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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 25-11-09 10:36 PM

L'espion Du Roi, De Margaret Moore
 
L'espion du roi
de Margaret Moore



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L'espion du roi


Angleterre, 1200.

Le chevalier Blaidd Morgan est envoyé par le roi au chateau de lord Throckton. Il doit juger de la fidélité de ce dernier et, pour cela, prend le prétexte de courtiser sa fille aînée, Laelia, dont la beauté est célèbre dans tout le royaume. Très vite, il ressent un malaise. La feinte bonhomie de lord Throckton est suspecte, tout comme la grâce affectée de Laelia, et l'hostilité de la cadette, la mystérieuse Rebecca, qui, en dépit de la cicatrice qu'elle a sur le visage, lui paraît rapidement beaucoup plus intéressante que sa soeur

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 26-11-09 01:50 PM

Sir Blaidd Morgan, chevalier de Sa Majesté le roi d’Angleterre, Henry III, champion de tournois et bourreau des cœurs, tira sur les rênes de son cheval et s’essuya le visage du revers de sa main gantée.
L’eau ruisselait de la capuche de son manteau de laine et ses bottes étaient maculées de boue. Une odeur humide de feuilles mortes s’élevait du bois sur sa gauche. A sa droite, des vaches, regroupées autour d’un grand chêne au milieu d’un pré, ruminaient en regardant tristement dans sa direction.
A travers la pluie serrée qui tombait sans interruption depuis le début de l’après-midi, il pouvait enfin distinguer un village et, au-dessus, dressé dans les brumes, un château fort.
— Voilà enfin le château de Throckton ! dit-il en s’adressant à son écuyer tout aussi trempé que lui. Je commençais à craindre que nous n’ayons pris la mauvaise route lorsque nous avons rencontré une croisée il y a quelques lieues. Nous aurions été obligés de passer la nuit dans ce bois.
Son jeune écuyer rabattit le capuchon de son vêtement sur son visage.
— Je vous croyais habitués à la pluie, vous autres Gallois.
— Certes, reconnut Blaidd. J’y suis d’ailleurs autant accoutumé en raison de ma naissance qu’à cause du sévère entraînement que m’a donné ton père. Mais ces deux circonstances ne font pas de moi, pour autant, un amoureux de la pluie.
Les pères de Blaidd et de Trevelyan, le chevalier Hugh Morgan et le baron Urien Fitzroy, étaient de vieux amis. Le premier avait confié l’éducation de ses fils, Blaidd et Kynan, au second. Or, Urien Fitzroy, maître d’armes réputé à travers tout le royaume, exigeait des apprentis chevaliers qu’ils s’exercent par tous les temps, même les moins cléments.
Trevelyan hocha la tête d’un air admiratif en considérant la forteresse qui se dressait au loin.
— Je ne pensais pas que le comte de Throckton avait un château aussi imposant. Il n’a pas la réputation d’être un très puissant seigneur.
— Les remparts et le donjon sont plus hauts, en effet, que je ne l’avais imaginé, reconnut Blaidd.
Autant qu’ils pouvaient en juger à travers le rideau de pluie, il s’agissait d’une place forte solidement défendue par deux murs d’enceinte, flanquée de quatre tours, et présentant, en son milieu, un important donjon carré. Blaidd n’avait pas vu beaucoup de châteaux aussi bien fortifiés et il se demandait si le roi Henry n’était pas informé de l’achèvement de la seconde enceinte, ce qui aurait expliqué ses suspicions au sujet du comte de Throckton.
— Tous les puissants seigneurs ne participent pas à la vie de la cour, dit-il, exprimant à haute voix ce qui découlait de la réflexion qu’il menait en lui-même. Nos pères ne s’y rendent presque jamais, mais ils n’en sont pas moins très civilisés. Ils savent recevoir, en tout cas. Je parie qu’il en est de même ici. L’accueil dans ce château, j’en suis sûr, sera bon et nous y serons bien logés.
— Pensez-vous que la fille du comte, Laelia de Throckton, soit aussi belle qu’on le dit ? demanda Trevelyan.
— Certainement pas, mais il n’y a aucun mal à aller le vérifier par nous-mêmes, répondit Blaidd en invitant du talon son grand cheval noir, Aderyn Du, à se remettre en marche.
— Nous avons fait tout ce voyage simplement pour voir si la damoiselle est à la hauteur de sa réputation ? s’exclama Trevelyan, incrédule.
Blaidd n’avait aucune intention de partager avec lui la véritable raison pour laquelle il se rendait chez le comte de Throckton, aussi reprit-il avec un large sourire :
— Qu’attends-tu d’autre d’un chevalier que de contempler avec admiration une belle jeune fille ? J’ai entendu tant de récits sur la beauté légendaire de Laelia de Throckton qu’il est bien normal que j’accomplisse le voyage pour constater de mes propres yeux si elle est aussi merveilleuse qu’on le dit. Et, ce faisant, je rassurerai mes parents qui désespèrent de me voir prendre femme.
— Alors, si Laelia de Throckton est aussi belle que ceux qui l’ont vue le rapportent, vous l’épouserez ?
Le rire grave de Blaidd résonna, couvrant un instant le bruit de la pluie et des sabots des chevaux.
— La beauté n’est pas la seule qualité qu’un homme doive prendre en compte chez une femme lorsqu’il envisage de se marier.
— Sans doute, reconnut Trevelyan, dubitatif.
— Tu peux même dire que c’est certain, insista Blaidd.
— Vous avez déjà réfléchi à cette question, n’est-ce pas ?
Aderyn Du contourna une grande flaque d’eau au milieu de la route défoncée.
— Bien sûr, répondit Blaidd, mais je n’ai jamais trouvé la femme qui me convenait.
— Est-ce pour cela que vous en avez fréquenté autant ?
Blaidd regarda son jeune compagnon d’un air désabusé.
— Je n’en ai pas connu autant que tu le penses. Je ne nie pas que j’apprécie la compagnie des femmes, mais je ne suis pas le coureur de jupons qu’inventent les mauvaises langues.
— Mais Gervais dit que…
— Ton frère ne sait pas plus que toi comment je passe mes nuits.
Trevelyan n’osa pas insister et ce fut dans le silence qu’ils traversèrent le pont de pierre qui conduisait au village. Blaidd était plutôt satisfait que le jeune homme eût perdu de son audace car il n’aimait guère parler de ses frasques, en particulier avec un gamin de seize ans.
La rivière charriait des eaux tumultueuses qui écumaient et tourbillonnaient contre les piles du pont, ouvrage d’art dont la qualité surprit Blaidd. Il ne s’attendait pas à en trouver d’une telle conception dans une région aussi reculée, au nord-ouest de Londres.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 26-11-09 02:46 PM

Dieu merci, la pluie avait diminué et il lui était permis de mieux observer le village qui se composait de maisons à colombage et toits de chaume, regroupées autour de l’église et abritant, pour certaines, des boutiques au rez-de-chaussée.
Il avait vu des maisons dans un plus mauvais état mais aussi d’autres bien mieux entretenues. L’église était assez délabrée également ce qui le conduisit à soupçonner le seigneur du lieu de ne restituer sous forme de charité qu’une faible part de la dîme. Il y avait tout lieu de penser que le revenu des impôts avait servi d’abord à payer le mortier et les maçons pour édifier les remparts du château.
La place était déserte, mais Blaidd avait l’impression, néanmoins, d’être observé. Assurément les villageois les épiaient derrière les fenêtres de leurs maisons, se demandant qui ils étaient et pourquoi ils étaient là.
L’accoutrement de Blaidd, la taille et la robustesse de son cheval de bataille, son attitude, la grande épée qui lui battait la cuisse indiquaient clairement qu’il était rompu au combat. La compagnie d’un écuyer et le blason peint sur son bouclier confirmaient qu’il était chevalier.
La pluie cessa enfin alors qu’ils s’approchaient d’une maison plus importante qui ressemblait à une auberge. Blaidd se demandait s’il ne serait pas plus agréable de passer la nuit ici, s’ils étaient refoulés par les gardes du château, plutôt que de coucher à la belle étoile quand une jeune femme brune, débraillée, parut à l’une des fenêtres du second étage.
Elle se penchait tant dans la rue que sa poitrine généreuse, à peine couverte par sa chemise ouverte, menaçait, à tout instant, d’être complètement dévoilée. Elle sourit effrontément à Blaidd et siffla. Un instant après, plusieurs femmes aussi négligées qu’elle parurent aux autres fenêtres de la maison.
— N’est-ce pas un bel homme ce chevalier à l’air effronté ? lança la brune. Je parierais qu’il ne l’est pas moins au lit.
Les femmes se mirent à glousser et la réflexion d’une rousse, qui s’était mise à une fenêtre du premier étage, fit redoubler leur hilarité :
— Vous avez un bien bel instrument, messire, contre votre cuisse. Ça ne me déplairait pas de le voir de plus près.
— Le bel écuyer n’est pas pour me déplaire non plus, observa une troisième.
Blaidd jeta un regard vers son compagnon. Rouge comme une tomate, Trevelyan avait les yeux dirigés droit devant lui. Blaidd réprima un sourire et, comme ils étaient arrivés à la hauteur de l’auberge, il se tourna vers les femmes :
— Je suis désolé, mes belles, répondit-il avec déférence, mais mon écuyer et moi-même sommes obligés de renoncer à vos aimables propositions.
— Oh ! Ecoutez-moi cette voix ! dit la brune. N’est-ce pas l’intonation la plus douce et mélodieuse qu’on ait jamais entendue ? Tu es gallois, mon beau chevalier. J’ai entendu dire beaucoup de bien des hommes de ton pays.
Elle joignit un geste éloquent à la parole.
— Venez ici, mon seigneur, et murmurez-moi quelques galantes paroles à l’oreille. C’est la moindre des choses que vous puissiez m’accorder si vous ne passez pas la nuit chez nous.
Blaidd mit la main sur son cœur et inclina la tête :
— Hélas ! Je crains de ne pouvoir accéder à votre requête, ma belle. J’ai affaire au château et ne puis me permettre de m’attarder davantage.
Il pressa des genoux Aderyn Du pour qu’il se remît en marche, mais le cheval n’avait pas encore réagi qu’une toute jeune fille, sans doute à peine plus âgée que Trevelyan, parut sur le seuil de la porte. Ses cheveux blonds étaient tout emmêlés et sa robe, relativement propre, collait à son corps sculptural. Elle levait sur les cavaliers, de magnifiques yeux verts.
Mais alors qu’elle avait un visage d’ange, la façon provocatrice dont elle s’adossait au chambranle de la porte et le sourire qu’elle arborait en regardant les deux hommes montraient qu’elle était déjà rompue au jeu de la séduction. En poussant son cheval en avant, Blaidd laissa échapper un soupir. La malheureuse avait perdu toute innocence à un âge encore bien tendre ! Mais il savait que la pauvreté ne laissait souvent aucun autre choix aux femmes.
Il prit conscience, soudain, que Trevelyan n’était plus à son côté et qu’il n’entendait pas non plus le pas de son cheval derrière lui. Il tourna la tête pour regarder par-dessus son épaule et vit que le jeune homme était toujours à l’arrêt devant l’auberge et qu’il regardait la jeune courtisane d’un air subjugué.
Blaidd jura entre ses dents puis lança d’une voix tonitruante :
— Fitzroy !
Trevelyan sursauta et talonna les flancs de sa monture qui rejoignit en un instant Aderyn Du.
— C’est une prostituée comme les autres, dit Blaidd alors qu’ils reprenaient, côte à côte, le chemin du château.
— Je le sais, je ne suis pas un enfant, marmonna Trevelyan en évitant le regard de Blaidd. Et j’ai des oreilles. J’ai entendu ce qu’elles ont dit.
— Alors, tu sais qu’il faut oublier cette fille.
Le jeune homme rougit de nouveau.
— J’ai de l’argent, rétorqua-t il.
— Il ne s’agit pas de savoir si tu peux ou non te l’offrir. Cette auberge n’est simplement pas un endroit pour toi. Indépendamment des puces et des punaises, la plupart de ces femmes te voleront ton argent sans même que tu t’en aperçoives. Et il est à craindre qu’elles soient presque toutes malades. Un homme honnête se tient à l’écart de ces lieux dégradants.
— Je crois entendre mon père.
— Merci pour le compliment. N’oublie pas que je suis responsable de toi tant que tu es à mon service. Si ton père apprenait que je te laisse aller au bordel, il aurait une attaque, mais, avant de succomber, il aurait sans doute le temps de me fendre le crâne d’un coup d’épée. Je ne veux pas prendre ce risque.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 26-11-09 02:47 PM

— N’êtes-vous jamais allé, vous, au bordel ?
Blaidd se réjouit de pouvoir répondre sincèrement :
— Je n’en ai jamais eu ni le désir ni le besoin.
Après avoir franchi la barbacane où les deux gardes les laissèrent passer sans leur poser de question, ils venaient, heureusement, d’atteindre le pont-levis du château et Blaidd n’eut pas à s’étendre sur le sujet ni à subir d’autres questions indiscrètes de la part de son écuyer. Il avait une mission grave à accomplir à Throckton et il ne pouvait pas se laisser distraire par les préoccupations d’un jeune puceau.
Il examinait l’énorme herse qui interdisait l’accès au château ; une grille de bois hérissée de pointes à sa base. Des gardes se tenaient sur le chemin de ronde au-dessus du porche dont le passage était fermé, à l’autre bout, par une porte en chêne, massive et garnie de clous de laiton.
Blaidd releva sa capuche pour observer l’ouverture aménagée dans la voûte et par laquelle des projectiles pouvaient être jetés sur les assaillants. Tout ennemi qui se laissait emprisonner entre la herse et la porte s’exposait à une pluie de pierres et d’huile bouillante.
Un frisson d’horreur courut dans le dos de Blaidd. Il avait vu, une fois, un enfant ébouillanté accidentellement par du suif de mouton et, à la pensée d’une grande cuve déversant une huile bouillonnante sur sa tête et ses épaules, il était pétrifié.
Chassant de son esprit ces visions épouvantables, il mit pied à terre et fut imité, aussitôt, par Trevelyan auquel il confia les rênes d’Aderyn Du. Avant même qu’il n’eût appelé pour manifester leur présence, un panneau s’ouvrit dans la porte cloutée. Sans aucun doute, les gardes sur le chemin de ronde avaient signalé leur arrivée.
Un petit visage caché sous un capuchon de laine brune parut. Deux yeux d’un bleu intense dévisagèrent Blaidd d’un air suspicieux.
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? dit le garde d’une voix enrouée.
— C’est une femme ! s’exclama Trevelyan qui aurait voulu chuchoter cette remarque.
Une fois la surprise passée, Blaidd sourit comme il en avait l’habitude lorsqu’il rencontrait un représentant du sexe faible.
— J’ignorais que le comte de Throckton eût des amazones en guise d’hommes d’armes pour défendre son château.
Les yeux bleus le toisèrent de haut en bas avec une expression de colère non dissimulée, se portèrent sur son capuchon tout dégouttant d’eau, puis descendirent sur sa cape de laine, son pourpoint de cuir, son baudrier auquel pendait son épée, ses chausses et, enfin, ses bottes. Le regard de la jeune femme, soudain, devint approbateur alors qu’elle venait de le diriger vers Aderyn Du.
Blaidd fut irrité. Il n’était pas habitué à ce que son cheval, aussi beau fût-il, suscitât davantage l’intérêt féminin que sa propre personne.
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda la jeune femme en portant de nouveau son attention sur Blaidd.
— C’est le chevalier Blaidd Morgan ! déclara Trevelyan comme si le monde entier devait connaître son maître.
Blaidd, cependant, savait que sa réputation n’excédait pas les limites du pays de Galles et des comtés situés autour de Londres.
— Mon écuyer m’a justement nommé, dit-il de sa voix calme et assurée. Je suis venu en ami pour rendre visite au comte de Throckton.
La jeune femme fit une moue incrédule.
— Vous êtes là pour courtiser Laelia de Throckton comme beaucoup d’autres avant vous. Eh bien, je vous souhaite bonne chance !
— J’espère que je n’en manquerai pas si la fille du comte de Throckton est à la hauteur de sa réputation.
— Je vois que la modestie n’est pas votre fort, messire. Je serais curieuse de voir comment s’y prend un Gallois — car vous venez du pays de Galles, n’est-ce pas, chevalier ?
Trevelyan trépignait d’indignation.
— Vous la laissez vous parler sur ce ton ? demanda-t il à son maître. Et combien de temps nous laissera-t on à la porte comme si nous étions de vulgaires colporteurs ?
Sans se départir de son sourire ni cesser de regarder avec insistance leur singulière compagne, Blaidd répondit avec ostentation à son écuyer de façon à être entendu par celle qui leur interdisait toujours l’entrée du château :
— Dans la mesure où c’est elle qui contrôle les entrées et les sorties de la forteresse, je ne peux que m’incliner devant sa volonté et la laisser me parler comme bon lui semble.
La jeune femme eut un petit rire de gorge quelque peu ironique.
— Votre sagesse et vos bonnes manières m’ont convaincue, messire le Gallois. Soyez le bienvenu ainsi que votre écuyer.
Elle claqua le judas et, un instant après, Blaidd et Trevelyan entendirent coulisser un lourd verrou.
— Il était temps, marmonna Trevelyan. Nom d’un chien, Blaidd ! C’est la plus cavalière réception que nous ayons jamais eue !
— Ne t’en fais pas, Trevelyan. Nous n’avons pas reçu d’invitation du comte. Nous ne devons pas nous offusquer si l’accueil est moins chaleureux que nous pourrions l’espérer.
— J’espère que le maître des lieux se montrera plus aimable.
— Je n’ai aucun doute à ce sujet. L’hospitalité à l’égard de ses pairs fait partie des devoirs d’un seigneur.
L’écuyer ne répondit rien, mais Blaidd sentait qu’il était profondément irrité. Lui-même, d’ailleurs, l’était aussi, même s’il ne le montrait pas. A la différence de son jeune compagnon, il s’était déjà vu rudoyer ; ce n’était pas la première fois qu’il était confronté au manque de respect. Son père était né roturier et n’avait été anobli qu’après avoir prouvé sa valeur au combat. Il avait fallu, également, à Blaidd prouver sa vaillance dans plus d’un tournoi et gagner la confiance du roi pour être vraiment accepté à la cour.


Aussi n’était-il pas aussi susceptible que Trevelyan et ne tirait-il pas ombrage du manque de courtoisie de cette femme. Il était même impatient de voir tout son visage. S’il était aussi beau que ses yeux, son séjour ici serait peut-être plus captivant qu’il ne l’avait pensé.
Il ne devait, cependant, jamais oublié la vraie raison de sa présence à Throckton…
La solide porte grinça enfin sur ses gonds et Trevelyan et lui-même pénétrèrent avec leurs montures, qu’ils tiraient par les rênes, dans un large fossé verdoyant situé entre la première et la deuxième enceinte qui se dressait devant eux avec ses hauts murs flanqués de tours.
Plusieurs gardes armés se tenaient à côté de la porte, mais la jeune femme, enveloppée dans une longue cape brune, en était la plus proche ce qui donnait l’impression que c’était elle qui avait tiré l’énorme verrou.
Ce qu’elle révélait de son visage laissait voir des traits fins, un teint pâle et des yeux immenses qui semblaient n’avoir pour rivaux que les lèvres, charnues et joliment ourlées, visiblement faites pour donner et recevoir des baisers.
— J’espère que vous me pardonnerez mes questions, beau sire, dit-elle en s’inclinant très bas, mais nous ne sommes guère habitués à recevoir la visite des charmants chevaliers de la cour de Sa Majesté. Vous comprendrez que j’ai pu être quelque peu surprise en vous voyant.
« Charmants chevaliers ! » répéta Blaidd en lui-même. Elle poussait l’insolence un peu trop loin. Qu’insinuait-elle ?
— Trevelyan, permets-moi de corriger cette effrontée, dit entre ses dents Blaidd en avançant vers la jeune femme.
Il s’en approcha et ne s’arrêta qu’à un pas d’elle pour la regarder de bas en haut en la toisant alors qu’elle redressait le menton d’un air de défi.
— Comment t’appelles-tu ? demanda-t il avec un calme trompeur alors qu’il arborait ce sourire suave que ses adversaires au tournoi avaient appris à redouter.
— Rebecca, répondit-elle avec assurance.
— Dis-moi, Rebecca. T’adresses-tu toujours à tes supérieurs avec cette impertinence ?
— Je ne parle jamais à quiconque se croit supérieur à moi.
C’était assurément la femme la plus impertinente qu’il n’eût jamais rencontrée. Il n’allait pas l’épargner…
— Si c’est là le genre d’accueil auquel doit s’attendre tout visiteur venant du palais, je ne m’étonne plus que votre seigneur ne soit guère estimé dans l’entourage du roi.
Le regard assuré de la jeune femme perdit un instant de son aplomb, mais ce ne fut que de très courte durée.
— S’il ne l’est pas, ça ne fait que confirmer ce que je pense de la cour du roi d’Angleterre.
— Que savez-vous d’elle ?
Elle écarquilla les yeux d’un air faussement innocent.
— Je n’ai jamais dit que je connaissais la cour, messire. J’ai seulement dit que cela confirmait ce que j’en pensais.
Elle fit de nouveau la révérence avec une grâce inattendue.
— Je le regrette infiniment, chevalier, si je vous ai offensé.
Il inclina légèrement la tête de côté en l’examinant, incrédule.
— Vraiment ?
— Si ma réflexion peut faire du tort au comte de Throckton, je le suis sincèrement.
Elle sourit avec un charme délicieux et ajouta :
— Cependant si vous pensez, en raison de ma sincérité, que je suis une misérable et une scélérate qui mérite d’être punie pour son insolence, alors je ne suis pas le moins du monde désolée de vous avoir déplu.
Devant ce sourire déconcertant, la colère de Blaidd s’évanouit.
— Peut-être me montrerai-je clément et ne dirai-je rien au comte au sujet de l’impertinence de son portier.
— Il n’en serait certainement pas surpris, répondit-elle sans montrer aucune inquiétude.
Puis, resserrant sa cape autour de sa silhouette fine et de son petit visage, elle ajouta :
— N’êtes-vous pas impatient de rencontrer la belle Laelia ?
Elle sourit de nouveau.
— Je pense que vous avez vos chances.
— Ah ! Bon ? Je peux me considérer dorénavant son fiancé si j’ai déjà votre accord.
Le regard de la jeune femme devint grave soudain.
— Vous n’avez peut-être jamais rencontré d’adversaire à votre hauteur jusqu’à présent, messire le chevalier du pays de Galles, mais, cette fois, vous trouverez à qui parler. Je vous souhaite de réussir si vous croyez que Laelia et sa dot vous rendront heureux.
Sans même avoir conscience de ce qu’il disait, Blaidd demanda :
— Vous reverrai-je dans le château ?
— J’espère que non, répondit-elle avec une fermeté qui ne laissait aucun doute.
Les gardes les plus proches réprimèrent un sourire qui n’échappa pas à Blaidd. Il aimait que l’on rît avec lui, les femmes, en particulier, mais il n’avait pas l’habitude que l’on s’amusât à ses dépens. Ce qui ne lui était pas arrivé, d’ailleurs, depuis bien des années. Aussi tourna-t il brusquement les talons et, mé*******, revint vers son cheval sur lequel il monta.
— Viens, Trevelyan ! dit-il entre ses dents.
L’écuyer ne se fit pas prier. Il sauta à son tour sur son cheval et rejoignit Blaidd.
— Crois-tu qu’elle soit vraiment chargée de surveiller l’entrée du château ? demanda-t il alors qu’ils traversaient la basse-cour.
— Je n’en sais rien, mais une chose est certaine, elle ne tourne pas rond. J’espère ne jamais la revoir.


— Le pauvre chevalier, dit-elle. Il ne s’attendait pas à un tel accueil.
Les soldats éclatèrent de rire.
— Assez, les gars, dit Dobbin, le capitaine de la garnison. Retournez à vos postes.
En échangeant quelques paroles et rires étouffés, les hommes regagnèrent chacun sa place tandis que Dobbin et Rebecca rentraient dans la salle des gardes.
C’était une vaste pièce aux murs dépouillés, blanchis à la chaux, dont le seul mobilier se composait d’une solide table en chêne sur des tréteaux et de quelques tabourets. Un feu dans la cheminée chassait l’humidité des énormes murs et apportait de la gaieté. Sur une étagère s’alignaient les objets nécessaires pour nettoyer le cuir et faire briller les armes. Une odeur d’encaustique régnait dans la salle, et, en se mêlant à celle du feu de bois, créait une atmosphère douce et chaleureuse.
Rebecca et Dobbin suspendirent leurs chapes dégoulinantes d’eau à une patère près de la porte et vinrent s’asseoir devant l’âtre.
— Je me fais, vieux, dit Dobbin en étendant les jambes, les pieds sur le bord du foyer de la cheminée. Je ne supporte plus de rester des journées entières sous la pluie.
Son accent trahissait ses origines du Yorkshire.
— Tu n’étais pas obligé de sortir d’ici.
— C’est trop risqué.
— Les deux cavaliers ne semblaient guère menaçants.
Dobbin lança un regard pénétrant à la jeune fille.
— Mais que n’auriez-vous dit si je n’avais pas été là ?
Elle sourit car le sergent avait raison. Elle aurait pu se montrer plus impertinente encore envers le chevalier, un de plus qui était venu à Throckton pour vérifier si Laelia était aussi belle qu’on le disait et lui faire la cour.
— Il est grand pour un Gallois, observa Dobbin. Il est très à l’aise sur son cheval. Avec cette largeur d’épaules et ces jambes puissantes, il doit être un adversaire redoutable.
— Je suis sûre que c’est un champion qui remporte tous les tournois, confirma Rebecca en étirant ses jupes pour leur permettre de mieux sécher.
Le mouvement fit cliqueter le trousseau de clés qu’elle portait à la ceinture.
— C’est un bel homme, reprit Dobbin, malgré ses cheveux qui sont trop longs. Je n’avais encore jamais vu de chevalier avec des cheveux sur les épaules comme un bandit de grand chemin.
— C’est peut-être courant au pays de Galles ?
— Je n’en ai rencontré aucun avec une telle allure et pourtant j’en ai affronté plus d’un en tournoi et dans d’autres circonstances.
Rebecca donna une tape sur l’épaule du sergent.
— Je vais lui demander pourquoi il les garde aussi longs !
— Vous feriez mieux de ne rien lui en dire. Il avait l’air si furieux après vous, tout à l’heure, qu’il vous aurait peut-être étranglée si nous n’avions pas été là. J’ai cru qu’il allait le faire lorsqu’il s’est approché tout près de vous.
Rebecca n’avait pas lu exactement les mêmes intentions dans le regard du magnifique chevalier qui avait marché sur elle avec ce mouvement désinvolte et assuré… Il lui avait semblé sur le point de… Elle n’osait exprimer sa pensée, même en son for intérieur, mais elle savait que son cœur s’était mis à battre à toute force.
— Soit, je ne lui demanderai rien, répondit-elle enfin avec un sourire. Je me demande comment il s’y prendra pour séduire Laelia. Il ne se *******era peut-être pas de lui parler avec courtoisie et de lui adresser des sourires charmeurs.
— J’espère, pour ma part, que le comte ne sera pas fâché contre vous lorsqu’il apprendra les propos que vous avez tenus à ce chevalier qui nous arrive droit de la cour.0
— Il le sera, sois en certain, dit Rebecca en arrondissant le dos.0
Puis, le menton sur la poitrine, elle reprit en changeant sa voix pour imiter le ton du comte :0
« Ignorez-la, chevalier ! Elle est légère et frivole… comme toutes les femmes. »0
Dobbin remua la tête d’un air préoccupé.
— Vous devriez vous montrer plus prudente, ma damoiselle, sinon, un jour, vous mettrez votre père dans un embarras grave et, alors, qu’adviendra-t il de vous et de votre sœur ?0

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 30-11-09 08:36 PM

chapitre 2


Alors que Trevelyan portait leurs effets dans la chambre qu’ils étaient invités à partager, Blaidd attendait le comte de Throckton dans la grande salle, le dos tourné vers l’imposante cheminée où se consumaient des bûches d’une taille impressionnante.
La salle, plus importante et mieux décorée encore qu’il ne s’y était attendu, attestait l’importance des revenus du maître des lieux. Dès qu’il était entré dans la cour pavée du château, Blaidd avait été surpris par la hauteur et la largeur du logis seigneurial qui comprenait une chapelle dont les hautes fenêtres se découpaient dans le mur sud.
Le long du rempart se dressaient les logis des domestiques ainsi que les écuries, tous des bâtiments à colombage. Les cuisines se trouvaient à côté de la grande salle, un peu en contrebas, et, à leur suite, visible de l’extérieur, était installé l’atelier du forgeron.
De l’autre côté de la cour se dressait un haut donjon circulaire, ultime défense et lieu de refuge du seigneur et de ses chevaliers. Ce donjon, massif, et la seconde enceinte étaient manifestement très anciens, mais le logis seigneurial et celui des domestiques étaient récents ainsi que la redoutable barbacane située à l’entrée de la forteresse.
Les tapisseries suspendues aux murs ou servant de paravent à l’intérieur de la vaste salle, les coffres, les ornements, candélabres, torchères étaient d’un luxe que Blaidd n’avait vu qu’à la cour même. Les tapisseries, aux laines délicatement nouées représentant des scènes de batailles ou de chasse, captaient la lumière du soleil avec leurs rouges, leurs verts et leurs ors éclatants. Les sièges de bois sculptés, vierges de toutes entailles de couteaux, étaient neufs. Sur les dalles du sol étaient étendues de grandes nattes de jonc.
Des poutres massives supportaient le plafond sous lequel étaient pendues les bannières des chevaliers et barons qui avaient prêté le serment d’allégeance au comte de Throckton. Les tissus de lin, brodés de fils d’or et d’argent représentant les écussons des nombreux vassaux, ondulaient dans le courant d’air chaud qui s’élevait de l’âtre.
Il y en avait beaucoup plus que Blaidd ne l’aurait imaginé pour un seigneur du rang du comte de Throckton et, ce qui ne manquait pas de piquer sa curiosité, plusieurs de ces armoiries lui étaient inconnues. Si les soupçons du roi au sujet du comte de Throckton étaient avérés, il lui faudrait identifier chacune d’entre elles.
L’un des grands chiens, qui dormaient près du feu, tressaillit et gémit, attirant l’attention de Blaidd. Les mastodontes s’étaient dressés sur les pattes en grognant lorsqu’il était entré dans la grande salle et il avait fallu l’intervention d’un valet pour les faire taire et se recoucher.
Cette fille mal lunée, à la porte du château, avait grondé pareillement contre lui. Serait-elle différente, endormie, ses grands yeux bleus fermés et sa poitrine soulevée par le rythme régulier de sa respiration ? Elle lui avait semblé présenter des formes généreuses sous la cape trempée qu’elle serrait autour d’elle…
S’abandonnant au bien-être de la douce chaleur du feu, il laissa son imagination s’enflammer et se représenta Rebecca dévêtue, étendue sur son lit… Elle ne serait pas passive, il en avait la certitude. Si elle choisissait, un jour, de se donner à un homme, elle le ferait avec audace et passion. Il aimerait être cet homme et lui apprendre les gestes de l’amour, lui suggérer des caresses, l’inciter à certaines fantaisies… Il ne doutait pas qu’elle réagirait avec naturel et aisance.
Son excitation était si forte qu’il dut sans délai essayer de recouvrer l’empire de ses sens, et il n’y parvint qu’en tournant son attention sur la raison de sa présence en ce lieu. Elle n’avait rien à voir avec les femmes et les plaisirs qu’elles pouvaient apporter aux hommes, même s’il était censé courtiser Laelia de Throckton. En tout cas, aussi attirante fût-elle, il ne devait certainement pas lutiner cette petite servante déguisée en garde, pas plus que Trevelyan ne devait aller trouver les filles de joie.
— Soyez le bienvenu à Throckton, chevalier ! dit une voix sonore.
Blaidd se tourna vers la porte, de l’autre côté de la grande salle, donnant accès à un escalier à vis dont venait de surgir un homme robuste et de grande taille. Il portait des vêtements seigneuriaux, une longue tunique bleu indigo serrée à la taille par une ceinture en cuir doré. Par son attitude, il n’était pas difficile de déduire qu’il était le maître des lieux.
Lorsqu’il eut atteint le milieu de la salle, il s’arrêta et sourit aimablement, révélant des dents blanches et saines.
Blaidd, cependant, avait vécu de nombreuses années à la cour et il remarqua tout de suite que le regard vert de l’homme ne s’éclairait pas. Il avait une expression aussi circonspecte et méfiante que celle de la jeune fille à la porte du château.
Les petits cheveux sur la nuque de Blaidd se dressèrent comme s’il s’engageait sur des sables mouvants, mais il ne laissa rien paraître de sa gêne. Après tout, qui n’éprouverait pas de la méfiance à l’égard d’un visiteur qui arrive sans prévenir ? Il se pouvait aussi, d’ailleurs, que sa propre horreur du mensonge le rendît plus soupçonneux qu’il n’était nécessaire.
— Vous m’honorez, messire, fit-il en s’inclinant.
— Bien mauvais temps pour voyager, remarqua le comte de Throckton.
— C’est pourquoi je vous suis doublement reconnaissant de votre hospitalité.
— C’est bien normal, mon ami. C’est un plaisir de vous accueillir.
Le sourire du comte de Throckton s’élargit mais son regard avait toujours la même expression circonspecte.
— Je doute, toutefois, que ce soit le hasard qui vous ait guidé jusqu’ici. Je suppose que vous avez quelque raison pour avoir parcouru un aussi long chemin ?
— En effet, répondit Blaidd avec son sourire le plus charmeur, mais j’aimerais m’entretenir de cette question avec vous, en privé si c’est possible.
— Bien sûr ! Allons dans ma chambre.
Le comte de Throckton précéda Blaidd à travers la salle puis dans l’escalier qu’il venait de descendre. A l’étage, il ouvrit une porte surmontée d’un linteau de pierre dans lequel était gravé l’écusson des Throckton, de gueules à trois dagues d’or.


Il fit signe à Blaidd d’entrer et referma la porte derrière eux. Il apparut au premier coup d’œil au chevalier que son hôte était opulent et soucieux de son confort.
Des tapisseries aux riches couleurs pendaient aux murs alors que des coussins de soie aux teintes éclatantes étaient disposés sur les sièges. Une table, posée sur des tréteaux, était encombrée de parchemins, d’encriers et de plumes d’oie. Deux candélabres en argent s’y dressaient.
Un coffre ouvert, peint en vert et rouge, contenait des rouleaux de parchemin, sans doute des titres de propriété, de noblesse et autres documents officiels. Des braises rougeoyantes dans une grande cheminée de pierre dégageaient une douce chaleur dans la chambre dont le sol, des terres cuites décorées de motifs vernissés, disparaissait sous des peaux de bêtes.
Le comte de Throckton s’assit en soupirant d’aise dans un fauteuil en chêne sculpté garni de coussins de soie et dont les motifs ornementaux représentaient des feuilles de vigne et des grappes de raisins. De la main, il fit signe à Blaidd de prendre place sur un autre siège, sculpté aussi mais moins richement.
— Etes-vous apparenté au chevalier Hugh Morgan ? demanda le comte de Throckton lorsque Blaidd fut assis.
— C’est mon père. Vous le connaissez ?
De petites rides se dessinèrent au coin des yeux du comte alors qu’il souriait de nouveau.
— Non, je n’ai pas cet honneur. Mais comme vous l’avez sans doute deviné, je ne fréquente pas la cour. Il y a trop de monde à Londres et à Westminster. Il n’est pas de mon goût de me trouver au milieu d’une foule anonyme, mais j’ai, néanmoins, entendu parler de votre père. Il est proche des plus grands du royaume.
— Il ne fréquente guère la cour pourtant, rétorqua Blaidd qui préférait ne pas parler des amis de son père. Il est comme vous. Il aime mieux vivre sur ses terres que dans la grande cité.
— Sans doute ne veut-il pas s’éloigner de dame Morgan qui a la réputation d’être l’une des plus belles femmes du royaume, dit le comte de Throckton avec un petit rire. C’est un homme heureux et plein de sagesse.
Blaidd acquiesça d’un petit mouvement de tête.
— J’ai le souvenir que beaucoup de seigneurs ont été choqués qu’une jeune fille du rang de votre mère épouse un homme qui était né simple berger, reprit le comte de Throckton sans méchanceté apparente ni irrespect.
Sa remarque, cependant, hérissa Blaidd, qui attendit d’avoir pleinement recouvré son calme avant de répondre :
— Mon père était chevalier lorsqu’il a pris ma mère pour épouse.
— Et un chevalier très remarquable par sa bravoure et sa prestance, comme son fils aujourd’hui, d’ailleurs, reprit avec courtoisie le comte de Throckton. Un fils qui n’est là, je suppose, que pour faire la cour à mon petit trésor adoré, ma fille chérie, ma Laelia ?
— En effet, messire. On ne peut rien vous cacher. La réputation de damoiselle Laelia est venue jusqu’à la cour. Or, je ne suis pas marié. J’espère que vous ne m’opposerez pas la basse extraction de mon père et que vous m’autoriserez, au moins, à voir votre fille.
— Certainement, et je ne vous tiendrai pas pour inférieur en raison des origines de votre père, répondit le comte d’un air de sincérité. J’ai une grande estime pour les hommes qui réussissent à s’élever au-dessus de leur condition. Ma fille aussi, d’ailleurs.
— Vous m’autorisez donc à la courtiser si elle n’y voit pas d’inconvénient, messire ?
Le comte de Throckton joua avec le gros bracelet d’or qu’il portait au poignet gauche et promena son regard de haut en bas sur les vêtements grossiers de Blaidd. L’atmosphère dans la chambre devint soudain pesante.
— Vous ne m’avez pas interrogé sur sa dot, chevalier.
— D’après tout ce que j’ai entendu dire au sujet de damoiselle Laelia, elle n’a pas besoin de dot pour être aimée.
— Ce n’est pas moi qui vous contredirez, dit le comte de Throckton qui semblait très satisfait de la remarque de Blaidd, mais je ne pense pas qu’il vous déplaise d’apprendre que sa dot ne sera pas petite. Elle ne sera pas non plus, néanmoins, la plus grosse dot d’Angleterre. Sachez seulement que, depuis qu’elle a douze ans, Laelia a été demandée en mariage par plus d’un chevalier et qu’aucun jamais ne s’est plaint de ce que je me proposais de lui donner.
Blaidd sourit d’un air indulgent.
— En dépit de mon accoutrement, je ne suis pas un miséreux en quête d’une fille bien dotée. Si je suis aussi pauvrement vêtu, messire, c’est pour éviter d’attirer la convoitise des brigands.
— Je devrais vous mettre en garde tout de suite, chevalier, au sujet de l’attitude qu’il vous convient d’avoir si vous voulez obtenir ma fille. Ce n’est pas son cœur qu’il faut chercher à conquérir, mais l’assentiment de son père. Que vous soyez simple chevalier ou baron, proche du roi ou très éloigné de lui, c’est moi et non Laelia qu’il vous revient d’impressionner. J’ai éconduit tous les prétendants qui m’ont demandé sa main. Etes-vous toujours disposé à la courtiser ?
— Oui, messire, si vous voulez bien m’accorder cet honneur.
— Certainement, répondit le comte en posant les mains sur les accoudoirs de son siège. Vous êtes le bienvenu ici aussi longtemps qu’il vous plaira. Et, maintenant, je vous invite à vous rendre avec moi dans la grande salle où les tables doivent être dressées pour le souper. J’ai grand faim et je suppose que vous êtes dans le même état après votre voyage.
Blaidd se leva et suivit son hôte qui redescendit dans la salle du rez-de-chaussée où, déjà, étaient rassemblés autour des tables les chevaliers et écuyers tandis que les serviteurs apportaient les victuailles. Trevelyan, qui attendait devant une table, fit un signe de tête à Blaidd en le voyant le regarder puis il dirigea de nouveau son attention sur la nombreuse assistance et le ballet des domestiques.


Les chiens allaient et venaient déjà entre les tables, la truffe relevée, humant les fumets qui flottaient dans l’air dans l’attente d’un morceau. Plus d’un homme ne se comportait pas autrement, mais Blaidd n’en était pas surpris car les odeurs qui venaient des cuisines lui mettaient, à lui aussi, l’eau à la bouche. Il avait déjeuné d’un simple pain, le matin, et bu l’eau d’un ruisseau. Aussi était-il impatient de se mettre à table.
— Ma belle Laelia est déjà là, dit le comte en désignant la table principale.
Blaidd tourna le regard dans la direction indiquée par son hôte et eut le souffle coupé en découvrant l’étonnante beauté de la jeune fille qui se tenait debout vers le milieu de la grande table.
Il avait vu beaucoup de jolies femmes au cours de sa vie ; certaines, même, avaient fait en sorte de croiser son chemin, mais jamais il n’en avait rencontrées d’une aussi grande beauté.
Vêtue d’une robe de velours bleu pâle, Laelia de Throckton semblait un ange descendu du ciel avec les boucles d’or de ses cheveux qui tombaient en cascade sur ses frêles épaules, son gracieux cou de cygne et ses traits ciselés. Et pour parfaire cette vision idyllique, elle avait une attitude pleine de modestie, la tête inclinée et les yeux baissés vers le sol.
— N’est-elle pas belle ? demanda son père.
— Il n’est pas de mots pour traduire sa beauté.
Le comte eut un petit rire de satisfaction et poursuivit son chemin à travers la foule des convives. Blaidd, qui marchait dans son sillage, eut le regard brutalement attiré par un visage qu’il lui semblait avoir déjà vu. Etait-ce possible ? La petite rouée, l’impertinente jeune fille aux clés dînait à la table du seigneur de Throckton ? Qui était-elle ? Elle ne faisait évidemment pas partie de la domesticité, mais alors que faisait-elle à la porte du château au milieu des gardes avec lesquels elle paraissait si familière ?
Peut-être était-elle une proche amie de Laelia, qui avait pris l’habitude d’interroger tous ceux qui se présentaient au château dans l’intention de courtiser la belle héritière. Elle pouvait ainsi lui donner son avis sur les prétendants avant même qu’ils n’eussent comparu devant elle…
Mais n’aurait-elle pas dû se tenir debout alors que le maître des lieux n’avait pas encore pris place à table ?
La jeune femme arrêta ses yeux bleus sur lui et il vit une lueur briller dans son regard. Assurément elle s’amusait de sa surprise ! La petite effrontée regretterait de s’être moquée de lui… Il lui montrerait qui il était.
En approchant de la table, et alors qu’il ne quittait pas des yeux la jeune femme qui l’intriguait tant, il constata qu’elle portait une marque sur le front. Une entaille profonde comme il en avait vue sur le visage de certains chevaliers blessés au cours des combats. Sans être totalement disgracieuse, elle empêchait qu’on pût dire de celle qui en était affligée qu’elle était d’une aussi grande beauté que Laelia de Throckton.
Le comte, qui venait d’arriver auprès de cette dernière, lui prit la main.
— Voici ma fille, Laelia, chevalier.
La jeune fille ne releva ni la tête ni le regard. Attitude radicalement différente d’une autre personne du même sexe qui, un peu plus tôt, l’avait considéré comme s’il avait été un ours apprivoisé envoyé au château pour en distraire les habitants.
— Le chevalier Blaidd Morgan nous arrive directement de Londres où il séjourne auprès de notre roi Henry, reprit le comte de Throckton en se tournant vers sa fille.
Blaidd s’inclina profondément et prit la main, glacée et sans vie, de la jeune beauté qu’il porta à ses lèvres.
— Aucune des louanges que j’ai entendues à votre sujet ne rend compte de votre beauté incomparable, ma damoiselle, dit-il en se redressant.
Le compliment était facile et un peu plat. Il tenait, d’habitude, des propos plus originaux aux jolies femmes, mais, sous le regard insolent de l’autre jeune personne qui ne le quittait pas des yeux, il se sentait incapable de plus d’éloquence.
— Vous êtes le bienvenu à Throckton, chevalier, répondit Laelia d’une voix de petite fille, haute et hésitante, en relevant ses grands yeux verts.
Blaidd, qui ne se souvenait pas qu’on lui eût jamais parlé de l’âge de la fille du comte, se demanda si elle n’adoptait pas ce ton pour se rajeunir.
La jeune femme brune eut alors un petit rire dont Blaidd ne comprit pas exactement le sens mais qui confirmait son impression d’avoir affaire à une proche parente des Throckton car il était fortement teinté d’ironie.
Le comte de Throckton la considéra en fronçant les sourcils d’un air mé******* tandis qu’il déclarait :
— C’est Rebecca, messire Blaidd. Ma seconde fille.
Personne n’avait jamais parlé à Blaidd d’une autre fille… Peut-être parce qu’elle n’était pas aussi belle que l’aînée et qu’elle était particulièrement insolente ?
Cette cicatrice qu’elle portait au front pouvait expliquer ce comportement un peu railleur et facétieux. Il n’y aurait rien eu d’étonnant à ce qu’elle fût quelque peu envieuse de cette sœur que leur père plaçait sur un piédestal.
— Eh bien, messire Blaidd ! dit-elle en redressant la tête, un sourire charmeur aux lèvres. N’ai-je pas droit, moi aussi, à un compliment de votre part ? Je sais que je n’arrive pas à la cheville de Laelia mais vous autres, hommes de cour, êtes rompus à la flatterie. Il ne devrait pas être trop difficile pour vous de trouver quelques paroles agréables à me dire.
Blaidd, qui aimait qu’on le mît au défi, s’inclina avec courtoisie et, alors qu’il se redressait, le cœur sur la main, répondit de la voix grave et caressante qu’il réservait aux rendez-vous libertins :
— Rien ne saurait me déplaire autant que de décevoir une damoiselle.


Sur ces mots, il avança vers elle et lui prit la main qu’il effleura des lèvres puis, la regardant dans les yeux :
— Vous êtes la plus étonnante de toutes les jeunes femmes qu’il m’a été donné de rencontrer.
Rebecca reprit sa main en rougissant.
— Ce n’est pas ce que l’on appelle un compliment, chevalier. Je ne suis pas du tout impressionnée.
Blaidd eut le sourire voluptueux et sensuel qu’il réservait aux femmes qu’il venait d’étreindre.
— Vous avez tort de ne pas considérer mon propos comme un compliment, ma belle. Croyez-moi. Les hommes aiment les femmes étonnantes, et soyez certaine qu’elles sont rares.
Rebecca ouvrit de grands yeux comme si elle avait été troublée par la remarque de Blaidd. Ce dernier eut envie de laisser éclater sa joie, mais il en fut rapidement dissuadé par le brutal changement d’expression de la jeune femme dont le regard venait de lancer un éclair de colère
— Vous tenez les femmes pour des êtres stupides qui n’ont rien à dire !
Blaidd, à son tour, eut un air courroucé lorsqu’il repartit :
— Il serait heureux que ce soit le cas d’une certaine personne dont le petit jeu consiste à se moquer de tout étranger se présentant à la porte de la maison de son père pour demander l’hospitalité.
— Nous avons assez entendu parler de toi pour la soirée, Rebecca, déclara le comte de Throckton en passant près de sa fille pour aller rejoindre son siège au haut dossier sculpté comme un trône. Le chevalier Morgan est mon hôte et je tiens à ce qu’il soit traité avec les égards qui lui sont dus.
La jeune femme se tourna vers son père :
— Je me comporte avec lui exactement comme avec tous ceux qui se présentent pour faire la cour à Laelia.
La façon dont cette dernière baissa les commissures des lèvres sembla confirmer le propos de Rebecca.
— C’est bien là le problème, Rebecca ! reprit le comte. Quand apprendras-tu à te tenir convenablement ? Pourquoi ne peux-tu pas ressembler à ta sœur ?
— Parce que je ne suis pas elle.
— Tu sais très bien ce que je veux dire ! répliqua le comte de Throckton en indiquant le siège près de lui. Asseyez-vous, chevalier. Ne prêtez pas attention à cette écervelée. Où est le prêtre ? S’il n’arrive pas, nous dirons le bénédicité sans lui.
Le clerc se présenta à cet instant et rendit grâce précipitamment, permettant ainsi que débutât le service du repas. Assis à la place d’honneur, à la droite du maître des lieux, Blaidd avait à côté de lui damoiselle Laelia et échappait ainsi plus aisément aux réflexions de damoiselle Rebecca, à la gauche de son père.
Elle restait coite d’ailleurs, mais son silence était peut-être lié à la longue énumération que le comte était en train de faire des prétendants qui avaient demandé la main de sa fille et qu’il avait éconduits. Chaque fois qu’il marquait une pause, Laelia n’en profitait pas pour intervenir dans la conversation et, si Blaidd lui adressait la parole même de la façon la plus aimable et courtoise, elle lui répondait aussi brièvement que possible.
On lui aurait dit que la maison était ensorcelée et que, quoi qu’il fît, il obtiendrait la réaction contraire à son attente, c’est-à-dire qu’il aurait un effet répulsif sur les femmes quand il désirait les attirer, il l’aurait cru sans peine.
Il ne trouvait pas, d’ailleurs, si inopportun de ne pas plaire d’emblée à la belle Laelia car, si son enquête sur les agissements du comte prenait plus de temps qu’il ne le prévoyait, il pourrait invoquer les difficultés qu’il rencontrait à conquérir la jeune damoiselle pour demeurer plus longtemps au château de Throckton.
Ne sachant où se trouvait Trevelyan, il jeta un regard autour de lui et s’avisa de sa présence dans la grande salle. Il conversait avec une servante qui semblait à peu près de son âge et tenait une cruche de vin sur la hanche. Elle roulait une mèche de cheveux brun-roux autour de son doigt tout en se balançant d’un pied sur l’autre.
L’éternel et irrésistible attrait des hommes pour le sexe opposé…, pensa Blaidd. Peut-être fallait-il voir dans cette scène un avertissement du Très-Haut destiné à leur rappeler leurs devoirs en qualité d’hôtes ? Sans doute aurait-il été préférable de venir ici sans le jeune homme ?
— Et j’ai renvoyé chez lui ce jeune prétentieux, conclut enfin le comte.
Il but une longue gorgée de vin avant d’ajouter :
— C’était le dernier avant vous.
Son récit touchait enfin à sa fin, pensa Blaidd en adressant un sourire de composition à son hôte.
Le comte de Throckton posa ses larges mains sur la table et poussa sur ses bras pour se redresser. Imité aussitôt par Blaidd, il fit signe à ce dernier de rester à table.
— Je reviens tout de suite. Ce vin de France me passe au travers le corps comme un trait d’arbalète, mais il est trop bon pour que je m’en prive.
Sur ces mots, il s’éloigna, laissant un siège vide entre Blaidd et Rebecca.
Le chevalier ne put résister à la tentation.
— Alors, ma damoiselle. Jouez-vous souvent au portier ?
Elle le regarda avec assurance, de toute évidence nullement impressionnée par lui.
— Non, chevalier.
— C’est donc un grand privilège que vous m’avez accordé en vous amusant à mes dépens.
— Je n’étais pas la seule à rire. Toute la garnison a profité du spectacle. Je regrette que vous ne partagiez pas notre sens de l’humour.
— Connaissez-vous beaucoup de personnes qui aiment qu’on rie à leurs dépens ?
— Non, et particulièrement pas les jeunes et beaux chevaliers qui ont l’habitude d’avoir toutes les femmes à leurs pieds, mais une petite leçon d’humilité n’aura pas fait de mal à votre âme, chevalier.


— Assurément. Il est regrettable, cependant, que celle qui me la donne ne pratique pas elle-même cette vertu.
Rebecca eut un léger mouvement de recul.
— Qu’en savez-vous ? Croyez-vous que je manque d’humilité alors que je dois me comparer chaque jour à ma sœur ?
— Mais alors, si ce n’est l’orgueil, quel travers de votre caractère vous inspire de faire passer un chevalier pour un imbécile ?
— Si je suis orgueilleuse, alors qu’êtes-vous donc, vous qui ne pouvez passer devant une femme sans la croire déjà conquise et prête à se soumettre ?
— Rebecca ! s’écria Laelia d’un air outré.
Blaidd, qui avait oublié sa présence, se retourna vers elle :
— Ne vous faites pas de souci, ma mie. Vous voyez que je ne suis nullement offensé.
Une expression courroucée s’afficha sur les traits de Laelia tandis que ses lèvres se crispaient. Elle avait cessé d’être une douce et gentille pucelle. Elle était désormais en guerre. Blaidd avait vu suffisamment de femmes livrant ce genre de bataille pour en reconnaître les symptômes.
— Puisque tu as tellement envie de parler, ma sœur, pourquoi ne racontes-tu pas à messire Blaidd la chute que tu as faite, autrefois, à cheval ?
Le visage de Rebecca s’enflamma alors que des éclairs fusaient de son regard, mais elle ne répondit rien. Blaidd eut l’impression qu’elle était prise entre deux ennemis contre lesquels elle était impuissante.
— Aimeriez-vous entendre ce récit, chevalier ? demanda-t elle avec une sérénité qui contredisait l’angoisse dans ses yeux. C’est vraiment très amusant.
Blaidd, convaincu du contraire, répondit :
— Je crois que j’ai entendu assez d’histoires pour le moment. Ne pourrions-nous écouter de la musique pour changer ?
Rebecca, qui ne cessait de le fixer de son air furibond, répondit :
— J’ai entendu dire que les Gallois chantaient très bien. Peut-être pourriez-vous nous en donner la démonstration, messire ?
— Le chevalier n’est pas troubadour, intervint Laelia. Il n’est pas ici pour faire de la musique.
Blaidd sourit afin de montrer qu’il n’était pas vexé.
— C’est vrai que les Gallois savent chanter pour la plupart, répondit-il. Et si vous le désirez, je vous interpréterai une ballade.
Le comte de Throckton, qui était de retour, se laissa tomber dans son siège et regarda successivement ses deux filles en plissant les yeux :
— Que s’est-il passé ?
— C’est Rebecca qui…, commença Laelia.
— J’ai été odieuse comme d’habitude, interrompit sa sœur. Mais messire Blaidd vient de nous proposer de nous interpréter une chanson galloise.
— La bonne idée ! s’exclama le comte de Throckton. J’ai toujours souhaité entendre chanter un Gallois. Mais ne pourrions-nous commencer par quelques danses ?
Il interpella la jeune servante avec laquelle Trevelyan conversait au début du repas :
— Meg ! Va chercher la harpe de Rebecca ! Bran, Tom, défaites les tables !
Les serviteurs exécutèrent les ordres de leur maître et le vacarme qui s’ensuivit interdit toutes conversations pendant quelques instants.
— Votre fille joue de la harpe ? interrogea Blaidd quand le bruit fut moins fort.
— En effet, et avec brio, répondit le comte en se penchant vers son aînée, obligeant Blaidd à s’adosser à son siège, mais pas aussi bien que ne danse ma Laelia !
Blaidd comprit pourquoi il s’était empressé de réclamer une danse. Il voulait que sa fille qu’il considérait comme la plus jolie se mît en valeur la première.
Meg reparut, un petit instrument à cordes à la main qu’elle apporta à Rebecca avec précaution comme s’il s’était agi d’un objet de grande valeur. Sans doute était-ce l’intérêt que lui vouait celle qui en jouait qui inclinait la servante à en prendre un tel soin.
Alors que lady Rebecca accordait la harpe, Blaidd se leva et tendit la main à Laelia qui lui donna maladroitement la sienne et se laissa conduire au milieu de la salle où s’ouvrait un vaste espace libre.
Damoiselle Rebecca se mit alors à jouer…
Des notes mélodieuses et parfaitement rythmées s’élevèrent vers les bannières pendues aux hautes poutres. Les longs doigts fins de la jeune fille couraient sur les cordes, leur arrachant des sons merveilleux qui invitaient au mouvement.
Penchée sur son instrument, elle semblait faire corps avec lui et ondulait harmonieusement au gré des inflexions de la danse qu’elle interprétait. Elle jouait de cet instrument à merveille et, de toute évidence, trouvait une joie sans pareille dans les sons mélodieux qu’elle en tirait.
Si elle avait vu le jour au pays de Galles, grâce à ce talent, elle y aurait été beaucoup plus appréciée que sa sœur. Quant à cette dernière, elle dansait bien, certes, mais sans charme et sans joie comme si elle avait été forcée d’accomplir méthodiquement ces pas.
Rebecca joua les dernières notes de la danse et laissa, un instant, sa blanche main en suspension dans l’air alors que le son se mourait lentement. Lorsqu’il se fut complètement évanoui, Blaidd, après s’être incliné devant Laelia, applaudit avec enthousiasme et alla rejoindre Rebecca.
— C’était merveilleux, ma damoiselle. Vous jouez avec beaucoup de sensibilité ! Si vous dansez aussi bien, ce dont je ne doute pas d’ailleurs, vous éblouirez la cour du roi Henry. Quelque autre personne peut-elle jouer de votre instrument pour que je puisse vous inviter à danser ?
Rebecca, au lieu de paraître heureuse des compliments qui venaient de lui être adressés, se leva lentement, serrant sa harpe sur son cœur.
— Si vous voulez bien m’excuser, messire Blaidd. J’aimerais me retirer.
Sur ces mots, elle sortit prestement de la salle.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 30-11-09 08:38 PM

chapitre 3

Se glisser dans la fraîcheur de la chapelle c’était un peu comme descendre dans la rivière, les chaudes nuits d’été, pensa Rebecca en refermant la lourde porte derrière elle.
Elle avait pris l’habitude de le faire, autrefois, avant sa chute de cheval, mais, depuis, elle n’osait plus s’aventurer ainsi la nuit, hors de l’enceinte du château. Les jours insouciants étaient bien révolus…
La flamme d’une bougie vacillait dans une niche où était placée une statue de la Vierge. C’était la seule source de lumière avec un rayon de lune qui entrait par une étroite ouverture et venait frapper l’autel de pierre.
La main contre le mur froid, recouvert de chaux, pour se guider dans cette demi-pénombre, Rebecca remonta vers l’autel. Les pans de sa robe flottaient autour de ses chevilles avec un léger bruit d’étoffe au milieu du silence profond. L’air humide était imprégné d’une odeur d’encens qui invitait à la prière et au recueillement.
Rebecca s’agenouilla sur les dalles glacées et fit le signe de la croix avant de joindre les mains.
— Mon Dieu, dit-elle à mi-voix, faites qu’il fasse beau demain pour que je puisse monter à cheval. Permettez que je m’échappe du château quelques heures.
Le ton de sa voix se fit triste :
— Et si ce n’est pas possible, accordez-moi la grâce de tenir ma langue et de ne pas prononcer des mots que je regrette dès qu’ils ont franchi le seuil de mes lèvres. Aidez-moi à ne pas être jalouse de Laelia. Ce n’est pas sa faute si elle est belle, et moi défigurée. Permettez que je domine mon amertume de ne pas pouvoir espérer avoir un prétendant comme elle…
Elle respira profondément en pressant ses paumes l’une contre l’autre.
— Aidez-moi à supporter de ne pouvoir rêver que tous les hommes me désirent, corrigea-t elle. Je ne veux pas me faire haïr par tout le monde, mais de savoir, chaque fois qu’un chevalier franchit la porte du château, que c’est pour Laelia, cela devient un peu trop dur à supporter !
Le ton de la jeune femme commença de monter alors que la rancœur, malgré elle, s’emparait de son âme :
— Et c’est pire encore lorsque l’un de ces chevaliers a un sourire et une voix qui me donnent l’impression d’être enveloppée dans un drap de soie… Lorsque le plus léger contact de ses lèvres sur ma main m’emplit d’un feu ardent…
Sa voix s’étrangla et, honteuse, elle baissa la tête en reprenant sur le ton de la supplication :
— Oh ! Seigneur ! Libérez-moi de ces pensées honteuses et de ces sensations condamnables ! Aidez-moi à accepter mon destin et, surtout, à tenir ma langue !
Dans le silence qui suivit cette dernière supplication, elle entendit la porte qu’elle venait de franchir grincer sur ses gonds puis le bruit sourd qu’elle faisait en se refermant.
Surprise que l’on vînt dans la chapelle à cette heure, alors que les festivités de la soirée n’étaient pas terminées, elle se redressa rapidement et se retourna.
Une silhouette de haute taille et de forte carrure se tenait au milieu de l’allée centrale. Les longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules ne laissaient pas de doute sur l’identité de celui qui venait de pénétrer dans le sanctuaire…
Etait-ce là la réponse du ciel ? Au moment où elle tentait, par la prière, de se libérer de la jalousie et du désir, on lui envoyait celui-là même qui était à l’origine de ces sentiments.
Elle eut envie de fuir, mais elle craignit d’être ridicule si elle s’esquivait trop brusquement, comme si elle avait redouté que sa vertu ne fût menacée par la simple présence de ce chevalier auquel elle n’avait, d’ailleurs, aucune chance de plaire.
— Vous êtes venu prier, messire ? demanda-t elle un peu pour se rassurer.
— Comment avez-vous deviné que c’était moi ? dit-il en avançant vers elle, présentant enfin son visage au faible halo de lumière répandu par la bougie.
— Je vous distinguais assez pour voir la longueur de vos cheveux et puis les habitants de Throckton connaissent suffisamment la chapelle pour savoir qu’on ne peut y entrer discrètement en raison du grincement de la porte. Pour vous y introduire alors que je m’y trouvais déjà en prière, il fallait que vous soyez étranger.
— Je ne cherchais pas à être discret, répondit-il. Je cherchais mon écuyer lorsque je vous ai vue entrer ici. J’ai pensé que c’était peut-être le moment choisi pour vous présenter mes excuses si je vous ai offensée d’une quelconque manière.
Il semblait parfaitement sincère… Mais de quoi voulait-il se faire pardonner ? Il n’avait rien dit ni fait qui pût la blesser ou lui porter tort. En tout cas, c’était là une attitude bien peu répandue parmi les chevaliers. Elle ne se souvenait pas d’en avoir jamais vu un exprimer du regret, en particulier à elle.
— Vous n’avez pas à me présenter d’excuses parce que vous m’avez invitée à danser. C’est à moi, plutôt, de vous en faire pour avoir fui ainsi sans aucune civilité. Je me dois d’être courtoise avec les hôtes de mon père. Mon comportement n’a certainement pas été celui d’une fille de châtelain.
— Que diriez-vous de tout reprendre depuis le début ?
Elle fit le tour de l’autel, qui se dressa entre eux comme une barrière avec son crucifix de bois sculpté, et, levant les yeux sur Blaidd :
— Soit, chevalier. Nous oublierons mon insolence à votre arrivée et votre maladresse, si c’en est une, de m’inviter à danser alors que c’était avec celle qui est belle, vers laquelle converge l’intérêt de tous les hommes et dont le visage est parfait, que vous étiez censé danser.
— Mais c’est avec vous que j’en avais le plus grand désir.
Elle baissa les yeux. Etait-il sincère ou n’avait-il cherché qu’à se faire bien voir par son père en invitant à danser sa fille disgrâciée ? Ou, peut-être, avait-il agi ainsi par charité ?
— Maintenant que nous sommes réconciliés, vous devriez vous retirer, chevalier. Il n’est pas convenable que nous soyons seuls ici.
— Sans doute mais avant que nous ne nous séparions, répondez au moins à une question.
Elle hocha la tête. Elle n’avait pas de raison de lui refuser sa requête d’autant moins qu’il lui restait la possibilité de ne pas répondre à sa question.
— Jouez-vous souvent au portier ou ai-je été gratifié d’un accueil privilégié ?
— Non, pas très souvent…
Rebecca se garda d’avouer qu’elle l’avait observé par une meurtrière après qu’une sentinelle eut signalé son approche ainsi que celle de son écuyer. Elle ne lui dirait pas non plus qu’elle s’était tournée vers Dobbin pour lui faire cette remarque :
— En voilà encore un ! Laisse-moi voir s’il est aussi arrogant que les autres.
Dobbin avait commencé par refuser, mais elle lui avait adressé son sourire le plus charmeur et il n’avait pu que se rendre.
— Je dois donc me réjouir d’avoir au moins été traité différemment de la horde de prétendants qui se sont déjà présentés pour demander la main de votre sœur.
— Il est vrai, messire, que vous n’êtes qu’un parmi les autres.
— Mais vous avez voulu, du moins, prendre mes mesures et me mettre à l’épreuve avant que je ne comparaisse devant votre jeune sœur. J’espère avoir répondu à vos critères car, assurément, votre opinion compte beaucoup aux yeux de Laelia.
— C’est moi la cadette, répondit la jeune fille.
— Pardonnez-moi, dit Blaidd, manifestement surpris. Vous semblez tellement plus mûre…
Rebecca se mordit la lèvre. Devait-elle prendre cette remarque pour un compliment ?
— Il faut donc la marier au plus vite de façon à ce que vous puissiez accepter les offres pour vous.
Elle le fixa d’un air déconcerté. Personne ne lui avait jamais dit que, si elle n’avait pas encore reçu de demande en mariage, c’était tout simplement à cause de la situation de Laelia.
— Aucun des chevaliers qui sont venus ici n’a demandé ma main, assura-t elle sobrement.
— Aucun ? dit Blaidd qui semblait réellement choqué. Comment est-ce possible ?
Rebecca fit un effort sur elle-même pour ne pas laisser voir combien elle était troublée et changea de sujet de conversation :
— Vous m’avez dit que vous cherchiez votre écuyer ?
— Oui. Je veux m’assurer qu’il ne fait pas de bêtises.
— Vous l’en croyez capable ?
— J’espère qu’il a assez de cervelle pour n’en pas commettre mais il est jeune et plein d’entrain… Et c’est la première fois qu’il n’est pas sous la surveillance de ses parents ni de ses frères aînés. Il n’a encore jamais goûté à la liberté et, comme beaucoup d’autres jeunes hommes dans les mêmes circonstances, il pourrait être tenté d’agir sans bien mesurer toutes les conséquences.
— Vous ne le croyez pas capable de voler, tout de même ?
— Oh ! Non ! Il ne s’agit pas de ça…
— Mais alors… ?
Elle se tut alors qu’elle se représentait le beau jeune homme qui conversait avec Meg dans la salle…
Réprimant un juron, elle fit le tour de l’autel pour prendre la direction de la porte.
— Vous avez raison de vous faire du souci, messire, car s’il a eu l’outrecuidance d’importuner l’une ou l’autre de nos servantes, je demanderai à mon père de vous prier, vous et votre écuyer, de quitter le château sur-le-champ. J’ai déjà vu les dégâts que pouvait causer un écuyer sans foi ni loi…
Elle s’interrompit net, alors que Blaidd posait la main sur son épaule pour l’arrêter. Une sensation de force protectrice et de chaleur l’envahit, aussi soudaine que dérangeante.
— Je ne crois pas qu’il faille trop vous inquiéter. Trevelyan est un gentil garçon. Lorsque je l’aurai retrouvé, je le mettrai sérieusement en garde…
— Vous lui interdirez d’abuser de nos filles ? interrompit Rebecca, sceptique.
— Précisément, répondit avec fermeté Blaidd.
Elle eut l’impression que, s’il usait de ce ton avec son écuyer, il obtiendrait sans peine l’effet escompté, mais c’était à elle qu’il incombait néanmoins de veiller sur les servantes et de s’assurer qu’aucun de leurs hôtes n’en profitait.
— Votre écuyer est jeune ; il se peut qu’il ne tienne pas compte de votre mise en garde. Celle de nos servantes avec laquelle nous l’avons vu longuement parler n’est pas plus âgée que lui ; il est à craindre que ni l’un ni l’autre ne soient conscients des conséquences de leurs actes.
Rebecca ouvrait la porte pour sortir dans la cour lorsqu’elle vit Meg qui venait de la cuisine. Seule…
Remplie de l’espoir que la servante aurait assez de bon sens pour ne pas écouter les propos flatteurs que lui tiendrait le bel écuyer, Rebecca rentra dans la chapelle d’où, par l’entrebâillement de la porte, elle observa Meg qui gagnait le logis des domestiques.
Alors que cette dernière traversait la cour, Rebecca sentit que le chevalier se tenait derrière elle, si près qu’il lui sembla tout à coup être enveloppée par la chaleur de son corps…
— Qu’y a-t il ? demanda-t il dans un souffle qui fit frissonner les fins cheveux de sa nuque.
— C’est Meg qui va se coucher, répondit-elle d’une voix qu’elle espéra posée en désignant la servante.
La jeune fille monta les marches conduisant à son logement et disparut à l’intérieur.
Blaidd laissa échapper un long soupir de soulagement.
— Je la reconnais. C’est avec elle que Trevelyan parlait avant le dîner, mais il a dû aller se coucher. Nous avons eu une longue journée à cheval.
A peine avait-il parlé que Trevelyan parut à son tour dans la cour. Il sembla hésiter, jeta un regard autour de lui puis, laissant tomber les épaules d’un air déçu, tourna les talons et rentra dans la cuisine.
Blaidd prononça entre ses dents un juron en gallois.
— Je vais avoir deux mots avec Trevelyan sur sa façon de se comporter alors que nous sommes les hôtes de votre père.
— Vous ferez bien, répondit Rebecca en refermant la porte avant de pivoter vers lui.
— Je vous donne ma parole que, s’il n’apprend pas à se tenir convenablement, je le renvoie chez son père.
— Cela n’aura peut-être pas valeur de punition pour un garçon de cet âge ?
— Vous ne connaissez pas son père ! N’avez-vous jamais entendu parler de messire Urien Fitzroy ?
— N’est-il pas un maître d’armes réputé ?
— En effet. C’est lui qui m’en a appris le maniement. Croyez-moi, ma damoiselle. S’il considère que son fils ne s’est pas comporté d’une manière chevaleresque, il le punira sévèrement.
Rebecca, soudain, regretta de s’être montrée aussi préoccupée par les agissements de l’écuyer.
— J’espère que nous n’en arriverons pas à cette extrémité et que vos avertissements suffiront. De mon côté, je parlerai à Meg…
Elle hésita, puis, désireuse qu’il comprît les raisons de son inquiétude, elle expliqua :
— Nous avions une servante, il y a quelques années, du nom d’Ester. Elle était aussi jolie que Meg et aussi coquette… en un peu plus effrontée peut-être. Enfin… Un jeune chevalier s’est présenté au château, officiellement pour courtiser Laelia. Or, un jour, il a quitté Throckton sans même faire ses adieux ni à mon père ni à ma sœur. Nous avons pensé, au début, qu’il s’était vexé car notre père n’avait pas semblé enclin à prendre en compte sa demande. Plusieurs semaines après son départ, cependant, nous découvrîmes qu’Ester portait son enfant. Il avait fait toutes sortes de promesses extravagantes à la pauvre fille, lui affirmant même qu’il l’épouserait. Nous l’avions assez connu pour savoir qu’il aurait dit n’importe quoi à la malheureuse pour s’assurer ses bonnes grâces, mais Ester n’a jamais voulu renoncer à l’espoir de son retour. Devant tant de foi, j’ai demandé à mon père d’envoyer un messager au chevalier pour l’avertir qu’il allait être père d’un enfant, mais ce fut en vain. Je voulais croire qu’il enverrait au moins des nouvelles, quelque argent, mais il n’y eut aucune réponse. Le messager nous rapporta seulement ces propos odieux : la pauvre fille aurait dû lui être reconnaissante pour lui avoir appris à rendre heureux un homme.
Rebecca eut un frisson de dégoût.
— La grossièreté de cet homme a détruit Ester…
Elle soupira, profondément attristée comme toujours lorsqu’elle évoquait ces jours terribles.
— Si son enfant avait vécu, sa vie n’aurait peut-être pas pris ce tour, mais elle l’a perdu, malheureusement, et avec lui tout ce qu’il y avait de tendre et de beau en elle.
Rebecca, incapable de soutenir le regard insistant du chevalier dans lequel elle pouvait lire combien il était affecté par son propos, détourna les yeux.
— Elle vend ses charmes, à présent, dans le village. Je la vois, parfois, et ça me brise le cœur.
Elle releva la tête et regarda de nouveau Blaidd dans les yeux.
— Je ne permettrai pas que la même mésaventure arrive à Meg, ajouta-t elle avec fermeté.
Blaidd lui souleva doucement le menton.
— Je vois que vous ne gardez pas que la porte de ce château, ma damoiselle. J’espère que votre dévouement est reconnu et apprécié.
Elle recula d’un pas comme si elle voulait fuir sa main et la chaleur qui vibrait dans sa voix.
— Bien sûr.
Il la regarda avec gravité puis déclara solennellement :
— Je vous fais le serment de veiller à ce que Trevelyan ne commette rien d’aussi vil.
— Merci, murmura la jeune fille qui se répétait en elle-même qu’elle aurait dû s’éloigner du chevalier.
Mais, déjà, il posait les mains sur ses épaules. Elle ouvrit la bouche comme pour le prier de les retirer, mais aucun son ne franchit le seuil de ses lèvres. Jamais personne n’avait eu de geste aussi délicat et affectueux à son égard, comme si elle était infiniment précieuse…
Elle ne dit pas un mot lorsqu’il la prit dans ses bras. Non seulement elle ne trouva pas les termes pour le dissuader d’agir ainsi, mais elle n’eut même pas la volonté de le faire.
Et lorsqu’elle sentit les lèvres de Blaidd sur les siennes, elle ne le repoussa pas davantage. Alors qu’il l’embrassait délicatement, légèrement, elle noua même les bras autour de sa taille et répondit avec ferveur à ses baisers.
Quel bonheur, après toutes ces années dans l’ombre de Laelia, de constater qu’un homme montrait de l’intérêt pour elle ! Dans ses bras, elle se sentait femme et désirable…
Il pressait à présent ses reins et la serrait contre lui. Elle avait besoin de ce soutien car, bouleversée par l’émotion et le désir, elle sentait bien que ses jambes ne la portaient plus.
Elle laissa glisser ses doigts vers les épaules de Blaidd, suivant avec ravissement le relief sinueux des muscles de son dos qu’elle sentait à travers sa tunique.
Son corps, sa force, son désir… aussi intense que le sien !
Un appel résonna, signalant la relève de la garde et rappelant à Rebecca qui elle était et où elle était. Las, elle n’était pas la belle, l’élégante Laelia, et ce chevalier n’était pas venu pour elle mais pour courtiser sa sœur aînée.
Alors, pourquoi la serrait-il dans ses bras ? Que voulait-il obtenir ? Cherchait-il à la séduire pour abuser d’elle ? Elle ne laisserait jamais aucun homme, quel qu’il fût, se jouer d’elle ainsi.
L’enchantement rompu, elle le repoussa en s’écriant :
— Est-ce là votre conception d’une conduite chevaleresque, messire ? Croyez-vous que je me laisse séduire comme la première venue parce que je porte une marque au visage et que je ne suis pas aussi belle que ma sœur ? Croyez-vous que j’attende désespérément qu’un homme me remarque ?
— Grand Dieu ! Qu’allez-vous imaginer ? s’exclama Blaidd. Je vous jure, ma damoiselle…
— Jurez autant qu’il vous plaira, vous n’ôterez pas de mon esprit que m’embrasser n’est pas la meilleure façon de faire la cour à Laelia. A moins que vous ne m’utilisiez en guise d’entraînement ?
Le chevalier se raidit, l’air outré.
— Je n’avais aucune intention de vous embrasser lorsque je suis entré à votre suite dans la chapelle. Et il n’est pas dans mes habitudes de séduire les filles de mon hôte aussi attirantes soient-elles.
— Alors, pourquoi ce baiser ?
— Si vous ne comprenez pas pourquoi je vous l’ai donné, j’ai commis une grossière erreur que je ne suis pas prêt de commettre encore, répondit-il de sa voix grave où perçaient le dépit et la colère.
Parfait ! Elle connaissait les hommes en fureur. Elle savait comment les traiter, au contraire des séducteurs…
— A votre place, d’ailleurs, reprit-elle, je n’essaierais pas davantage de séduire Laelia. D’abord parce que vous avez déjà commencé ce petit jeu avec moi, et puis parce qu’elle n’est pas aussi crédule qu’elle en a l’air. Je vous assure que les hommes et leurs manigances n’ont aucun mystère pour elle.
Blaidd se rapprocha d’elle, plus grand et menaçant que jamais.
— En admettant que j’aie eu, en effet, l’intention de vous séduire l’une et l’autre, vos mises en garde sont inutiles puisque votre sœur est si avertie.
Il se tut un instant avant de reprendre, en regardant Rebecca dans les yeux :
— Je vous avoue que je n’ai aucun regret de ce qui vient de se passer entre nous. Ce baiser était extraordinairement savoureux et étonnant de la part d’une jeune fille sans expérience, mais, peut-être, ne l’êtes-vous pas autant que vous le laissez entendre. Je serais curieux de savoir ce que vous étiez venue faire dans cette chapelle. Vous ne me semblez pas, en effet, une personne particulièrement dévote et je n’arrive pas à croire que vous ayez eu un besoin subit de vous adresser au ciel.
Il l’enveloppa d’un regard provocateur.
— Mais peut-être aviez-vous un rendez-vous ?
— Comment osez-vous imaginer !
— Et vous ? Comment osez-vous imaginer que mes intentions étaient criminelles ?
— Vous m’avez embrassée !
— Et vous en retour !
— Je n’avais pas le choix.
— Si. Vous auriez pu m’arrêter à n’importe quel moment, mais vous ne l’avez pas fait. Tout au contraire même, car, indubitablement, vous avez aimé ce baiser !
— Oh ! Vous connaissez très bien le cœur des femmes, n’est-ce pas ?
— Je n’ai pas cette prétention mais je sais reconnaître lorsque le désir d’une femme s’enflamme dans la même proportion que le mien ou, même, le dépasse.
— Comment ? Je n’ai jamais rien entendu de plus insolent ni de plus prétentieux…
— Parce que vous ne l’êtes pas, vous ?
— Vous n’êtes qu’une fripouille ! s’écria-t elle en ouvrant la porte dans un urgent désir de mettre fin à leur querelle. Ne commettez plus jamais l’affront de m’approcher ou il vous en cuira !
Et, drapée dans sa dignité, elle s’éloigna dans le couloir sombre.
— Faites-moi confiance, je m’en souviendrai, dit Blaidd entre ses dents lorsqu’elle claqua la porte derrière elle.
Une pluie de jurons tomba de ses lèvres, où se côtoyaient courroux et frustration. De quel droit la donzelle se permettait-elle de douter de son honneur ? Certes, en l’embrassant, il s’était montré un peu… enfin, beaucoup…
Il n’aurait pas dû l’embrasser, c’était évident.
Il laissa échapper un long soupir. Que Dieu lui pardonne ! Il s’était comporté comme un imbécile. Un idiot complètement submergé par le feu des sens. A tel point qu’il en avait oublié la raison de sa présence à Throckton. N’était-il pas là sur la demande du roi, en personne, pour enquêter sur l’éventuelle trahison du comte ?
Il ne pourrait plus accomplir sa mission si ce dernier le renvoyait chez lui le lendemain de son arrivée pour avoir volé un baiser à sa fille. Il n’aurait jamais dû céder, quelle que fût la force de son désir et le charme de la jeune fille. Il n’était plus un jouvenceau en mal d’expérience comme Trevelyan.
— Crétin ! se morigéna-t il en sortant de la chapelle.
Il gagna la chambre qu’il partageait avec son écuyer et en ouvrit la porte sans bruit. Des braises rougeoyaient dans l’âtre, répandant une lueur suffisante pour distinguer deux lits et la silhouette de Trevelyan endormi, les cheveux en bataille, les vêtements débraillés.
Un coffre et une petite table sur laquelle étaient disposées une aiguière et une cuvette formaient avec les lits tout le mobilier de la pièce. Il n’y avait ni tapisseries aux murs ni tapis au sol et pas davantage de tabourets, mais Blaidd avait dormi dans des chambres moins confortables.
— Où étiez-vous ? demanda soudain l’écuyer en se redressant dans son lit. Je me suis inquiété.
— Je te cherchais.
Le jeune homme remonta les genoux contre sa poitrine et considéra son maître d’un air ironique :
— Je suis ici depuis longtemps.
Blaidd s’assit au bord de son lit et profita de la remarque de l’écuyer pour détourner la conversation de ses propres et récents agissements.
— Pas tant que ça. Il n’y a encore que quelques instants tu étais à la recherche de Meg, la jolie servante.
Trevelyan rougit.
— Comment le savez-vous ?
Puis, alors que ses yeux s’écarquillaient :
— Vous m’espionniez ?
Blaidd n’était pas d’humeur à tolérer l’indignation de ce gringalet.
— Non. Je t’ai vu la guetter dans la cour comme n’importe qui aurait pu t’y voir.
— Comment pouvez-vous savoir que je la cherchais ? C’était vous, peut-être, que je recherchais.
— Je l’ai vue sortir de la cuisine puis, un instant après, tu as surgi, manifestement sur ses traces. Si c’était moi que tu cherchais, je ne crois pas que tu aurais eu l’air aussi déçu en ne me trouvant pas.
Trevelyan, les yeux baissés, haussa les épaules.
— C’est vrai… Je ne vous cherchais pas.
— C’est une servante, Trevelyan, dit Blaidd d’un air de reproche. Et tu es l’hôte de son maître. Elle ne voudrait pas prendre le risque de t’offenser.
Il lut la consternation dans le regard du jeune homme et eut un élan de compassion pour lui.
— Trevelyan… Je n’ai pas voulu dire que c’était la seule raison pour laquelle elle t’avait parlé. Elle a peut-être un penchant sincère pour toi, mais vous n’êtes pas du même rang, elle et toi. Et puis nous sommes les hôtes du comte de Throckton. Ce serait un bien vilain affront à l’hospitalité du seigneur de ces lieux que d’abuser de sa servante.
— C’est vrai, mais si cette fille… euh… je veux dire… si elle est intéressée ?
Blaidd se souvint des propos que lui avait tenus son père dans des circonstances analogues lorsqu’il avait l’âge de Trevelyan :
— Ce genre d’acte peut avoir des conséquences graves qui engage la responsabilité de l’homme s’il n’est pas une brute épaisse. Que ferais-tu si la jeune femme se trouvait enceinte ?
— Oh…
— Oui, « oh ! »… As-tu assez d’argent dans ta bourse pour lui donner une somme suffisante qui lui permette d’élever l’enfant ? Aimerais-tu que, un jour, un jeune homme se présente à ta porte en se disant ton fils ? Serais-tu prêt à reconnaître un bâtard ?
— Je n’avais pas pensé à tout cela.
— J’en suis sûr, en effet.
— Mais avec une prostituée, il n’y aurait pas de danger…
— Tu ne te commettras pas avec ce genre de fille tant que tu seras mon écuyer. M’as-tu bien compris ?
Blaidd lui parlait rarement sur ce ton mais lorsqu’il l’employait, il était toujours suivi d’effet, et cette fois-ci ne démentit pas les précédentes. Ravalant sa salive, Trevelyan acquiesça d’un hochement de tête.
Blaidd éprouva du remords. Il faisait la morale à son écuyer alors que lui-même n’avait guère agi en chevalier au cours de la soirée. Ne sachant comment réagirait Rebecca ni, si elle parlait à son père, quelle serait la réaction de ce dernier, il jugea plus sage de préparer son compagnon à un éventuel départ dès le lendemain.
— Il se pourrait que nous partions dès l’aube.
Trevelyan resta bouche bée.
— Pourquoi ? Parce que j’ai voulu rejoindre cette servante ?
— Non, mais parce que je me suis querellé avec Rebecca de Throckton.
Une lueur ironique brilla dans le regard de l’écuyer.
— Après toutes vos recommandations pour que je me comporte bien, et les reproches que vous venez de me faire par-dessus le marché !
Blaidd se pencha pour retirer ses bottes.
— Oui, dit-il.
Puis, redressant la tête :
— Mais ce n’est pas une raison pour triompher. Je sais que j’ai eu tort d’agir ainsi et que c’était idiot de ma part de me disputer avec elle.
— Elle semble très querelleuse, répondit Trevelyan, mais je n’ai pas l’impression que cet aspect de son caractère plaise à son père ni à sa sœur. Il se pourrait qu’ils prennent votre parti.
Le jeune homme sourit en ajoutant :
— Particulièrement damoiselle Laelia.
Surpris de trouver un réconfort auprès de son jeune compagnon, Blaidd se dressa sur ses jambes pour finir de se dévêtir.
— Enfin, nous verrons demain matin ce qu’il en est. Repose-toi, Trevelyan. La journée risque d’être longue demain.
L’écuyer fit la grimace.
— J’espère que non. Je n’ai pas envie de rentrer à la maison. J’ai eu assez d’entraînement.
— Un chevalier ne s’exerce jamais assez au métier des armes.
— Vous dites ça parce que vous êtes si vaillant et preux que vous n’avez plus besoin de vous entraîner, répondit le jeune homme en se pelotonnant sous sa couverture.
Lorsque Trevelyan eut fermé les yeux, Blaidd laissa son inquiétude paraître sur son visage. S’ils devaient quitter effectivement Throckton dès le lendemain, comment justifierait-il son échec auprès du roi ?00

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 30-11-09 08:39 PM

chapitre 4


Laelia, le lendemain matin, était d’une humeur massacrante. Dans ces cas-là, Rebecca avait appris, depuis longtemps, que le meilleur moyen de dissiper la mésentente régnant entre elle et sa sœur était de rester silencieuse jusqu’à ce que cette dernière consentît à lui adresser la parole.
Cela allait à l’encontre de sa nature, mais Rebecca gardait donc le silence tandis que Meg aidait Laelia à passer une somptueuse robe en drap des Flandres ornée de broderies d’or. Elle lui ceignit autour des hanches une ceinture de cuir doré, après quoi Laelia alla s’asseoir sur un tabouret devant une coiffeuse.
De petits pots d’onguent et des flacons de parfum, une brosse à cheveux au manche d’argent, une boîte de bois de cèdre contenant des rubans et une autre, incrustée d’ébène, renfermant les bijoux de la jeune fille étaient disposés sur la table.
Rebecca n’avait quant à elle ni rubans ni colifichets, et ses quelques bijoux étaient au fond du coffre de l’autre côté de son lit. Mais celui-ci n’avait rien à envier à celui de sa sœur. Des draps de lin, un matelas de laine, de gros oreillers en plumes et des rideaux damassés l’ornaient pareillement car, si Rebecca était moins préoccupée par ses toilettes que Laelia, elle n’avait pas moins d’exigence pour le confort.
Lorsqu’elles étaient enfants, Laelia et elle-même avaient partagé le lit dans lequel elle dormait à présent. Elles y avaient eu de longues conversations à voix basse, le soir, après que leur gouvernante eut tiré les rideaux du baldaquin.
Dès qu’elles se trouvaient dans l’obscurité, elles se mettaient à rire et à parler, laissant libre cours à leur imagination d’enfants. Elles étaient proches l’une de l’autre à cette époque, mais les circonstances avaient beaucoup changé après la chute de cheval de Rebecca. Laelia ne pouvant partager le lit de sa sœur pendant plusieurs semaines, son père lui en avait fait faire un pour elle, et elles n’avaient plus jamais été aussi intimes.
Rebecca n’en devinait pas moins, ce matin, pourquoi sa sœur était furieuse contre elle. Elle ne lui pardonnait pas d’avoir accueilli le chevalier Morgan à la porte du château ni d’avoir quitté la grande salle de façon si ostentatoire.
Elle avait eu écho de la façon dont elle s’était moquée de leur hôte avant de passer à table, et l’échange que tous deux avaient eu ensuite en sa présence avait achevé de la mettre en colère. Laelia était certes endormie, heureusement, lorsque sa sœur était revenue de la chapelle, mais elle avait dû s’éveiller peu après et, au cours de cette nuit sans sommeil, son mé*******ement n’avait fait que grandir.
Rebecca, de son côté, avait failli la réveiller pour lui révéler que le chevalier l’avait embrassée et qu’elle devait en conséquence se tenir sur ses gardes. Elle avait eu aussi l’intention de prévenir leur père et de lui demander de renvoyer cet hôte indésirable. Etant donné ce qui était arrivé entre elle et lui, il n’aurait pas été normal de le laisser courtiser Laelia.
Ce matin, cependant, dans la lumière d’un nouveau jour et devant le peu d’importance que son père accordait à ses opinions ou ses remarques, elle était encline à croire que moins elle parlerait de ce qui s’était passé la veille, mieux cela vaudrait. Il n’y avait aucune raison de penser, en effet, que le chevalier serait jugé davantage digne de la main de Laelia que la myriade de courtisans qui s’étaient déjà présentés à Throckton.
Et puis, elle se desservirait sans doute en révélant qu’elle s’était laissé embrasser. Elle n’avait certes pas eu là l’attitude adéquate d’une jeune fille de haute naissance. Elle aurait dû quitter la chapelle dès que le chevalier y était entré. Elle n’aurait pas dû prêter l’oreille à ses propos, ne pas se laisser charmer par sa voix, troubler par sa présence, la chaleur qui émanait de lui… Dès qu’elle avait senti la confusion l’envahir, elle aurait dû fuir.
Par conséquent, plutôt que de prendre le risque de se voir adresser des reproches, elle choisit de ne rien dire de sa rencontre nocturne avec le chevalier — du moins aussi longtemps qu’il n’aurait pas ouvertement fait sa demande à Laelia.
— Tu as été très grossière avec le chevalier Morgan, hier soir, déclara soudain cette dernière en la fixant dans la glace de sa coiffeuse. Et je ne parle pas de cette comédie que tu as jouée à son arrivée ! Je ne serais pas étonnée que Dobbin t’y ait poussée ?
— Non, évidemment, répondit avec fermeté Rebecca en laçant les cordons de sa tunique sur le côté. C’est moi qui en aie eu l’idée.
Sous cette tunique, elle portait une robe en laine brune et, sur la peau, une chemise de lin qu’elle revêtait la plupart du temps sans aucune aide.
— C’est encore plus grave ! Et puis, ensuite, quitter la salle comme tu l’as fait ! Si messire Blaidd décide de quitter Throckton dès aujourd’hui, ce sera à cause de toi.
Rebecca, qui supportait mal qu’on lui fît des remontrances comme à une enfant mal élevée, rétorqua :
— Tu as l’air de t’être laissé impressionner par le Gallois. Je ne te croyais pas si facilement troublée.
— Moi, troublée ? répéta Laelia d’un air indigné alors que Meg finissait de démêler ses cheveux. Tu plaisantes. Je ne me laisse pas impressionner aussi facilement mais il faut reconnaître que cet homme est beau, charmant… Et il vient de la cour !
Gênée d’assister à cette conversation, la servante se mit à tresser rapidement les cheveux de la jeune fille pour se retirer aussi vite que possible.
— Reconnais que, avec l’opinion de père sur la reine, il n’est pas fréquent de voir ici des chevaliers proches de la Couronne.
A l’entendre parler, Rebecca avait réellement cru, un moment, que sa sœur était sensible au chevalier, mais elle savait maintenant pourquoi elle lui montrait de l’intérêt.
— Ah ! Je comprends… J’avais oublié à quel point tu mourais d’envie d’être présentée à la cour.
— Tu préfères peut-être passer toute ta vie ici au milieu des paysans !
— Leur compagnie m’est agréable, répondit Rebecca en remettant en place la courtepointe qui recouvrait son lit.
Laelia fit une moue de désapprobation.
— N’auras-tu jamais de respect pour ton rang et ton titre ?
— Je ne les méprise nullement, mais j’ai surtout conscience des responsabilités qui leur sont attachées. Quant à prendre un mari uniquement pour être présentée à la cour…
— Ce n’est pas la seule raison qui me fait m’intéresser à messire Blaidd, mais je suppose que ce qui me séduit en lui est précisément ce qui te déplaît puisque tu détestes les hommes.
— C’est faux, je ne les déteste pas.
— Si ! s’exclama Laelia alors que Meg attachait sa natte avec un ruban vert émeraude. Aucun homme n’a jamais eu grâce à tes yeux.
— C’est parce qu’ils se sont tous montrés orgueilleux, prétentieux et trop préoccupés par leur personne.
— Tu ne peux pas dire cela de messire Blaidd. Il est vêtu de la façon la plus simple qui soit et il ne me semble pas vaniteux.
Il était vêtu sans ostentation en effet lorsqu’il était arrivé au château et, lorsqu’il s’était changé pour le souper, il avait passé une tunique toute simple avec quelques broderies seulement au col et une chemise de lin.
— Peut-être s’habille-t il ainsi parce qu’il est pauvre, observa Rebecca, espérant ainsi décourager sa sœur.
— Il ne l’est pas ; c’est père qui me l’a dit.
Rebecca eut envie de doucher son engouement en lui rappelant que leur père avait imprudemment fait plusieurs déclarations hostiles à la reine à l’occasion de fêtes et de divers rassemblements, et qu’en conséquence la jeune fille ne serait peut-être pas très bien accueillie à la cour, mais elle ne jugea pas le moment opportun pour aborder ce sujet.
— Que penses-tu de sa coiffure ? demanda-t elle. Elle ne semble guère convenable pour un chevalier qui évolue dans l’entourage du roi.
Laelia réfléchit à la remarque de sa sœur comme s’il s’était agi d’une question de la plus haute importance.
— Les cheveux longs lui vont bien, répondit-elle enfin. Peut-être ne lui portent-ils aucun préjudice lorsqu’il se trouve à Westminster ? Mais si c’était le cas et qu’il devenait mon mari, je les lui ferais couper.
— Et s’il refusait ?
Laelia considéra Rebecca avec un petit sourire supérieur qui avait le don de l’agacer au plus haut point car il recelait une vaste et secrète connaissance féminine qu’elle semblait ne jamais devoir posséder elle-même.
— Il le fera si sa femme le lui demande…
Cette réflexion sembla avoir un heureux effet sur son humeur car elle reprit d’un ton plus chaleureux :
— Il est un peu fruste, en effet, mais je réussirai à le rendre plus délicat.
Rebecca se représenta le chevalier transformé par les efforts de sa sœur en un élégant et raffiné gentilhomme, ne s’exprimant qu’à demi mot, contenant ses émotions, contrôlant tous ses gestes jusqu’à perdre toute consistance et toute saveur, ce qui ne lui sembla guère constituer une amélioration.
Peut-être le moment était-il venu de mettre en garde Laelia contre ce sire quelque peu trop audacieux et peut-être pas très recommandable ?
— Si je ne le considère pas comme un mari idéal pour toi, reprit Rebecca, c’est parce qu’il est trop beau et charmant. Il a sans doute déjà conquis des dizaines de cœurs et entretient assurément une ou deux maîtresses. Je ne pense pas qu’il te soit jamais fidèle.
Laelia, qui se contemplait dans le miroir de sa coiffeuse, ne parut pas le moins du monde troublée par l’objection de sa sœur.
— Je ne serais pas surprise qu’il ait plusieurs maîtresses aujourd’hui, en effet, mais le jour où il sera marié avec moi, je sais qu’il ne sera pas tenté d’aller voir ailleurs.
— Je ne pense pas que le mariage le change. C’est un homme à femmes ; cela se voit au premier coup d’œil, et il a toutes les chances de le rester après son mariage quelle que soit son épouse.
Laelia, dont les cheveux étaient désormais coiffés, se leva en soupirant d’exaspération.
— Parce que tu penses qu’un dévot ferait un bon mari, peut-être ?
Elle découragea toute réponse de la part de sa sœur en lui faisant comprendre par un regard appuyé que c’était l’heure de se rendre à la chapelle pour entendre la messe.
— Pars la première, dit Rebecca. Il faut que je parle avec Meg.
— Ne sois pas trop longue.
Laelia ne manquait pas une occasion de parler à sa sœur comme si elle était une enfant irresponsable. Rebecca, piquée au vif, regarda sans aménité son aînée traverser la chambre avec lenteur et dignité.
— J’espère n’avoir rien fait de mal, ma damoiselle ? demanda Meg lorsque Laelia eut refermé la porte derrière elle. A moins que je n’aie oublié quelque chose ?
— Ne t’inquiète pas, Meg, répondit avec douceur Rebecca. Je n’ai aucune remontrance à te faire. Je voulais seulement parler avec toi de Trevelyan Fitzroy.
— Je n’ai rien fait d’inconvenant ! s’empressa de déclarer la servante, l’air consterné.
— Je ne te soupçonne de rien de mal ; je voulais seulement t’avertir d’être sur tes gardes. Je suis certaine que ce jeune homme est très séduisant et convaincant, mais n’oublie pas que pour lui tu n’es qu’une domestique. Il pourrait avoir le désir de prendre des libertés avec toi. Si c’était le cas, je t’autorise à te soustraire à ses avances de la façon qui te plaira, même si elle n’est guère civile. Au cas où il continuerait de t’importuner, viens me prévenir pour que je mette fin à ses agissements. Nous ne tolérerons pas qu’un jeune écuyer, étranger à notre maison de surcroît, se permette des privautés avec nos servantes. Je ne veux pas que tu termines comme Ester.
— Je vous promets de venir vous trouver, ma damoiselle, s’il était… comme vous dites. Même s’il est beau comme un prince et qu’il me parle gentiment, je ne le laisserai pas abuser de moi. Mais vous croyez vraiment qu’il ne cherche que cela ?
Meg rougit alors que Rebecca opinait de la tête.
— J’en ai bien peur. Enfin… je suis plus rassurée de t’avoir prévenue. Maintenant, descendons à la chapelle. L’office va commencer et père n’aime pas que j’y sois en retard.
— Je vous remercie, ma damoiselle, de m’avoir mise en garde.
Rebecca, qui marchait déjà vers la porte, sourit à Meg.
— Ma damoiselle ? dit cette dernière.
— Oui ? s’enquit Rebecca en se retournant.
La servante hésita puis, d’une voix mal assurée, suggéra :
— Je me demandais si… Vous avez quelques belles robes, vous aussi. Pourquoi ne les portez-vous pas ?
Rebecca baissa les yeux sur sa robe en gros drap et sa ceinture de cuir à laquelle étaient pendues les clés permettant l’ouverture de toutes les serrures du château, à l’exception du coffre que son père gardait dans sa chambre.
— Mes robes sont en laine ou taillées dans de solides draps que je ne crains pas de salir ou de déchirer. Lorsque je porte une robe de grande valeur, je n’ose plus bouger de crainte de l’abîmer.
— Je parie que si vous en portiez plus souvent, vous oublieriez leur fragilité et finiriez par vous comporter normalement.
— Je ne suis pas certaine que les jolies robes m’aillent bien, répondit Rebecca en haussant les épaules. D’ailleurs, à quoi bon porter une tenue élégante quand on n’a aucune beauté ?
— Que dites-vous, ma damoiselle ? dit Meg, offusquée. Ce n’est pas vrai ! Coiffée comme votre sœur et vêtue d’une jolie toilette, je suis certaine que vous seriez très belle. Voulez-vous rester seule toute votre vie ?
— Je n’ai pas l’intention de m’évertuer toute ma vie à plaire à un homme, répondit avec irritation Rebecca. Celui qui voudra m’avoir devra me prendre comme je suis, et s’il veut me changer, je refuserai.
Meg rougit.
— Bien sûr, ma damoiselle. Je ne voulais pas vous manquer de respect…
Rebecca poussa un soupir.
— Je suis désolée, Meg. Je sais que tu dis cela pour mon bien…
Elle réussit à sourire et reprit :
— Je suppose que tous ceux qui veulent me voir mariée souhaitent mon bonheur.
— Pas avec n’importe quel homme. Vous en voulez un qui vous prenne comme vous êtes. Cela arrivera peut-être plus vite que vous ne le pensez.
— Oui, les poules auront des dents ce jour-là ! répondit Rebecca d’un air sceptique. Et maintenant, dépêchons-nous. Je ne voudrais pas qu’on me fasse encore des reproches. Cela suffit pour aujourd’hui.
Craignant de se voir prier de quitter sans délai le château, Blaidd se rendit, néanmoins, à la chapelle comme s’il ne s’était rien passé entre lui et Rebecca.
Mais lui en tenait-elle encore rigueur aujourd’hui, après une nuit de sommeil ? Peut-être conviendrait-elle, à présent, qu’il ne s’était pas vraiment imposé à elle et que ce qui avait eu lieu était un peu le fait de l’un et de l’autre. Ne pouvait-il espérer qu’elle aurait gardé pour elle-même, comme un secret entre eux, ce baiser qu’ils avaient échangé ?
Blaidd ouvrit la porte de la chapelle et, au même moment, le seigneur de Throckton et sa fille d’une très grande beauté se retournèrent vers lui et lui sourirent. Ils se déplacèrent même pour lui laisser un siège à côté d’eux. Manifestement, il n’était pas encore tombé en disgrâce, mais Rebecca n’avait peut-être pas encore eu l’occasion de rapporter à son père les privautés qu’il avait prises avec elle.
Il laissa son regard glisser sur l’assistance et aperçut enfin la jeune personne qui occupait ses pensées depuis la veille. Elle se tenait à côté du capitaine de la garnison qui la cachait à demi, un homme de grande taille et d’aspect robuste, aux cheveux grisonnants. Blaidd avait remarqué, la veille, qu’il observait la scène entre lui et la jeune fille avec un intérêt très vif, et qu’une expression tendre passait dans ses yeux lorsqu’elle parlait.
Mais s’il était au service des Throckton depuis de longues années, peut-être avait-il vu naître et grandir Rebecca ? Il n’était pas étonnant, alors, qu’il lui vouât une profonde affection.
Lorsque la jeune fille sentit le regard de Blaidd sur elle, elle le dévisagea sans chaleur et il crut lire dans ses yeux un avertissement pour qu’il ne s’approchât pas d’elle.
Convaincu de nouveau que son séjour à Throckton serait de courte durée, il avança jusqu’au premier rang où le maître des lieux lui avait fait une place.
— Bonjour, chevalier ! dit avec jovialité ce dernier. Je suis heureux que vous preniez part avec nous au saint sacrifice de la messe. Vous n’êtes pas comme bon nombre de nos jeunes gens qui désertent l’église.
La réflexion du sire de Throckton fit doublement regretter à Blaidd son comportement de la veille.
— Il y en a beaucoup qui sont plus dévots que moi, répondit-il dans un élan de sincérité.
A cet instant, le prêtre parut accompagné d’un enfant de chœur portant un encensoir. Après s’être incliné devant l’autel, l’officiant prit l’encensoir des mains de l’enfant et encensa l’autel puis il en fit le tour et commença de dire la messe.
Blaidd, hanté par la crainte que Rebecca n’allât à la fin de l’office se plaindre à son père du comportement inadmissible du chevalier Morgan et lui demander de le chasser au plus vite de Throckton, ne suivit l’office que d’une oreille distraite.
Lorsque le prêtre donna la bénédiction finale, il était si imprégné de l’image de Rebecca le dénonçant à son père qu’il n’aurait pas été surpris si elle avait marché maintenant jusqu’à l’autel et, tournée vers l’assemblée, l’avait dénoncé publiquement comme une canaille qu’il fallait chasser sur-le-champ.
Se préparant à cette éventualité, il se retourna vers elle et constata qu’elle était déjà sortie… Il éprouva du soulagement, d’une certaine manière, mais craignit aussi que l’inévitable ne fût remis à plus tard. Et s’il devait tomber en disgrâce, il préférait le savoir tout de suite.
Peut-être faisait-elle exprès de le laisser dans l’incertitude pour mieux le tourmenter. Mais si c’était le cas, elle ne tarderait pas à apprendre à ses dépens qu’elle avait tort d’agir ainsi car il n’était pas dans ses habitudes de se laisser abuser, pas plus par une femme que par un homme.
En sortant de la chapelle à la suite du sire de Throckton et de sa fille, il aperçut Rebecca en conversation avec des hommes d’armes devant la salle des gardes, et il voulut savoir s’il avait quelque chose à redouter ou non. Il dit à son hôte qu’il avait une question à poser à son autre fille au sujet de l’intendance et lui demanda l’autorisation de s’éloigner un instant, ce qui lui fut accordé sans hésitation.
En le voyant approcher, Rebecca ne sembla guère étonnée.
— Si tu veux bien m’excuser, Dobbin, dit-elle au capitaine de la garnison. J’ai l’impression que notre hôte a envie de me parler.
L’homme de guerre hocha la tête et, après avoir soupesé une dernière fois Blaidd du regard, consentit à rentrer dans la salle des gardes avec ses hommes.
— Il faut que je vous parle, ma damoiselle, dit Blaidd en s’arrêtant devant la jeune fille. N’y a-t il pas un endroit où nous puissions nous entretenir sans témoins ?
Elle releva un sourcil d’un air mi-interrogatif, mi-ironique.
— Croyez-vous que je prendrai de nouveau le risque d’être seule avec vous ? Quoi que vous ayez à me dire, vous pouvez le faire ici.
Il réprima le pli de mé*******ement qui commençait à se former entre ses yeux.
— Je voudrais savoir si vous avez l’intention de révéler à votre père…
Il s’interrompit, sachant qu’il n’avait pas besoin d’être plus précis pour se faire comprendre de Rebecca.
— Pourquoi le lui cacherais-je ? demanda-t elle en le regardant dans les yeux avec le même calme et la même insistance que le baron Urien Fitzroy après qu’il eut commis une faute à l’entraînement.
— Parce que je vous donne ma parole que ce qui s’est passé ne se reproduira plus.
— Cela n’aurait jamais dû avoir lieu.
Elle aimait sans doute le voir courber devant l’adversité, pensa Blaidd, mais elle avait l’avantage et ils le savaient l’un et l’autre.
— C’est vrai et j’en suis désolé. Il arrive que la passion l’emporte sur la volonté.
Elle eut un sourire railleur en le considérant de pied en cap.
— Vous laissez vos sens gouverner votre esprit, chevalier. Sous cet angle, vous ne différez guère des autres hommes, mais comme vous avez exprimé vos regrets pour la seconde fois, je me montrerai indulgente envers vous.
Son regard se durcit lorsqu’elle poursuivit :
— N’interprétez pas mal ma bienveillance à votre égard. Ça ne signifie pas que vous puissiez agir à votre guise avec moi ni avec aucune autre des femmes vivant sous ce toit. Je vous suggère d’éviter, à l’avenir, de vous mettre dans une situation qui requiert, ensuite, des excuses de votre part.
Blaidd s’inclina en guise d’acquiescement, mais il ne put s’empêcher d’ajouter avec désinvolture, pour retirer à la scène son caractère de gravité :
— J’essaierai.
— Vous feriez bien de réussir, sinon vous ne courtiserez pas longtemps ma sœur. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je dois aller en cuisine m’assurer de la préparation des repas.
Sur ces mots, elle tourna les talons et s’éloigna avec la superbe et la dignité d’une reine.0

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 30-11-09 08:41 PM

chapitre 5




5.
Plusieurs jours de pluie s’écoulèrent au cours desquels Blaidd, confiné au château comme tous ses autres habitants, s’efforça d’éviter Rebecca. Il n’eut aucune difficulté car elle avait de toute évidence la même préoccupation que lui. Et lorsqu’ils se trouvaient l’un et l’autre au même moment dans la grande salle, ce qui arrivait nécessairement aux repas, ils évitaient de se parler. La jeune fille, comme d’habitude, jouait de la harpe sur la requête de son père, et Blaidd dansait avec Laelia.
Il passait l’essentiel de son temps avec cette dernière comme il se le devait en qualité de prétendant. Mais en dépit de la grande beauté de ladite personne, il s’ennuyait en sa compagnie. Elle ne lui posait aucune question personnelle, ne s’intéressait pas à ses goûts, et ne répondait pas davantage aux questions concernant sa propre vie ou celle de son entourage.
Le seul sujet qui semblait l’intéresser avait trait à la vie à la cour, à la dernière mode en vigueur à Westminster et aux plus récents potins concernant l’entourage du roi et de la reine. Chaque fois que Blaidd évoquait sa vie à Londres, elle devenait plus animée, commençait à l’interroger sur les bals, le décor des salles, les façons de danser…
Lorsqu’il ne conversait pas avec Laelia, il jouait aux échecs ou aux dames avec le sire de Throckton et essayait de le sonder sur ses opinions politiques, de déterminer s’il était assez hostile au roi pour fomenter une rébellion contre lui.
Le maître de Throckton, cependant, éludait habilement les questions et renvoyait toujours Blaidd auprès de sa fille comme s’il lui faisait ainsi une très grande faveur. Blaidd ne se décourageait pas et revenait chaque fois à la charge, réussissant, petit à petit, à se forger une opinion sur son hôte dont il doutait qu’il fût engagé dans un complot contre la Couronne. Si c’était le cas, il cachait vraiment bien son jeu.
Ce qui restait néanmoins troublant, c’était le système défensif du château, qui semblait destiné à supporter un siège, et l’importance de la garnison, laquelle comptait plus de cent hommes d’armes très bien entraînés. Blaidd, qui avait passé de nombreuses années à tournoyer et combattre en France, reconnaissait en eux des guerriers redoutables dont la solde devait être élevée.
Un seigneur, certes, pouvait toujours invoquer la nécessité de défendre son bien pour justifier l’entretien d’une importante garnison, mais rares étaient ceux qui y consacraient de telles sommes. Où le sire de Throckton trouvait-il les ressources pour verser les soldes d’autant de gardes, entretenir plus de trente chevaliers et écuyers, acheter des chevaux, des ar mes et, en outre, élever ces fortifications ?
Certes, le domaine semblait prospère, mais, bien qu’important, il ne l’était pas suffisamment pour faire vivre autant de gens d’armes. Il fallait, nécessairement, que le père de Laelia et Rebecca eût d’autres ressources. Il restait à déterminer lesquelles…
Blaidd éprouvait quelques scrupules à soupçonner cet homme qui se montrait si amical et courtois avec lui. Son père, bien sûr, ne manquerait pas de le mettre en garde contre les attitudes aimables et chaleureuses qui pouvaient dissimuler une âme fourbe, mais il avait peine à concevoir qu’un homme méprisant le roi et désireux de le conduire à sa perte pût être aussi hospitalier et naturel avec un courtisan dudit monarque.
Par ailleurs, Blaidd s’étonnait du rôle joué dans la maison par Rebecca. En qualité d’aînée et en l’absence de sa mère, morte en couches, Laelia aurait dû assumer le rôle de châtelaine. C’était elle qui aurait dû décider des repas, veiller sur le linge, être en possession du trousseau de clés. Or, ce rôle ne semblait dévolu qu’à sa sœur.
Les clés sonnant à sa ceinture, elle allait de la réserve à la laiterie, et de là aux cuisines sans jamais manifester la moindre lassitude ni fatigue. Elle donnait des ordres aux domestiques et traitait avec les marchands en femme d’autorité et de savoir.
A quoi s’occupait l’aînée, sinon à être belle et élégante ? Voilà encore une question à laquelle il convenait de donner une réponse.
Si Blaidd commençait à s’impatienter à force de désœuvrement, il n’était pas le seul. Trevelyan, manifestement, se lassait de n’avoir rien d’autre à faire que polir l’épée et le bouclier de son maître. Il semblait avoir retenu la leçon que lui avait donnée ce dernier au sujet du comportement qu’un jeune homme de sa condition devait observer avec les servantes, mais si le temps ne s’améliorait pas, il était fort à craindre que Meg, qui n’avait d’yeux que pour lui et lui souriait à chaque occasion, ne fût la victime de ses sentiments.
Le soir de l’une des journées les plus maussades, Blaidd et son écuyer prirent la décision de partir faire une longue promenade à cheval dès le lendemain matin et même si le temps restait aussi peu clément. Or, ce matin-là, au réveil, ils furent salués par un lever de soleil magnifique dans un ciel d’un bleu transparent. Une belle et douce journée de printemps s’annonçait. Blaidd se sentit soudain un cœur de vingt ans et brûla d’impatience de lancer son étalon dans un fol galop à travers les prés.
Il était de si bonne humeur qu’il chantonnait après la messe dans la galerie conduisant à la grande salle où il se rendait avec Laelia et le comte pour y prendre leur petit déjeuner.
— J’éprouve dans le cœur la même gaieté que vous, chevalier, dit le sire de Throckton avec un rire grave et sonore.Voilà une belle journée pour chasser. Vous joindrez-vous à moi ?
— J’en serais enchanté, messire, répondit Blaidd avant de se tourner vers Laelia, un sourire aux lèvres :
— Peut-être viendrez-vous avec nous ?
Il fut étonné de la voir lancer un regard gêné vers son père.
— Bien sûr qu’elle viendra ! s’exclama ce dernier. N’aie pas peur, Laelia. Je suis sûr que le chevalier gardera une allure modérée si tu le lui demandes.
Blaidd, qui rêvait de laisser son étalon galoper à son gré, retint un soupir de déception alors que la jeune fille tournait vers lui son regard vert empreint de tristesse :
— Je suis désolée, chevalier, mais je ne suis pas une cavalière très téméraire. Si vous ne souhaitez pas monter en ma compagnie, je le comprendrai.
Blaidd ne voulut pas laisser voir sa déception. La sortie lui ferait du bien, de toute façon, ainsi qu’à Aderyn Du.
— Je serais désolé d’en être privé, répondit-il hypocritement. D’ailleurs, comment pourrais-je, au grand galop, apprécier la très belle campagne de votre comté ? Il me sera agréable de cheminer tranquillement avec vous en suivant la chasse à distance.
— Mais non, intervint le comte. Elle peut fort bien suivre, n’est-ce pas Laelia ?
— Oui, père, répondit-elle.
Puis, levant le regard sur Blaidd, elle murmura :
— J’espère que vous serez indulgent et ralentirez l’allure dans les passages difficiles. N’oubliez pas que je ne suis qu’une faible femme.
Blaidd pensa immédiatement à une autre femme qui s’était rendue directement aux cuisines à la sortie de la chapelle et qu’il ne pouvait se représenter prononçant les mêmes paroles. Il l’imaginait plutôt maniant le fer comme personne…
Il essaya de l’écarter de ses pensées et d’accorder toute son attention à sa sœur aînée :
— Je n’y manquerai pas, ma damoiselle. Ma plus grande joie, c’est d’être avec vous.
La jeune fille eut un sourire de satisfaction comme s’il venait de lui vouer sa vie tout entière. Plût à Dieu qu’il n’en fût rien !
*
* *
Un peu plus tard, Blaidd se tenait devant l’écurie à côté d’un Aderyn Du piaffant d’impatience tandis que les chasseurs s’assemblaient. Les valets de chiens, qui allaient à pied avec leurs bêtes, se tenaient près de la porte, conversaient et riaient entre eux.
Un palefrenier tenait par la bride un bel hongre alezan somptueusement harnaché et un palefroi blanc qui devait être destiné à Laelia. Trevelyan, qui se laissait aller depuis quelques jours, était encore occupé à seller son cheval dans l’écurie. Blaidd avait conscience qu’il aurait dû le réprimander ou, du moins, lui faire une remarque car il prenait manifestement des habitudes de paresse, mais il avait d’autres chats à fouetter.
Il ne laissait pas passer une occasion, en effet, de surveiller l’état des fortifications du château, et il était juste en train de constater qu’un échafaudage avait été installé au pied du mur oriental qui avait besoin de réparations. Aucun ouvrier n’y travaillait mais le sire de Throckton avait évoqué certains travaux qui avaient lieu à la poterne sud.
C’était à tous ces aspects qu’il devait prêter attention et perdre le minimum de temps à écouter le babillage de Laelia ou à lui faire un simulacre de cour.
Aderyn Du secoua sa crinière et martela le sol de ses sabots avant, obligeant Blaidd à raccourcir encore la bride qu’il tenait serrée entre ses mains. Il pourrait peut-être ressortir dans l’après-midi et laisser son cheval aller à son gré. Le comte de Throckton et sa fille ne refuseraient sans doute pas de lui accorder quelques heures de liberté.
Frappant des pieds le sol à son tour, Blaidd se demandait s’il n’allait pas devoir entrer dans l’écurie pour prier Trevelyan de se dépêcher quand Rebecca parut en personne sur le seuil de l’écurie, tenant par la bride un magnifique cheval rouan. Sur sa robe de drap, elle portait une grande cape et avait les mains gantées de cuir.
Allait-elle participer à la chasse ? Blaidd était en droit de se le demander car elle ne passait guère de temps en compagnie de son père et de sa sœur. Elle se consacrait, semblait-il, entièrement à la conduite de la maison.
Rebecca, sentant le regard de Blaidd sur elle, tourna la tête vers lui et il fut sur le point de détourner les yeux comme s’il avait été pris en faute.
— Vous paraissez surpris de me voir, chevalier, dit-elle en s’approchant de lui. Ce n’est pas parce que j’ai fait une grave chute de cheval dans l’enfance que je ne monte plus. Il en faudrait beaucoup plus pour m’empêcher de partir seule avec ma jument sillonner la campagne.
— Je m’en doute, ma damoiselle. Rien ne saurait vous dissuader d’entreprendre ce que vous avez décidé de faire, mais je pensais seulement que vous étiez si occupée par vos diverses fonctions au château que vous n’aviez pas le temps pour autre chose.
Un sourire se dessina au coin des lèvres de la jeune fille alors qu’une flamme se mettait à briller dans son regard bleu, et Blaidd eut l’intuition qu’elle était aussi impatiente que lui de sortir du château.
— Je n’y suis pas indispensable. Il y a assez longtemps que j’y suis confinée. Je pense que les domestiques seront *******s d’être débarrassés de moi pendant quelques heures.
— Il est épuisant de gouverner une maisonnée, mais vous n’aviez guère le choix, le temps a été si maussade…
— Vous l’avez remarqué ? dit-elle alors que son sourire s’élargissait et que son regard se mettait à briller comme le soleil paraissant, soudain, dans une trouée de nuages. Je croyais que les Gallois ne faisaient plus attention à la pluie.
— C’est vrai que nous y sommes habitués, mais la rareté des jours ensoleillés fait que nous les apprécions davantage encore. Je suis impatient de jouir de celui-ci.
— Votre cheval le semble tout autant que vous.
Blaidd passa la main sur le cou puissant d’Aderyn Du.
— Oui, il a grand besoin d’un bon galop.
Rebecca inclina la tête de côté, et son sourire prit une nuance amusée.
— Si vous accompagnez Laelia, cela ne risque pas de vous arriver.
— Je l’ai bien compris. J’espère pouvoir sortir une nouvelle fois dans l’après-midi.
Elle hocha la tête et considéra son cheval de nouveau.
— C’est une belle bête.
Elle avança la main pour caresser le museau de l’étalon :
— Est-ce que je peux… ?
— Oui, il n’est pas méchant. On peut même dire qu’il est aussi doux qu’il est beau. J’avoue que j’en suis fier.
— Vous le pouvez.
Elle le caressait doucement et, de toute évidence, le cheval appréciait ce contact bien qu’étranger. Blaidd, lui, suivait des yeux la longue main fine de la jeune fille, qui avait retiré son gant, et il ne pouvait s’empêcher de l’imaginer sur son propre corps…
— Comment s’appelle-t il ?
Blaidd porta son regard de la main de Rebecca à ses yeux bleus qui pétillaient d’intelligence.
— Aderyn Du, répondit-il.
— Ce qui signifie ?
— « Aigle noir ». Je l’ai nommé ainsi parce qu’il ne galope pas, il vole.
Elle eut un rire cristallin, un son merveilleux, plein de gaieté.
— Il le porte bien.
Puis, se tournant vers sa jument :
— Je vous présente Claudia.
De crainte qu’il n’eût une mauvaise opinion d’elle, elle s’empressa d’ajouter :
— Ce n’est pas moi qui lui ai choisi ce nom. Elle aussi est rapide.
— Comment l’auriez-vous désignée si vous aviez eu le choix de son nom ?
Rebecca réfléchit un instant, les sourcils froncés, ses lèvres charnues formant une moue.
— Etoile filante ! répondit-elle soudain, le visage éclairé par un sourire.
Mon Dieu ! Elle était si jolie lorsqu’elle souriait qu’il aurait voulu la prendre dans ses bras et l’embrasser jusqu’à en perdre l’haleine
— Vous êtes déjà prêt à partir, chevalier ! fit la voix du comte de Throckton dans le dos de Blaidd. Vous n’avez pas perdu de temps.
Surpris comme s’il avait été découvert en train d’embrasser Rebecca, Blaidd fit volte-face et vit venir vers lui le maître des lieux qui portait, selon son habitude, des vêtements taillés dans de riches étoffes. Il avait, en outre, revêtu un manteau garni d’une fourrure grise qui sembla du loup au chevalier.
Ce dernier masqua sa gêne derrière un sourire.
— Ça m’a permis d’admirer votre château, messire. Vos fortifications sont impressionnantes.
Le comte fit signe de s’approcher au palefrenier qui tenait par la bride un hongre alezan, puis leva les yeux sur les remparts.
— Les travaux ne sont pas terminés mais je n’ai pas encore le premier sou pour financer la dernière tranche. Et avec les impôts qui ont encore augmenté cette année, je ne suis pas prêt de l’avoir. Je suis sûr que votre père a constaté aussi que les redevances avaient globalement augmenté.
— Oui, il m’en a fait la remarque, répondit Blaidd avec sincérité.
— Toujours plus d’argent pour la Couronne et autant de moins dans mon coffre, ce qui me contraint d’attendre l’année prochaine pour achever les travaux d’aménagement de la poterne sud ainsi que pour finir de hérisser le mur oriental de merlons. C’est dommage mais qu’y puis-je ?
Blaidd haussa les épaules, satisfait en lui-même que le comte se plaignît de manquer d’argent, mais disait-il la vérité ?
— Laelia ne tardera pas à arriver, dit Throckton d’un air détaché.
Il lança un regard entendu à Blaidd en ajoutant :
— Vous connaissez les femmes.
Certaines femmes, corrigea en lui-même le chevalier alors qu’il observait du coin de l’œil Rebecca qui prenait la direction de la porte avec sa jument.
— Où est votre écuyer ? demanda le comte. Ne vient-il pas avec nous ?
— Le voici, messire, répondit Blaidd en désignant du menton la porte des écuries par laquelle Trevelyan venait de sortir en tirant son cheval. Il est aussi impatient de monter que moi.
— Son père a une haute réputation.
— En effet, et parfaitement méritée.
— Est-ce Urien Fitzroy qui vous a enseigné le métier des armes ?
— Oui. Il a été aussi le maître de mon frère Kynan.
— Si vous ne l’avez déjà fait, vous devriez vous entraîner avec Dobbin, le capitaine de mes gardes. Vous pourriez peut-être lui apprendre quelques coups qu’il ignore, et réciproquement.
— J’en serais enchanté. J’ai besoin, d’ailleurs, d’entraînement sinon mon bras va devenir aussi rouillé qu’une épée abandonnée tout l’hiver au vent et à la pluie.
Le comte éclata de rire.
— Oh ! J’en doute.
De plus en plus impatient de partir, Blaidd lança un regard en direction de la porte et vit Rebecca discuter et rire avec les gardes. Quelque chose, cependant, dans son comportement montrait qu’elle n’était pas totalement l’un d’entre eux même si elle s’en donnait l’apparence. Elle était une femme, certes, de plus, elle jouissait d’une maturité et d’une sagesse qu’elle ne partageait pas avec eux.
— Votre fille cadette se joint-elle également à nous ? demanda-t il au seigneur de Throckton.
— Pardon ? dit ce dernier, surpris par la question.
Puis, regardant dans la même direction que Blaidd :
— Ah ! Bon ? Elle vient avec nous ? Elle ne le restera, sans doute, pas longtemps. A un moment ou un autre, elle partira au grand galop et nous ne la reverrons pas de la journée.
La façon désinvolte avec laquelle le comte fit cette remarque suscita la prompte réaction de Blaidd :
— Elle est accompagnée d’une escorte, bien sûr ?
Le comte de Throckton fronça les sourcils et fit non de la tête.
— Elle la sèmera avant même qu’elle ne s’en aperçoive. Cela a toujours été ainsi et ne changera jamais.
— Mais ce n’est pas prudent, messire. Même si vos terres sont sûres, une jeune fille seule…
— Il ne lui arrivera rien, interrompit le comte. Elle le fait depuis des années et il n’y a pas un brigand qui soit en mesure de l’arrêter lorsqu’elle est lancée sur son cheval.
— Il y a certainement un ou deux sergents qui pourraient tout de même l’accompagner, insista Blaidd, consterné que le comte fût aussi peu préoccupé de la sécurité de sa fille.
— Je vous ai déjà dit qu’elle a toujours échappé à notre surveillance depuis qu’elle est une petite fille, répliqua Throckton, visiblement à bout de patience même s’il souriait encore. J’ai tout essayé ; je l’ai mise en garde, je lui ai donné des ordres, je l’ai menacée, mais elle n’a jamais voulu écouter. A moins de la mettre aux fers, je suis à court d’idées. Si vous en avez une, jeune homme, je l’écouterai mais je ne vous assure pas qu’elle sera suivie d’effet.
Prenant conscience qu’il avait exprimé sa désapprobation avec trop de véhémence, Blaidd jugea plus courtois d’atténuer le courroux qu’il avait provoqué chez son hôte en lui présentant des excuses. Au fond, la sécurité de Rebecca relevait de la responsabilité de son père et non de la sienne.
— Je suis désolé, messire. Je me doute que vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir pour éviter à votre fille une fâcheuse mésaventure.
Le mé*******ement du comte s’évanouit, apparemment, aussi vite qu’il avait surgi. Tapotant amicalement l’épaule de Blaidd, il lui répondit :
— Vous avez raison de vous inquiéter. Dans la plupart des cas, c’eût été justifié. J’apprécie en tout cas votre franc-parler. Je préfère que vous me critiquiez ouvertement plutôt que de ne chercher qu’à me flatter et me dire les choses qui me sont agréables à entendre.
Laissant retomber la main, il se retourna et cria à pleins poumons :
— Nom d’un chien ! Où est Laelia ? A ce train-là, nous ne serons pas partis avant midi !
— Me voici, père ! dit en écho une voix féminine. Il n’est pas nécessaire de crier, j’arrive…
La jeune fille, rougissante et plus belle que jamais, parut sur le seuil du logis.
— Je passais tout juste mon manteau.
C’était un vêtement somptueux en laine bleu nuit, bordé de renard et dont le capuchon, rabattu sur la tête de la jeune fille, rehaussait encore sa très grande beauté. Sous le manteau entrouvert, Blaidd nota que Laelia portait une robe en laine d’un bleu plus clair.
Le palefrenier, qui tenait la bride de la jument blanche, avança avec l’animal. Blaidd, confiant son cheval à Trevelyan, s’approcha aussitôt de la jeune fille pour lui offrir son aide qu’elle accepta avec grâce.
Alors qu’il tendait les bras vers elle, il aperçut Rebecca qui sautait sans aucune aide sur sa monture et il imagina le regard que cette dernière lui aurait jeté s’il s’était avisé de vouloir l’aider à monter en selle.
La pression du talon de Laelia dans sa main lui rappela qu’il devait l’aider à s’asseoir sur sa jument, et que c’était à elle qu’il était censé prêter attention et non à sa sœur
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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 30-11-09 08:43 PM

6 chapitre .

La forêt était humide et odorante lorsqu’ils y pénétrèrent. Les sabots des chevaux s’enfonçaient dans la boue des chemins tandis que la meute de chiens courants furetait, fouinait, flairait à la recherche d’un gibier.
Dérangés par ces intrus agités et bruyants, les moineaux, qui trouvaient refuge dans les sous-bois, s’envolaient en piaillant dans le ciel bleu où ils s’éparpillaient. De temps à autre, un écureuil s’arrêtait sur une branche et considérait avec étonnement cette troupe inhabituelle.
Les piqueurs précédaient la chasse tandis que les valets de chiens, qui transportaient les armes et seraient chargés d’apporter le gibier, fermaient la marche. Blaidd entendait, dans son dos, le murmure de leurs voix alors qu’ils allaient d’un bon train pour ne pas se laisser distancer par les cavaliers.
De temps à autre, l’un d’entre eux se mettait à rire, déclenchant l’hilarité des autres, parmi lesquels le chevalier reconnaissait Rebecca, dont le rire était mélodieux et pur comme le chant d’une source.
Elle semblait bien s’amuser alors que lui-même chevauchait en silence entre le comte de Throckton et sa fille aînée, pâle et crispée, qui s’agrippait à ses rênes.
D’autres rires jaillirent et, cette fois, à côté de celui de Rebecca, il reconnut le rire tonitruant et joyeux de Trevelyan. Se retournant sur sa selle, Blaidd vit, en effet, son écuyer en compagnie de la jeune fille, de sergents à cheval et de valets à pied.
— Il faut que vous pardonniez à ma cadette, dit le comte en s’adressant à Blaidd. Rebecca passe trop de temps en compagnie des domestiques et des paysans. Elle a toujours été ainsi. Je n’arrive pas à lui faire passer cette habitude, pas plus que celle de nous fausser compagnie pour se lancer dans une chevauchée solitaire.
Comprenant à son expression que Laelia était irritée par l’attitude de sa sœur, Blaidd ne put se retenir de faire cette remarque, mais sur un ton anodin pour qu’il fût impossible de savoir s’il approuvait ou non Rebecca :
— Il est rare qu’une jeune fille de noble naissance se sente aussi à l’aise avec ses gens.
La liberté de comportement de Rebecca éveillait en lui le souvenir de certains propos que tenait son père au sujet de sa mère. Née dans une famille noble, elle avait reçu une éducation très stricte et en avait retiré une conception très limitée du rôle d’une châtelaine. Il lui avait fallu de longues années pour devenir celle qu’elle était aujourd’hui, bonne et juste avec ses serviteurs et les traitant comme sa propre famille. Blaidd, pour sa part, n’aurait pu concevoir de vivre d’une autre manière, et il réprouvait vivement ceux qui traitaient mal leurs inférieurs.
— Dites-moi, chevalier, intervint soudain le sire de Throckton. Est-ce vrai que la reine attende enfin un enfant ?
Blaidd essaya de ne pas montrer sa surprise devant une question aussi inattendue, mais le comte espérait peut-être attirer ainsi l’attention de sa plus jeune fille et la faire entrer dans leur conversation en la séparant de la valetaille ?
— Oui, messire. L’heureux événement a été annoncé officiellement.
Le comte sourit.
— D’après ce que j’ai entendu dire au sujet de l’ardeur amoureuse du roi pour son épouse, je m’étonne qu’elle n’ait pas été enceinte plus tôt. N’y a-t il pas déjà deux ans qu’ils sont mariés ?
Blaidd haussa les épaules.
— Certes, mais ce délai arrive souvent, même dans le cas des couples les mieux assortis. N’oubliez pas, d’ailleurs, que la reine n’était guère plus qu’une enfant lorsqu’elle a été mariée à Henry.
— Elle était beaucoup trop jeune, murmura le comte en regardant sa fille aînée qui semblait ne rien écouter.
— Plusieurs messes ont déjà été célébrées pour invoquer la naissance d’un fils, reprit Blaidd.
— Bien sûr, dit Throckton en hochant la tête. Tout le monde veut un héritier.
Blaidd perçut une pointe de ressentiment dans la voix du comte, qui ne lui sembla que trop naturelle. Tous les barons du royaume désiraient un fils pour transmettre leur nom, leur titre et leurs terres. Blaidd avait la même ambition, mais il souhaitait également avoir des filles. Peut-être pour avoir souvent entendu son père dire que les fils donnaient du souci à leurs parents, alors que les filles ne leur apportaient que des joies.
— Mais lorsque Dieu reste sourd aux prières d’un père sans héritier, reprit le comte, il peut réparer la chose en lui envoyant des gendres de qualité pour ses filles. Il peut espérer ainsi avoir un petit-fils qui recueillera ses biens.
Blaidd sourit à son hôte.
— Ma mère est très impatiente d’avoir des petits-enfants, confessa-t il. Force m’est de reconnaître que, sur ce plan, je l’ai déçue.
— Vous ne tarderez certainement pas à vous amender, le jour où vous aurez trouvé une épouse. Je suis bien certain que celle que vous choisirez, qui qu’elle soit, ne se fera pas prier pour accomplir le devoir conjugal.
— Père ! s’écria Laelia, scandalisée, le sang aux joues. Ce n’est pas une chose à dire !
— Ne vous offensez pas, ma damoiselle, dit Blaidd en riant. Pour ma part, je ne le suis nullement. Mon père considère que les parents ont bien le droit de taquiner leurs enfants après tous les sacrifices qu’ils ont fait pour eux.
Le comte approuva d’un éclat de rire et sa fille esquissa un vague sourire.
— Simon de Montfort est toujours l’un des premiers favoris à la cour, surtout dans l’entourage de la reine, remarqua Blaidd d’un air détaché, bien que très satisfait en lui-même que le comte eût abordé ce sujet.
Il fallait tirer le meilleur parti de cette opportunité qui s’offrait à lui et qui lui permettait, par ailleurs, d’échapper à la périlleuse discussion qu’ils avaient entamée sur son irresponsabilité en tant que fils aîné et, par conséquent, héritier.
— Qui est ce Simon de Montfort ? demanda Laelia, soudain intéressée par la conversation. Est-il français ?
Blaidd remua la tête d’une manière indécise.
— Il est né en France mais a renoncé à son fief et à ses titres outre-Manche pour revendiquer ceux dont il a hérité en Angleterre. Il a prêté hommage récemment au roi en qualité de comte de Leicester.
— Ce n’est donc pas un parent de la reine ?
— Non, mais un grand nombre des barons anglais ont été consternés par son mariage avec la sœur du roi. Ils estiment qu’ils auraient dû être consultés à ce sujet d’autant plus qu’elle s’est trouvée contrainte par cette union à rompre le vœu de chasteté qu’elle avait formulé à la mort de son mari.
— Elle avait fait vœu de chasteté ! s’écria Laelia. Mais pourquoi ?
— Par respect pour son défunt mari, répondit Throckton. Elle aurait dû lui rester fidèle, cela l’aurait tenue à l’écart des machinations politiques de son frère. J’ai été désolé d’apprendre qu’elle avait consenti à ce mariage avec Montfort.
Pour un homme vivant si loin de Londres et qui ne s’était jamais rendu à la cour, le comte était remarquablement informé, mais ce n’était pas si inhabituel. Le propre père de Blaidd s’éloignait rarement de son domaine, mais il écoutait attentivement tout ce que lui rapportaient ses fils lorsqu’ils arrivaient de Westminster. Ses amis le tenaient également bien informé. Or, comment affirmer que le comte n’eût pas des amis et des parents qui lui rendissent compte des derniers événements de la vie londonienne ?
— Peut-être votre jugement serait-il moins catégorique si vous aviez rencontré Simon de Montfort, reprit Blaidd. C’est un homme de grand mérite et, malgré ses origines, je pense que nous pouvons compter sur sa loyauté. Il a des projets très intéressants pour le royaume, en particulier la création d’un conseil restreint réunissant les plus grands barons et présidant, au côté du roi, au gouvernement du royaume. Le principe de ce collège de hauts dignitaires solidairement responsables séduit un grand nombre des nôtres.
Throckton fronça les sourcils d’un air soucieux.
— Ce Simon de Montfort ferait bien d’être discret à ce sujet s’il ne veut pas déclencher l’ire du roi. Tout beau-frère qu’il soit de notre monarque, ce dernier a, je crois, le tempérament impétueux des Plantagenêt. Il pourrait lui en coûter de se montrer trop audacieux.
— Certes, reconnut Blaidd, mais le roi écoute Montfort dont il reconnaît la sagesse.
— Il en manque lui-même sinon il n’accorderait pas autant d’honneurs et de fiefs aux parents de sa femme.
Le comte s’interrompit pour plonger son regard perspicace dans celui de Blaidd :
— Comment se fait-il que vous qui êtes gallois ne détestiez pas le roi ? Il ne traite pas les Gallois avec beaucoup de générosité.
— Non, en effet, et je suis parfaitement conscient de leurs justes doléances. Je n’aime pas la guerre, cependant, où trop d’hommes trouvent la mort pour un bien faible gain. Je lui préfère la diplomatie, c’est pourquoi je séjourne à la cour. J’y représente les intérêts des Gallois et parle en leur faveur chaque fois que l’occasion m’en est donnée. Le roi Henry n’en demeure pas moins mon souverain légitime à qui j’ai juré foi et hommage lorsqu’il m’a fait chevalier. Je suis et resterai son homme lige tant que je vivrai.
— Vous n’aimez pas la guerre ? dit Rebecca. C’est étrange de la part d’un chevalier dont la fonction est précisément de la faire.
Blaidd lança un regard par-dessus son épaule. Il n’avait pas eu conscience que Rebecca et Trevelyan s’étaient rapprochés d’eux pendant qu’ils conversaient.
Il ralentit l’allure d’Aderyn Du, laissant le comte et sa fille aînée prendre de l’avance, et attendit que Rebecca et Trevelyan fussent à son niveau pour laisser de nouveau son cheval marcher librement.
— Le fait que je sois entraîné au combat ne signifie pas que j’aime le livrer, ma damoiselle. J’ai assisté à plus d’une mort sanglante et j’aimerais que tous ceux que j’aime en fussent épargnés, y compris les paysans qui travaillent sur notre domaine familial.
— Mais lorsque les négociations n’aboutissent à rien ? Il faut bien alors que les hommes prennent les armes.
— Si tout le reste échoue, je suis d’accord, mais je crains que trop de barons ne livrent la guerre à leurs voisins que par simple ambition personnelle et goût du pouvoir. Ceux-là n’ont pas le respect de ceux qui souffrent pour l’unique satisfaction de leur orgueil.
— Je partage votre point de vue, lança par-dessus son épaule le comte de Throckton qui avait suivi l’échange entre Blaidd et sa fille. Je souhaiterais seulement que le roi pose le même regard sur les affaires du royaume.
— Je crois sincèrement qu’Henry cherche à éviter la guerre, messire. C’est un homme de paix par nature. Peut-être, même, trop généreux. Mais il est encore très jeune et amoureux… Avec le temps, espérons-le, il grandira en sagesse et sera moins soucieux de satisfaire sa femme.
— Vous avez raison, reconnut Throckton en se retournant pour regarder devant lui. Il est jeune et soumis à celle qui règne sur son cœur. Nous devons sans doute montrer de la patience et attendre qu’il grandisse. Au fond, c’est normal qu’il veuille faire plaisir à la reine, même si elle est française. C’est même, peut-être, une raison supplémentaire, n’est-ce pas ?
Throckton partit d’un gros rire qui mit un terme à la conversation.
Un instant après, ils se trouvèrent en face d’une fourche, le chemin se divisait, allant tout droit ou bien bifurquant sur la droite où il s’enfonçait dans une partie plus sombre de la forêt.
— J’ai assez entendu parler du roi et de la guerre, déclara Rebecca. Au revoir à tous !
Sur ces mots, elle mit au trot sa jument et s’engagea dans l’étroit sentier.
Personne, à l’exception de Blaidd, ne fut surpris de ce brusque mouvement. Laelia parut même satisfaite de voir sa sœur s’éloigner. Le chevalier, cependant, était dans un état d’esprit exactement opposé. Même s’il n’y avait pas de coupe-jarret sur les terres du comte de Throckton, Rebecca pouvait faire une chute et il n’y aurait personne pour la relever.
Il n’osait pas offenser son hôte et sa fille aînée en les quittant pour partir à la suite de l’imprudente, mais il ne pouvait pas davantage se résoudre à laisser Rebecca chevaucher seule au cœur d’une si vaste forêt.
— Trevelyan, va à la suite de la fille de notre hôte, ordonna-t il.
Le jeune homme baissa la tête d’un air profondément déçu.
— Mais je vais manquer la chasse, protesta-t il.
Blaidd lui lança un regard menaçant et Trevelyan éperonna son cheval sans demander son reste.
— Ce n’était vraiment pas nécessaire, grommela le comte. Dès qu’elle aura atteint la prairie, elle se lancera au galop et il ne pourra jamais la rejoindre.
— J’en serai enchanté, messire, répondit Blaidd qui ne pensait pas un mot de ce qu’il disait. Ce sera une bonne leçon pour mon écuyer de constater que tout bon cavalier qu’il soit, il peut être distancé par une simple femme.
Blaidd ne doutait pas en lui-même que Trevelyan rattraperait Rebecca. Il se demandait plutôt comment réagirait cette dernière lorsqu’elle verrait l’écuyer arriver à son niveau ! Elle ne serait certainement pas *******e, mais il serait bon pour elle de prendre conscience qu’elle pouvait être battue à la course et pas nécessairement par quelqu’un lui voulant du bien.
Un homme, dont les chausses et la tunique étaient couvertes de boue, vint en courant au-devant du comte.
— Les piqueurs ont levé un grand dix-cors, messire, annonça-t il essoufflé.
— Voilà qui laisse présager une belle chasse ! s’exclama Throckton dont la bonne humeur était apparemment revenue.
— Si la chasse commence vraiment, je ferais mieux de rentrer au château,.dit Laelia en rangeant sa jument sur le côté du chemin pour laisser passer le reste de la troupe.
— Bonne chasse, messire, dit Blaidd en arrêtant sa monture à côté de celle de la jeune fille.
Le comte, sans craindre d’offenser Blaidd, se retourna et, s’adressant à deux robustes sergents à cheval, les pria de rentrer au château en faisant escorte à Laelia.
« Sage précaution », pensa en lui-même Blaidd alors que les chasseurs s’éloignaient dans un vacarme d’aboiements, de cris et de bruits de sabots qui faisaient jaillir l’eau des ornières du chemin.
— Je suis désolée de vous empêcher de vous joindre à eux, avoua Laelia, le regard empli de remords, lorsqu’ils firent demi-tour.
Blaidd arbora aussitôt un large sourire pour rassurer la jeune fille.
— Je n’ai aucun regret, bien au contraire. C’est un grand privilège que d’avoir l’honneur de tenir compagnie à une très belle et noble jeune fille.
Laelia baissa les yeux en rougissant.
— Je suppose que vous avez connu beaucoup de jolies femmes à la cour ?
— Quelques-unes mais aucune aussi merveilleusement belle que vous, répondit Blaidd, affligé au fond de lui-même de manquer à ce point d’originalité, mais force lui était de convenir que Laelia ne pouvait inspirer aucun autre compliment. C’est désolant que vous ne vous soyez jamais rendue à la cour.
— Mon père n’aime pas les voyages.
— Ils peuvent être dangereux, reconnut Blaidd, et ils sont toujours inconfortables. Il y a un grand risque d’attraper des puces en dormant dans des lits occupés on ne sait par qui la veille.
— Et la nourriture doit être immonde dans les auberges, dit Laelia en soupirant, mais j’aimerais avoir l’occasion un jour de voir le roi, la cour et les nobles dames.
— Ces dernières ne seront peut-être pas aussi heureuses de vous voir, car votre beauté éclipsera la leur.
Laelia en rougissant devint plus charmante encore.
— Je suppose, pareillement, qu’il y a peu d’hommes à la cour qui soient aussi beaux et vaillants que vous, chevalier ?
— Détrompez-vous. Il y en a beaucoup de plus beaux. Quant à la bravoure, son appréciation est très relative et elle peut être mesurée de diverses manières.
Elle lui lança un regard timide en reprenant :
— Est-ce que d’autres chevaliers portent les cheveux aussi longs que vous ? Est-ce une nouvelle mode ?
Il ne put se retenir de rire.
— Non. Nous ne sommes qu’une poignée à avoir les cheveux de cette longueur. Sous cet angle, je suis terriblement démodé.
— Alors, pourquoi ne les coupez-vous pas ?
— Parce que cela me plaît de les porter ainsi.
Elle plissa son joli nez.
— Mais si cela ne se fait pas à la cour…
Ayant toujours à l’esprit la raison officielle de sa présence à Throckton, il baissa le ton juste assez pour n’être pas entendu des deux sergents, mais pas au point de faire naître leur suspicion, et susurra :
— Cela ne vous plaît pas, si je comprends bien ?
Elle devint rouge comme une pivoine, cette fois, et évita son regard.
— Ça vous donne un aspect… rustre, un peu sauvage.
— Et ce côté frustre ne vous attire pas, ma damoiselle ?
— Non, rétorqua Laelia avec une fermeté dont il ne l’aurait pas crue capable.
Mais, regrettant aussitôt d’avoir parlé sur un ton aussi péremptoire, la jeune fille, qui avait perdu sa fugitive assurance, reprit d’une voix mal assurée :
— Ce n’est pas à moi de critiquer votre mise, bien sûr, chevalier.
— Vous avez le droit d’avoir votre opinion, répondit Blaidd, nullement vexé, plutôt rassuré même qu’elle fût capable d’exprimer une appréciation personnelle. En réalité, je ne suis pas ******* d’apprendre que vous n’aimez pas mes cheveux, mais puisque c’est ce que vous en pensez, je préfère le savoir.
— Vous n’êtes pas fâché ?
— Non.
— Ou triste ?
Il sourit.
— Pas le moins du monde.
Elle ne sembla pas vraiment le croire.
— Je n’estime pas les hommes, ma damoiselle, qui se cachent la face et ne veulent pas savoir ce que les femmes pensent vraiment d’eux. Il n’est pas toujours très agréable d’entendre une opinion sincère, je vous le concède, mais je la préfère cent fois à un mensonge.
— Pensez-vous vraiment ce que vous dites ? dit-elle, le regard brillant d’admiration.
— Oui, à condition que la critique soit justifiée.
L’expression de la jeune fille changea, soudain, alors qu’une petite moue critique se formait sur ses lèvres.
— Il y a des femmes qui parlent à tort et à travers et qui feraient mieux d’y réfléchir à deux fois avant d’émettre un jugement.
— Je suppose que vous voulez parler de votre sœur.
— Elle est pénible par moments.
Laelia s’interrompit un instant, puis reprit en baissant la voix sur un ton qui parut sincère à Blaidd :
— J’essaie toutefois d’être indulgente avec elle. La pauvre doit souffrir horriblement de savoir qu’elle ne trouvera jamais de mari. Entre sa cicatrice et ses mauvaises manières, quel homme voudrait d’elle ? Mais, par contre, c’est rassurant de savoir que mon père aura une fille pour veiller sur lui à la fin de sa vie.
Ainsi la sœur aînée de Rebecca disposait de son avenir sans le moindre scrupule ! Il n’aurait pas dû en être surpris. Il était commun, en effet, que les sœurs puînées qui n’avaient pas été demandées en mariage restent au service de leurs parents. Mais dans le cas de Rebecca, c’était vraiment dommage. Autant l’enfermer au couvent !
Dans ce dernier cas, elle donnerait du fil à retordre à la mère supérieure qui chercherait à se débarrasser par tous les moyens de cette novice impénitente.
En fait, il ne pouvait se représenter Rebecca qu’entourée d’enfants turbulents et tapageurs, mais aussi tendres et joyeux, ainsi que d’animaux domestiques, chiens et chats, et bien d’autres encore.
Il imaginait, en particulier, une scène où son seigneur et maître, follement amoureux, s’approchait d’elle par surprise et l’enlaçait, la faisant sursauter puis éclater de rire alors qu’elle pivoterait vers lui pour lui offrir ses lèvres…
Blaidd interrompit sa rêverie et lança un regard furtif à la jeune fille somptueusement vêtue, assise sur sa jument magnifiquement harnachée qui avançait au pas près de lui. Elle détesterait sans doute d’être entourée d’animaux. Elle les trouverait trop bruyants, trop sales… Peut-être penserait-elle la même chose des enfants ?
Non que cela eût une quelconque importance. Après tout, il n’était pas là pour la courtiser… ni aucune autre femme d’ailleurs.
« Quel jeune impertinent ! » pensa en elle-même Rebecca alors qu’elle se préparait à descendre de cheval dans la cour du château.
Elle venait d’y arriver avec Trevelyan qui avait déjà sauté à terre et s’approchait d’elle, les bras tendus, pour lui prêter assistance.
« Le polisson ! » poursuivit-elle en son for intérieur. Comment avait-il osé prétendre avoir un malaise alors qu’il la poursuivait à bride abattue ? Et elle avait été assez crédule pour arrêter Claudia !
Et il lui avait alors avoué ingénument qu’il n’avait pas trouvé d’autre argument pour l’obliger à ralentir son allure. Il avait aussitôt ajouté qu’il irait se pendre à la première branche si elle refusait de rentrer au château avec lui car il n’oserait jamais se présenter seul devant le chevalier Blaidd Morgan. Que ce dernier, d’ailleurs, le tuerait s’il avait la folie de le faire.
« Vous ne pouvez pas vous figurer la force de ses coups lorsqu’il frappe avec sa grande épée qu’il tient à deux mains, avait-il expliqué à Rebecca. Il me trancherait de haut en bas avec sa lame sans s’y reprendre à deux fois. »
Même si elle ne soupçonnait pas le chevalier d’éprouver une telle cruauté à l’égard de son écuyer dont il avait non seulement la charge mais aussi la responsabilité, la jeune fille avait accepté de rentrer avec Trevelyan pour lui éviter, en tout cas, une réprimande par trop sévère.
Elle avait même partagé avec lui les vivres et la boisson qu’elle avait emportés. Assis dans l’herbe au bord de la rivière, ils avaient parlé de la vie à la cour, et Trevelyan avait vanté la haute estime dans laquelle son maître y était tenu.
« Le chevalier a toute la confiance du roi », avait-il dit avec fierté.
Rebecca s’était demandé comment son père réagirait à cet élément d’information ? Ce n’était sans doute pas un secret qu’il avait peu d’estime pour Henry et sa façon de gouverner, mais elle n’était pas son informateur par nature et elle avait horreur d’espionner.
Après la conversation qu’il avait eue au départ de la chasse avec le chevalier, il devait avoir une idée claire de ce que ce dernier pensait. Sa sympathie pour le roi et la reine ne faisait aucun doute, et elle ne se sentait pas le devoir de rapporter à son père les propos que venait de lui tenir Trevelyan.
Elle doutait, d’ailleurs, que les opinions de Blaidd Morgan diminuent ses chances d’être considéré comme un prétendant valable. L’opinion de Laelia à son sujet semblait même s’améliorer de jour en jour et, jusqu’à présent, le comte n’avait exprimé aucune objection à son encontre.
Rebecca comprenait très bien la raison de ces attitudes favorables à l’égard du chevalier. C’était un homme très attachant et séduisant.
— Laissez-moi vous aider, ma damoiselle, dit Trevelyan, interrompant la rêverie de la jeune fille. Sinon Blaidd va me tuer. Regardez ! Le voici qui arrive, et il n’a pas l’air de bonne humeur…
Rebecca tourna la tête et vit le chevalier s’approcher d’eux d’un pas décidé. Il était impressionnant, et à le voir marcher ainsi, elle imaginait aisément qu’il fût un champion et défît tous ses adversaires dans les tournois.
— Soit, concéda-t elle par pitié pour le jeune homme.
Il la prit par la taille et, comme elle posait les mains sur ses épaules, il la descendit à terre.
Blaidd s’était arrêté à quelques mètres d’eux et les regardait, les bras croisés sur la poitrine.
— Vous rentrez tard, commenta-t il. Qu’avez-vous fait ?
Trevelyan, les yeux baissés vers le sol, se mit à rougir.
Irritée par l’attitude du chevalier, Rebecca fit un pas vers lui et lança avec fureur :
— De quoi le soupçonnez-vous ? Il n’a fait que vous obéir en venant à ma suite et il est resté avec moi car il croyait que c’était son devoir de me protéger. Si nous sommes rentrés au château plus tard que vous ne le pensiez, il n’en est pas responsable. Auriez-vous préféré que je me montre si odieuse et autoritaire avec lui qu’il n’aurait pas eu d’autre choix que de retourner seul à Throckton ?
Blaidd regarda la jeune fille dans les yeux et en silence pendant un moment qui sembla interminable à cette dernière. Puis, s’adressant à Trevelyan :
— Conduis les chevaux à l’écurie et veille à ce qu’ils soient bien soignés.
— Je suis désolé, Blaidd…, commença le jeune homme.
— Je ne veux rien entendre, Trevelyan. Je t’ai donné un ordre ; tu l’exécutes.
— Oui, mon maître, marmonna l’écuyer en s’éloignant avec les deux chevaux.
Indifférente aux palefreniers et autres valets qui allaient et venaient dans la cour, Rebecca avança vers le chevalier et lui frappa la poitrine du plat de la main.
— Vous n’êtes qu’une brute ! s’écria-t elle. Pourquoi humiliez-vous ce garçon ? Son seul tort est de vous avoir obéi.
Blaidd prit la main de la jeune fille et la maintint fermement dans la sienne.
— La façon dont je traite mon écuyer ne vous regarde pas, ma damoiselle, rétorqua-t il, le regard étincelant de colère.
Puis il s’inclina et reprit sur un ton ironique :
— Je vous demande humblement pardon pour m’être préoccupé de votre sécurité. Je devrais, bien sûr, vous abandonner aux mains d’un agresseur s’il s’en présentait un et vous laisser violer ou tuer. Q’importe le serment que j’ai tenu le jour de mon adoubement et qui me lie à vie.
— Vous ai-je jamais demandé votre protection ? demanda-t elle en dégageant sa main.
Il se pencha sur elle si bien que leurs nez se touchaient presque.
— Cette condition n’est pas mentionnée dans les paroles que j’ai prononcées lors de mon adoubement. Et croyez-moi, je n’attendrai pas qu’elle me le demande pour venir en aide à une femme en détresse. Sachez que je prends aussi au sérieux mon devoir de protection des faibles et des petits que ma fidélité au roi !
— Et si je refuse délibérément votre protection ?
— Vous pouvez le faire, mais cela ne me relèvera pas de mes devoirs de chevalerie.
Alors qu’ils se dévisageaient comme deux fauves prêts à se jeter l’un sur l’autre, il vint à l’esprit de Rebecca que jamais personne ne lui avait résisté ainsi à l’exception de ses parents lorsqu’elle était petite. Dans le feu de la colère, le chevalier oubliait son titre, son sexe et même sa cicatrice. Il la traitait comme si elle était son… égal.
L’expression de Blaidd au moment où elle était arrivée avec Trevelyan lui revint à l’esprit. Elle avait déjà vu ce genre de regard sur les visages de deux prétendants de Laelia qui, manifestement, se… jalousaient !
C’était impensable ! Le chevalier ne pouvait être jaloux d’un gamin comme Trevelyan. La pensée était si burlesque qu’elle se mit à rire malgré elle.
Blaidd eut une expression de vif mé*******ement.
— Est-ce moi qui vous amuse ?
Elle n’allait pas lui avouer qu’elle venait de penser qu’il était jaloux de son écuyer. Ce serait à son tour, alors, d’éclater de rire. Néanmoins, même s’il y avait très peu de chance pour qu’il éprouvât ce sentiment à cause d’elle, cela suffisait à lui donner une certaine confiance.
— Je me réjouis de ce que vous n’hésitiez pas à vous mettre en colère contre moi, répondit-elle enfin. La plupart des hommes me traitent comme une enfant délicate qu’ils craignent de blesser, heurter…
— Il ne me viendrait pas à l’idée de vous prendre pour une enfant, ma chère amie, dit-il de sa voix grave et mélodieuse qui fut comme une caresse sur l’âme de Rebecca.
Bien qu’elle fût convaincue que Blaidd n’avait aucune intention de la séduire, elle fut envahie par un désir troublant et insistant comme celui qu’elle avait éprouvé dans la chapelle.
— Je suis heureuse de vous l’entendre dire, répondit-elle en luttant pour éteindre cette sensation inconvenante qui gagnait chaque fibre de son corps. L’implication logique de ce regard que vous portez sur moi est que, quoi que je choisisse de faire, vous me laisserez agir à ma guise.
— Aussi tentant que cela soit étant donné votre absence de gratitude, je me permets de vous rappeler que le serment que j’ai prêté me l’interdit. Autrement dit, si vous mettez votre vie en péril, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous protéger contre vous-même. Et maintenant, ma damoiselle, à moins que vous n’ayez l’intention de repartir à cheval, je vous souhaite de passer une bonne fin de journée.
En le regardant s’éloigner, Rebecca se demanda si Laelia l’appréciait à sa juste valeur. Il avait, en effet, cent fois plus de mérites que tous les idiots de prétendants qui s’étaient déjà présentés à Throckton et qui, grâce à Dieu, n’avaient pas su trouver le chemin de son cœur ni celui de l’estime de leur père.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 30-11-09 08:44 PM

chapitre 7
Blaidd s’essuya le front du revers de la main et se pencha de nouveau, se balançant d’un pied sur l’autre, prêt à frapper de la large épée qu’il tenait entre ses deux mains. Une trace de sang était visible sur sa poitrine, là où la pointe de l’arme de Dobbin l’avait entaillée car il avait réagi un peu trop lentement.
Il aurait dû s’en douter. Comme son père et Urien Fitzroy, le capitaine de la garnison de Throckton, en dépit de ses cheveux gris, était encore robuste et vigoureux, et c’était, incontestablement, un guerrier incomparable. Il jouissait en outre d’une longue expérience qui lui avait permis de déjouer toutes les feintes que Blaidd avait déjà usées contre lui.
L’haleine fumant dans l’air frais du matin, Dobbin contourna Blaidd dans l’intention de lui porter un assaut, mais ce dernier pivota lentement, le regard fixé en permanence sur l’arme de son adversaire, attendant de la voir s’abaisser à la pointe, signe indubitable de fatigue.
Il nota cependant que Dobbin gardait les épaules baissées et nullement contractées. Cet homme, assurément, avait livré maint et maint combat, et en retirait une très grande confiance en lui-même. Sa manière lente et sûre de se déplacer, si différente des mouvements précipités d’un combattant inquiet et nerveux, l’attestait. Dobbin était assurément un adversaire d’importance avec lequel il fallait compter.
— Qu’est-ce que vous attendez ? dit Trevelyan en s’adressant à son maître.
Il assistait au combat au milieu des hommes d’armes rassemblés autour des pugilistes dans la cour du donjon.
La réflexion irrita Blaidd mais il réussit à se contenir et à ne pas trahir son agacement. Il ne voulait pas répéter son comportement vieux de trois jours où il s’était emporté contre le jeune homme d’une manière injustifiée.
Ce dernier en avait été blessé et, depuis ce jour, il n’était plus le même. Blaidd avait beau lui avoir présenté ses excuses et exprimé son regret le soir même de l’incident, Trevelyan, blessé dans son amour-propre, n’avait pas quitté son expression maussade.
Pour lui rendre le sourire, Blaidd était retourné le voir pour lui dire qu’il se jugeait impardonnable d’avoir perdu patience ainsi, et il avait évoqué la réaction de Rebecca dont la sévérité à son égard avait été, en l’occurrence, justifiée. Trevelyan s’était *******é de hausser les épaules comme s’il ne s’était rien passé entre eux, mais leur relation était réellement altérée.
Heureusement, si son écuyer lui gardait une certaine rancune, la jeune fille, qui avait réagi pourtant si véhémentement, semblait pour sa part avoir passé l’éponge. Son attitude à son égard était redevenue exactement la même, ni pire ni meilleure. En raison de ce pardon présumé, Blaidd ne lui avait pas exprimé ses regrets, d’autant moins, d’ailleurs, qu’il ne voulait pas se retrouver dans la même situation que précédemment, dans la chapelle.
La pointe de l’épée de Dobbin s’inclina légèrement vers le sol, mais ce n’était pas un signe de fatigue. Blaidd reconnut le début d’un assaut et attendit un quart de seconde avant de lever sa propre épée qui frappa la lame de son adversaire. Aussitôt, Blaidd enchaîna par un brusque mouvement du poignet et réussit à désarmer Dobbin. L’épée s’envola et alla retomber aux pieds de… Rebecca.
— Bravo, chevalier ! dit-elle froidement, sa voix couvrant les commentaires émerveillés des gardes.
Vêtue, comme d’habitude, d’une robe toute simple en laine brune, elle était parfaitement libre de ses mouvements et put, sans peine, ramasser la lourde épée qu’elle donna à Blaidd.
Replaçant sa propre arme dans son fourreau, il prit l’épée des mains de la jeune fille qui fixait son torse nu avec une gêne mêlée d’admiration et, s’efforçant de parler d’une manière aussi détachée qu’elle, dit laconiquement :
— Merci, ma damoiselle.
— Vous saignez, dit-elle, visiblement préoccupée. J’espère que ce n’est pas une blessure grave !
Il baissa les yeux sur la marque rouge qui lui barrait la poitrine :
— Ce n’est rien, répondit-il. J’ai déjà eu pire.
— Ma sœur m’envoie auprès de vous pour vous adresser ses plus vives excuses, mais elle est indisposée et ne pourra se joindre à vous dans la grande salle.
— Je suis désolé pour elle.
Rebecca leva les yeux sur le visage de Blaidd pour vérifier s’il était ou non concerné par l’information qu’elle venait de lui donner, mais il était impossible de discerner ce qu’il pensait vraiment.
Après tous ces jours, elle était incapable de savoir ce qu’il ressentait pour Laelia et pour toute autre personne d’ailleurs :
— Elle a des maux de tête, reprit la jeune fille. Cela lui arrive assez souvent. Après un ou deux jours de repos, elle ira mieux.
Sur ces mots, Rebecca se tourna vers Dobbin qui essuyait avec sa tunique son visage trempé de sueur tandis qu’il s’entretenait avec ses hommes. Elle avait d’abord été effarée lorsqu’elle l’avait vu aux prises avec le chevalier, puis elle s’était souvenue que ce dernier avait exprimé le désir de s’entraîner.
Le combat l’avait troublée beaucoup plus qu’elle ne l’aurait voulu. Elle avait cru, en se tenant éloignée de Blaidd, échapper à cette sensation qu’elle avait connue deux fois déjà auprès de lui, mais, cette fois encore, en voyant son corps à demi dénudé, brillant de sueur dans la lumière matinale, les muscles saillants roulant sous la peau alors qu’il maniait avec aisance son immense épée, elle avait éprouvé un désir brûlant de courir vers lui, d’essuyer le sang de sa poitrine et de se blottir dans ses bras…
— Morbleu ! dit Dobbin. Je croyais l’avoir à la fin. Ce Fitzroy qui l’a entraîné est assurément à la hauteur de sa réputation. Je n’avais jamais vu pareil coup.
Il éleva la voix et reprit à l’adresse de Blaidd :
— Pourriez-vous nous montrer lentement ce mouvement, messire ?
Rebecca lança un regard vers le chevalier qui, grâce à Dieu, avait remis sa tunique.
— Maintenant ? demanda Blaidd.
— Oui ou plus tard si vous préférez, répondit le capitaine avec déférence.
Blaidd sourit.
— A quoi bon attendre ? dit-il en retirant de nouveau sa tunique.
Rebecca tourna les talons pour se retirer mais la voix de Dobbin résonna, l’invitant à rester :
— Vous pourriez montrer au chevalier combien vous êtes adroite à l’arc, ma damoiselle, dit-il.
Puis, se tournant vers Blaidd, un sourire aux lèvres :
— C’est moi qui lui ai appris à tirer, dit-il avec fierté. Et j’affirme qu’elle vaut les meilleurs archers gallois dont on vante tant les mérites. Elle ne peut pas tirer aussi loin qu’un homme mais elle le fait avec une précision terrible.
Bien qu’elle fût aussi fière de son maniement de l’arc que Dobbin, Rebecca n’était pas particulièrement d’humeur à faire la démonstration de son talent au chevalier.
— Je ne pense pas qu’il soit nécessaire que je m’exécute, intervint-elle. Je suis certaine que le chevalier te croit sur parole, Dobbin.
— Il se trouve que je manie moi-même assez bien l’arc, déclara Blaidd, le regard brillant de malice. Peut-être pourrions-nous concourir ?
Dobbin interrogea la jeune fille du regard. Il lui avait appris à tirer à l’arc après sa chute de cheval pour l’aider à reprendre confiance en elle. Ainsi, elle oubliait un peu sa blessure au visage et se consolait en se disant que, si un jour Throckton devait soutenir un siège, elle pourrait se joindre aux archers et défendre le château de son père.
Rebecca croisa le regard du capitaine qui la considérait avec fierté et insistance. Elle le décevrait assurément en refusant de faire la démonstration de la façon remarquable dont elle avait appris à tirer à l’arc. Elle lui devait bien cela. D’autant plus que, si elle réussissait à battre Blaidd, ce serait en quelque sorte une revanche qu’elle prendrait sur la défaite de Dobbin face à ce dernier.
Elle sourit à Blaidd et répondit d’un air indulgent :
— Comment refuser une telle occasion de me confronter à vous, chevalier ! J’espère seulement que vous supporterez la grande honte que je vous ferai en gagnant.
— Je vais envoyer deux de mes hommes quérir des cibles, des arcs et des flèches, s’empressa de dire Dobbin qui exultait. Et pendant ce temps, messire Morgan pourrait nous faire la démonstration de ce coup prodigieux qui lui a permis d’arracher l’épée d’un vieux soldat chevronné comme moi.
Un peu plus tard, après que Dobbin eut compris la façon dont Blaidd s’y prenait pour désarmer son adversaire et qu’il eut appris à en faire autant, Blaidd et Rebecca se préparèrent à tirer. Aux murmures dans son dos, la jeune fille comprit que les paris étaient ouverts et que les gardes s’y employaient avec passion.
La jeune fille se demanda qui était le favori entre elle et le chevalier. Elle ne doutait pas que Dobbin parierait sur elle, mais, en ce qui concernait les autres hommes, elle ignorait s’ils la choisiraient plutôt que le Gallois.
Bien qu’il eût repassé sa tunique et serré sa ceinture autour de la taille, Blaidd gardait le même pouvoir d’attraction sur la jeune fille. Aussi détourna-t elle les yeux lorsqu’il noua la protection de cuir autour de son avant-bras gauche. L’un des gardes, qui se tenait près de lui, lui tendit un arc de bois d’if et un autre, un carquois rempli de flèches.
Rebecca, qui avait déjà fixé la protection à son bras, prit l’arc que lui donnait l’un des gardes et le bloqua au sol avec son pied. Elle mit rapidement en place la corde et prit une flèche dans le carquois que lui présentait le garde.
— Le vainqueur est celui qui fera les deux meilleurs tirs sur trois, suggéra Blaidd.
— D’accord.
A présent qu’ils étaient prêts, les gardes qui leur avaient apportés les armes se retirèrent.
Alors que Rebecca engageait sa flèche contre la corde et levait son arc, elle chassa de sa tête tout autre considération en dehors du centre noir de la cible peinte sur un carré de tissu fixé à une botte de paille. Elle visa et attendit que Dobbin donne le signal de tirer.
Le son familier de la corde qui se détend et vient frapper le bois tandis que les flèches sifflent… Celle de Rebecca fendit l’air selon une trajectoire parfaitement directe et vint frapper le centre de la cible. Un sourire de satisfaction aux lèvres, elle porta le regard sur la cible visée par le chevalier.
Sa flèche était plantée également en plein milieu de la cible. Des applaudissements fusèrent accompagnés d’ovations tandis que Dobbin et Trevelyan allaient vérifier de près lequel avait fait le meilleur tir. Rebecca tapotait nerveusement le sol du pied tandis qu’ils délibéraient.
— Nos tirs doivent être très proches, remarqua Blaidd.
— Oui, sans doute.
— Il me semble que vous avez beaucoup de dons, ma damoiselle. Vous seriez vénérée au pays de Galles pour savoir aussi bien jouer de la harpe et tirer à l’arc.
La jeune fille se demanda si c’était vrai et ce qu’elle éprouverait en étant sujette à une telle estime au lieu de n’être jamais considérée que comme un cas à part.
Dobbin leva la main.
— La dame l’emporte !
Il y eut de nouveau des applaudissements qui couvrirent quelques murmures désapprobateurs. Trevelyan faisait une tête épouvantable, comme s’il venait d’apprendre que le soleil, le lendemain, ne se lèverait pas.
Rebecca avait noté qu’il existait une certaine tension entre le chevalier et son écuyer depuis qu’elle avait passé une journée entière à chevaucher avec ce dernier. Elle avait quelque regret d’être la cause de ce dissentiment mais qu’y pouvait-elle ? Le chevalier s’était montré très injuste envers Trevelyan à leur retour, et si les choses n’étaient plus les mêmes entre eux, c’était surtout sa faute.
En tout cas, rien ne semblait sourire à messire Morgan, puisqu’il venait encore de faire le moins bon tir.
— Il va falloir faire mieux, dit-il calmement en prenant une flèche.
Rebecca en choisit une également et ils levèrent leurs arcs ensemble. Au signal de Dobbin, tous deux lâchèrent la corde qui se détendit avec un claquement. La flèche de Rebecca s’envola et vint frapper la cible… mais pas au centre.
La jeune fille laissa échapper un juron en constatant que la flèche de Blaidd avait atteint de nouveau le cœur de la cible à peu près de la même manière que la fois précédente.
Cette fois, il n’était pas nécessaire de se consulter pour savoir qui avait gagné. Un sourire radieux aux lèvres, Trevelyan alla retirer de la cible la flèche de son maître tandis que Dobbin, le visage sombre, faisait le même geste pour la jeune fille.
— Pardonnez-moi, dit Rebecca entre ses dents. Je jure comme un charretier. Ce n’est vraiment pas une manière de parler pour une jeune fille bien née.
— Vous n’aimez pas perdre ? dit Blaidd, impassible. Moi non plus. Quant à votre manière de jurer, elle ne m’a pas le moins du monde choqué. Il est certaines nobles personnes à la cour dont les propos feraient rougir un soudard.
— Et vous êtes sans doute très intime avec elles ?
— Certaines, en effet. Je les connais assez, en tout cas, pour savoir que la naissance ne suffit pas à faire une dame. J’ai connu plusieurs femmes de basse extraction qui présentaient toutes les qualités que l’on voudrait trouver chez une vraie dame : gentillesse, politesse, générosité, piété et courage.
Convaincue de ne pas répondre aux critères énumérés par le chevalier, Rebecca prit une flèche et leva son arc :
— Les deux meilleurs tirs désigneront le gagnant, n’est-ce pas ?
— Oui, ma damoiselle.
Ils bandèrent simultanément leurs arcs et, au cri de Dobbin, les cordes claquèrent et les flèches sifflèrent.
La jeune fille retint un cri de joie en voyant la sienne frapper la cible en plein centre, peut-être mieux encore que la première fois, alors que la flèche de Blaidd manquait complètement son but.
Contenant son bonheur, elle regarda Trevelyan, l’air consterné, qui courait vers la cible du chevalier tandis que Dobbin, le visage rayonnant, avançait tranquillement vers celle de Rebecca.
— Je déclare la dame de Throckton vainqueur ! s’écria-t il avant de retirer la flèche.
— J’ai bien mal visé, dit Blaidd. Le père de Trevelyan aurait honte de moi.
Son visage se crispa comme il essayait de réprimer le sourire qui se formait malgré tout sur ses lèvres. Rebecca le remarqua et une colère noire s’empara d’elle car elle croyait deviner ce qui venait de se passer.
— Vous avez fait exprès de rater la cible, n’est-ce pas ? dit-elle en se tournant vers lui.
Manifestement pris au dépourvu, il fit non de la tête.
— Je vous assure que je ne perds jamais volontairement, ma damoiselle, car je déteste être vaincu.
Il parlait avec tant de fermeté et, apparemment, de sincérité qu’elle le crut, mais elle avait besoin de s’assurer qu’il n’avait pas eu pitié d’elle.
— Nous allons tirer une nouvelle fois, mais faites de votre mieux pour gagner.
— J’ai fait de mon mieux ! s’écria Blaidd d’un air fâché. Et si je vous le dis, c’est que c’est vrai. Je n’ai pas l’habitude de mentir.
Après un moment, toutefois, haussant les épaules, il reprit :
— Mais si vous y tenez absolument, soit, nous allons recommencer.
— Parfait, dit-elle sèchement alors qu’un Dobbin médusé par ce qu’il venait d’entendre et un Trevelyan encore mal remis de sa déception les rejoignaient.
— Que se passe-t il, ma damoiselle ? demanda le capitaine.
— Je crains que messire Blaidd n’ait trouvé peu chevaleresque de me battre à l’arc et qu’il ne m’ait laissée gagner. Vous devriez peut-être le rassurer en lui disant que je suis capable de faire face à une défaite.
Dobbin remit en place le col de sa tunique en s’adressant à Blaidd :
— Eh bien, messire, sachez que ma damoiselle de Throckton n’aime pas perdre, mais qu’il faut, tout de même, que vous fassiez tout pour gagner.
Le chevalier se campa solidement sur ses pieds pour répondre avec fermeté :
— Je ne l’ai pas laissée gagner ! J’ai fait simplement un mauvais tir. Trevelyan vous confirmera que cela m’est déjà arrivé.
L’écuyer prit un air renfrogné en intervenant :
— Mon maître est excellent au tir à l’arc.
— Pas toujours, insista Blaidd.
Ce qui n’était que la vérité, et Trevelyan aurait dû en convenir. S’il persistait, il allait lui tirer les oreilles. Ils n’étaient pas au tournoi. Il n’y avait pas lieu de fanfaronner pour impressionner l’adversaire. Et pour confondre son écuyer, il jugea opportun de rappeler cette petite anecdote :
— Te souviens-tu du jour où ma flèche s’est plantée dans la jambe de ton père ?
Rebecca ouvrit des yeux immenses tandis que Dobbin et les gardes prenaient un air consterné.
— Vous avez tiré sur le baron Fitzroy ? demanda le capitaine, incrédule.
— Oui, l’année dernière. Il avait trop confiance dans mes capacités et était resté tout près de la cible.
Tous les yeux se tournèrent vers Trevelyan qui rougit en hochant la tête d’un signe affirmatif.
— Vous auriez dû l’entendre jurer en cette occasion, reprit Blaidd. Son vocabulaire était assez coloré. Il faut dire que je méritais largement les noms charmants qu’il m’a donnés.
— Alors, vous n’êtes peut-être pas si bon que ça à l’arc, reconnut Rebecca.
— Vous voyez ? Voulez-vous encore que nous concourrions ou acceptez-vous votre victoire ?
— Je serais assez encline à l’accepter maintenant après votre récit.
Un sourire éclaira le visage de Blaidd et ils se fixèrent dans les yeux, oublieux de tous ceux qui les entouraient, jusqu’à ce que Rebecca, ayant aperçu Meg venir dans sa direction, détourne le regard.
Elle en fut gré à la servante car la tête commençait de lui tourner. Meg lança un regard furtif au jeune Fitzroy puis observa furtivement Blaidd Morgan avant de s’adresser à Rebecca :
— Le marchand de vin est arrivé, ma damoiselle.
— Ah bon ! Vous allez devoir m’excuser, chevalier, et vous aussi Dobbin, mais le devoir m’appelle. Vous ne voudriez pas être privés de vin dans les prochaines semaines, n’est-ce pas, messieurs ?
Elle laissa courir son regard sur les gardes qui avaient assisté aux tirs dans l’attente d’un murmure approbateur qui ne tarda pas à venir.
— A moins que vous ne pensiez que je doive concourir de nouveau avec le chevalier ?
— Non, ma damoiselle, répondirent plusieurs hommes avec plus ou moins d’assurance. Vous avez gagné loyalement.
— Pourquoi ne donnez-vous pas de la bière à la garnison ? demanda Blaidd à mi-voix.
— Parce que mon père considère qu’il y a plus de chance que des hommes bien nourris et abreuvés vous soient reconnaissants et dévoués que s’ils sont mal traités. Agissez avec vos serviteurs comme avec votre propre famille et ils seront prêts à verser leur sang pour vous défendre. Cependant, rassurez-vous, nous ne leur donnons du vin que le dimanche. En semaine, ils sont à la bière.
— Les hommes viennent de tous les coins du royaume pour se mettre au service du comte de Throckton, confirma Dobbin avec fierté. Nous comptons dans la garnison les meilleurs soldats d’Angleterre.
— C’est vrai, reconnut Blaidd. Je les ai vus à l’entraînement. Ce sont de très rudes combattants et fort bien armés. Ils sont à la hauteur du vin qui leur est servi en quelque sorte.
Le chevalier, satisfait de son bon mot, eut un sourire espiègle en ajoutant, emporté par l’inspiration :
— J’espère, pour ma part, l’être aussi car j’aimerais continuer à boire jusqu’à la fin de mon séjour ici l’excellent vin qui m’a été servi à la table de votre père.
S’inclinant alors, il ajouta :
— Je vous en remercie, ma damoiselle, puisque c’est vous qui le choisissez.
— A ce propos, combien de temps pensez-vous encore rester, chevalier ?
Blaidd fronça les sourcils.
— Suggérez-vous par là que je sois déjà resté trop longtemps ? demanda-t il.
— Non, pas du tout, s’empressa-t elle de dire, anticipant les reproches que lui ferait son père s’il apprenait qu’elle avait posé une question aussi directe à un hôte. Je voulais seulement savoir quelle quantité du meilleur vin je devais prendre.
— J’espère que vous n’insinuez pas que j’en boive trop ?
— Non, pas du tout ! répondit Rebecca en rougissant. Nous avons toujours une réserve de bon vin, mais je suis certaine que mon père voudra vous servir le meilleur de tous et j’ai besoin de savoir quelle quantité en prendre pour que nous n’en manquions pas. Il n’y avait aucune critique sous-jacente dans ma question.
— J’ai seulement éprouvé le besoin de m’en assurer, répondit Blaidd avec un large sourire.
Elle le regarda avec méfiance.
— Vous moquiez-vous de moi, chevalier ?
Les yeux bruns de Blaidd se mirent à étinceler.
— Pardonnez-moi, ma damoiselle. Je n’ai pas résisté à la tentation
Il n’aurait jamais dû employer ce mot devant elle ! Elle entrait en tentation à tout instant auprès de lui… et il en profitait pour s’amuser d’elle ! Elle aurait dû être furieuse contre lui malgré ses sourires charmeurs, son regard chaud et caressant, et la façon très courtoise dont il avait accepté de perdre…
Mais avait-il réellement manqué son tir ou s’était-il tout simplement joué d’elle ?
Elle n’en doutait plus. Il avait fait exprès de perdre parce qu’à ses yeux elle n’était qu’une faible femme qui, de surcroît, traînait avec elle le handicap de n’être point belle…
— Je vous souhaite une bonne journée, chevalier, dit-elle d’un ton cassant en tournant les talons.
Sur ces mots, elle se retira d’un pas rapide, suivie de Meg.
— Elle n’est pas commune, n’est-ce pas ? dit Dobbin en rejoignant Blaidd tandis que les gardes défaisaient les cibles et rapportaient les arcs et les flèches dans la salle d’armes.
— Vous êtes un excellent professeur, dit Blaidd en remarquant du coin de l’œil que Trevelyan, qui avait retrouvé le sourire, venait de s’éclipser. Elle tire remarquablement à l’arc.
— C’est facile d’instruire une jeune personne avide d’apprendre.
— Certes, mais c’est un art qui n’est guère féminin. Je m’étonne que son père l’ait laissée le pratiquer.
Dobbin changea d’appui sur ses jambes tandis que le sang lui montait aux joues.
— Il n’en savait pas grand-chose, en fait…
Devant le regard interrogateur de Blaidd, le capitaine poursuivit :
— C’était après sa chute de cheval. Tout le monde se lamentait sur sa blessure au visage. J’ai pensé qu’elle allait être encore plus malheureuse si elle ne pensait qu’à cela et qu’elle ne se remettrait pas de son infortune. Alors, j’ai eu l’idée de lui apprendre à tirer à l’arc. Cela lui occupait l’esprit et elle oubliait ainsi cette marque…
La voix de Dobbin s’étrangla, révélant à quel point il avait été bouleversé par l’accident de la jeune fille.
— Et ça lui plaisait ?
Un sourire timide éclaira le visage du capitaine.
— Oh, oui !
Blaidd considéra que le moment était choisi pour obtenir quelques autres informations.
— Je suppose qu’elle était seule lorsqu’elle a fait cette chute.
— Oui. Elle a toujours été un peu aventurière.
— Et indomptable ?
Dobbin eut l’air offensé.
— Non, pas à ce point, mais on peut dire qu’elle est très indépendante et pleine de fougue.
— Je ne serais pas étonné que le comte de Throckton se soit souvent fâché contre elle ?
Dobbin sembla mal à l’aise.
— Oui, messire. Il est parfois vraiment furieux contre elle. Je ne veux pas dire qu’il n’ait aucun sentiment pour elle… Il a été ému lorsqu’elle a fait cette chute, comme nous tous, d’ailleurs. Elle a dû beaucoup souffrir, mais elle ne l’a pas montré. Lorsque l’apothicaire lui a nettoyé sa plaie, elle a serré les dents et n’a pas poussé un cri.
— C’est un miracle qu’elle n’ait pas eu plus de séquelles. Elle aurait pu rester handicapée.
— Oui… On a eu peur, au début, qu’elle ne parle plus. Elle restait silencieuse, le regard fixe… Il était impossible de savoir ce qui se passait dans sa tête.
— Jusqu’au jour où un soldat accompli qui a du cœur a fait surgir en elle l’envie d’apprendre à tirer à l’arc ?
— C’est vrai qu’elle a été tout de suite d’accord, répondit Dobbin dont les yeux bleus se mirent à briller. Elle a fait « oui » de la tête. Et, l’après-midi du même jour, elle mettait sa première flèche dans la cible. Elle a poussé un cri de joie et, dès cet instant, elle a reparlé.
— C’est donc bien grâce à vous qu’elle s’est remise ?
— Ça se pourrait, répondit Dobbin en baissant humblement la tête. Il faut que je retourne auprès de mes hommes, à présent.
Blaidd le regarda s’éloigner et il prit alors conscience qu’il n’avait même pas saisi l’occasion de cette discussion, seul à seul avec le capitaine de la garnison de Throckton, pour l’interroger sur leur système de défense et les armes dont ils disposaient.
Toutes ses préoccupations avaient tourné autour de Rebecca !0

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 30-11-09 08:45 PM

bonne lecture

aghatha 01-12-09 12:05 AM

de ts ceux ke g lu c la plus passionante chui impatiente pr la suite merci ma belle pr c magnifiqs romans

cocubasha 05-12-09 02:39 PM



ÊÚíÔí æ ÊÌíÈí ÑíåÇã


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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 13-12-09 12:00 AM

chapitre 7



En voyant le lit vide, Blaidd jura dans sa barbe. Où était passé Trevelyan ?
Le jeune homme avait bu plus de bière qu’il ne pouvait en supporter pendant le souper, puis il avait quitté la grande salle en titubant avant même que Blaidd n’ait eu la possibilité de lui parler. Le chevalier avait trouvé une excuse pour quitter la table à son tour et s’était rendu directement dans la chambre où il avait pensé trouver Trevelyan…
Peut-être s’était-il rendu à la salle des gardes ou au logis de la garnison pour passer un moment avec les hommes d’armes parmi lesquels il s’était fait des amis, dont Dobbin ? Il avait sans doute une dette à régler car il avait parié comme les autres au début de l’affrontement au tir à l’arc entre Blaidd et Rebecca, et il avait, évidemment, fait le mauvais pari.
Il se pouvait aussi qu’il se fût rendu à l’écurie pour vérifier que les chevaux y étaient bien soignés et qu’il s’y fût endormi sur une botte de foin. Lorsqu’il avait quitté la salle, il semblait avoir assez bu pour s’effondrer n’importe où.
Blaidd, décidé à partir à la recherche de Trevelyan, fit volte-face et se trouva face à face avec Meg. Il eut un soupir de soulagement. Le jeune homme, du moins, n’était pas avec elle.
La servante rougit et, tordant dans ses mains le coin de son tablier, elle déclara en butant sur les mots :
— Je suis venue… euh… je voudrais vous parler, sire chevalier… s’il vous plaît.
Bien qu’il fût curieux d’entendre ce que la servante avait à lui dire, Blaidd était surtout impatient de retrouver son écuyer.
— Est-ce que cela ne peut pas attendre jusqu’à demain matin ?
Elle secoua la tête, visiblement au bord du désespoir.
— C’est important.
Une explication de la présence et de la gêne de la jeune fille lui vint à l’esprit. Ce n’était pas la première fois qu’une dame envoyait sa servante en ambassadrice.
— Est-ce damoiselle Laelia qui vous envoie ? demanda-t il.
— Non ! répondit la jeune fille, atterrée qu’il pût lui poser pareille question.
— Alors, c’est damoiselle Rebecca ? dit-il avec un sursaut de joie.
— Mon Dieu ! Non !
Surpris de manquer à ce point d’intuition, il resta perplexe un instant avant de venir de nouveau en aide à la servante qui, le sang aux joues, gardait le silence en tordant son tablier :
— Meg, je vous en prie, parlez. Pourquoi êtes-vous là ?
— Je suis venue pour vous dire…
La voix de la jeune fille s’étrangla. Elle tremblait comme si elle avait quelque révélation de la plus haute importance à lui faire, quelque secret à lui confier.
S’agissait-il des activités de son hôte ? Etait-il passé à côté d’une source de renseignements majeure à laquelle il n’avait prêté aucune attention ?
— Je vous écoute, dit-il calmement pour ne pas l’intimider davantage.
Meg reprit sa respiration et, cette fois, un torrent de mots prononcés à mi-voix jaillit de ses lèvres :
— Damoiselle Rebecca est la plus noble personne que j’aie jamais servie… Je sais qu’elle vous aime et que vous l’aimez aussi. Il faut, d’ailleurs, que vous l’aimiez car elle vaut cent fois mieux que sa sœur. Tout homme doué de sagesse la préférerait à sa sœur. Mais vous l’aimez, n’est-ce pas ?
Blaidd, qui ne s’était pas attendu à ce plaidoyer en faveur de Rebecca, ne savait ce qu’il devait répondre. Il ne pouvait confier à cette domestique qu’il préférait, en effet, Rebecca à Laelia alors que, officiellement, il était censé courtiser l’aînée des deux sœurs.
— Oui, en effet, reconnut-il enfin, mais…
— Il n’y a pas de « mais », messire ! J’espère que vous ne voulez pas me dire que, puisqu’elle n’est pas aussi belle que sa sœur, vous ne la jugez pas digne d’être votre femme ? Damoiselle Laelia est une égoïste qui a été trop gâtée, et puis…
En proie à une vive tension, elle lui jeta ces derniers mots au visage comme si elle le défiait d’oser les contredire :
— Elle est certainement stérile !
Dans l’expression désespérée de la servante, Blaidd reconnut l’accent de la sincérité et de la loyauté, et il se sentit porté à l’admiration pour celle qui lui inspirait un tel dévouement. Il n’osa pas, cependant, révéler ses vrais sentiments à Meg de crainte qu’elle ne les colportât. Il s’avérait, en effet, qu’elle était d’un naturel loquace.
— Je comprends que vous agissez dans l’intérêt de votre maîtresse…
— Ce que je vous dis, interrompit la jeune fille d’un air passionné, c’est de l’épouser et de l’emmener loin d’ici !
Cette fois, un accent dramatique dans la voix de la servante éveilla les soupçons de Blaidd.
— Pourquoi pensez-vous qu’elle doive quitter Throckton et s’éloigner des siens ?
— Parce qu’ils ne l’apprécient pas à sa juste valeur et ne la respectent pas.
— N’y a-t il pas une autre raison ?
La jeune fille leva sur lui son regard vert et le fixa avec insistance.
— Je veux qu’elle soit heureuse et je crois que vous êtes capable de lui donner le bonheur. Sinon, je crains que le comte ne la marie à quelqu’un qui la rendra malheureuse.
— Rien d’autre ?
— Qu’est-ce qui pourrait être pire que ça ?
Blaidd savait quel sort bien plus dramatique pouvait être réservé à Rebecca. Lorsqu’un traître était démasqué, il n’était pas le seul à souffrir. Tous ses biens étaient confisqués par la Couronne. Si la culpabilité du comte était établie, ses filles seraient plongées dans la misère. Elles seraient obligées de trouver par elles-mêmes leur subsistance dans un monde qui n’offrait aucune place honorable aux femmes seules. Leur seule chance serait d’épouser un marchand ou quelque autre individu de basse condition, à moins qu’elles n’entrent au couvent.
Mais, si elles étaient considérées comme complices de leur père, elles seraient emprisonnées et, selon toute vraisemblance, conduites à l’échafaud.
Blaidd chassa de son esprit la vision épouvantable qui s’imposait à lui. Il ne devait pas penser aux conséquences de son enquête. S’il réussissait à prouver la culpabilité du comte, la justice le condamnerait à un trépas mérité… et nul ne savait ce qu’il adviendrait de ses filles.
Il écarta de nouveau de sa pensée les images intolérables qui y naissaient. C’était au roi et au roi seul qu’il devait foi et hommage, c’était envers lui seul qu’il était lié par serment. Il était à Throckton pour y défendre les intérêts du roi d’Angleterre pas pour y protéger les filles d’un baron félon.
Il était, toutefois, quelque peu soulagé par la réflexion de Meg au sujet des pires menaces qui pesaient sur Rebecca. Si elles se résumaient à un mariage avec un homme qui ne serait pas de son choix, cela signifiait que la servante n’était pas au courant d’intrigues particulières dans l’entourage du comte.
Blaidd s’efforça de sourire lorsqu’il répondit enfin :
— Je devrais vous faire remarquer, Meg, qu’en dépit de votre conviction que votre maîtresse serait plus heureuse si elle était ma femme, il n’est pas certain qu’elle le veuille.
— Au moment où vous le lui demanderez, c’est possible qu’elle refuse, mais si vous insistez et que vous vous montrez persuasif, je suis sûre qu’elle acceptera.
— Et l’amour, Meg ? Ne devrais-je pas l’aimer pour agir comme vous le suggérez ?
— Vous ne l’aimez donc pas ?
La question de la jeune fille le laissa complètement déconcerté. Meg était une servante loyale qui, de toute évidence, était très attachée à sa maîtresse. Sinon, pourquoi se serait-elle donnée la peine de plaider la cause de Rebecca ?
— J’ai beaucoup d’affection et d’estime pour elle, mais cela ne signifie pas que je l’aime.
Meg le considéra d’un air sceptique.
— Si vous le dites… mais c’est un début. Si vous passiez plus de temps avec elle, vous constateriez qu’elle mérite une meilleure vie.
— Et si elle décidait que je ne suis pas l’homme qui lui convenait ?
Meg sourit comme s’il venait de poser une question vraiment saugrenue.
— Je ne pense pas que cela puisse se produire. Elle vous aime bien, elle aussi, je le sais. Et elle vous respecte. Il n’y a guère d’hommes en dehors de Dobbin et de son père pour lesquels elle éprouve de tels sentiments.
Meg commença de s’écarter un peu.
— Vous ne lui direz pas que je vous ai parlé, n’est-ce pas, messire ? Je ne crois pas que ça lui plairait.
— Non, certainement pas, mais je vous promets de garder à l’esprit tout ce que vous m’avez dit.
La servante acquiesça d’un hochement de tête puis s’éloigna sans bruit comme une petite souris, laissant Blaidd seul avec ses nombreuses préoccupations.
Il se dirigea directement vers les écuries comme il en avait eu initialement l’intention. Le ciel était étoilé à l’exception d’une masse nuageuse qui le masquait en partie. La brise cependant n’était pas chargée de pluie, pas même d’un crachin. Il ferait beau, sans doute, le lendemain. Il emmènerait peut-être Aderyn Du faire un galop et, avec un peu de chance, Rebecca serait dans le même état d’esprit.
Il lui arriverait peut-être de la rejoindre comme Trevelyan mais, cette fois, ce serait lui qui jouirait toute la journée de sa compagnie. Ce serait avec lui qu’elle plaisanterait et rirait. Elle le laisserait l’aider à monter et descendre de cheval. Il emprisonnerait sa taille fine entre ses mains et la laisserait glisser contre lui jusqu’au sol.
En ouvrant la porte de l’écurie, il entendit Aderyn Du hennir comme s’il le saluait. Il s’en approcha et lui caressa le chanfrein avant de fouiller en vain chaque stalle et le grenier à foin.
Eternuant une nouvelle fois à cause de la paille qu’il avait remuée, il sortit dans la cour en se demandant où le jeune gaillard avait bien pu se cacher. Pas très loin, sans doute, étant donné la quantité de bière qu’il avait bue ! Enfin… à son âge on ne manquait pas d’énergie et on avait le goût de l’aventure…
Des souvenirs lointains, enfouis dans sa mémoire, revinrent à l’esprit de Blaidd. Il se revoyait, un certain soir où il avait trop bu et alors qu’il n’avait que seize ans…
Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? Le père de Trevelyan ne lui pardonnerait jamais s’il arrivait quelque chose de fâcheux à son fils !
Blaidd pressa le pas vers la porte d’entrée du château devant laquelle deux gardes se tenaient, appuyés à leurs lances.
— Vous dormez ! s’exclama-t il de sa voix grave.
Les deux hommes sursautèrent et prirent une position qui donnait à penser qu’ils restaient vigilants.
— Avez-vous vu passer mon écuyer ?
Les gardes échangèrent un regard.
— Oui, messire, répondit le plus âgé.
— N’avez-vous pas remarqué qu’il n’était pas en état de marcher seul ?
— Non, messire. Il nous a semblé dans un état normal.
— Mais il était soûl !
— Il tremblait un peu sur ses jambes, reconnut le plus jeune. Rien de plus. Il parlait assez clairement.
— Il est allé au village ?
Les deux gardes opinèrent.
— Vous ne direz pas à messire Throckton que nous nous étions assoupis ? demanda le plus jeune sur un ton suppliant.
— Pas cette fois, cria Blaidd en passant en courant sous la porte.
Il poursuivit son chemin à travers la basse-cour et ne ralentit son allure qu’en arrivant au niveau de la barbacane où il avait rencontré pour la première fois Rebecca. Dobbin s’y trouvait en compagnie de quatre gardes avec lesquels il discutait. En reconnaissant Blaidd, il vint au-devant de lui.
— Vous cherchez votre écuyer, n’est-ce pas ? demanda-t il en souriant.
— Oui.
— Il a un peu bu ?
— Trop, selon moi.
— Et il a eu envie de fantaisies ?
— J’en ai peur.
— Eh bien… messire… pourquoi ne pas le laisser faire des expériences ?
— Parce que je suis responsable de lui et que vous savez comme moi ce qui peut lui arriver dans un bordel.
Dobbin acquiesça de la tête mais ne s’écarta pas pour laisser le passage au chevalier.
— Un garçon comme lui, orgueilleux et vif ; il risque de ne pas apprécier que vous le poursuiviez ainsi. Ce serait peut-être plus sage de le laisser goûter au fruit défendu ? Il me semble qu’il est en âge de vivre en homme.
— Je ne le pense pas. Urien Fitzroy compte sur moi, d’ailleurs, pour veiller sur son fils et ça signifie que je doive le préserver contre toutes formes de dangers.
Sans attendre la réponse du capitaine, il franchit la dernière porte de l’enceinte puis descendit en courant la route conduisant au village en contrebas.
Trevelyan n’était peut-être que dans une auberge où il continuait de s’abreuver, espéra en lui-même Blaidd. Ou il était impliqué dans une bagarre, ce qui présenterait un peu moins de danger que la fréquentation d’une prostituée.
Jurant contre lui-même pour ne pas lui avoir tenu la bride plus serrée, il décida de vérifier d’abord s’il n’était pas allé voir les filles.
Il fit irruption à l’intérieur du cabaret aux fenêtres duquel s’étaient montrées les filles à leur arrivée à Throckton et s’arrêta, les poings sur les hanches, promenant son regard autour de lui pour tenter de discerner le jeune homme dans la salle faiblement éclairée où des hommes buvaient en compagnie de souillons à moitié dévêtues qui se vautraient sur eux.
Parmi les catins, il ne reconnut pas la jeune blonde qui avait retenu l’attention de Trevelyan lors de leur passage. Etait-il monté avec elle dans l’une des chambres de l’étage ?
La brune pulpeuse qui s’était adressée à lui s’approcha en roulant les hanches.
— Alors, mon beau chevalier, tu as eu envie de revenir ? dit-elle de sa voix câline alors qu’elle levait sur lui des yeux de braise.
— Est-ce que mon écuyer est ici ?
— Ton écuyer ?
— Vous savez de qui je veux parler. Est-il avec la blonde ?
— Les trois quarts des filles sont blondes chez nous, mon lapin, répondit-elle de sa voix de velours.
— C’est de loin la plus jolie… elle vient du château.
La brune hocha la tête.
— Ils sont peut-être ensemble et peut-être pas… Qu’est-ce que ça peut te faire, s’il paie son dû ?
Blaidd planta son regard impérieux dans le sien.
— Je suis venu pour le chercher et vous feriez mieux de m’indiquer où il est si vous ne voulez pas que je défonce toutes les portes jusqu’à ce que je le trouve !
La femme fronça les sourcils d’un air désapprobateur et indiqua l’escalier du menton.
— La première porte à droite.
Tandis que Blaidd montait quatre à quatre l’escalier branlant, il entendit la brune crier :
— Ester !
Il était déjà devant la porte qu’il ouvrit d’un coup d’épaule. Se précipitant dans la chambre, il y trouva la jeune prostituée, dans sa robe en lambeaux qu’elle n’avait pas eu à retirer, Trevelyan étant étendu tout habillé, la face contre les draps souillés du lit.
— Il s’est endormi, expliqua Ester, visiblement effrayée. Je ne lui ai rien fait.
Sans répondre, Blaidd saisit le jeune homme par les épaules et le fit asseoir. Ayant constaté qu’il ne portait aucune trace de blessure, il fut rassuré.
— Où est sa bourse ? demanda-t il.
La jolie blonde désigna une poche de cuir arrondie pendue à la ceinture de l’écuyer.
— S’il y manque de l’argent, je reviendrai, menaça Blaidd en plaçant son épaule sous le bras de Trevelyan pour le dresser sur ses jambes.
Le jeune homme marmonna quelques paroles inaudibles sans sortir de sa léthargie.
— Vous devriez revenir pour moi, dit la prostituée en battant des paupières. Venez seul.
— Je ne fréquente pas les femmes de mauvaise vie…
Il s’interrompit et, maladroitement, reprit :
— Je suis désolé… Rebecca de Throckton m’a parlé de vous. Je sais que vous n’êtes pas là par votre pleine volonté.
Le regard de la jeune femme s’élargit et une expression d’innocence parut sur son visage dont Blaidd découvrit combien il avait dû être beau.
— Je vais vous demander une faveur, Ester, reprit le chevalier. Si Trevelyan revient vous voir, chassez-le. Il n’a jamais connu de femme et il ne devrait pas commencer ainsi.
La jolie prostituée retrouva son air effronté lorsqu’elle répondit :
— Comment voulez-vous que je vive si je renvoie mes clients ?
Blaidd fouilla dans sa bourse et en sortit une pièce d’argent qu’il donna à la jeune femme.
— Chaque fois qu’il viendra, renvoyez-le et je vous dédommagerai, dit-il en se tournant vers la porte avec son fardeau.
Ester acquiesça en silence puis se leva et rejoignit Blaidd au moment où il allait sortir de la chambre devant laquelle plusieurs filles s’étaient rassemblées.
— Revenez, seigneur chevalier, dit-elle de sa voix de gorge. Vous ne le regretterez pas.
Profitant des rires des autres femmes, elle ajouta en se dressant sur la pointe des pieds pour parler à l’oreille de Blaidd :
— Pour l’amour de damoiselle Rebecca, revenez, murmura-t elle, l’air soudain grave et sincère. J’ai quelque chose d’important à vous dire.
Puis elle joignit son rire à ceux des autres prostituées et ajouta d’une voix caressante :
— Revenez, beau seigneur, je vous en prie, et amenez vos amis pour mes compagnes, mais seulement s’ils supportent la bière.
Blaidd se demanda si la jeune femme avait réellement quelque information importante à lui révéler ou si elle ne voyait en lui qu’un client qui ne se laissait pas aisément persuader.
Mais alors, pourquoi aurait-elle évoqué Rebecca ?
Dans une même soirée, il avait entendu les propos inquiets de Meg au sujet de sa maîtresse et, à présent, ceux de cette fille…
Peut-être, en effet, des tractations secrètes étaient-elles conduites derrière les murs épais de Throckton ?
— Qu’est-ce qui t’a pris ? demanda Laelia de son lit qu’elle n’avait pas quitté depuis le matin, quand Rebecca pénétra dans la chambre.
Et sans attendre la réponse de sa sœur, Laelia, selon son habitude, se lança dans une énumération des derniers méfaits de la jeune fille.
— Que faisais-tu dans la basse-cour avec les hommes d’armes ? Tu as interrompu leur entraînement et tu as eu l’audace de défier à l’arc le chevalier Morgan !
— Comment va ta migraine ? demanda Rebecca avec une compassion feinte. Elle est moins forte, j’espère.
— N’essaie pas de changer le sujet de la conversation ! Pourquoi as-tu encore foulé aux pieds ton nom et ton titre ?
— J’ai dérangé les hommes à l’entraînement parce que je cherchais le chevalier Morgan pour le prévenir que tu étais malade et qu’il ne s’étonnât pas de ne pas te voir au dîner. Si j’ai eu tort, je t’en demande pardon. Quant à la compétition à l’arc, c’est le chevalier lui-même qui en a eu l’idée. Ne l’aurais-je pas offensé en lui refusant le plaisir de me battre ?
Laelia plissa les yeux tandis que ses lèvres ne formaient plus que deux traits.
— Comment a-t il su que tu savais tirer à l’arc ? C’est toi qui le lui as dit, n’est-ce pas ?
Rebecca prit un air offusqué.
— Tu me soupçonnes de me vanter de maîtriser un art aussi peu féminin ? Tu te trompes.
— Alors, c’est Dobbin qui a commis cette indiscrétion. Je vais parler à père…
— Je te l’interdis ! s’écria Rebecca, ulcérée. Laisse Dobbin en dehors de tout ça ! C’est moi qui ai accepté de relever le défi, pas lui.
On frappa doucement à la porte et, sans attendre la réponse de l’une ou l’autre des sœurs, la porte s’ouvrit.
— Tu es en retard ! cria Laelia comme Meg entrait timidement dans la chambre.
— Oui, ma damoiselle. Je vous en demande pardon.
Elle marcha jusqu’à la table de toilette où elle prit une brosse à cheveux.
— Je vais commencer par vos cheveux, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit laconiquement Laelia en sortant de son lit.
Elle passa une robe en laine et des chaussons garnis de fourrure, et alla s’asseoir devant la table.
Rebecca, qui espérait que les jérémiades de sa sœur étaient finies, eut le déplaisir de l’entendre reprendre :
— Et quand je pense que tu as mis le chevalier dans l’obligation d’envoyer à ta suite son pauvre écuyer qui a été privé de la chasse…
— Il n’était pas obligé de le faire ! interrompit Rebecca. C’était inutile. Je suis certaine, d’ailleurs, que père le lui a clairement fait comprendre.
Elle prenait conscience, à présent, que Laelia avait été vivement importunée par cet incident dont elle n’avait pourtant pas parlé sur le moment.
— Le chevalier a le respect de son rang, lui, et il agit en fonction de ses devoirs. Ce n’est pas comme certaines autres personnes. Rebecca, quand te comporteras-tu avec la dignité d’une jeune fille de noble naissance ?
Rebecca retira le capuchon dont elle était coiffée et secoua sa lourde chevelure.
— Je ne sais pas pourquoi tu m’en veux tant de cette escapade. Ce n’est pas le chevalier qui s’est lancé à ma poursuite. Je ne t’ai pas privée de sa compagnie. Tu as pris tout ton temps avec lui pendant votre lent retour à Throckton. Tu n’aurais pas aimé avoir son écuyer avec vous à cette occasion, n’est-ce pas ? Tu devrais m’être reconnaissante de t’en avoir débarrassée..
— Eh bien, je ne le suis pas ! répondit Laelia en s’emportant. Pourquoi le Seigneur m’a-t il donné une sœur qui s’habille comme une simple servante, tire à l’arc comme un soudard et bat la campagne à cheval seule comme une sauvage ! Ce n’est pas étonnant que tu sois la risée de tous les habitants du château.
— Dobbin a voulu montrer…
— Dobbin ? dit Laelia. Je croyais qu’il n’y était pour rien ?
Meg lança un regard d’encouragement à Rebecca pour qu’elle ne baissât pas pavillon devant sa sœur. Elle s’en voulait d’avoir évoqué Dobbin. Il avait évoqué son talent, certes, mais elle était libre de refuser de tirer à l’arc au milieu des hommes comme elle l’avait fait. En vérité, elle avait voulu montrer à Blaidd ce dont elle était capable.
— C’est vrai, reconnut-elle. C’est moi qui aie voulu me mesurer au chevalier. J’ai eu tort, et j’en suis désolée.
— Tu peux l’être ! Tu manques vraiment de dignité !
— Comment en aurais-je ? Oublies-tu ma vilaine cicatrice au front ? Les jeunes filles nobles ont toujours la peau diaphane, elles sont belles comme le jour… Oui, tu as raison, je suis indigne d’être ta sœur, de porter le même nom que toi. Mon visage est une insulte au sang qui coule dans mes veines.
Laelia se retourna pour regarder sa sœur, interrompant les soins de Meg dont la brosse resta en arrêt au-dessus de ses magnifiques cheveux blonds.
— Pourquoi éprouverais-tu ces sentiments misérables ? Tu n’as qu’à avoir un comportement digne et approprié.
— Si je vivais comme tu me le suggères, je m’ennuierais à mourir, répondit Rebecca dans un élan de sincérité. Père ne semble pas si préoccupé par ma façon de faire ou, du moins, a-t il fini par s’y habituer. Alors, tu n’as aucune raison de te mettre dans de pareils états.
— Père a simplement fini par se lasser d’essayer d’amender ta conduite. Il a renoncé à te faire changer ta manière de vivre, mais pas moi ! Il n’est pas trop tard, Rebecca. Avec des efforts, tu peux encore avoir des chances de te…
— De me marier ? suggéra Rebecca.
— Oui !
— Tu devrais arrêter de te faire du souci à ce sujet, Laelia, car, moi, je ne m’en fais aucun.
— Tu es mon unique sœur, Rebecca. C’est normal que ta vie me préoccupe.
— J’apprécie ta sollicitude, Laelia ; vraiment, tu peux me croire, mais je ne veux pas changer. Et si ça signifie que je ne me marierai pas, qu’il en soit ainsi.
Rebecca se dirigea vers la porte.
— Je prends conscience à l’instant que j’ai oublié de dire quelque chose au cuisinier pour le dîner de demain.
La jeune fille, heureuse d’échapper aux récriminations de sa sœur, quitta la chambre et descendit l’escalier à vis. Elle n’avait rien de particulier à dire à Rowan qui, d’ailleurs, devait déjà dormir, mais elle avait besoin de s’éloigner de Laelia. Au moins pour un petit moment. Elle n’avait déjà que trop parlé avec sa sœur de toutes ses déficiences et du chevalier Morgan. A présent, elle avait besoin d’être seule.
Elle traversa le hall qui n’était éclairé que par les braises rougeoyant dans l’âtre, auprès duquel dormaient les grands chiens de chasse. Certains relevèrent la tête et grognèrent avant de reconnaître la jeune femme.
Elle s’arrêta à la porte, jeta un coup d’œil dans la cour. Il n’y avait pas âme qui vive en dehors des sentinelles, qui allaient et venaient le long du chemin de ronde, et des gardes près de la porte d’entrée.
Elle pressa le pas vers la chapelle dans laquelle elle pénétra. A peine eut-elle refermé la porte derrière elle qu’elle se demanda si le chevalier y viendrait à son tour. Mais il n’avait pas pu l’y voir entrer et à moins qu’il n’eût un don de double vue…
Il fallait le chasser de son esprit. Elle était venue là pour prier et demander que cessât le tourment qui l’accablait depuis qu’elle avait vu Blaidd, le torse nu, l’épée à la main…
Il maniait les armes à merveille et, pourtant, il ne ressemblait à aucun autre chevalier. Elle en avait pour preuve la façon admirable dont il avait accepté la défaite face à elle, une faible femme ! Jamais aucun autre homme de guerre n’aurait accepté une telle humiliation et lui, au contraire, avait semblé très heureux pour elle.
Il sortait assurément de l’ordinaire et à cause de cela, peut-être, ne serait-il pas repoussé par le comte et sa fille aînée. Laelia semblait même l’apprécier et il ne faisait aucun doute que le comte de Throckton l’estimait et appréciait sa compagnie.
Mon Dieu ! pensa en elle-même Rebecca. Comment supporterait-elle de savoir Laelia entre ses grands bras, de les voir vivre ensemble, et, un jour, de devoir prendre sur ses genoux leurs enfants ?
Les images qui s’imposaient à son esprit lui firent prendre conscience brutalement qu’elle avait menti à Laelia en lui disant qu’elle se moquait de se marier ou non. Elle n’en avait pas eu envie jusqu’alors car aucun des prétendants qui s’étaient présentés à Throckton pour Laelia n’avait touché son cœur ni, même, éveillé son intérêt. Mais c’était très différent dans le cas de Blaidd Morgan. Elle avait très nettement l’impression qu’elle aimerait l’épouser… ou un autre comme lui.
Il n’y en avait, cependant, pas deux comme lui. Elle le savait bien au fond d’elle-même. En pensant à l’avenir, n’éprouvait-elle pas d’ailleurs, pour la première fois, un sentiment de solitude qui la glaçait jusqu’au fond du cœur ?
Elle aurait pu, certes, être encore plus malheureuse. Elle avait la chance d’être la fille d’un puissant seigneur. Elle n’aurait jamais ni faim ni froid. Et elle avait des amis, Dobbin, en particulier, qui était comme un second père pour elle.
Elle dit une prière de louange pour remercier le ciel de tout ce qu’elle avait et pour avoir la force d’accepter que Laelia devînt la femme du chevalier Morgan s’il s’avérait que c’était celui qu’elle choisissait.
Rebecca fit le signe de la croix et se redressa. Elle sortit de la chapelle et aperçut aussitôt deux hommes dont l’un était soutenu par l’autre, et qui venaient de franchir la porte d’entrée du château.
Comme ils approchaient, elle constata que celui qui aidait l’autre à marcher avait les cheveux longs. Le chevalier Blaidd… et son écuyer ?
Craignant que le jeune homme n’eût été blessé, Rebecca pressa le pas dans leur direction.
— Que s’est-il passé, chevalier ? demanda-t elle quand elle fut à leur niveau. Trevelyan est-il blessé ?
— Non, ma damoiselle, répondit Blaidd en s’arrêtant. J’ai le regret de vous dire qu’il a bu jusqu’à en perdre conscience.
Le jeune homme releva la tête et marmonna :
— J’ai pas trop bu… juste un peu fatigué…
Le chevalier leva les yeux au ciel d’un air entendu.
Rebecca ne voulut pas aggraver le dissentiment qu’elle avait déjà fait naître entre eux en se montrant, maintenant, exagérément consternée.
— C’est de son âge, dit-elle. Laissez-moi vous aider.
Elle vint se placer à la droite de Trevelyan et étendit le bras du jeune homme sur son épaule.
— Ce n’est pas nécessaire, protesta Blaidd. Je peux me débrouiller tout seul.
— Si vous le traînez avec vous depuis le village, vous devez être fatigué. A deux, ce sera beaucoup plus facile.
La fermeté du ton de la jeune fille ne laissait pas à Blaidd la liberté de refuser.
— Je vous remercie, se résigna-t il à répondre.
— J’avais remarqué pendant le souper qu’il était un peu éméché, dit Rebecca. J’aurais dû dire à Meg de ne plus lui servir à boire.
— C’est moi qui aurais dû lui conseiller de ne plus boire. Je suis responsable de lui.
— Où l’avez-vous trouvé ?
— Dans un lieu qu’il ne convient pas d’évoquer devant une jeune et noble personne. Heureusement, il a perdu conscience avant de ne rien commettre d’irréparable.
— J’ai suggéré plusieurs fois à mon père de fermer ces lieux de débauche, mais il prétend qu’ils sont nécessaires aux hommes.
— Je n’en suis pas certain. Ils y attrapent tant de maladies. Il vaudrait mieux pour eux de ne pas y mettre les pieds.
Blaidd parlait avec une telle conviction que Rebecca en fut impressionnée. Il était vraiment très différent de tous les chevaliers qu’elle avait vus jusqu’alors.
— Mais il y a des femmes réduites à une telle misère qu’elles n’ont pas le choix, dit-elle à mi-voix.
— C’est vrai, reconnut-il en soupirant.
Ils venaient de traverser le hall et se trouvaient au pied de l’escalier de pierre dont ils gravirent lentement et en silence les marches jusqu’au deuxième étage. Ils passèrent sous une porte basse et étroite et pénétrèrent dans la vaste chambre que partageaient le chevalier et son écuyer.
La lune, qui brillait dans le ciel, répandait une lumière nacrée qui pénétrait dans la pièce par deux étroites fenêtres aux vitres cerclées de plomb.
Ils gagnèrent le lit de Trevelyan, le plus petit des deux, et y firent étendre le jeune homme. Ils se saisirent, ensuite, chacun d’une botte et tirèrent dessus ensemble. Après quoi, Blaidd jeta une courtepointe sur l’écuyer qui ronflait déjà.
Se tournant vers la jeune fille, il lui sourit. Dans la clarté faible de la lune, ses yeux brillaient avec une grande douceur.
— Vous m’avez bien aidé, reconnut-il. Sans vous, il m’aurait été difficile de faire monter l’escalier à Trevelyan. J’aurais été obligé de le porter sur mon dos.
— J’ai été heureuse de pouvoir vous aider, répondit Rebecca. Et maintenant, je vais vous laisser dormir.
Elle se dirigea vers la porte et Blaidd lui emboîta le pas. Il sortit de la pièce derrière elle.
— Merci encore, dit-il tout bas.
Elle se retourna et le regarda, immobile et sans voix. Il la fixait et semblait hésiter comme s’il avait quelque chose à lui dire. Se penchant enfin sur elle, il la regarda intensément dans les yeux et lui demanda dans un souffle :
— Ma damoiselle… N’êtes-vous pas en danger ici ?
Elle s’était attendue à tout sauf à cette question.
— Non… Pourquoi le serais-je ? Je suis chez moi.
— N’y a-t il rien qui vous donne lieu de redouter l’avenir ?
Elle avait, en effet, de bonnes raisons de craindre ce que l’avenir lui réservait, mais elle n’était certainement pas prête à le reconnaître devant Blaidd.
— Non. Pourquoi ?
— Il était convenu entre Meg et moi que je ne vous en parlerais pas, mais elle m’a dit certaines choses vous concernant qui m’ont alarmé.
— Elle a perdu la raison ! Je vais très bien.
Elle dirait à la servante ce qu’elle pensait de ses indiscrétions. Ignorait-elle qu’elle ne devait en aucun cas parler de sa maîtresse avec un hôte ?
— Si elle m’a parlé, c’est parce qu’elle est soucieuse de votre bonheur. Elle trouve que vous n’êtes pas appréciée à votre juste valeur. Je le pense aussi d’ailleurs.
Il étendit la main et caressa la joue de la jeune fille.
— Etes-vous heureuse à Throckton, ma damoiselle ?
Un frisson courut dans le dos de la jeune femme. Elle aurait dû lui dire d’arrêter, mais elle en était tout bonnement incapable…
— Oui, répondit-elle avec un soupir.
Puis, recouvrant soudain la maîtrise d’elle-même, elle recula d’un pas.
— Vous ne devriez pas faire ça.
— Je vous demande pardon.
— Si je vous fais ce reproche, c’est parce que vous êtes ici pour faire la cour à Laelia.
— Je suis venu ici, en effet, dans cette intention. C’est une très jolie jeune fille, je le reconnais, mais…
« Mais quoi ? » voulait hurler Rebecca qui avait l’impression qu’elle allait perdre la raison.
— … elle ne me semble pas être la femme qui me convienne.
Déchirée entre le doute et l’espoir, Rebecca laissa échapper un faible :
— Oh !
— Je commence à croire, en effet, reprit Blaidd, que je ferais mieux de courtiser sa sœur.
Confuse et ravie, bouleversée et enchantée, Rebecca resta sans voix.
Observant l’adage selon lequel « qui ne dit mot consent », le chevalier prit la jeune fille dans ses bras et s’empara de ses lèvres…0

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 14-12-09 10:37 PM

chapitre 8


Blaidd avait embrassé beaucoup d’autres femmes, mais jamais aucune n’avait éveillé en lui un tel désir.
Depuis longtemps, il craignait d’être condamné à n’avoir que des relations sans lendemain jusqu’au jour où il se déciderait à prendre femme par devoir, pour qu’elle lui donnât un héritier. Jamais il n’avait osé rêver de faire un vrai mariage d’amour comme ses parents.
L’espoir d’échapper à ce destin grâce à Rebecca fut sa dernière pensée cohérente avant de s’abandonner à la passion qu’elle faisait naître en lui. Il oublia tout instantanément : ses parents, Laelia, le roi d’Angleterre, le comte de Throckton, et même Trevelyan qui ronflait derrière la porte.
Tout ce dont il était conscient, c’était d’elle, douce et chaude dans ses bras, alors qu’elle lui rendait ses baisers et qu’elle lui passait ses longs doigts fins dans les cheveux. Et plus il la serrait contre lui, plus elle se laissait aller, souple et abandonnée, ployant sous sa force et son désir comme un saule sous le vent.
Il l’embrassa plus profondément tandis qu’il la poussait contre le mur de pierre dont elle ne sentit pas le froid humide et glacé dans le dos. Elle était *******e de s’y appuyer alors qu’il remontait lentement les mains vers sa poitrine, traçant des arabesques autour des aréoles qui pointaient sous l’étoffe de sa robe.
Sous l’effet de ses caresses et de ses baisers, Rebecca avait l’impression de fondre comme neige au soleil. Une chaleur enivrante courait sous sa peau, se transmettait à toutes les fibres de son corps, et un désir inconnu montait en elle, guidait ses bras qui enlaçaient à présent la taille du chevalier, ses doigts qui bientôt vinrent explorer le relief de son dos musclé. Elle se serra plus fort contre lui, montrant par ce geste qu’elle s’offrait…
Ayant glissé une main sous sa robe, il tira un lacet de son corset puis un deuxième et, quand il fut assez ouvert, il effleura du doigt la pointe tendue de ses seins. La jeune fille retint son souffle, émerveillée par ce plaisir ineffable.
Interrompant le long baiser qui scellait leurs lèvres, il baisa les épaules blanches puis revint butiner la poitrine frémissante de la jeune fille qu’il couvrit de baisers alors qu’elle cambrait les reins, présentant ses seins à sa bouche sensuelle.
Très vite, Rebecca fut prise d’un délicieux vertige et elle ferma les yeux en enfouissant les doigts dans la lourde chevelure de Blaidd, maintenant sa tête là où elle se trouvait.
Comme elle gémissait, il se redressa et s’empara de nouveau de ses lèvres avec une ardeur presque sauvage, comme s’il se jetait à l’assaut d’une forteresse.
Et Rebecca réagit avec la même fougue et la même passion. Il n’y avait plus ni tendresse ni capitulation dans ses gestes. Elle était devenue l’égale de Blaidd, et ils rivalisaient d’audace et de fol désir…
Elle sentit la force de son corps contre elle qui lui disait plus clairement que par des mots ce qu’il voulait d’elle. Et elle le serra dans ses bras, ondulant contre lui avec une impatience fiévreuse. Jamais elle n’avait éprouvé de telles sensations ; jamais elle n’avait été dévorée par un feu aussi ardent. Elle voulait être avec lui totalement, qu’il n’y eût plus aucun obstacle entre eux, qu’ils fussent comme une seule chair…
Un feu fulgurant l’embrasait toute, la possédait. Et pour stimuler son plaisir, Blaidd continuait à tisser autour de son corps un voile d’ivresse et de caresses…
Une tension inconnue l’envahit, un besoin pressant et irrésistible qui la poussait vers un sommet où tout se libérerait, se consumerait. Puis, soudain, la tension cessa et elle fut soulevée par une vague d’une indicible volupté…
Blaidd la soutint dans ses bras comme elle tremblait et qu’un sanglot montait de sa gorge.
— Rebecca, douce damoiselle, dit-il dans un souffle. Nous nous sommes oubliés…
Pantelante, vibrant encore de l’émoi merveilleux qu’elle venait de connaître, elle le fixait de ses grands yeux bleus. Il avait les cheveux dans un désordre inextricable, la tunique à moitié ouverte, les lèvres gonflées, le regard brillant…
Qu’avait-elle fait ? Que lui avait-il fait ? Les pans de sa robe étaient ouverts, son corset était défait, ses seins nus exposés au courant d’air frais qui montait de l’escalier… Que Dieu lui pardonne, elle ne s’était pas comportée autrement qu’une gourgandine dans une ruelle sombre ! Elle avait oublié qui elle était : une jeune fille de haute et noble naissance qui était censée se comporter avec dignité. Comme Laelia était justifiée dans les critiques qu’elle lui faisait inlassablement !
Et pourtant, elle n’avait pas d’autre désir que de se jeter de nouveau dans les bras du chevalier, de boire à la fontaine de ses lèvres et de le supplier d’agir avec elle à sa guise.
Mais Blaidd posa les mains sur les épaules nues de la jeune fille, sembla hésiter un instant, puis remit en place un à un ses vêtements.
— Pardonnez-moi, dit-il en lui prenant le visage entre ses mains. Je n’aurais pas dû agir ainsi.
— C’était à moi de vous arrêter, répondit Rebecca, qui luttait pour ne pas prendre ses mains dans les siennes et les couvrir de baisers.
— Je n’aurais pas dû commencer par vous embrasser.
— C’était à moi de vous gifler quand vous avez approché votre visage.
Il sourit d’un air rêveur.
— Je crois, belle damoiselle, que nous nous sommes entichés l’un de l’autre au-delà de toute limite raisonnable. Nous savons quels sont nos rangs, quels sont nos devoirs, et pourtant…
— Nous sommes impuissants devant la force de l’appel…
Il hocha la tête.
— La métaphore est juste. C’est comme le hurlement du loup les nuits de pleine lune. Les chiens ne tiennent plus en place. Ils veulent sortir, gagner la sombre forêt où guettent le danger et l’aventure… Et quand je suis devant vous, j’éprouve ce frémissement de tout mon être, cette quête sans fin qui s’empare de moi aux lisières d’une terre inconnue.
Elle le contemplait, le regard très doux.
— Vous avez l’âme d’un poète, preux chevalier.
Alors qu’il gardait ses beaux yeux bruns baissés sur elle, il reprit avec un petit sourire interrogateur :
— Nous sommes manifestement devant un dilemme à moins que… je ne cesse de courtiser votre sœur.
— En avez-vous le désir ?
Le sourire de Blaidd s’élargit.
— Je suis absolument certain de ne plus du tout avoir le goût de passer mes journées en compagnie de la fille aînée du comte de Throckton. Je préférerais cent fois rester auprès de sa petite sœur.
Une joie immense s’empara de cette dernière, mais elle ne voulait pas infliger à sa sœur une souffrance inutile.
— Je crains que Laelia n’en soit très affectée, et mon père aussi.
Blaidd la reprit dans ses bras et lui caressa doucement le dos.
— Elle sera peut-être un peu jalouse, mais je ne pense pas que cela dure plus de quelques jours. Je suis sûr qu’il faudra très peu de temps avant qu’un autre prétendant se présente pour elle aux portes de Throckton. Quant à votre père, ne m’apprécie-t il pas ?
— Si.
— Alors pourquoi m’imposerait-il de courtiser l’une plutôt que l’autre de ses filles ?
— Vous avez raison, sans doute, mais j’aimerais autant que nous ne causions pas de problème. Il vaudrait mieux que vous laissiez d’abord entendre que vous n’avez pas l’impression que Laelia vous soit destinée, et qu’en conséquence vous partiez. Après quelque temps, vous pourriez revenir en visite. Dans la mesure où vous vous entendez très bien avec mon père, cela ne devrait pas sembler louche.
Rebecca sourit gaiement en jouant avec la broderie autour du col ouvert de sa tunique.
— Et, à peine de retour, voilà que vous me découvrez ! Peut-être, en effet, un autre prétendant se sera-t il présenté entre-temps ce qui rendra la chose beaucoup plus aisée.
Blaidd eut un air pensif.
— On croirait que vous aviez déjà tout prévu.
— Il m’arrive de penser très vite.
— Et avec beaucoup de logique. Je vais me conformer à votre plan, mais je ne pense pas que je doive partir tout de suite. Je n’en ai pas le désir d’ailleurs.
Il lui passa doucement la main sur la joue et elle sourit avec suavité.
— Ne partez pas avant une semaine, suggéra-t elle en le regardant dans les yeux.
— Cela me donnera le temps de faire comprendre à Laelia que mes sentiments pour elle ne sont pas ce qu’ils devraient être, et, surtout, je profiterai de ces jours pour apprendre à mieux vous connaître, ma tendre amie.
Il se pencha sur elle et ajouta en chuchotant :
— Si mes sentiments pour vous continuent de grandir au même rythme, je serai fou d’amour lorsque le moment de partir sera venu.
Ils s’embrassèrent de nouveau et, enflammés de passion, commençaient à oublier où ils étaient quand un bruit sourd dans la chambre interrompit leur merveilleuse étreinte.
— Mon Dieu ! s’exclama Blaidd, inquiet. J’ai l’impression que Trevelyan est tombé du lit.
— Je ferais mieux d’aller me coucher avant que quelqu’un ne nous remarque, dit Rebecca en prenant conscience, soudain, de l’effet que leur étreinte aurait produit sur un témoin.
Elle n’avait pas une notion très claire du temps qu’elle avait passé avec Blaidd. Laelia dormait-elle déjà ou l’attendait-elle dans son lit, se demandant où elle était et ce qu’elle faisait ?
Elle ne craignait pas que sa sœur devinât ce qui lui était arrivé, mais, néanmoins, elle ne voulait pas avoir à donner une explication.
— A demain donc, dit Blaidd en lui effleurant les lèvres d’un rapide baiser.
— A demain, répondit-elle dans un souffle avant de tourner les talons et de s’enfuir.
Elle descendit les marches de pierre avec légèreté, le cœur en fête…
Trevelyan n’était pas tombé de son lit comme l’avait redouté Blaidd. Il avait seulement renversé le bougeoir sur la petite table placée près du chevet.
Rassuré, Blaidd s’adossa à la porte de la chambre qu’il venait de refermer derrière lui et laissa échapper un soupir.
Mon Dieu ! Dans quel pétrin s’était-il mis ?
Quels que fussent ses sentiments pour Rebecca, il était ici en mission pour le compte du roi. Dans de telles circonstances, il n’était pas censé s’intéresser à autre chose qu’aux seuls intérêts de la Couronne et aurait dû s’interdire de tomber amoureux de façon à rester parfaitement lucide et impartial.
Or, comble de l’aberration, il s’entichait de la fille même du supposé traître !
Que penserait Rebecca de lui s’il démasquait son père et réunissait des preuves contre lui au point qu’il soit traduit par sa faute devant la juridiction royale et condamné à être décapité ?
Pourrait-elle encore l’aimer ? Rien n’était moins sûr. Et même à supposer que ce soit le cas, que diraient le roi et ses propres parents lorsqu’il leur annoncerait qu’il voulait épouser la fille du félon ?
Blaidd se passa la main dans les cheveux et alla s’asseoir lourdement sur son lit. Peut-être se faisait-il du souci sans raison ? Il se pouvait fort bien, après tout, que les soupçons du roi ne fussent pas fondés. Au cours de toutes les conversations qu’il avait eues avec le comte, il ne lui avait jamais rien entendu dire qu’il n’eût déjà entendu dans la bouche d’autres seigneurs du royaume considérés comme parfaitement loyaux.
Lui-même ne se privait pas de critiquer certains aspects de la politique royale et l’influence excessive de la reine et de son entourage. Si le destin de Rebecca n’était pas lié à celui de son père et s’il n’avait pas envie de prolonger son séjour à Throckton pour jouir plus longtemps de sa compagnie, il chevaucherait déjà en direction de Londres pour aller rassurer le roi et lui dire que ses soupçons étaient infondés.
Mais il avait beau se répéter en lui-même ces paroles rassurantes, il n’en restait pas moins que certains aspects de la vie à Throckton laissaient à penser que le comte avait des revenus autres que ceux de sa terre. L’importance de la forteresse et de la garnison l’attestait, ainsi que la qualité des hommes d’armes. Et puis il y avait cette inquiétude de Meg pour sa maîtresse, son impatience à la voir mariée et loin de Throckton, sans compter les propos sibyllins de la belle prostituée.
Il sentait confusément que Throckton recelait de nombreux secrets et il était de son devoir de s’assurer qu’ils n’étaient pas liés d’une manière ou d’une autre à un complot contre Henry.
Combien de temps lui faudrait-il pour élucider ces points mystérieux ?
Il retira ses bottes puis sa tunique tandis que Trevelyan gémissait et se retournait dans son lit.
Levant les yeux vers la lune qu’il apercevait, haute dans le ciel, par l’une des étroites fenêtres, il prit la décision de rester un peu plus longtemps que ne l’avait suggéré Rebecca. Deux semaines devraient lui suffire à tirer au clair tout ce qui l’intriguait. A l’issue de ce délai, s’il n’avait rien trouvé de réellement compromettant pour le comte, il retournerait rassurer le roi à Westminster.
Trevelyan entrouvrit les yeux et fut soulagé de constater qu’il était au château dans la chambre qu’il partageait avec Blaidd. Il avait une migraine atroce, la bouche desséchée et une sensation nauséeuse horrible…
Il avait à peine pris conscience de son malaise qu’il se pencha hors du lit et rendit dans la cuvette que quelqu’un lui présentait.
Lorsqu’il fut libéré, il retomba sur le dos et distingua Blaidd qui repoussait du pied la cuvette devant la porte de la chambre.
— Mon Dieu ! Ayez pitié de moi, marmonna Trevelyan. Je meurs.
— Pas encore, répondit Blaidd en s’asseyant au pied du lit. Tu as trop bu et, maintenant, tu en supportes les conséquences.
Trevelyan se tourna vers le mur pour échapper au regard sévère du chevalier. Comment pouvait-il comprendre ce qu’il ressentait ? Tout lui souriait. S’il désirait une femme, il n’avait aucun effort à faire, elle le désirait plus encore. Les frères aînés de Trevelyan, qui enviaient Blaidd d’avoir autant de succès, en parlaient souvent entre eux.
— Pourquoi ne me laissez-vous pas seul jusqu’à ce que je me sente mieux ? demanda l’écuyer. Vous pourrez me faire ensuite tous les reproches que vous voudrez.
— Pour ce qui est de la bière, je pense que tu auras compris tout seul qu’il ne faut pas en abuser, reprit le chevalier, mais c’est la fréquentation des établissements de plaisir que je voudrais te faire passer.
Trevelyan ferma les yeux. Alors, il n’avait pas rêvé ? Il était allé dans ce lieu de perdition ? Autant qu’il essayât de se souvenir, il se voyait entrer dans le cabaret et suivre dans l’escalier cette jolie blonde qui lui souriait d’un air enjôleur par-dessus son épaule et, du doigt, lui faisait signe de la suivre.
— Tu ne te souviens de rien ?
Trevelyan aurait voulu le faire taire et qu’il s’en allât. Il était déjà accablé par suffisamment de remords sans qu’il eût besoin qu’on lui fît remarquer l’étendue de son erreur. A présent, dans la lumière crue du jour, il était désolé de constater que sa première rencontre avec une femme aurait été avec une prostituée. Ce qui aurait dû être un beau souvenir le remplissait au contraire de honte et de dégoût, sans compter la peur. Cette fille n’était-elle pas malade ? Ne risquait-il pas de mourir ou de souffrir horriblement ? Que savait-il, au juste, de ces maladies honteuses ?
Il se retourna vers Blaidd et essaya de se redresser.
— J’ai eu des relations avec elle, n’est-ce pas ? demanda-t il, la voix étranglée par l’inquiétude. Savez-vous si elle est malade ?
— Je n’ai aucun moyen de le savoir, pas plus que toi, d’ailleurs, répondit Blaidd. Alors, c’est heureux que tu ne sois pas allé très loin avec elle.
Trevelyan se laissa retomber sur l’oreiller.
— Je ne l’ai pas fait ?
— Non. Tu étais toujours habillé lorsque je t’ai trouvé, et elle aussi d’ailleurs.
« Sauvé ! » pensa le jeune homme, soulagé.
— Tu as de la chance parce que, sinon, tu m’aurais entendu.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris…
— Tu ferais bien d’y réfléchir. J’aimerais que tu me donnes une raison, même pitoyable, pour être allé là-bas.
— J’étais fâché contre vous, répondit Trevelyan après un instant d’hésitation.
— Encore ? Je t’ai dit, pourtant, que je regrettais de t’avoir réprimandé devant Rebecca. Mais ça n’est pas, à mes yeux, une raison suffisante pour que tu ailles te souiller avec une fille de joie.
— Ce n’était pas pour ça que j’étais furieux.
Blaidd fronça les sourcils d’un air déconcerté.
— Explique-toi.
Trevelyan haussa les épaules et regarda ailleurs.
— Qu’est-ce qui a pu bouleverser à ce point le benjamin du baron Fitzroy ? demanda Blaidd sur un ton qui exigeait une réponse.
Le jeune homme releva les yeux en rougissant.
— Meg, marmonna-t il. C’est tout juste si elle remarque ma présence lorsque vous êtes là.
Blaidd allait lui répondre à quel point ce prétexte était idiot quand il se souvint d’une très forte jalousie qu’il avait ressentie autrefois, à quinze ans, pour une bergère dont il ne se souvenait même plus du nom aujourd’hui.
— Au fond, tu as essayé de noyer ton chagrin dans la bière et après, ragaillardi par l’alcool, tu as voulu retrouver l’estime de toi-même en te jetant dans les bras d’une femme qui ne se refuserait pas à toi.
Blaidd remua la tête d’un air désolé.
— Trevelyan ! Mon ami… Tu aurais dû venir me trouver. Si cette jeune fille fait attention à moi, ce n’est pas parce qu’elle recherche mes faveurs, mais parce qu’elle essaie de me persuader de m’intéresser à sa maîtresse.
L’écuyer eut l’air de ne pas comprendre.
— Je veux dire, reprit Blaidd, que Meg ne m’aime bien que dans la mesure où elle pense que je pourrais faire un bon mari pour sa maîtresse, mais pas celle pour laquelle je suis ici officiellement. C’est Rebecca qu’elle aimerait me voir épouser.
Trevelyan eut un air interloqué.
— Mais elle a une grosse cicatrice au visage…
Blaidd bondit sur ses pieds et planta un regard ulcéré dans celui du jeune homme qui ne lui avait jamais vu cette expression.
— Je vois que je vais être obligé de te donner une leçon sur la façon de juger les personnes, dit-il entre ses dents, luttant visiblement pour ne pas laisser éclater sa colère.
Sur ces mots, il tourna les talons et alla remplir d’eau une coupe pour le jeune homme. Cela lui donna le temps de se reprendre et de lui trouver des excuses. Il n’avait fait qu’exprimer à haute voix ce que d’autres pensaient secrètement. Il était préparé ainsi à leur future réaction s’il se présentait à la cour, un jour, avec Rebecca.
Il revint près du jeune homme et lui tendit la coupe :
— Tiens, bois. Ça te fera du bien.
Tandis que Trevelyan buvait l’eau fraîche avec délectation, Blaidd reprit :
— La fille cadette du comte de Throckton n’est peut-être pas d’une beauté aussi époustouflante que son aînée mais elle a beaucoup d’autres qualités. Elle a de l’esprit, du cœur, joue de la harpe comme un ange, monte à cheval d’une façon incomparable, gouverne les domestiques de ce château avec une efficacité admirable… Est-ce que tout ceci ne peut pas faire oublier une marque au visage que je ne trouve d’ailleurs pas, pour ma part, si disgracieuse ?
— Si, bien sûr, reconnut Trevelyan en posant la coupe sur sa table de chevet. Je n’avais pas conscience que vous l’aimiez autant.
Blaidd retourna à la table et souleva un linge qui recouvrait un plateau. Une odeur agréable de pain frais se répandit aussitôt dans la pièce.
— Crois-tu pouvoir manger quelque chose ?
— Je ne sais pas… Qu’en pensez-vous ?
— Il y a bien longtemps que je n’ai pas été soûl. Une fois m’a suffi, et j’espère qu’il en sera de même pour toi. Ce n’est pas le meilleur moyen de te faire respecter.
Trevelyan baissa les yeux sur le pain à l’aspect très appétissant.
— Peut-être qu’un petit morceau me fera du bien à l’estomac ?
Blaidd acquiesça et rompit un morceau de pain qu’il donna au jeune homme. Alors qu’il commençait de le manger lentement en mastiquant avec application, Blaidd s’assit de nouveau au pied du lit.
— Et maintenant, dit-il, par quel sermon est-ce que je commence ? La folie de fréquenter les prostituées ou la bêtise de juger des êtres d’après les apparences ?
Trevelyan soupira. La matinée allait être longue.
Souriant à la vie et ses surprises, Rebecca chantonnait doucement en prenant dans le coffre la jolie robe de velours bleu que lui avait offerte son père au Noël dernier. A présent où elle n’avait pas besoin de s’habiller avec raffinement pour attirer l’attention d’un homme, elle avait envie d’être belle.
— Tu es très gaie ce matin, observa Laelia alors que Meg nouait les lacets dans le dos de la robe vert émeraude et or qu’elle avait choisie de porter aujourd’hui.
— Parce qu’il fait beau, répondit Rebecca avec un sourire.
Ce qui était tout à fait vrai. Le soleil brillait dans un ciel parfaitement bleu, l’air était déjà presque tiède alors que la journée commençait à peine, le parfum des plantes et des fleurs du jardin envahissait la chambre par la fenêtre ouverte, confirmant que le printemps était bien arrivé.
Mais la raison principale de la joie qui l’habitait, ce matin, c’était la confession de Blaidd. Il avait des sentiments pour elle. Il la préférait à Laelia ! Il l’aimait assez pour l’embrasser à en perdre le souffle et, même, revenir lui faire officiellement la cour. Enfin, du moins en avait-il parlé. Et, alors, peut-être, son engouement pour elle se transformerait-il en amour durable ?
La veille, lorsqu’elle était venue se coucher, elle avait eu la satisfaction de trouver Laelia endormie. Elle s’était pelotonnée sous les couvertures et souvenue des baisers de Blaidd, de ses caresses, de la passion qui s’était emparée d’eux, de chaque parole qu’il avait prononcée devant elle. Elle n’aurait pas pu être plus heureuse si, par miracle, la marque de sa chute de cheval s’était effacée de son visage.
Elle regarda de nouveau la robe et fronça les sourcils. Si elle ne voulait pas soulever de soupçons, elle ne devait pas s’habiller différemment du jour au lendemain. D’autre part, elle avait l’intention de monter à cheval et ce vêtement ne conviendrait pas.
— Je ne pensais pas que tu serais d’une telle humeur, ce matin, après t’être couchée si tardivement, insista Laelia.
Rebecca tourna la tête vers sa sœur et rencontra le regard de Meg, qui ouvrait de grands yeux avides de curiosité.
— Oui… J’ai dû réveiller Rowan pour lui dire qu’il nous faudrait des anguilles. Père nous a dit aujourd’hui qu’il avait envie d’une terrine de ce poisson.
Ce n’était pas vraiment un mensonge. Elle avait, en effet, informé Rowan du désir exprimé par le comte, mais avant le souper et non après.
— Vas-tu enfin t’habiller convenablement, aujourd’hui ? demanda Laelia en regardant la robe que Rebecca avait toujours à la main.
— J’avais cru voir une déchirure, répondit la jeune fille en replaçant la robe dans le coffre, mais je m’étais trompée.
Elle sortit du coffre une autre robe d’un bleu foncé en laine fine qui, sans être aussi luxueuse que la précédente, était jolie aussi et mieux adaptée à l’équitation.
— C’est peut-être trop espérer également que tu aies aujourd’hui un comportement de jeune fille bien née et que tu évites de tirer à l’arc ? dit Laelia en soupirant avec exaspération tandis qu’elle laissait tomber les bras. Je sais que tu es très fière de savoir t’en servir, mais je me demande comment nous trouverons un homme qui voudra bien t’épouser s’il te voit accomplir des gestes aussi peu féminins.
Laelia s’approcha alors de sa sœur qui eut la surprise de lire dans ses yeux une expression de sollicitude qui semblait sincère.
— Je suis soucieuse de ton bonheur, Rebecca, dit-elle en tendant les bras vers elle. Crois-moi.
Rebecca lui prit les mains et répondit avec la même sincérité :
— Je ne suis pas opposée au mariage, Laelia, mais si je me marie, je veux que ce soit avec un homme qui m’aime et me respecte. Sinon, je préfère rester seule.
— Nous ne sommes pas si différentes, remarqua Laelia d’un air nostalgique. Moi aussi, je veux être aimée, et pas seulement pour ma beauté. J’ai l’impression qu’avec le chevalier Morgan j’ai trouvé, enfin, un homme qui voit au-delà des strictes apparences.
Pour la première fois de sa vie, Rebecca se rendit compte qu’elle n’était pas la seule à n’être considérée qu’en fonction d’une unique facette de son être. Elle avait toujours pensé que ce devait être merveilleux d’être jolie comme sa sœur, mais elle prenait conscience, à présent, que la beauté trop parfaite de sa sœur pouvait aussi constituer un obstacle à l’amour.
Elle espéra que Laelia ne lui en voudrait pas lorsqu’elle découvrirait le lien qui existait déjà entre le chevalier et elle. La beauté de son aînée, après tout, lui donnait un avantage qu’elle-même n’aurait jamais : la chance de susciter l’amour chez presque tous les prétendants qui se présentaient à Throckton.
Laelia retira ses mains de celles de Rebecca et, abandonnant brutalement le sujet, se tourna vers la porte.
— Ne sois pas en retard à la messe, dit-elle avant de sortir de la chambre.
Dès qu’elle fut seule avec Rebecca, Meg se tourna vers elle avec enthousiasme :
— Alors, ma damoiselle ? dit-elle, le regard brillant d’espoir.
Rebecca se sentit gênée devant une telle attente.
— Qu’y a-t il, Meg ?
La servante avança d’un pas et, les yeux levés sur sa maîtresse :
— Eh bien… le chevalier Morgan… ne vous a-t il rien dit ?
Meg était incapable de garder un secret, pensa Rebecca. Elle avait déjà, peut-être, deviné beaucoup trop de choses. Que diraient le comte et Laelia s’ils apprenaient de la bouche de Meg ce qui s’était passé entre Blaidd et elle ?
Elle s’efforça de prendre une expression sévère lorsqu’elle répondit à la jeune fille :
— Je crains que tu n’aies oublié qu’il incombe à un domestique d’être réservé et de ne jamais parler de ses maîtres avec un hôte.
Meg devint toute rouge.
— J’ai voulu seulement essayer…
— Je ne t’ai pas demandé d’explication que je sache ?
Meg baissa la tête.
— Non, ma damoiselle. Je suis désolée.
— Moi aussi. Tu aurais pu créer de profondes discordes avec tes suppositions, Meg. Dois-je te rappeler que nous n’aurions pas pu garder une servante qui aurait causé de tels problèmes ?
— Non, ma damoiselle.
Rebecca était assaillie de remords de faire honte ainsi à la pauvre Meg, mais elle n’en laissait rien paraître.
— Si tu me donnes ta parole que tu ne recommenceras jamais, je n’en toucherai pas un mot à mon père. Ceci restera entre nous.
— Je vous promets de ne plus jamais parler à un hôte, ma damoiselle.
— C’est bien. Je te crois, et maintenant retourne travailler.
— Oui, ma damoiselle, murmura la servante en se dépêchant de quitter la pièce.
Rebecca quitta la chambre peu après elle. Elle était triste d’avoir fait de la peine à Meg, mais elle ne pouvait pas prendre le risque de la laisser compromettre son espoir de bonheur.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 22-12-09 08:24 PM

chapitre 9
Blaidd avait embrassé beaucoup d’autres femmes, mais jamais aucune n’avait éveillé en lui un tel désir.
Depuis longtemps, il craignait d’être condamné à n’avoir que des relations sans lendemain jusqu’au jour où il se déciderait à prendre femme par devoir, pour qu’elle lui donnât un héritier. Jamais il n’avait osé rêver de faire un vrai mariage d’amour comme ses parents.
L’espoir d’échapper à ce destin grâce à Rebecca fut sa dernière pensée cohérente avant de s’abandonner à la passion qu’elle faisait naître en lui. Il oublia tout instantanément : ses parents, Laelia, le roi d’Angleterre, le comte de Throckton, et même Trevelyan qui ronflait derrière la porte.
Tout ce dont il était conscient, c’était d’elle, douce et chaude dans ses bras, alors qu’elle lui rendait ses baisers et qu’elle lui passait ses longs doigts fins dans les cheveux. Et plus il la serrait contre lui, plus elle se laissait aller, souple et abandonnée, ployant sous sa force et son désir comme un saule sous le vent.
Il l’embrassa plus profondément tandis qu’il la poussait contre le mur de pierre dont elle ne sentit pas le froid humide et glacé dans le dos. Elle était *******e de s’y appuyer alors qu’il remontait lentement les mains vers sa poitrine, traçant des arabesques autour des aréoles qui pointaient sous l’étoffe de sa robe.
Sous l’effet de ses caresses et de ses baisers, Rebecca avait l’impression de fondre comme neige au soleil. Une chaleur enivrante courait sous sa peau, se transmettait à toutes les fibres de son corps, et un désir inconnu montait en elle, guidait ses bras qui enlaçaient à présent la taille du chevalier, ses doigts qui bientôt vinrent explorer le relief de son dos musclé. Elle se serra plus fort contre lui, montrant par ce geste qu’elle s’offrait…
Ayant glissé une main sous sa robe, il tira un lacet de son corset puis un deuxième et, quand il fut assez ouvert, il effleura du doigt la pointe tendue de ses seins. La jeune fille retint son souffle, émerveillée par ce plaisir ineffable.
Interrompant le long baiser qui scellait leurs lèvres, il baisa les épaules blanches puis revint butiner la poitrine frémissante de la jeune fille qu’il couvrit de baisers alors qu’elle cambrait les reins, présentant ses seins à sa bouche sensuelle.
Très vite, Rebecca fut prise d’un délicieux vertige et elle ferma les yeux en enfouissant les doigts dans la lourde chevelure de Blaidd, maintenant sa tête là où elle se trouvait.
Comme elle gémissait, il se redressa et s’empara de nouveau de ses lèvres avec une ardeur presque sauvage, comme s’il se jetait à l’assaut d’une forteresse.
Et Rebecca réagit avec la même fougue et la même passion. Il n’y avait plus ni tendresse ni capitulation dans ses gestes. Elle était devenue l’égale de Blaidd, et ils rivalisaient d’audace et de fol désir…
Elle sentit la force de son corps contre elle qui lui disait plus clairement que par des mots ce qu’il voulait d’elle. Et elle le serra dans ses bras, ondulant contre lui avec une impatience fiévreuse. Jamais elle n’avait éprouvé de telles sensations ; jamais elle n’avait été dévorée par un feu aussi ardent. Elle voulait être avec lui totalement, qu’il n’y eût plus aucun obstacle entre eux, qu’ils fussent comme une seule chair…
Un feu fulgurant l’embrasait toute, la possédait. Et pour stimuler son plaisir, Blaidd continuait à tisser autour de son corps un voile d’ivresse et de caresses…
Une tension inconnue l’envahit, un besoin pressant et irrésistible qui la poussait vers un sommet où tout se libérerait, se consumerait. Puis, soudain, la tension cessa et elle fut soulevée par une vague d’une indicible volupté…
Blaidd la soutint dans ses bras comme elle tremblait et qu’un sanglot montait de sa gorge.
— Rebecca, douce damoiselle, dit-il dans un souffle. Nous nous sommes oubliés…
Pantelante, vibrant encore de l’émoi merveilleux qu’elle venait de connaître, elle le fixait de ses grands yeux bleus. Il avait les cheveux dans un désordre inextricable, la tunique à moitié ouverte, les lèvres gonflées, le regard brillant…
Qu’avait-elle fait ? Que lui avait-il fait ? Les pans de sa robe étaient ouverts, son corset était défait, ses seins nus exposés au courant d’air frais qui montait de l’escalier… Que Dieu lui pardonne, elle ne s’était pas comportée autrement qu’une gourgandine dans une ruelle sombre ! Elle avait oublié qui elle était : une jeune fille de haute et noble naissance qui était censée se comporter avec dignité. Comme Laelia était justifiée dans les critiques qu’elle lui faisait inlassablement !
Et pourtant, elle n’avait pas d’autre désir que de se jeter de nouveau dans les bras du chevalier, de boire à la fontaine de ses lèvres et de le supplier d’agir avec elle à sa guise.
Mais Blaidd posa les mains sur les épaules nues de la jeune fille, sembla hésiter un instant, puis remit en place un à un ses vêtements.
— Pardonnez-moi, dit-il en lui prenant le visage entre ses mains. Je n’aurais pas dû agir ainsi.
— C’était à moi de vous arrêter, répondit Rebecca, qui luttait pour ne pas prendre ses mains dans les siennes et les couvrir de baisers.
— Je n’aurais pas dû commencer par vous embrasser.
— C’était à moi de vous gifler quand vous avez approché votre visage.
Il sourit d’un air rêveur.
— Je crois, belle damoiselle, que nous nous sommes entichés l’un de l’autre au-delà de toute limite raisonnable. Nous savons quels sont nos rangs, quels sont nos devoirs, et pourtant…
— Nous sommes impuissants devant la force de l’appel…
Il hocha la tête.
— La métaphore est juste. C’est comme le hurlement du loup les nuits de pleine lune. Les chiens ne tiennent plus en place. Ils veulent sortir, gagner la sombre forêt où guettent le danger et l’aventure… Et quand je suis devant vous, j’éprouve ce frémissement de tout mon être, cette quête sans fin qui s’empare de moi aux lisières d’une terre inconnue.
Elle le contemplait, le regard très doux.
— Vous avez l’âme d’un poète, preux chevalier.
Alors qu’il gardait ses beaux yeux bruns baissés sur elle, il reprit avec un petit sourire interrogateur :
— Nous sommes manifestement devant un dilemme à moins que… je ne cesse de courtiser votre sœur.
— En avez-vous le désir ?
Le sourire de Blaidd s’élargit.
— Je suis absolument certain de ne plus du tout avoir le goût de passer mes journées en compagnie de la fille aînée du comte de Throckton. Je préférerais cent fois rester auprès de sa petite sœur.
Une joie immense s’empara de cette dernière, mais elle ne voulait pas infliger à sa sœur une souffrance inutile.
— Je crains que Laelia n’en soit très affectée, et mon père aussi.
Blaidd la reprit dans ses bras et lui caressa doucement le dos.
— Elle sera peut-être un peu jalouse, mais je ne pense pas que cela dure plus de quelques jours. Je suis sûr qu’il faudra très peu de temps avant qu’un autre prétendant se présente pour elle aux portes de Throckton. Quant à votre père, ne m’apprécie-t il pas ?
— Si.
— Alors pourquoi m’imposerait-il de courtiser l’une plutôt que l’autre de ses filles ?
— Vous avez raison, sans doute, mais j’aimerais autant que nous ne causions pas de problème. Il vaudrait mieux que vous laissiez d’abord entendre que vous n’avez pas l’impression que Laelia vous soit destinée, et qu’en conséquence vous partiez. Après quelque temps, vous pourriez revenir en visite. Dans la mesure où vous vous entendez très bien avec mon père, cela ne devrait pas sembler louche.
Rebecca sourit gaiement en jouant avec la broderie autour du col ouvert de sa tunique.
— Et, à peine de retour, voilà que vous me découvrez ! Peut-être, en effet, un autre prétendant se sera-t il présenté entre-temps ce qui rendra la chose beaucoup plus aisée.
Blaidd eut un air pensif.
— On croirait que vous aviez déjà tout prévu.
— Il m’arrive de penser très vite.
— Et avec beaucoup de logique. Je vais me conformer à votre plan, mais je ne pense pas que je doive partir tout de suite. Je n’en ai pas le désir d’ailleurs.
Il lui passa doucement la main sur la joue et elle sourit avec suavité.
— Ne partez pas avant une semaine, suggéra-t elle en le regardant dans les yeux.
— Cela me donnera le temps de faire comprendre à Laelia que mes sentiments pour elle ne sont pas ce qu’ils devraient être, et, surtout, je profiterai de ces jours pour apprendre à mieux vous connaître, ma tendre amie.
Il se pencha sur elle et ajouta en chuchotant :
— Si mes sentiments pour vous continuent de grandir au même rythme, je serai fou d’amour lorsque le moment de partir sera venu.
Ils s’embrassèrent de nouveau et, enflammés de passion, commençaient à oublier où ils étaient quand un bruit sourd dans la chambre interrompit leur merveilleuse étreinte.
— Mon Dieu ! s’exclama Blaidd, inquiet. J’ai l’impression que Trevelyan est tombé du lit.
— Je ferais mieux d’aller me coucher avant que quelqu’un ne nous remarque, dit Rebecca en prenant conscience, soudain, de l’effet que leur étreinte aurait produit sur un témoin.
Elle n’avait pas une notion très claire du temps qu’elle avait passé avec Blaidd. Laelia dormait-elle déjà ou l’attendait-elle dans son lit, se demandant où elle était et ce qu’elle faisait ?
Elle ne craignait pas que sa sœur devinât ce qui lui était arrivé, mais, néanmoins, elle ne voulait pas avoir à donner une explication.
— A demain donc, dit Blaidd en lui effleurant les lèvres d’un rapide baiser.
— A demain, répondit-elle dans un souffle avant de tourner les talons et de s’enfuir.
Elle descendit les marches de pierre avec légèreté, le cœur en fête…
Trevelyan n’était pas tombé de son lit comme l’avait redouté Blaidd. Il avait seulement renversé le bougeoir sur la petite table placée près du chevet.
Rassuré, Blaidd s’adossa à la porte de la chambre qu’il venait de refermer derrière lui et laissa échapper un soupir.
Mon Dieu ! Dans quel pétrin s’était-il mis ?
Quels que fussent ses sentiments pour Rebecca, il était ici en mission pour le compte du roi. Dans de telles circonstances, il n’était pas censé s’intéresser à autre chose qu’aux seuls intérêts de la Couronne et aurait dû s’interdire de tomber amoureux de façon à rester parfaitement lucide et impartial.
Or, comble de l’aberration, il s’entichait de la fille même du supposé traître !
Que penserait Rebecca de lui s’il démasquait son père et réunissait des preuves contre lui au point qu’il soit traduit par sa faute devant la juridiction royale et condamné à être décapité ?
Pourrait-elle encore l’aimer ? Rien n’était moins sûr. Et même à supposer que ce soit le cas, que diraient le roi et ses propres parents lorsqu’il leur annoncerait qu’il voulait épouser la fille du félon ?
Blaidd se passa la main dans les cheveux et alla s’asseoir lourdement sur son lit. Peut-être se faisait-il du souci sans raison ? Il se pouvait fort bien, après tout, que les soupçons du roi ne fussent pas fondés. Au cours de toutes les conversations qu’il avait eues avec le comte, il ne lui avait jamais rien entendu dire qu’il n’eût déjà entendu dans la bouche d’autres seigneurs du royaume considérés comme parfaitement loyaux.
Lui-même ne se privait pas de critiquer certains aspects de la politique royale et l’influence excessive de la reine et de son entourage. Si le destin de Rebecca n’était pas lié à celui de son père et s’il n’avait pas envie de prolonger son séjour à Throckton pour jouir plus longtemps de sa compagnie, il chevaucherait déjà en direction de Londres pour aller rassurer le roi et lui dire que ses soupçons étaient infondés.
Mais il avait beau se répéter en lui-même ces paroles rassurantes, il n’en restait pas moins que certains aspects de la vie à Throckton laissaient à penser que le comte avait des revenus autres que ceux de sa terre. L’importance de la forteresse et de la garnison l’attestait, ainsi que la qualité des hommes d’armes. Et puis il y avait cette inquiétude de Meg pour sa maîtresse, son impatience à la voir mariée et loin de Throckton, sans compter les propos sibyllins de la belle prostituée.
Il sentait confusément que Throckton recelait de nombreux secrets et il était de son devoir de s’assurer qu’ils n’étaient pas liés d’une manière ou d’une autre à un complot contre Henry.
Combien de temps lui faudrait-il pour élucider ces points mystérieux ?
Il retira ses bottes puis sa tunique tandis que Trevelyan gémissait et se retournait dans son lit.
Levant les yeux vers la lune qu’il apercevait, haute dans le ciel, par l’une des étroites fenêtres, il prit la décision de rester un peu plus longtemps que ne l’avait suggéré Rebecca. Deux semaines devraient lui suffire à tirer au clair tout ce qui l’intriguait. A l’issue de ce délai, s’il n’avait rien trouvé de réellement compromettant pour le comte, il retournerait rassurer le roi à Westminster.
Trevelyan entrouvrit les yeux et fut soulagé de constater qu’il était au château dans la chambre qu’il partageait avec Blaidd. Il avait une migraine atroce, la bouche desséchée et une sensation nauséeuse horrible…
Il avait à peine pris conscience de son malaise qu’il se pencha hors du lit et rendit dans la cuvette que quelqu’un lui présentait.
Lorsqu’il fut libéré, il retomba sur le dos et distingua Blaidd qui repoussait du pied la cuvette devant la porte de la chambre.
— Mon Dieu ! Ayez pitié de moi, marmonna Trevelyan. Je meurs.
— Pas encore, répondit Blaidd en s’asseyant au pied du lit. Tu as trop bu et, maintenant, tu en supportes les conséquences.
Trevelyan se tourna vers le mur pour échapper au regard sévère du chevalier. Comment pouvait-il comprendre ce qu’il ressentait ? Tout lui souriait. S’il désirait une femme, il n’avait aucun effort à faire, elle le désirait plus encore. Les frères aînés de Trevelyan, qui enviaient Blaidd d’avoir autant de succès, en parlaient souvent entre eux.
— Pourquoi ne me laissez-vous pas seul jusqu’à ce que je me sente mieux ? demanda l’écuyer. Vous pourrez me faire ensuite tous les reproches que vous voudrez.
— Pour ce qui est de la bière, je pense que tu auras compris tout seul qu’il ne faut pas en abuser, reprit le chevalier, mais c’est la fréquentation des établissements de plaisir que je voudrais te faire passer.
Trevelyan ferma les yeux. Alors, il n’avait pas rêvé ? Il était allé dans ce lieu de perdition ? Autant qu’il essayât de se souvenir, il se voyait entrer dans le cabaret et suivre dans l’escalier cette jolie blonde qui lui souriait d’un air enjôleur par-dessus son épaule et, du doigt, lui faisait signe de la suivre.
— Tu ne te souviens de rien ?
Trevelyan aurait voulu le faire taire et qu’il s’en allât. Il était déjà accablé par suffisamment de remords sans qu’il eût besoin qu’on lui fît remarquer l’étendue de son erreur. A présent, dans la lumière crue du jour, il était désolé de constater que sa première rencontre avec une femme aurait été avec une prostituée. Ce qui aurait dû être un beau souvenir le remplissait au contraire de honte et de dégoût, sans compter la peur. Cette fille n’était-elle pas malade ? Ne risquait-il pas de mourir ou de souffrir horriblement ? Que savait-il, au juste, de ces maladies honteuses ?
Il se retourna vers Blaidd et essaya de se redresser.
— J’ai eu des relations avec elle, n’est-ce pas ? demanda-t il, la voix étranglée par l’inquiétude. Savez-vous si elle est malade ?
— Je n’ai aucun moyen de le savoir, pas plus que toi, d’ailleurs, répondit Blaidd. Alors, c’est heureux que tu ne sois pas allé très loin avec elle.
Trevelyan se laissa retomber sur l’oreiller.
— Je ne l’ai pas fait ?
— Non. Tu étais toujours habillé lorsque je t’ai trouvé, et elle aussi d’ailleurs.
« Sauvé ! » pensa le jeune homme, soulagé.
— Tu as de la chance parce que, sinon, tu m’aurais entendu.
— Je ne sais pas ce qui m’a pris…
— Tu ferais bien d’y réfléchir. J’aimerais que tu me donnes une raison, même pitoyable, pour être allé là-bas.
— J’étais fâché contre vous, répondit Trevelyan après un instant d’hésitation.
— Encore ? Je t’ai dit, pourtant, que je regrettais de t’avoir réprimandé devant Rebecca. Mais ça n’est pas, à mes yeux, une raison suffisante pour que tu ailles te souiller avec une fille de joie.
— Ce n’était pas pour ça que j’étais furieux.
Blaidd fronça les sourcils d’un air déconcerté.
— Explique-toi.
Trevelyan haussa les épaules et regarda ailleurs.
— Qu’est-ce qui a pu bouleverser à ce point le benjamin du baron Fitzroy ? demanda Blaidd sur un ton qui exigeait une réponse.
Le jeune homme releva les yeux en rougissant.
— Meg, marmonna-t il. C’est tout juste si elle remarque ma présence lorsque vous êtes là.
Blaidd allait lui répondre à quel point ce prétexte était idiot quand il se souvint d’une très forte jalousie qu’il avait ressentie autrefois, à quinze ans, pour une bergère dont il ne se souvenait même plus du nom aujourd’hui.
— Au fond, tu as essayé de noyer ton chagrin dans la bière et après, ragaillardi par l’alcool, tu as voulu retrouver l’estime de toi-même en te jetant dans les bras d’une femme qui ne se refuserait pas à toi.
Blaidd remua la tête d’un air désolé.
— Trevelyan ! Mon ami… Tu aurais dû venir me trouver. Si cette jeune fille fait attention à moi, ce n’est pas parce qu’elle recherche mes faveurs, mais parce qu’elle essaie de me persuader de m’intéresser à sa maîtresse.
L’écuyer eut l’air de ne pas comprendre.
— Je veux dire, reprit Blaidd, que Meg ne m’aime bien que dans la mesure où elle pense que je pourrais faire un bon mari pour sa maîtresse, mais pas celle pour laquelle je suis ici officiellement. C’est Rebecca qu’elle aimerait me voir épouser.
Trevelyan eut un air interloqué.
— Mais elle a une grosse cicatrice au visage…
Blaidd bondit sur ses pieds et planta un regard ulcéré dans celui du jeune homme qui ne lui avait jamais vu cette expression.
— Je vois que je vais être obligé de te donner une leçon sur la façon de juger les personnes, dit-il entre ses dents, luttant visiblement pour ne pas laisser éclater sa colère.
Sur ces mots, il tourna les talons et alla remplir d’eau une coupe pour le jeune homme. Cela lui donna le temps de se reprendre et de lui trouver des excuses. Il n’avait fait qu’exprimer à haute voix ce que d’autres pensaient secrètement. Il était préparé ainsi à leur future réaction s’il se présentait à la cour, un jour, avec Rebecca.
Il revint près du jeune homme et lui tendit la coupe :
— Tiens, bois. Ça te fera du bien.
Tandis que Trevelyan buvait l’eau fraîche avec délectation, Blaidd reprit :
— La fille cadette du comte de Throckton n’est peut-être pas d’une beauté aussi époustouflante que son aînée mais elle a beaucoup d’autres qualités. Elle a de l’esprit, du cœur, joue de la harpe comme un ange, monte à cheval d’une façon incomparable, gouverne les domestiques de ce château avec une efficacité admirable… Est-ce que tout ceci ne peut pas faire oublier une marque au visage que je ne trouve d’ailleurs pas, pour ma part, si disgracieuse ?
— Si, bien sûr, reconnut Trevelyan en posant la coupe sur sa table de chevet. Je n’avais pas conscience que vous l’aimiez autant.
Blaidd retourna à la table et souleva un linge qui recouvrait un plateau. Une odeur agréable de pain frais se répandit aussitôt dans la pièce.
— Crois-tu pouvoir manger quelque chose ?
— Je ne sais pas… Qu’en pensez-vous ?
— Il y a bien longtemps que je n’ai pas été soûl. Une fois m’a suffi, et j’espère qu’il en sera de même pour toi. Ce n’est pas le meilleur moyen de te faire respecter.
Trevelyan baissa les yeux sur le pain à l’aspect très appétissant.
— Peut-être qu’un petit morceau me fera du bien à l’estomac ?
Blaidd acquiesça et rompit un morceau de pain qu’il donna au jeune homme. Alors qu’il commençait de le manger lentement en mastiquant avec application, Blaidd s’assit de nouveau au pied du lit.
— Et maintenant, dit-il, par quel sermon est-ce que je commence ? La folie de fréquenter les prostituées ou la bêtise de juger des êtres d’après les apparences ?
Trevelyan soupira. La matinée allait être longue.
Souriant à la vie et ses surprises, Rebecca chantonnait doucement en prenant dans le coffre la jolie robe de velours bleu que lui avait offerte son père au Noël dernier. A présent où elle n’avait pas besoin de s’habiller avec raffinement pour attirer l’attention d’un homme, elle avait envie d’être belle.
— Tu es très gaie ce matin, observa Laelia alors que Meg nouait les lacets dans le dos de la robe vert émeraude et or qu’elle avait choisie de porter aujourd’hui.
— Parce qu’il fait beau, répondit Rebecca avec un sourire.
Ce qui était tout à fait vrai. Le soleil brillait dans un ciel parfaitement bleu, l’air était déjà presque tiède alors que la journée commençait à peine, le parfum des plantes et des fleurs du jardin envahissait la chambre par la fenêtre ouverte, confirmant que le printemps était bien arrivé.
Mais la raison principale de la joie qui l’habitait, ce matin, c’était la confession de Blaidd. Il avait des sentiments pour elle. Il la préférait à Laelia ! Il l’aimait assez pour l’embrasser à en perdre le souffle et, même, revenir lui faire officiellement la cour. Enfin, du moins en avait-il parlé. Et, alors, peut-être, son engouement pour elle se transformerait-il en amour durable ?
La veille, lorsqu’elle était venue se coucher, elle avait eu la satisfaction de trouver Laelia endormie. Elle s’était pelotonnée sous les couvertures et souvenue des baisers de Blaidd, de ses caresses, de la passion qui s’était emparée d’eux, de chaque parole qu’il avait prononcée devant elle. Elle n’aurait pas pu être plus heureuse si, par miracle, la marque de sa chute de cheval s’était effacée de son visage.
Elle regarda de nouveau la robe et fronça les sourcils. Si elle ne voulait pas soulever de soupçons, elle ne devait pas s’habiller différemment du jour au lendemain. D’autre part, elle avait l’intention de monter à cheval et ce vêtement ne conviendrait pas.
— Je ne pensais pas que tu serais d’une telle humeur, ce matin, après t’être couchée si tardivement, insista Laelia.
Rebecca tourna la tête vers sa sœur et rencontra le regard de Meg, qui ouvrait de grands yeux avides de curiosité.
— Oui… J’ai dû réveiller Rowan pour lui dire qu’il nous faudrait des anguilles. Père nous a dit aujourd’hui qu’il avait envie d’une terrine de ce poisson.
Ce n’était pas vraiment un mensonge. Elle avait, en effet, informé Rowan du désir exprimé par le comte, mais avant le souper et non après.
— Vas-tu enfin t’habiller convenablement, aujourd’hui ? demanda Laelia en regardant la robe que Rebecca avait toujours à la main.
— J’avais cru voir une déchirure, répondit la jeune fille en replaçant la robe dans le coffre, mais je m’étais trompée.
Elle sortit du coffre une autre robe d’un bleu foncé en laine fine qui, sans être aussi luxueuse que la précédente, était jolie aussi et mieux adaptée à l’équitation.
— C’est peut-être trop espérer également que tu aies aujourd’hui un comportement de jeune fille bien née et que tu évites de tirer à l’arc ? dit Laelia en soupirant avec exaspération tandis qu’elle laissait tomber les bras. Je sais que tu es très fière de savoir t’en servir, mais je me demande comment nous trouverons un homme qui voudra bien t’épouser s’il te voit accomplir des gestes aussi peu féminins.
Laelia s’approcha alors de sa sœur qui eut la surprise de lire dans ses yeux une expression de sollicitude qui semblait sincère.
— Je suis soucieuse de ton bonheur, Rebecca, dit-elle en tendant les bras vers elle. Crois-moi.
Rebecca lui prit les mains et répondit avec la même sincérité :
— Je ne suis pas opposée au mariage, Laelia, mais si je me marie, je veux que ce soit avec un homme qui m’aime et me respecte. Sinon, je préfère rester seule.
— Nous ne sommes pas si différentes, remarqua Laelia d’un air nostalgique. Moi aussi, je veux être aimée, et pas seulement pour ma beauté. J’ai l’impression qu’avec le chevalier Morgan j’ai trouvé, enfin, un homme qui voit au-delà des strictes apparences.
Pour la première fois de sa vie, Rebecca se rendit compte qu’elle n’était pas la seule à n’être considérée qu’en fonction d’une unique facette de son être. Elle avait toujours pensé que ce devait être merveilleux d’être jolie comme sa sœur, mais elle prenait conscience, à présent, que la beauté trop parfaite de sa sœur pouvait aussi constituer un obstacle à l’amour.
Elle espéra que Laelia ne lui en voudrait pas lorsqu’elle découvrirait le lien qui existait déjà entre le chevalier et elle. La beauté de son aînée, après tout, lui donnait un avantage qu’elle-même n’aurait jamais : la chance de susciter l’amour chez presque tous les prétendants qui se présentaient à Throckton.
Laelia retira ses mains de celles de Rebecca et, abandonnant brutalement le sujet, se tourna vers la porte.
— Ne sois pas en retard à la messe, dit-elle avant de sortir de la chambre.
Dès qu’elle fut seule avec Rebecca, Meg se tourna vers elle avec enthousiasme :
— Alors, ma damoiselle ? dit-elle, le regard brillant d’espoir.
Rebecca se sentit gênée devant une telle attente.
— Qu’y a-t il, Meg ?
La servante avança d’un pas et, les yeux levés sur sa maîtresse :
— Eh bien… le chevalier Morgan… ne vous a-t il rien dit ?
Meg était incapable de garder un secret, pensa Rebecca. Elle avait déjà, peut-être, deviné beaucoup trop de choses. Que diraient le comte et Laelia s’ils apprenaient de la bouche de Meg ce qui s’était passé entre Blaidd et elle ?
Elle s’efforça de prendre une expression sévère lorsqu’elle répondit à la jeune fille :
— Je crains que tu n’aies oublié qu’il incombe à un domestique d’être réservé et de ne jamais parler de ses maîtres avec un hôte.
Meg devint toute rouge.
— J’ai voulu seulement essayer…
— Je ne t’ai pas demandé d’explication que je sache ?
Meg baissa la tête.
— Non, ma damoiselle. Je suis désolée.
— Moi aussi. Tu aurais pu créer de profondes discordes avec tes suppositions, Meg. Dois-je te rappeler que nous n’aurions pas pu garder une servante qui aurait causé de tels problèmes ?
— Non, ma damoiselle.
Rebecca était assaillie de remords de faire honte ainsi à la pauvre Meg, mais elle n’en laissait rien paraître.
— Si tu me donnes ta parole que tu ne recommenceras jamais, je n’en toucherai pas un mot à mon père. Ceci restera entre nous.
— Je vous promets de ne plus jamais parler à un hôte, ma damoiselle.
— C’est bien. Je te crois, et maintenant retourne travailler.
— Oui, ma damoiselle, murmura la servante en se dépêchant de quitter la pièce.
Rebecca quitta la chambre peu après elle. Elle était triste d’avoir fait de la peine à Meg, mais elle ne pouvait pas prendre le risque de la laisser compromettre son espoir de bonheur.0


**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 22-12-09 08:25 PM

chapitre 10
Blaidd raccourcit les rênes pour contenir Aderyn Du qui brûlait de se lancer dans la pente. Du sommet de la colline, il apercevait en contrebas, au bord de la rivière, Rebecca sur sa jument qui galopait à travers la prairie. Elle faisait corps avec sa monture. Jamais il n’avait vu une femme monter aussi bien à cheval.
Impatient de se mesurer à elle, Blaidd relâcha les rênes et d’une pression des genoux fit comprendre à Aderyn Du qu’il pouvait y aller. Le destrier ne se fit pas prier. Il se lança dans un galop furieux et ils ne tardèrent pas à atteindre le fond de la vallée où ils poursuivirent leur course.
Rebecca, se sentant certainement suivie, lança un regard par-dessus son épaule et aperçut le chevalier sur son magnifique étalon. Blaidd craignit un instant qu’elle ne ralentît son allure, mais il ne fut pas très surpris de la voir au contraire se coucher sur le cou de la jument et l’encourager à aller plus vite.
Blaidd poussa un cri d’allégresse en enfonçant les talons dans les flancs du cheval qui accéléra encore son allure. Le vent sifflait aux oreilles du chevalier et sa chevelure flottait derrière lui comme une bannière.
Blaidd riait à mesure qu’il rattrapait la jeune fille comme il l’avait imaginé lorsqu’il s’était représenté cette cavalcade. Le matin de ce même jour, au moment du déjeuner, Rebecca avait évoqué son intention de monter à cheval et d’aller galoper le long de la rivière, dans les vastes prairies puis dans les bois, et il avait pensé aussitôt qu’une occasion s’offrait à lui d’être seul avec elle.
Après s’être appliqué à ennuyer Laelia avec des explications techniques sur le maniement de l’épée, il avait laissé entendre que son cheval aurait besoin d’un bon galop. Comme il s’y était attendu, Laelia n’avait été que trop heureuse de rester au château.
Il s’était rendu tranquillement aux écuries pour ne pas soulever les soupçons, même s’il jubilait intérieurement, et avait sellé lui-même Aderyn Du. Puis, sans se presser aucunement, il était sorti de Throckton, avait traversé le village et s’était orienté dans la direction qui lui avait semblé la plus plausible.
En cheminant le long de la rivière, il n’avait pas été long avant d’atteindre l’endroit où la vallée s’élargissait, laissant la place à de beaux prés où poussait une herbe tendre et couverte de mille fleurs à cette saison.
Dans l’espoir de repérer plus vite la jeune fille, il avait gravi l’une des collines qui fermait l’horizon au nord et, de son sommet, il avait aperçu la cavalière et sa jument…
Alors qu’il se rapprochait inexorablement d’elle, Rebecca, qui surveillait sa progression, tira brusquement sur la bride de Claudia qui se pencha sur le côté en prenant un tournant très serré vers un bois.
Blaidd tira sur les rênes pour freiner son destrier qui suivit la jument. En quelques instants, ils furent plongés dans une pénombre merveilleuse sous les branches des chênes, des châtaigniers et des noisetiers qui composaient cette belle forêt. Le sentier, trop étroit pour permettre à deux chevaux de marcher de front, interdisait à Blaidd de tenter de dépasser la jeune fille.
Il restait donc derrière elle, aussi près que possible, les yeux fixés sur la croupe blanche de sa monture que des rayons de soleil, qui s’étaient frayé occasionnellement un passage entre les branches des arbres, venaient frapper d’une clarté qui contrastait avec l’obscurité du sous-bois.
Soudain, Rebecca disparut de son champ de vision. Il poursuivit son chemin jusqu’à ce qu’il vît un sentier en forte pente, sur la droite, dans lequel il s’engagea. Il faisait plus sombre en cet endroit où les frondaisons des arbres étaient plus nourries et il ne distinguait plus la cavalière ni sa monture. Après quelques instants, alors que la pente était moins forte, il arrêta Aderyn Du et écouta.
Il n’entendait que le chant des oiseaux dans les arbres et un frémissement de branches alors qu’un écureuil s’enfuyait vers la cime d’un chêne.
Il était impensable que Rebecca eût disparu… Se dressant sur ses étriers, il promena son regard autour de lui, scrutant les buissons et les arbustes qui bordaient le sentier. Après une patiente observation, il constata que les extrémités des branches d’un arbuste étaient brisées et qu’il y avait à cet endroit une sorte de passage dans la végétation.
La jeune fille avait-elle quitté le sentier ici volontairement ou l’y avait-on forcée ? Les flancs d’Aderyn Du frissonnèrent comme s’il sentait un danger. Blaidd, aussitôt, dégaina et mit pied à terre.
— Je ne suis pas armée, seigneur chevalier ! fit la voix de Rebecca dans les fourrés.
Avec un soupir de soulagement, Blaidd remit son épée dans son fourreau.
— Où êtes-vous ?
— Vous ne me voyez pas !
— Non, répondit-il en prenant son cheval par la bride pour s’engager avec lui dans la trouée qu’il avait décelée. Vous cachez-vous ?
— Pas vraiment !
Il jeta un regard autour de lui, mais ne la vit nulle part.
— Qu’est-ce qu’il faut entendre par cette réponse ?
— Qu’à l’endroit où je me trouve, vous devriez me voir. Ne cherchez pas ma jument, par contre, elle est trop loin pour que vous puissiez la distinguer.
Sans comprendre pourquoi Rebecca était si mystérieuse, il essaya de se diriger vers l’endroit d’où venait le son de sa voix.
— Vous m’invitez à entrer dans une partie de cache-cache, ma damoiselle. Puis-je en connaître la récompense ?
— Passer un moment ensemble dans un lieu où nous ne pouvons pas être vus, répondit-elle, plus proche, à présent, et sur la droite sembla-t il au chevalier. Je pensais que vous aviez deviné mes intentions lorsque j’ai dit que je monterais aujourd’hui.
— J’espérais qu’elles seraient de cette nature, en effet, reconnut Blaidd. J’espérais aussi que personne ne trouverait étrange que je décide qu’Aderyn Du avait besoin d’un bon galop, le jour, précisément, où vous aviez annoncé que vous monteriez.
Il attacha les rênes de son cheval à une branche aussi silencieusement que possible et poursuivit son chemin lentement.
— Je sors Claudia très souvent, répondit Rebecca. Et même s’ils pensent que nous risquons de nous rencontrer, ils sont certainement convaincus que je vous fuirai aussi vite que Claudia voudra bien me porter. Ils n’imagineraient jamais que je m’arrête et vous laisse me rattraper.
A cet instant, il aperçut le bas de sa robe et se précipita sur elle au travers d’un buisson.
— Sitôt dit, sitôt fait, dit-il en la prenant dans ses bras.
Elle fit semblant de se débattre.
— Je vous ai rendu la tâche trop facile ! se lamenta-t elle. J’aurais dû m’allonger pour que vous ne puissiez pas me voir !
— Et dans quel état aurait-été votre robe ?
Elle cessa de feindre de vouloir se libérer et, nouant les bras autour du cou de Blaidd, fixa le sol couvert de feuilles mortes.
— Peut-être pas si sale, en tout cas ! dit-elle plaisamment.
— Je crois, moi, qu’elle aurait été pleine de boue, rétorqua Blaidd en effleurant d’un baiser les lèvres de la jeune fille. Et qu’aurait-on dit à votre sujet ?
— Oh ! Simplement que j’étais tombée de cheval, murmura-t elle en fermant les yeux tant elle se sentait bien dans ses bras. Cela m’arrive parfois.
— Où est votre jument ? demanda-t il en couvrant la joue et le cou de Rebecca de petits baisers.
Elle indiqua le fond du vallon d’où s’élevait le murmure d’un cours d’eau.
— Elle est allée boire.
— Vous connaissez bien ces bois ?
— Oui. J’y suis venue souvent.
— Seule ?
— En général, oui.
Il s’écarta d’elle et la considéra d’un air sombre.
— Comment cela, en général ? Aurais-je des raisons d’être jaloux ?
— Non, pas du tout. Je venais m’entraîner ici, parfois, au tir à l’arc avec Dobbin.
Le sourire qui parut alors sur le visage du chevalier fit battre plus fort le cœur de Rebecca.
— Je suis rassuré, dit-il en l’embrassant avec tant de passion qu’elle eut l’impression de s’enflammer comme de l’amadou.
A regret, elle interrompit leur étreinte. Si elle ne le faisait pas maintenant, elle serait incapable, ensuite, d’empêcher l’irrésistible montée du désir qui ne manquerait pas alors de s’emparer d’eux. Or, si elle se donnait maintenant à Blaidd, les conséquences pourraient être très sérieuses pour elle — sans compter qu’elle serait incapable de garder secrète leur relation car elle voudrait être avec lui à tout instant du jour et de la nuit.
— Pourquoi ne pas détacher votre cheval et descendre dans le fond du vallon où se trouve déjà Claudia ? suggéra-t elle gaiement. Il s’y trouve un tronc d’arbre couché au bord du ruisseau sur lequel on peut s’asseoir. J’ai emporté ma harpe. Je peux jouer pour vous si vous le voulez ?
Il sourit.
— Rien ne me ferait plus plaisir.
Quelques instants plus tard, ils étaient assis côte à côte sur le jeune chêne déraciné par un coup de vent.
Rebecca ne savait que dire. Elle était intimidée, soudain. Peut-être pour la première fois de sa vie. Mais comment engager une conversation avec un homme comme Blaidd, dont la voix, le regard, la main sur la sienne suffisaient à mettre en émoi toute sa personne, et dont elle sentait qu’il n’avait pas d’autre désir que de la prendre dans ses bras et de l’embrasser jusqu’à en perdre haleine ?
— Vous connaissez ma famille, dit-elle enfin d’une voix timide qui couvrait à peine le murmure de l’eau et le chant des oiseaux, mais, moi, je ne sais rien de la vôtre.
— En effet. Voulez-vous en connaître toute l’histoire ?
— Volontiers ! Commencez où vous voulez.
— Du côté de mon père, elle est brève. Il est né de parents paysans, a été berger dans son enfance jusqu’au jour où le seigneur de mes grands-parents, Emrys DeLanyea, a décelé ses mérites et lui a donné sa chance. Il l’a pris dans sa maison comme valet, puis écuyer, jusqu’au jour où il l’a adoubé chevalier. Les nouvelles circonstances de sa vie lui ont permis de rencontrer des jeunes filles de noble naissance et, même si elle était hostile, au début, à une alliance avec un fils de paysan, ma mère est tombée amoureuse de lui et il l’a épousée, parachevant ainsi son ascension sociale.
Blaidd s’interrompit un instant pour voir la réaction de Rebecca, qui l’écoutait avec attention, levant sur lui ses grands yeux bleus pleins de tendresse et d’admiration.
— De cette union, reprit Blaidd, sont nés quatre enfants dont je suis l’aîné. Viennent ensuite, Kynan, mon frère, puis deux filles : Meridyth et Gwyneth.
— Ce sont de jolis prénoms… un peu surprenants pour ceux qui ne connaissent pas le gallois.
— C’est le mien le moins commun, même au pays de Galles. Blaidd signifie « loup » en gallois. Mon père estimait que son fils aîné devait avoir un nom féroce. J’espère ne pas l’être, mais ce prénom ne m’a, semble-t il, pas desservi quand il s’est agi d’entrer en lice et de défendre mes couleurs. Ma mère, elle, aurait voulu m’appeler Bartholomew.
— Je trouve que Blaidd vous va mieux.
Elle le considéra d’un air coquin, à présent qu’elle était de nouveau détendue, et reprit :
— Avec ce nom et vos longs cheveux, vous êtes vraiment un chevalier un peu marginal.
Il prit entre ses doigts une longue mèche de ses cheveux.
— Croyez-vous que je devrais les couper ?
— Seulement si vous en avez envie, répondit-elle avec sincérité. Mais j’avoue que j’ai peine à vous imaginer sans votre crinière.
— Pour un cavalier, ce serait dommage ! dit Blaidd avec son sourire le plus charmeur.
— Oui, acquiesça-t elle en détournant le regard pour ne pas se laisser aller à poser la tête sur son épaule. Je l’ai vue flotter au vent ; c’était magnifique.
— Pensez-vous que cela convienne pour un seigneur ? Le jour où je recueillerai l’héritage de mon père, je devrai rendre la justice, assurer la défense de mes sujets, administrer un domaine et être un exemple pour mes enfants. Croyez-vous que j’y parviendrai ?
Elle glissa sa main dans la sienne.
— J’en suis certaine. Vous êtes parfait avec votre écuyer. Vous avez trouvé un juste équilibre entre le maître et l’ami.
— Vous le pensez vraiment ?
— Oui, et Dobbin également.
— Vous me flattez, mais il faut avouer que je n’ai guère de mérite. Trevelyan est un peu impertinent et ******* de lui, mais il n’a que seize ans. C’est un âge où l’on a tendance à jouer les fanfarons.
Rebecca joua avec une de ses mèches en demandant :
— Etiez-vous comme lui au même âge ?
Elle essaya de se représenter son visage d’alors. Les lèvres devaient être à peu près les mêmes et les yeux aussi, hormis les petites rides charmantes qui apparaissaient au coin des paupières lorsqu’il riait.
Blaidd prit un air offensé.
— Ne saviez-vous pas, ma damoiselle, que j’étais le plus exceptionnel jouvenceau de tout le royaume ? J’étais si sûr de moi que j’eus l’aplomb de vouloir montrer au baron Fitzroy quelque botte que je croyais imparable, la première fois où je me suis rendu chez lui pour y suivre un entraînement.
Il secoua la tête en repensant à sa folle jeunesse.
— Il a failli me couper le bras, et je n’étais chez lui que depuis quelques instants. Croyez-moi, je n’ai pas mis longtemps à changer d’attitude.
— J’aurais aimé être là.
— Pour être témoin de mon humiliation ?
— Pour vous connaître à seize ans, répondit-elle en se blottissant, cette fois, contre son épaule. Je parierais que toutes les filles étaient amoureuses de vous. Ce n’est pas étonnant que vous ayez conçu une haute opinion de vous-même.
— Je préfère que vous ne m’ayez pas connu à cette époque, car vous penseriez sans doute encore aujourd’hui que je suis un petit coq !
Il lui caressa doucement la joue.
— Et vous, ma mie, comment étiez-vous à seize ans ? Ni vaniteuse ni trop gâtée, j’en suis certain.
Elle soupira.
— Si vous m’avez déjà trouvée arrogante lorsque vous avez posé les yeux pour la première fois sur moi, je préfère que vous ne m’ayez pas connue jouvencelle. J’étais très amère et cassante, je le crains.
— Vous aviez des raisons à cela, je suppose.
Elle haussa les épaules et continua de regarder au loin.
— Laelia n’y peut rien si elle est parfaite, et moi je n’y puis rien non plus si je ne suis pas aussi belle qu’elle et que j’ai une vilaine cicatrice au milieu du front. Je le sais, mais parfois, encore aujourd’hui, je l’oublie…
Elle reporta son attention sur lui.
— C’est pourquoi je voudrais que nous fassions en sorte qu’elle ne souffre pas trop lorsqu’elle découvrira ce qui se passe entre nous.
Il la regarda avec tendresse.
— Votre délicatesse vous honore, ma mie. Mais il se pourrait que, en dépit de toutes les précautions que nous prendrons, votre sœur soit tout de même blessée de n’être point choisie. Etes-vous prête à l’accepter ?
Elle fit oui de la tête.
— Je ne renoncerai pas à vous à cause de Laelia, répondit-elle. D’ailleurs, il y a beaucoup d’autres hommes qui pourront la consoler.
Blaidd eut un sourire malicieux.
— Je suis ravi d’apprendre que je peux être remplacé aussi facilement.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire !
— Je le sais, ma chérie, dit-il en lui effleurant d’un baiser le bout du nez. Grâce à Dieu, je ne suis plus le fat que j’ai été.
Il passa le bras autour de ses épaules et s’empara de ses lèvres sur lesquelles il déposa un long et doux baiser. La jeune fille s’abandonna à son étreinte jusqu’à ce qu’elle sentît de nouveau la passion monter en eux et, alors seulement, rassemblant son courage, elle réussit à s’écarter.
— J’espère que votre mère m’aimera bien, dit-elle doucement, espérant ainsi endiguer le flot de désir qui consumait son compagnon.
Il déposa un baiser pudique sur son front comme pour lui signifier qu’il ne lui en voulait pas d’avoir rompu le charme.
— J’en suis certain, et mon père aussi ainsi que Kynan et mes sœurs.
Rebecca sourit d’un air nostalgique.
— Je n’ai jamais connu ma mère. Elle est morte en me mettant au monde.
— La pauvre… et pauvre bébé.
Elle se mordit la lèvre.
— Certes. Mais mon père aussi était à plaindre. C’était sa seconde femme. La première, la mère de Laelia, est morte en couches également. Nous n’avons pas la même mère, Laelia et moi. C’est pour ça que nous ne nous ressemblons pas. Mon père s’est remarié une troisième fois, et son épouse est également morte en accouchant. L’enfant, une fille, n’a pas non plus survécu. Après toutes ces malheureuses expériences, mon père a renoncé à essayer d’avoir un fils. Il disait que le bon Dieu ne voulait pas qu’il en eût, et qu’il devait se *******er de ses filles.
Elle eut un petit rire sans joie en ajoutant :
— Enfin, de Laelia surtout, car il est plus difficile de se réjouir de m’avoir pour progéniture.
— C’est tout à fait faux, dit avec fermeté Blaidd. Pour moi, vous êtes ce que l’on peut espérer de mieux.
Elle ne résista pas au désir de l’embrasser sur la joue.
— Et vous, mon beau chevalier, vous voudrez des fils, je suppose ?
— Et aussi des filles aux yeux bleus, au teint de rose avec des joues vermeilles qui soient d’excellentes cavalières et sachent tirer à l’arc et jouer de la harpe.
Elle sourit, émue.
— Dois-je me reconnaître dans ce portrait flatteur ?
Déjà, elle imaginait les fils forts, audacieux, beaux, courageux et preux que lui donnerait Blaidd. De futurs chevaliers qui seraient accueillis dans toutes les grandes maisons d’Angleterre. Et elle voyait aussi ses filles, charmantes, heureuses, sûres d’elles-mêmes qui seraient libres d’exprimer leurs opinions et n’auraient pas à souffrir d’une disgrâce physique.
— Ne vous ressemble-t il pas, ce portrait ? s’enquit-il en lui donnant un rapide baiser.
— Peut-être…, concéda-t elle timidement.
Elle fut un instant silencieuse, puis, une question lui traversant l’esprit, elle la posa à Blaidd au risque qu’il l’a trouvât incongrue :
— Avez-vous déjà eu des enfants ?
— Non, répondit-il sans hésitation. Du moins, si j’en ai, j’ignore totalement leur existence.
Il la regarda avec gravité et reprit :
— S’il s’avérait que j’ai eu un fils ou une fille, je reconnaîtrais son existence.
— Je n’en attendrais pas moins de vous, répondit spontanément Rebecca, bien qu’elle éprouvât un pincement au cœur en pensant que certaines femmes avaient déjà pu connaître le bonheur de porter l’enfant de Blaidd.
— Votre père semble s’être résigné à ne pas avoir de fils. Beaucoup d’hommes, à sa place, se seraient acharnés à essayer d’en avoir.
— Il accepte cette situation… mais peut-être a-t il trop souffert du décès de sa première et de sa troisième femme pour prendre le risque de revivre le même drame.
— Et votre mère, n’a-t il pas souffert de son décès ?
— Je ne sais pas… Il n’en parle jamais.
— C’est peut-être parce qu’il l’aimait davantage que les autres. Il ne supporte pas d’en parler car cela le rend trop malheureux.
Rebecca le considéra d’un air reconnaissant. Elle n’avait jamais pensé à cette explication qui, après tout, était très plausible.
L’expression de Blaidd devint soudain très grave.
— Puisque nous parlons de votre père, je ressens le besoin d’attirer votre attention sur le fait qu’il n’a aucune estime pour le roi et qu’il le montre ouvertement. Il serait peut-être préférable qu’il n’exprimât pas son mé*******ement aussi souvent et en public.
Rebecca soupira en jouant avec la ceinture de la tunique de son compagnon. Elle luttait contre l’envie de glisser la main sous l’étoffe, à l’intérieur de la chemise, afin de caresser sa poitrine nue.
— Il n’a rien contre le roi lui-même, corrigea-t elle. Ce qu’il ne comprend pas, c’est la façon outrancière dont il favorise les proches de la reine. Autant que je sache, il n’est pas le seul à émettre ce genre de critique.
— Que son jugement soit fondé ou non, un homme prudent réfléchirait à deux fois avant d’exprimer de tels points de vue devant n’importe qui.
— N’êtes-vous donc pas d’accord lorsque père reproche à Henry de confier de hautes responsabilités à des Français qui n’ont pas à cœur de servir l’Angleterre ? Ne croyez-vous pas qu’ils s’enrichissent sur notre dos et donnent de mauvais conseils au roi ?
Blaidd hésita avant de répondre :
— Je reconnais que le roi ne prend pas que de bonnes décisions, mais c’est un homme plein de bonté et pieux qui agira d’autant mieux qu’il sera entouré de conseillers remplis de sagesse. Or, ce conseil de barons, dont Simon de Montfort suggère la formation, pourrait très bien jouer ce rôle auprès de lui. En tout cas, quels que soient ses choix, Henry est mon roi légitime à qui j’ai prêté serment de fidélité, tout comme votre père d’ailleurs.
Lorsque Blaidd plongea son regard dans celui de Rebecca, elle fut décontenancée par son expression.
— Croyez-vous qu’il sera fidèle à son serment ?
— Bien sûr ! Agir autrement serait une trahison.
— En effet, reconnut le chevalier avec gravité. Et les conséquences pourraient en être désastreuses pour lui comme pour vous.
Elle leva sur lui des yeux incrédules.
— Insinuez-vous que mon père soit parjure du simple fait qu’il ose laisser entendre qu’Henry commet certaines erreurs ?
Blaidd se mit debout et prit les mains de Rebecca dans les siennes pour l’obliger à se lever, elle aussi.
— Je veux dire simplement que si votre père ne veut pas que l’on ait des doutes sur sa fidélité, il devrait faire attention à ce qu’il dit.
Elle pencha la tête de côté, les sourcils froncés.
— Doutez-vous de sa loyauté ?
— Non, répondit Blaidd sans hésitation alors qu’un sourire se dessinait sur ses lèvres. Dieu merci ! Moi, je n’en doute pas. Mais je crains que sa liberté d’expression ne lui attire des ennuis, c’est tout.
La colère de la jeune fille disparut aussi vite qu’elle était venue.
— Pardonnez-moi. Vous m’avez troublée… J’ai cru que vous l’accusiez. Or, vous êtes un proche du roi. S’il arrivait que vous exprimiez vos sentiments devant la cour…
— Je ne l’accuse pas, interrompit avec fermeté le chevalier. Je vous mets seulement en garde et j’espère que vous saurez en faire autant avec lui, mais sans déclencher son courroux.
— Je ferai de mon mieux, répondit Rebecca d’un ton apaisé.
Il eut de nouveau son sourire charmeur, irrésistible, et la prit dans ses bras.
— Nous nous sommes presque querellés, ma chérie, alors que nous sommes venus dans ces bois pour nous embrasser à l’abri des regards.
A peine eut-il terminé sa phrase que Rebecca se dressait sur la pointe des pieds et comblait son attente. Ils échangèrent un long baiser, tendre et passionné, et lorsque tous deux s’assirent de nouveau sur le chêne, Blaidd, cette fois, la prit sur ses genoux.
— Oh, Blaidd, murmura-t elle, je m’aperçois que je ne suis pas aussi forte que je le pensais. Si nous nous embrassons encore, je sens que je vais vous supplier de faire de moi votre femme ici même, sur ces feuilles mortes, mais je ne suis pas certaine que ce soit très convenable ! Alors, si vous voulez bien, je vais aller chercher ma harpe…
Elle trouva le courage de se lever.
— Vous avez raison, répondit Blaidd. Je crois que j’ai perdu la tête, tout à l’heure, lorsque je vous ai aperçue en train de chevaucher dans la prairie.
Elle rit et prit sa harpe dans la besace en cuir suspendue à la selle de sa jument, qui avait fini de se désaltérer et attendait, paisible, le moment où sa maîtresse remonterait en selle.
Rebecca revint près de Blaidd et accorda son instrument, retendant les cordes jusqu’à ce que la harpe sonnât juste. A la façon dont Blaidd la regardait faire, elle eut l’impression que l’instrument ne lui était pas inconnu.
— Savez-vous en jouer ? demanda-t elle en s’installant près de lui.
— Un peu, mais pas aussi bien que vous.
— Ou c’est vrai, ou vous êtes trop modeste !
— C’est la plus pure vérité.
— J’aimerais quand même vous entendre, dit-elle en lui donnant la harpe.
Il prit l’instrument avec précaution et se mit en position d’en jouer.
— Je commence à prendre conscience qu’il m’ait difficile de vous refuser quelque chose, ma damoiselle, dit-il en finissant d’accorder l’instrument.
— Je vous suggère, chevalier, d’arrêter de m’appeler comme vous le faites et de me désigner plutôt par mon prénom. Cela vous aidera peut-être à me dire non lorsque vous en avez envie !
— Peut-être… Rebecca, mais j’en doute !
Il lui prit la main et se pencha pour l’embrasser.
— En fait, reprit-il, je crois que vous me mènerez par le petit doigt jusqu’à la fin de ma vie.
Le cœur de Rebecca bondit de joie en entendant ces mots. Il avait donc réellement l’intention de l’épouser ?
Et cette façon dont il avait prononcé son nom de sa voix grave et mélodieuse… C’était purement merveilleux.
Eperdue de bonheur, elle suggéra, le regard baissé :
— Peut-être devriez-vous jouer, maintenant ?
Il émit quelques notes, l’air pensif, puis s’arrêta, et attendit que l’instrument fût tout à fait silencieux avant de commencer à chanter une ballade galloise tout en s’accompagnant à la harpe.
Rebecca ne comprenait pas les paroles de sa chanson, mais elle en devinait le sens aux inflexions de sa voix et aux accents langoureux de la mélodie. C’était une ballade sur le thème amoureux et c’était à elle qu’elle était adressée.
Elle observait les longs doigts qui pinçaient les cordes avec aisance et dextérité. Ces doigts qui maniaient si efficacement l’épée et dont le toucher était si subtil sur l’instrument de musique et, aussi, sur sa peau…
La respiration de Rebecca s’accéléra alors qu’elle regardait son compagnon penché sur la harpe. Il émanait de lui un étrange mélange de force et de douceur, de courtoisie et de fougue. A la fois redoutable jouteur et trouvère délicat, cavalier émérite et élégant danseur… Quelles qualités lui faisaient donc défaut ? Pour l’instant, elle n’avait pas encore trouvé…
Les doigts de Blaidd se figèrent sur le manche de l’instrument qui vibrait encore, et il se tut. Levant les yeux vers la jeune fille, il semblait attendre son verdict.
— C’était magnifique, dit-elle, même si je n’ai pas compris un mot de cette ballade.
— Il s’agit d’un homme loin de chez lui qui pense à celle qu’il aime. Il se demande ce qu’elle fait, si elle s’ennuie autant de lui que lui d’elle. Il se souvient de toutes sortes de petits détails à son sujet : la façon dont elle rejette ses cheveux en arrière, les petites rides charmantes qui se forment autour de ses yeux quand elle rit, la douceur de ses lèvres, la chaleur de sa peau…
— J’avais compris qu’il s’agissait d’une chanson d’amour, reconnut la jeune fille, oppressée soudain.
— Qu’aurais-je pu chanter d’autre en votre présence, ma mie ? chuchota-t il en posant la harpe à côté de lui, sur le tronc d’arbre.
Il glissa un bras autour des épaules de Rebecca et l’attira contre lui.
— Si je le pouvais, je vous chanterais des chansons d’amour toute la journée.
Elle ne put s’empêcher de sourire.
— J’ai l’impression que l’homme d’action que vous êtes se lasserait, à la longue, de ce genre de fadaises !
Il recoiffa une mèche rebelle derrière l’oreille de la jeune fille.
— Vous avez raison. Entre les chansons, je demanderais, sans doute, quelque compensation.
Elle enfouit les doigts dans les cheveux de Blaidd et, soudain plus audacieuse, s’enquit en le regardant dans les yeux :
— Quel genre de compensation, seigneur chevalier ?
— De petits baisers, répondit-il en se penchant sur elle pour butiner ses lèvres. Des caresses, de folles étreintes…
Alors qu’il s’apprêtait à l’embrasser encore, il entendit, derrière lui, la harpe basculer et n’eut que le temps de se retourner pour l’empêcher de tomber.
Laissant échapper un soupir, Rebecca se leva et prit l’instrument.
— Je crains qu’il ne s’agisse là d’un signal pour nous rappeler que nous devrions rentrer au château. Il y a longtemps, déjà, que nous sommes là.
— Cela m’a semblé bien court. J’ai eu si rarement l’occasion de vous parler seul à seule.
— J’avais envie aussi d’être seule avec vous, Blaidd, mais il faut que nous nous montrions prudents, assura-t elle en rangeant l’instrument.
— Je fais de mon mieux pour déplaire à Laelia, dit-il plaisamment.
— La décourager ne sera pas facile. Vous êtes très séduisant, messire. Je ne serais pas surprise que ma sœur ferme les yeux sur tous vos manquements.
Elle soupira.
— Evidemment, vous n’êtes pas responsable de votre physique, mais vous pourriez peut-être faire un effort pour paraître moins charmant !
— J’ai fait l’impossible pour ennuyer Laelia, ce matin, protesta Blaidd. Je ne peux pas être plus désagréable avec elle que je ne le suis déjà si je ne veux pas prendre le risque de m’attirer les foudres de votre père. A la fin, il pourrait me refuser le droit de courtiser sa fille cadette.
Elle le jaugea, paupières mi-closes.
— Hum ! Et que feriez-vous si c’était le cas ?
— Je crois que je serais conduit à vous enlever à la faveur de la nuit.
— Vous allez me faire rêver…
— Vraiment ? murmura-t il dans son cou. Alors, je vous enlève sur-le-champ !
Elle rit, ravie.
— J’en serais enchantée, mais je doute que mon père le soit autant ! Croyez-vous que la juridiction royale prêterait une oreille compréhensive à mon plaidoyer ?
— J’ai beaucoup d’amis à la cour. Ils prendraient notre parti.
Elle pencha la tête de côté et le considéra d’un air perplexe.
— Vous n’êtes pas sérieux, n’est-ce pas ?
— Si, répondit Blaidd sans sourire. Si nous n’avions pas d’autre solution, je serais prêt à prendre ce risque.
Elle déposa un petit baiser sur sa joue.
— C’est gentil de l’envisager, mais j’espère que nous ne serons jamais réduits à de telles extrémités. Et maintenant, il faut que vous retourniez à Throckton. Je vais attendre un peu ici, puis je rentrerai à mon tour.
— Pas question. C’est vous qui partez la première. Je ne vous laisserai pas seule dans ce bois.
— Blaidd ! Ne vous ai-je pas clairement dit… ?
— Chut ! ordonna le chevalier en posant l’index sur les lèvres de Rebecca. Laissez-moi le plaisir de vous protéger, ma chérie. Permettez à mon esprit chevaleresque de se manifester pour celle que je chéris plus que tout au monde.
Elle décela dans son regard une détermination inébranlable et une inquiétude non feinte qui la toucha au tréfonds de son âme.
— Puisque vous me faites cette demande en ces termes, seigneur chevalier, je vous concède le droit de partir en second, mais à une seule condition.
— Laquelle ?
— Que vous me donniez un dernier baiser avant que je ne vous laisse !

aghatha 22-12-09 09:19 PM

oh il é adorable ce roman j en suis tombé amoureuse:

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 22-12-09 09:44 PM

ÇÞÊÈÇÓ:

ÇáãÔÇÑßÉ ÇáÃÕáíÉ ßÊÈÊ ÈæÇÓØÉ aghatha (ÇáãÔÇÑßÉ 2125642)
oh il é adorable ce roman j en suis tombé amoureuse:


hihihi
tant mieu :mo2::mo2::mo2::mo2:

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 28-12-09 01:03 PM

chapitre 11



Le cuisinier, qui présentait ses doléances à Rebecca depuis un instant, leva les bras en l’air dans un geste d’exaspération.
— Les garnements ! cria-t il en baissant les yeux sur les deux marmitons qui regardaient le bout de leurs pieds. Ce ne sont que des paresseux ! Mes poêles et mes marmites n’ont pas été lavées correctement depuis une semaine. Et celui-ci — il désigna du doigt le plus petit des deux garçons — s’est servi de ma plus belle louche pour tuer une souris !
Rebecca demeura stoïque. Elle était habituée aux emportements de Rowan contre les garçons de cuisine et, quand ils avaient lieu, ne s’en étonnait plus.
— Je n’ai plus qu’à utiliser la louche pour allumer le feu, reprit le cuisinier en désignant la cheminée monumentale.
Rebecca réussit à garder son sérieux en regardant Rowan vitupérer et gesticuler même si, intérieurement, elle avait peine à réprimer une furieuse envie de rire.
— C’est un grand dommage, Rowan, reconnut-elle, d’un air compatissant.
Le cuisinier abattit ses larges mains sur la table massive en chêne où il préparait la nourriture puis, se redressant, il croisa les bras sur la poitrine. Par-dessous son épaule, Rebecca aperçut une souris qui traversait la salle en direction du garde-manger.
— Peut-être devriez-vous laisser au chat l’accès du garde-manger ? suggéra-t elle.
— Il ne s’agit pas des souris ! dit en rugissant Rowan. Ce chenapan a cassé ma plus belle louche en deux en frappant la pierre.
Lorsqu’il se mettait dans de tels états, Rowan n’évoquait rien d’autre pour Rebecca qu’un gros bébé pleurnicheur, et elle se plut à l’imaginer dans un immense berceau.
Réprimant son hilarité grandissante, elle répondit :
— Je vous comprends, Rowan, et je pense aussi qu’il faut punir ces polissons. Je leur parlerai et…
— A quoi bon ? interrompit le cuisinier. Je leur ai déjà parlé, mais ils ne veulent rien comprendre. Ce ne sont que des gredins dont on ne tirera rien !
Rebecca n’était pas tout à fait de cet avis et elle connaissait la difficulté qu’ils avaient de retenir les domestiques hommes à leur service. Trop souvent, dès qu’ils étaient bien formés, ils quittaient Throckton pour se marier ou aller vivre dans un bourg plus important.
— Je comprends, Rowan, que vous soyez révolté à cause de cette louche, mais c’est à moi, et à moi seule, qu’il revient de décider si nous gardons ou non un domestique. Alors, je vous suggère d’aller sortir du four votre pain qui va brûler et de me laisser m’occuper moi-même des marmitons.
Le cuisinier fronça les sourcils, manifestement mé*******. Mais, conscient de ce que la fille de son seigneur ne plaisantait pas, il se tut et s’exécuta.
— Venez avec moi, dit Rebecca en s’adressant aux deux jeunes garçons.
Elle sortit dans la cour où un vent soudain colla sa robe contre ses chevilles comme les tuniques des gardes, sur le chemin de ronde, à leur poitrine. Un rapide regard autour d’elle lui permit de constater que ni Blaidd ni son écuyer, avec lequel il semblait d’ailleurs avoir renoué de meilleures relations, n’étaient en vue. Sans doute se trouvaient-ils dans la cour en compagnie de Dobbin et de ses gardes où ils s’entraînaient au maniement des armes.
L’amitié qui était née très spontanément entre Blaidd et Dobbin ravissait Rebecca, et elle ne s’en étonnait d’ailleurs pas. Les deux hommes, en effet, présentaient de nombreux points communs : ils étaient grands, forts, sûrs d’eux-mêmes, et se montraient tous deux des cavaliers accomplis et d’excellents bretteurs.
La jeune fille aurait été extrêmement peinée si Dobbin n’avait pas aimé le chevalier, et réciproquement, car elle n’avait aucun doute sur ses propres sentiments pour Blaidd. Il ne pouvait s’agir que d’amour, un amour qui avait grandi au cours des derniers jours lorsqu’ils avaient passé quelques moments ensemble où ils parlaient librement et échangeaient de furtifs baisers.
Par ailleurs, si Laelia ne semblait plus si désireuse de partager la compagnie de Blaidd, la sympathie du comte à l’égard de ce dernier, en revanche, ne se démentait pas. Ils jouaient quotidiennement aux échecs ensemble et avaient de longues conversations où ils abordaient fréquemment les questions de politique comme la veille encore.
Rebecca écarta Blaidd de sa pensée pour concentrer son attention sur la crise domestique qu’elle tentait de régler.
— Rappelez-moi vos noms, jeunes gens ? demanda-t elle lorsqu’elle fut près du puits en compagnie des deux marmitons.
— Moi, c’est Bert, marmonna le plus jeune, qui avait brisé la louche de Rowan.
La peau mate, les cheveux bruns, il ne devait pas avoir plus de dix ans.
— Et lui, ajouta-t il, c’est Robbie, ma damoiselle.
Le dénommé Robbie avait des cheveux roux saupoudrés de farine. L’arête de son nez et ses pommettes étaient mouchetées de taches de rousseur.
— Eh bien, Bert et Robbie, c’est à vous de parler, maintenant, dit Rebecca avec douceur. Pourquoi n’avez-vous pas fait votre travail convenablement ?
— Si, ma damoiselle, on a bien travaillé, protesta Bert. Mais il dit toujours que ce n’est pas bien, alors… nous…
— Auriez-vous cessé de faire de votre mieux ? suggéra Rebecca.
Aucun des jeunes garçons ne répondit. Nerveux, Bert dessinait sur le sol du bout du pied.
— Est-ce que tu te rends compte que ce n’était pas une très bonne idée de choisir la plus belle louche de Rowan pour tuer une souris ?
— Elle était en train de se sauver, alors j’ai pris la première chose que j’ai trouvée !
Rebecca resta silencieuse un instant avant de s’enquérir :
— Est-ce que cela vous plaît de travailler en cuisine ?
Les deux garçons échangèrent un regard inquiet. Il était évident qu’il ne leur déplaisait pas de toucher un salaire et de prélever quelques bons morceaux des plats avant qu’ils ne partent à la table du comte. Ils étaient sûrs ici de ne jamais manquer de nourriture.
— J’ai peur de ne pas réussir à convaincre Rowan de vous garder. Auquel cas, je serai obligée de vous renvoyer chez vous, à moins que je ne vous trouve quelque autre emploi ?
— J’aimerais bien travailler aux écuries, ma damoiselle, dit aussitôt Bert. Je préférerais être valet d’écurie plutôt que marmiton.
— Moi aussi ! dit en écho Robbie.
Rebecca réfléchit un instant à leur requête. L’un des garçons d’écurie avait récemment quitté Throckton pour se rendre à Londres et un palefrenier l’avait informée, récemment, de son intention de se marier et de devenir laboureur ; ce qui signifiait qu’un valet d’écurie prendrait sa place. Il y aurait donc de la place pour deux garçons d’écurie.
— Je veux bien vous employer aux écuries, répondit enfin Rebecca, à condition que vous vous trouviez deux remplaçants pour la cuisine.
— Promis, ma damoiselle ! répondit Bert avec enthousiasme.
— Maintenant, donnez-moi vos tabliers et sauvez-vous.
Ils retirèrent prestement leurs longs tabliers blancs et les tendirent à Rebecca avant de se sauver. En les voyant franchirent la porte du château, Rebecca souriait mais son expression ne tarda pas à changer quand elle se demanda à qui elle proposerait de laver les marmites, les chaudrons, les écuelles et les aiguières, ainsi que les broches et autres ustensiles de cuisine ? Peut-être Bran et Tom feraient-ils l’affaire ?
— Rebecca !
Elle se retourna et vit son père descendre les marches du logis et venir vers elle en pressant le pas. Il avait à la main un parchemin roulé dont il se mit à tapoter nerveusement sa jambe lorsqu’il s’arrêta devant sa fille.
— Qu’y a-t il, père ? questionna Rebecca qui s’interrogeait sur le message responsable de cette impatience fébrile qu’elle lisait sur le visage du comte.
— Nous recevrons des hôtes aujourd’hui qui seront là sous peu. Il s’agit d’un prince danois et de sa suite, soit environ cinquante chevaliers et leurs écuyers. J’étais au courant de leur prochaine visite mais je ne savais pas exactement quand ils viendraient. Or, ce parchemin m’annonce que leur arrivée est imminente.
Rebecca, abasourdie par la nouvelle, restait sans voix.
— Un prince danois ? répéta-t elle enfin. Et cinquante chevaliers ? Pourquoi viennent-ils ici ?
— Pour établir un commerce avec nous, autant que je sache. Peut-être ce prince a-t il eu vent de la beauté de ta sœur ? Ne serait-ce pas merveilleux si Laelia pouvait devenir princesse ?
Rebecca lança un regard autour d’elle pour s’assurer qu’on ne les écoutait pas.
— Pourquoi recevez-vous un Danois à Throckton, père ? protesta-t elle. Avez-vous oublié que ce peuple nous a fait la guerre pendant des siècles ?
Le comte ne parut pas du tout décontenancé par sa réaction.
— C’est de l’histoire ancienne, Rebecca. Il n’y a plus d’hostilité entre nos peuples à présent. Si un prince danois veut acheter notre laine ou courtiser ma fille, je n’y vois aucun inconvénient.
— Mais qu’est-ce que le roi pensera de… ?
Le comte l’interrompit.
— Henry s’en moquera éperdument pourvu que je lui verse l’impôt et qu’il puisse en faire profiter ses amis français.
Se souvenant des recommandations de Blaidd, Rebecca ouvrit la bouche pour opposer d’autres objections à la réponse de son père, mais il lui imposa le silence d’un geste impérieux de la main.
— Je n’ai pas l’intention de débattre de cette question avec toi, Rebecca. Assure-toi seulement qu’il y ait assez de logements en état d’accueillir Valdemar et les siens, et de quoi les nourrir au dîner. Fais servir le meilleur vin.
— Vous n’avez pas oublié, père, que le chevalier Morgan est toujours ici et qu’il est un proche ami du roi ?
— Je ne l’ignore pas et il pourra dire à Henry tout ce qu’il voudra au sujet de Valdemar s’il juge que c’est important. Cela ne fera pas de mal au roi d’apprendre que le monde ne se limite pas à la France et à Rome.
Il cligna de l’œil d’un air malicieux.
— Et un peu de compétition entre le prince et le chevalier ne desservira pas la cause de Laelia, au contraire !
Il eut un petit rire et se dirigea vers les écuries, sans doute pour y informer les palefreniers de l’arrivée des Danois.
En regardant son père s’éloigner d’un pas vif, Rebecca se demanda si, à supposer que Blaidd fût intéressé par Laelia, cette dernière et le comte le choisiraient, plutôt que le prince, pour entrer dans leur famille. C’était fort peu probable…
Elle-même avait, en tout cas, de bonnes raisons de se réjouir car, si Laelia était donnée au prince danois, Blaidd serait libre de la courtiser autant qu’il le voudrait. Sa sœur, dans ce cas, ne pourrait pas lui en vouloir d’avoir conquis le cœur du chevalier.
De quel œil, cependant, le roi verrait-il cette alliance avec un prince danois ?
Le comte répétait sans cesse à ses filles qu’il comptait pour bien peu dans le royaume. Peut-être Henry ne prendrait-il pas ombrage de cette alliance et les laisserait-il vivre à leur guise aussi longtemps que Throckton paierait régulièrement l’impôt ?
Il valait mieux toutefois en parler avec Blaidd, et, s’il estimait que le roi risquait de ne pas apprécier ce mariage, elle tenterait de dissuader son père de donner Laelia au prince Valdemar.
*
* *
Elle avait à peine fait un pas en direction du château qu’un garde cria qu’il voyait approcher un groupe de visiteurs.
Quelques instants après, plusieurs cavaliers, portant bannières et oriflammes qui flottaient au vent, firent leur entrée dans la cour. Le cliquetis des harnais, le martèlement des sabots sur les pavés, les conversations des hommes dans une langue étrangère et gutturale créèrent un vacarme important entre les murs d’enceinte.
A la tête des cavaliers s’avançait un géant blond dont le manteau bleu, tenu par une énorme broche en or, était rejeté sur ses larges épaules. Sa cotte de mailles brillait au soleil et il promenait son regard sur la cour du château comme s’il en était déjà le maître.
Rebecca, confondue et inquiète, observait la scène, tout comme les gardes sur le chemin de ronde ou ceux placés à l’entrée du château. Servantes et serviteurs s’étaient arrêtés dans leur activité et regardaient, l’un par une porte, l’autre une fenêtre, le troisième un œil de bœuf ou une meurtrière. Tous les regards, au demeurant, convergèrent sur le comte de Throckton lorsqu’il sortit de l’écurie et se dirigea vers son hôte.
La jeune fille, qui s’était rapprochée du logis seigneurial, vit entrer dans la cour, derrière les derniers Danois, Blaidd et Dobbin, suivis d’un Trevelyan pantelant. Les deux hommes semblaient essoufflés également comme s’ils avaient couru. Dobbin, en particulier, paraissait extrêmement troublé par cette irruption soudaine de chevaliers étrangers dans le château de son maître.
Quant à l’expression de Blaidd, elle était impénétrable, mais Rebecca devina sa méfiance à la tension de ses épaules et à sa manière de se tenir comme s’il était prêt à tirer son épée.
Laissant Dobbin avec ses hommes près de la porte d’entrée, il se fraya un chemin entre les cavaliers dédaigneux et marcha droit sur le comte qu’il rejoignit au moment où le prince danois descendait lestement de son cheval.
De très grande taille et les épaules carrées, ce dernier se tourna vers le comte de Throckton qui le salua chaleureusement.
— Bienvenu, prince ! dit-il avec un large sourire en ouvrant les bras pour lui donner l’accolade.
Mais au moment où il croyait embrasser le Danois, ce dernier marqua un temps d’arrêt car il venait d’apercevoir Laelia devant la porte du logis.
Pour une fois, Laelia ne fondit pas comme neige au soleil sous le regard insistant de l’étranger. Au lieu de fixer le bout de ses pieds comme elle en avait l’habitude lorsqu’elle était en présence, pour la première fois, d’un nouveau prétendant, elle levait ses grands yeux sur le Danois et le considérait comme si elle n’avait encore jamais vu un homme. Et lui, de son côté, ne voyait qu’elle.
Le comte fit signe à Laelia d’approcher.
— Prince, permettez-moi de vous présenter ma fille, Laelia.
La jeune fille rejoignit son père et, souriant avec grâce, fit la révérence avec un bonheur si évident que Rebecca en fut stupéfaite.
Le Danois s’inclina profondément devant elle.
— Mes hommages, ma damoiselle, dit-il avec son fort accent.
Le sourire de Laelia s’élargit. Ce n’était pas l’un de ces sourires faussement amicaux qu’elle adressait d’habitude à ceux qui la courtisaient. Cette fois, son regard riait et exprimait un réel *******ement, comme Rebecca ne lui en avait pas vu depuis très longtemps.
— Charmée de faire votre connaissance, prince, répondit-elle d’une voix claire et parfaitement audible dans le murmure ambiant.
— Appelez-moi, Valdemar, ma damoiselle, si vous voulez me faire plaisir, dit le Danois.
Laelia ne sut que répondre et resta confuse, tout comme le comte d’ailleurs.
— Je suis le fils du roi du Danemark, reprit le prince Valdemar, mais la reine n’est pas ma mère.
Comprenant qu’il s’agissait d’un bâtard, l’expression du comte changea du tout au tout.
— Rebecca est ma fille cadette, dit-il entre ses dents en désignant la jeune fille.
Rebecca, qui n’avait pas l’habitude d’être présentée, esquissa une révérence et sourit d’une manière figée.
Le regard que posa sur elle le prince était manifestement peu aimable, mais elle avait souvent vu ce genre d’expression sur les visages des jeunes gens arrogants.
A cet instant, Blaidd avança d’un pas vers l’étranger qui le toisa avec mépris. Il faisait manifestement peu de cas de cet homme vêtu d’un pourpoint de cuir directement sur la peau et laissant voir ses bras musculeux, ses chausses couvertes de boue et ses bottes de cuir usées.
Les deux hommes se dévisagèrent un moment avec une hostilité non déguisée et Rebecca redouta même que Blaidd, dont l’expression était devenue presque féroce, ne provoquât le Danois.
Mais, au contraire, l’instant d’après il fit un large sourire qui ne s’étendit pas, toutefois, à son regard, et s’inclina avec déférence devant le prince.
— Blaidd Morgan, vassal de Sa Majesté Henry, annonça-t il.
— Vous êtes gallois ? dit Valdemar d’un ton qui ne laissait aucun doute sur le peu d’estime qu’il accordait aux habitants du pays de Galles. Je vous croyais tous très petits.
Le sourire de Blaidd se glaça — et le cœur de Rebecca aussi.
— Nous ne sommes pas plus des nains que les Danois ne sont des pirates, répondit-il sur un ton qu’il réussit à rendre plaisant malgré la colère qui grondait en lui.
Valdemar tourna son regard vers Laelia qui le contemplait comme s’il avait été un dieu descendu de l’Olympe. Rassuré par l’expression admirative de ses yeux, il eut un éclat de rire guttural qui résonna entre les murs du château, se répercutant de courtine en courtine.
— Nous le fûmes, un jour, mais aujourd’hui nous abordons vos rivages pour y faire du commerce.
— Parfaitement ! s’exclama le comte en se plaçant entre les deux hommes. Le prince Valdemar est en Angleterre pour acheter de la laine et il a la gentillesse de nous faire l’honneur de sa visite.
Il entraîna ses hôtes vers le logis et Laelia, qui, pour une fois, semblait avoir été oubliée, pressa le pas derrière eux comme un petit chien.
— Le chevalier Morgan, qui est un remarquable champion, est très proche de Sa Majesté, reprit le comte. Allons à l’intérieur prendre une collation. Vous devez avoir un grand besoin de vous restaurer.
Les derniers mots de son père eurent sur Rebecca l’effet d’un coup de fouet. Rien n’avait été préparé pour ces hôtes inattendus qu’il allait tout de même falloir nourrir. Rowan allait certainement piquer une colère… Aurait-on assez de vin ? De même que de paille et de foin pour les chevaux ? Et aurait-on de quoi les coucher tous ? Sinon, il faudrait qu’ils dorment dans la grande salle, à même le sol, roulés dans leurs couvertures.
Rebecca se voyait en face d’une montagne de tâches à accomplir au plus vite alors qu’elle n’aurait rien voulu davantage qu’être seule avec Blaidd et s’entretenir avec lui de cette surprenante visite.
Elle ne pourrait pas, malheureusement, trouver un moment de tranquillité pour lui parler dans la soirée ni, sans doute, au cours de la journée du lendemain, et elle ignorait combien de temps durerait le séjour des Danois à Throckton.0


**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 10-01-10 10:35 AM

CHAPITRE 12



A la faible clarté de la lune, Blaidd se laissait descendre le long de la corde fixée à l’un des merlons des remparts. Il avait trouvé un endroit qui n’était pas dans l’axe de mire des sentinelles car il voulait se rendre au cabaret où travaillait Ester sans être vu des gardes.
L’arrivée à Throckton de l’arrogant Danois lui avait brutalement rappelé la raison de sa présence en ce lieu. Même s’il était en train de tomber amoureux, il aurait dû s’acharner un peu plus à déterminer si le comte complotait ou non contre la couronne.
Il aurait dû interroger Meg avec un peu plus d’insistance et, surtout, aller voir Ester bien avant. Actuellement, la servante était trop occupée pour avoir le temps de lui répondre et il passait lui-même le plus de temps possible en compagnie du comte et de son hôte de marque pour essayer de déterminer s’ils étaient réellement en relation pour des échanges commerciaux ou s’ils poursuivaient un but d’une tout autre nature.
La raison commerciale était officiellement la seule invoquée pour expliquer la présence des Danois à Throckton et il ressortait des conversations que Blaidd avait entendues que c’était la première fois qu’ils y venaient. Chaque domestique qu’il avait questionné à ce sujet lui avait donné la même réponse, mais il avait appris, ce faisant, que le comte recevait des hôtes de tous les coins du royaume et qu’ils ne venaient pas tous pour courtiser sa fille aînée.
Ça ne signifiait pas qu’il fût en train de comploter contre Henry. Peut-être ne recevait-il autant de monde que pour faire du commerce, et c’était de là que provenaient les revenus complémentaires à ceux de la terre qui lui permettaient de poursuivre tous ces travaux de fortification ?
Blaidd n’avait pas eu davantage l’occasion de parler avec Rebecca et de la questionner au sujet des Danois, mais elle devait être extrêmement occupée avec l’organisation de tous les repas.
Il doutait qu’elle pût, dans ces conditions, déceler quoi que ce fût d’anormal. D’autant moins qu’elle ne pouvait concevoir que son père eût la moindre intention de trahir le souverain ; c’était, en tout cas, ce qu’elle lui avait laissé entendre le jour où ils avaient chevauché ensemble. Il pensait également que Laelia ignorait tout des éventuels agissements de son père et qu’elle était parfaitement étrangère à la politique même si elle se montrait totalement fascinée par le Danois.
Le comte, quant à lui, continuait de se montrer un hôte très agréable et courtois, mais il esquivait avec beaucoup d’adresse tout sujet de conversation que Blaidd essayait d’introduire et qui avait trait à ses relations avec les étrangers. Et lorsque le chevalier posait une question plus directe sur le sujet, il répondait invariablement qu’il faisait du commerce avec ses visiteurs.
Blaidd s’en voulait d’avoir été aussi négligent, de s’être laissé aveugler par ses émotions et la jovialité de son hôte. Surtout, il n’aurait pas dû faire passer son propre bonheur avant son devoir.
Il atteignit le bas de la muraille qu’il longea jusqu’au pont-levis. Là, se suspendant à l’une des poutres du pont, il franchit les douves à la force des bras et, une fois de l’autre côté du fossé, s’éloigna du château le plus discrètement possible en longeant les maisons pour toujours rester dans leur ombre.
Il s’assura qu’il n’y avait aucun témoin lorsqu’il entra dans le cabaret où il fut reçu par des cris de surprise étouffés et des rires de gorge. La brune pulpeuse qui lui avait déjà parlé et qui, manifestement, régnait sur la maison vint au-devant de lui d’un air triomphant.
— Je me doutais que vous reviendriez, mon beau chevalier.
— Je n’ai pas pu résister, répondit Blaidd en scrutant les visages des femmes réunies dans la salle. Où est la jolie blonde ?
— Ah ! Je pensais que vous la réclameriez. Elle m’a dit comment vous la regardiez lorsque vous êtes venu rechercher ce gamin… Et, bien sûr, si Son Arrogance, là-haut, ne vous laisse pas l’approcher, vous serez bien ******* de vous consoler avec Ester qui lui ressemble pas mal. Vous n’êtes pas le premier ni, sans doute, le dernier.
Blaidd n’éprouvait qu’écœurement mais il voulait mener à bien sa mission.
— Combien ? demanda-t il.
— Cinq pennies.
— C’est un prix trop élevé.
— Pas pour elle, comme vous allez d’ailleurs, bientôt, vous en apercevoir.
Blaidd sortit sa bourse et donna la somme à la tenancière qui s’empressa de la ranger dans une poche cousue à l’intérieur de sa robe.
— Où est-elle ?
La femme indiqua l’escalier du menton.
— Toujours dans la même chambre, mais il va falloir attendre un peu. Elle est très demandée, notre Ester.
La brune eut un rire sardonique qui glaça le sang de Blaidd.
— Je vais vous tenir compagnie pendant que vous attendez, proposa l’une des filles en se glissant près de lui.
— Je ne veux pas attendre, répondit-il en s’adressant à la maquerelle. Combien pour qu’elle soit libre tout de suite ?
Le regard de la femme se mit à briller.
— Encore cinq pennies.
Blaidd paya sans discuter. Il avait déjà perdu assez de temps.
La tenancière prit la direction de l’escalier en roulant ses fortes hanches et monta les marches de la même manière. Sans attendre d’y être invité, Blaidd lui emboîta le pas.
Plusieurs filles, qui s’étaient approchées, lui barrèrent le passage en minaudant, mais il passa entre elles sans ménagement.
— Nous ne sommes pas assez bien pour vous, messire ? Nous aurions pu, pourtant, vous apprendre quelques bons tours.
Il n’en doutait pas, mais ne souhaitait rien apprendre d’elles.
La tenancière tourna à droite en haut de l’escalier et frappa violemment à la porte de la chambre d’Ester sans se soucier des gémissements et des grincements de sommier qui provenaient de la pièce.
— Eh ! Meunier ! s’écria-t elle. Le temps est passé !
Il y eut un silence puis, d’une voix essoufflée, l’homme demanda :
— Déjà ?
— Oui, et largement !
Ils entendirent le meunier grommeler, puis des bruits de pas et de vêtements froissés.
— Dépêchez-vous ! cria la tenancière en observant Blaidd qui ne cachait pas son impatience.
La porte s’ouvrit et un colosse au visage rubicond parut, sa blouse ouverte sur la poitrine, ses chausses sous le bras et ses gros souliers à la main.
— Qu’est-ce qui vous prend ? dit-il en foudroyant du regard la maîtresse des lieux.
Puis, apercevant Blaidd, il baissa le nez et, sans ajouter un mot, descendit l’escalier.
La femme ouvrit tout grand la porte de la chambre et invita le chevalier à y entrer.
— Amusez-vous bien, messire !
Elle se colla à lui au moment où il passa dans l’embrasure et il dut la repousser pour se frayer un chemin. Puis elle referma la porte derrière lui et il l’entendit rire alors qu’elle descendait l’escalier.
Ester était assise dans le lit, les draps remontés sur la poitrine. Reconnaissant Blaidd, elle lui sourit.
— Oh ! dit-elle. C’est vous.
Le chevalier s’approcha du lit.
— La dernière fois que je vous ai vue, dit-il à mi-voix pour n’être pas entendu au cas où quelque fille se fût placée de l’autre côté de la porte branlante, vous m’avez laissé entendre que vous aviez certaines informations à me transmettre dans l’intérêt de Rebecca Throckton. De quoi s’agissait-il ?
Ester se leva.
— Vous ne voulez rien d’autre ? s’enquit-elle d’une voix caressante en faisant nonchalamment le tour du lit.
Affichant sa nudité avec beaucoup d’aisance, elle s’approcha d’une table où étaient disposées deux coupes en bronze et une outre à vin.
— Non, répondit-il laconiquement.
Elle se versa du vin et s’appuya à la table pour boire lentement, laissant tout son temps à Blaidd pour admirer son corps superbe, à la fois voluptueux et délié.
— En êtes-vous bien certain ? insista-t elle en reposant la coupe, ce qui fit onduler la magnifique chevelure d’or qui lui tombait sur les épaules.
— Absolument. Si vous m’avez menti pour m’attirer ici, je m’en vais immédiatement.
— Aussi vite ? Vous allez faire rire mes amies.
— Pardon ?
— Je leur dirai la vérité, d’ailleurs : qu’il manque malheureusement quelque chose d’essentiel au beau chevalier.
— Vous pouvez leur dire ce que vous voulez, cela m’est bien égal, répondit Blaidd en tournant sur ses talons.
Lorsqu’il eut la main sur le loquet de la porte, il se retourna vers la jeune femme et lui lança un dernier regard ironique par-dessus son épaule.
— Si vous pensez qu’elles vous croiront, ne vous en privez pas.
Changeant d’attitude, elle courut vers lui et posa une main sur la sienne.
— Ne partez pas, supplia-t elle. Je ne vous ai pas menti. J’ai quelque chose d’important à vous dire.
Elle leva ses grands yeux verts sur lui et, cette fois, il vit une lueur de sincérité dans son expression.
Il la laissa écarter sa main du loquet mais ne la lui abandonna pas.
— Pourquoi vous êtes-vous joué de moi ainsi ?
Elle haussa les épaules.
— Les hommes qui entrent ici ne viennent que pour une seule raison… et vous êtes un homme, n’est-ce pas ?
— Pas de ce genre.
— Alors, vous êtes l’exception qui confirme la règle, répondit-elle en prenant une chemise sur une pile de vêtements.
Elle l’enfila et alla s’asseoir au bord du lit.
— J’ai entendu dire que vous étiez un proche du roi ?
— En effet.
— Très proche ?
— Certains le diraient.
— Est-ce qu’il vous écouterait si vous vous portiez garant d’une personne ?
— Probablement, répondit Blaidd avec prudence.
Elle acquiesça d’un hochement de tête.
— Tant mieux, car il faudra que vous aidiez damoiselle Rebecca.
Une peur intense, inconnue et subite saisit Blaidd.
— Vous la croyez en danger ?
— Elle pourrait l’être, mais pas de son propre fait… Il faudrait que vous disiez au roi que si les choses tournent mal…
Blaidd plissa les yeux d’un air suspicieux.
— Que voulez-vous dire ?
Ester balança ses pieds au bord du lit et finit par répondre d’une manière indirecte :
— J’ai entendu dire qu’il y avait des visiteurs au château.
Il aurait été difficile aux villageois de ne pas voir la troupe de Valdemar lorsqu’elle avait traversé le village, pensa Blaidd.
— Hum, hum…, dit-il prudemment.
— Ce n’est pas la première fois que des Danois viennent à Throckton mais auparavant, ils s’étaient fait passer pour des Allemands. Je l’ai appris par l’un d’entre eux qui était venu se distraire ici.
Elle fit la grimace en poursuivant :
— Il disait que je lui rappelais une fille de son pays.
L’inquiétude du chevalier grandit. Pourquoi les Danois avaient-ils caché leur identité, sinon parce que leur rencontre avec le comte de Throckton était liée à d’autres raisons que le seul négoce ?
S’ils conspiraient vraiment ensemble, cependant, pourquoi le prince Valdemar proclamait-il ainsi sa nationalité ?
— Il n’est pas interdit de faire du commerce avec les Danois, répondit-il à Ester.
Il avait fait cette même réflexion à Trevelyan et le jeune homme avait affiché une expression qui ressemblait étrangement à celle de la jeune blonde.
— Vous croyez réellement qu’il n’a pas d’autres intentions ? dit-elle en désignant du pouce la direction du château. Vous pensez que cet intrigant n’a pas d’autres ambitions ? Moi, je doute qu’il vende une seule pelote de laine à ce prince Valdemar ! A la tête de sa garnison, de la troupe de Danois et de plusieurs barons anglais qui partagent son point de vue, il ne craindrait pas de marcher sur Londres pour chasser le roi du trône, voilà ce que j’en pense !
Elle avait raison, et, si sa supposition se concrétisait, ce serait l’anarchie dans le royaume. Mais comment cette gourgandine pouvait-elle connaître les intentions du seigneur de Throckton, elle qui ne quittait presque jamais ce lieu de perdition ?
— Il y a plusieurs semaines que je suis là, cependant, répondit Blaidd, et même si j’ai constaté que le comte était critique à l’égard de la couronne, il n’a rien dit ni rien fait qui ressemblât, selon moi, de près ou de loin à un acte de rébellion contre notre souverain.
Ester eut un petit sourire narquois.
— Vous pensez peut-être qu’il n’a aucune ambition ? Qu’il est parfaitement satisfait ici dans son beau château ? Qu’il ne jalouse pas ceux qui ont plus de pouvoir à la cour ?
— Je ne l’ai jamais entendu dire quoi que ce soit qui indique qu’il ait le goût du pouvoir.
— Alors, il vous a trompé, vous aussi, avec ses sourires et ses amabilités. Pourquoi pensez-vous qu’il n’a jamais accepté aucune des demandes en mariage pour Laelia ? Parce qu’il attend que la demande soit faite par un homme vraiment influent et puissant.
— Certes, mais il veut surtout que sa fille fasse le meilleur mariage possible, ce qui est le souhait de tout père aimant ses enfants.
— Parce que vous croyez qu’il est préoccupé par le bonheur de ses filles ? Ma mère travaillait comme servante au château. Elle a été témoin de la vie de chacune de ses trois femmes et elle les a toutes vues mourir. Il a toujours laissé très clairement comprendre qu’il voulait un héritier, et il ne pleurait pas longtemps la disparition de ses épouses. Ma mère l’a même entendu jurer devant le lit de mort de sa dernière femme pour l’avoir laissé encore une fois avec une fille. La malheureuse enfant, d’ailleurs, n’a pas survécu.
— Il montre de l’affection à ses filles, pourtant, protesta Blaidd qui n’arrivait pas à croire la jeune femme.
— Parce qu’elles lui sont utiles. Laelia, pour faire une bonne alliance, et Rebecca car elle assure le bon fonctionnement du château. Mais lui-même n’est qu’un hypocrite. Il joue à l’hôte bon et généreux alors qu’il n’a aucune de ces qualités. C’est un butor cupide et égoïste qui n’a pas une once de charité et est incapable de la moindre pitié.
— Je comprends que vous ayez ce regard sur lui… Je connais votre histoire, je sais qu’il ne vous a pas aidée, votre enfant et vous…
— Bon sang ! Non, il ne m’a pas aidée ! s’écria Ester en serrant les poings. Il m’a traitée de tous les noms et jetée hors de chez lui. Si j’avais pu rester au château, mon bébé aurait sans doute vécu. Mais il est né ici, dans ce bouge !
Elle fit un geste pour désigner la chambre sale et misérable puis reprit, la voix plus forte :
— Le comte de Throckton, je peux le dire, a tué son petit-fils !
Blaidd, déconcerté, la fixait.
— Le comte… ?
— Il est mon père.
Elle se leva et, un petit sourire innocent et moqueur aux lèvres, se tourna lentement vers le chevalier.
— Ne voyez-vous pas la ressemblance avec Laelia ? C’est pourtant flagrant, non ?
Il voyait, en effet, quelque chose de commun entre les deux visages. Ce n’était pas flagrant, mais la forme de la bouche et des yeux, ainsi que leur couleur, étaient semblables, de même que la blondeur, évidemment.
— Est-ce la raison pour laquelle Rebecca a essayé de vous aider ?
— Elle n’est pas au courant. Personne ne le sait, à l’exception de lui et de vous maintenant. Ma mère a reçu une bonne somme pour garder le secret. Elle ne m’a dit la vérité qu’un peu avant de mourir, mais là encore elle m’a fait jurer de ne jamais en parler.
Ester considéra Blaidd d’un air de fierté.
— Croyez-vous que seuls les nobles soient capables de tenir parole ?
— Non, mais je m’étonne, en effet, que vous n’ayez pas clamé la vérité sur les toits lorsqu’il vous a traitée comme il l’a fait.
— J’avais honte d’être sa fille, répondit-elle d’un ton acerbe. Nous autres enfants du peuple pouvons mépriser notre sang noble lorsqu’il a coulé dans les veines d’hommes que nous n’estimons pas. Si je n’ai rien dit, toutefois, c’est surtout pour ne pas faire de la peine à Rebecca. Elle a été la seule à m’aider et je sais qu’elle aime son père, même s’il ne le mérite pas. Je ne voulais pas la décevoir en lui révélant qui il était vraiment. Pourquoi croyez-vous qu’elle reste ici alors qu’il la traite comme une bête de somme ? C’est parce qu’il n’y a pas une personne au monde qui ait plus d’amour à donner qu’elle ni un plus grand sens de la fidélité. Si elle apprenait la vérité, elle aurait tout bonnement le cœur brisé. C’est pour ça que je n’ai rien dit, sinon je me serais juchée au sommet du clocher de l’église et j’aurais hurlé la vérité pour que chacun l’entende. Je n’aurais peut-être pas été la seule à le faire, car n’allez pas croire qu’il vive en moine. Aucune fille de plus de quinze ans dans ce comté n’échappe à son attention.
Ester s’interrompit un instant avant de reprendre :
— Il ne les viole pas, si c’est ce que vous pensez, mais il est maître dans l’art de la séduction et il est le seigneur du comté. Il fait entrer dans son lit à peu près toutes celles qu’il désire, puis achète leur silence. Elles quittent généralement Throckton ou trouvent à se marier dans le village en apportant en guise de dot la somme qu’elles ont touchée pour leur service. Ce que Rebecca ignore aussi, c’est sa façon de soutirer le maximum d’argent à ses sujets, même les plus humbles, en les menaçant ou les malmenant.
Blaidd souffrait en lui-même pour celle qui était chère à son cœur et dont Ester vantait la loyauté et la sensibilité. Elle ne voudrait jamais croire son père capable de tels agissements. Mais était-il aussi mauvais que la jeune femme le prétendait ? N’était-ce pas là le jugement d’une femme amère et aigrie ?
— Alors, reprit Ester, lorsque je vous dis que ces Danois ne sont pas là pour faire du commerce, vous devriez me croire. L’un d’eux, qui avait trop bu, m’a même dit, un soir, que le jour où ils vivraient définitivement ici n’était pas éloigné.
— Je comprends bien, Ester, que vous n’éprouviez que du mépris pour le comte, répondit Blaidd, mais comment pourrais-je accorder crédit à ce que vous dites à son sujet ?
— Pourquoi croiriez-vous une prostituée, c’est cela ? demanda Ester en croisant les jambes. Je devine que c’est impossible pour vous, chevalier. Au fond, je ne vous dis que des mensonges pour me venger de ce qu’il m’a fait et il m’est complètement indifférent que la jeune fille qui m’a traitée humainement lorsque j’étais enceinte soit heureuse ou non. Au fond, il m’est strictement égal qu’elle pâtisse des agissements de son père. Si c’est ce que vous pensez, seigneur chevalier, je regrette de vous avoir parlé.
Elle tendit le bras en désignant du doigt la porte.
— Je ne vous retiens pas.
Blaidd ne bougea pas d’un millimètre.
— Je veux bien croire, Ester, que le comte de Throckton ne soit pas celui qu’il laisse paraître, mais pour accepter tout ce que vous m’avez dit, il me faudra des preuves.
Elle haussa les épaules.
— Croyez-moi ou ne me croyez pas, chevalier. Faites comme il vous plaira, mais si je dis la vérité et que le comte de Throckton est sur le point de commettre un acte de félonie, je veux que vous sachiez que damoiselle Rebecca est absolument innocente. Je veux qu’un ami du roi connaisse la vérité pour pouvoir la défendre le cas échéant.
— Je vous donne ma parole, Ester, que si cet homme est vraiment un traître et qu’il est reconnu officiellement comme tel, je ferai l’impossible pour m’assurer que damoiselle Rebecca n’ait pas à en souffrir.
Ester se leva.
— Partez, maintenant, et dites à cette truie de tenancière que je ne gagnerai plus un penny pour elle, cette nuit. Je suis sûre qu’elle vous a déjà prélevé bien assez d’argent.
Blaidd gagna la porte et s’arrêta avant de l’ouvrir pour regarder derrière lui la jeune femme qui se tenait droite et altière dans la chambre sordide. La fille d’un comte ? Il le croyait sans peine à présent.
Il s’inclina avec respect.
— Je vous remercie de m’avoir parlé avec confiance, Ester. Et il se pourrait qu’un jour damoiselle Rebecca vous exprime aussi sa gratitude.
Ester hocha la tête avec noblesse tandis qu’il franchissait le seuil de la porte et qu’il la refermait derrière lui.
Seule, Ester s’assit de nouveau sur le lit et plongea le visage entre ses mains.
Le lendemain matin, Rebecca resta interdite en haut des marches conduisant du logis seigneurial à la cour car elle venait d’apercevoir Dobbin, au pied des marches et adossé au mur, qui attendait, les bras croisés sur la poitrine et la tête baissée dans une attitude de profonde détresse.
La jeune fille frissonna d’angoisse et essaya de passer rapidement en revue les causes qui pouvaient être à l’origine de cet abattement du capitaine de la garnison.
— Dobbin ? dit-elle en descendant les marches. Vous avez des problèmes avec vos hommes ?
Dobbin se redressa et dénoua ses bras.
— Avec un homme, précisa-t il.
— Lequel ? demanda la jeune fille, convaincue qu’il s’agissait de l’un des gardes. Qu’a-t il fait de si grave ?
Au lieu de répondre immédiatement, Dobbin prit Rebecca par le bras et l’entraîna à l’écart, dans le jardin du château, comme s’il craignait que quelqu’un pût entendre la révélation qu’il s’apprêtait à lui faire.
— Mais enfin de quoi s’agit-il ? demanda-t elle dans un élan d’impatience alors que l’inquiétude ne cessait de grandir en elle.
Dobbin se passa la main sur le menton et elle se rendit compte, à cet instant, à quel point il semblait fatigué. Il donnait l’impression de n’avoir pas fermé l’œil de la nuit.
— Dobbin ! Répondez-moi !
Le regard plein de remords de devoir faire un tel aveu, il dit rapidement :
— Je suis désolé, ma damoiselle, mais la nuit dernière, le chevalier Blaidd s’est rendu au village… dans l’établissement de plaisir…
Rebecca se laissa tomber sur un banc de pierre. Blaidd était allé voir les filles ? Lui qui était si révolté par l’attitude de son écuyer et qui nourrissait un tel mépris pour la prostitution, en particulier pour ceux qui en tiraient un profit, lui qui était désolé pour les femmes réduites à vendre leur corps…
— Etes-vous absolument certain qu’il y soit allé ?
Dobbin fit « oui » de la tête.
— Charles était en sentinelle sur la courtine sud et il a vu le chevalier descendre le rempart à l’aide d’une corde. Il est certain que c’était lui à cause de ses cheveux. Il est venu me prévenir aussitôt, et je lui ai dit de le suivre et de voir où il allait.
Charles était le seul archer de la garnison que Rebecca n’avait jamais pu battre. Elle l’avait vu, un jour, atteindre avec une flèche une pomme au sommet d’un grand pommier alors qu’il en était bien éloigné de trente mètres. Alors, s’il disait avoir vu Blaidd, si reconnaissable à sa coiffure, descendre le long de la muraille à l’aide d’une corde, ce ne pouvait qu’être vrai.
— En tout cas, il n’a plus eu aucun doute en voyant le chevalier sortir du cabaret, poursuivit Dobbin.
Il posa paternellement la main sur l’épaule de la jeune fille.
— Je suis désolé, ma damoiselle. Moi aussi, je me suis trompé à son sujet. Jamais je ne l’aurais cru comme ça.
Rebecca reprit sa respiration et tenta de lutter contre le désespoir qui l’envahissait.
— J’étais certaine qu’il n’était pas ce genre d’homme.
— Je le sais. C’est pour cela que j’ai cru qu’il était de mon devoir de vous informer. J’ai vu ce qui se passait entre vous, et j’en étais heureux. Mais maintenant…
Il s’interrompit un instant puis reprit, le ton plus affirmé :
— Vous aurez sans doute le cœur brisé, mais j’ai été témoin du mal qu’un homme infidèle pouvait faire à sa femme, et je ne veux pas que cela vous arrive.
Elle avait, en effet, le cœur brisé. La révélation de Dobbin avait détruit l’image du chevalier parfait qu’elle s’était forgée de Blaidd. Elle avait eu raison, le premier soir où il s’était approché d’elle dans la chapelle, de penser qu’il n’était qu’un vil séducteur.
Et qui plus est, il mentait. Il l’avait trompée avec ses mots tendres, ses baisers passionnés. Il s’était joué d’elle comme de la dernière des vachères. Elle ne pouvait que remercier le ciel de ne pas s’être donnée à lui !
— Ma damoiselle ? demanda doucement Dobbin. Rebecca ? N’est-il pas temps qu’il parte ?
— Oh si ! répondit la jeune fille d’une voix étranglée. Il s’en ira dès aujourd’hui.
Malgré la colère qui montait en elle, il s’était formé dans sa gorge une boule qui ne voulait pas partir.
— Quelle raison donnerez-vous à votre père ?
— J’espère ne pas avoir à lui en donner et que le chevalier partira de lui-même après que je lui aurai dit, seule à seul, que sa vraie nature a été découverte et que sa présence à Throckton est devenue indésirable. S’il va plaider sa cause devant mon père et que celui-ci l’autorise à rester, Laelia aura été prévenue, du moins, du genre d’homme avec qui elle sera appelée à vivre en l’épousant. J’aurai fait tout ce qui est en mon pouvoir pour la mettre en garde.
— Vous restez combative malgré votre peine, dit Dobbin, admiratif. J’aurais dû m’en douter. Je ne pense pas, pour ma part, que Blaidd reste ici après que vous lui aurez parlé. Voulez-vous que je le suive avec quelques-uns de mes hommes et que nous lui fassions comprendre que, s’il revient, il ne sera pas le bienvenu ?
— En lui laissant quelques mauvaises cicatrices pour qu’il se souvienne de Throckton ?
Rebecca fit non de la tête.
— Pas question, Dobbin. D’ailleurs, vous perdriez votre temps. Moins nous aurons affaire à lui, mieux ça vaudra.
— Comme vous voudrez, ma damoiselle, répondit le capitaine avec une nuance de regret dans la voix.
Elle lui tapota le bras.
— Je sais que ce n’était pas facile pour vous de me prévenir, Dobbin. Et je vous en suis reconnaissante. A présent, je vais me rendre à la chapelle pour écouter la messe.
Dobbin la regarda s’éloigner avec dignité, la tête droite, le port altier. C’était une jeune fille qui plaçait son honneur au-dessus de tout et qui, en conséquence, inspirait le respect, l’amour et la fidélité. Mais, surtout, elle était la fille de son admirable mère, la deuxième comtesse de Throckton, qui était aussi belle qu’elle était généreuse. Tout homme, en dehors du comte, aurait été fier de pouvoir appeler Rebecca sa fille. Il aurait béni le ciel pour ce privilège.


**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 10-01-10 10:38 AM

CHAPITRE 13


Dès qu’il posa les yeux sur Rebecca, Blaidd comprit que quelque chose n’allait pas. Elle était d’une pâleur mortelle et le regardait comme si elle lui en voulait terriblement. Il l’aurait frappée qu’elle n’aurait pas réagi autrement et n’aurait pas nourri de plus violente colère contre lui.
Que s’était-il passé ? Avait-elle deviné qu’il lui avait menti au sujet de sa présence à Throckton ? Ou bien avait-il été vu en se rendant à la maison de plaisir ? Cela expliquerait l’expression indignée de son visage et la tristesse de son regard.
Comment pourrait-il justifier sa présence en ce lieu sans rapporter à Rebecca ce qu’Ester lui avait confié et, par conséquent, sans lui avouer la raison initiale de sa venue à Throckton ? Il lui faudrait trouver une solution et réussir, d’une manière ou d’une autre, à rétablir la confiance entre eux.
A sa droite, le comte de Throckton lui lança un regard interrogateur et Blaidd prit conscience que, à force de se retourner, il intriguait son hôte. Trevelyan, à sa gauche, l’avait sans doute aussi constaté car il le considérait d’un air perplexe.
Laelia, à côté de son père, et le prince Valdemar ne semblaient, quant à eux, rien remarquer tant ils étaient préoccupés l’un par l’autre.
Blaidd marmonna quelques mots incompréhensibles à l’intention de son écuyer et, ce faisant, croisa de nouveau le regard de Rebecca qui le fixait toujours avec la même détresse.
Il dirigea de nouveau son attention sur le prêtre qui célébrait la messe et demanda au ciel de l’aider à retrouver la paix sans laquelle il lui serait impossible de se faire comprendre de Rebecca. C’était une véritable torture de la sentir dans son dos, toujours aussi révoltée contre lui, mais il ne pouvait rien faire tant que l’office ne serait pas terminé.
Il aurait voulu pouvoir quitter sa place, la prendre par la main et l’emmener en un lieu où il aurait pu lui parler sans témoin et apprendre de sa bouche ce qui la préoccupait.
A la fin de la messe, malgré son impatience, il réussit à se contenir pour ne pas se diriger immédiatement vers elle et l’entraîner hors de la chapelle. Il s’obligea à attendre que le prince, Laelia et le comte sortent en procession.
Rebecca l’attendait à la porte de la chapelle. D’un geste, elle l’invita à la suivre et prit la direction du donjon.
— Va prendre ton petit déjeuner, Trevelyan, dit-il à son écuyer. J’irai te rejoindre dans un moment. Je voudrais trouver une pierre à aiguiser pour polir mon épée.
Le jeune homme acquiesça d’un mouvement de tête et rejoignit les autres, qui avaient pris la direction de la grande salle où allait être servi le repas. Une fois seul, Blaidd rejoignit Rebecca qui venait d’ôter l’une des clés qu’elle portait à la ceinture et la tournait dans la serrure de la lourde porte donnant accès au cabinet des armes.
Elle entra la première dans la salle obscure et il l’y suivit en s’assurant que personne ne le regardait. Sur les murs de la pièce voûtée s’alignaient des lances, des épées et des carquois suspendus à des crochets alors que les arcs et les flèches étaient posés sur des étagères.
Près de la cheminée se dressait un établi sur lequel le forgeron devait réparer les heaumes et les armures faussés dans les tournois et les combats. Un marteau, des pinces et d’autres outils attestaient du travail en cours.
— Rebecca ? appela Blaidd qui scrutait la pénombre sans réussir à distinguer la jeune fille.
— En bas, répondit-elle brièvement.
Il se dirigea vers la partie de la salle d’où provenait sa voix et vit des marches de pierre qui conduisaient à un niveau inférieur, vraisemblablement un garde-manger ou quelque cachot.
En arrivant au bas des marches, il fut soulagé de découvrir une vaste pièce voûtée éclairée par un seul soupirail où il entrait, néanmoins, assez de lumière pour voir que les murs de pierre ruisselaient d’humidité.
Rebecca l’attendait au milieu de la salle, les bras croisés sur la poitrine, dans une attitude de méfiance et de colère contenue.
— Où étiez-vous la nuit dernière ? s’enquit-elle avec dignité et sévérité.
Peut-être y avait-il eu un malentendu entre eux ? Elle aurait cru avoir un rendez-vous avec lui auquel, évidemment, il n’était pas allé ? S’il ne s’agissait que de cela, il n’aurait pas de difficulté à l’apaiser.
— Etions-nous supposés nous retrouver ?
— Si vous cherchez à jouer les innocents, riposta-t elle avec véhémence, vous perdez votre temps !
Le problème, de toute évidence, était plus sérieux…
— Vous m’avez induite en erreur en me faisant croire que vous étiez un homme honorable et respectable, mais vous ne l’êtes pas ! reprit-elle, décidée à en finir. J’avais raison de m’insurger contre vous le premier soir où vous m’avez embrassée dans la chapelle. Vous n’êtes qu’un hypocrite, un débauché sans aucune rigueur morale !
Il ne pouvait y avoir qu’une explication à ce genre de reproches.
— Quelqu’un vous a dit que j’étais allé à la maison de plaisir ?
— Oui, dit-elle d’une voix sifflante en le fixant droit dans les yeux.
— Qui ?
— Une personne en qui j’ai confiance.
— Vous a-t elle dit que j’étais resté très peu de temps là-bas ?
— Je ne sais pas combien de temps il vous faut pour vos fantaisies ! Je suis certaine que vous êtes rapide si cela arrange vos affaires.
— Rebecca… Je ne suis pas allé là pour ça…
Elle releva un sourcil, sceptique.
— Oh ! Vous vouliez seulement bavarder, sans doute ?
Il considéra longuement le visage courroucé de la jeune fille sans savoir que lui répondre. S’il n’évoquait pas ses soupçons à l’égard du comte, comment pourrait-il justifier sa présence dans la maison close ? Peut-être serait-ce plus simple de lui parler avec sincérité ? Il devait pouvoir lui faire suffisamment confiance pour lui dire la vérité, et il était de son devoir, de toute façon, de la prévenir du danger qu’elle encourait si son père complotait contre la couronne.
Il ne voyait pas d’autre solution que de tout dire — et c’est ce qu’il fit.
— Cette nuit où je me suis inquiété au sujet de Trevelyan qui avait disparu et que j’ai retrouvé endormi dans le lit d’Ester, profitant de ce que les autres filles ne pouvaient pas nous entendre, elle m’a dit qu’elle avait quelque chose d’important à me révéler vous concernant. C’est cette information que je suis allé chercher hier soir.
Rebecca plissa les yeux d’un air dubitatif.
— Et vous ne vous en êtes souvenu qu’hier soir ?
— Je reconnais que je n’aurais pas dû attendre aussi longtemps.
— Quelle joie d’apprendre que vous auriez dû vous rendre plus tôt dans ce lieu de déchéance ! dit la jeune fille d’un ton moqueur.
— Je suis simplement honnête avec vous, Rebecca, répondit-il avec fermeté.
Quelque chose vacilla dans le regard de la jeune fille, mais ses lèvres restaient crispées.
— Disons plutôt que, pour une fois, vous ne mentez pas. Qu’avait donc Ester à vous dire de si important ?
— Les Danois sont déjà venus à Throckton par le passé.
— Nous n’en avons jamais reçu avant ceux-là, protesta Rebecca. Je l’aurais su s’ils étaient déjà venus à Throckton puisque c’est moi qui suis chargée de l’intendance.
— Ester m’a expliqué qu’ils s’étaient fait passer pour des Allemands.
Le doute s’afficha de nouveau dans le regard de la jeune fille mais il fut aussitôt remplacé par une expression de méfiance.
— De toute façon, Danois ou Allemands, cela ne fait aucune différence.
— Croyez-vous que, si c’était le cas, ils prendraient la peine de se faire passer pour ce qu’ils ne sont pas ?
— Toute votre démonstration part du principe qu’Ester dit la vérité et qu’elle est parfaitement informée. Comment le pourrait-elle dans le milieu où elle vit ?
— Justement, elle est très bien placée pour recueillir des confidences. C’est un client qui lui a fait cet aveu.
Le doute envahissait lentement Rebecca, mais elle ne le laissa pas entendre dans sa voix.
— Vous voudriez que je soupçonne mon père de comploter contre notre roi en me fondant sur les propos d’une courtisane recueillis par un débauché ? Une fille que mon père a dû chasser de notre maison en raison de ses mauvaises mœurs ? Elle n’a certainement pas d’autres intentions que de jeter le trouble chez nous. Pourquoi, d’ailleurs, vous ferait-elle ces révélations et non à moi ?
— Parce qu’elle a entendu dire que j’étais un proche du roi. Elle veut vous protéger… et moi aussi, j’ai le même désir. Vous êtes peut-être en grand danger, Rebecca.
Il hésita un instant, mais il lui paraissait évident qu’il devait tout dire à la jeune fille. Aussi reprit-il, à contrecœur, certes, mais mû par un besoin urgent de vérité :
— Je crains, Rebecca, que votre père ne soit impliqué dans un complot contre la couronne.
— Mon père, un traître ? dit-elle, le souffle coupé. C’est de la folie. Mon père est aussi fidèle au roi que vous pouvez l’être ! Je n’écouterai pas un instant de plus ces sornettes !
Elle se tournait déjà vers l’escalier, mais il lui saisit le bras et, plongeant son regard dans le sien, il rétorqua :
— Est-il un sujet loyal de Sa Majesté, Rebecca ? En êtes-vous absolument certaine ?
Elle libéra son bras.
— Bien sûr ! Comment pouvez-vous imaginer qu’il en soit autrement ?
— Parce qu’il ne cesse de critiquer le roi et les faveurs qu’il accorde aux proches de la reine.
— Il n’est pas le seul à le faire ! Vous non plus, vous n’appréciez pas certains choix !
— Mais je ne reçois pas une troupe de Danois en armes chez moi. Je ne lie pas des liens avec eux dont la véritable nature est un mystère. Je ne fortifie pas mon château comme s’il devait soutenir un siège. Je n’engage pas des frais dans ce but que le revenu de mes seules terres ne sauraient couvrir. Je n’ai pas, non plus, une forte garnison d’hommes lourdement armés et remarquablement entraînés au combat.
Rebecca recula d’un pas comme s’il avait été un pestiféré.
— Pourquoi mon père n’aurait-il pas le droit de recevoir chez lui un prince danois ? L’Angleterre n’est pas en guerre contre le Danemark. Et il n’est pas interdit de conclure une alliance commerciale. Quant aux ressources de mon père… J’ignore s’il possède quelques richesses cachées, mais, en tout cas, je suis certaine qu’il n’a pas volé un seul penny au cours de toute sa vie. Or, quel homme de bien ne voudrait pas s’assurer que ce qui lui appartient de droit ne lui soit pas dérobé par le premier venu ?
— Il ne s’agit pas de ça, Rebecca, répondit Blaidd sur un ton qui imposait le silence. La fidélité de votre père à l’égard de la couronne était déjà suspecte, sinon Henry ne m’aurait pas envoyé auprès de lui pour déjouer le complot qu’il le soupçonnait de fomenter.
— Vous êtes ici pour nous espionner, n’est-ce pas ? dit-elle, l’incrédulité qui se lisait dans son regard cédant progressivement la place au mépris. Oh, non ! C’est pour cela que vous m’avez interrogée sur la loyauté de mon père ? Vous cherchiez à me faire incriminer mon propre géniteur !
Consternée et rageuse, elle recula vers l’escalier.
— Gredin ! Ignoble individu ! C’est pour la même raison également que vous m’avez embrassée et m’avez fait croire que vous aviez des sentiments pour moi ! Vous pensiez ainsi me conduire à vous révéler tout ce que je savais sur lui ? Pensiez-vous que par amour vous réussiriez à me faire dire tout ce que vous vouliez entendre à son sujet ? Que je me retournerais contre mon père et mentirais comme vous ?
Elle voulut gravir les marches en courant mais son pied heurta la première d’entre elles et elle perdit l’équilibre.
Les bras de Blaidd, qui s’était précipité vers elle, lui évitèrent la chute.
— Ecoutez-moi, Rebecca, dit-il en la serrant sur son cœur. Je vous en prie !
Elle le repoussa.
— Laissez-moi ! Vous n’êtes qu’un menteur ! Je préférerais mourir plutôt que d’accepter votre aide !
— Je vous aime ! s’écria Blaidd d’un ton désespéré. C’est pour cette raison que je vous parle ouvertement et ne veux rien vous cacher.
— En effet, vous m’aimez, à tel point que vous cherchez à obtenir de moi des preuves contre mon père pour pouvoir l’accuser de traîtrise. Vous savez ce qu’il adviendrait de celle que vous dites aimer s’il était condamné ? Tous ses biens seraient confisqués par la couronne. Laelia et moi-même serions réduites à la misère à condition que l’on nous laisse la vie sauve. Le roi, en effet, pourrait nous considérer comme des complices que nous soyons innocentes ou non. Il aurait suffi de la visite d’un Danois et des allégations d’une fille de joie selon lesquelles ce dernier comploterait avec notre père contre le roi, pour que notre sort soit jeté.
Elle plissa les paupières et ajouta :
— Qu’espérez-vous obtenir si mon père est condamné ? Une terre ? Un comté ? Un duché ? De l’or ? Des pierres précieuses ?
— J’essaie seulement de vous sauver ! Comment pouvez-vous être sûre qu’il ne complote pas ? Si vous avez une preuve de son innocence, donnez-la-moi.
— Je n’ai pas besoin de preuve pour le croire. C’est mon père !
— Etes-vous certaine de bien le connaître ? insista Blaidd, désespéré de faire entendre raison à Rebecca. Savez-vous, par exemple, qu’Ester est sa fille ?
— Comment ? Vous êtes fou… ou c’est elle qui a perdu la raison !
— Elle ressemble à Laelia. Ne l’avez-vous jamais remarqué ?
— Non, bien sûr, parce qu’il n’y a rien de commun entre elles ! Mais ne croyez-vous pas que je le saurais si c’était le cas ? On ne peut pas garder secret un tel événement pendant des années.
— Elle m’a dit que votre père avait fait jurer à sa mère de garder le secret et qu’en contrepartie il lui avait donné une jolie somme d’argent. A son tour, la mère d’Ester avait fait jurer à sa fille de n’en jamais rien dire.
— Jusqu’à aujourd’hui, dit Rebecca avec hargne. Lorsqu’un espion de la couronne cherche des preuves accablantes pour mieux incriminer un supposé félon. Cette fille a un sens moral qui s’adapte selon la demande, mais cela n’est pas étonnant étant donné le métier qu’elle exerce !
— Jusqu’à ce qu’elle comprenne que le moment est venu de protéger une personne pour laquelle elle a une réelle estime ! protesta Blaidd. Elle veut votre bien à cause de la bonté que vous lui avez témoignée. Or, elle craint, tout comme moi d’ailleurs, que les agissements de votre père ne mettent votre vie en péril.
Blaidd avança d’un pas et lui prit les mains dans l’espoir de la rendre attentive à ce qu’il avait à lui dire et de regagner ainsi sa confiance.
— Ecoutez-moi bien, Rebecca. Je suis venu à Throckton sur la demande du roi et pour la raison que vous connaissez. Je n’aurais pas dû faire semblant de courtiser votre sœur… Je le regrette, à présent. Mais ce qui s’est passé entre nous n’est pas le résultat d’un calcul. Je vous aime, Rebecca, et je veux que vous deveniez ma femme. Si je n’étais pas soucieux de votre bonheur, je ne prendrais pas la peine de vous mettre en garde contre les dangers qui vous menacent. J’ai déjà assez d’éléments contre votre père pour le faire jeter en prison. J’aurais très bien pu garder toutes ces informations pour moi et rentrer à Londres sans vous avertir de quoi que ce soit.
Elle arracha ses mains des siennes. Elle était calme maintenant… trop calme, et cette attitude inspirait à Blaidd le sentiment qu’elle ne le croyait pas, qu’elle ne pouvait ni ne voulait le croire.
— Quoi que vous en pensiez, je sais que mon père est un fidèle sujet du roi Henry. S’il suffisait de reprocher à notre souverain de favoriser les parents et amis de la reine au détriment du royaume pour être accusé de félonie, tous les cachots d’Angleterre ne suffiraient pas pour accueillir les traîtres. Je vous suggère, chevalier, de retourner sur-le-champ à Londres et de dire au roi ce que vous croyez savoir. Mais sachez que, si vous accusez mon père, je dirai à qui veut l’entendre que vous avez trouvé vos preuves dans le lit d’une prostituée et que vous avez essayé d’abuser de la fille de votre hôte pour mieux poursuivre vos desseins.
— Allez-vous rapporter à votre père les révélations que je vous ai faites ?
Il lut dans le regard de la jeune fille qu’elle livrait une lutte intérieure et, quelque peu tendu, il attendit sa réponse. Si elle parlait au comte, Trevelyan et lui-même ne tarderaient sans doute pas à découvrir les cachots de Throckton. Or, il ne pouvait pas courir ce risque. Il lui faudrait s’assurer que Rebecca ne sorte pas du donjon avant qu’il ne se soit enfui du château avec son écuyer.
— Non, répondit-elle enfin, parce que je crois que vous vous trompez et que vos soupçons ne suffiront pas à incriminer mon père. Vous n’avez aucune preuve. Ne l’oubliez pas ! Quant à mon père, je lui dirai que vous avez dû partir car…
— Dites-lui simplement que je pars parce que j’ai enfin compris que la jeune fille que j’aimais ne me rendait pas mon affection et que je ne voyais pas l’intérêt de faire durer cette attente stérile.
Elle acquiesça d’un signe de tête.
— Entendu.
Elle monta l’escalier sans un mot ni même un dernier regard.
Tandis qu’il la voyait s’éloigner, il pria le ciel pour qu’un jour elle comprenne ce qu’il avait fait et pourquoi, et qu’elle croie alors en son amour.
Il l’aimait, mais il savait que son amour ne lui donnerait pas le bonheur.
Seul lui échoirait le désespoir car il entrevoyait le bonheur qu’il aurait pu connaître auprès de Rebecca, mais ce bonheur était à jamais perdu.
*
* *
Ravalant ses larmes, Rebecca traversa la cour aussi rapidement qu’elle put. Le chevalier se trompait ! Son père n’était pas félon. C’était purement et simplement impensable !
C’était lui au contraire, Blaidd, cet être sournois et menteur, qui avait profité de sa crédulité et de sa faiblesse pour mieux parvenir à ses fins.
Elle serait heureuse lorsqu’il serait parti. Très heureuse !
Elle entra dans la grande salle et constata que le déjeuner était fini.
— Où est mon père ? demanda-t elle à un serviteur.
L’homme, surpris par la dureté de son ton, ouvrit de grands yeux et désigna du doigt l’escalier pour faire comprendre à Rebecca que le comte avait regagné sa chambre.
Sans demander plus d’information, elle gagna l’escalier qu’elle commença de gravir lestement. Elle allait lui annoncer le départ du chevalier. Elle n’allait le trouver pour aucune autre raison…
Elle s’arrêta à mi-hauteur et s’appuya au mur de pierre, froid contre sa joue. Elle se mentait à elle-même… En vérité, elle voulait revoir le visage de son père et le comparer au souvenir qu’elle avait gardé de celui d’Ester. Elle espérait ainsi s’assurer qu’il n’y avait aucune ressemblance entre eux mais elle n’en était pas certaine…
Depuis l’instant même où elle avait refusé de croire aux propos que lui rapportait Blaidd, elle était assaillie de souvenirs qui lui revenaient à l’esprit et formaient une sorte de canevas sur lequel, petit à petit, venaient s’imbriquer des fils de laine de toutes les couleurs, donnant corps et vie à la simple esquisse.
C’était quelques propos insolites échangés entre son père et une servante ; quelques réflexions entendues ici et là ; des conversations qui s’interrompaient brusquement à son approche ; des regards de connivence échangés alors qu’on ne savait pas qu’elle regardait ; les servantes qui sortaient si soudainement de la chambre de son père… Et, enfin, la tolérance de ce dernier pour ce qu’il appelait les « appétits masculins ».
Dobbin, en évoquant tout le mal qu’un homme comme Blaidd pouvait faire à une femme, semblait parler en connaissance de cause. Or, n’avait-il pas passé de longues années à Throckton ? N’avait-il pas évoqué par ces mots le sort des trois épouses défuntes du comte ?
Une conversation entre son père et le prince Valdemar était en cours, au même moment, et elle en percevait quelques bribes inaudibles. Le ton venait de monter de quelques degrés, toutefois, et elle entendiit les propos véhéments prononcés par le Danois…
— Vous voulez que j’épouse ce laideron ? La pureté de son visage est, pour une femme, un atout précieux, et la cicatrice de votre fille suffit à ce titre à la discréditer. Il n’est pas question que je m’embarrasse d’une femme défigurée, surtout avec une dot aussi ridicule !
Elle n’avait pas rêvé… Il s’agissait bien d’elle.
Plus bouleversée encore que lorsque Blaidd lui avait fait ses révélations, elle continua de gravir les marches de l’escalier. La porte de la chambre de son père était très légèrement entrouverte, mais suffisamment pour qu’elle pût jeter un regard à l’intérieur de la pièce.
Le comte était assis derrière une grande table posée sur des tréteaux et couverte de manuscrits, parchemins, plumes d’oie, d’un encrier et d’une coupe contenant du sable, et d’un autre récipient rempli de cire liquide. Il avait déposé près de lui son épée à la poignée ornée de pierres précieuses qui brillaient dans la lumière du soleil, ainsi que le fourreau de métal.
Valdemar, manifestement mé*******, allait et venait devant la table, et les tapisseries suspendues au mur frémissaient sous l’effet du déplacement d’air produit par son grand corps en mouvement.
— Calmez-vous, recommanda le comte, et asseyez-vous. Essayons de parler de ces questions sereinement. A moins que vous ne soyez un barbare comme le suggérait le chevalier Blaidd ?
— Je suis le fils du roi du Danemark ! s’écria le géant, piqué au vif.
— Je triple la dot. Que diriez-vous de trente mille marcs d’or ?
Rebecca eut le souffle coupé… Son père la vendait à ce Danois pour la somme de trente mille marcs d’or ? Elle ne pouvait pas le croire. Dans quelle absurde négociation s’était-il engagé ?
Le prince avait pris place sur un siège qu’elle ne pouvait voir. Seuls ses pieds, qu’il n’arrêtait pas de déplacer nerveusement, étaient dans son champ de vision.
— Puisque vous venez d’évoquer ce Gallois, dit-il, soudain apaisé, puis-je savoir ce qu’il fait ici ?
— Il ne s’agit que de l’un des innombrables prétendants de Laelia. Si vous m’aviez annoncé que vous veniez plus tôt que prévu, je l’aurais renvoyé chez lui avant votre arrivée.
La main de Valdemar balaya l’air pour signifier que cette question était sans importance.
— Rien ne m’interdit de venir vous rendre visite. Nos royaumes ne sont pas en guerre ou, du moins, pas encore. Certes, si un nombre suffisant de barons anglais rallient votre cause, nous pourrons, en associant nos forces, renverser Henry et chasser de la cour cette coterie française.
Rebecca appliqua la main sur sa bouche pour retenir le cri de stupéfaction qui allait en jaillir. Mon Dieu ! Blaidd avait raison ! Elle aurait dû le croire, lui accorder sa confiance…
— Ce n’est pas un imbécile, dit le comte. Il faut s’en méfier.
La jeune fille rapprocha la tête de l’ouverture pour mieux entendre ce qu’ils avaient à dire sur le chevalier. S’ils soupçonnaient Blaidd d’avoir découvert leurs projets, sa vie était peut-être en danger…
— D’autant plus qu’il est très proche du roi. Il faut espérer qu’il croie que nos échanges se limitent à des intérêts commerciaux sinon nous allons finir au bout d’une corde.
Valdemar, qui ne semblait pas inquiet, étendit ses longues jambes.
— J’ai l’impression qu’il a confiance en vous.
— Jusqu’à présent, en tout cas, il n’a rien dit ni rien fait qui puisse m’inquiéter. De toute façon, Laelia n’étant pas intéressée par lui, il quittera Throckton dans les prochains jours. S’il ne s’en va pas, je lui ferai comprendre qu’il est inutile d’insister et qu’il est préférable qu’il s’en aille.
Le comte garda le silence un moment avant de reprendre :
— Il ne faut pas que vous voyiez là un signe de la Providence. Ce n’est pas Laelia que je vous destine, mais sa cadette. Si elle ne vous plaît pas, cela importe peu. Il est convenu entre votre père et moi-même que nous procédions à une alliance entre deux de nos enfants. Vous épouserez donc Rebecca.
La jeune fille, qui écoutait, tremblante, eut l’impression qu’on lui perçait le cœur. Elle aurait voulu fuir, mais elle se sentait trop faible pour bouger. Non seulement son père était un traître, mais il disposait de sa vie au gré de ses intérêts !
— Je prends Laelia et vous réduisez la dot à quinze mille marcs d’or.
— Laelia n’entre pas dans ces négociations.
— Même si je me *******e du quart de la dot ?
Outrée, Rebecca serra les poings. Ils parlaient d’elle et de sa sœur comme deux maquignons de leurs vaches à une foire aux bestiaux !
— Assez, Valdemar ! dit le comte, manifestement à bout de patience. Si vous ne voulez pas épouser Rebecca, qu’il en soit ainsi. Votre père, le roi, a beaucoup d’autres fils. L’un ou l’autre fera l’affaire, et c’est lui qui régnera sur Throckton quand je serai duc et que j’aurai mon hôtel à Londres. Quant à ma belle Laelia, elle sera reine d’Angleterre.
Et que deviendrait Eléonore, la reine légitime ? pensa Rebecca. Elle assistait tout bonnement à un complot contre la couronne !
— Encore faut-il qu’Henry veuille bien d’elle ? objecta le prince.
Ils n’avaient donc pas l’intention d’assassiner le roi, pensa Rebecca en son for intérieur. Peut-être avait-elle mal compris ? Ils ne complotaient peut-être pas vraiment…
L’espoir de la jeune fille fut balayé par les propos qu’elle entendit son père tenir.
— Dès que nous nous serons débarrassés de la reine et de son entourage, je ne doute pas que la beauté de ma fille n’aide le roi à comprendre qui règne véritablement.
Trahison ! Le mot résonnait dans la tête de Rebecca. Son père était un traître, un félon… Il s’alliait aux Danois pour provoquer un bouleversement profond dans tout le royaume, un changement radical qui impliquait le bannissement de la reine, si ce n’était sa mort, pour la remplacer par Laelia. Et le comte serait l’homme fort du pays. Il serait derrière Henry qu’il manipulerait comme une marionnette.
— Pourquoi ne pas nous débarrasser du roi ? demanda Valdemar.
— Parce qu’il est mon souverain légitime qui a été oint dans la cathédrale de Westminster.
Rebecca écoutait attentivement, et sa consternation tournait à la confusion.
— La reine n’est-elle pas légitime, elle aussi ?
— Elle est française ! s’écria le comte avec rage, son regard lançant des éclairs furieux.
Jamais Rebecca ne l’avait vu entrer aussi rapidement dans une telle colère. Elle avait l’impression, soudain, d’être en face d’un étranger.
Mais peut-être l’était-il ? Peut-être ne l’avait-elle jamais vraiment connu, comme la plupart des habitants de Throckton d’ailleurs ?
L’expression féroce qui était apparue sur son visage s’estompa bientôt, comme s’il avait mis un masque, mais sa voix gardait une dureté d’acier lorsqu’il reprit :
— Nous aurions pu éventuellement oublier qu’elle était française puisque le roi était satisfait de l’avoir pour épouse, mais elle est venue en Angleterre avec ces sangsues qui vivent sur le dos du royaume.
— Il se pourrait que l’aventure tourne mal et que vous y perdiez la vie, objecta Valdemar, manifestement moins confiant dans le succès de l’entreprise que le comte. Et moi, je resterais marié à la moins jolie de vos filles.
Après tout ce que Rebecca avait entendu dans la journée, cette dernière réflexion la laissa indifférente.
Que devait-elle faire, à présent ? Avertir Blaidd et lui dire que ses suspicions étaient parfaitement fondées ? Accuser son propre père d’être traître à la couronne ? Qu’adviendrait-il alors de lui, de Laelia et d’elle-même ? S’il était reconnu coupable, il serait pendu, éviscéré et écartelé.
Mais n’était-ce pas la fin tragique qu’il cherchait à avoir ? Henry était leur roi de droit divin et, s’il avait fait un mauvais choix quant à son épouse, il était assurément possible de réduire l’influence de la reine et de ses proches sans recourir aux armes et semer la désolation à travers le royaume.
Les membres de la famille d’un traître n’étaient pas à l’abri de la peine capitale même s’ils n’étaient pas impliqués dans le complot. Henry aurait-il pitié de Laelia et d’elle-même, ou considérerait-il que, dans la mesure où elles entraient dans la machination de leur père, elles étaient solidairement responsables avec lui ?
De toute façon, même si le roi leur laissait la vie sauve, tous les biens de leur famille seraient confisqués par la couronne. Elles seraient réduites à la misère ; elles se retrouveraient sans toit et sans ressources, livrées à la moquerie et au mépris des sujets loyaux de Sa Majesté.
— Nous ne pouvons pas échouer si votre père est fidèle à sa parole. Beaucoup d’autres barons sont mé*******s de la façon dont le royaume est gouverné.
Le comte s’interrompit et adressa à Valdemar un petit sourire condescendant.
— Je n’envisage pas de me jeter dans la fureur des combats. Je resterai en retrait. J’abandonne cela aux jeunes chevaliers impétueux qui brûlent de briller sur le champ de bataille et de rivaliser de prouesses. N’ayez crainte, en tout cas, mon cher prince. Si la situation tourne mal, je m’assurerai que ma famille s’en sorte saine et sauve. Peut-être devrons-nous fuir l’Angleterre, mais j’ai assez d’or, d’argent et de pierres précieuses reçus de ceux qui soutiennent ma cause pour aller vivre ailleurs. Quoi qu’il arrive, vous retournerez dans votre pays avec vos trente mille marcs d’or. Et si ma fille ne vous plaît pas, faites comme moi. Prenez-une, ou plusieurs même.
Comment pouvait-il tenir de tels propos ? pensa Rebecca, accablée. Il n’avait aucun cœur. Il parlait d’elle avec si peu de ménagement qu’elle avait l’impression que ce n’était plus son père.
— Vous ne semblez pas avoir beaucoup d’estime pour votre fille, constata Valdemar.
Le comte soutint longuement son regard avant de répondre :
— Elle a été pour moi une source d’irritation constante depuis sa naissance, exactement comme sa mère à la mort de laquelle, d’ailleurs, je n’ai pas versé une larme. Alors, si sa compagnie vous est aussi désagréable qu’à moi, vous pourrez la faire enfermer dans un couvent après qu’elle vous aura donné un ou deux fils. Je n’y vois aucun inconvénient. Et vous mènerez ensuite la vie qui vous conviendra.
Ces paroles terribles sur sa mère laissèrent la jeune fille à la fois prostrée de douleur et oppressée de fureur.
— Mais, alors, pourquoi insistez-vous pour que je l’épouse ? demanda le prince danois.
— Parce que, mon cher Valdemar, tout bâtard que vous soyez, vous n’en êtes pas moins le fils du roi du Danemark et que vous me donnerez à ce titre des petits-fils au sang bleu. Il va sans dire, également, qu’une fois que vous aurez épousé ma fille, l’alliance qui me liera à votre père sera beaucoup plus forte encore que celle fondée sur la simple parole. Eh bien ! Vous me regardez sans répondre… Désirez-vous quelque éclaircissement ou voulez-vous vous entretenir avec moi sur un sujet particulier ?
— Non, je n’ai pas d’autres questions à vous poser.
Rebecca entendit le bruit des sièges que leurs occupants repoussaient sur le sol dallé.
Elle savait ce qu’il lui restait à faire : prévenir Blaidd qu’il avait raison sur tous les plans. Si elle ne le faisait pas maintenant, comment pourrait-elle implorer le pardon du roi pour les hommes de la garnison, Dobbin le premier, mais aussi les domestiques de la maison, les villageois, les fermiers et tenanciers, ainsi que pour sa sœur et elle-même ?
Leur père avait choisi son destin sans tenir compte de leurs aspirations. Mais à l’idée de devoir décider à présent entre une mort infâme pour son géniteur coupable de félonie ou la mort d’innocents, elle se sentait écartelée. Car comment préférer la mort d’un père, fût-il indigne, à celle d’étrangers ?
Elle pivota pour descendre l’escalier, mais un étourdissement la saisit et, sentant qu’elle perdait l’équilibre, elle laissa échapper un cri. Elle réussit à se raccrocher à la grosse corde qui courait le long du mur en guise de rampe et entendit aussitôt la voix grondante du comte qui résonnait dans la tour :
— Depuis combien de temps es-tu ici ?
Affolée, perdue, elle regarda par-dessus son épaule et vit son père se pencher sur elle comme un oiseau de proie. Derrière lui se tenait le prince Valdemar, le visage tendu et inquiet.


aghatha 10-01-10 09:20 PM

merci beauté pr les chapitre

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 19-01-10 10:57 AM

CHAITRE 14




Le timbre de la voix du comte, sa façon de la regarder, la raideur de son attitude, tout en lui était d’une dureté inhabituelle et parfaitement étrangère.0
Lorsqu’elle se redressa et lui fit face, dominant son émotion et canalisant les pensées tumultueuses qui se bousculaient dans sa tête, Rebecca eut l’impression de découvrir un homme qu’elle n’avait jamais vu. Elle s’obligea à ne pas hurler son désespoir et son angoisse, et s’efforça de recouvrer un minimum de contrôle de soi.0
— Je t’ai demandé depuis combien de temps tu étais là à nous écouter ? répéta son père.
Qu’allait-elle lui répondre ? Avouerait-elle qu’elle avait entendu une bonne partie de la conversation qu’il venait d’avoir avec le prince ? Quelles seraient les conséquences de cet aveu ?0
Les représailles paternelles seraient terribles, assurément.
Il lui fallait gagner du temps… En profiter pour réfléchir, analyser toutes les informations qu’elle avait entendues et établir un plan d’action…
— Je n’écoutais pas, répondit-elle avec fermeté. Je venais d’arriver pour vous demander quelles rations je devais prévoir pour la garnison, cette semaine, et quand j’ai vu que vous n’étiez pas seul, je me suis dit que je reviendrais plus tard. J’ai commencé à descendre l’escalier et c’est là que j’ai eu un étourdissement et que j’ai perdu l’équilibre…0
Elle s’efforça de sourire à Valdemar.0
— J’espère que vous n’étiez pas en train de vous plaindre de la nourriture ou de votre logement ?0
— Pas du tout, répondit-il avec un sourire plus simulé encore que celui de Rebecca. Je disais à votre père combien je vous admire.
La jeune fille réussit, non sans peine, à ne pas lui rire au nez tant il mentait mal.0
— C’est vrai ? fit-elle en minaudant. Vous me flattez, prince. Je vous remercie.0
Le comte la regardait de près, examinant minutieusement les expressions de son visage, qu’elle s’efforçait toujours de contrôler.0
Il finit enfin par se détendre.0
— Tu es pâle, Rebecca, dit-il en souriant, comme il l’eût fait d’ordinaire.0
Elle ne pourrait, pensa-t elle, plus jamais lui faire confiance ni croire en sa bonhomie.0
— Peut-être Valdemar aura-t il l’amabilité de t’offrir son bras pour t’aider à descendre. Je dois vérifier, à présent, la liste de mes sujets qui ont versé la dîme.
Elle acquiesça de la tête, soulagée que son mensonge eût été cru, mais elle était écœurée à la pensée que Valdemar allait la toucher…0
Elle n’avait pas d’autre choix, cependant, et elle laissa le Danois glisser son bras sous le sien. Ils commencèrent à descendre et elle s’appuyait autant qu’elle pouvait sur la corde pour sentir le moins possible sa chaleur.0
— Vous me cherchiez, peut-être, ma damoiselle, en venant dans la chambre de votre père ? chuchota Valdemar à son oreille alors qu’il lui enlaçait la taille.0
— Non, pas du tout, répondit-elle en se retenant de ne pas laisser exploser sa haine et son dégoût. Je vous ai dit que je devais discuter avec mon père de certaines questions d’intendance.0
Il s’arrêta sur une marche en face d’une fenêtre étroite par laquelle ils apercevaient les ondulations verdoyantes de la campagne.0
— Qu’y a-t il ?0
— Je ne vous croyais pas aussi charmante que votre sœur, dit-il en lui caressant la joue alors qu’il l’enveloppait du regard, mais je me suis peut-être trompé.0
— Vous vous trompez assurément, en tout cas, si vous croyez m’être agréable en me tenant ce langage.0
— N’êtes-vous pas flattée qu’un prince s’intéresse à vous ? s’enquit-il en la plaquant contre le mur.0
C’en était trop. Elle ne pouvait pas tricher plus longtemps, ni continuer de lui cacher qu’elle n’éprouvait que de la répulsion pour lui, qu’elle ne supportait pas qu’il la touchât ni qu’il approchât son visage du sien…0
— Non, rétorqua-t elle d’un ton impérieux en le repoussant. Laissez-moi, je vous prie.0
Le sourire de son tourmenteur s’élargit.0
— Votre père m’a prévenu que vous aviez mauvais caractère. Etre marié avec vous pourrait être une expérience intéressante, après tout.0
Et, tel un aigle fondant sur sa proie, il s’empara des lèvres de la jeune fille.0
Dégoûtée et révoltée, Rebecca se débattit, donna coups de poing et coups de pied. Sans succès. Le Danois avait des bras d’acier qui la maintenaient inexorablement prisonnière, et il pressait ses lèvres contre les siennes, immisçant sa langue entre elles…0
Elle le mordit aussi fort qu’elle put.0
Hurlant en danois, il fit un bond en arrière, au risque de dévaler les marches de pierre. Haletante, luttant pour recouvrer son souffle, Rebecca le dévisageait, le regard étincelant, prête à bondir et à lui lacérer le visage de ses ongles s’il essayait de l’empoigner de nouveau.
— Vous devriez être flattée que je vous embrasse ! dit Valdemar sur un ton grinçant en essuyant le sang qui perlait à sa lèvre.
— Je préférerais embrasser un bouc !0
— Et moi une chèvre ! Mais il semble que nos pères aient d’autres ambitions pour nous.0
Cédant à un besoin éperdu de vérité et de justice, la jeune fille oublia toute prudence et s’exclama :0
— Si vous étiez aussi digne d’estime et d’admiration que vous l’imaginez, vous réfléchiriez à deux fois avant de vous lancer dans une aventure qui soulèvera l’Angleterre et toute sa puissance contre vous et votre pays !
Il la fixait en silence.0
Seigneur, qu’avait-elle fait ?0
Elle entendit un bruit de pas dans son dos et fit volte-face pour voir son père, le visage rouge de colère, qui dévalait les marches.0
Elle lui avait trouvé la figure changée, méconnaissable, un peu plus tôt, mais ce n’était rien en comparaison du choc qu’elle ressentait, à présent, devant ses traits révulsés alors qu’il la saisissait par le bras.
— Vous me faites mal, père ! s’écria-t elle. Lâchez-moi !0
Peine perdue, la main de son géniteur continua à broyer son bras.
— Laissez-nous, Valdemar, dit-il entre ses dents en obligeant Rebecca à remonter l’escalier.0
— Arrêtez, père ! Je vous en prie ! Vous me faites mal.0
Le comte tira plus fort sur le bras de sa fille.0
— Tais-toi, idiote !0
— Père ! Vous allez me briser le poignet !0
— Je me moque de ton poignet, répondit-il en la poussant violemment à l’intérieur de sa chambre.0
Elle tomba sur les mains et les genoux et, avant qu’elle n’eût le temps de se relever, il ferma la porte.0
— Tu nous écoutais, sale petite espionne !0
Elle se traîna jusqu’à la table à laquelle elle s’appuya pour s’aider à se relever. Elle avait les genoux meurtris par sa chute et son poignet portait les traces laissées par la poigne du comte.0
— Non, répondit-elle en lui faisant face, appuyée à la table.
Il avança vers elle et la gifla avec force. Rebecca sentit sa joue s’enflammer tandis qu’un goût de sang lui emplissait la bouche.
— J’aurais dû te faire enfermer dans un couvent, dit-il avec mépris. Tu es comme ta mère, une bonne à rien. Tu ne serais sans doute même pas capable de porter un fils.
A cet instant, alors qu’il osait s’en prendre à la mémoire de sa mère, les derniers liens d’amour filial et de respect qui la rattachaient encore à lui se brisèrent, cédant la place à une terrible colère.
— Comment osez-vous parler de ma mère en ces termes ? s’écria-t elle, ulcérée. Et comment vous permettez-vous de me traiter de bonne à rien ? Qui assure l’intendance du château depuis dix ans ? Qui paie les fournisseurs, dirige les domestiques, assure toutes les tâches qui incombent à une maîtresse de maison tout en étant le témoin des louanges permanentes adressées à Laelia qui n’a que le seul souci d’être belle ? C’est elle, l’aînée, et non moi, qui aurait dû être responsable de la bonne marche de Throckton. Et quand je pense que je me faisais des reproches d’éprouver, par moments, de l’amertume alors que, me disais-je, je n’étais entourée que de personnes qui m’aimaient !
Oubliant sa douleur, elle marcha vers lui et, pointant le doigt sur sa poitrine, l’obligea à reculer :
— J’ai été sotte, en effet, père. Une fille stupide qui brûlait du désir d’être aimée, qui aurait fait n’importe quoi pour attirer votre attention. Mon Dieu ! J’aurais mille fois préféré être enfermée dans un couvent plutôt que de vivre ce que j’ai vécu ! Au moins, derrière les murs de ma prison, ne vous aurais-je pas vu embrasser et cajoler Laelia alors que vous n’aviez jamais un geste d’affection pour moi. Je ne me serais pas vue l’objet de votre mépris presque quotidien à la suite de mon accident. Et, aujourd’hui, je ne serais pas mêlée à une folle entreprise qui plongera le royaume dans l’anarchie et déshonorera notre nom pour la seule raison que vous jalousez le pouvoir d’une femme.
Elle s’interrompit pour reprendre son souffle, mais ne détacha pas de lui son regard plein de reproches, et de regrets aussi, car elle ne se pardonnait pas de l’avoir considéré comme l’homme le plus merveilleux de la terre.
— Comment avez-vous pu trahir le serment de fidélité que vous aviez prêté au roi ? Et comment avez-vous pu envisager d’utiliser vos filles pour parvenir à vos fins ignobles ?
— Tu n’es qu’une nigaude ! lança le comte en contournant la table pour qu’elle les séparât. Tu ne sais rien de la vie à la cour ! La reine n’est qu’une intrigante qui use de ses charmes pour faire perdre la tête au roi et profite de son pouvoir sur lui pour favoriser et enrichir sa propre famille. Si Henry ne se rend pas compte qu’ils sont en train de ruiner l’Angleterre, il revient aux barons de ce pays de le lui faire comprendre !
Il termina son propos en abattant le poing sur la table, ce qui fit vibrer les objets qui s’y trouvaient.
— Peut-être, mais pas en se rebellant et en portant la guerre au cœur même du royaume ! rétorqua la jeune fille. Votre complot contre la couronne est un acte de félonie qui coûtera la vie à de nombreux sujets de ce royaume. Et en vous alliant aux Danois comme vous le faites, vous prenez le risque de livrer le pays à leur pillage. Vous leur donnez l’occasion de mettre le pied en Angleterre. Priez pour qu’ils n’en profitent pas pour la dévaster. Avez-vous oublié le désastre qu’ont représenté leurs invasions pour notre peuple ? Croyez-vous que Valdemar se *******era de Throckton ? J’ai entendu de la bouche de Dobbin et de certains anciens du village des récits terrifiants sur les incursions des Vikings dans cette région de l’Angleterre. Vous devriez vous en souvenir aussi et arrêter, alors qu’il en est encore temps, cette entreprise déraisonnable qui n’apportera que du malheur.
— Le jour où j’écouterai les conseils d’une petite pleurnicheuse qui passe son temps à m’espionner…, commença le comte avec ironie.
Mais elle l’interrompit. Sa peur, en cet instant, s’était envolée. Le point de non-retour était atteint, elle ne pouvait plus reculer. Que cela lui plût ou non, le comte entendrait ses quatre vérités…
— A moins que vous ne chassiez Valdemar et mettiez fin à votre projet, vous courez le risque d’être condamné pour haute trahison.
Il s’appuya à la table des deux mains et, le regard menaçant, gronda :
— A ta place, je n’envisagerais pas de me dénoncer. Tu n’y gagneras rien si je suis condamné. Tu as tout intérêt au contraire à ce que l’entreprise réussisse. Une fois que nous nous serons débarrassés d’Eléonore, Laelia deviendra reine d’Angleterre. Quant à toi, par ton mariage avec Valdemar, tu nous assureras le soutien du roi du Danemark. Tu vois que, loin d’être affaibli, le royaume en ressortira renforcé. Mais si tu me livres à la justice royale, ne te fais aucune illusion. Que tu aies agréé ou non cette union avec le prince danois, tu seras considérée comme complice et condamnée à ce titre.
Le comte reprit son souffle avant de conclure :
— Donc, si tu n’es pas complètement stupide, tu te tiendras à mon côté et feras ce que je te dis. Ce qui signifie que tu épouseras le prince Valdemar.
Comme Rebecca ne répondait pas, il reprit de l’assurance, et, de nouveau, un masque charmeur parut sur son visage.
— Tu vivras ici avec lui et pourras ainsi veiller sur les paysans dont le sort te préoccupe. En faisant ce choix, tu t’assureras que rien de fâcheux ne leur arrivera. Et puis, Valdemar est un beau gaillard. Il te donnera des fils qui auront fière allure.
La jeune fille fit une grimace de dégoût.
— Jamais ! Que croyez-vous, père ? Vous pensez que vous allez pouvoir acheter mon consentement avec ces promesses ? Et me marier à Valdemar ? Vous me connaissez bien mal !
— Et quoi ? Cela ne te suffit pas de devenir princesse ? rugit-il en frappant une nouvelle fois la table.
L’encrier se renversa, répandant son liquide sombre et âcre sur la table.
— Je ne veux pas être la fille d’un traître, mariée à un homme qui ne veut pas plus de moi que moi de lui ! Je refuse de jouer cette comédie et ferai en sorte que Laelia ne soit pas non plus la dupe de vos machinations
Il la considéra avec un mépris profond, comme si sa simple vue le révulsait.
— Pour qui te prends-tu ? Tu es ma chose. Je décide de ton sort à mon gré. Tu n’as rien à dire. Tu dois seulement m’obéir et te taire.
— Si vous ne voulez pas comprendre, c’est moi, au besoin, qui vous accuserai, car je ne veux pas laisser mettre autant de vies en péril dans le royaume et, en particulier, celles d’êtres qui me sont chers.
— Tu crois pouvoir m’abattre, Rebecca ? demanda-t il en prenant son épée. Toi, une femme dont aucun homme n’a encore voulu ?
Il tira l’arme de son fourreau en faisant le tour de la table.
— C’est ta dernière chance, dit-il, menaçant.
Paralysée par l’effroi, Rebecca n’avait pas bougé. Elle gardait les yeux levés vers lui tandis qu’il dirigeait la pointe de son épée sur sa gorge.
— Vous me tueriez, père ? Avez-vous l’âme si noire que vous puissiez transpercer votre propre enfant ?
— Détrompe-toi. Tu n’es pas mon enfant.
Le coup porta. Cette fois, Rebecca resta sans voix et une panique épouvantable s’empara d’elle.
— Ta mère n’était bonne à rien, surtout dans un lit. Je n’ai pas été long à fréquenter d’autres femmes. C’est comme cela que j’ai pu savoir de façon certaine que l’enfant qu’elle portait n’était pas de moi. Je l’ai forcée à me dire avec qui elle avait commis l’acte qui achevait de la déconsidérer à mes yeux. Sache que tu es la fille d’une femme sans honneur et d’un vulgaire soldat.
Rebecca, incrédule, le fixait. Cette incroyable révélation expliquait bien des choses. Mais qui, alors, était donc son père ?
La réponse lui vint brusquement comme une soudaine illumination. Seul un homme avait réellement tenu le rôle d’un père auprès d’elle…
— Dobbin…, murmura-t elle.
— En effet, Dobbin… Ce rustre ! Es-tu fière de tes origines, ma chérie ? Tu n’es pas digne de t’asseoir à la table d’un comte. Tu devrais m’être reconnaissante de ne pas t’avoir jetée dans les douves.
Des souvenirs innombrables revenaient à la mémoire de Rebecca, et Dobbin était toujours là, tendre, protecteur, chaleureux. Ne l’avait-il pas mise en garde, récemment, contre les dangers d’être mal mariée ? Et il avait cité l’exemple d’une femme qui avait eu à subir les mauvais traitements de son époux, avait été humiliée par lui, trompée sans vergogne…
Elle prenait conscience aussi de ce que le bleu de ses yeux était précisément le même que celui de Dobbin. Mais, cependant, quelque chose la troublait…
— Si c’est vrai, murmura-t elle, pourquoi Dobbin est-il toujours là ? Pourquoi ne l’avez-vous pas chassé de Throckton ?
— Crois-tu que je voulais qu’on sache que la comtesse s’était donnée à un simple sergent ?
Elle plissa les yeux.
— Peut-être trouviez-vous du plaisir dans sa souffrance ? Vous prétendiez être mon père sous ses yeux et il ne pouvait rien dire, rien montrer… Ce devait être une torture permanente pour lui. Vous le faisiez souffrir autant que ma mère avec vos infidélités incessantes.
Elle eut un sourire moqueur en voyant une sorte de gêne paraître sur le visage du comte.
— Je suis au courant de tout, père. Enfin, je sais quel homme vous êtes vraiment. Et je ne trouve dès lors rien d’étonnant à ce que ma mère ait cherché de l’affection et du réconfort ailleurs.
Il avança de nouveau vers elle, l’épée menaçante, alors que Rebecca reculait en direction de la porte.
— Quelle explication me donnerez-vous pour ma mort, père ? s’enquit-elle, se demandant si elle réussirait à ouvrir la porte et à fuir avant qu’il ne la frappât. Il vous faudra trouver une raison crédible, sinon vous risqueriez d’avoir des ennuis que vous ne soupçonnez pas. Je suis aimée ici, père. Tant au château qu’au village. Pendant que vous gâtiez et chouchoutiez Laelia jusqu’à la rendre prétentieuse et odieuse à certains, je me faisais des amis sûrs et fidèles.
— Tu prends tes désirs pour des réalités, répondit-il avec cruauté. Il est vrai que tu as toujours été un peu folle, mais je te le pardonnais et n’en parlais pas. Il n’empêche que tout le monde sait que ta chute de cheval a dérangé ton cerveau. Personne ne sera exagérément étonné si je donne comme explication de ta mort une crise de folie qui t’a amenée à te jeter sur mon épée pour m’en frapper. J’ai paré le coup et tu t’es empalée sur la lame, voilà tout.
— Cette version ne convaincra jamais le chevalier Morgan qui pourrait nourrir quelques soupçons à votre sujet. Il fera le lien entre l’arrivée inopinée du prince Valdemar et ma mort tout aussi subite.
Elle aurait voulu ne pas évoquer Blaidd de crainte que le comte ne devinât la raison de sa présence à Throckton, mais la crainte de mourir la conduisait à essayer de gagner du temps, de tout tenter pour échapper à ce macabre destin.
Le comte arrêta sa progression.
— Morgan ? Ah ! Je vois à quoi tu penses. Tu envisages d’aller le trouver et de lui confier ce que tu as surpris de ma conversation avec Valdemar. Et tu penses qu’il te croira et te protégera ?
Il eut un rire mauvais.
— Qu’est-ce que ce Gallois pourra pour toi lorsque tu seras morte ? De toute façon, il dira ce qu’il voudra au roi. J’ai des amis à la cour également et j’en aurai encore davantage le jour où je marcherai sur Londres avec mon armée et Valdemar à mon côté.
Eperdue, Rebecca lança un regard furtif par-dessus son épaule pour voir si elle était assez près du loquet pour ouvrir la porte en tendant seulement le bras.
Le comte ricana.
— Trop tard, Rebecca. Tu ne pourrais pas descendre assez vite, de toute façon. Je te rattraperais dans l’escalier.
Il bondit, l’arme tendue, mais Rebecca s’esquiva et courut vers une fenêtre de la chambre en espérant avoir le temps d’appeler au secours.
Elle ouvrit la fenêtre en hâte et, se penchant à l’extérieur, hurla :
— A l’aide !
Des visages interdits se levèrent vers elle, dont un particulièrement beau et encadré de longs cheveux bruns. Rebecca n’eut que le temps de croiser le regard stupéfait de Blaidd avant que le comte la saisisse par sa tunique et la tire à l’intérieur de la pièce.

aghatha 19-01-10 06:59 PM

passionnant j attd la suite

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 25-01-10 11:59 PM


chapitre 15
A peine eût-il entendu résonner l’appel désespéré de Rebecca que Blaidd dégaina son épée et se précipita à travers la cour. Il gravit quatre à quatre l’escalier à vis et, se jetant de tout son poids contre la porte de la chambre du comte, fit irruption dans la pièce.
Une épée ensanglantée à la main, Throckton se dressait au-dessus du corps de Rebecca qui gisait sur le sol. Elle avait les mains jointes sur son flanc et un liquide pourpre coulait entre ses doigts. Son teint était cireux comme celui d’une morte.
— Rebecca ! dit Blaidd d’une voix étranglée par l’angoisse en courant vers elle.
— Gardes ! cria le comte. Gardes !
Une rage terrible s’empara de Blaidd qui pivota vers Throckton comme un lion prêt à bondir.
— Sale traître ! s’écria-t il. Si tu imagines que les gardes vont t’aider, tu te trompes. Pas un homme d’armes dans toute l’Angleterre ne te portera assistance.
Le sang reflua du visage du comte quand il vit Blaidd avancer vers lui, l’épée au poing.
Dobbin et deux gardes venaient de surgir sur le seuil et découvraient avec horreur le corps inanimé de Rebecca.
— Qu’est-ce que vous attendez ? leur cria Throckton d’un ton furieux. Tuez-le ! Ne voyez-vous pas qu’il s’en prend à votre seigneur ? Il vient de frapper ma pauvre Rebecca.
— C’est ta lame et non la mienne qui est rouge du sang de ta fille, dit Blaidd entre ses dents.
Il luttait contre l’envie de transpercer le comte, mais ce dernier ne méritait pas une mort rapide.
Le regard empli d’épouvante, Throckton brandit sa rapière.
— Tu mens, Gallois. Tu t’es saisi de mon arme et je te l’ai arrachée des mains après ton horrible forfait. Vengez le sang de ma fille, gardes ! Plongez vos piques dans le cœur de ce traître qui a abusé de ma confiance. Je l’ai surpris alors qu’il essayait de posséder ma malheureuse enfant…
— C’est faux ! cria Blaidd en avançant sur lui, prêt à l’occire s’il continuait à nier l’évidence.
Dobbin, qui n’avait pas vu Blaidd le précéder dans l’escalier, tira son épée dans le doute et s’interposa entre son maître et le chevalier. Rejeté par Rebecca, ce dernier avait donc tenté de la prendre par la force et, comme elle lui résistait, il l’aurait menacée de son arme…
Persuadé soudain que la scène s’était déroulée ainsi, il se jeta furieusement sur Blaidd.
— Non seulement vous passez vos nuits avec les filles mais, le jour, vous vous en prenez à damoiselle Rebecca !
Le chevalier para le coup et les épées s’entrechoquèrent violemment. Par deux fois, Dobbin porta de terribles assauts contre Blaidd qui échappa de justesse à sa lame. Bouleversé par ce qu’il pensait être la mort de Rebecca, il n’avait pas même envie de se défendre. Le goût d’en finir, de rejoindre sa bien-aimée dans l’au-delà, s’immisçait même en lui alors qu’il venait de contourner la table pour échapper à la fureur de Dobbin.
Ce dernier le rejoignit et, Blaidd, par instinct de survie et par réflexe aussi — il avait livré tant de tournois au cours de sa vie qu’il esquivait les coups de son ennemi sans même en être conscient —, retrouva un peu d’ardeur à combattre et réussit à résister aux assauts de Dobbin.
— Votre seigneur est félon, dit-il à ce dernier alors que leurs visages et leurs épées se frôlaient. J’ai été envoyé ici par le roi pour enquêter à son sujet et j’ai acquis la preuve qu’il envisageait de marcher sur Westminster avec l’aide des Danois et d’autres barons. C’est Ester, qui m’avait imploré de venir la voir pour me faire des révélations, qui a achevé de me convaincre de la réalité de ce complot.
Le doute voila le regard de Dobbin. Bien des démarches de son maître lui avaient semblé suspectes, ces derniers temps, et l’arrivée impromptue des Danois lui avait particulièrement déplu. Le chevalier disait-il la vérité ? Mais alors, il avait commis une erreur impardonnable en l’accusant d’avoir tué Rebecca ! Le drame qui venait de se produire était le point d’orgue de tous ces malentendus…
— Eh bien, gardes ! dit le comte en s’adressant aux deux hommes armés de piques qui restaient immobiles à l’entrée de la chambre. Allez à la rescousse de votre chef.
Voyant les deux gardes hésiter, il s’affola et, au mépris du code de la chevalerie, voulut poignarder Blaidd dans le dos.
— Blaidd !
Ce cri désespéré avait jailli de la gorge de celle que l’on croyait morte. Appuyée sur un coude, horrifiée, Rebecca observait la scène.
En entendant sa voix, Blaidd retrouva instantanément sa vigueur et sa force. Profitant de l’indécision de Dobbin, il dégagea son épée et fit volte-face au moment où le comte allait lui fendre le crâne du tranchant de son arme.
Plongeant sous son bras dressé, il lui enfonça son épée dans le flanc.
L’épée du comte chut au sol.
Luttant pour respirer, Throckton recula en titubant. Il heurta la table derrière lui et s’y effondra, renversant tout ce qui s’y trouvait. Il essaya de se relever et se mit à tousser alors que le sang jaillissait de son nez et de sa bouche.
Ses yeux se révulsèrent et, glissant de la table, il tomba la face contre le sol.
Sans même s’inquiéter de Dobbin, Blaidd se tourna vers Rebecca dont les prunelles élargies trahissaient la détresse. Ne venait-elle pas d’assister à la mort de celui qu’elle avait aimé et chéri comme un père jusqu’au matin de ce même jour ?
Dobbin avait couru le premier vers elle et la soutenait dans ses bras.
— La lame n’a fait qu’effleurer les côtes, dit-il en examinant la blessure. L’entaille est plus profonde au ventre, mais elle n’est pas mortelle. J’ai vu pire. Rebecca survivra.
Blaidd ferma les yeux pour une brève prière de louange. « Merci Seigneur », murmura-t il à la fin de son oraison alors qu’il relevait les paupières.
Mais il vit que Rebecca, dont le visage était d’une pâleur livide, avait les joues sillonnées de larmes. Assurément, la malheureuse pleurait celui dont elle ne parvenait toujours pas à admettre la trahison…
— Je n’ai pas pu faire autrement, assura-t il, en proie à un terrible tourment. Ou c’est moi qui serais mort.
La jeune fille ne répondit rien et, tournant la tête vers Dobbin, blottit le visage contre sa poitrine.
— Il n’aurait pas pu échapper à la mort de toute façon, reprit Blaidd. Il aurait été condamné à subir des supplices atroces. Il valait mieux pour lui terminer sa vie ainsi.
Dobbin le considéra avec froideur. Il voulait bien accréditer la thèse du chevalier, mais il sentait le besoin de vérifier certains propos, notamment concernant la jeune prostituée.
— Ce n’est pas le moment de discuter, chevalier, dit-il sèchement. Damoiselle Rebecca a besoin de soins. Je vais m’en occuper, J’ai une certaine expérience des blessures et de la façon de les panser.
— Oui, vous avez raison, concéda Blaidd en se redressant.
Un sentiment d’impuissance terrible l’envahit. Un soldat comme Dobbin ne pouvait-il comprendre qu’il n’avait fait que se défendre ? Et si lui en était incapable, comment Rebecca arriverait-elle à lui pardonner d’avoir tué son père, même s’il était prouvé que ce dernier complotait contre la couronne ?
Toutes les personnes au service du comte de Throckton réagiraient peut-être de la même manière à son égard, auquel cas il serait en danger, de même que Trevelyan. Trevelyan dont il avait la charge et dont il ne devait exposer la vie pour rien au monde. Il fallait fuir au plus vite ! La première chose, d’ailleurs, étant de trouver l’écuyer.
Les deux gardes, muets, interdits, attendaient sur le seuil de la chambre. Blaidd tenait bien serré dans sa main le pommeau de son épée. S’ils essayaient de l’empêcher de sortir, ils trouveraient à qui parler.
Mais avant qu’il n’atteignît la porte, Valdemar passa entre les deux gardes et entra dans la chambre. Il s’arrêta brutalement et retint son souffle lorsqu’il vit le comte qui gisait dans son sang. Puis, levant les yeux, il aperçut Rebecca dont la tunique portait une large tache rouge au côté.
La vue du Danois rappela à Blaidd qu’il était d’abord ici comme envoyé du roi et qu’il était temps, maintenant, de le faire savoir. Même s’il avait eu un instant la tentation de fuir, il lui apparaissait désormais évident qu’il allait de sa responsabilité de prendre le commandement du château et de sa garnison.
— Venez avec moi, dit-il avec autorité en prenant le Danois par le bras. Nous parlerons dehors.
Le sang aux joues, manifestement très mal à l’aise, le géant blond le suivit. Domestiques et gardes encombraient l’escalier, obstruant le passage. Blaidd les pria d’aller vaquer à leurs occupations, mais il retint Meg à qui il demanda de s’occuper de sa maîtresse. La jeune fille, visiblement bouleversée, se précipita dans la chambre du comte.
Blaidd descendit avec Valdemar dans la grande salle et l’entraîna à l’écart. Le Danois dégagea son bras que Blaidd n’avait jamais lâché et, faisant face au chevalier, grommela :
— De quel droit me tenez-vous ainsi comme si j’étais votre prisonnier ?
Blaidd le regarda droit dans les yeux et demanda à son tour :
— De quel droit osez-vous comploter contre mon souverain ?
— Je ne comprends pas de quoi vous voulez parler.
— Vous me comprenez très bien, au contraire. Et votre allié gît dans une mare de sang dans sa chambre. Votre complot prend un bien mauvais tour, je le crains.
Valdemar, baissant les yeux sur l’épée de Blaidd, recula d’un pas.
— Il n’y a aucun complot, répondit-il sur un ton qui manquait de conviction. Je ne suis venu à Throckton que pour faire du commerce avec le comte…
Blaidd le considéra longuement avec une expression sévère.
— Je ne vous crois pas et je ne pense pas non plus que notre roi croira à votre version des faits. Il y a peu de chance pour qu’il considère avec bienveillance l’implication d’étrangers dans un complot contre la couronne d’Angleterre. Aussi, prince, je vous suggère de fuir au plus vite le royaume pendant que je vous en donne l’occasion. Si vous restez, vous risquez fort de vous retrouver dans la tour de Londres.
Valdemar, quelque peu rassuré par les propos de Blaidd, reprit une attitude hautaine, la main rivée au pommeau de son épée comme s’il ne redoutait pas de croiser le fer avec le chevalier alors que, un instant avant, il craignait fort d’avoir à le faire.
— Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez, répondit-il. Vos accusations ne reposent sur rien.
— Le roi sera informé de ce qui s’est passé ici et il aura connaissance de votre présence, reprit Blaidd, nullement intimidé. Il soupçonnait déjà fortement Throckton de conspirer contre lui. A présent, il n’aura plus aucun doute à ce sujet et il établira évidemment un lien entre votre venue à Throckton et le complot contre la couronne à la tête duquel se trouvait le comte. Henry n’aura aucun doute non plus sur l’implication de votre père. Je vous conseille donc de ne pas mettre les pieds en Angleterre à l’avenir, à moins que vous ne vouliez déclencher une guerre entre nos deux royaumes.
Le sang monta aux joues de Valdemar.
— Cette allusion à une guerre est absurde, de même que votre histoire de tour de Londres. Jamais votre roi ne me ferait emprisonner. Vous oubliez que je suis le fils du roi du Danemark !
Il se tut et s’efforça de recouvrer un peu de calme avant de reprendre :
— D’ailleurs, vous n’avez aucune autorité ici.
— Dans la mesure où nous sommes en Angleterre, j’en ai un peu plus que vous. Soyez certain que ce n’est pas par amitié que je vous laisse rentrer librement dans votre pays, mais pour éviter les hostilités qui ne manqueraient pas de se déclencher entre nos deux souverains si nous vous jetions en prison comme vous le méritez.
Valdemar ouvrit la bouche pour parler, mais aucun son ne franchit le seuil de ses lèvres. Le visage empourpré, il tourna les talons et quitta la salle, suivi de Blaidd qui marchait d’un pas lent et décidé.
Rebecca ouvrit lentement les yeux. Elle était couchée dans le luxueux lit à baldaquin de son père. Meg, tournée vers la table de toilette, lavait un linge dans la cuvette. Un faible jour entrait par les étroites fenêtres dont les volets étaient ouverts. L’aube, sans doute ?
Que faisait-elle ici ? Que s’était-il passé ?
Le souvenir des événements de la veille revint soudain à sa mémoire : la conversation qu’elle avait surprise entre le comte et le prince danois, l’échange violent entre elle et celui qu’elle considérait encore comme son père, la peur horrible qu’elle avait ressentie et le coup d’épée donné par ce dernier, et, enfin, l’intervention de Blaidd suivie de la mort du comte…
Blaidd n’avait pas eu d’autre moyen de protéger sa propre vie. En pourfendant le comte, il s’était simplement défendu. Il avait été le premier à se précipiter dans cette chambre. Sans son intervention si rapide, le comte l’aurait sans doute frappée une seconde fois pour s’assurer de sa mort.
Elle avait été sauvée par celui qui avait conquis son cœur…
Elle s’en voulait de ne pas lui avoir fait confiance. Comment avait-elle pu le repousser avec une telle arrogance ? Pour défendre un père qui n’était pas le sien et qui la méprisait… Quelle tragique erreur qui avait failli lui coûter la vie et la séparer à jamais de Blaidd.
Elle voulait le voir et lui demander pardon. Elle espérait qu’il comprendrait combien il lui avait été difficile d’entendre, et plus encore de croire, ces propos sur son supposé père le présentant comme un renégat, un félon.
Elle essaya de s’asseoir mais une vive douleur au côté la fit retomber sur son oreiller.
— Il est trop tôt pour vous asseoir, dit une voix familière tout près d’elle. Vous pourriez rouvrir les plaies.
Dobbin… Elle n’avait pas encore vu qu’il était assis à son chevet. Il se penchait sur elle, à présent, lui souriait et lui prenait la main qu’il serrait dans les siennes, fortes et rugueuses. Des mains de soldat et d’homme du peuple.
C’était lui son père… Son vrai père… Comme elle était fière de lui, et comme elle s’en voulait aussi de ne pas s’en être avisée plus tôt ! Pourtant, la couleur de leurs yeux était identique, de même que leurs nez.
Pourquoi, aussi, n’avait-elle pas remarqué qu’Ester ressemblait à Laelia alors qu’elle-même n’avait rien de commun avec elle ? Pourquoi avait-elle été aveugle à tous ces signes si révélateurs ?
Meg se retourna, un linge ruisselant d’une eau rose à la main.
— Vous êtes réveillée, enfin ! s’exclama-t elle, les yeux cernés, mais le visage éclairé par un beau sourire.
— Et vous, Meg, vous répandez une eau sale sur le sol, remarqua Dobbin d’un ton sévère.
Dobbin était toujours un peu brusque avec les servantes, aussi Meg ne prêta-t elle pas attention à sa remarque. Après avoir replongé le linge dans la cuvette, elle approcha du lit sans se départir de son sourire et en séchant ses mains sur son tablier.
— Désirez-vous quelque chose, ma damoiselle ? demanda-t elle. Rowan a préparé un bouillon pour vous lorsqu’il a appris…
Elle se mordit la lèvre avant de poursuivre :
— … que vous étiez blessée. Il nous a dit que cela vous remettrait sur pied en un clin d’œil.
Rebecca acquiesça d’un hochement de tête.
— Si Dobbin n’y voit pas d’objection, bien sûr, répondit-elle.
— Un bon bouillon de viande et de légumes ne peut que vous faire du bien. Vous pouvez même, peut-être, y ajouter un peu de pain. D’ailleurs, je ne refuserai pas moi-même du pain et du fromage. Vous devriez manger également, Meg.
— Peut-être, répondit-elle en se tournant vers la porte. Je vais chercher tout ce qu’il faut dans la cuisine.
Une fois seul avec la jeune fille, Dobbin reprit :
— Vous avez perdu beaucoup de sang avant que je ne réussisse à recoudre correctement votre blessure, dit-il en étudiant le visage de la jeune femme. Il faut vous reposer, maintenant, sinon j’aurai travaillé pour rien.
— Où est le chevalier Morgan ? s’enquit la jeune fille.
— Je ne sais pas.
A l’expression fermée de Dobbin, elle comprit qu’il ignorait les vraies raisons pour lesquelles Blaidd s’était rendu dans la maison de plaisir au beau milieu de la nuit.
— Il n’est pas allé voir Ester pour les raisons que vous imaginez, expliqua-t elle. Lorsqu’il était allé y rechercher Trevelyan, Ester lui avait dit qu’elle avait des informations importantes me concernant à lui transmettre. C’est pour les recueillir qu’il est retourné là-bas.
Pour la première fois de sa vie, Rebecca vit le sang refluer complètement du visage de Dobbin.
— Que… que lui a-t elle dit ?
Rebecca devinait la raison de son émoi mais elle ne voulait en parler que lorsque l’innocence de Blaidd serait clairement établie entre eux.
— Que ce n’était pas la première fois que les Danois venaient à Throckton mais que, précédemment, ils s’étaient fait passer pour des Allemands. Elle craignait que le comte n’eût des intentions néfastes pour nous tous et pour le royaume et voulait, surtout, prévenir Blaidd pour qu’il puisse me protéger contre la colère du roi. Elle a dit également à Blaidd qu’elle était la fille de Throckton pour qu’il ait une idée du genre d’homme insatiable et sans moralité qu’il était.
Dobbin laissa échapper un soupir en opinant du chef.
Rebecca prit alors la grande main de Dobbin dans la sienne, cette rude main qui l’avait si bien et si délicatement soignée, et, le regardant avec tendresse dans les yeux, ajouta :
— Je sais ce que vous redoutez que je dise…
Dobbin, tendu et visiblement très ému, la fixait intensément.
— C’est vous mon vrai père, reprit Rebecca avec un doux sourire. Je l’ai appris de la bouche même du comte avant qu’il n’essaie de me tuer.
Dobbin rougit puis, se levant brusquement, gagna la fenêtre.
— Pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit vous-même ?
Le regard dirigé vers la campagne qui s’étendait à perte de vue au-delà des remparts, le soldat répondit d’un ton bourru :
— Parce que je savais comment vous réagiriez si je vous disais la vérité. Vous auriez quitté le château car vous n’auriez pas pu vivre dans le mensonge.
Il se retourna pour la regarder avant de reprendre :
— Or, je considérais que vous méritiez de mener la vie d’une jeune fille noble. Tout en vous est noble, comme l’était d’ailleurs votre maman.
Il revint vers le lit et ouvrit les mains.
— Qu’aurais-je pu vous offrir sinon la vie rude d’une fille de soldat ? J’ai préféré rester en service à Throckton toute ma vie et être tout près de vous pour vous voir grandir et devenir une jolie et très noble damoiselle, à l’image de votre maman qui n’était plus là, malheureusement, pour en être témoin.
Il s’interrompit et sembla plonger à l’intérieur de lui-même, au tréfonds de son cœur où séjournaient ses plus chers souvenirs.
— Votre mère était la personne la plus fine, la plus délicate et courageuse qui eût jamais vécu sous ces cieux, et je me demande encore ce qui l’a attirée en moi…
Il secoua la tête sans pouvoir terminer sa phrase.
— Elle a vu un homme de mérite avec un cœur immense, dit Rebecca avec fermeté. Un homme qui l’aimait, tout simplement.
— Oh ! cela oui ! Je l’aimais, murmura-t il en retournant s’asseoir sur le tabouret près du lit. Mais, peut-être, d’une manière un peu trop égoïste sinon je ne l’aurais pas mise enceinte. Je me serais *******é de la vénérer à distance.
— Je suis certaine qu’elle vous a aimé aussi, Dobbin. Et si c’était un signe d’égoïsme, je ne lui en ferais pas le reproche.
— Elle ne s’est pas donnée à moi par faiblesse, Rebecca. C’était une femme généreuse et bonne, mais dotée d’une volonté de fer. Il lui fallait faire preuve de beaucoup de courage pour supporter les vexations que lui faisait subir votre père. Il s’acharnait contre elle comme il s’est acharné, plus tard, contre vous. Il a essayé, sans y parvenir, de vous briser l’une et l’autre.
Rebecca pensa à ce qu’elle-même avait éprouvé lorsqu’elle avait eu le sentiment que Blaidd l’aimait sincèrement.
— C’était votre amour qui lui donnait de la force, répondit-elle.
— Pas au début. Je la respectais et l’admirais trop pour oser imaginer quoi que ce fût. Et lorsque j’ai pris conscience de ce qui se passait dans mon cœur, j’ai lutté de toutes mes forces pour contenir mes sentiments. Votre mère faisait la même chose de son côté. Elle avait un sens élevé de l’honneur.
— Mais elle souffrait trop et elle a fini par se tourner vers vous pour chercher d’abord un réconfort, puis l’amour s’est glissé dans cette amitié faite initialement d’estime réciproque. Je suis heureuse que vous lui ayez donné votre amour, Dobbin. Vraiment.
Elle lui prit les mains.
— Je suis fière que vous soyez mon père.
— Et moi, je suis plus fier encore que vous soyez ma fille, dit-il, les larmes aux yeux. Ma fille chérie…
Un silence chargé d’émotion et de tendresse s’établit entre eux alors qu’ils se tenaient toujours les mains.
Puis, soudain, l’expression de Dobbin devint grave.
— Il ne faut pas en parler, Rebecca. Nous devons garder ce secret entre nous.
— Pourquoi ? s’étonna-t elle, déçue. Je n’ai pas honte de dire que vous…
— Il est dans l’intérêt des gens de Throckton que cela ne se sache pas. Qui d’autre que vous pourra parler au roi en leur faveur et lui faire comprendre que personne ici, ni vous, ni votre sœur ni moi n’étions mêlés à la conspiration conduite par votre père. Laelia est peut-être l’aînée, mais elle n’est bonne qu’à pleurer et se lamenter.
Rebecca reconnut la justesse de son propos.
— Oui, murmura-t elle, mais cela ne me plaît pas.
— Croyez-vous que cela me soit agréable, à moi ? demanda Dobbin en fronçant les sourcils. Mais, hélas, nous n’avons pas le choix. Votre devoir est de protéger les domestiques de Throckton et le mien de protéger les hommes de la garnison.
— Où est Laelia ? Sait-elle ce qui s’est passé ?
— Je crois qu’elle passe son temps à pleurer dans la chapelle. C’est le chevalier Morgan qui lui a annoncé la mort du comte.
Le cœur de Rebecca se serra en pensant à la douleur de sa sœur et au remords qu’avait dû éprouver Blaidd en annonçant à la jeune fille la mort de son père, tué de sa propre main !
— Est-ce que Blaidd vous a informé de ce qui allait se passer maintenant ?
Dobbin fit « non » de la tête.
— Pas à ma connaissance, mais il a de facto pris le commandement du château et donné l’ordre aux Danois de le quitter. Ils sont partis à l’aube.
— Je voudrais lui parler, Dobbin. Pourriez-vous aller le chercher pour moi ?
Au même instant, on frappa à la porte.
— C’est sans doute Meg avec le bouillon, dit Dobbin en se levant pour aller ouvrir.
Mais il n’eut pas à le faire. La porte s’ouvrait déjà pour livrer passage au chevalier, vêtu comme pour livrer bataille et dont l’expression austère laissait craindre le pire.0


aghatha 29-01-10 12:46 AM

g adoré ce roman

*ÊÇáÇ* 29-01-10 05:05 AM

merci bcp chere Rihame

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 31-01-10 12:26 PM

chapitre 16


Du moins Rebecca le crut-elle car il portait une cotte de mailles sous son manteau, ses bottes étaient munies d’éperons, il avait son heaume sous le bras et son épée au côté qui claquait contre sa cuisse à chaque pas.
Il approcha du lit, l’attitude un peu raide, en tout cas pas celle qu’on était en droit d’attendre d’un homme venant rendre visite à sa bien-aimée pour laquelle, la veille, il avait mis sa vie en péril.
— J’espère que vous êtes sur le chemin de la guérison, ma damoiselle ? demanda-t il avec courtoisie.
— En effet, répondit-elle laconiquement, consternée par son attitude rigide et la froideur de son ton.
— J’ai le regret de devoir vous apporter de mauvaises nouvelles.
Rebecca se redressa sans tenir compte de la douleur que le mouvement lui infligeait.
— De quoi s’agit-il ?
Le regard glacial de Blaidd se troubla quelque peu.
— Je suis vraiment désolé de vous annoncer cela, ma damoiselle, mais votre sœur…
Il hésita puis, se redressant, poursuivit :
— Il semble qu’elle se soit enfuie.
— Enfuie ? répéta Rebecca, incrédule.
— Apparemment, confirma Blaidd dont l’expression devint plus sévère encore. Elle m’a dit, hier soir, qu’elle voulait veiller votre père dans la chapelle pendant la nuit. Je n’y ai vu aucun inconvénient à condition qu’elle n’y fût pas seule. Une domestique a donc été désignée pour rester près d’elle. La servante a dû s’endormir. En tout cas, lorsqu’elle s’est réveillée, au petit matin, votre sœur n’était plus là. Elle est venue me trouver aussitôt et j’ai fait fouiller le château de fond en comble. Or, voici ce que nous avons trouvé dans votre chambre où régnait un certain désordre.
Blaidd s’avança en présentant un parchemin à la jeune fille.
— Sait-elle écrire ?
— Oui, mais pas très bien. J’ai voulu apprendre pour tenir les comptes de la maison, mais elle, elle ne faisait aucun effort. Mon père… euh… le comte de Throckton a insisté pour qu’elle ait tout de même des notions.
— L’écriture est très tremblante.
— Elle a toujours écrit comme cela, répondit Rebecca en prenant connaissance des quelques phrases maladroites tracées sur le parchemin.
Il s’agissait d’un mot d’adieu qui lui était adressé et qui précisait que Laelia partait avec Valdemar. Elle laissait à sa sœur tous ses vêtements et ses bijoux.
Rebecca le relut trois fois avant de vraiment comprendre ce que Laelia avait fait et pourquoi. Puis, elle leva les yeux sur Blaidd et Dobbin qui la fixaient avec inquiétude.
— Elle a fui avec le prince danois, dit-elle laconiquement.
— Elle a toujours voulu vivre à la cour, dit le capitaine de la garnison d’un air mé*******, mais je croyais qu’il s’agissait de celle d’Angleterre !
— Je ne suis pas certain qu’elle soit partie de son plein gré, déclara Blaidd.
— Vos hommes seraient venus vous trouver même ici, demanda Rebecca à Dobbin, s’ils avaient remarqué quoi que ce fût d’étrange ou d’anormal lorsque les Danois ont franchi les portes du château, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, ma damoiselle. Rien n’échappe à la vigilance de mes gardes.
— Ils ne m’ont pourtant pas vu descendre avec une corde l’autre nuit, objecta Blaidd.
— Ah ! bon ? Vraiment ? dit Dobbin, ironique, en relevant un sourcil.
Blaidd, impassible, reprit :
— Je n’en demeure pas moins préoccupé. Valdemar pourrait fort bien avoir forcé Laelia à l’accompagner.
— Si elle a voulu quitter Throckton sans être vue, il y a un passage secret, intervint Rebecca. Seule la famille le connaît, mais je ne doute pas que je puisse vous faire confiance, seigneur chevalier, pour que vous ne le révéliez à personne.
Rebecca insista sur le mot « confiance » pour bien faire comprendre à Blaidd qu’elle regrettait de ne pas lui en avoir témoigné suffisamment lorsqu’il exprimait ses soupçons au sujet du comte.
— Il part justement de la chapelle, reprit-elle, et débouche dans un petit bois en contrebas du château.
— Il se pourrait aussi que les Danois en aient eu connaissance et qu’ils l’aient utilisé pour enlever Laelia, rétorqua Blaidd.
Dobbin eut un petit grognement désapprobateur.
— N’avez-vous pas noté comment elle regardait ce prince ? Après ce qui s’est passé, elle redoutait peut-être que vous ne la fassiez emprisonner pour haute trahison. Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle se soit enfuie avec le Danois. Je ne perdrais pas mon temps à essayer de la retrouver.
— Peut-être ne vous sentez-vous pas concerné, Dobbin, mais moi, je considère que c’est mon devoir de le faire. J’ai donné la possibilité à Valdemar de se retirer et d’échapper ainsi à la colère du roi, mais je ne lui ai pas donné l’autorisation de partir avec la fille aînée du comte. Même si le risque qu’il l’ait emmenée de force est très faible, je ne veux pas le prendre et, si c’est le cas, il est de mon devoir de la ramener ici saine et sauve.
Il tourna son regard vers Rebecca et son expression était pleine de respect lorsqu’il lui demanda :
— Vous souhaitez savoir si votre sœur est partie librement et volontairement, n’est-ce pas, ma damoiselle ?
— Oui, bien sûr, je voudrais en avoir la certitude, répondit la jeune fille, *******e qu’il lui parlât, enfin, sur un ton moins distant.
— Je vais prendre vingt de vos hommes avec moi, dit-il à Dobbin, et me lancer à leur poursuite.
— Les Danois, eux, sont cinquante, objecta Dobbin.
— Vingt de vos gardes parfaitement entraînés suffiront largement si les choses tournent mal.
— Vingt et un, répondit Dobbin, car je viens avec vous.
Blaidd tourna les talons et, avant de quitter la chambre, s’adressa à Rebecca en ces termes :
— Si votre sœur s’est sauvée parce qu’elle me redoutait, c’est sans raison. Je suis parfaitement conscient qu’aucune de vous n’était impliquée dans la conspiration conduite par votre père ni même au courant de ses ambitions, et j’ai formellement l’intention de le bien faire comprendre au roi.
Lorsqu’il aperçut la troupe danoise à environ deux lieues de Throckton, Blaidd eut le sentiment que Laelia était partie de son plein gré. Si Valdemar l’avait emmenée de force, en effet, il se serait certainement éloigné du château au triple galop et, à cette heure, il aurait parcouru une bien plus grande distance. Alors que là, il apparaissait qu’ils avaient cheminé à l’allure très lente convenant à Laelia.
Reconnaissable à sa grande taille et à la blondeur de ses cheveux, Valdemar marchait en tête de la troupe. Une jeune femme, blonde également et vêtue d’un manteau bleu, chevauchait près de lui, a priori en toute liberté.
Mais, même si les apparences semblaient montrer que Laelia était partie volontairement, il voulait l’interroger et l’entendre exprimer sa volonté de sa bouche. Comme il l’avait clairement expliqué à Rebecca, il représentait le roi à Throckton et avait besoin de s’assurer que, en la circonstance, rien de contraire à la morale ni aux bonnes mœurs n’avait été commis.
Ordonnant aux hommes de Dobbin de le suivre, il éperonna Aderyn Du qui partit au galop. Trevelyan aurait aimé participer à une charge de ce type, pensa Blaidd, mais il lui avait interdit avec fermeté de venir. Il ne s’agissait pas d’un jeu et il ne voulait pas exposer le jeune homme à recevoir un mauvais coup.
Valdemar, entendant le bruit de la cavalcade dans son dos, se retourna. Autour de lui, les cavaliers essayaient de maîtriser leurs montures qui hennissaient et s’agitaient nerveusement. Certains, cependant, y renoncèrent et, relâchant leurs rênes, laissèrent leurs chevaux partirent eux aussi au galop le long de la route qui serpentait au flanc d’une colline.
Valdemar leur cria de garder le pas, mais d’autres les imitèrent et, bientôt, toute la troupe s’éloigna dans un nuage de poussière tandis que le prince restait seul auprès de sa compagne qui criait de frayeur.
Blaidd s’était attendu à voir Valdemar fuir avec les autres, mais il avait dégainé et restait à côté de la jeune fille en pleurs qu’il protégeait en s’interposant entre elle et ses poursuivants.
— Ah ! C’est vous, chevalier, dit-il quelque peu rassuré de reconnaître Blaidd. Je croyais que nous étions libres de partir.
Il remit son épée au fourreau, mais garda une attitude hautaine et princière, la présence de Laelia réveillant assurément en lui des sentiments de noblesse et d’orgueil guerrier.
— Vous êtes effectivement libre de quitter l’Angleterre, prince. Je ne reviens pas sur ma parole. Le plus tôt sera le mieux, d’ailleurs. Je ne vous ai poursuivi que pour m’assurer que damoiselle Laelia était partie sans contrainte de votre part.
Laelia fit avancer sa jument pour que le chevalier entende bien sa répons.
— C’est moi qui ai choisi de partir avec lui, dit-elle d’un ton ferme qui ne lui ressemblait pas. Vous n’êtes ni mon père ni mon frère. Vous n’avez aucune autorité sur moi. Je ne retournerai pas avec vous.
— Dans la mesure où vous n’avez ni père ni frère, le roi est votre tuteur légal jusqu’au jour où le plus proche de vos parents mâles sera désigné pour jouer auprès de vous le rôle de protecteur, ou que vous serez mariée.
— Mon père n’a aucun héritier mâle et je me tiens auprès de celui qui deviendra mon mari dès que nous aurons posé le pied sur le sol du Danemark.
Blaidd tourna son attention vers Valdemar dont le cheval caracolait nerveusement. Il vit aussitôt dans son regard qu’il avait peur, mais il ne s’agissait pas de la crainte d’avoir à combattre et de mourir, mais celle de perdre un être cher. A cette crainte se mêlaient une tristesse et une mélancolie qui ne trompaient pas.
— Vous avez vraiment l’intention de faire de cette damoiselle votre femme ?
— Oui, répondit le prince sans hésitation alors que son regard s’éclairait. Je l’épouserai dès que nous serons de retour auprès de mon père, le roi.
— Vous la prenez sans même une dot ? demanda Blaidd bien qu’il sût que cette question était sans importance aux yeux du Danois, manifestement fou d’amour.
Il voulait, toutefois, s’assurer que l’un et l’autre avaient bien mesuré toutes les conséquences de leur acte pour qu’ils n’eussent pas de regret après.
— Il faut que vous sachiez, reprit le chevalier, que si Laelia part avec vous maintenant, elle ne touchera rien de son héritage. Son père étant considéré comme traître, tous ses biens seront confisqués par la couronne, et vu les circonstances du départ de sa fille aînée, il est peu probable qu’Henry lui restitue quoi que ce soit.
— C’est elle que je veux et non sa dot, répondit le prince. Elle sera ma femme et la mère de mes enfants, tous des fils et des filles légitimes. Je vous donne ma parole qu’elle sera bientôt princesse.
Blaidd reconnut au ton de sa voix et à la clarté limpide de son regard qu’il exprimait le fond de sa pensée.
— Je vous crois, répondit-il avec un sourire. Au fond, vous n’êtes peut-être pas aussi proche de vos ancêtres vikings que je ne le pensais.
Valdemar esquissa un sourire lui aussi.
— Vous nous laisserez donc partir ensemble ?
— Oui, répondit Blaidd.
Puis, se tournant vers Laelia :
— Vous avez conscience de tout ce que vous allez perdre, n’est-ce pas ?
La jeune fille sourit à son tour et jamais elle n’avait paru à Blaidd aussi jolie et heureuse.
— Oui, mais je sais aussi tout ce que je gagne. J’aime Valdemar et lui aussi m’aime.
— Vous ne pourrez peut-être plus jamais revenir en Angleterre, même pour une simple visite.
Le menton délicat de Laelia se mit à trembler et ses yeux se remplirent de larmes.
— Rebecca va me manquer. Dites-lui, s’il vous plaît, que je lui souhaite d’être heureuse. J’espère qu’un jour elle rencontrera, comme moi, un homme qu’elle aimera. Dites-lui au revoir de ma part et que Dieu la bénisse. Peut-être nous permettra-t Il de nous revoir un jour ?
Valdemar lui baisa la main avec dévotion, et si Blaidd n’avait pas déjà eu la certitude de la profondeur de leurs sentiments, il l’aurait eu en cet instant, car il n’y avait rien de plus éloquent que l’échange des regards entre les deux jeunes gens.
— Allez rejoindre votre vaisseau, Valdemar, dit-il.
Puis, s’adressant à Laelia :
— Je vais rapporter votre message à votre sœur.
— Que direz-vous à votre roi ? demanda le prince.
Blaidd réfléchit un instant avant de répliquer :
— Que la fille aînée du comte de Throckton est tombée amoureuse d’un beau prince danois et qu’elle a préféré fuir avec lui plutôt que de s’exposer à la colère de son souverain.
Une lueur amusée pétilla dans ses yeux.
— Je crois qu’il aimera la fin de mon explication.
— Rentrez bien, chevalier, dit Valdemar en souriant lui aussi. Je préfère que nous ne nous soyons pas affrontés. J’aurais été désolé de devoir vous tuer.
— Moi également, répondit Blaidd.
Etrangement ému, il regarda Valdemar et Laelia tirer sur la bride de leurs chevaux et s’éloigner côte à côte.
Dès son retour à Throckton, Blaidd sauta de cheval, abandonna les rênes d’Aderyn Du à Trevelyan qui l’attendait dans la cour du château, et se rendit directement au chevet de Rebecca.
Meg lui ouvrit la porte de la chambre du comte et s’empressa de l’y faire entrer, mais à peine fut-il dans la pièce qu’il s’arrêta comme subjugué. Rebecca était assise dans le lit à baldaquin, ses cheveux bruns magnifiques épandus sur ses épaules. Elle semblait plus jeune encore, mais aussi plus vulnérable, avec ce teint diaphane.
Le chevalier Morgan, fine fleur de la chevalerie et ami du roi, auquel aucune femme ne savait résister, se sentit, soudain, aussi timide qu’un puceau.
Alors qu’il se tenait devant elle, immobile et muet, le souvenir de toutes les erreurs qu’il avait commises l’accablait : il avait séduit Rebecca dans la chapelle où elle s’était réfugiée pour prier ; il lui avait caché la véritable raison de sa présence à Throckton et, plus grave encore, il avait tué son père.
Les questions qu’il n’avait cessé de se poser, depuis l’instant où il avait quitté pour la dernière fois cette chambre, le harcelaient de nouveau. L’amour qu’il vouait à Rebecca suffirait-il à compenser les mensonges dont il s’était rendu coupable à son égard et considérerait-elle qu’il n’avait pas d’autre choix que de tuer le comte pour sauver sa propre vie ? Ou le haïssait-elle à présent, ne voyant en lui qu’un espion de la couronne coupable d’avoir brisé sa famille ?
Il attendait en silence qu’elle voulût bien parler et qu’elle lui donnât, ainsi, quelques indications sur les sentiments qu’elle nourrissait à son égard.
— Laisse-nous, Meg, s’il te plaît, dit Rebecca en s’adressant à la servante qui attendait près de la porte.
Comme cette dernière ne semblait pas comprendre et considérait sa maîtresse d’un air interrogateur, Rebecca reprit :
— Je voudrais parler avec le chevalier, seule à seul.
Quand la jeune fille eut quitté la pièce et refermé la porte derrière elle, Blaidd espéra que la tension baisserait entre Rebecca et lui, mais ce fut l’opposé qui se produisit. Il ne savait que dire… Pouvait-il, d’ailleurs, seulement s’aventurer sur un terrain personnel ?
Le silence se poursuivit jusqu’à en devenir insupportable. Pour le briser et en finir avec ce malaise, il s’informa tout simplement de l’état de Rebecca :
— Comment vous sentez-vous ? Allez-vous un peu mieux ?
— Oui… Grâce au bouillon de Rowan, il me semble que je reprends des forces.
Le silence retomba sur eux et Blaidd, qui redoutait qu’il s’installât de nouveau de façon durable, s’empressa de donner à Rebecca des nouvelles de Laelia :
— C’était bien le libre choix de votre sœur de partir avec Valdemar.
La jeune fille acquiesça.
— Je le pensais.
— Moi aussi. Mais je voulais en être sûr.
— Vous avez très bien fait de le vérifier. Je vous en remercie. Je suis heureuse d’avoir la confirmation qu’il n’y avait aucun doute au sujet de son choix.
Un voile de tristesse glissa dans le regard de Rebecca.
— J’aurais seulement aimé lui dire au revoir.
Blaidd regretta aussitôt de n’avoir pas obligé Laelia à revenir à Throckton pour faire ses adieux à sa sœur.
— Elle était triste de vous quitter, assura-t il. Elle nous a dit que vous seriez la seule personne qui lui manquerait, et elle espère qu’un jour vous trouverez aussi le bonheur.
Rebecca baissa les yeux sur ses mains jointes sur ses genoux.
— Je vois…
— Je ne doute pas qu’elle aime sincèrement Valdemar et que lui aussi ait des sentiments pour elle, reprit Blaidd en se rapprochant du lit dont il resta, néanmoins, éloigné de plus d’un pas. Il la prend, en effet, sans dot, et affirme que cela lui importe peu. Je crois qu’il est honnête lorsqu’il dit qu’il va l’épouser. Si je n’en avais pas eu très fortement l’impression et si j’avais senti la moindre hésitation ou le moindre doute chez Laelia, je ne leur aurais pas permis de quitter le sol d’Angleterre.
Rebecca lui lança un regard ironique.
— Vous ne leur auriez pas permis ?
— Je suis le représentant du roi auprès de vous, ma damoiselle.
— J’en suis bien consciente. C’est bien là le problème.
Il regretta aussitôt d’avoir donné cette réponse.
— Que va-t il advenir de moi, chevalier ?
Il aurait voulu lui répondre : « Nous allons nous marier », mais il n’en avait pas le droit. L’avenir de Rebecca dépendait du roi et non de lui.
Même si Henry voulait bien croire qu’elle n’avait aucun lien avec le complot conduit par son père, il pouvait garder des doutes sur sa fidélité à la couronne. Pour prouver sa loyauté au roi, Rebecca devrait obéir strictement à toute décision qu’il prendrait à son sujet.
Blaidd espérait convaincre le souverain de l’innocence de la jeune fille et obtenir de lui qu’il leur permette de se marier, mais s’il n’y parvenait pas, ils n’auraient pas d’autre choix que de se soumettre à sa volonté. La vie de Rebecca pourrait dépendre de leur docilité.
En ce cas, il valait mieux que Rebecca ignorât toute la profondeur de son amour car elle souffrirait moins de s’en voir privée. La sagesse lui dictait de garder ses distances vis-à-vis d’elle et, dans leur intérêt réciproque, de ne plus parler d’amour entre eux jusqu’à nouvel ordre.
— Comment pensez-vous que le roi agira avec la fille d’un traître ? demanda-t elle, faisant écho aux propres pensées de Blaidd. Me fera-t il emprisonner ?
— Aucune preuve ne pèse contre vous. Je sais, moi, que vous n’avez aucune culpabilité dans cette affaire, que vous n’étiez mêlée ni de près ni de loin aux agissements de votre père, et je suis bien décidé à le faire comprendre au roi.
— Avez-vous tant d’influence sur lui ?
— Je crois qu’il m’écoutera. Je vais l’assurer, en tout cas, de votre innocence.
— Merci… Croyez-vous qu’il me dépossédera et me retirera mon titre ?
— Je l’ignore, mais j’aurais tendance à penser que, lorsqu’il aura acquis la certitude de votre innocence, il vous prendra sous sa protection et vous permettra non seulement de porter le titre de comtesse mais aussi de conserver une partie du domaine de Throckton à titre de dot.
Il sentait sur lui le regard intense de la jeune fille comme si elle essayait de lire au fond de son âme et d’y décrypter ce qu’il n’osait pas lui dire.
— Je suppose alors qu’il voudra me marier de telle manière que cette alliance renforcera la couronne, sans se préoccuper de mes sentiments. La reine a peut-être un parent célibataire auquel la terre de Throckton conviendrait ?
Le cœur de Blaidd se serra et il éprouva un bref instant de la sympathie pour celui auquel il avait ôté la vie, la veille.
— Ce n’est pas le genre de réflexion que je ferais devant témoin à votre place, ma damoiselle.
— Non, sans doute, à moins que je ne veuille paraître suspecte aux yeux du roi.
Elle le regarda dans les yeux avec insistance.
— Dites-moi, chevalier, connaissez-vous un baron dans ce pays qui voudra bien oublier ce qu’a fait mon père et m’épouser ?
— Une chose est certaine, ma damoiselle. Personne ne peut vous obliger à vous marier contre votre volonté, pas même le roi. Ce serait en contradiction avec la loi de l’Eglise. Cependant…
Il hésita, consterné de ce qu’il allait dire, mais il fallait qu’elle fût consciente des dangers qu’elle encourait :
— Cependant, disais-je, étant donné ce qui s’est passé, je vous conseille de ne pas refuser le parti que vous offrira le roi. En vous opposant à ses vues, vous risqueriez de soulever ses soupçons au sujet de votre loyauté et, peut-être, de mettre votre vie en péril.
Elle fronça les sourcils.
— Ce qui signifie qu’on ne me jettera peut-être pas en prison, mais que je ne serai pas vraiment libre ? Si j’ai la chance que le roi me prenne sous son aile, je devrais obéir à tout ce qu’il me commandera de faire, sinon, en qualité de fille de traître, ma vie sera en danger. C’est bien cela, n’est-ce pas ?
Blaidd se fit violence pour ne pas rassurer la jeune fille et lui dire que rien de la sorte ne se passerait car il serait toujours là pour la protéger.
— Oui, répondit-il, le cœur serré.
Elle froissa de ses doigts fébriles la courtepointe de soie.
— Que se passerait-il si je m’enfuyais comme Laelia et qu’il ne restait plus ici aucun héritier du comte de Throckton ? Que deviendrait ce domaine ?
— Pourquoi me posez-vous cette question ? Avez-vous l’intention de vous enfuir ?
Bouleversé à la pensée qu’il pourrait la perdre, il se rapprocha d’elle.
— Je serais libre de faire ce que je veux, alors, n’est-ce pas ? insista-t elle.
— Non, pas davantage. Henry considérerait, certainement, que votre fuite est le signe de votre culpabilité. Comme tous les rois, il redoute particulièrement les conspirations. Il vous pourchasserait jusqu’à ce qu’il vous retrouve et vous seriez mise à mort.
Blaidd s’agenouilla près du lit.
— Jamais il ne croirait à votre innocence si vous vous enfuyiez maintenant. Si vous tenez à la vie, vous ne devez pas l’envisager un seul instant.
— Mais je considère peut-être qu’une vie sans liberté, où je serais un objet entre les mains du roi, ne mérite pas d’être vécue.
— Ne dites pas cela ! s’écria Blaidd, effrayé qu’elle commît un acte irrémédiable. Vous seriez en vie, du moins.
Il y avait tant de choses qu’il avait envie de dire, mais la prudence lui imposait le silence. En qualité de chevalier loyal et fidèle à son souverain, il avait le devoir de lui obéir et Rebecca également si elle voulait mériter le titre de comtesse qui allait lui échoir puisque sa sœur aînée avait fui.
— Alors, que va-t il se passer, messire ? demanda-t elle avec un sanglot dans la voix qui donna à Blaidd une envie brûlante de la serrer dans ses bras. Je suppose qu’il va falloir informer le roi de ce qui s’est passé ici. Vous rendrez-vous vous-même à Westminster, puisque votre mission est terminée, ou y enverrez-vous votre écuyer pendant que vous garderez le château dans l’attente d’une réponse du roi ?
— Je me rendrai moi-même auprès du roi. Ce sera la meilleure façon de m’assurer qu’il n’aura pas envie de se venger sur vous.
— Ce serait encore mieux si je vous accompagnais. Je plaiderais mon innocence devant lui, et lui jurerais moi-même fidélité.
Si Rebecca avait été une femme fragile et vulnérable, un joli brimborion sans caractère, il aurait peut-être répondu de façon affirmative, mais lorsqu’il l’imaginait sûre d’elle-même et impertinente, s’opposant à Henry avec la même assurance qu’elle avait eue en face de lui à son arrivée à Throckton, il optait pour la négative.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée.
— Pourquoi pas ? Vous ne me croyez pas capable de parler en mon propre nom ?
— Si, évidemment, mais je crains que vous ne disiez certaines choses qu’il vaudrait mieux taire et puis il y a aussi votre manière d’être qui n’est pas toujours… très courtoise.
L’expression de Rebecca se durcit.
— Vous pensez que je vais aggraver mon cas ?
— Je connais bien le roi, Rebecca, mais vous, vous n’avez pas conscience des comportements à la cour. Il aurait mieux valu que Laelia y aille à votre place.
— A quoi bon en parler puisque c’est impossible ! s’écria Rebecca qui fit aussitôt une grimace et mit la main à son côté.
De nouveau, Blaidd eut un pincement au cœur, mais il s’interdit de se pencher sur elle pour la prendre dans ses bras comme il en avait le désir.
— Même si j’accédais à votre demande, vous ne seriez pas en état de chevaucher jusqu’à Londres. Je parlerai au roi en votre nom et je vous donne ma parole que je ferai tout ce qui est possible pour qu’il se rende compte de votre innocence et que vous méritez son respect et, même, son amitié.
Elle lisait dans le regard de Blaidd et était certaine qu’il prenait la chose à cœur.
— Je ne mets pas en doute vos bonnes intentions ni vos compétences, messire. Mais, comme vous me l’avez déjà fait remarquer, il s’agit de ma terre et de mes gens. C’est à moi de parler pour eux et aussi pour ma propre défense. Ne me refusez pas cette occasion.
Rebecca avait trouvé la formule qui touchait. Comment Blaidd aurait-il eu le cœur de lui refuser quoi que ce fût ?
— D’accord, répondit-il enfin en se redressant. Lorsque vous irez mieux, nous partirons ensemble pour Londres.
— Merci, seigneur chevalier. Il faudrait que je me repose, maintenant.
— Oui, bien sûr, répondit-il avant de quitter la chambre.
Lorsqu’elle fut seule, Rebecca ferma les yeux et s’enfonça sous la courtepointe. Elle aurait voulu se mettre en boule sur le côté et s’abandonner à sa tristesse, mais le mouvement lui aurait fait trop mal.
Elle se sentait horriblement seule. Elle avait aimé et vénéré toute sa vie un père qui n’était pas le sien et qui n’avait jamais éprouvé que de l’animosité pour elle et celle qui l’avait engendrée ; sa sœur, qui ne l’était pas non plus puisqu’elles n’étaient pas nées de la même mère, était partie vivre dans un lointain pays ; et Blaidd, qu’elle avait cru aimer, qui avait régné sur son cœur au cours des dernières semaines, se montrait depuis la veille froid et distant à son égard.
Pire encore, il avait voulu la reléguer à un rôle inférieur alors même qu’il évoquait son avenir. Un avenir solitaire, sans lui en tout cas, elle l’avait bien compris. Et même lorsqu’il avait semblé s’attendrir et s’était rapproché d’elle, ce n’était plus le Blaidd dont elle était tombée amoureuse.
Elle avait eu alors la réponse à la question qu’elle se posait sur ses sentiments, et cette réponse ne correspondait en rien à celle qu’elle appelait de ses vœux.
Tout avait changé entre eux. Les rêves qu’elle avait faits, l’espoir qu’elle avait nourri, tout s’évanouissait. Seul demeurait l’amour inexpiable qu’elle ressentait pour lui.


aghatha 31-01-10 09:41 PM

merci soeurette di moi il reste un seul chapitre ou plus

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 16-02-10 12:58 AM

chapitre 17

Une semaine plus tard, Rebecca et Blaidd arrivaient dans la plus grande cité du royaume, accompagnés de Trevelyan et Meg, et sous la garde de dix sergents à cheval. Dobbin était resté à Throckton dont il avait la charge jusqu’au retour de Rebecca ou jusqu’à l’arrivée d’un nouveau maître des lieux.
Il avait insisté pour que Rebecca voyageât dans un chariot, et elle lui avait obéi. Elle était donc assise avec Meg parmi des coussins de soie. Une toile tendue au-dessus d’eux les protégeait de la pluie et du soleil, ainsi que de grands rideaux. Dans ce confort, Rebecca avait l’impression d’être la favorite d’un sultan et elle regrettait de ne pas monter sa belle jument. D’autant plus que le chariot retardait considérablement leur allure.
Ils cheminaient depuis plusieurs jours et Rebecca constatait avec tristesse qu’elle n’avait pour ainsi dire échangé aucun mot avec Blaidd. Elle passait ses journées dans le chariot en compagnie de sa servante et, le soir, ils soupaient et dormaient dans des auberges, sans que jamais Blaidd ne saisisse la moindre occasion de se rapprocher d’elle et de lui adresser la parole en privé.
Lorsqu’ils seraient à Londres, elle ne le verrait sans doute plus du tout, sauf pour rencontrer le roi. Il reprendrait sans doute ses habitudes, retrouverait quelque belle créature qui serait folle de joie de le voir revenir, et poursuivrait son ascension sociale grâce aux loyaux services rendus à la couronne. Et elle, à cause de la félonie de son père, serait condamnée à exécuter la volonté du roi.
Pourtant, malgré le mensonge dont il avait entouré son séjour à Throckton, elle n’en voulait pas à Blaidd et ne lui enviait pas le bonheur qu’il ne manquerait pas de connaître. Elle était certaine qu’il avait nourri des sentiments sincères pour elle et s’ils étaient séparés, à présent, ce n’était pas tant à cause de ses dissimulations à lui que de celles du comte.
Elle avait voulu le lui dire au cours de sa convalescence et pendant leur voyage, mais jamais elle n’avait trouvé les mots pour exprimer sa pensée. Un simple regard à son visage sévère avait suffi à décourager toute tentative et, bientôt, elle avait acquis la conviction qu’il valait mieux garder le silence. Telle était la situation et l’on n’y pouvait rien changer. A quoi aurait servi d’exposer sans pudeur ses angoisses ?
L’attelage traversait Smithfield en direction de la barrière de Newgate, et plus ils approchaient de la grande cité, plus le bruit augmentait. Au début, ce ne fut qu’un bourdonnement lointain et confus, qui prit peu à peu de l’ampleur au point de se muer en une véritable cacophonie.
L’on distinguait, pêle-mêle, les meuglements des troupeaux de vaches et de bœufs, les bêlements des moutons, les grognements des cochons, les cris des vendeurs à l’étal, les éclats de voix des chalands, les rires bruyants, les jurons, les aboiements des chiens, les caquètements des poules, le grincement des roues des tombereaux et des charrettes, le martèlement des sabots des chevaux sur la route empierrée.
— Ça alors ! dit Meg en relevant le rideau de leur chariot pour regarder la scène. Je n’ai jamais vu autant de monde et de bétail !
— Moi non plus, répondit Rebecca.
Leur chariot pénétra, soudain, à l’intérieur d’un immense troupeau de bovins. Les deux jeunes filles implorèrent le ciel pour qu’il ne se renversât pas car elles redoutaient de finir leurs jours broyées sous les sabots des bêtes.
— J’ai eu très peur, avoua Meg lorsqu’elles furent sorties de cette marée de bêtes à cornes.
Rebecca, toujours penchée par-dessus le chariot pour suivre la progression de l’attelage, ne démentit pas sa compagne.
Par moments, le chariot pouvait à peine progresser, et la jeune fille ne pouvait se défendre de jeter un bref regard vers Blaidd, qui les précédait, pour voir sa réaction. Monté sur son splendide Aderyn Du, il restait parfaitement impassible comme s’il s’était promené sur une route de campagne déserte.
— Je me demande combien de temps il va nous falloir pour parvenir à Westminster, murmura Rebecca lorsqu’ils s’arrêtèrent à la barrière de Newgate.
La route rétrécissait en largeur de moitié et ils étaient obligés de céder le passage à un énorme tombereau.
— Peut-être autant que pour venir d’Oxford à ici ?
Meg parut désolée.
— Je plaisantais, s’empressa d’ajouter Rebecca.
— Du moment que nous arrivons avant le dîner, c’est l’essentiel, répondit Meg. Je suis affamée.
Rebecca, elle, n’avait pas faim ; depuis sa blessure, elle n’avait aucun appétit. Lorsque l’attelage s’ébranla de nouveau, elle se déplaça vers le milieu du chariot où le confort était plus grand.
— Vous devriez dormir, suggéra Meg. Dobbin m’a dit que c’était le sommeil qui vous permettrait de vous remettre au plus vite.
— Le spectacle est trop intéressant pour que je dorme, répondit la jeune fille.
Mais, en vérité, elle était trop nerveuse pour trouver le sommeil. Ils ne tarderaient pas à arriver à Westminster et la nouvelle vie de Rebecca commencerait, une vie dont Blaidd serait absent.
Les deux jeunes filles gardèrent le silence, laissant leurs regards vagabonder sur la cité et l’animation de ses rues où marchands ambulants, mendiants, riches commerçants, domestiques et gentilshommes se côtoyaient. Pour Rebecca, c’était un monde tout à fait différent de ce qu’elle avait connu jusqu’alors, un monde qui lui était étranger, et elle se languissait déjà de sa jument, des prairies et des bois entourant Throckton. Rien ne la tentait davantage qu’un galop, cheveux au vent, sous un soleil de printemps. Quand elle pensait que Laelia aurait tout donné pour vivre au milieu de cette foule, de ce bruit et de ces odeurs nauséabondes !
Elle interrompit le cours de sa réflexion. Elle voulait taire au fond de son cœur la petite jalousie qu’elle éprouvait pour sa sœur qui avait trouvé le bonheur auprès d’un homme qui l’aimait. N’avait-elle pas souhaité, quelques semaines plus tôt, que Laelia ne lui enviât pas l’amour que Blaidd lui témoignait, et qu’elle les laissât vivre leur bonheur sans éprouver de ressentiment à leur égard ?
Le chariot s’arrêta, coupant net le fil de ses pensées.
— Que se passe-t il ? murmura-t elle en tendant le cou pour voir ce qui arrêtait ainsi leur progression.
Ils se tenaient devant une autre porte, haute, large et ornementée, aménagée dans un mur lui-même très imposant. Blaidd avait mis pied à terre et s’entretenait avec des gardes. Il ne pouvait s’agir que du palais royal.
Le cœur de Rebecca se serra. Que se passerait-il si le roi ne la croyait pas ? La ferait-il enfermer dans la Tour de Londres ?
Blaidd s’écarta des sentinelles et vint vers le chariot. Il leva sur la jeune fille son regard toujours impénétrable.
— Nous allons descendre dans le logement que mon frère Kynan occupe au palais. Vous ne verrez pas le roi aujourd’hui. Il est parti chasser. Il faudra attendre demain ou, peut-être, après-demain.
Rebecca fut soulagée d’apprendre qu’elle jouissait d’un répit avant de se présenter devant son juge et maître, mais elle essaya de ne pas le montrer au chevalier.
— Entendu, répondit-elle d’un ton détaché bien qu’elle fût quelque peu anxieuse à l’idée de vivre au même endroit que Blaidd alors qu’elle avait pensé descendre dans une auberge.
— Je vous rejoindrai un peu plus tard pour le dîner, ma damoiselle, dit-il en se tournant vers Aderyn Du. Il faut que je trouve Kynan et le prévienne qu’il a des hôtes.
Vêtue de l’une des robes de Laelia en velours bleu foncé avec de longues manches brodées de fils d’or, et d’une ceinture de cuir doré autour de ses hanches étroites, Rebecca reprit sa respiration et ouvrit la porte de la grande salle du logement du chevalier Kynan Morgan.
Au milieu de la pièce était dressée une table sur laquelle étaient disposés une cruche de vin, des gobelets d’argent et des assiettes du même métal contenant des fruits, du pain, des pâtisseries…
Le regard de la jeune fille quitta ces victuailles, dont elle n’avait pas une très grande envie, pour se poser sur l’homme qui se tenait près de la fenêtre. Une main sur le chambranle, il regardait, au-delà des murs du palais, la cité qu’enveloppaient les rayons du soleil couchant.
Il était pour Rebecca d’une familiarité douloureuse et, pourtant, il y avait en lui quelque chose de différent, sans doute lié aux vêtements raffinés qu’il portait. Elle n’avait jamais vu Blaidd vêtu de velours ou d’autres tissus luxueux. Même ses bottes de cuir étaient gaufrées de motifs en argent. Seule sa coiffure n’avait pas changé. Il gardait ses longs cheveux libres qui contrastaient singulièrement avec l’élégance rigoureuse de sa tenue.
Lorsqu’il se retourna, cependant, Rebecca constata que ce n’était pas Blaidd mais un autre homme qui lui ressemblait comme un jumeau.
— Rebecca Throckton, je suppose ? dit-il d’un ton affable ?
— Oui, chevalier. Vous êtes Kynan ?
— Pour vous servir, ma damoiselle, répondit le jeune homme en s’inclinant avec la même aisance et le même charme que Blaidd.
— Vous ressemblez étrangement à votre frère.
— C’est ce que l’on nous dit souvent, en effet, répondit en souriant Kynan.
Puis, désignant la table :
— Nous avons fait servir une petite collation ici. Nous avons pensé, Blaidd et moi, que vous n’auriez peut-être pas envie de vous retrouver pour dîner, dès le premier soir, dans la grande salle du palais au milieu des nombreux courtisans.
— Dans la mesure où je ne suis pas exactement l’hôte du roi, je vous remercie d’avoir pris cette peine.
Le sourire de Kynan s’élargit et il saisit deux sièges par leur dossier qu’il tira jusqu’à la table.
— Eh bien, commençons à dîner si vous le voulez bien !
— Sans votre frère ?
— Je ne sais pas quand exactement il reviendra. Alors, ce n’est pas la peine de l’attendre. Il comprendra… D’ailleurs, j’ai une grande faim.
Rebecca sourit et rejoignit Kynan à la table. Ce n’était peut-être pas plus mal que Blaidd fût absent pour le repas. Elle réussirait à se détendre un peu sans sa présence muette et glaciale.
En s’approchant de Kynan, elle vit son expression changer alors qu’elle sentait très nettement son regard sur la cicatrice qu’elle portait au front. Elle se trouvait, maintenant, sous la lumière qui venait de la fenêtre et qui révélait les traits de son visage dans tous leurs détails ainsi que la vilaine trace…
— J’ai fait une chute de cheval lorsque je n’étais encore qu’une enfant, c’est de là que vient la marque que j’ai au front, dit-elle en guise d’explication.
— Euh…, dit Kynan en rougissant. Ah ! oui… Je ne l’avais pas remarquée… c’est vous qui me…
— Je m’étonne que votre frère ne vous en ait pas parlé, remarqua-t elle d’un air détaché.
— Il ne m’a pas dit grand-chose, confessa Kynan en invitant Rebecca à s’asseoir.
Elle avait envie de lui demander où était Blaidd mais elle jugea plus prudent de ne pas trop parler. Elle ignorait ce que ce dernier avait relaté de son séjour à Throckton et la discrétion en de pareilles circonstances était souvent préférable.
Elle accepta de picorer quelques aliments que lui présentait Kynan et découvrit qu’elle avait faim, elle aussi. Tout était excellent et le vin lui parut meilleur que tous ce qu’elle avait bu jusqu’alors.
Après un long silence, Kynan déclara d’une voix douce, trop semblable à celle de son frère aîné :
— Ne soyez pas trop inquiète. Blaidd m’a raconté l’essentiel de ce qui s’est passé et je suis certain que tout se déroulera bien. Le roi n’est pas toujours de bonne humeur mais, dans la mesure où c’est Blaidd qui vous conduit à lui, il prêtera une plus grande attention à votre cause et il aura à cœur d’agir avec justice.
Rebecca esquissa un sourire.
— Je sais qu’il a la confiance du roi. Je lui suis infiniment reconnaissante de ce qu’il fait pour moi.
La porte soudain s’ouvrit et Blaidd entra dans la salle.
Comment l’avait-elle confondu avec Kynan ? Même si ce dernier lui ressemblait physiquement et qu’il avait aussi beaucoup de charme, il n’émanait de sa personne ni la même assurance, ni la même force, parfaitement mesurée et contrôlée, qu’elle avait ressentie dès qu’elle avait vu Blaidd sur le pont-levis de Throckton.
Mon Dieu ! Comme elle regrettait de ne pas lui avoir fait confiance ! Comme elle aurait aimé remonter le temps et l’écouter, suivre ses conseils, se conformer à ce qu’il lui demandait de faire !
Mais il était trop tard…
Mal à l’aise dès qu’elle se trouvait en sa présence, et craignant de révéler ses tourments intérieurs, elle baissait les yeux sur ses mains jointes sur ses genoux.
— Ma damoiselle, dit soudain Blaidd. J’ai réussi à obtenir une audience avec le roi demain, en milieu de matinée.
— Merci, murmura-t elle, pensant que plus tôt elle serait fixée sur son sort, mieux ce serait.
Sans regarder Blaidd, elle se leva. Elle ne supportait pas de rester assise près de lui sans lui parler comme avant, en exprimant que des propos laconiques et impersonnels. Et maintenant qu’elle savait qu’elle serait en présence du roi dès le lendemain, elle était plus tendue et anxieuse encore.
— Ce dîner était excellent, dit-elle à Kynan. Je vous en remercie, ainsi que de votre hospitalité. Bonne nuit à vous deux, seigneurs chevaliers.
Sur ces mots, elle quitta la pièce, les yeux baissés, dans un froissement moelleux de velours.
A peine eut-elle refermé la porte derrière elle que Kynan regarda son frère comme s’il le voyait pour la première fois.
— Je ne t’ai jamais vu de ma vie aussi froid et désagréable avec une femme, dit-il.
Blaidd se laissa tomber sur le siège qu’occupait Rebecca un instant avant.
— Je n’ai pas été désagréable. Pourquoi me fais-tu cette remarque ?
— Tu ne t’es pas vu ! Je me moque qu’elle soit ou non la fille d’un traître, c’est avant tout une damoiselle et…
— Je n’ai pas de leçon d’éducation à recevoir de toi, répondit Blaidd en prenant une miche de pain qu’il rompit en deux.
— J’ai pourtant l’impression que tu en aurais besoin.
Pour toute réponse, Blaidd fronça les sourcils en tendant la main pour prendre la cruche de vin.
Ils gardèrent le silence un moment tandis que Blaidd mangeait et buvait sous le regard insistant de son frère qui semblait chercher à percer le mystère de ce comportement singulier.
— Tu ne m’avais pas dit qu’elle avait une cicatrice au visage, dit soudain Kynan.
— Cela ne mérite pas d’être mentionné.
— Tu aurais pu me prévenir. J’ai cru qu’elle s’était blessée pendant le voyage et j’ai failli lui demander comment elle s’était fait cette vilaine plaie. Je l’ai regardé avec une telle insistance qu’elle l’a remarqué et m’a expliqué l’origine de sa cicatrice.
Blaidd ne répondit rien et se choisit une belle pomme dans laquelle il mordit.
— As-tu une idée de ce que le roi va faire d’elle ?
— Je n’en sais rien. J’en ai parlé avec Gervais Fitzroy. Il pense que, si je me porte garant de sa loyauté, elle ne sera pas accusée de trahison. Si elle est placée sous la tutelle royale, Henry disposera de tous ses biens et cela devrait l’inciter à la clémence.
— Ça ne serait pas une mauvaise solution, n’est-ce pas ?
Blaidd haussa les épaules.
— Jusqu’au jour où il décidera de la marier à un baron de son choix ou à l’un des protégés de la reine. Sous peine d’être soupçonnée de félonie, Rebecca ne pourra pas refuser.
— Oui, c’est vrai, mais du moins échappera-t elle au risque d’être condamnée à mort ou emprisonnée à vie.
« Mais elle perdra sa liberté », pensa en lui-même Blaidd.
— Il faudra que le roi lui établisse une dot considérable s’il veut qu’elle trouve à se marier, commenta Kynan. Je n’en connais pas beaucoup qui seraient prêts à épouser la fille d’un traître qui, de plus, porte une pareille cicatrice au visage.
Les émotions que Blaidd essayait de contenir depuis plusieurs jours se muèrent en une terrible colère. Il jeta sur la table le trognon de pomme, puis bondit de son siège comme s’il allait livrer bataille.
— N’évoque plus jamais devant moi cette cicatrice !
Kynan le dévisagea sans croire ce qu’il venait d’entendre.
— Blaidd ! Mais enfin… que se passe-t il ?
Il écarquilla les yeux alors que l’évidence lui apparaissait enfin.
— Tu l’aimes, c’est cela ?
Après un silence, Blaidd répondit :
— J’éprouve pour elle du respect et de l’admiration.
— Je crois que c’est plus fort que ça, répondit Kynan en regardant son frère dans les yeux. Tu l’aimes, purement et simplement.
— Tu aurais donc le don de lire dans le cœur des autres ? rétorqua Blaidd, ironique, en croisant les bras sur la poitrine. C’est nouveau, ça !
— Je ne sais pas si je peux lire dans ton cœur, mais, s’il est une chose dont je suis certain, c’est que tu es très préoccupé par elle. Un peu trop, me semble-t il, pour quelqu’un qui n’éprouve que du respect et de l’admiration. Que s’est-il passé là-haut, dans le nord du royaume, Blaidd ? Que s’est-il vraiment passé ?
— Je te l’ai déjà dit.
Kynan secoua la tête en signe de dénégation.
— Tu ne m’as pas tout dit, loin s’en faut. Je ne t’ai jamais vu dans cet état d’anxiété et de nervosité. Quelque chose a transformé mon aimable et charmant frère en un ours mal léché ! Mais peut-être devrais-je imputer ce changement à une femme ?
— Tu me fatigues ! Change de sujet.
— Ah ! Bon ? Ça encore, c’est nouveau. Tu ne m’as jamais parlé dans le détail de tes succès féminins, mais, du moins…
— Assez, Kynan ! dit Blaidd en frappant la table de ses poings.
— Calme-toi. J’ai encore une question. Est-ce que tu l’aimes ?
Blaidd se tut, mais Kynan lut dans son regard la réponse qu’il attendait.
— Nom d’un chien, Blaidd ! Tu n’as quand même pas l’intention de l’épouser ?
Kynan avait vu de nombreuses fois son frère entrer en lice. Il connaissait son visage de guerrier. Il avait déjà vu dans son regard cette détermination d’acier qu’il était impossible de faire plier et qui faisait de lui un jouteur hors pair. Or, cette détermination était bien là, dans le regard brun de Blaidd, lorsqu’il lui répondit :
— Qu’est-ce que cela peut te faire, si c’est mon choix ?
L’air effaré, Kynan, qui s’était levé pour se rapprocher de son frère, se laissa retomber lourdement sur le premier siège venu.
— Tu ne parles pas sérieusement ! Que dira notre père ? Et notre mère ? Sans parler du roi ! Oublies-tu qu’elle est la fille d’un félon ? Que son père complotait pour renverser Henry ? Tu le sais pourtant mieux que quiconque.
— En effet, reconnut Blaidd avec un soupir. C’est moi qui ai tué le comte. Même si cette mise à mort était justifiée en raison de ses activités, c’est moi qui lui ai porté le coup fatal. Moi également qui ai révélé à Rebecca qui était vraiment son père après lui avoir menti pour mieux conduire mon enquête. Sa sœur a fui au Danemark en grande partie à cause du malheur qui s’est abattu sur leur famille par ma faute. Et à présent, par ma faute encore, l’avenir de Rebecca est entre les mains d’Henry auquel je lui ai conseillé d’obéir sans sourciller si elle tenait à la vie. Alors, calme-toi, toi aussi, mon cher frère. Même si Henry m’accordait sa main, comment pourrait-elle avoir des sentiments pour moi après tout le mal que je lui ai fait ?
L’expression de Kynan s’adoucit. Il était manifestement soulagé par tous les obstacles que venait d’énumérer Blaidd.
— Je suis désolé que tu éprouves autant de remords à ce sujet, mais, franchement, Blaidd, ce mariage aurait été impossible. Quoi qu’on dise et quelle que soit la décision du roi, après le jugement elle sera notoirement la fille d’un traître. Alors, réjouis-toi si elle t’en veut et ne souhaite pas devenir ta femme. Tu n’as fait qu’accomplir ton devoir à Throckton. Tu n’as aucun reproche à te faire. Ouvre les yeux et regarde autour de toi. Il y a pléthore de jolies femmes à la cour et je suis sûr qu’il y en a plus d’une qui soit prête à te consoler si tu lui en laisses le loisir.
L’air dégoûté, Blaidd gagna la porte.
— On voit bien que tu n’as jamais été amoureux, lança-t il en ouvrant brusquement la porte, sinon tu ne proférerais pas de pareilles bêtises !

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 16-02-10 12:59 AM

chapitre 18

Rebecca se retourna en entendant la porte de sa chambre s’ouvrir brutalement.
Blaidd semblait furieux. Son regard était noir lorsqu’il claqua la porte derrière lui.
— Me haïssez-vous, Rebecca ? demanda-t il sans autre préambule.
Elle était si surprise par sa brusque arrivée et sa question qu’il lui fallut un moment avant de balbutier :
— Mais non… Bien sûr que je ne vous hais pas.
Il laissa tomber les bras le long du corps.
— Je le comprendrais très bien, si c’était le cas.
Elle le considérait sans croire à la réalité de la scène, alors qu’il laissait échapper ces mots :
— J’ai gâché votre vie. J’ai tué votre père ; votre sœur a fui avec un Danois en conséquence de sa mort ; et, à cause de mes accusations, vous risquez de perdre votre titre et votre domaine, et vous vous voyez en outre dans l’obligation de vous plier au joug du roi.
Il se tenait pour responsable de tout ce qui s’était passé ! Elle n’en attendait pas tant de lui.
— Ce n’est pas vrai, Blaidd ! dit-elle avec toute la sincérité dont elle était capable. C’est le comte de Throckton qui a détruit notre vie, à Laelia et à moi, et non vous. C’est lui qui a conspiré contre la couronne.
Elle avança lentement vers lui, sans s’abandonner tout à fait à la joie, mais l’espoir renaissait en elle telle une fleur rare.
— Vous n’avez fait que vous défendre contre le comte qui voulait vous poignarder dans le dos et, en le tuant, vous m’avez sauvé la vie.
— Je vous ai caché les vrais motifs de ma venue à Throckton et…
— Oh ! Blaidd, je vous en prie, interrompit-elle en prenant ses mains dans les siennes. Ne croyez-vous pas que je comprends que vous deviez obéir aux ordres du roi ? Qu’en qualité de fidèle chevalier vous n’aviez pas d’autre option que de faire sa volonté ? Que votre sens de l’honneur vous imposait de dénoncer une conspiration contre votre souverain ? Comment pourrais-je vous haïr pour ces raisons ? Ce serait injuste de ma part.
Il scrutait son visage, incrédule, et elle voyait bien qu’il n’était plus le guerrier invincible qu’elle avait eu si souvent devant elle, mais un homme comme les autres, vulnérable, qui craignait son jugement.
— En ce qui concerne mon père, en outre, reprit-elle, j’ai le plaisir de vous apprendre qu’il est bien vivant.
Blaidd la regarda comme si elle perdait la tête.
— Je ne suis pas la fille du comte de Throckton, reprit-elle. Il me l’a dit lui-même juste avant de tenter de me tuer. C’est Dobbin, mon père.
— Dobbin ? répéta Blaidd, incrédule.
— Oui. Je suis une bâtarde. Ma mère était bien la comtesse de Throckton mais elle ne m’a pas eue avec le comte. Mon géniteur est un simple sergent. Je ne voulais pas vous le dire car j’entends pouvoir défendre la cause des sujets du comte. Or, je ne le puis qu’en qualité de fille. Je dirai au roi avec toute la conviction qui m’habite que personne n’était au courant des ambitions de mon père, que nous sommes tous innocents et que je réitère au nom de tous notre serment d’allégeance à la couronne.
Blaidd ne semblait toujours pas convaincu.
— Mais si ce que vous me dites est vrai, pourquoi le comte vous a-t il reconnue comme sa fille ?
Elle comprenait que Blaidd fût si méfiant après ce qu’il venait de voir à Throckton.
— Il ne supportait pas que l’on sût que sa femme s’était donnée à un vulgaire soldat. Mais je crois que ce qu’il m’a dit est vrai. Je ne comprends pas, toutefois, pourquoi je ne l’ai pas compris moi-même bien plus tôt, étant donné la façon dont Dobbin m’a toujours traitée.
Elle joignit les mains comme pour une prière.
— Je vous en supplie, Blaidd, ne dites rien au roi. S’il apprend que je n’ai aucun droit sur Throckton, il va le donner à l’un de ses barons et je ne pourrai pas m’assurer que les domestiques, les paysans et les gardes seront bien traités.
Elle leva sur lui des yeux pleins d’amour et d’espoir.
— Garderez-vous mon secret ?
Blaidd se mit à aller et venir dans la chambre d’un air soucieux.
— Si je lui dis la vérité, Henry considérera que vous n’êtes pas digne d’être placée sous sa tutelle. Il confisquera Throckton et tous les biens qui lui sont attachés, et vous vous retrouverez sans rien. Et puis il y a la honte…
— Je ne suis pas honteuse d’être la fille de Dobbin ! protesta Rebecca.
Blaidd s’arrêta net et eut l’un de ces sourires charmeurs qui ne manquaient jamais de la plonger dans un profond émoi.
— Vous n’auriez, en effet, aucune raison de l’être. Certains des meilleurs amis de mon père sont des bâtards.
Son regard se mit à briller lorsqu’il poursuivit :
— Tout bien pesé, s’il ne s’agissait que de moi, je crois que je dirais la vérité à Henry. Vous vous retrouveriez sans un sou et certaines personnes dont l’opinion nous importe peu, au demeurant, vous regarderaient avec condescendance, mais la fille bâtarde d’un simple sergent ne serait pas considérée comme une menace pour le trône. Vous auriez perdu votre titre et votre château, mais vous seriez libre d’épouser qui vous voulez.
Elle réprima un soupir. La liberté la tentait, certes, mais elle avait des responsabilités à assumer.
— Je dois penser à tous les gens de Throckton, Blaidd. Que vont-ils devenir ?
Blaidd resta pensif un moment avant de répondre :
— Je crois qu’entre Gervais Fitzroy, le frère aîné de Trevelyan, et moi-même, nous pourrions probablement persuader Henry de donner le domaine à un homme juste qui agira en bon seigneur. Gervais connaît beaucoup de monde. Je suis certain que nous arriverions à trouver plusieurs candidats de qualité. Il n’y a pas lieu de vous inquiéter pour vos gens, Rebecca. Il est temps, surtout, de penser à votre propre bonheur.
Pour qu’il ne puisse lire dans son regard et pour retrouver son calme, elle s’écarta de lui et traversa la pièce.
— Il reste toujours le couvent, dit-elle sans conviction. Il faudra qu’ils m’acceptent telle que je suis, sans dot.
— J’ai une autre suggestion, dit Blaidd de sa voix belle et grave, emplie de promesses.
La jeune fille ne put empêcher son cœur de tressaillir de joie alors qu’un espoir fou la submergeait. Elle se tourna vers lui, le souffle court, et le vit s’approcher lentement d’elle.
— Pouvez-vous encore me faire confiance après tout le mal que je vous ai fait ? demanda-t il avec douceur en lui prenant les mains.
— C’est moi qui ai eu tort de ne pas vous croire lorsque vous m’avez fait part de vos soupçons à l’égard du comte, répondit-elle dans un souffle.
— Alors, vous pouvez me faire confiance ?
— Oui.
— Et vous ne me haïssez pas ?
— Non.
Il y eut un bref silence, puis Blaidd, le regard brillant, murmura :
— Je vous aime, Rebecca. Est-il possible que vous ayez encore… des sentiments pour moi ?
Le cœur de la jeune fille se dilata. Blaidd Morgan, le meilleur des chevaliers, se tenait devant elle, l’humble Rebecca, fille d’un simple soldat, et il lui offrait son amour.
— Bien sûr, Blaidd, répondit-elle avec ferveur. Je vous aime de tout mon cœur.
Ils restèrent un moment dans une bulle de passion, s’émerveillant de cet amour qu’ils osaient enfin s’avouer et qui mettait une lumière et une douceur infinies dans leurs regards. Puis, sans savoir comment, Rebecca se trouva dans les bras de son aimé, ses lèvres scellées aux siennes.
Transportée de bonheur, elle se serra contre lui comme si elle ne voulait plus jamais s’en détacher.
— Je ne pourrais pas en épouser une autre que vous, Rebecca, murmura-t il en couvrant sa joue de petits baisers. Voulez-vous de moi, mon amour ?
— La question ne se pose pas, répondit-elle, éblouie. Oh ! oui…
Il releva délicatement une mèche de cheveux qui retombait sur le front de la jeune femme, la faisant sursauter.
— Ce n’est rien, dit-il en passant doucement le doigt sur sa cicatrice. Je ne la vois pas et, de toute façon, elle fait partie de vous. Je ne vous ai connue qu’ainsi, et je ne vous veux pas autrement.
Il l’embrassa de nouveau, puis insista :
— Il faut quand même que nous ayons notre audience avec le roi.
— Je lui prêterai tous les serments de fidélité qu’il voudra pourvu qu’on ne me sépare pas de vous, répondit-elle. Le fait que vous me demandiez en mariage devrait suffire à écarter ses doutes sur la sincérité de mon allégeance à la couronne.
Une ombre glissa sur le visage de Blaidd.
— Même s’il reconnaît que vous ne représentez pas un danger pour son trône, il pourrait avoir des vues particulières sur la personne qu’il aimerait me voir épouser.
Rebecca lui jeta impulsivement les bras autour du cou.
— Je ne vois qu’un seul moyen, seigneur chevalier, qui rendrait plus difficile au roi de s’opposer à votre choix. Que diriez-vous de faire de moi votre femme, cette nuit ? L’honneur n’exigerait-il pas que nous nous unissions ensuite devant Dieu ?
Elle avait raison… Ou, du moins, ce qu’il y avait de plus primitif en lui le proclamait. Si elle se donnait à lui, le roi ne pourrait pas leur refuser le mariage. Une autre part de lui-même, cependant, plus rationnelle, émettait des doutes à ce sujet. De nombreux gentilshommes, en effet, s’unissaient à des jeunes femmes qu’ils n’épousaient pas pour autant. « Je l’ai moi-même fait, jadis, songea-t il. Votre suggestion me tente, mon amour. Oh, Dieu sait combien elle me tente, mais… »
— Je veux me donner à vous, Blaidd, cette nuit, dit Rebecca doucement mais avec fermeté. Quoi qu’il arrive, j’aurais été votre femme pendant quelques heures. Je vous en prie, ne me repoussez pas.
Comment aurait-il pu refuser ? Il en était tout simplement incapable.
— Je veux vous épouser, Rebecca, et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour y parvenir.
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
— Je le sais. Je vous crois. Je vous fais absolument confiance.
Mais Blaidd ne pouvait pas accepter à ce prix le cadeau magnifique que la jeune fille voulait lui faire. Il y avait un sacrifice suprême qu’il était prêt à faire pour partager avec elle tous les jours de sa vie.
— Si le roi s’oppose à notre mariage, je renoncerai à mon titre et à tous les privilèges qui lui sont associés. Il ne pourra pas m’empêcher de vous épouser si j’accepte de devenir un simple soldat à son service.
— Vous feriez cela pour moi ? demanda-t elle, incrédule.
Il lui caressa la joue comme il l’avait fait la première fois où ils avaient été seuls, tous les deux, dans la chapelle de Throckton, et le même frisson de désir et d’impatience parcourut Rebecca.
— Sans aucun regret, mais voudriez-vous d’un mari qui ne serait qu’un sergent à cheval ?
— N’est-ce pas la fonction de mon vrai père, Dobbin, que j’ai d’ailleurs toujours aimé comme un père ? Je préférerais cent fois vivre avec vous dans une chaumière que dans un palais avec n’importe lequel des barons.
Blaidd avait foi en ce qu’elle disait, et les derniers doutes, bien ténus, qui hantaient encore son cœur se dissipèrent. Rebecca était la femme avec laquelle il passerait tout le reste de sa vie, et personne, pas même le roi, ne l’en empêcherait.
Convaincu de son choix et conscient de l’engagement que représentaient les gestes qui allaient suivre, il cessa de lutter contre le feu du désir qui embrasait tous ses sens et s’abandonna à l’indicible joie que lui donnait la présence de la jeune femme.
Elle était contre lui, douce et féminine dans sa cotte de velours.
Il l’embrassa de nouveau et il sentit qu’elle se détendait, s’appuyant librement contre lui tandis qu’il se rassasiait de ses lèvres. Elle les entrouvrit, se laissant enivrer par ses baisers à tel point qu’elle n’eut aucun sursaut de pudeur lorsqu’il défit les lacets de sa robe et que le vêtement glissa au sol.
Comme elle était belle ! s’émerveilla Blaidd en laissant glisser ses mains sur le dos de la jeune fille. Comme il désirait sentir son corps dénudé sous ses doigts, la caresser et la couvrir de baisers jusqu’à ce qu’elle n’en puisse plus et le suppliât de la prendre…
Elle le regardait, confiante, alors qu’il lui retirait lentement sa chemise, faisant apparaître ses épaules blanches, ses bras ronds, sa gorge pleine aux aréoles d’un rose sombre…
Blaidd ne put résister plus longtemps. Il baissa la tête pour butiner les pointes dressées. La jeune fille, dont la respiration s’était brusquement arrêtée, laissa échapper un soupir, puis un gémissement, alors que le chevalier poursuivait sa délicieuse torture.
Elle n’en pouvait plus… Prenant le visage de Blaidd entre ses mains, elle l’obligea à se redresser et, avec la hardiesse d’une femme amoureuse, baisa ses lèvres avec une impatience qui fit surgir en lui un désir primitif et violent.
Il lui rendit son baiser avec la même fougue tout en la caressant, la poussant aux dernières limites du supportable. Cédant à son tour au désir brûlant qu’elle éprouvait de sentir la peau de Blaidd contre la sienne, elle défit les lacets de sa tunique et glissa les mains sous l’étoffe, lui arrachant, à son tour, un gémissement.
Interrompant leur baiser, il retira sa tunique. Rebecca se tenait devant lui, à moitié dénudée à présent, les cheveux défaits tombant sur les épaules, son regard bleu tremblant, vacillant de plaisir entre ses longs cils…
Jamais il n’avait connu un tel désir pour une femme.
Il la prit dans ses bras. Seules la camisole de Rebecca et ses propres chausses séparaient désormais leurs corps impatients. Il sentait la gorge ronde de la jeune femme contre sa poitrine, et il ne doutait pas qu’elle fût consciente, elle aussi, de sa force mâle.
Comme pour confirmer son intuition, elle se mit à onduler contre lui…
Puis, soudain, elle recula d’un pas. L’espace d’un instant, Blaidd crut qu’elle changeait d’avis, mais il se rassura vite en la voyant faire glisser la camisole blanche sur ses hanches et ses jambes. Baignée par la clarté de la lune, elle était maintenant complètement nue.
— Rebecca, murmura Blaidd, vous sortez à peine d’une blessure sérieuse. Je ne voudrais pas vous faire mal. Il faut m’arrêter tout de suite si c’est douloureux.
— Vous serez très doux avec moi, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr, mais on ne peut jamais être vraiment certain de ne pas se montrer un peu plus brusque à certains moments…
— Cela n’a pas d’importance, dit-elle en lui caressant la joue. Je me donne à vous, seigneur chevalier, corps et âme pour tout le reste de ma vie. Prenez-moi comme je suis.
— Moi aussi, je vous appartiens, ma damoiselle. Quoi qu’il arrive, vous serez toujours ma bien-aimée.
— Alors, aimez-moi, maintenant, Blaidd. Tout de suite ou je pousse des cris qui vont ameuter tous les gardes du palais !
— Hum ! Je ne puis prendre ce risque, répondit plaisamment Blaidd en la soulevant dans ses bras pour la porter sur le lit.
Il se débarrassa de ses derniers vêtements et s’étendit près d’elle. Glissant un bras autour de ses épaules, il la serra contre lui tandis qu’il la caressait de sa main libre, ébloui par la douceur de sa peau.
— N’ayez pas peur, je serai très tendre, murmura-t il en se penchant sur elle pour l’embrasser.
Elle sourit dans l’ombre, comblée. Elle était sûre de son amour et ne doutait pas qu’il serait toujours à son côté. Elle pouvait s’abandonner sans arrière-pensées à ses caresses et ses baisers.
Elle se mit à son tour à explorer son corps magnifique, à suivre le dessin parfait de ses muscles, s’arrêtant sur ses mamelons, comme il l’avait fait pour elle. Les sentant durcir, elle y porta les lèvres, les butina…
Blaidd gémit, se laissa retomber en arrière, et, grisée de se découvrir un tel pouvoir sensuel, elle en profita pour se jucher sur lui.
Il écarquilla les yeux.
— Rebecca, que… ?
— Chut ! Seigneur chevalier, dit-elle en mettant un doigt sur sa bouche. Nous ne voudrions pas ameuter les gardes, n’est-ce pas ?
Elle lui prit les poignets qu’elle maintint au-dessus de sa tête, puis s’inclina vers lui, effleurant des seins son torse viril. Il se cambra, et Rebecca oppressée sentit sa virilité palpiter contre son ventre.
Ils se regardèrent en silence, dans la pâleur diaprée de la lune, et l’air sembla vibrer entre eux.
— C’est à mon tour de mener le jeu, ma damoiselle, dit Blaidd dans un souffle en se redressant.
Il la fit pivoter sur le dos et se glissa entre ses jambes. Puis, imitant les gestes que venait d’avoir la jeune fille avec lui, il la couvrit de baisers et de caresses. Elle ondulait, soupirait, haletait de plaisir, mais elle sentait que son corps désirait davantage.
Comme s’il devinait son attente, ses gestes se firent plus audacieux, plus précis. Rebecca sentit croître en elle une attente diffuse, impérieuse. Elle se souvenait d’avoir éprouvé la même sensation entêtante dans les bras de Blaidd, à Throckton, puis cette libération merveilleuse…
Il s’immobilisa un instant, cessa de la caresser. Rebecca ouvrit la bouche pour le supplier de continuer, mais elle n’en eut pas besoin car il s’étendit sur elle et, cette fois, ce fut son sexe qu’elle sentit contre elle et, bientôt, en elle…
— N’aie pas peur… Je vais venir très doucement, promit-il de sa voix chaude.
Il lui sourit.
— Regarde-moi et détends-toi, Rebecca, mon amour. Tu sais que je t’aime…
Il vint un peu plus profondément en elle.
— Et que je t’aimerai toujours…
Une poussée plus forte et il fut en elle, complètement. Elle retint son souffle, enfonça les ongles dans son dos.
— C’est trop ? Faut-il que je me retire ?
— Non… Continuez. Faites de moi votre femme… totalement… Je vous en prie, Blaidd.
Elle noua les bras autour de son cou et l’embrassa avec passion, le libérant de toute retenue et de tout scrupule. Il se mit à aller et venir en elle, doucement, lentement…
Après quelques instants, Rebecca, submergée de sensations merveilleuses et enivrantes, oublia son inconfort passager. Il lui semblait, pour la première fois de sa vie, qu’elle connaissait une totale plénitude. Et elle partageait cet indicible plaisir avec Blaidd. Ils étaient si unis, corps et âmes, qu’il lui semblait qu’ils ne formaient plus qu’un seul et même être.
Les paupières closes, le souffle rapide, Rebecca sentait monter en elle une tension sans précédent alors que Blaidd se mouvait en elle de plus en plus vite…
Soudain, la tension cessa et elle fut soulevée par une succession de vagues voluptueuses… Ils crièrent leur extase à l’unisson.
Haletant, Blaidd posa la joue contre la poitrine de la jeune femme.
— Oh, mon Dieu ! Rebecca, murmura-t il enfin. C’était merveilleux… Je n’ai jamais rien connu de semblable… Je vous aime.
Elle repoussa en arrière les cheveux de Blaidd qui lui couvraient le visage.
— C’était extraordinaire, dit-elle. Moi aussi, je vous aime.
— J’espère que je ne vous ai pas fait mal. Si la plaie se réouvrait à cause de moi, j’en serais fort marri. Et Dobbin ne me le pardonnerait jamais.
— Il n’y a pas de danger quant à cela. Dobbin m’a parfaitement soignée. Et puis, il vous aime bien.
Elle lui sourit et s’arqua contre lui. Elle le sentait toujours en elle et, déjà, il retrouvait sa vigueur.
— De toute façon, si je lui dis que vous m’avez donné tout le bonheur du monde, il ne pourra que vous pardonner.
— S’il apprend que vous avez été mienne avant le mariage, il risque vraiment d’être furieux contre moi et, alors, je ne voudrais pas être en face de lui !
— Dans ce cas, je ne lui dirai rien.
Elle prit son visage entre ses mains et chuchota voluptueusement :
— Maintenant que vous m’avez fait découvrir le plaisir, je crois que je vais y prendre goût. Y voyez-vous un inconvénient ?
— Non, au contraire.
Il joignit ses lèvres à celles de la jeune femme qui l’enlaça avec feu.


**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 22-02-10 11:34 PM

chapitre 19


Kynan hésita devant la porte de la chambre de Rebecca puis, levant le poing, il y frappa doucement. Ce n’était pas à lui de la réveiller, mais il lui semblait que c’était son devoir de le faire dans la mesure où le jour était déjà levé et qu’il serait bientôt l’heure de l’audience avec le roi.
Il avait cherché Blaidd partout, en vain, et la servante de la damoiselle de Throckton était tout aussi introuvable. Or, il fallait bien que quelqu’un prévînt Rebecca que l’heure était venue de se préparer à comparaître devant le souverain.
Il frappa de nouveau. Aucune réponse. Pas un bruit.
Il était ridicule de ne pas oser se manifester de façon plus audible. Elle ne lui en voudrait certainement pas de s’assurer qu’elle ne serait pas en retard à une audience royale.
Il frappa plus fort et cria :
— Ma damoiselle ! Etes-vous réveillée ?
Il colla l’oreille à la porte et cria de nouveau :
— Ma damoiselle ?
Il y eut comme un bruit de lutte. Sans attendre un instant, il tira son épée et ouvrit brusquement la porte.
Blaidd, courbé en deux, avait une jambe dans ses chausses tandis que la jeune fille tirait précipitamment la courtepointe sous son menton.
— Oh ! Mon Dieu ! Je suis désolé ! dit Kynan avant de quitter rapidement la pièce et de claquer la porte derrière lui.
L’épée toujours à la main, il s’adossa au battant pour reprendre sa respiration et faillit tomber à la renverse lorsque, soudain, la porte se rouvrit.
Il réussit à recouvrer son équilibre et, tournant les talons, se trouva face à face avec Blaidd qui avait fini d’enfiler ses chausses et passé sa tunique. Les bottes dans la main gauche, il avait jeté sur son bras son baudrier.
Rebecca, assise dans le lit, souriait. Avec ses cheveux bruns en liberté qui formaient des vagues souples et soyeuses autour de son visage et de ses frêles épaules, elle était si charmante que Kynan comprit soudain mieux les sentiments de son frère pour la jeune femme.
A cet instant, cependant, il était évident que Blaidd n’était pas d’humeur à avoir une conversation sur la femme de sa vie. Il houspilla Kynan et le poussa dehors sans ménagement.
— Tu aurais pu attendre qu’on te dise d’entrer !
— Oui, certes, je suis désolé de vous avoir dérangés. J’aurais voulu envoyer votre servante, mais je n’ai pas réussi à la trouver. Et toi aussi, évidemment, tu n’étais nulle part. Je m’inquiétais car le temps passe et l’heure de votre audience avec le roi…
— Nom d’un chien ! J’avais oublié le roi !
Il se tourna vers la première fenêtre.
— Quelle heure est-il ?
— Presque 9 heures.
— Sacrebleu ! marmonna Blaidd en laissant tomber ses bottes au sol pour passer son baudrier. Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé plus tôt ?
— Je l’aurais peut-être fait si j’avais su où tu étais.
Blaidd se figea et rougit, non pas de colère mais de gêne.
— Je ne savais pas que je passerais la nuit ici, dit-il avant de se pencher pour enfiler ses bottes.
Kynan le regardait d’un air grave.
— Il y a autre chose aussi.
Blaidd releva les yeux.
— Quoi ?
— Nos parents viennent d’arriver.
— A Westminster ? Pourquoi maintenant ?
— Pour me rendre visite.
— Pourquoi ne m’as-tu pas prévenu de leur arrivée ?
— Parce que je ne savais pas exactement quand ils seraient là. Ils ont été rapides, mais ils auraient fort bien pu ne pas arriver avant huit jours.
Il disait vrai. Personne ne pouvait savoir précisément combien de temps durerait le voyage des marches du pays de Galles à Londres. Tant de facteurs entraient en jeu : le temps, l’état des routes, la résistance des chevaux, les dangers…
— C’est peut-être une bonne chose, dit Blaidd. Le plus tôt ils feront connaissance avec la femme que j’envisage d’épouser, le mieux ce sera.
Kynan le fixait de son regard brun également.
— Elle a dit oui ?
Un sourire éclaira le visage de Blaidd.
— Plus que ça ! répondit-il en donnant une tape sur l’épaule de son frère. J’espère qu’Henry ne s’y opposera pas. Enfin, nous avons envisagé toutes les solutions. Il pourra difficilement dire non. Où sont les parents ?
— Chez les Fitzroy.
— Je n’aurai pas le temps de les voir avant l’audience. Dis-leur que j’irai leur rendre visite après.
Blaidd se tourna vers la porte de la chambre, mais avant de l’ouvrir, il lança par-dessus son épaule :
— Ne leur dis rien au sujet de Rebecca. Je préfère qu’ils la découvrent pendant l’audience, puis je leur parlerai.
Kynan ouvrit ses mains, comme pour se décharger d’un fardeau.
— N’aie aucune crainte, grand frère. Je te laisse volontiers cette mission.
Et il s’éloigna.
— J’espère qu’il n’a pas été trop choqué ? demanda Rebecca lorsque Blaidd s’approcha du lit. Il avait l’air extrêmement embarrassé.
Blaidd se pencha sur elle pour lui effleurer les lèvres d’un baiser.
— Il s’en remettra. Et maintenant, mon amour, levez-vous sinon nous serons en retard pour notre audience avec le roi.
Elle obéit puis s’immobilisa, troublée par l’expression du visage de Blaidd.
— Il y a de mauvaises nouvelles, c’est cela ? demanda-t elle, inquiète soudain. Vous n’avez pas de regret de ce que nous…
— Non, aucun, répondit-il en lui caressant la joue. Cette nuit a été merveilleuse et, après ces moments exquis, j’ai encore plus envie que la veille de vous épouser. Il s’agit seulement de mes parents. Ils viennent d’arriver à Westminster et le moins qu’on puisse dire, c’est que je ne m’attendais pas du tout à les voir maintenant.
— Oh ! dit Rebecca en se recroquevillant sur elle-même.
Elle n’osait imaginer la façon dont réagiraient les parents de Blaidd lorsque leur fils leur annoncerait qu’il épousait la fille d’un félon.
Il sourit, rassurant.
— Ne vous inquiétez pas. Dès qu’ils vous verront, ils comprendront mon choix. Et maintenant, allons nous préparer.
Rebecca hocha la tête en essayant de ravaler son angoisse.
Au même moment, on frappa précipitamment à la porte puis Meg entra comme un tourbillon.
— Oh ! Ma damoiselle ! Pardonnez-moi d’être aussi en retard ! Je ne pensais pas…
Elle s’arrêta brusquement, sa bouche formant un « O » de stupeur alors qu’elle découvrait sa maîtresse dévêtue et, près d’elle, Blaidd.
— Je vous attends dans la pièce voisine, ma chérie, dit ce dernier. Soyez aussi rapide que possible.
Il fit un signe de bonjour à Meg dont l’expression choquée venait de céder la place à un sourire radieux.
Dès que le chevalier fut sorti, la servante, toute frémissante de joie, se précipita sur Rebecca.
— Il va vous épouser, n’est-ce pas ? Je savais qu’il vous aimait ! Il va vous rendre si heureuse !
Rebecca n’avait aucune envie de contredire sa domestique, aussi lui sourit-elle avant de prendre une expression qu’elle essaya de rendre sévère.
— Où étais-tu ?
Aussitôt dégrisée, Meg rosit.
— Oh ! moi, ma damoiselle ? J’ai… dormi tard. Je ne me suis pas réveillée.
— Où as-tu dormi ?
Elle devint cramoisie.
— Dans le palais, bien sûr.
— Seule ?
— Non, mais il ne faut pas vous faire de mauvaises idées, ma damoiselle ! s’écria-t elle en se tordant les mains. Vraiment ! Nous parlions simplement, Trevelyan et moi, et nous étions très fatigués. Après, je ne sais plus ce qui s’est passé, sinon que je me suis réveillée la tête sur son épaule.
— Trevelyan ? répéta Rebecca.
Meg acquiesça de la tête.
— C’est un gentilhomme comme le chevalier Morgan. Il n’a jamais rien fait d’inconvenant. Il voulait parler avec moi, rien d’autre. Je ne l’aurais pas laissé faire, d’ailleurs.
— Ce n’est pas à moi de te jeter la pierre, Meg, dit Rebecca en se levant. Et maintenant, aide-moi à passer la plus belle des robes de Laelia. Je dois être la plus élégante possible pour me présenter devant le roi.
Ainsi que devant les parents de Blaidd, qui ne la considéreraient peut-être jamais autrement que comme une intrigante…
Au bras de Blaidd, Rebecca s’évertuait à ne pas trahir sa peur alors qu’ils approchaient de la grande salle des audiences royales, mais elle aurait été encore beaucoup plus tendue si elle avait dû comparaître seule devant Henry. Au moins, elle était certaine, à présent, de l’amour de Blaidd et ne doutait pas qu’il fût prêt à lui consacrer toute sa vie.
— J’ai l’impression qu’il vaudrait mieux que vous me laissiez parler en votre nom, dit Blaidd alors qu’ils approchaient des lourdes portes de chêne, devant lesquelles se tenaient deux gardes armés en cotte de mailles. Vous pourrez répondre au roi s’il vous interroge, bien sûr, mais sinon laissez-moi plaider votre cause. Je le connais bien et il me fait confiance.
Rebecca acquiesça. Elle doutait tellement d’elle à cet instant qu’elle craignait de ne pas être capable de prononcer un mot devant le souverain et sa cour.
Après les avoir dévisagés, l’un des gardes reconnut Blaidd et leur ouvrit les portes. Rebecca respira à fond et rassembla son courage.
Elle fut stupéfaite devant l’importance de l’assemblée. Hommes et femmes, richement vêtus de somptueuses étoffes aux couleurs vives, rouges, vertes et bleues, et portant colliers, bracelets et anneaux d’or et d’argent, ornés pour certains de pierres précieuses, s’alignaient de part et d’autre d’une interminable allée centrale au bout de laquelle se dressait une estrade où étaient disposés deux trônes surmontés d’un dais.
Le roi et la reine y étaient assis. Ils semblaient tous les deux fort jeunes, elle plus encore, et visiblement enceinte.
Alors qu’ils remontaient l’allée, Rebecca se sentait horriblement fruste, ridicule et mal fagotée. Par contre, elle avait conscience que Blaidd était magnifique dans sa tunique de velours noir, ses hauts-de-chausses noirs également et ses bottes luisantes. Il se tenait droit, le port altier, l’allure parfaitement royale. Il semblait manifestement chez lui sous les hautes voûtes de ce palais alors qu’elle n’était chez elle qu’à Throckton, en compagnie de Dobbin et de Rowan à qui elle donnait des ordres pour la préparation des repas.
Blaidd lui couvrit la main de la sienne pour la réconforter. Elle leva les yeux vers lui et vit qu’il lui souriait d’un air confiant et amoureux. Elle se sentit un peu plus sûre d’elle jusqu’au moment où il marqua un petit temps d’arrêt.
Elle regarda dans la même direction que lui et vit Trevelyan à côté d’un jeune homme qui devait être son frère. Un couple plus âgé, à leur suite, sur le même rang, posait sur elle et Blaidd un regard si intense qu’il en devenait déconcertant.
— Ce sont mes parents, murmura-t il à l’adresse de la jeune femme, qui nota aussitôt la forte ressemblance entre Blaidd et son père.
Elle pouvait ainsi se représenter à quoi ressemblerait son mari dans vingt ans. Les traits empreints de sagesse, une chevelure argentée et une éternelle sveltesse. Quant à la mère de Blaidd, elle était d’abord et avant tout très belle, d’une beauté qui surpassait encore celle de Laelia au même âge.
— Soyez le bienvenu parmi nous, messire Blaidd ! cria le roi à distance.
En entendant la voix du souverain, Rebecca dirigea toute son attention vers Sa Majesté et la reine qui n’étaient qu’à quelques pas d’eux. Ils reprirent leur marche et, arrivés au pied de l’estrade, s’inclinèrent devant le couple royal.
— Je suis très heureux d’être de retour auprès de vous, Sire ! dit Blaidd en se redressant, un sourire aux lèvres. Et je constate avec joie que notre reine porte un héritier. La maternité vous va à ravir, Votre Majesté !
La reine sourit, et qui aurait pu l’en blâmer ? La voix profonde et grave de Blaidd conférait à son compliment un charme supplémentaire.
Le roi parut tout aussi charmé de cette remarque, mais il changea brutalement d’expression lorsqu’il déclara :
— J’ai été informé des tragiques événements qui se sont déroulés à Throckton.
Puis, tournant son attention vers Rebecca :
— Je suppose qu’il s’agit de la plus jeune fille du comte de Throckton ?
— Oui, en effet, Votre Majesté. C’est Rebecca de Throckton, votre très loyal sujet.
— C’est vous qui le dites, chevalier.
— C’est ce que je sais et pense d’elle, Votre Majesté.
Les sourcils bruns d’Henry se soulevèrent d’un air interrogateur.
— Vous avez la preuve de sa loyauté, n’est-ce pas ?
— Sa présence ici en est une ainsi que son empressement à vous faire le serment d’allégeance qui vous conviendra.
— Sont-ce là vos intentions, ma damoiselle ?
— Oui, Sire.
Le roi dirigea son regard sur Blaidd.
— Il se pourrait qu’elle soit aussi retorse que son père et ne soit venue à Westminster que pour mieux m’abuser. Un serment n’est, au fond, que quelques paroles jetées au vent.
Souverain ou non, cet homme insultait son honneur en laissant entendre qu’elle ne serait pas fidèle à sa parole. Oubliant les recommandations de Blaidd, Rebecca avança d’un pas.
— Votre Majesté, dit-elle avec fermeté. Je vous assure que je suis une honnête femme et que je place mon honneur aussi haut que n’importe qui dans cette cour.
Les sourcils du roi se relevèrent plus encore.
— Vraiment ?
— Oui, Sire. Et pour confirmer ce que je viens de vous dire, sachez que je ne suis pas la fille du comte de Throckton.
Un murmure d’étonnement et de curiosité parcourut l’assemblée alors que le roi et la reine, eux-mêmes, paraissaient déconcertés. Blaidd, à côté d’elle, donnait des signes d’inquiétude, mais elle poursuivit sans y prêter attention :
— Je suis la fille de la seconde comtesse de Throckton, Deborah d’Amperville, et de l’homme qu’elle aimait.
— Voudriez-vous dire à ces nombreux et illustres seigneurs que vous n’êtes qu’une bâtarde ? demanda la reine, incrédule. Dans quel but ?
— Pour qu’on ne croie pas reconnaître en moi les défauts de mon père présumé.
— Mais si vous n’êtes pas la fille du comte, vous n’avez aucun droit sur la terre de Throckton ni sur aucun des autres biens de ce félon, déclara le roi.
— J’en suis consciente.
— Nous ne vous prendrons pas sous notre tutelle et vous serez laissée sans aucune ressource.
— Je cesserai aussitôt de représenter une menace pour votre couronne puisque je n’aurai ni pouvoir ni richesses.
Une flamme brilla dans le regard du roi.
— Voilà un argument très subtil.
— C’est surtout la vérité, Sire. Croyez bien que je n’aspire à rien d’autre qu’à être votre fidèle et dévouée servante.
— Vous n’avez rien à redouter, en effet, de damoiselle Rebecca, Sire, confirma Blaidd en tendant la main pour prendre celle de la jeune femme. Et pour rassurer complètement Votre Majesté à son sujet, je l’implore de m’accorder sa main.
Un autre murmure parcourut l’assemblée.
— N’avez-vous pas entendu, chevalier, qu’elle n’était pas de noble naissance ? intervint la reine. Elle vient de nous avouer qu’elle n’était qu’une bâtarde. Elle n’a aucun droit non seulement sur les biens du comte de Throckton, mais aussi sur son nom et son titre.
— Je le sais, Votre Majesté, mais cela m’importe peu car elle est noble de cœur et d’esprit. Vertueuse, courageuse et généreuse, elle a toutes les qualités requises pour faire une épouse parfaite.
Le roi paraissait quelque peu irrité et il ignora ouvertement Rebecca lorsqu’il s’adressa à Blaidd :
— Elle n’a pas de dot, aucune ressource, pas de titre comme vient de vous le dire la reine. C’est comme si vous épousiez une simple paysanne.
— Puis-je vous rappeler, Sire, que mon père est issu d’une famille paysanne ? Mais si vous jugez, néanmoins, qu’elle n’est pas digne de moi, je renoncerai à mon titre de chevalier. Je resterai votre loyal sujet et servirai dans votre armée comme sergent à cheval si vous le voulez bien. Mais pour ce qui est de mon rang et des privilèges qui lui sont attachés, je suis prêt à les perdre pourvu que je puisse épouser cette damoiselle.
Les seigneurs et les dames ne purent retenir une sourde exclamation dont Blaidd ne sut si elle témoignait de leur indignation ou de leur admiration ?
— J’ose même dire, Sire, que j’y renoncerai gaiement si c’est le prix à payer pour épouser ma bien-aimée.
Rebecca se raidit. Elle s’attendait à ce que le couple royal exprimât à haute voix ce que tous murmuraient tout bas dans cette vaste salle : Blaidd ne pouvait pas parler sérieusement ; aucun chevalier sain d’esprit ne renoncerait à son titre pour épouser la fille balafrée d’un renégat.
Elle vit les mains du roi se crisper sur les bras de son trône.
— Si j’ai bien compris, chevalier, vous dites à votre roi, auquel vous avez juré fidélité, que vous allez quitter sa cour s’il ne vous autorise pas à épouser cette pucelle ?
— Je n’en resterai pas moins votre loyal sujet, Sire.
— Vous ne me laissez guère de choix. Vous imposez le vôtre à votre souverain en quelque sorte.
— Non, Sire. Votre Majesté ne doit pas voir les choses ainsi. Je suis et demeure à jamais votre humble serviteur quel que soit le rang que j’occupe. Mon absence à la cour n’aura guère de conséquence. Il se trouve assez de nobles et sages seigneurs dans ce royaume pour vous conseiller utilement, Sire.
Un murmure de satisfaction se répandit dans une partie de l’assemblée, manifestement celle des barons anglais hostiles à la préférence donnée aux Français par la reine.
— Peut-être, répondit le roi, mais je perdrai le meilleur de mes chevaliers et l’un des rares hommes en qui j’ai une confiance absolue. Par conséquent, messire Blaidd Morgan, je ne vois pas la nécessité d’un tel sacrifice de votre part.
Le visage grave du souverain se détendit.
— J’accepte votre choix. Puissiez-vous être aussi heureux ensemble que votre roi l’est avec sa reine.
Rebecca aurait voulu laisser éclater sa joie par des applaudissements et des ovations, mais Blaidd l’avait déjà prise dans ses bras et il l’embrassait avec passion devant toute la cour.
Trevelyan, cependant, exprimant le même élan que Rebecca, se mit à applaudir avec enthousiasme. Il fut aussitôt imité par d’autres courtisans et des rires fusèrent de tous les coins de la salle. Manifestement, par sa décision, le roi avait donné satisfaction à un bon nombre de seigneurs présents ce jour-là dans la salle du trône. Rebecca et Blaidd, dont le baiser se prolongeait, l’interrompirent en entendant le roi chuchoter à la reine :
— J’ai assurément gagné la fidélité à vie du chevalier !
— Oui, sans nul doute, Sire, confirma Blaidd, mais elle vous était déjà acquise.
Le souverain se leva de son trône et s’approcha du couple. Il posa les mains sur les épaules de Rebecca et l’embrassa sur les joues.
— Vous devez assurément être une femme exceptionnelle.
Rebecca lui sourit, émue de lui voir non pas le masque altier et sévère du maître d’un royaume, mais l’expression attentive d’un homme soucieux d’agir avec justesse.
— J’aimerais l’être pour satisfaire Blaidd qui est incontestablement un chevalier d’exception. Soyez certain, Sire, qu’il vous servira avec dévotion.
— Je le sais, sans quoi je n’aurais pas donné mon accord à votre mariage, répondit le roi avant de retourner s’asseoir sur son trône.
D’une voix forte pour être entendu de tous, il reprit :
— Nous autorisons cette union en récompense des excellents services que nous a rendus le chevalier Morgan et, en outre, nous lui faisons don du château de Throckton avec ses terres et tous ses revenus.
Cette fois, Rebecca ne put retenir sa joie. Elle poussa un petit cri et se jeta dans les bras de Blaidd qu’elle étreignit avec transport. Il sembla quelque peu déconcerté par une telle démonstration de bonheur en un lieu où les sentiments ne s’exprimaient qu’avec mesure et pudeur, mais le roi vint à son secours et lui cria :
— Embrasse-la, mon garçon ! Je vois bien qu’elle n’attend que cela et que tu en meurs d’envie.
— Puisque Votre Majesté me l’ordonne, je me ferai un plaisir de lui obéir.
Il prit Rebecca dans ses bras et, sans se soucier des nombreux témoins qui observaient la scène avec curiosité pour certains, et sympathie pour d’autres, il s’empara de ses lèvres et l’embrassa avec passion jusqu’à ce qu’elle fût hors d’haleine.
Le roi toussota pour attirer leur attention.
— Je crains que les jeunes femmes de cette cour ne perdent la tête devant une si belle démonstration d’amour, messire Blaidd. Si vous souhaitez exprimer de façon plus insistante votre tendresse à votre fiancée, je vous suggère de vous retirer dès à présent. Nous parlerons ultérieurement et en privé des événements qui ont eu lieu à Throckton et des nouvelles circonstances.
— Comme il vous plaira, Votre Majesté, répondit Blaidd en s’inclinant. Nous n’avons pas assez de mots pour vous remercier, Sire !
Il offrit le bras à Rebecca et tous deux s’éloignèrent dans un brouhaha de commentaires et d’applaudissements.
Lorsque les lourdes portes se furent refermées derrière eux, ils hâtèrent le pas et se glissèrent dans la première alcôve qu’ils rencontrèrent où ils s’embrassèrent de nouveau..
— Je n’arrive pas à croire qu’il vous ait donné Throckton, dit Rebecca lorsqu’ils s’interrompirent pour reprendre leur souffle.
— Je ne m’y attendais pas, reconnut Blaidd.
— Et moi pas davantage, intervint une voix dont le timbre était très proche de celui de Blaidd. J’ai cru, un moment, que tu avais perdu la tête, vieux frère.
Blaidd et Rebecca firent volte-face pour découvrir les parents du chevalier accompagnés de leur second fils, ainsi que de Trevelyan et Gervais Fitzroy.
Le visage éclairé par un radieux sourire qui témoignait de son bonheur, Blaidd prit le bras de Rebecca.
— Il n’est plus nécessaire de vous présenter ma fiancée, dit-il en s’adressant à ses parents.
Moins rassurée encore que devant le roi et la reine, Rebecca fit cependant la révérence avec grâce.
— Je suis très heureuse de faire votre connaissance messire Morgan et vous aussi, ma dame.
— Ne vous faites pas de souci pour moi, en tout cas, père, reprit Blaidd. J’avais toute ma raison quand j’ai offert de renoncer à mon titre.
— Crois-tu ? dit Hugh Morgan. Tu m’es pourtant apparu comme un homme éperdument amoureux et qui, en conséquence, n’avait plus toute sa tête ! J’avoue avoir eu un choc lorsque tu as déclaré vouloir renoncer à ton titre. Quand je pense à tout le temps qu’Urien a consacré à ta formation ! Ta mère a failli perdre connaissance…
D’un regard, Liliana Morgan intima le silence à son mari et, s’approchant de Rebecca avec un chaleureux sourire, déclara :
— Il y a longtemps que je ne m’offusque plus des déclarations intempestives de mon mari ou de mes fils, dit-elle en prenant les mains de la jeune femme. Je désespérais de voir Blaidd prendre une épouse. Il s’y est enfin décidé et de son propre choix. Pour que mon fils vous aime assez pour renoncer à la chevalerie, il faut que vous soyez exceptionnelle et je suis certaine que je n’aurai pas à rougir de vous appeler ma fille.
Le cœur en fête, Rebecca serra Liliana dans ses bras avec le même enthousiasme qu’elle avait témoigné un instant plus tôt devant la cour. Blaidd toussota pour qu’elle modérât ses ardeurs et, craignant d’avoir été inconvenante, la jeune fille recula d’un pas, confuse.
— Il n’est pas nécessaire, ma mie, de manifester vos sentiments d’une manière aussi ostentatoire ! dit Blaidd en riant.
Liliana lui fit les gros yeux.
— De quoi te mêles-tu ? J’aime bien les gestes affectueux. Ce n’est pas parce que tu n’en as plus avec ta vieille mère qu’il faut les interdire à ta fiancée !
Puis, s’adressant à Rebecca.
— Quels hommes, ces Morgan ! Mais, heureusement, ils ont d’autres qualités. Sinon, nous ne les aimerions pas autant.
Blaidd passa son bras sous celui de Rebecca.
— Je ne devrais pas vous faire de reproches pour votre naturel et votre simplicité, car c’est bien la franchise et la sincérité de votre caractère, alliées à votre courage et votre audace, qui ont conquis mon cœur.
Liliana les considéra avec tendresse alors qu’elle glissait la main dans celle de son mari.
— Vous viendrez boire une coupe de vin avec nous tout à l’heure ? suggéra-t elle. Nous pourrons ainsi parler de votre mariage.
— Oui, mère. Nous vous rejoindrons un peu plus tard.
Lorsque ses parents se furent éloignés, Blaidd se tourna vers Trevelyan :
— Es-tu prêt à venir vivre à Throckton pour terminer ton apprentissage ? demanda-t il au jeune homme.
Un sourire éclaira le visage de l’écuyer.
— Oh, oui ! Blaidd, répondit-il. Dobbin a promis de m’apprendre quelques feintes qui pourraient, paraît-il, surprendre mon père.
— Je suis très heureuse que vous veniez vivre auprès de nous, dit Rebecca. Vous verrez que la vie à Throckton sera merveilleuse, maintenant. Nous organiserons des fêtes et vous y rencontrerez de jolies jeunes filles du voisinage. Mais si Meg continue d’avoir votre préférence, vous l’épouserez dans la chapelle du château. En tout cas, elle ne finira pas comme Ester !
Trevelyan rougit et balbutia une réponse incompréhensible.
— Et maintenant, reprit Rebecca en serrant la main de Blaidd. Je crois que mon fiancé aimerait me parler seul à seule. Nous devons débattre de certaines questions importantes.
Blaidd, aussitôt, l’entraîna vers le jardin du palais où les massifs et les haies de buis offraient de charmantes cachettes propices aux amoureux.
Dès qu’ils échappèrent à tous les regards, le chevalier prit sa fiancée dans ses bras et l’embrassa avec une tendresse infinie.
— Je vous aime, murmura-t il en interrompant leur baiser pour se noyer dans le regard limpide de la jeune femme. Et je vous aimerai toujours. Je vous suggère de nous marier au plus vite. Dès les premiers jours de l’été, si vous voulez. Je ne supporterai pas d’attendre davantage pour vivre pleinement et librement à votre côté. Et si, d’ici là, nous commandons un bébé au bon Dieu, personne ne pourra s’en rendre compte !
Elle rit, espiègle.
— Je trouve votre remarque très judicieuse, beau chevalier, et vous prie de venir vous glisser chaque nuit entre les courtines de mon lit. Dites-moi « oui », sans quoi je ne survivrai pas jusqu’à l’été !
— Hum, j’hésite un peu ! plaisanta Blaidd. Mais, si vous insistez, je crois que je finirai par céder à vos prières. Galanterie oblige !


aghatha 24-02-10 07:07 PM

merci chere soeur pr ce magnifiq roman merci pr tt tes efforts


ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 07:19 AM.

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