites-lui que

Brice, je suis navrée, elle n’est pas là, plus depuis ce matin très tôt. Je ne veux pas me montrer indiscrète mais... que s’est il passé entre vous

Partie... Que vous a-t-elle dit

Rien, c’est ce qui m’inquiète... Elle nous est revenue abattue et profondément bouleversée... Mais elle n’a rien voulu nous dire, sinon, qu’elle et vous, c’était terminé, que cela appartenait au passé

Et puis

Elle s’est enfermée dans sa chambre. Mais ce matin, elle était comme d’habitude... en apparence du moins

Je vais tout réparer, je sais comment le faire... Vous ne savez pas où elle se trouve en ce moment

Elle a dit qu’elle devait passer chez elle, mais juste le temps de faire ses bagages et

Ses bagages

Oui... Elle nous quitte, mais je ne sais pas pour où... Elle a parlé d’une proposition qu’elle devait étudier... sans plus de précision... Il va nous falloir attendre, à nous aussi. Ou alors, voyez Patrick, ils sont très proches tous les deux, il est peut-être mieux informé que moi... et il saura quoi faire, je vous donne son numéro, attendez

Elle lui échappe, il le sait, il le sent. Il a mis trop de temps pour se décider à se faire pardonner. Il note les chiffres que lui dicte la mère d’Emmanuelle, sent le reproche dans sa voix

Je ne veux vous obliger à rien mais... mais, entre vous, est-ce si grave

Oui... j’en ai peur... et je suis le seul coupable. Je l’aime, vous savez, au point que, sans elle, le reste... Je vous remercie, pour tout

Encore quelques secondes de patience, il va bien finir par lui parler

Patrick ? C’est Brice

Il redoutait le silence qui l’accueille à l’autre bout de la ligne, et il a peur d’entendre l’homme, en qui il a placé tous ses espoirs, mettre fin très vite à la communication

Ne coupez pas, pas encore, laissez-moi une chance. Je dois la retrouver

Elle n’y tient peut-être pas

Je peux l’admettre d’autant plus aisément que je suis seul à savoir comment je l’ai traitée, mais... je dois essayer

Ecoutez... Elle doit me rappeler... dans la journée, je lui dirai que vous m’avez contacté. Elle décidera, je ne peux rien faire de plus

Comment est-elle

Egale à elle-même, dans la douleur comme dans la joie... Vous nous avez permis de le découvrir, mais je m’en serais passé

Patrick... sans elle, ma vie n’a plus aucun sens

J’en suis navré pour vous, mais c’est d’elle seulement dont je me préoccupe. J’aurais voulu la protéger, lui éviter de souffrir

Je... si elle revenait, si je pouvais lui parler, quelques secondes, et tout lui rendre... Elle et moi, c’est... ne vous méprenez pas, cela n’a rien à voir avec une aventure banale... ni pour elle, ni pour moi. Dès cet instant... nous allons nous attendre, l’un l’autre, et nous regretter

A plus tard, Brice. Je vous tiendrai au courant

Patrick

Je vous le promets. A bientôt

Le silence, et, au bout, à peine l’ébauche d’un espoir. Il devra se *******er de cela

Autant terminer ici, préparer les lieux à ce qu’elle souhaitera qu’ils deviennent, pour eux

Après ? Il sera bien temps de voir

Abandonner

Non, jamais

classicoofou 04-03-10 12:31 PM

26





Brice a attendu, patiemment, toute une longue journée, traînant sa solitude au hasard de pièces vides, soulagé de pouvoir y pénétrer, de ne plus rien y ressentir qui le ramène en arrière

Toute une longue nuit, tressaillant au moindre bruit, espérant l’invraisemblable, de trop désirer la voir revenir, jusqu'à imaginer la sonnerie du téléphone ou un bruit de moteur

Et encore, devant la baie de la cuisine, tenant entre ses doigts une tige de métal doré, de celles qu’elle utilise pour retenir ses cheveux

Pas de nouvelle et, malgré sa promesse, aucun signe de Patrick. A moins que ce dernier ne fasse qu’obéir aux consignes qu’Emmanuelle lui aurait données. Il ne veut pas le penser... Pas elle ! Elle est incapable de le punir ainsi

Le punir ? Il mérite davantage encore. Et lui, fou, de s’accrocher à l’idée d’un pardon acquis d’avance

Elle s’est battue, pas à pas, toujours sincère, gagnant chaque parcelle de confiance, sans tricher, ne lui cachant rien de ses attitudes avec les autres, se refusant à jouer un rôle près d’eux, pour le rassurer, lui. Même en sa présence

Egale à elle-même ? En tout, avec tous. Combien de temps peut-on se battre contre des moulins à vent avant d’en être finalement découragé

Il est son moulin, sa bataille sans fin. Il voudrait lui offrir sa défaite, totale, sa reddition, complète, sans retour en arrière possible. Et se sentir là, impuissant

Quelqu’un approche. Mais ce n’est pas elle

Un homme ? Trop éloigné pour reconnaître une silhouette imprécise, et Brice recule, se dissimule

Encore un journaliste sans doute, un retardataire, ou un moins crédule que les autres

Et pourtant... un quelque chose... un geste... qui lui est familier... celui de passer des doigts dans une chevelure, pour en rejeter les mèches en arrière... Le même qu’Emmanuelle

Un homme assez proche pour mettre un nom sur son visage, assez pour qu’il se décide à quitter son point d’observation, pour qu’il avance à sa rencontre et pour qu’il tende une main en signe de bienvenue

Bonjour, Patrick. Vous m’arrivez de très loin ! Je devine que ce que vous avez à me dire est pénible, assez, du moins, pour ne pas me l’asséner à distance

Je suis désolé, Brice

J’avoue que... je m’y attendais

J’ai préféré vous parler face-à-face

Elle ne veut plus rien savoir de moi

Elle m’a prié de vous renvoyer ceci par la poste, avec cette lettre

Alors vous avez pris le parti de jouer le rôle du facteur.

Il m’a semblé que je vous devais bien cela

Et... aucun message autre que

Rien de plus... Je crois que, vous et moi, nous aurions dû avoir, dès le départ, une conversation... Cela vous aurait permis d’éviter une grosse erreur.

Elle vous a raconté. Tout

Je le pense. Jusqu’ici, elle n’a eu aucun secret pour moi. Asseyons-nous là, le paysage est splendide

Ils s’installent, à l’extérieur, sur le tas de bois, devant la baie de la cuisine. Un temps. Avant que Brice ne reprenne

Même comment j’ai voulu la blesser

Vous l’avez accusée de trahison et vous l’avez laissée partir, c’est bien suffisant, non ! Plus encore ? Brice, que lui avez-vous fait

J’ai failli me conduire, avec elle, de la pire manière qui soit avec une femme

Vous ! Je devrais vous démolir

Allez-y... je ne me défendrai pas

Si ce n’était pour elle

Elle, elle m’a déjà pardonné... mais il fallait que je le dise, à vous surtout... pour être en paix avec moi-même

Tenez, voici ce que je devais vous envoyer

Avez-vous connaissance de ce qu’elle écrit dans cette lettre

Non... Brice, je suis ici pour... je tenais à vous conter une petite histoire. Vous vous souvenez de Joanna

Joanna

L’épouse de Richard. A l’occasion, demandez-lui de vous chanter un petit air, vous verrez qu’elle possède un timbre de voix magnifique. Moi, je le trouve exceptionnel, et sans aucun parti pris. Elle nous vient d’Angleterre où elle est assez connue, pour son talent, mais également par... comment dire... par quelques fredaines. Que je n’ai pas à vous dévoiler mais plutôt gênantes, suffisamment du moins pour l’avoir contrainte à se réfugier en France

Je ne vois pas ce que cela vient faire entre Emmanuelle et moi, et... je suis désolé, Patrick... continuez

Vous allez comprendre où je veux en venir. Elle a essayé de refaire un semblant de carrière dans notre pays, puis elle a rencontré Richard. Ils se sont aimés, ils se sont fiancés, et, un bonheur ne venant jamais seul, le succès lui a fait signe. Elle est devenue, tout comme vous, quelqu’un à poursuivre, à espionner et à exhiber. Alors ils se sont cachés, ou ils ont essayé de le faire, tant bien que mal, sans y parvenir vraiment... Un jour, quelqu’un à ramené d’outre-Manche, les bribes d’un passé pas très plaisant mais assez croustillant, et, l’intérêt de quelques-uns justifiant l’indélicatesse de certains

Je commence à entrevoir de quoi il est question

Pas encore... La situation s’est envenimée au point de menacer leur amour. Pas celui de Richard, il n’est pas de cette trempe... mais pour Joanna... nous l’avons vue se refermer chaque jour davantage sur elle-même, troublée, effrayée, fuyant chacun, ne supportant plus rien jusqu'à... Emmanuelle l’a retrouvée à temps

Elle ? Cela a dû être très dur

Ça l’a mise surtout dans une rage folle ! C’est arrivé... il y a un peu plus de trois ans maintenant. Les choses se sont calmées depuis, mais cela ne s’est pas fait tout seul... Je vous ai dit un jour, qu’Emmanuelle n’avait aucune faiblesse, ce n’était pas un mot en l’air, il vaut mieux, dans certains cas, ne pas l’avoir contre soi

Qu’a-t-elle pu faire

Ce n’est pas un secret, et rien dont elle aurait à rougir. Il vous suffira de consulter une certaine presse de l’époque. Une jolie série de photos, qui en a fait rire beaucoup, mais pas tous... quelques-uns ont eu un peu de mal à s’en remettre. Mais je crois qu’ils ont pleinement ressenti ce que peut éprouver celui qui est traqué et harcelé... Personne n’aime particulièrement voir étalés au grand jour, ses petits travers, certains penchants, certaines attitudes gênantes, ou, eux-mêmes, carrément exhibés dans une situation autant embarrassante que compromettante

Elle est allée jusque-là

Vous semblez bien mal connaître celle que vous dites tant aimer... Elle est capable de tout pour protéger ceux qui gravitent dans son univers. Rassurez-vous, cela s’est déroulé en finesse, sans la moindre vulgarité... un peu comme une gosse qui fait des blagues tout en invitant ses victimes à en rire avec elle... elle est assez espiègle quelquefois

Je sais

Jamais elle n’aurait dévoilé quoi que ce soit vous concernant sans votre consentement, elle s’exposerait au pire plutôt que de livrer un seul de vos secrets. Si vous aviez su cela avant, vous n’en seriez pas là aujourd’hui. J’ai senti le doute en vous, dès notre rencontre, et votre peur des indiscrétions, j’aurais dû prendre le temps de vous montrer ce que nous sommes, ce qu’elle est et je m’en veux de ne pas l’avoir fait. Pour cela également, j’ai le sentiment de vous devoir quelque chose, et d’avoir failli à mon rôle de frère aîné

Entrez, un moment, nous avons encore à nous dire, beaucoup

Non, désolé, Brice, Un taxi m’attend, le chauffeur doit d’ailleurs se demander où je me suis perdu. J’ai un train dans... dans une demi heure. Juste le temps d’y aller. Elle m’a appelé de chez un certain Paul Denay. Je vous contacterai demain, dès que je lui aurai parlé

Paul ? Je le connais. Merci, Patrick, elle est tout pour moi, vous le savez

Sans cela je ne serais pas là, je l’aiderais à vous oublier et je ne chercherais pas le moyen de vous réunir. Nous verrons bien. Adieu, Brice

Adieu ? Non, à bientôt

Entre les mains, le tube, qu’il reconnaît. Le coffret également

La lettre lui brûle les doigts. Là-bas, Patrick est invisible.

Déchirer l’enveloppe, l’ouvrir et

Brice

Si tu lis ces lignes c’est que Patrick t’aura fait suivre les derniers objets qui peuvent me rattacher encore à toi, à ton souvenir

Le tableau t’appartient, le coffret aussi. A toi d’en faire ce que bon te semble. J’ai conservé les miniatures de Flamme et Gus, sans doute les deux seuls êtres sincères à courir dans tes bois de Margeride, confiants d’instinct, vrais, sans partage

Je sais que tu me cherches... mais... je ne peux pas. Je ne veux plus devoir t’affronter. J’ai vu Marc Morel, il ne sait d’où lui viennent les feuillets qu’il a reçus par courrier. Il a reconnu mes photos, il a sincèrement cru que tout venait de moi. Même ainsi, je ne peux me défendre. Je voudrais ne pas avoir à le faire, je n’ai plus vraiment envie de le faire. Vois-tu, de toi, j’aurais cru même l’invraisemblable, simplement de te l’entendre dire. Je suis malade, malade d’un manque... malade de ce que je n’ai plus... Mais ça passera... il faudra bien que ça passe

Je vais partir... bientôt, et c’est bien comme ça... Je viens de signer un contrat qui va m’entraîner hors de France, durant deux, trois mois, davantage peut-être, au moins jusqu'à ce que la douleur s’estompe... Je m’en vais loin, très loin, vers des terres inconnues. Je les veux vraiment nouvelles, tu sais... pour que rien ne m’y parle de toi

Ne te fais aucun reproche, ce n’est pas une fuite... Seulement une proposition de Paul Denay, un projet intéressant dont je voulais te parler, pour lequel il me fallait ton avis avant de me décider... Ce n’est pas un travail... c’est la photo comme je l’aime... comme je la conçois... Et tu aurais sans doute compris et accepté... tu m’y aurais poussée et moi... moi, j’aurais peut-être trouvé la force de... Dis-toi, pour ne rien regretter, que je l’aurais fait malgré tout

Même si j’ai mal de te laisser derrière moi... Oublie-moi... Il faut m’oublier...

Emmanuelle



Elle est partie et il l’a perdue. Complètement ? Il saura bien attendre, tout réapprendre pour elle et devenir ce qu’elle veut qu’il soit. Idiot ! A se tromper encore... Redevenir lui-même, rien de plus

classicoofou 04-03-10 12:36 PM

27







Emmanuelle ? C’est vraiment toi ! D’où appelles-tu

De tout près, mais modère ton enthousiasme, je n’ai pas le temps de passer vous voir... à peine celui de récupérer mon visa

Ton visa ? Tu t’envoles pour où

Ça ne va pas te plaire... pour l’Australie... Tout le monde va bien

Oui, comme d’habitude. Cela fait deux mois que tu nous manques. Alors, après le froid de la Scandinavie, les terres humides des Pays-Bas, les vertes régions d’Irlande, c’est au tour de l’Australie ? Où exactement

Adélaide, Melbourne, Sydney pour le plaisir, ensuite le centre et le nord du pays, jusqu’au Golfe de Carpentarie, puis la région de Kimberley. Un tour complet, et une échappée dans le désert si Paul est d’accord. Mais tu me connais, quand j’ai une idée en tête.... il me suivra

Longtemps



Emma, réponds... Combien de temps encore

Trois mois, Patrick. Deux mois sur place au moins, ensuite nous envisageons une escapade en Nouvelle-Zélande. Je suis navrée, tu sais, mais j’aime tellement ce que je fais en ce moment. Tu m’en veux

Est-ce que cela te ferait revenir ? Comptes-tu le faire un jour

Idiot, évidemment

Pour de bon

Je ne sais pas. C’est... c’est trop tôt. Paul m’appelle, il est dans un taxi, je vais lui coûter une fortune. Je vous embrasse tous. Tu reçois bien mes lettres

Toutes, il n’en manque aucune. Emma, ne tarde plus trop

Pat... Il faut que j’y aille, je t’écrirai. Je t’aime

Attends, encore deux secondes, quelqu’un est avec moi en ce moment et... il aimerait te parler

Qui ? Richard, papa

Non, Emmanuelle, il ne s’agit pas d’eux

Avec toi ? Il.. il est là... si près

Je t’en prie

Patrick, ne me fais pas ça... Pas toi... Dis-lui

Parle-lui, juste deux mots... Il t’attend... il ne fait que t’attendre

Il ne faut pas... Je ne veux pas. Demande-lui de... de m’oublie

Emmanuelle ! Allô ! Emma

Devant la fenêtre ouverte sur le soleil, jaillissant du cœur paisible du jardin, un envol de pigeons effarouchés par des cris d’enfant... ombre d’une fuite jumelle, ailleurs, sous un même ciel, vers un autre espace

Des rires qui ricochent sur la muraille indifférente d’un silence tendu, sans même une griffure, une joie sereine qui s’effiloche sur les débris d’un rêve inattendu et insensé, une innocence éphémère qui recule sous les vagues d’une déception ourlée d’amertume, des courses et des jeux, invisibles et impuissants à distraire deux hommes... Des images de vie, indécentes de trop d’insouciance face à des mirages, fragiles de trop d’espérance

Je suis désolé, Brice

Il ne fallait pas lui parler de moi, pas ainsi, sans qu’elle s’y soit préparée... Vous n’avez pu que l’attrister

Et vous aussi... Et pourtant, après toutes ces semaines

Le temps n’y fera rien... Combien encore, trois, quatre mois ? Avec Paul Denay

Vous le connaissez, je crois

Oui, un type bien. Très bien même. Elle est entre de bonnes mains. Vous n’avez pas à vous inquiéter à son sujet, pas pour sa sécurité du moins. Il est amoureux d’elle, le saviez-vous ?

Vous êtes jaloux de lui, Brice ? Pensez-vous qu’elle pourrait se tourner vers lui

Non, tout ça c’est fini... S’il gagne son cœur, je m’inclinerai, mais rien n’est dit là-dessus. Et puis, je n’y crois pas. Elle et moi... je ne peux nous concevoir l’un sans l’autre. Seulement...

Seulement

Il va me falloir apprendre à patienter encore. Un risque à courir, peut-être, mais un délai qui me donne toute latitude pour ce que je vais faire

Toujours pour demain

Oui. Je vous remercie de vous occuper de Gus et Flamme. Pas de problème avec Sam

Vous aurez de la chance s’il consent à vous les rendre. Je viendrai aux nouvelles

Ce n’est pas la peine, l’endroit n’est pas agréable et je n’y resterai pas assez longtemps pour m’ennuyer.. De plus, Doc me tiendra compagnie. Je vous laisse, Patrick, merci pour ces lettres, j’en prendrai soin

Comptez sur les prochaines. Vous voyez, elle y parle sans cesse de vous, sans rancune et avec beaucoup de tendresse. Si elle venait à apprendre que vous les lisez, elle m’étranglerait.

Je ne saurai jamais vous rendre tout cela

Si demain le veut ainsi, la voir heureuse suffira. A bientôt, Brice

Ils ont suivi son voyage, image après image

Ils sont partis à quatre pour une espèce de reportage en photos sur des endroits insolites de la planète... Un autre regard, deux pages dans une revue, et un livre au bout... Un long périple, qui peut durer bien davantage que prévu à leur départ, qui peut les emmener plus loin qu’ils ne le pensaient, chaque découverte leur faisant espérer la suivante plus belle encore... Après l’Australie... ce sera peut-être l’Inde ou le Japon... Avec ou sans Emmanuelle ? Rien n’est décidé. Elle a déjà bouclé quatre chapitres alors qu’elle comptait ne participer qu’aux deux premiers, dans l’unique but de prendre un peu de recul, et de reconstituer ses forces pour affronter le nouvel aspect de sa vie... ou en reprendre le cours, là où il en était resté... avant son détour là-bas, au milieu des bois. Elle l’a gribouillé dans sa dernière lettre

Et Brice les lira, demain, bientôt... tous les mots écrits, des mots qui vont alimenter son espoir et attiser son besoin d’elle, qui vont l’aider à modérer l’impatience d’une attente et tempérer la douleur d’une absence. Il les lit déjà... il les entend... des mots qui dansent sur sa voix, à elle, des mots qui dérident un silence... et ses rires qui éclaboussent de lumière les ombres de sa solitude

Des mots, écrits pour d’autres et qui l’emmènent, lui, près d’elle, des mots qui le rassurent et le désolent

Elle voudrait rentrer... mais elle n’est pas certaine de ne pas courir aussitôt vers une maison cachée, perdue à flanc de montagne... et elle a peur... elle n’en trouve pas le courage... et il ne peut en accepter l’idée

Elle voudrait une distance infinie entre elle et hier... oublier la souffrance... et il la voudrait contre lui, l’absorber, la porter en lui

Elle ne reste jamais seule, à aucune de ses escales près de Clermont, s’accrochant à l’un de ceux qui l’accompagnent, se protégeant d’une éventuelle défaillance par une présence... par leur ignorance... la nécessité de ne rien leur livrer, s’interdisant la fuite pour se refuser d’en livrer la raison... et il aimerait oser la leur arracher

Et il y a Paul... qui sait et qui est trop présent, sans doute attentif et plein d’égards pour une détresse qui se dissimule sous des grimaces de sourire... Paul... qui comprend... et qui la pousse, sans cesse, à offrir une chance au passé... Paul... qu’il souhaiterait remercier pour cela autant que l’éloigner d’elle

Paul... qui, pour l’instant, est heureux, dans un véhicule qui fonce sur une route interminable, en direction d’un aéroport... vers un oiseau blanc qui va les emporter, Emmanuelle et lui

Paul... qui s’applique à faire renaître un sourire et rendre des couleurs à des joues trop pâles sous un hâle terni par le chagrin. Elle a changé, sa famille même ne la reconnaîtrait pas... Sa peau s’est dorée sous le soleil, elle a coupé ses cheveux, et elle a pris l’allure d’un lutin espiègle

Sans rien perdre de sa féminité, plus troublante ainsi, par le contraste du regard ou la douce nonchalance des gestes, avec les tenues sportives, faites pour les randonnées. Mais quand elle abandonne ses shorts, ses polos difformes et ses grosses chaussures de marche, elle redevient femme... Femme, au-delà du possible... au-delà du soutenable

Elle l’ignore, mais tout en elle n’est qu’appel et attente... Et Paul ne saurait pas même l’expliquer, il ne fait que le deviner... Il les lit à travers chaque geste, la souffrance d’un manque qui l’habite, le désir qui la consume

Mais lorsqu’elle remonte une main hésitante sur un bras, jusqu'à l’épaule, jusqu'à venir accueillir sa tête, quand ses yeux se ferment et la dissimulent derrière leurs paupières closes, rideaux tirés sur des images d’hier, quand elle s'échappe pour un voyage immobile, que de son corps n’émane que le besoin de s’unir à l’absent, quelque part, et qu’une voix, un bruit, un mouvement la rappellent parmi eux, dans son regard elle ramène celui qu’elle a su retrouver ailleurs, pas très loin, pour le porter en elle, sans le perdre jamais, ni même l’oublier un instant

Et Paul enrage de lui découvrir autant d’obstination, de tout un temps de bonheur perdu, pour elle et pour Brice, et ne rien pouvoir faire... sinon la préserver des autres

Encore un voyage, encore un sursis, et puis... et puis il l’obligera à rentrer

Mais il doit être honnête, pas uniquement pour elle... Il y a aussi que... Elle ne doit plus fuir mais reprendre contact avec la réalité qu’elle a laissée derrière elle et décider... Ce n’est qu’ainsi que lui pourra savoir s’il peut espérer donner pleine consistance à un rêve. Pour la souhaiter sienne, mais entièrement... sans profiter d’un moment faiblesse

Et Brice ne sait pas combien il doit remercier le hasard... Parmi tous les hommes disposés à accompagner une âme vulnérable d’être à la dérive, il est tombé sur celui qui peut l’aider au mieux

Simplement parce qu’ils se sont rencontrés, parce qu’ils se sont appréciés, et que Paul n’est pas forgé pour trahir une confiance

Pour poser un doigt sur Emmanuelle, pour seulement oser une allusion sur ce qu’il éprouve pour elle, il lui faudrait obtenir son consentement

Quoique là, il ne faut rien exagérer, ce serait trop lui demander

classicoofou 04-03-10 12:39 PM

28







Ils sont tous dans le jardin, à guetter le taxi. Patrick est en retrait, pour mieux observer un visage, et deviner ce qu’il dissimule. Il aura tout le temps pour faire le point après avec sa sœur, pour l’instant il se prépare à capter la première expression, le premier regard, y lire l’émotion des retrouvailles et mesurer le regret de ce qui lui manque

Cela fait trois jours que Paul l’a appelé, lui annonçant le retour d’Emmanuelle tout en précisant que cette décision n’émanait pas d’elle mais de lui seul, pour ne plus la supporter afficher une apparence joyeuse et dépérir en secret

Reste à voir comment les choses vont évoluer entre elle et Brice

Ce qui l’ennuie, c’est que ce dernier semble fermement résolu à ne pas la bousculer, à attendre avec patience et résignation que le temps accomplisse son œuvre d’oubli... Il ne sait certainement pas à quel point elle peut se montrer entêtée. Quoique, dans ce domaine, ils n’ont rien à envier l’un à l’autre... S’ils mettent, demain, autant d’obstination à être heureux que ce qu’ils en montrent, aujourd’hui, à se déchirer, l’avenir ne peut que leur sourire... mais pour l’instant... c’est une autre histoire

Emmanuelle leur revient à temps pour la prochaine exposition de Brice fixée au 15 septembre... Plus que trois jours

Bien assez pour élaborer une stratégie et mettre en place les conditions idéales à une réconciliation... et faire taire toute objection en Brice ! Parce que lui... il ne la veut pas piégée, en aucune manière... Il est naïf au point de miser toutes ses espérances sur un carton d’invitation, de se persuader qu’elle ne peut qu’y répondre, lui offrant ainsi l’opportunité de la rencontrer, de lui demander et d’obtenir son pardon. Il s’imagine que cela va suffire ! Sa seule inquiétude réelle réside dans le fait d’ignorer si elle envisage repartir ou pas... A croire que sept mois d’absence et de désespérance ne lui ont pas suffi

Flamme s’agite et Gus, toujours aussi paresseux, se *******e de relever le museau, humant l’air... Ils sont là depuis des semaines... Dans un premier temps parce que Brice ne pouvait faire autrement que de les lui confier, et ensuite parce qu’elle a dit les aimer

Un bruit de moteur... Et Gus est le premier à réagir, à s’élancer d’un bond, pour s’arrêter en plein milieu du chemin, contraignant un taxi à s’immobiliser dans un grincement de freins écrasés

Gus encore, pas même effrayé et déjà dressé sur ses pattes arrières, bousculant une silhouette bronzée qui sort du véhicule, une Emmanuelle qu’ils ont tous du mal à reconnaître sous un casque de courtes boucles décolorées par le soleil et au nez piqueté de taches de rousseur inconnues, mais le rire est toujours le même, et le regard... son regard, étonné devant les chiens, qui s’illumine d’espoir, qui dérive un instant autour d’elle, avide d’une attente soudaine, et qui s’éteint de déception

Patrick a vu ce qu’il voulait. Maintenant il peut la rejoindre, se mêler aux autres, participer à la joie générale

Tu as changé. Ces éclaboussures de soleil sur ton nez, c’est nouveau

Je les dois au désert d’Australie, j’en suis revenue comme ça, et j’avoue que j’ai du mal à me reconnaître moi-même devant un miroir. Il faut que je vous présente Paul, bien qu’il ne le mérite pas... c’est à cause de lui que je suis là... J’ai été victime d’une légère insolation et depuis... il veut à tout prix que je me repose un peu

Je ne l’en remercierai jamais assez. Où est-il

Dans la voiture derrière, à moins qu’il ne se soit perdu en route. Il continue tout seul, il est attendu pour l’étape suivante... quand je pense que je devais en être ! Il arrive

Viens, allons à sa rencontre

Patrick... Les chiens ? Depuis quand sont-ils là

Cinq mois au moins

Pourquoi

J’avais accepté de m’en charger, pour quelques jours, et ensuite... ton cher neveu n’a plus voulu s’en séparer... Brice et lui ont conclu une sorte de pacte

Oh ! Pour Sam... C’est gentil de sa part

Oui, et mon bébé est très heureux. Tu es *******e de les voir, toi aussi, je suppose

Bien sûr, mais

Mais

Rien... Sinon que... il doit être très seul sans eux. Ohé, Paul ! Tu vas voir, il est adorable, un vrai garde du corps comme tu les aimes

Nous y comptions bien

Nous

Oui, nous tous. Qui veux-tu d’autre ? Alors, je peux serrer enfin la main de ce fameux Paul. Je suis heureux de vous rencontrer

Moi aussi. Patrick ? Je reconnais votre voix. Je suis désolé, je ne peux pas m’attarder, j’ai un avion dans une heure

Emmanuelle m’en a informé

Ce n’est que partie remise. Dans le cas où elle déciderait de repartir, vous savez comment me joindre, par téléphone

Quelle histoire de téléphone ? Vous vous êtes déjà parlé

Tu ne te souviens plus ? Pour tes vaccins, c’est Paul qui m’a contacté

Je sais, et une seule fois vous rendrait si complices

Ne cherche pas à comprendre, lutin, histoire d’hommes. Mais souviens-toi, si tu veux reprendre la route, appelle-moi, je serai toujours prêt à venir te chercher

Paul, tu vas me manquer, tu sais

Elle se penche vers lui, dépose un baiser sur ses lèvres, une caresse amicale, affectueuse

Seigneur, et elle me fait ça maintenant, quand elle ne risque plus rien ! A bientôt, mon cœur, prends soin de toi, toujours

Un dernier geste du bras par la portière. Et place à la fête, place à toutes les aventures à raconter

classicoofou 04-03-10 12:46 PM

29




Il n’en est pas question

Vas-tu cesser de te comporter en enfant boudeuse ! Il ne s’agit que d’une invitation

A laquelle j’ai le droit de ne pas vouloir répondre

Fais ce que tu veux... après tout, ça n’a aucune importance. Mais c’est dommage, j’ai vu les toiles qu’il a sélectionnées... elles sont extraordinaires

Vous êtes devenus amis, à ce que je vois

Effectivement, mais cela n’a aucune influence sur mon jugement

Du moment que tu le dis

Hé ! Tu ne vas pas nier son talent seulement parce que cela n’a pas marché entre vous

Non... tu sais bien que non... mais de là à l’en féliciter

Je ne te reconnais plus... Je te croyais incapable de rancune

Il a beau jeu de faire celui qui ne comprend rien, elle ne cesse de lui répéter qu’elle ne pense plus au passé, que pour elle c’est désormais de l’histoire ancienne, que peut-il savoir du vide glacé qui l’habite, des heures durant lesquelles elle se torture l’âme avant de sombrer dans un sommeil aussi bref que douloureux, et de celles qu’elle s’active à remplir de mille activités, de gestes inutiles, de rires mécaniques

Pour lui aussi, c’est terminé

Pour lui

Evidemment ! Tu ne risques rien, crois-moi

Il m’a oubliée

Il ne s’attendait pas à un tel accent de désespoir dans sa voix, ni à déceler autant de douleur en elle, pas après de longs mois d’éloignement... Et il doit faire un effort pour se montrer décontracté, pour adopter un ton anodin

Qu’imaginais-tu ? Qu’il t’attend encore ? Comme pour toi, la séparation a accompli son œuvre. C’était bien ce que tu souhaitais, non

C’est vrai, tu as raison... Mais je ne peux pas y aller, Pat, pas comme ça

Non, j’en conviens, une autre toilette serait mieux indiquée

Qui lui parle de son pantalon... Elle n’y trouvera rien de bon pour elle, elle n’en retirera que de la souffrance. Et il n’est pas nécessaire de le revoir pour s’en assurer... Pourquoi est-elle revenue

Je vais essayer de joindre Paul

Déjà pressée de repartir ? Ça va devenir une habitude... mais ici ou ailleurs, ça ne fait aucune différence... Bon, j’ai un rendez-vous et je dois y aller

Avec qui

La réponse ne te plairait pas

Avec... avec lui

Désolé si ça te contrarie mais il a besoin de moi, surtout en ce moment

En ce moment ? Pour son exposition

Non, pour cela tout est en place, c’est lui, il ne va pas très bien... et ça m’inquiète

Brice est malade

Mais nous en avons déjà parlé... dès ton arrivée... c’est pour cela que j’ai dû m’occuper de ses chiens

Malade ? Qu’a-t-il

Je ne sais pas, Doc ne peut rien dire encore

Tu connais Doc

Bien sûr... nous avons fait connaissance pendant que Brice était à l’hôpital

Mais tu veux me rendre folle avec tout cela ! Qu’arrive-t-il à Brice

Tout ce que je sais c’est qu’il a dû être hospitalisé plusieurs fois... Pour le reste, j’attends que Doc me donne des précisions

Non, tu mens

Moi ? Pourquoi le ferais-je

Pour me forcer à le rencontrer ! Il ne peut pas, il ne doit pas être atteint par quoi que ce soit, pas lui... Et tu ne veux que me faire peur, n’est-ce pas ? Pour que, folle d’inquiétude, je me précipite vers lui... Dis-moi que c’est faux.... Je ne veux pas qu’il soit malade

Crois ce que tu veux ! Moi, je suis déjà en retard

Il ment. Rien de tout cela n’est vrai. Pas Brice ! Elle revoit son grand corps, elle ressent encore sa force autour d’elle, il est bâti pour défier le temps. Ce n’est qu’un piège dans lequel elle ne se laissera pas prendre. Elle va s’enfermer chez elle, dans son appartement déserté depuis trop de temps. Le 15 ? C’est déjà demain. Une journée, une seule à lutter contre elle, contre le désir de courir vers lui

Et si c’était vrai ? Une maladie sournoise, de celles qui se cachent là où on les attend le moins, dans le meilleur des êtres... Non, elle doit écarter cette idée, elle ne veut penser à lui que fort, et vainqueur. Sinon... sinon l’idée de l’abandonner, de lui faire défaut, de refuser de l’aider, tout cela va lui être insoutenable

A son retour, Patrick a retrouvé une chambre vide... Sur le lit, bien en évidence, un rectangle de carton froissé. Demain ? Il verra bien... quant à cette invitation, elle n’est pas indispensable. Emmanuelle est bien la seule devant qui les portes s’ouvriront sans sésame. Et puis, il reste « sa » solution. Pas facile de venir à bout de l’autre, aussi têtu qu’elle, mais... il n’a pas mal joué du tout sa partie

Pour Emmanuelle, cloîtrée chez elle, les heures n’en finissent plus de s’égrener. Encore un peu de patience et tout sera dit. Tout sera achevé

Voilà, maintenant, il est trop tard. Vingt heures et plus rien à craindre et personne ne la forcera à sortir de son isolement ! Elle peut remettre le combiné du téléphone en place. Demain sera un autre jour et elle va reprendre sa vie, terminer d’y mettre de l’ordre

La nuit a été mauvaise, et pas seulement pour avoir perdu l’habitude de la ville... ou pour se trouver en un lieu plus bruyant que la maison isolée de ses parents... et elle n’avait pas besoin d’un réveil en fanfare à cause de dingues qui entreprennent des travaux à sept heures du marin

Des travaux ? C’est à sa porte que quelqu’un tape ! Si tôt

Elle se précipite, déjà angoissée, et respire mieux devant Doc, puis elle pense à Brice, et tremble à nouveau, et ne veut rien entendre

Entrez Doc, vous vous levez toujours avec l’aurore ? Je suis heureuse de vous voir, vous allez rester longtemps ici

Emmanuelle... je suis désolé

Alors... c’est donc vrai ! Il ne va pas bien et je n’y ai pas cru

Disons... qu’il n’est pas au mieux de sa forme... En revanche, je peux assurer qu’il est au bout de l’espoir

Au bout ? Il n’espère plus ? Il ne faut pas, il ne doit pas cesser de lutter, il ne doit pas abandonner. Et vous, vous ne pouvez rien faire

Moi ! Emmanuelle... c’est difficile ! Je ne suis pas... je ne peux pas intervenir dans ce domaine. Et puis... il est parti... il s’est refusé à rester jusqu'à la fin et il a demandé à un ami de le reconduire chez lui... Il s’y trouve, en ce moment, seul

Le reconduire ? Il était donc si fatigué ! Il fallait le garder ici, où il recevrait les meilleurs soins. Je connais quelqu’un, dans un hôpital à Paris, on peut l’emmener là-bas

Ce n’est pas la peine, pas dans son cas... Je suis venue vous voir parce qu’il me l’a demandé, il sait que vous avez confiance en moi et il m’a prié de vous guider vers son exposition. Vous y serez seule

Je viens ! Donnez-moi deux minutes et... où est ce foutu pantalon ! Ses tableaux ? Il ne pense qu’à ses tableaux, je veux qu’il pense à vivre, seulement à vivre

Oui... je sais... mais ses toiles sont importante, et elles vous attendent. Il a besoin de votre avis, tout autant, sinon davantage, que d’un remède quelconque

Doc, c’est un cauchemar, n’est-ce pas... il ne va pas... J’en mourrais moi aussi

Seigneur ! Je ne peux pas ! Il faut

Espérer ? Dites-moi que je peux espérer, Doc, et lui aussi

Voilà... c’est ça... Il faut toujours espérer ! Vous êtes prête


Oui. C’est loin d’ici

Non, pas du tout... et dépêchons-nous, un taxi nous attend en bas, et après... après je dois me rendre auprès de lui pour lui rapporter vos impressions

Dix minutes de trajet, dans un silence total, le temps pour elle de reprendre la mesure de son amour. Elle ne peut pas le laisser, elle ne peut pas l’abandonner. Doc va le rejoindre... Oser partir avec lui ? Comment va-t-il la recevoir ? Voudra-t-il seulement qu’elle reste près de lui ? Et ces clés que lui tend Doc ? Ils sont déjà arrivés

Tenez... il y a deux salles, la première est ouverte au public, vous y trouverez une rétrospective de son œuvre, du moins les toiles les plus importantes, et quelques-unes nouvelles... Il a beaucoup travaillé pour que tout soit au point. La seconde vous est réservée, à vous seule... Il n’a rien voulu en livrer à personne... pas même à moi ! Je crois que... c’est cette clé, celle avec la pastille bleue

Et vous, vous ne venez pas

Non, il veut que vous y alliez seule

Il n’en saura rien... Doc... J’ai... j’ai si peur

Il a insisté là-dessus. Que craignez-vous ? Ce n’est qu’un peu de peinture

Je suis folle de ne pas être venue hier, je l’aurais vu, je lui aurais dit

Je sais, mais hier appartient au passé. Allez Emmanuelle, il va être tard pour la route

Elle a du mal à trouver la bonne clé, se bat un peu avec la serrure tant ses mains tremblent. Seule, à évoluer dans un clair-obscur savamment dosé par l’éclairage mettant en valeur chaque tableau. Certains qu’elle reconnaît, pour les avoir recherchés dans des revues spécialisées, d’autres qui lui offrent de nouvelles émotions. Plus loin, sur une porte, un dessin, un portrait, son portrait au fusain, celui qu’elle lui a renvoyé

Au-dessus, l’inscription « privé - interdit au public ». De la douleur à passer au-delà. Une pièce étroite, pas très grande. Sur les deux murs, face-à-face, d’un bout à l’autre, tout ce qu’elle a vécu dans une maison d’où elle a souhaité fuir... comme ici... son regard assombri de colère... Où elle a rêvé, avec lui, sur un disque... sur ce tableau-là, l’ombre derrière elle, la main sur son épaule, lui... Et sur un autre, tout le désir qu’elle avait de lui, hier, aujourd’hui... Et là... encore... les boules de guimauve... Toute leur histoire dans des silhouettes imprécises, aux traits dilués dans des teintes mouvantes, qui s’animent et se révèlent sur son passage... Au fond, en face de l’entrée, occupant tout le mur, comme une finalité à toutes ces images, elle encore, et lui... contre elle... à peine ébauché, invisible de se dissoudre dans les couleurs, n’existant que pas son contact à elle... Plus seulement de la peinture mais la prière muette d’une attente, un appel figé dans l’éternité... pour qu’elle sache qu’il ne vit que par elle. Un cri silencieux, qu’elle ne peut nier entendre, qui la jette à l’extérieur, qui la pousse à courir vers lui

Doc ne sait plus comment la calmer, lui prend les clés, et a le souci de tout refermer derrière eux

Dépêchez-vous, Doc, je pars avec vous

Maintenant, comme ça

Vous croyez qu’il vaut mieux le prévenir ? Et s’il ne voulait pas me voir

Non, mais je... vous voulez vraiment partir avec moi

Le plus vite possible. Oh, non ! Ma voiture est au garage. Vous rentrez par le train

Non, il m’a prêté la sienne. Mais je ne roule pas vite

Le 4x4 ? Je ne sais pas le conduire

L’autre... sa Spider... Elle est garée à deux pas. Vous saurez la maîtriser

Pourquoi a-t-elle prétendu y parvenir sans problème... Un monstre ! Elle a un petit monstre entre les mains et une peur bleue qui lui torture l’estomac... Elle n’a pas l’habitude de piloter ce genre de véhicule, mais il vaut mieux ne pas l’avouer au docteur, il lui ferait une crise cardiaque et elle serait dans de beaux draps. Elle n’a fait grincer la boite de vitesses que deux fois, elle commence à comprendre comment fonctionne cet engin et elle espère y réussir tout à fait avant d’atteindre leur destination. Les y emmener intacts relèvera de la performance

Vous vous en sortez bien, vous savez, j’avais la frousse de conduire cette mécanique. J’ai même envisagé prendre le train

Ne me félicitez pas encore, Doc, attendez de poser le pied à terre. Que s’est il passé depuis mon départ

Pas grand-chose. Il a repris sa vie en mains, et bien mieux qu’avant

Pour en arriver là ! Ce n’est pas juste. Pour les tableaux, l’article ? Qui ? Thérèse

Oui, ce qui s’est passé n’est pas très agréable

Mais peut-être que d’un mal est venu un bien... Sans cela Brice serait encore plongé dans les regrets du passé. Car Eléonore ne portait pas son enfant... Les résultats de son examen indiquaient une grossesse d’au moins huit semaines... un souvenir qu’elle ramenait de sa dernière escapade... Une évidence qu’elle n’a pas niée, bien au contraire... Elle comptait même lui en faire assumer la responsabilité... et elle a tout fait pour qu’il ne puisse en douter... puis elle a paniqué, et elle a envisagé l’avortement

Il le sait

Je le lui ai dit quand vous êtes partie. Il aurait dû vous rattraper, immédiatement

Il ne voulait pas que je m’en aille

Il faut essayer de le comprendre

Après la mort de sa femme, rien n’a été simple pour Brice... Il y a eu pas mal de boue remuée, à cause de querelles peu discrètes et des confidences d’Eléonore à quelques bonnes amies, à qui elle a dû présenter son époux comme un monstre d’égoïsme et de brutalité

Il n’avait jamais levé la main sur elle... jamais avant ce jour-là

Je le crois

C’est à cause de cela qu’il ne voulait plus tenir un pinceau... comme si ses doigts, coupables du pire, pouvaient souiller la pureté d’une toile... Nous en avons discuté des heures... C’est grâce à vous qu’il en a retrouvé la force

Et puis partout où il allait, son passé le poursuivait... cela a duré assez longtemps pour qu’il apprenne la méfiance. Le vide s’est fait autour de lui, certaines de ses relations l’ont même soupçonné de meurtre... Il lui est resté très peu d’amis... jusqu'à sa propre famille qui l’a tenu responsable du scandale qui nuisait à la réputation de tous les D’Orval

Son père est quelqu’un de très connu dans le milieu de la haute finance, et sa sœur a épousé un « De » quelque chose... très pointilleux sur les apparences de la respectabilité

Son père ? Il ne m’en a pas parlé... je croyais que

Je sais... Il n’aime pas évoquer une certaine période de son enfance. Pour en revenir à votre départ... il a tout brûlé, dès le lendemain, vous verrez par vous-même qu’il n’a rien gardé de tout ce que son passé lui a apporté. Rien

Il a beaucoup souffert

De tout cela ? Non, pas du tout... il en a même obtenu sa délivrance... La souffrance, elle lui est venue d’ailleurs

De sa maladie

De vous, de votre absence... depuis, il vous attend, il vous espère... et... je suis désolé, Emmanuelle, si j’avais parlé avant

Il n’y a rien à vous reprocher Doc, nous ne pouvons rien changer. C’est à moi de me faire pardonner pour l’avoir laissé seul si longtemps, pour m’être autant obstinée à refuser de l’entendre

Vous pardonner ? Alors là, c’est trop fort ! C’est bien fait pour lui, oui

Doc ! Il souffre

Et vous ? Vous n’en avez pas eu votre part ? Sans aucune raison

Moi, je ne compte pas, plus maintenant

Oh. Seigneur ! Nous voilà bien

Que vous arrive-t-il

Rien, c’est entre ma conscience et moi. Mais quand tout ira bien pour vous deux

Que vient faire votre conscience dans tout ça ? Et comment imaginer que... cela puisse aller bien désormais... ? Doc ! Il faut me dire la vérité... Brice est-il réellement

Malade ? Eh bien... oui... oui... il l’est, mais... c’est à dire que... regardez, je vois la remise... je dois vous laisser... il faut que je passe chez moi

classicoofou 04-03-10 12:49 PM

ÇÞÊÈÇÓ:

ÇáãÔÇÑßÉ ÇáÃÕáíÉ ßÊÈÊ ÈæÇÓØÉ aghatha (ÇáãÔÇÑßÉ 2195367)
passionnant ca roman merci pr vos efforts g aprécié


de rien ,j'espere que la fin te plaira ,il n'en reste qu'un chapitre

aghatha 04-03-10 06:23 PM

j attd impatiemment

classicoofou 04-03-10 07:39 PM

ÇÞÊÈÇÓ:

ÇáãÔÇÑßÉ ÇáÃÕáíÉ ßÊÈÊ ÈæÇÓØÉ aghatha (ÇáãÔÇÑßÉ 2196297)
j attd impatiemment


Ne vous inquiete pas je vais la mettre maintenant

classicoofou 04-03-10 07:51 PM

30











Ils y sont et son cœur bat à se rompre. Elle n’a plus de force. A deux pas, la maison, si vide sans les chiens pour signaler son arrivée, les volets clos... et l’aile droite détruite... des travaux pas même commencés

Doc, qu’a-t-il fait

Rien, rien de bien important

On dirait qu’il n’y a personne

Il est certainement là. Allez-y, je vous rejoins dès que possible. Et n’ayez pas peur. Il ne peut rien vous faire

Je n’ai pas peur de lui, Doc, j’ai peur de moi, de le décevoir, de ne plus être celle qu’il attend

Vous ? Vous dites des sottises... Bonne chance, Emmanuelle

Bonne chance ? Alors qu’elle est sur le point de retrouver l’homme qu’elle aime, malade. Vraiment ? Et si... Non... pas Doc

La porte, un pas à l’intérieur, le silence est total. Et il fait froid également... la cheminée semble sans âme et la maison respire l’abandon... Les portes sont ouvertes, toutes. Sauf celle qui mène à l’aile disparue. Celle de sa chambre également, comme si, ainsi, il voulait s’isoler davantage du monde extérieur

Elle doit ramener la joie entre ces murs, y ranimer tout leur bonheur d’hier... Pour commencer, il suffit d’ouvrir un volet, de laisser entrer la lumière, les rayons d’un soleil de début d’automne. D’ailleurs... rien n’a changé ! Les coffres du grenier occupent encore le milieu de la pièce, rappelant leurs rires par leur présence. Et du feu, pour sa chaleur, mais surtout pour le plaisir des flammes. Il est à côté, il doit l’entendre, et penser que Doc est là, l’ami mais aussi le médecin inquiet pour son patient. Inquiet ? Pas tant que cela

Un disque, mais pas un opéra triste... Un hymne à la vie ! Les Quatre Saisons ? Il devrait y avoir suffisamment de légèreté dans Vivaldi pour égayer l’espace autour d’eux... Là, il ne peut plus imaginer qu’il s’agit de son vieil ami. Elle doit oser, avancer jusqu'à la porte, la passer, le retrouver. Tout en silence... et dans l’obscurité

Elle perçoit son souffle... calme, et apaisé... comme elle aimait à l’écouter avant, et elle laisse pénétrer à peine assez de lumière par la porte presque refermée pour deviner sa silhouette dans le lit

Il dort... il semble dormir... et elle... elle ne sait plus... Pourquoi Doc aurait-il mauvaise conscience ? Et comment savait-il la trouver chez elle... Qui lui a indiqué son adresse ? Qui, sinon... Patrick

C’est presque le cœur léger d’une bouffée d’espoir, avec le moins de mouvements possible, qu’elle se coule, comme autrefois, près de lui, pour épier un possible sommeil, et attendre un premier geste. Attendre... la douce force du bras qui l’entoure... et la chaleur rassurante de la main qui se pose sur elle... qui glisse sur son dos.... qui caresse sa nuque, se perd dans ses cheveux

Tes cheveux ! Qu’as-tu fait à tes cheveux

Elle sourit enfin, à une voix qui n’a rien de celle d’un être amoindri, aux doigts qui tâtonnent sur sa tête, sans aucune faiblesse, et elle rit à ressentir toute la vigueur d’un corps qui se redresse comme piqué par une abeille.

Mes cheveux ? Et toi ? Tu devrais agoniser

Quand les as-tu coupés ? Pourquoi

Je le savais ! Tu n’es pas plus malade que moi

Malade ? Qui ? moi ? Oh, oui, terriblement... mais on verra ça après. Alors

Alors, quoi ? Tu n’as pas de cœur, tu es un... un monstre d’égoïsme. Tu m’as obligée à conduire une machine infernale, tu m’angoisses au point de me faire mourir de chagrin avec une maladie que je parie imaginaire, et tu ne t’inquiètes que de mes cheveux.

Ils sont courts

Je sais ! Mais ils repousseront si tu y tiens tant.

Tu me le promets

Je ne peux les en empêcher, quant à ne plus les couper c’est autre chose. C’est vrai, tu les préfères longs

Je ne sais plus, il faudrait que je te vois telle que tu es en ce moment

Pas question ! Pas avant d’être fixée sur ton état de santé... J’attends

Tu ne devines pas ? C’est toi... je suis malade de toi, de ton absence... seulement de ne plus t’avoir près de moi. Si tu pars, je meurs, si tu restes, je vis. Tu vois bien que c’est grave...

Je vois surtout que te débrouilles toujours pour me mettre devant un choix difficile. Patrick ? Doc ? Tes complices

Quel vilain terme ! Les meilleurs médecins au monde puisque tu es là

Je réglerai mes comptes avec eux plus tard. Et la maison ? Le résultat d’un coup de colère ? Tu as claqué la porte trop fort

Elle ne demande qu’à devenir ce que tu souhaites. Elle aussi t’attendait. Tu t’es rendue à la galerie

Brice... Tes tableaux, ils sont merveilleux

Pour toi, seulement par toi. Sans toi, ils n’existeraient pas

Le seul problème, c’est que je ne ressemble plus du tout à la jeune femme de tes toiles.

Tu as changé à ce point ? Ouvre les volets, que je vois si tu me plais autant... ou davantage

Pas encore... Tout bien réfléchi, je reste, mais tu devras me prendre comme je suis

Si c’est ta seule condition, c’est promis... Dis-moi

Tu ne préfères pas en avoir la surprise ? Tant pis pour toi... Je suis devenue affreuse, avec tout plein de taches de rousseur

Toi ? Je vais adorer ça... Où ? Sur le nez

Partout ! Et noire de soleil

Partout aussi

Non... pas entièrement

Il va me falloir tout recommencer ! Tu n’as pas jeté un coup d’œil à l’atelier

Non, pas encore. Toujours moi

Le seul moyen qui me restait pour t’avoir à mon côté. Celui-là uniquement pour moi, pour nous

Ça promet, je crois que je devine. Et alors

Ta peau y est blanche comme de la neige saupoudrée de nacre, tes cheveux, eux, couvrent tes épaules, dorés comme le miel dont tu raffoles sur tes toasts. Maintenant, à t’entendre, tu es couleur chocolat, et bouclée comme un angelot sous mes doigts. Ils ne te reconnaissent plus

Tu n’aimes pas le changement

En tout ? Même à l’intérieur de toi

Non... Brice... je... là, tout est tel que tu l’as... connu

Tes sentiments... intacts ? Tu as tout pardonné

Depuis toujours

Je ne te mérite pas

Je veux tout oublier. Je te connais, Brice, mieux que moi-même. De nous deux... je crois que c’est toi qui a le plus souffert de tout cela. Je savais aussi... tu n’aurais pas eu trop à attendre avant de me voir m’égarer par ici

Pour repartir

Tu m’aurais chassée

Chérie, ne dis pas ça... pour tes photos, de nouveaux reportages

Pourrais-tu te passer de tes pinceaux

Non... mais entre eux et toi... Tu mènes la course, d’une courte tête, mais... tu gagnes

Sois sérieux... c’est une question importante

Je le suis... Je ne pourrais pas l’être davantage

Je n’essaierai jamais de te détourner de la peinture, même si tu dois t’enfermer dans ton atelier des journées et des nuits entières...

Je savais que tu allais avancer un argument irréfutable. Je dois m’en faire une raison. Mais... Rassure-moi... une aussi longue absence... Tu n’as rien prévu de cet ordre dans l’immédiat

Mais non ! Tu sais... je pense que finalement... tu n’as rien perdu, au contraire. Mon amour est immuable, mais moi... peut-tre plus avide, de tant de séparation. Tu veux vérifier

Je peux

Tu ne vas pas m’en laisser encore l’initiative

J’aime tellement quand tu le fais

Elle se laisse tomber contre lui, prend sa bouche, retrouve le geste de la main sur la joue blessée, et la retire, se lève et cherche l’interrupteur. Et elle vacille sous la vague d’émotion qui déferle en elle devant le visage intact, un peu pâle et la peau encore fragile

Presque un inconnu

Et l’aimer autant

Brice, tu l’as fait ! Tu n’as plus rien... Quand ? L’hôpital ? C’était donc vrai, tu y as vraiment séjourné

Pas longtemps mais plusieurs fois. Plus de blessures du passé, alors pourquoi garder celle-là. Ça t’ennuie

M’ennuyer ? Non, tu sais que je n’y ai jamais attaché d’importance, je ne l’ai jamais vue, elle faisait partie de toi. Je l’aimais d’être toi. Pour moi ? Tu as fait ça pour moi

Pour te montrer que je n’ai rien gardé d’hier, que la vie est toute neuve devant moi, que je veux de toute mon âme y avancer avec toi. Je t’aime. Je ne te l’avais pas dit encore

Non, mais j’ai beaucoup de patience

Fais-toi voir, tourne la tête. Oui, ça ira. Je pourrai m’y faire. Tout juste caramel. A croquer

Tu es sûr

Et toi

Idiot. Avec ou sans, c’est toi que j’aime

Tu me rassures. Alors

Alors quoi

Où en étions-nous

Je ne sais plus, de quoi parlions-nous

D’initiative... Emmanuelle, tu deviens distraite

Tu crois ? Attends, je vais me rattraper. Et comme ça ? C’est mieux

Presque, encore un effort

Et là

Oui, là, enfin, je te retrouve

aghatha 06-03-10 12:08 AM

merci bcp g adoré la fin
merci encore je te felicite pr le choix du roman kom je les aime mélancolie ,romance et amour

princesse.samara 10-03-10 05:37 PM

merci pour l'effort


ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 08:07 PM.

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