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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:03 AM

æÚáì áíáÇÓ æÈÓ Le maître du manoir
 
Le maître du manoir, de Lyn Stone



Angleterre, 1856. Quand le destin la remet en présence de lord Nicholas Hollander, Emily est atterrée. Comment ce roué, qui a jadis ruiné sa réputation et brisé son cœur, ose-t-il de nouveau prétendre à sa main ? De toute évidence, le fait d’avoir entre temps hérité d’un titre prestigieux lui a tourné l’esprit ! Méfiante, elle le tient à distance _ jusqu’à ce qu’un fâcheux concours de circonstances la mette au pied du mur : ou elle se résigne à épouser son tourmenteur, ou sa famille connaîtra la honte d’une seconde et irrémédiable disgrâce

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:10 AM

Côte sud de l’Angleterre — 1856
Elle avait juste voulu tirer le vieux portillon pour l’ouvrir… et voilà qu’elle se retrouvait avec le loquet cassé dans la main, tandis qu’un amas de planches vermoulues gisait à ses pieds. Elle jeta un coup d’œil à l’intérieur. Comment croire qu’elle était en train de pénétrer par effraction dans le domaine seigneurial de Bournesea ? Elle, Emily Loveyne, la propre fille du pasteur !
Avec un soupir dégoûté, elle écarta la masse envahissante du lierre et les volutes ligneuses des belles-de-jour afin de se frayer un chemin. Manifestement, nul n’avait utilisé ce passage depuis des années, que ce soit pour entrer ou pour sortir de la propriété. Enfant, du temps où la comtesse vivait encore, elle l’empruntait avec son père, lors des visites dominicales que le pasteur rendait à cette dernière.
Le petit portail de jardinier était l’itinéraire le plus court lorsqu’ils arrivaient de chez eux. En outre, il donnait directement sur la roseraie, et le révérend Loveyne adorait les roses. Ils profitaient toujours, d’ailleurs, des rejetons d’anciennes boutures que lady Elizabeth leur avait données jadis pour leur jardin. Une bonne chose, constata-t-elle en voyant le triste état des rosiers « parents », qui n’étaient plus taillés de longue date et s’étouffaient sous les mauvaises herbes.
On ne devait plus utiliser que l’entrée principale et les portes latérales, maintenant. Mais ce jour-là, les grilles ouvragées étaient toutes fermées à double tour — et gardées par des colosses barbus, inconnus d’elle, qui ressemblaient à des ogres. Des marins, à en juger par leur tenue.
Longeant avec irritation les hautes haies qui bordaient les jardins, elle se dirigea vers les dépendances réservées aux domestiques. Son frère s’y trouvait certainement, et elle se félicitait de ne pas avoir à aller le chercher dans la maison des maîtres. Le manoir avait beau lui être familier, elle n’avait aucune envie d’y entrer et de se retrouver face au nouveau comte.
Comment osait-il garder Josh en service chez lui, alors que le bateau avait jeté l’ancre au large des côtes depuis plus de deux jours ? Elle venait de l’apprendre, sans quoi elle serait venue plus tôt ! Et pourquoi le grand brick à deux mâts ne se trouvait-il pas dans le port ?
Elle secoua la tête d’un air consterné. Son frère n’avait que treize ans, il devait rêver de retrouver les siens après plus de six mois en mer. Leur père brûlait de revoir son fils unique, et elle partageait son impatience. Josh lui avait tellement manqué !
Malgré ses protestations véhémentes, à l’époque, le pasteur avait autorisé l’adolescent à s’engager comme garçon de cabine auprès du capitaine Roland : un lugubre voyage devait les conduire aux Indes pour informer sir Nicholas du décès de son père et le ramener chez lui, où ses devoirs l’attendaient.
Sir Nicholas. Il avait toujours porté ce titre honorifique, bien sûr, puisqu’il était fils de comte. Mais à présent, il était comte lui-même. Et les choses étant ce qu’elles étaient, elle ne devrait pas oublier de l’appeler milord, si jamais elle le revoyait.
Pourtant, comte ou non, cet homme n’avait aucun droit de garder son petit frère sous clé et elle saurait le lui faire entendre, par la force s’il le fallait. Par tous les diables, pourquoi les portes étaient-elles flanquées de sentinelles ? Ces gaillards patibulaires n’avaient rien voulu lui dire. Postés derrière les grilles en fer forgé, à bonne distance, ils s’étaient *******és de lui crier de s’en aller.
Elle releva ses jupes un peu plus haut, esquiva les flaques qui émaillaient le terrain et continua vers le bâtiment qui jouxtait la remise à attelages.
A part les fameux gardes, il n’y avait personne en vue, remarqua-t-elle. D’après les derniers potins du village, Nicholas avait congédié dès son arrivée les quelques serviteurs demeurés au manoir après la mort du vieux comte. Et il restait invisible aussi. S’isoler de la sorte, comme s’il s’emmurait dans son chagrin, paraissait tout de même exagéré quand on connaissait l’animosité qui l’opposait à son père, songea Emily. Peut-être avait-il des remords… Et s’il en avait, tant mieux. Il méritait de se sentir coupable, après être parti comme il l’avait fait.
Elle poussa la porte de la bâtisse à colombages, à un étage, où logeaient les domestiques masculins.
— Y a-t-il quelqu’un ? appela-t-elle d’un ton hésitant, en passant la tête dans toutes les pièces qui étaient ouvertes.
Rien, hormis des meubles poussiéreux. Puis elle entendit un bruit de voix au bout du couloir. Et comme elle n’avait jamais été du genre timide, elle marcha dans cette direction. Ce faisant, elle longea une chambre dont la porte était entrebâillée et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Son frère était couché dans un lit, profondément endormi. En pleine journée ! Qu’est-ce que c’était que cette histoire ?
Il n’était même pas habillé. Un maillot de corps sans manches révélait ses bras et ses épaules amaigris. Et il était si pâle…
— Josh ? appela-t-elle doucement, pour ne pas le réveiller en sursaut.
Comme il ne répondait pas, elle alla jusqu’au lit, posa une main sur son bras et le secoua légèrement.
— Josh chéri… Es-tu malade ?
Les yeux du jeune garçon s’ouvrirent brusquement. Il parut d’abord tout joyeux, puis son expression se changea aussitôt en terreur pure.
— Va-t’en, Emy ! Sors d’ici !
— Tu plaisantes ? Je t’ai déjà vu en chemise et caleçon, mon grand !
Deux hommes surgirent sur ces entrefaites, empoignèrent Emily par les deux bras et l’entraînèrent hors de la pièce. Sans un mot d’explication, ils la tirèrent dehors et la conduisirent manu militari vers la gentilhommière.
Terrifiée, la jeune fille pensa que la propriété avait été envahie par une horde de pirates et de bandits. Elle se débattit tout le long, à travers les cuisines et jusque dans le grand vestibule.
— Lâchez-moi ! hurlait-elle en luttant en vain.
L’un de ses agresseurs lâcha son bras afin d’ouvrir une porte ; l’autre la poussa sans cérémonie dans la bibliothèque du comte.
Libérée, elle s’immobilisa et regarda autour d’elle. L’homme assis derrière l’énorme bureau en merisier se leva… et elle faillit ne pas le reconnaître. Il paraissait tellement plus âgé, tellement plus robuste, et tellement furieux de la voir là !
Les yeux bleus qui la contemplaient avec tant de chaleur sept ans plus tôt semblaient maintenant aussi glacials que la banquise. Les épais sourcils noirs qui les surmontaient étaient noués, menaçants. Quant à la belle bouche qui s’était si tendrement posée sur la sienne autrefois, elle était pincée avec réprobation. Enfin, les narines du comte frémissaient de colère.
— Nicholas ? murmura-t-elle, ayant peine à croire à un changement aussi radical.
— Par tous les diables, que faites-vous ici ? demanda-t-il d’un ton furieux. Qui lui a permis d’entrer ?
L’un des dragons qui avaient traîné Emily jusqu’ici se racla la gorge.
— Personne, Milord. Elle s’est faufilée dans la propriété on ne sait comment. Nous l’avons surprise dans la chambre du jeune Josh, là-bas.
Nicholas grimaça comme s’il souffrait et pressa ses doigts sur ses tempes.
— Malédiction ! gronda-t-il sourdement.
La fureur d’Emily flamba aussi haut que la sienne.
— J’en dirais autant ! riposta-t-elle. Je n’avais nullement l’intention de vous importuner de ma présence, milord. J’étais simplement venue chercher mon frère pour le ramener à la maison. Si vous voulez bien m’excuser, c’est ce que je vais faire.
— C’est impossible, répondit le comte, la voix rauque.
— Ah oui ?
Emily pirouetta sur elle-même et fit face aux deux cerbères qui barraient la porte.
— Laissez-moi passer ! ordonna-t-elle de son meilleur ton d’institutrice.
Elle s’était entraînée en vue de son futur emploi et pensait être assez autoritaire, mais apparemment cela ne marchait pas avec des adultes. Les hommes ne bougèrent pas.
Elle entendit Nicholas contourner son monstrueux bureau et venir envahir l’espace dans son dos. Elle percevait sa présence derrière elle. Elle se retourna furieusement pour l’affronter.
— Il faut que je vous parle, Emily, déclara-t-il le premier. Voulez-vous vous asseoir ? Wrecker, servez-nous un cognac.
La jeune fille posa une main sur sa hanche et porta l’autre à sa gorge, espérant cacher l’artère qui battait follement à la base de son cou.
— Vous savez fort bien que je ne bois pas d’alcool, milord. Dites ce que vous avez à dire et permettez-moi de sortir pour ramener Josh chez nous. Il m’a paru souffrant, tout à l’heure.
Nicholas tendit la main vers elle, mais elle ignora son geste. Il se rembrunit plus encore.
— Laissez-nous, dit-il aux deux hommes. Allez voir comment elle a pu entrer en dépit des gardes et assurez-vous que personne d’autre ne l’imite, sans quoi vous aurez affaire à moi !
La porte se referma derrière Emily. Elle se sentait pétrifiée. Cet homme n’était plus le Nick qu’elle connaissait. Le prétendant souriant et spirituel qui la courtisait si gentiment autrefois avait disparu. Cet étranger sombre et intimidant la terrorisait, mais pour rien au monde elle n’aurait trahi sa peur.
— Eh bien ? demanda-t-elle.
— Asseyez-vous, Emily, je vous en prie.
Elle n’en fit rien et s’écarta prestement, le trouvant trop proche à son gré. Il n’avait pas dû se raser depuis plusieurs jours. Les manches de sa chemise, roulées jusqu’au coude, laissaient voir des avant-bras musclés et hâlés. Ses beaux cheveux noirs retombaient en désordre sur son front et bouclaient sur son col. Un col ouvert, largement échancré, qui révélait un torse ombré d’une toison brune.
Cette vision défendue troubla considérablement Emily. Jamais, même dans leur jeunesse, elle ne l’avait vu dans un état aussi négligé. Il lui évoquait un lit défait… et associer l’idée d’un lit à Nicholas accrut encore son trouble. Pour quelqu’un qui lui déplaisait à ce point, songea-t-elle, il avait le don de susciter en elle des pensées éminemment dangereuses.
Elle recula jusqu’au bureau, mettant entre eux autant de distance que possible. Son cœur galopait à la vitesse d’un cheval emballé.
L’expression du comte se modifia, passant de la colère à une sorte de regret.
— Vous n’auriez pas dû venir, dit-il.
Emily exhala le souffle qu’elle retenait depuis un moment et leva les yeux au ciel.
— Ne vous inquiétez pas, milord. Je ne suis pas venue vous demander des explications. Même moi, j’ai assez de bon sens pour ne pas harceler un pair du royaume et exiger qu’il justifie ses actes, passés ou présents. Laissez-moi passer et je ne vous ennuierai pas davantage.
— Si vous pouviez dire vrai ! répondit Nicholas. Votre mari sait-il que vous courez la campagne de la sorte, pour vous introduire dans des propriétés privées où vous n’avez rien à faire ?
— Mon mari ?
Emily laissa échapper un rire amer.
— Il faudrait d’abord que j’en aie un ! Par bonheur, le ciel m’a fait la faveur de m’en préserver.
— Vous n’êtes… pas mariée ? répéta prudemment le comte, comme s’il voulait s’assurer de ne pas s’être trompé.
— Absolument pas, et nous savons tous les deux pourquoi. En revanche, j’ai un frère. Et si vous refusez qu’il m’accompagne, je tiens à en connaître la raison.
La voix de Nicholas se radoucit.
— Joshua est souffrant, en effet. Il ne peut quitter le périmètre de Bournesea. Et maintenant que vous y êtes entrée, vous ne le pouvez plus non plus.
— Quoi ? se récria la jeune fille. Vous nous retiendriez ici contre notre gré ?
— C’est ce que je ferai si je le dois, répondit Nicholas sans animosité, mais avec fermeté. Nous craignons qu’il ne soit atteint du choléra bleu.
Emily poussa un cri étranglé. Sa vision se brouilla, ses genoux flageolèrent et elle dut se retenir au bureau derrière elle pour ne pas tomber. « Oh, mon Dieu…, gémit-elle en elle-même. Le choléra asiatique ! » Avant qu’elle n’ait pu se ressaisir, le comte vint la prendre dans ses bras pour la soutenir. Elle ne songea même pas à résister.
Lorsqu’il l’eut installée sur le sofa recouvert de brocart, il posa un genou sur le tapis, devant elle, et garda les mains sur ses bras.
— Croyez-moi, Emily, je suis terriblement navré de tout cela. Pardonnez-moi de vous avoir asséné cette nouvelle de façon aussi brutale, mais je n’ai pas trouvé d’autre moyen de le faire.
Elle passa une main tremblante sur ses yeux, puis pressa sa paume sur sa bouche pour réprimer la nausée qui l’envahissait.
— Respirez à fond et allongez-vous, conseilla Nicholas.
Sans attendre qu’elle réagisse, il la força à s’incliner en arrière et à appuyer la tête sur le bras du canapé. Puis il se leva, alla jusqu’au cabinet à liqueurs et revint un instant plus tard avec un verre de cognac qu’il porta à ses lèvres.
— Buvez, dit-il. Cela vous fera du bien.
Emily oublia aussitôt ses réticences à l’égard de tout alcool fort. Elle s’empara du verre, avala une longue goulée et se mit à tousser violemment. Lorsqu’elle se calma, des larmes coulaient à flot sur ses joues.
— Josh va-t-il… mourir ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
— Non. Je vous promets que non, affirma le comte avec sympathie. Son état n’a cessé de s’améliorer depuis que nous sommes revenus à terre. Il ne se vide plus et la fièvre a presque disparu.
Emily saisit son bras à deux mains.
— Il faut qu’il voie un médecin, Nick ! Je vous en conjure…
Nicholas lissa doucement ses cheveux.
— Il est soigné par le meilleur qui soit. Le Dr Evans, un expert.
Emily renifla, l’esprit en déroute.
— Je n’ai jamais entendu parler de lui.
— C’est le médecin de bord. Il navigue depuis des années avec le capitaine Roland, j’ai toute confiance en lui.
— Le choléra ! murmura la jeune fille. Je parviens à peine à le croire.
— L’Angleterre a déjà été touchée par cette épidémie, rappela le comte. Nul n’est à l’abri.
— Mais c’était surtout à Londres et dans les grandes villes ! Elle n’est jamais arrivée jusqu’ici !
— Elle sévit à Lisbonne, en ce moment. Nous y avons accosté au retour, c’est là que votre frère et deux autres membres de l’équipage ont été contaminés.
— Au Portugal ?
— Oui. Et comme j’ai vu de mes yeux les ravages que cette maladie a causés aux Indes, je tiens à éviter qu’elle ne se répande dans la région. C’est pour cela que je ne puis autoriser Josh à sortir d’ici — et vous non plus, maintenant que vous l’avez approché. En outre, je ne souhaite pas que la rumeur s’ébruite et provoque une vague de panique, d’où les mesures draconiennes que j’ai prises pour isoler la propriété.
— Mais il faudra bien que papa…
— Il sera prévenu, bien sûr. Lorsqu’il viendra vous chercher. Je ne puis prendre le risque d’envoyer quelqu’un au presbytère. Dès qu’il se présentera à la grille, j’irai lui parler moi-même à distance. Je sais que je pourrai compter sur sa discrétion.
— Il n’est pas en bonne santé lui-même, déclara la jeune fille d’une voix altérée. Et j’ai négligé de lui dire où j’allais. Je n’ose imaginer son inquiétude, quand il ne me verra pas rentrer pour le dîner.
Nicholas soupira et s’accroupit sur ses talons, gardant une main d’Emily dans les siennes. Quand l’avait-il prise ? se demanda-t-elle. Elle ne s’en était pas rendu compte. Elle aurait dû se dégager, mais elle avait trop besoin de réconfort. En cet instant, même lui pouvait faire l’affaire.
— Le pasteur a-t-il quelqu’un pour s’occuper de lui, en votre absence ? s’enquit le comte.
Elle acquiesça, si choquée encore par cette situation inattendue qu’elle ne parvenait pas à rassembler ses idées. Le confort domestique de son père lui semblait un souci bien saugrenu, au milieu de ce drame. Presque indécent.
Nick lui tapota la main.
— Je vais vous faire préparer la chambre de ma mère. Je suis sûr qu’elle approuverait cette solution, déclara-t-il avec un sourire encourageant.
Il redevenait enfin celui qu’elle connaissait, pensa la jeune fille soulagée. Au moins, elle savait maintenant que le Nick d’autrefois existait toujours à l’intérieur de ce grand diable musclé, bronzé et négligé qui la terrorisait. Elle se cramponna à sa main, l’unique source de consolation dont elle disposait. Josh guérirait bientôt, se dit-elle. Il le fallait.
— Qui prendra soin de papa et de Josh si je tombe malade à mon tour, Nick ? Je ne peux pas me permettre de mourir !
Il la rassura d’un geste tendre.
— Il n’est pas question de cela. Mme Pease est-elle toujours votre cuisinière ?
— Oui, mais il faudra quelqu’un pour lui verser ses gages, quand papa cessera d’exercer ses fonctions. Il devra s’arrêter bientôt, en raison de sa mauvaise santé. Et Josh doit faire des études !
Nicholas hocha la tête, comprenant ce qui la préoccupait si vivement.
— Ne vous tourmentez pas. Même si, au pire, nous succombions tous les deux à cette épidémie, les vôtres ne manqueraient de rien ; je vous en donne l’assurance.
— Que voulez-vous dire ?
Il sourit, de ce sourire si doux qui avait laissé croire à Emily qu’il l’aimait, sept ans auparavant. Mais c’était faux, et elle ne devait pas s’abuser de nouveau sur cette gentillesse de façade.
— Dès que j’ai gagné de l’argent pour moi, en marge des affaires de mon père, je vous ai portée sur mon testament, Emily. A ma mort, à supposer que vous ne soyez plus là, ce qu’à Dieu ne plaise, vos parents les plus proches hériteraient à votre place de ce que je vous ai légué.
— Pourquoi avoir fait une chose pareille, grands dieux ? Pour apaiser votre conscience ?
C’était la seule explication qui lui semblait possible. Comment oublier qu’il l’avait quasiment séduite, alors qu’elle avait dix-sept ans à peine, pour disparaître le lendemain sans une explication et ne jamais revenir ? Car il n’avait jamais eu l’intention de rentrer ni de réparer le chagrin qu’il lui avait causé, elle en était certaine à présent. Et elle qui l’avait sottement attendu pendant des années !
— Naturellement, répondit-il d’un ton bref.
Il lâcha sa main et se leva. L’étranger nommé Nicholas était de retour.
— Si vous vous sentez assez remise pour que je puisse vous laisser, je vais aller m’occuper de vos accommodations. Veuillez rester dans cette pièce, je vous prie. Nous faisons le maximum pour éviter la contagion.
Sur une courbette formelle, il tourna les talons et sortit.
Emily se redressa, puis elle se pencha en avant, serrant ses bras autour d’elle pour tenter de dissiper l’horreur qu’elle éprouvait. Mille questions l’assaillaient, maintenant que Nick était parti. Quels étaient les symptômes de cette maladie ? Combien de temps durait-elle ? Quelles étaient les chances d’en réchapper ? Elle balaya du regard les rayonnages chargés de livres. Elle trouverait bien quelque réponse dans un de ces volumes, se dit-elle.
Elle se leva et entreprit d’examiner les titres. Une encyclopédie médicale attira rapidement son attention. Elle s’en empara et constata qu’un signet marquait déjà la section consacrée au choléra. Nick était passé par là, apparemment. Il avait eu la même idée qu’elle.
Elle retourna s’asseoir et commença à lire, mais elle resta sur sa faim. L’article comportait surtout des spéculations. Il mentionnait des remèdes inégalement efficaces et n’avait nulle explication à fournir à l’apparition soudaine de la maladie, pas plus qu’il n’indiquait comment elle se propageait d’une personne à une autre. Bel exemple d’exactitude scientifique !
Un moment plus tard, le comte revint.
— Je vois que vous n’êtes pas restée inactive. Jamais à court de ressources pour vous occuper, n’est-ce pas ?
Emily leva les yeux vers lui.
— Depuis quand Josh est-il malade ?
— Les premiers symptômes sont apparus deux jours après notre départ du Portugal. Ils semblaient correspondre au choléra, et affectaient également les deux personnes qui étaient descendues à quai avec votre frère.
La jeune fille éprouva le besoin de mordre.
— Vous avez laissé un adolescent errer dans un port étranger avec deux matelots ?
Nicholas haussa un sourcil, visiblement irrité.
— L’un de ces « matelots » était le capitaine, ma chère. Il avait à faire en ville et, comme je n’étais pas à bord, il n’a pas souhaité laisser votre frère sans surveillance. Etes-vous satisfaite ?
— Oh…, murmura Emily en se mordant la lèvre. Le capitaine Roland est donc tombé malade, lui aussi ?
— Oui, malheureusement. Par chance, j’avais assez navigué pour être capable de ramener le brick jusqu’ici, ce que j’ai fait. Durant le reste du trajet, notre médecin s’est proposé de partager la cabine allouée aux malades, afin de les soigner à l’écart de l’équipage. Nous avons accosté de nuit, dans le plus grand secret, il y aura trois jours ce soir. J’ai pensé que cette solution serait la meilleure, en dépit des règlements sanitaires. Comme aucun autre cas ne s’est déclaré depuis lors, nous avons bon espoir d’avoir réussi à circonscrire l’épidémie.
La jeune fille était stupéfaite que rien n’ait filtré dans le village. Un vrai tour de force !
— Comment avez-vous procédé avec les domestiques qui se trouvaient ici ? demanda-t-elle.
— Je suis venu seul jusqu’à la grille et j’ai parlé de loin au portier. Je lui ai fait savoir que tout le monde devait quitter la propriété dans l’heure pour rejoindre la maison de Londres, et y rester jusqu’à nouvel ordre.
— Et ils ont tous obéi sur-le-champ, sans broncher ? s’exclama Emily pantoise.
— Parfaitement. Mon père les avait habitués à ne jamais poser de question.
Le vieux comte était connu pour mener ses serviteurs d’une main de fer, accorda Emily en elle-même. Et pas seulement eux. Mais ce n’était pas ce qui la préoccupait pour l’instant.
— Le docteur n’a-t-il pas été contaminé à son tour ?
— Non, par bonheur. D’après lui, Joshua et ses compagnons ont eu beaucoup de chance ; ils n’ont été atteints qu’assez légèrement et sont tous trois en bonne voie de guérison — à des degrés divers. On meurt souvent du choléra en quelques heures, et rares sont ceux qui y survivent.
— Je sais, murmura la jeune fille en poussant un soupir tremblant.
— Si personne d’autre ne tombe malade d’ici quinze jours, nous pourrons en conclure que le danger est écarté… et nous estimer fort heureux d’avoir été épargnés, conclut Nicholas d’un ton réservé.
— En effet, approuva Emily.
Elle posa le livre et se leva.
— Puisque je dois rester ici, c’est moi qui vais m’occuper de Josh, désormais.
— Non ! se récria le comte en se campant devant la porte.
Cette petite écervelée était capable du pire, il le savait. Elle n’avait jamais possédé deux onces de raison, et apparemment elle n’avait pas changé. Il s’obligea à se détendre et leva les mains en signe d’apaisement.
— Attendez deux jours au moins, Emily. Je vous en supplie. Si la santé de votre frère continue à s’améliorer, nous aviserons. Votre contact avec lui a été très bref, aujourd’hui. De grâce, ne tentons pas le sort en renouvelant l’expérience.
Il semblait avoir son intérêt à cœur, pour une fois. La jeune fille accepta de s’incliner.
— Vous ne me laissez pas le choix, n’est-ce pas ?
— Non, bien que je regrette d’avoir à vous imposer de telles contraintes. Mais après tout, deux semaines d’inactivité ne pourront vous faire de mal.
— C’est vous qui le dites, bougonna-t-elle.
Nicholas s’autorisa un demi-sourire.
— A quelles occupations capitales vais-je vous arracher ? Quelques thés avec des paroissiennes ? Quelques promenades avec un jeune dandy du coin ?
La colère submergea Emily au point de la faire trembler.
— De quel droit me jugez-vous aussi futile ? Cet isolement forcé va me coûter mon emploi, et obliger mon père à poursuivre ses activités je ne sais combien de temps !
Elle se rassit d’un mouvement furieux et jeta le lourd volume à terre.
— Pour le reste, sachez qu’aucun jeune homme ne me courtise, et ce à cause de vous !
Le sourire du comte s’élargit ; elle aurait voulu lui arracher les yeux.
— Pas de prétendant ? J’avoue que la nouvelle me ravit, mais comment puis-je en être responsable ? J’avais entendu dire que vous deviez vous marier.
Emily pointa le menton en avant et le perfora du regard.
— Vos informations étaient fausses, milord. Après vous, les hommes et moi n’avons pas fait bon ménage.
Par bonheur pour lui, Nicholas redevint grave. Ce sujet se prêtait mal à l’humour, pensa la jeune fille courroucée. Et de fait, il changea de conversation.
— Cet emploi dont vous parliez… S’agit-il d’une activité au village ? Je me souviens que vous aviez des doigts de fée pour les travaux d’aiguille. Auriez-vous décidé de devenir couturière, ou brodeuse ?
Elle courba la tête, regrettant d’avoir soulevé ce lièvre.
— J’ai brigué un poste de préceptrice, marmonna-t-elle avec embarras.
— Oh, Emily…
Le regret qui pointait dans la voix du comte la piqua au vif. Ah, il se sentait gêné ? Chacun son tour, se dit-elle. Il ne s’était guère soucié de la préserver, à l’époque, elle n’avait pas de gants à prendre avec lui.
Elle comprenait fort bien sa déception en apprenant qu’elle allait se retrouver coincée dans une position intermédiaire entre les gens bien nés et les domestiques, admise ni par les uns ni par les autres. Elle ne nourrissait aucune illusion sur son avenir, mais c’était le prix à payer pour gagner la sécurité financière de sa famille — et elle avait décidé de s’en *******er. Seulement, ses plans étaient réduits à néant, maintenant.
Elle releva les yeux avec un geste de défi.
— Je devais me rendre à Londres après-demain et prendre mes fonctions sur-le-champ, précisa-t-elle. C’était la condition de mon engagement. Lord Vintley va engager quelqu’un d’autre à ma place, à présent.
Le comte noua farouchement les sourcils.
— Vintley ? Je me félicite de ce contretemps, dans ce cas. J’ai eu l’occasion de le rencontrer chez les Worthing et il ne m’a guère paru estimable.
Emily pinça les lèvres.
— La fille de lord Worthing m’a recommandée à lui. Elle va être fort froissée d’apprendre que j’ai laissé perdre la faveur qu’elle m’avait faite, j’en suis certaine.
— Deirdre, déclara Nicholas avec un calme mortel.
— Exactement. Votre fiancée.
— Elle n’est pas ma fiancée.
— Votre père ne partageait pas cet avis. Il m’a dit que vous étiez engagés depuis deux ans, quand vous êtes parti.
— Cela est faux. Ce mariage avec Deirdre répondait à ses vœux, pas aux miens.
— C’est ce que vous dites.
Emily l’étudia avec soin pour juger de sa sincérité. Ou son père avait menti, ou c’était lui qui mentait maintenant. Elle préférait croire Nick, bien sûr, mais la façon dont il avait abusé de sa confiance sept ans plus tôt la rendait méfiante.
Il s’adossa au bureau et croisa les bras sur sa poitrine.
— Puisque vous n’avez jamais apprécié Deirdre, que je sache, puis-je vous demander pourquoi vous lui avez fait le plaisir d’accepter une faveur de sa part ?
— Question de rémunération, milord, répondit la jeune fille sans hésiter. Je lui ai même écrit pour la remercier d’avoir pensé à moi. Les gages sont le double de ce que je pourrais espérer n’importe où.
Pour deux cents livres par an, elle s’était sentie prête à tout supporter, ou presque. Y compris la satisfaction de Deirdre Worthing. Comme elle l’avait dit à Nick, elle ne pouvait se permettre de perdre une offre aussi avantageuse. Cet argent était à même de sauver la vie de son père, en lui donnant la faculté de prendre sa retraite avant que son cœur fatigué ne lâche définitivement. En outre, il assurerait à Josh une éducation convenable.
— Même si votre père doit interrompre son service à Bournesea, vous n’êtes pas tenue de travailler, Emily, répéta le comte avec gentillesse.
Une gentillesse qui frisait par trop la condescendance, se dit aigrement l’intéressée. C’était à peu près comme s’il lui avait tapoté la tête d’un geste apitoyé.
— Vous n’avez qu’à me dire ce qu’il vous faut, reprit-il, je serai heureux de mettre cette somme à votre disposition. Vous savez bien que j’ai toujours été prêt à vous aider.
Emily soutint son regard, sarcastique.
— Sincèrement, milord, comment pouvez-vous être aussi naïf ? Si vous ajoutez une rente mensuelle aux rumeurs qui ont couru sur notre compte pendant des années, autant déclarer publiquement que nous avons une liaison ! Je me suis battue bec et ongles pour mettre un terme à ces rumeurs, lord Kendale ; je n’ai nullement l’intention de les ressusciter. Vous pouvez garder votre argent.
— Qu’allez-vous chercher là ? se récria Nicholas, aussi troublé qu’offusqué par ce qu’elle sous-entendait. De telles affirmations sont ridicules. N’ai-je pas le droit de soutenir une amie que je chéris tendrement ?
— Une « amie » que vous avez enlacée au beau milieu du village, et embrassée à pleine bouche devant tout le monde ! Dois-je vous dire que vous avez pratiquement ruiné ma réputation, milord ?
Il parut fort mal à l’aise, ce dont Emily se félicita. En cet instant, elle aurait voulu qu’il se mette à genoux devant elle pour implorer son pardon. Ou qu’il la prenne dans ses bras, en la suppliant de lui accorder une deuxième chance. Mais ce qu’elle désirait plus encore, c’était le souffleter comme il le méritait.
— Emily, écoutez-moi…
Non, elle n’avait aucune envie de l’entendre justifier l’injustifiable.
— Ma chambre est-elle prête ? coupa-t-elle.
Il soupira et secoua la tête, vaincu.
— Oui, elle doit être suffisamment aérée, maintenant, concéda-t-il à regret.
— Dans ce cas, je suppose que je dois vous remercier de votre hospitalité. Les bonnes manières l’exigent, je crois.
— La politesse m’oblige également à vous assurer que vous êtes la bienvenue sous mon toit, Emily. Utilisez le cordon si vous avez besoin de quoi que ce soit. Il n’y aura pas de femme de chambre pour vous répondre, mais quelqu’un viendra tôt ou tard et vous fournira tout ce qui pourra vous manquer.
Affectant un port royal, ou presque, la jeune fille passa devant lui le plus dignement possible et quitta la bibliothèque.
Tout ce qui pourrait lui manquer, avait-il dit ! Ces quinze jours ne suffiraient pas pour en établir la liste. Et ce n’était certainement pas en tirant sur un cordon de sonnette que ses souhaits seraient exaucés.



chapitre 2



Nick savait qu’elle n’était pas mariée, évidemment. Les questions habilement posées à Joshua avant même qu’ils n’embarquent pour le retour en Angleterre l’avaient rassuré sur ce point.
Six ans plus tôt, le comte lui avait écrit qu’Emily allait épouser le directeur du bureau de poste, un avorton au visage marqué par la petite vérole. Pendant huit jours, il n’avait pas dessoûlé ; après quoi, il s’était juré avec une totale sincérité d’oublier la fille du pasteur et son peu de foi.
Il était clair maintenant que son père avait menti. Mais Emily n’avait pas répondu à la lettre qu’il lui avait adressée par la suite, avec ses vœux de bonheur. Elle l’avait ignorée, comme elle avait ignoré ses courriers des premiers mois. De toute évidence, elle avait voulu lui laisser croire qu’elle convolait en justes noces avec Jeremy Oldfield… et lui signaler du même coup qu’elle ne voulait plus entendre parler de lui.
De fait, ses souvenirs du receveur des postes n’étaient guère réjouissants. Un pisse-froid imbu de lui-même, sermonneur et moraliste à souhait après avoir été une vraie brute durant sa jeunesse. Comme ce genre de défauts a tendance à s’aggraver avec l’âge, il s’était fait beaucoup de souci pour Emily. Apprendre qu’elle était restée libre l’avait grandement soulagé, mais quelque chose continuait néanmoins à le tracasser. L’avait-il vraiment privée d’une vie heureuse ? Une telle éventualité ne lui avait jamais traversé l’esprit, auparavant.
Sans doute avait-elle dramatisé cette affaire parce que son départ l’avait fâchée. Emily Loveyne avait toujours eu un penchant marqué pour l’exagération. Un penchant qui avait pu s’aggraver aussi, avec les années.
Pour ce qui était des autres effets de l’âge, songea-t-il encore, ou elle avait changé, ou sa mémoire l’avait trahi. Car si elle était ravissante dans ses rêves, elle l’était plus encore dans la réalité. Le temps n’avait fait qu’enrichir l’éclat de sa beauté, au lieu de le ternir. Sa vaporeuse chevelure blonde auréolait un délicieux minois en forme de cœur, d’autant plus séduisant qu’il avait perdu de sa rondeur juvénile. Quant à sa silhouette, elle était au contraire devenue plus pleine, plus féminine. Jeune fille, elle était fort jolie ; en mûrissant, elle était devenue une femme superbe. C’était à prévoir.
Et sa bouche… Si expressive dans la joie comme dans la colère, elle l’émouvait toujours. Il avait bien failli ne pas résister à son attrait et l’embrasser goulûment, tout à l’heure, comme il l’avait fait ce fameux jour. Mais au dernier moment, il avait réfréné son envie ; elle ne l’aurait sûrement pas remercié de ce baiser, aujourd’hui.
Ses yeux étaient d’un bleu aussi clair et aussi candide que dans son souvenir, frangés de jolis cils recourbés. Toutefois, la confiance sans fond et l’adoration qu’il avait pu y lire jadis s’en étaient complètement évaporées.
Leur disparition le blessait plus qu’il ne l’aurait pensé. En vérité, elle l’atteignait même au plus profond de l’âme. Si ce qu’elle avait dit était exact, l’attirance qu’il éprouvait pour elle à l’époque avait donc ruiné sa vie ? Il aurait certes dû se montrer plus discret, moins insouciant. Mais à vingt-deux ans, il n’avait pas mesuré les conséquences que cette tendre inclination pourrait avoir sur l’avenir d’Emily.
Maintenant qu’il y réfléchissait, il comprenait fort bien qu’aucun jeune homme du comté n’ait osé s’aventurer sur des terres qu’il avait proclamées siennes en public, les rendant par là même intouchables. Il avait suffi d’un baiser trop effrontément donné pour obtenir ce résultat.
Dès le lendemain, sur les ordres du comte et sous bonne escorte, il avait été conduit en se débattant furieusement à bord d’un navire en partance pour les Indes. But de l’opération : lui apprendre les rudiments du commerce, en tant que représentant de son père. Apparemment, engager son fils unique dans les affaires semblait moins rabaissant à sir Hollander, comte de Kendale, que de le voir courtiser une jeune villageoise.
Nicholas entendait encore résonner à ses oreilles l’avertissement paternel, proféré moins d’une heure avant le départ du bateau :
— Si vous vous avisez de revenir et de continuer vos badinages avec cette petite arriviste, je détruirai toute sa famille. Loveyne se retrouvera à la rue avec ses deux rejetons, sans ministère, sans toit et sans un sou.
Une perspective qui avait de quoi terrifier n’importe qui.
— Cette fille est un joli morceau, avait repris le comte, mais elle n’est pas pour vous. Pas même comme amusette. Tant que vous resterez à bonne distance d’elle, elle n’aura rien à craindre.
Nick avait protesté avec véhémence, mais il savait bien qu’il n’avait d’autre choix que d’obéir. Les menaces de son père avaient été claires et précises. Le comte s’était mis à rire.
— Vous serez libéré quand le navire sera au large, mais je vous conseille de garder ce marché à l’esprit, mon garçon. Imaginez ce doux rêveur de révérend Loveyne réduit à la mendicité ! Notre cher pasteur est incapable d’autre chose que de s’occuper de ses ouailles, vous le savez aussi bien que moi. Et même s’il se découvrait d’autres ressources, je m’assurerai que personne ne l’engagera. Quant à la petite Emily, elle pourra toujours marchander ses charmes dans les rues de Londres ou d’ailleurs.
Sir Hollander s’était penché vers le jeune homme comme pour lui susurrer un secret.
— Faites-moi confiance, elle n’aura pas d’autre solution. Quant au gringalet qui lui sert de frère, il sera parfait pour ramoner les cheminées. Quel âge a donc ce galopin ? Cinq ans ? Six ans ?
Les menaces de son père n’étaient jamais vaines, Nick ne l’ignorait pas. Le comte avait le pouvoir et les moyens de ruiner la famille Loveyne, et ne s’en priverait pas. Même si lord Kendale n’avait rien d’un pervers prisant la cruauté par pur plaisir, fort heureusement, il n’hésitait jamais non plus à broyer quiconque gênait ses projets.
Le jeune homme s’était donc retrouvé avec sa feuille de route : apprendre le commerce maritime aux Indes, auprès des agents de son père, voir une partie du monde et rentrer ensuite au bercail pour s’y marier convenablement. Avec lady Deirdre Worthing.
Il avait suivi à la lettre les premières instructions du comte, mais s’était fermement rebellé contre la dernière. Il n’était jamais revenu à Bournesea depuis ce jour-là, n’avait jamais revu son père ni répondu à ses lettres.
Durant son absence, cependant, sir Hollander avait consolidé ses projets de mariage. Nicholas fronça les sourcils en se remémorant la découverte qu’il avait faite à son retour, trois jours plus tôt : un contrat établissant les termes de son union avec sa prétendue fiancée.
Sa propre signature avait été imitée, mais celle de Deirdre était authentique, il n’en doutait point. Avait-elle oublié cette affaire comme il l’avait oubliée ? C’était possible. Elle ne lui avait donné aucune nouvelle en sept ans.
Peut-être était-elle mariée. Mais aussi réconfortante qu’elle fût, cette éventualité n’était guère probable. A moins qu’elle ne se soit fiancée et mariée ces derniers mois, il en aurait eu connaissance par les journaux qu’il recevait régulièrement de Londres.
Son père avait osé encourir un scandale en commettant un faux. De toute évidence, il avait misé sur la loyauté de son fils, persuadé que ce dernier répugnerait à éventer ce stratagème lorsqu’il le découvrirait.
Nicholas eût aimé mettre cette ruse sur le compte de l’amour paternel, ou du légitime souci d’un père souhaitant assurer l’avenir de son fils unique. En réalité, il savait pertinemment que le comte n’avait songé qu’à assouvir son besoin de domination et de manipulation.
Si Emily avait montré la moindre inclination à poursuivre la tendre aventure commencée sept ans plus tôt, songea-t-il, il l’aurait suivie sans hésiter sur cette voie. Mais cela n’était pas le cas, bien au contraire. Leur innocent attachement lui avait causé trop de mal. Sans doute le haïssait-elle, maintenant.
Par sa faute, elle ne s’était pas mariée et ne se marierait probablement jamais. Elle avait tiré un trait sur les hommes, à ce qu’il avait cru comprendre ; et il connaissait sa détermination, quand elle avait décidé quelque chose.
Mais l’imaginer en gouvernante… Il secoua la tête. Vintley était loin d’être un saint, il ne la traiterait sûrement pas avec le respect qu’elle méritait. L’idée qu’elle puisse assumer une position aussi périlleuse était inacceptable, tout simplement. Restait à la convaincre, ce dont il se sentait incapable. Il ne la persuaderait jamais d’accepter son aide financière pour éviter d’avoir à travailler, il le savait. Et s’il admirait son courage et sa fierté, il n’en était pas moins furieux contre elle.
La connaissant, il se doutait que même la proposition de renouer leur amitié d’antan lui paraîtrait suspecte. S’il insistait, elle irait probablement jusqu’à lui jeter un objet quelconque à la tête. Mais il insisterait quand même, bien sûr. Comment pourrait-il y renoncer ? Elle lui avait terriblement manqué, toutes ces années.
Il sourit, crispé, en se rappelant son tempérament de feu. Pour une fille de pasteur, Emily possédait une fougue surprenante, alliée à un caractère impulsif et obstiné. C’était ce qui l’avait attiré vers elle comme un aimant, dans sa jeunesse. Il avait toujours été fasciné par sa nature farouchement indépendante, son zèle, son rire franc et son manque absolu de tout artifice. Elle ne faisait jamais les choses à moitié, son Emily.
Non, corrigea-t-il avec un profond soupir. Elle n’était plus son Emily, et ne le serait jamais. Cette chance s’était enfuie, brisée par le vil chantage de son père et les craintes qu’il avait nourries, lui, pour l’avenir de celle qu’il chérissait. Peut-être cela valait-il mieux pour elle, en définitive ; car à l’époque, il était fermement déterminé à l’épouser. Ah, les divagations des passions de jeunesse !
Maintenant, devenu plus raisonnable, il se rendait compte qu’elle n’aurait jamais pu s’acclimater à la vie qu’il serait obligé de mener à Londres, lorsqu’il reprendrait le siège de son père à la Chambre des Lords. Cette existence faite de compromis et d’obligations sociales, dans un cercle de gens futiles et intrigants, l’aurait rendue très malheureuse.
Il songea à Deirdre Worthing. Une fieffée coquette, se souvint-il, qui lui avait souvent fait comprendre qu’elle s’intéressait à lui. Mais ce n’était qu’un tendron, alors ; il ne l’avait pas prise au sérieux.
« Emily n’était-elle pas plus jeune encore ? » lui souffla la voix de sa conscience. Il écarta cette pensée.
Fille d’un baron aussi riche qu’influent, Deirdre aurait toutes les qualités requises pour tenir le rôle d’une comtesse, c’était certain.
Il lui suffirait d’accepter le contrat de fiançailles, ce qui lui éviterait une explication fort embarrassante avec Worthing… et des remous avec sa fille. Si Deirdre apprenait son refus de la prendre pour femme, elle risquait d’en être profondément blessée. Peut-être attendait-elle son retour depuis sept ans, convaincue par leurs deux pères qu’il rentrerait pour l’épouser !
Ce mariage était sans doute la chose à faire. A quoi bon s’opposer au désir de son père et, maintenant qu’il n’était plus là, rovoquer un scandale pour le simple plaisir de se venger ? Une telle attitude serait puérile et infructueuse.
Il approchait de ses trente ans et devait penser à assurer sa lignée. Quelle importance aurait l’épouse choisie, à partir du moment où elle le trouverait raisonnablement à son goût, serait de bonne naissance et pourrait lui donner un héritier ?
Son seul but dans l’existence, désormais, était de réparer les torts causés à autrui par son père. Il souhaitait gagner le respect de ses pairs, pour lui et pour le titre qu’il portait. En sa qualité de comte, il avait l’intention de remplir ses devoirs loyalement, et non dans son propre intérêt comme l’avait fait son prédécesseur. Il se conduirait avec honneur.
Mais serait-il honorable d’épouser Deirdre alors qu’il n’éprouvait rien pour elle, pas même de la sympathie ? Il ne croyait plus depuis longtemps aux leurres de l’amour, certes, mais il fallait bien un semblant d’attirance entre deux époux. Ainsi qu’une estime réciproque, et le désir de protéger l’autre. Malheureusement, il ne ressentait rien de tout cela à l’égard de Deirdre Worthing.
Il se souvenait à peine de son apparence, alors qu’il n’avait jamais oublié le visage d’Emily. Son doux visage, si confiant lorsqu’elle l’avait levé vers le sien pour ce baiser fatidique. Un baiser qui avait changé le cours de leur vie, dès que le comte en avait eu vent.
Il ne pouvait s’abuser sur ses sentiments : il tenait encore à elle.
— Non ! maugréa-t-il en secouant la tête.
Il darda un regard noir sur le tiroir dans lequel le fameux contrat attendait son bon vouloir.
— Je ne peux pas épouser Deirdre.
Mais il fallait faire quelque chose à propos de ce document. L’affaire devait être réglée avec Worthing le plus tôt possible. Et plus impérieux encore pour sa tranquillité d’esprit, il devait aussi régler ses problèmes avec Emily, obtenir son pardon pour les torts qu’il lui avait causés.
S’il lui répétait face à face pourquoi il était parti aussi brusquement et pourquoi il n’était pas revenu, le croirait-elle, cette fois ?
Elle avait traité par l’indifférence toutes les lettres qu’il lui avait adressées, et semblait même disposée à faire comme si elles n’avaient jamais existé. Les avait-elle lues, seulement ? se demanda-t-il soudain. Peut-être les avait-elle détruites sans mêmes les ouvrir, par rancœur ! En tout cas, elle n’y avait pas fait la moindre allusion.
La porte s’ouvrit, lui faisant lever les yeux. Wrecker lui décocha un sourire éclatant.
— Sacré caractère, ce brin de fille ! Pas vrai, patron ?
— Tenez votre langue, répliqua vertement Nicholas. Sinon, il pourrait vous en coûter de la perdre.
Le sourire édenté du matelot s’élargit encore.
— Toutes mes excuses, M’sieur le comte. Mais faut que je vous dise : figurez-vous qu’elle voulait retourner voir le gamin, malgré vos ordres. J’ai dû la tenir à deux mains dans l’escalier, elle crachait comme une chatte en colère !
Nicholas quitta son fauteuil et contourna le bureau.
— Je vais monter m’occuper d’elle.
Wrecker ricana d’un air rusé.
— Pardi ! C’est bien ce que je ferais, si j’étais à votre place.
La moutarde monta au nez du jeune homme. Il ne pouvait tolérer de telles insinuations, alors qu’Emily se trouvait sans chaperon sous son toit.
— Cette personne est sous ma responsabilité jusqu’au terme de la quarantaine, déclara-t-il d’un ton sec. Elle est la fille du pasteur, la sœur de Joshua et pour moi une amie de longue date. Qu’elle ait à subir l’ombre d’une insulte, directement ou à son insu, et le coupable devra m’en répondre. Je serai intraitable. Est-ce clair ?
Wrecker haussa les épaules sans cesser de sourire.
— Parfaitement, Milord. Je vous comprends tout à fait. Et les autres aussi.
Il n’y avait rien à faire, songea Nicholas exaspéré. Il pouvait contrôler les paroles de ces hommes, mais pas leurs pensées. Et malgré les dommages causés à sa réputation, il n’avait pas d’autre solution que de garder Emily chez lui. S’il la laissait partir et qu’elle tombe malade, l’épidémie risquerait de s’étendre.
Il ne monterait la voir que cette fois, se promit-il, pour la rassurer de nouveau sur l’état de son frère. Ensuite, il la laisserait tranquille. Moins il la verrait, moins il y aurait de rumeurs quand cette histoire serait terminée. Mais il y en aurait quand même, pensa-t-il avec résignation. C’était inévitable.
Emily arracha son châle et son bonnet d’un geste rageur, puis se laissa choir sur le lit.
Le riche décor qui l’entourait n’avait pas de quoi la surprendre. Elle était déjà venue dans cette pièce, longtemps auparavant, et presque rien n’avait changé. La luxueuse soie rose qui ornait le lit et les fenêtres s’était un peu fanée, les meubles en noyer sculpté avaient besoin d’être époussetés et cirés, mais l’ensemble demeurait le même que lors de sa dernière visite avec son père.
Comme elle s’était sentie adulte, et privilégiée, d’être autorisée à pénétrer dans ce sanctuaire ! Maintenant, bien sûr, elle comprenait que sa présence était nécessaire par convenance, quand le pasteur se rendait au chevet de la comtesse invalide.
La chambre qu’elle allait occuper à son tour lui paraissait à la fois réconfortante et troublante. D’un côté, c’était un lieu protecteur et familier ; de l’autre, elle ressentait plus cruellement encore le fossé qui séparait sa position sociale de celle d’une grande dame.
Quelle sotte elle avait été, de penser que Nicholas pourrait épouser quelqu’un comme elle ! A son crédit, elle devait reconnaître qu’il ne lui avait jamais fait miroiter le mariage. Mais il lui avait laissé croire qu’il l’aimait. Alors elle s’était interrogée sur ses intentions, forcément ; et dans sa naïveté, elle avait conclu à tort que celles-ci ne pouvaient être qu’honorables.
Quoi qu’il en soit, la situation présente était intolérable, se dit-elle avec un grognement furieux. La brute de marin qui l’avait accompagnée jusqu’ici de force et empêchée d’aller voir son frère s’était montrée d’une vulgarité odieuse.
— Si vous tenez tant à soigner quelqu’un, ma belle, occupez-vous donc du comte, avait-il lancé avec un ignoble sourire. Le pauvre homme a bien besoin d’un peu de sympathie, après ce qu’il a passé.
Emily aurait volontiers asséné une gifle sur cette horrible bouche moustachue, si elle l’avait pu. Mais ce maudit géant était trop grand pour elle.
Avant le coucher du soleil, pensa-t-elle avec colère, toute la population de Bournesea serait persuadée que Nicholas la retenait chez lui pour des motifs immoraux.
Etait-ce la vérité ? se demanda-t-elle soudain. Y avait-il songé ? Ce marin de malheur savait-il des choses qu’elle ignorait ?
Non. Elle ne pouvait croire que Nick cherchât délibérément à nuire à sa réputation — même s’il s’était comporté de la sorte avant son départ pour les Indes. Mais il était encore très jeune, à l’époque. Et elle était à moitié fautive, puisqu’elle ne l’avait nullement empêché de l’embrasser.
Pour être honnête, elle devait reconnaître qu’elle chérissait encore le souvenir de ce baiser passionné, au fond de son cœur. C’était son secret le plus intime, le plus précieux. Elle avait tort, elle le savait, mais c’était tout ce qu’elle avait eu de lui. Tout ce qu’elle aurait jamais. Et elle l’aimait de toute son âme, alors.
Une bonne chose qu’elle ait remplacé de tels sentiments par de la froideur. Mais pas par de la haine. Malgré tous ses efforts, tous ses souhaits, elle n’était jamais parvenue à haïr Nicholas.
L’accuser des conséquences de ce baiser était peut-être très injuste, mais cela l’avait aidée à se remettre de son chagrin, quand elle avait compris qu’il ne l’avait pas aimée. Tout comme cela l’aiderait, maintenant, à maintenir entre eux un fossé dont elle ressentait vivement le besoin.
Si elle voulait être tout à fait franche, il lui fallait admettre aussi qu’il était bien obligé de la retenir chez lui, vu les circonstances. Eût-elle eu le choix, d’ailleurs, elle se serait certainement prononcée d’elle-même en faveur de cette quarantaine. Comment aurait-elle pu abandonner le pauvre Joshua malade ? Ou risquer de propager le choléra au-delà de ces murs ?
Il n’en demeurait pas moins qu’elle détestait être placée dans une telle situation.
Un coup discret frappé à sa porte la prit de court. En toute hâte, elle descendit du lit et lissa ses cheveux.
— Qui est là ?
En guise de réponse, la porte s’ouvrit.
— Nick ? s’exclama Emily ahurie. Je veux dire… milord ? Que faites-vous ici ? Votre présence est parfaitement inconvenante !
Il ne s’était pas soucié d’enfiler un habit pour cette visite. Elle dut se contraindre à détourner les yeux de son cou et de ses avant-bras dénudés.
Après un instant d’hésitation, Nicholas pénétra dans la pièce et referma doucement derrière lui.
— Je vous avais bien dit que vous ne deviez pas vous rendre dans les quartiers des domestiques, Emily, mais vous ne m’avez pas écouté. Vous moquez-vous donc de mettre votre santé en danger ?
— J’avais besoin de voir Josh, riposta-t-elle. Vous m’avez affirmé qu’il ne se porte pas trop mal.
— Pas trop mal, certes, mais il peut encore être victime de pointes de fièvre et autres symptômes. J’espère qu’il ne sera pas nécessaire de vous enfermer dans cette chambre, pour vous empêcher d’enfreindre mes ordres.
Elle en eut le souffle coupé.
— Vous n’oseriez pas !
L’expression déterminée du comte était une réponse à elle seule.
— Très bien, j’attendrai, accorda-t-elle à contrecœur. Mais pas longtemps, je vous préviens.
Elle se détourna et regarda par la fenêtre pour éviter la vue de Nick. Il suscitait en elle des émotions qu’elle croyait vaincues et enterrées depuis longtemps.
Soudain, le contact de ses mains sur ses épaules la fit sursauter. Elle ne se souvenait que trop bien de ces doigts fermes qui avaient caressé son visage, autrefois, s’étaient glissés dans ses cheveux et l’avaient pressée contre lui, tendres, doux, tentateurs, l’amenant à souhaiter…
— Je vous promets sur mon honneur que Joshua sera rétabli très rapidement, dit-il. Vous ai-je déjà menti ?
Cette question réveilla la colère incandescente d’Emily. Elle tourbillonna sur elle-même, l’obligeant à la lâcher, et le repoussa de ses deux mains.
— Oui, Nicholas ! siffla-t-elle. Vous m’avez menti, par vos actes sinon par vos paroles ! Comment puis-je être sûre que vous ne me mentez pas aujourd’hui ? Comment ai-je pu confier mon petit frère à vos soins, quand vous n’avez pas eu une pensée pour moi autrefois ?
— Je ne vous ai jamais menti, répondit-il d’un ton bref. Je regrette que vous ne puissiez me pardonner la façon dont je suis parti, mais je vous le répète : je n’avais pas le choix. Et ensuite j’ai été contraint de rester au loin, dans notre intérêt à tous les deux.
Emily inspira à fond, les lèvres serrées pour retenir les mots cinglants qui lui brûlaient la langue. « Contraint », disait-il. Parce qu’il était fiancé à une autre depuis longtemps, bien avant de l’embrasser ! Parce qu’il redoutait qu’elle n’attende de lui plus qu’il n’était en mesure de lui donner ! Mais surtout, parce qu’il ne l’avait jamais aimée !
Il se rapprocha et toucha son visage. Entre horreur et fascination, elle vit sa bouche descendre vers la sienne. Au tout dernier moment, son baiser se posa sur sa joue, et non sur ses lèvres tremblantes.
Oh, cette douceur… La chaleur, la tendresse de cette bouche. Le parfum qui montait de lui embrumait le cerveau d’Emily, tandis que le souffle de Nick caressait son visage. Du feu se mit à courir dans ses veines, lui faisant oublier toute prudence. Il n’avait pas changé. Elle non plus.
— Ma très chère Emily, chuchota-t-il.
Ces mots murmurés rompirent le charme qu’il avait tissé autour d’elle, aussi efficaces que si elle avait reçu un seau d’eau glacé sur la tête. Elle le repoussa une nouvelle fois.
— « Très chère », vraiment ? Sortez de cette pièce, Nicholas ! Immédiatement !
Il eut l’audace de paraître surpris.
— Par tous les diables, Emy, qu’est-ce que vous prend ? Je voulais seulement…
— Je sais exactement ce que vous aviez l’intention de faire.
Elle recula, les bras croisés sur sa poitrine, regrettant que ce bouclier ne puisse protéger son cœur. L’idiot commençait tout juste à se recoller, après avoir été brisé une fois déjà par cet homme.
Nick tourna les talons pour s’en aller, mais au moment de franchir le seuil il lui refit face.
— Vous n’avez aucune raison de me craindre, Emily. Loin de moi l’idée de vous refaire du mal.
La jeune fille demeura silencieuse, pas certaine du tout de pouvoir le croire et tout aussi incapable de lui mentir. Même s’il était déterminé à lui éviter de souffrir, elle savait pertinemment qu’il avait la capacité de le faire sans le vouloir. Et sans s’en rendre compte.
Il scruta ses yeux en quête d’une réponse et parut trouver ce qu’il cherchait.
— Je tenais à vous quand je suis parti, Emily. Et que vous l’admettiez ou non, je tiens encore à vous.
Que répliquer à un tel aveu ? Peut-être la désirait-il toujours, mais le désir était chose courante entre un homme et une femme. Et s’il ne faisait pas la différence entre désir et amour, elle avait appris à la faire, elle. Cela étant, il n’avait pas dit non plus qu’il l’aimait.
Sans rien ajouter, il sortit et referma la porte derrière lui. En suivant le bruit mesuré de ses pas dans l’escalier, Emily se sentit aussi délaissée qu’autrefois, chaque fois qu’il la quittait. Encore une chose qui n’avait pas changé — à cela près que cette privation lui semblait deux fois plus vive maintenant.
Quand Nick se trouvait distant d’elle de plusieurs continents, il lui était relativement plus facile d’accepter qu’il ne l’aime pas. Mais comment allait-elle supporter cet état de fait en vivant sous le même toit que lui ?
Elle avait beau le souhaiter de toutes ses forces, elle ne voyait pas comment s’extirper de cet imbroglio. Alors qu’elle aurait tout donné pour pouvoir sortir en catimini de ce manoir avec son frère, et redoubler d’efforts pour oublier Nicholas Hollander, toute issue lui était coupée jusqu’à la fin de cette quarantaine.
Elle redressa les épaules et inspira à fond.
— Fuir est l’apanage des lâches, maugréa-t-elle d’un ton véhément, en fichant son poing droit dans sa paume gauche. Et la lâcheté n’a jamais été une solution pour toi, Emily Loveyne. Où est donc passé ton courage ?
A dix-sept ans à peine, elle avait su affronter les remarques perfides et la réprobation de tout un village, sans oublier le cuisant mépris du vieux lord Kendale. Pas un instant, elle n’avait douté qu’elle sortirait la tête haute de cette épreuve. Maintenant qu’elle avait mûri, perdu ses illusions d’adolescente amoureuse, acquis une meilleure connaissance des gens en général — et des hommes en particulier —, elle devait être mieux à même encore de résister à ce genre de tempête.
Car tempête il y aurait, elle n’en doutait pas. Personne, dans tout le comté, ne voudrait jamais croire qu’elle avait passé quinze jours entiers avec l’homme qu’elle adorait jadis sans succomber à ses charmes. Et cette fois, il lui faudrait certainement plus de sept ans pour les convaincre de son innocence !
Contrairement à ce qu’elle avait décidé, Emily finit par actionner le cordon de la sonnette. Après plusieurs heures de solitude dans la chambre de la comtesse, sans rien à lire à part un recueil de poésie maintes fois feuilleté, elle se sentait dépérir d’ennui.
Les divagations de lord Byron allaient bien un moment, mais pas plus. Etait-ce là ce que la mère de Nicholas avait enduré des jours et des jours, alitée avec pour seule compagnie un poète aux mœurs dissolues ? Il n’était pas surprenant qu’elle ait toujours paru si heureuse d’accueillir le pasteur et sa jeune escorte.
La sombre beauté de lady Elizabeth l’avait toujours fascinée, ainsi que sa manière franche et ouverte de s’adresser à un homme de Dieu. Aujourd’hui encore, ses conceptions de la vie étaient grandement influencées par la liberté d’esprit et d’opinions de la comtesse.
Elle avait souvent remarqué que cette dernière gardait la tête haute et ne fermait pas les yeux pendant la prière que son père disait pour sa santé, avant de s’en aller. Une fois, la grande dame lui avait même décoché un clin d’œil et un petit sourire complice, quand elle s’était risquée à la regarder à la dérobée. Bien qu’elles se soient rarement parlé, Emily qui n’avait plus de mère s’était imaginé qu’il existait entre elles une sorte de lien secret.
— Eh bien, me revoilà, madame, déclara-t-elle à voix haute dans cette pièce où lady Kendale avait rendu son dernier soupir. Et je vous saurais gré de m’insuffler un peu de votre humour ; je crois que j’en aurai grand besoin, quand cette visite chez votre cher fils prendra fin.
A cet instant, le livre de poèmes oublié au bord du matelas glissa et heurta le sol avec un bruit sourd. Un frisson courut dans le dos d’Emily.
— Merci, marmonna-t-elle. Cela suffira. Vous pouvez garder vos plaisanteries pour vous, à présent.
Juste ciel ! Voilà qu’elle se mettait à imaginer des fantômes et à leur parler, maintenant. Si une demi-journée entre ces murs aboutissait à un tel résultat, elle n’osait envisager dans quel état elle serait au bout de deux interminables semaines.
Certaines femmes prétendaient ne pouvoir avaler une miette, lorsqu’elles étaient angoissées. Elle, elle rêvait d’une tasse de chocolat. Elle serait passée sur le corps de n’importe qui pour obtenir ce délicieux breuvage. Avec des petits gâteaux, de préférence.
Dehors, la nuit était tombée. Pour la troisième fois en moins d’une heure, Emily tira fermement sur le cordon tressé et se représenta une cloche qui sonnait quelque part dans le vide un étage plus bas. Avec tous les domestiques réfugiés à Londres, elle doutait que quelqu’un entende ses appels. Et elle voyait mal l’un de ces matelots hirsutes faire les cent pas à l’office, prêt à remplacer le majordome au pied levé.
Elle connaissait fort bien la maison, jadis, mais dans les circonstances actuelles, elle ne souhaitait pas descendre dans la cuisine et se comporter comme si elle était chez elle. Sûrement pas.
Après avoir ôté ses bottines, elle se pelotonna tout habillée sur le lit de plumes et ramena la courtepointe sur elle. Si quelqu’un finissait par venir, se dit-elle, elle demanderait les douceurs convoitées, une pile de livres pris dans la bibliothèque de monsieur le comte et un seau de braises qui lui serviraient à allumer la cheminée. On était à la mi-mai, et le soir s’accompagnait de fraîcheur.
Un coup sonore la tira d’un profond sommeil. Elle se releva d’un bond et écarta les cheveux emmêlés qui lui tombaient dans les yeux. Il faisait jour ! constata-t-elle avec stupeur.
— Oui ? Qui est là ?
La porte s’ouvrit.
— C’est moi, Emily. L’état du capitaine s’est aggravé hier soir, et j’ai complètement oublié de vous faire apporter votre dîner.
Nicholas s’approcha, un plateau en argent en équilibre sur sa main droite. Prudemment, il le déposa à côté de la jeune fille et se releva aussitôt.
— J’ai également négligé de vous préciser que vous pouvez utiliser les affaires de ma mère, bien sûr. N’hésitez pas à prendre tout ce qu’il vous faut, pour vous vêtir, faire votre toilette, écrire ou autre.
— Merci, milord.
— A propos, ajouta-t-il en reculant vers la porte, votre frère se sent tout à fait bien, ce matin.
— Attendez !
Dans sa hâte de le retenir, Emily manqua renverser la théière.
— Ne partez pas ! Donnez-moi plus de détails au sujet de Joshua, je vous en prie !
Il s’arrêta.
— D’après le docteur, il se porte à merveille. Il n’a plus de fièvre et son appétit est redevenu normal.
La jeune fille poussa un soupir soulagé.
— Je ne puis vous dire à quel point cela me rassure. Pourriez-vous… me procurer de la lecture et un peu de charbon, si cela ne vous dérange pas trop ?
— Certainement. Tout ce que vous voudrez.
Nicholas sourit et se détendit, comme s’il avait soudain décidé d’abandonner sa raideur initiale.
— Ecoutez… Je mesure combien cette attente doit vous être pénible, Emily. Que diriez-vous d’un compromis ? J’accepte de vous autoriser à voir votre frère quelques minutes. Mais seulement du pas de la porte, comprenons-nous bien.
Saisie par cette offre inespérée, Emily fondit en larmes. Elle se couvrit le visage de ses mains.
— Ne pleurez pas, je vous en supplie, déclara doucement le comte en revenant jusqu’à elle. Si vous vous calmez, je vous permettrai de lui rendre visite après dîner.
— Vraiment ?
— Oui, vraiment.
Il caressa légèrement ses cheveux et posa la main sur sa nuque.
— Dois-je transmettre un message de votre part à Josh, ce matin ?
Emily renifla et acquiesça avec vigueur.
— Dites-lui… que je meurs d’impatience de le revoir. Que je l’aime énormément. Et qu’il nous a beaucoup manqué, à papa et à moi.
Nicholas écarta le plateau et s’assit au bord du lit, près d’elle. Il l’attira à lui, appuya sa tête sur son torse et coula ses longs doigts dans ses boucles.
— J’ai le sentiment que tout va s’arranger, dit-il. Malgré sa petite rechute d’hier soir, le capitaine Roland se sent mieux qu’il ne l’a été depuis le début de sa maladie, ce matin. Quant à George Tuckwell, le commissaire de bord, il est presque en aussi bonne forme que Josh.
— Personne d’autre ne s’est plaint ? demanda-t-elle en levant les yeux vers lui.
Il essuya les larmes qui mouillaient ses joues.
— Personne. Chacun de mes hommes a l’ordre de m’informer de sa santé trois fois par jour. Jusqu’ici, à part la morosité d’être bloqué à terre, aucun n’a mentionné la moindre broutille. Je crois que nous avons quasiment vaincu le dragon.
Sans trop d’espoir, Emily risqua une question :
— Insisterez-vous tout de même pour nous garder ici quinze jours ?
— Il le faut, Emily. Par sécurité. Je vous demande un peu de compréhension.
Comme elle aurait souhaité prolonger ce moment ! Il était merveilleux de sentir de nouveau ses bras autour d’elle, ses mains sur ses épaules et dans ses cheveux. Elle inspira profondément, s’enivrant de son odeur, désirant davantage encore… Il se dégagea avec douceur, se leva et remit le plateau à sa place.
— Quand vous aurez pris votre petit déjeuner, vous pourrez descendre. La bibliothèque est à vous pour la journée ; je travaillerai ailleurs.
La jeune fille éprouvait un délicieux vertige. Elle se sentait aussi légère que l’air, comme si un énorme poids avait été ôté de ses épaules. Nicholas devait l’aimer au moins un peu, se dit-elle.
— Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous aider… milord ?
Il leva un sourcil et pinça les lèvres.
— Commencez d’abord par oublier ces « milord » ridicules et appelez-moi Nick, comme vous l’avez toujours fait.
Elle sourit et emplit sa tasse.
— J’ai continué à vous nommer ainsi en votre absence. Personne n’y a trouvé à redire, excepté votre père. Il était très choqué que j’ose seulement parler de vous.
— Vous avez parlé avec mon père ? demanda Nicholas, très surpris. A quelle occasion ? Il ne s’adressait pratiquement jamais à moi, et moins encore à d’autres jeunes gens du village.
Emily remua son thé et avala deux gorgées avant de répondre.
— Nous n’avons eu qu’une seule conversation. J’ai appris qu’il me considérait comme une pécheresse patentée, prête à se vendre au premier venu.
— L’horrible vieux grigou ! pesta Nick entre ses dents. Je suis atterré qu’il se soit montré si grossier avec vous, Emy.
Cet éclat surprit la jeune fille — et la ravit secrètement. Elle écarta ce sujet d’un geste de main.
— Tout ceci appartient au passé et n’a rien de grave. Vous avez assez d’autres tracas. Allez trouver Josh et dites-lui que j’espère un récit détaillé de ses aventures. Ce projet l’occupera sans doute une bonne partie de la journée et lui évitera de trop s’ennuyer.
— Excellente idée. Votre sagesse m’impressionne.
— Elle n’a d’égal que mon humilité, répliqua Emily avec malice. Vous seriez surpris de voir à quel point je me suis améliorée avec l’âge.
Comme elle lui jetait un regard de défi, il secoua la tête et se mit à rire.
— Vous n’avez pas changé, Emy. Vous êtes toujours la même, déclara-t-il en se dirigeant vers la porte.
Elle le suivit des yeux.
— Vous ne pouvez savoir combien vous vous trompez, Nicky, murmura-t-elle lorsqu’il eut disparu.
A cet instant, sans qu’elle ait touché le plateau, la serviette dressée près de son assiette s’affaissa et se déplia. Elle retint son souffle, puis expira vivement — et s’en prit au facétieux fantôme qu’elle imaginait debout à son chevet.
— Je dis la vérité ! proclama-t-elle. Je ne suis plus l’adolescente docile que j’étais autrefois.
Il lui sembla entendre un rire cristallin, mais cette fois elle n’en fut pas effrayée. D’abord, ce rire avait quelque chose de gentil. Ensuite, une digne fille de pasteur ne croyait pas aux revenants.
Pour se prouver cette affirmation, elle engloutit son repas avec appétit. Après quoi elle se leva, ôta sa robe froissée et alla inspecter l’armoire de la comtesse. La coupe de ces toilettes était un peu démodée, bien sûr, puisqu’elles dataient de plus de dix ans. Mais elles restaient ravissantes. Elle choisit une tenue de matinée en chintz bleu ciel, soulignée de délicates broderies blanches, et trouva des mules en chevreau assorties. Les mesures étaient parfaites.
— Si je craignais vos représailles, milady, je n’oserais jamais m’approprier la moindre chose vous appartenant, marmonna-t-elle tandis qu’elle s’habillait. Ni cette robe… ni ces souliers, acheva-t-elle en se chaussant.
Et le fils de la maison ?
Cette pointe malicieuse avait traversé l’esprit d’Emily, venue d’elle ne savait où. Elle leva les yeux au ciel, riant d’elle-même et des tours stupides que son isolement lui jouait.
— Lui encore moins que le reste, madame ! assura-t-elle néanmoins. Je l’ai peut-être convoité par erreur autrefois, mais la leçon m’a suffi, croyez-moi.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:13 AM

chapitre 3

La journée s’était traînée telle une mouche engluée dans de la mélasse, pensa Emily. Elle reposa lourdement un énième livre de prose ennuyeux au possible. La lecture était une activité qui lui mettait vite les nerfs à vif — et par-dessus le marché, la bibliothèque du comte ne contenait pratiquement rien d’intéressant à son goût.
Elle bondit sur ses pieds quand l’énorme pendule dorée sonna le premier coup de sept heures. Nicholas ne viendrait-il donc jamais la chercher ? Les hommes avaient tous dû dîner, maintenant.
Il lui avait confirmé qu’elle pourrait voir son frère après le repas, et le sien lui avait été apporté voilà une demi-heure. La nourriture, très simple, n’avait pas réussi à aiguiser son appétit. A moins que ce ne fût l’excitation qui lui ait noué l’estomac, songea-t-elle. Elle n’avait pu avaler que quelques bouchées.
Enfin, le comte passa la tête dans l’entrebâillement de la porte.
— Prête pour la visite ? lança-t-il. Un certain jeune homme réclame votre présence avec insistance.
— Ce n’est pas trop tôt ! s’exclama Emily en courant le rejoindre. Comment va-t-il, ce soir ?
— Fort bien, hormis l’impatience qui le ronge.
Nick lui prit le bras — plus pour réfréner sa hâte que pour lui servir d’escorte, décida-t-elle.
— Ce bleu vous va à ravir. Il est assorti à vos yeux.
— Merci, vous êtes très aimable, répondit la jeune fille de son ton le plus formel.
Pour faire bonne mesure, et honorer la tenue qu’elle portait en se conduisant comme une dame, elle adopta une démarche gracieuse et posée. La comtesse eût été fière d’elle, elle en était sûre.
Dès qu’ils pénétrèrent dans le bâtiment où logeait son frère, cependant, elle oublia ses prétentions à la dignité et se mit presque à courir. La porte de la chambre était ouverte. Si Nicholas ne l’avait pas retenue par le bras, elle se serait ruée au chevet du malade pour l’étreindre et l’embrasser.
— Doucement, lui rappela le comte. Vous ne devez pas approcher votre frère de trop près.
Les yeux brillants de larmes, Emily se cramponna d’une main au chambranle de la porte et de l’autre au bras de son compagnon.
— Joshua chéri ! s’exclama-t-elle en dévorant l’adolescent du regard. Comme tu as grandi !
Elle scruta son visage et son long corps amaigri avec une affection infinie. Elle avait onze ans quand leur mère était morte en le mettant au monde, et c’était elle qui l’avait élevé. Pour elle, il était plus son enfant que son frère. Et voilà que l’enfant en question était presque un homme, maintenant.
— Dis-moi comment tu te sens, reprit-elle. Je veux l’entendre de ta bouche.
— Pas trop mal.
Josh croisa ses bras minces sur sa poitrine creusée et fronça les sourcils d’un air furieux.
— Mais ce qui est sûr, grande sœur, c’est que tu as scellé ton destin en t’introduisant ici, ajouta-t-il d’une voix plus grave et plus ferme qu’elle ne s’en souvenait.
— Non, Josh, ne te tourmente pas à ce sujet, protesta-t-elle en tendant une main vers lui pour l’apaiser. Lord Kendale m’a assuré que le danger de contagion est quasiment écarté, maintenant. Tu n’a pas…
— Je ne parlais pas du choléra, Emily. A mon sens, ta présence parmi nous te met nettement plus en péril que cette épidémie.
— Qu’est-ce que tu racontes ? se récria la jeune fille. Qu’est-ce qui pourrait être plus grave qu’une telle maladie ?
Josh inspira à fond, porta son regard sévère sur Nicholas et le ramena sur sa sœur.
— Tu seras bannie par tous ceux qui te connaissent, si le comte ne t’épouse pas. Est-ce que je me trompe, milord ?
Abasourdie, Emily entendit Nick se racler la gorge. Il resta silencieux si longtemps qu’elle le crut tout d’abord décidé à ignorer l’impertinence de son frère. Puis il soupira et déclara :
— Vous avez raison, Loveyne, en effet. Votre sœur est irrémédiablement compromise, bien qu’elle n’ait commis aucune faute.
— Vous n’en avez pas commis non plus… cette fois ! s’exclama Emily atterrée. Nicholas, vous ne pouvez songer sérieusement…
— Un mariage entre nous résoudrait tous les problèmes, affirma-t-il d’un ton neutre. Joshua est parfaitement en droit d’exiger réparation.
— Mais il ne comprend pas la situation ! protesta la jeune fille. Il n’est pas à même de mesurer les conséquences d’une telle mésalliance !
— Il est votre frère, Emily, insista le comte comme si ce lien de parenté suffisait à tout justifier. Nul ne peut vous contraindre à accepter, bien sûr, mais je vais néanmoins vous faire ma proposition. Voulez-vous m’épouser ?
La proposition en question manquait singulièrement de chaleur, constata l’intéressée.
L’expression de Nick était dénuée de toute émotion, sa voix soigneusement contrôlée ne trahissait rien — ni plaisir, ni contrariété. Elle était incapable de discerner sur son visage impassible ce qu’il pensait réellement de la chose. Et comment s’en étonner ? Il était à sa merci, attendant le couperet de sa décision. Elle seule avait la faculté de le sortir honorablement du piège où elle l’avait fait tomber sans le vouloir — en refusant son offre.
Elle devait refuser, c’était évident.
Mais si elle le faisait, elle traiterait par le mépris l’intervention de Josh et le blesserait dans sa fierté. En outre, son frère aurait une piètre opinion d’elle.
Son cœur se serra de désespoir. A en juger par l’expression de Joshua, il ne lui pardonnerait jamais sa trahison. Pouvait-elle gâcher ses efforts méritoires pour la protéger ?
Si elle acceptait, en revanche, elle se précipiterait dans une union désastreuse — minée par le ressentiment de Nicholas et l’écueil des différences sociales. Même s’il éprouvait de la tendresse pour elle, il ne l’aimait pas d’amour. Elle n’avait été pour lui qu’un emballement de jeunesse, qu’il s’était empressé d’oublier.
Et que penser de Deirdre Worthing ?
Nick n’aimait certainement pas non plus sa prétendue fiancée, sans quoi il serait rentré bien plus tôt en Angleterre pour l’épouser. Cette Deirdre constituait sans nul doute un meilleur parti qu’elle, et de loin, mais c’était une vraie peste, qui rendrait son mari horriblement malheureux. Dieu ! Qu’il était tentant de jouer les bonnes âmes, afin d’éviter un tel sort à Nicholas ! songea-t-elle avec un brin de perfidie. Et dire qu’elle n’avait qu’un mot à prononcer pour cela…
Les doigts fermes de son compagnon exercèrent une pression discrète sur son bras. Pour l’encourager, se demanda-t-elle, ou pour la mettre en garde ?
— Il n’y a pas à tergiverser, Emily ! reprit Josh d’un ton qui lui rappela étonnamment celui de leur père — lors de ses rares tentatives pour les discipliner quand ils étaient plus jeunes.
Comme s’il avait lu dans son esprit, il ajouta :
— Tu sais parfaitement ce que papa dirait à ma place. Tu n’as pas le choix, nom de Dieu !
Emily eut le souffle coupé en entendant ce juron.
— Joshua James Loveyne ! s’exclama-t-elle d’un ton outré. Veux-tu soigner ton langage ?
Son frère lui jeta un regard noir.
— Quand tu soigneras ta réputation !
— Halte-là ! intervint Nicholas. Inutile de vous quereller. Emily agira comme elle le doit, j’en suis certain. Elle a simplement besoin d’un petit moment pour s’accoutumer à cette idée, ajouta-t-il en s’adressant à Josh comme si elle n’était pas là.
Cette attitude révolta la jeune fille. Elle se libéra violemment de son emprise.
— Un petit moment ? se récria-t-elle. Pour agir comme je le dois ? C’est peut-être ce que j’aurais attendu de vous il y a sept ans, mais maintenant je ne plus sûre du tout de le vouloir, Nicholas Hollander, même si vous m’imploriez à genoux de vous épouser ! Oh, pardon. Milord, voulais-je dire, rectifia-t-elle du ton le plus sarcastique dont elle était capable. Une roturière se doit d’employer votre titre, n’est-ce pas ?
Elle émit un petit rire amer.
— Pensez-vous sérieusement que l’on puisse s’adresser à moi en m’appelant milady ? Ce serait du dernier ridicule. Votre propre père m’a clairement avertie que je serais la risée du royaume, si j’aspirais à devenir comtesse !
— Mon père aurait dit n’importe quoi pour nous séparer, Emily. Vous savez pertinemment qu’il me destinait une autre fiancée.
Elle se mit à trembler de fureur.
— Une fiancée que vous aviez fort commodément oubliée quand vous me courtisiez ! J’aurais apprécié de connaître son existence avant de tomber dans vos bras comme une fille de rien !
— Une minute ! s’exclama Joshua en se redressant sur son séant. De quoi parlez-vous ?
Nicholas s’avança et posa une main sur son épaule.
— Du calme, mon garçon. Restez couché.
— Allez chercher vos armes, monsieur, gronda l’adolescent d’une voix sourde. Je tiens à défendre l’honneur de ma sœur !
Emily aurait ri devant l’expression sidérée de Nick, si elle n’avait craint la réaction de son frère. Elle savait que le comte n’accepterait jamais un duel avec Josh, mais le visage cramoisi du jeune garçon et ses mâchoires crispées racontaient une autre histoire. Rien ne le calmerait, si elle ne le détrompait pas elle-même.
— Tranquillise-toi, Josh, Nicholas n’a jamais… abusé de moi. Je faisais seulement allusion à ce maudit baiser dont tu as déjà entendu parler, comme tout le monde. Il ne s’est rien passé d’autre, je te le promets. Jamais.
Ces mots lui coûtaient plus qu’elle ne l’aurait voulu. Nick l’avait abusée, en lui donnant l’impression de la chérir comme si elle était la seule femme qui comptait pour lui. Ne lui avait-il pas dit qu’il ne pourrait jamais en désirer une autre qu’elle ? Mais elle devait cesser de se remémorer ces mensonges, sans quoi c’était elle qui réclamerait des pistolets.
— Il n’y a eu que ce baiser ? Vous le jurez ? demanda Josh à son adversaire.
— Je le jure sur mon honneur, répondit Nicholas. Et j’aurais épousé Emily, à l’époque, si les circonstances ne m’en avaient empêché. Mais puisque je suis décidé à l’épouser maintenant, ce déchaînement de fureur n’a pas lieu d’être. Voulez-vous donc rechuter, alors que vous êtes presque guéri ?
Il l’aurait épousée ? Comment osait-il mentir aussi abominablement ? Emily avait envie de lui hurler ce qu’elle pensait de lui, mais elle se rendait compte qu’il commençait à perdre patience. Quant à Josh, il tremblait plus de fatigue que de colère, maintenant.
Son petit frère n’était pas fait pour vivre des choses pareilles, se dit-elle. Elle non plus. Et Nicholas n’avait qu’à se montrer plus prudent dans ses propositions, s’il ne voulait pas être pris au mot.
— Quand ? demanda-t-elle, s’attirant aussitôt leur pleine attention.
— Demain, répondit Josh sans hésiter.
— Dès que votre père se présentera ici, rectifia Nick. Ce qui ne devrait tarder, quand il aura vainement écumé le reste du village à votre recherche. Je suis navré de ne pouvoir l’avertir, mais vous en connaissez la raison.
— Très bien, accorda Emily, avec autant de réticence qu’elle en éprouvait.
Lorsqu’ils seraient mariés, elle avait la ferme intention d’être une bonne épouse pour Nicholas. Mais elle ne pouvait s’empêcher de regretter les conditions dans lesquelles ce mariage allait se conclure.
Une chose l’ennuyait surtout : elle venait de découvrir à quel point elle lui en voulait encore. Terriblement. Depuis quelques années, elle croyait lui avoir à peu près pardonné sa trahison ; elle croyait aussi qu’il ne comptait presque plus pour elle. Elle savait maintenant que tout cela était faux.
Sans parler de son amour-propre, qui montrait le bout de son vilain nez. Elle était furieuse que Nick se conduise comme s’il ne lui avait jamais causé le moindre tort auparavant, et comme s’il lui faisait une faveur insigne à présent. Enfin, elle n’était pas fière à l’idée de devoir expliquer à son père pourquoi elle était obligée de se marier si vite. Cette malencontreuse histoire confirmait de façon déplaisante son plus grand défaut : l’impulsivité.
— C’est vous qui parlerez à mon père, déclara-t-elle d’un ton sans réplique.
— Je prévoyais de le faire, répondit le comte. Je demanderai votre main comme il convient.
— Comme il convient…, marmonna Emily en secouant la tête devant l’ironie de ces termes.
Elle tourna les talons et s’éloigna sans leur souhaiter une bonne nuit. Elle serait ravie s’ils ne fermaient pas l’œil, car c’était certainement ce qui l’attendait aussi.
— Un instant, Emy ! cria Nick derrière elle alors qu’elle traversait le jardin pour rejoindre la maison.
Elle poursuivit son chemin, impassible.
— Attendez, vous dis-je ! Nous devons parler.
— De quoi ? rétorqua-t-elle par-dessus son épaule. Vous avez mon consentement. N’est-ce pas suffisant ?
Il la rattrapa et marcha près d’elle.
— Ecoutez… Je suis navré que les choses aient pris un tel tour. Je tiens à vous dire…
— Que vous auriez préféré que je reste dehors, devant les grilles ? Moi aussi. Malheureusement je suis entrée, et maintenant nous devons en assumer les conséquences.
— Non ! protesta-t-il avec véhémence. Vous n’y êtes pas du tout. Le mariage n’est pas un sort si épouvantable, en définitive. Et ne m’avez-vous pas déclaré vous-même que vous n’aviez pas d’autre prétendant ?
— En effet, concéda Emily, mais vous ne pouvez en dire autant. Une autre femme s’attend à partager votre vie, que je sache.
Embarrassé, Nick passa une main sur sa nuque.
— Il n’y a jamais eu la moindre concertation à ce sujet entre Deirdre et moi. Nous ne sommes liés par aucun serment. Et même si le baron Worthing a pu espérer une telle union, il n’osera pas protester publiquement, par crainte du scandale.
— Si vous le dites… Mais que pensez-vous du scandale qui va affecter votre nom, milord ? Une épouse des plus communes, récoltée dans des conditions plus communes encore ?
Nicholas la surprit en se mettant à rire.
— Tout le monde pensera que nous nous sommes mariés par amour.
— Sauf nous, qui savons à quoi nous en tenir.
Il lui prit la main, et la retint fermement quand elle voulut la lui retirer.
— Emily. Je sais ce que vous ressentez à mon égard en ce moment, mais ce mariage sera une fort bonne chose. Réfléchissez : vous n’aurez plus à vous employer comme gouvernante pour assurer la subsistance de votre père et de Joshua. Vous aurez tout ce dont vous aurez besoin, tout ce que vous pourrez souhaiter. Par ailleurs, j’approche de mes trente ans et il est grand temps que je me marie. Vous voyez, nous y trouverons tous les deux notre compte.
Elle n’en croyait pas ses oreilles. Où était donc passé le séduisant jeune homme qui se servait si bien de son charme pour plaider sa cause, autrefois ? Il avait été remplacé par un homme d’affaires, calculateur et insensible.
— Le parfait mariage de convenance, conclut-elle d’un ton pincé.
Nick pencha la tête de côté, l’air songeur.
— Oui. Je suppose que l’on peut le voir ainsi.
Il supposait ? Et elle était censée lui ouvrir les bras, lui sourire avec ravissement en échange d’une déclaration aussi peu convaincue ? Abandonner toute fierté, l’absoudre de ses fautes passées et le remercier de l’honneur qu’il lui faisait en la prenant pour femme, par-dessus le marché ? Le diable l’emporte !
— Fort bien, déclara-t-elle en lui arrachant sa main. Dans ce cas, achevons de définir les critères pratiques de cette union, milord. Je décide d’ores et déjà que je conserverai ma propre chambre, quand nous aurons prononcé ces vœux de pure forme. Vous resterez dans votre lit… ou dans le lit de qui vous plaira, je n’en ai cure !
— Dois-je comprendre ce que je crois comprendre ? rétorqua le comte, les sourcils noués par le courroux.
Sa bouche contractée n’était plus qu’une ligne, et un nerf tressautait le long de sa mâchoire.
Emily posa les deux poings sur ses hanches.
— Vous faut-il une gouvernante pour vous apprendre l’anglais, milord ? Puisque nous contractons un mariage sans amour, uniquement destiné à préserver les apparences, il n’y a aucune raison qu’il soit consommé. Avez-vous compris, cette fois, ou dois-je me montrer plus claire encore ?
Pendant un long moment d’une tension à peine supportable, Nicholas ne dit absolument rien. Puis ses traits se détendirent peu à peu, et son expression devint indéchiffrable.
— Je vous ai promis que vous auriez tout ce que vous désireriez, déclara-t-il d’un ton amène. Que vous le croyiez ou non, je suis un homme de parole. Assurez-vous simplement de bien vouloir ce que vous demanderez.
Là-dessus, il la devança et marcha à grandes enjambées vers la maison.
Emily ne le revit pas avant le lendemain matin. Elle venait de s’habiller, quand la brute dénommée Wrecker vint frapper à sa porte pour l’enjoindre de se rendre à la grille principale.
— Une bonne chose que vous vous soyez mise sur votre trente et un, observa le matelot avec un grand sourire. C’est votre papa qui est là, pour faire de vous une honnête femme.
La jeune fille réprima les commentaires acides qui lui montaient aux lèvres. Elle releva l’ourlet de sa robe de mousseline vert menthe et descendit l’escalier derrière le cerbère.
Au milieu des marches, elle crut entendre une belle voix de soprano qui chantait un frais couplet printanier. Une voix qui ressemblait à s’y méprendre à celle de la comtesse.
Comme Wrecker ne réagissait pas, Emily en conclut qu’il s’agissait d’une nouvelle hallucination. Elle s’ébroua pour chasser de son esprit ces notes surnaturelles, mais la chanson continua — dans sa tête ou ailleurs.
— Si cette affaire vous enchante à ce point, il y aura au moins quelqu’un d’heureux aujourd’hui, marmonna-t-elle.
— Pour ça oui, madame ! approuva le matelot en se méprenant sur le sens de sa phrase. Une noce est toujours une bonne nouvelle, à partir du moment où c’est pas la mienne !
Lorsqu’ils émergèrent sur le perron, Emily aperçut Nicholas qui attendait près de la grille. Il portait un pantalon gris tourterelle, de hautes bottes vernies et une redingote bleu nuit. C’était la première fois depuis ces deux jours qu’elle le voyait aussi impeccablement vêtu.
Au fond d’elle-même, elle se sentit touchée qu’il ait fait le geste de s’habiller avec un tel soin pour leur mariage, aussi impromptu fût-il. Elle se félicita d’avoir relevé ses cheveux en chignon, ce matin-là, et d’arborer une tenue à la hauteur de celle de son prétendant. Quelle honte eût été la sienne si elle était arrivée dans sa vieille robe de drap, alors que le comte était si élégant !
En toute sincérité, elle se disait qu’elle aurait dû éprouver plus de scrupules à endosser les robes d’une défunte. Mais les toilettes de la comtesse étaient si délicates, leurs étoffes si légères qu’elle se sentait enveloppée de douceur, en les portant. Elles lui évoquaient la tendre étreinte d’une mère, présente à son côté pour la soutenir et la réconforter. Une étrange impression, alors qu’elle avait si peu connu lady Elizabeth.
Les deux marins de garde étaient eux aussi en grande tenue, remarqua-t-elle avec un brin d’amusement. Un foulard fripé ceignait leur cou épais, ils avaient lissé leurs cheveux trop longs et ciré leurs bottes éculées. Le Dr Evans, qu’elle avait croisé la veille, était là également. Et au-delà de la grille, à quelques mètres, se tenait son père.
Une vive émotion la saisit en reconnaissant son toupet de cheveux blancs, son regard gris et rêveur derrière son lorgnon cerclé de métal, sa silhouette imposante engoncée dans un habit noir démodé. Comme elle aurait voulu embrasser cet homme délicieux, qu’elle aimait si fort ! Comprendrait-il dans quelle situation inextricable elle s’était mise ? Approuverait-il la solution à laquelle elle avait dû se résigner pour arranger les choses ?
Elle lui adressa un signe affectueux. Dès qu’elle fut assez proche pour qu’il l’entende, elle lança :
— Que pensez-vous de tout cela, papa ? Ai-je carrément franchi les bornes, cette fois ?
Le pasteur sourit, ainsi qu’elle s’y attendait, et désigna Nicholas de son missel.
— La question est pertinente, ma fille, mais tu n’as pas à t’inquiéter. Monsieur le comte a les choses bien en mains et… oui, je pense que vous devriez former un bon couple, tous les deux.
Changeant abruptement de sujet, à son habitude, il demanda d’un air soucieux :
— As-tu vu Joshua ?
Emily lui décocha un sourire éclatant, heureuse de pouvoir lui donner de bonnes nouvelles.
— Je l’ai vu hier soir et il se porte aussi bien que possible. Si seulement il pouvait être ici, avec nous ! Vous le reconnaîtriez à peine, papa, tellement il a grandi. Et sa voix ! Elle est devenue si grave !
— Fort bien, fort bien, mon enfant. Tout cela est très normal, à son âge.
— Pardonnez-moi, révérend, mais nous devrions procéder à la cérémonie, intervint Nicholas. Il commence à bruiner et je ne voudrais pas que notre Emily prenne froid le jour de son mariage.
La jeune fille lui jeta un regard irrité. N’avait-elle déjà plus le droit de rassurer son vieux père sur la santé de son fils ? Elle s’avisa alors que tous les membres d’équipage les avaient rejoints, et que ces satanés loups de mer les observaient avec autant d’attention qu’ils auraient suivi un combat en règle.
Ce n’était pas le moment d’engager une joute avec Nick, pensa-t-elle, alors qu’elle n’était pas sûre de gagner. Elle pinça donc les lèvres, mais son envie de lui dire ce qu’elle avait sur le cœur ne fit que croître et embellir.
« Souviens-toi que ton impulsivité t’a maintes fois placée dans des situations épineuses, ma fille, se rappela-t-elle fermement. Et celle-ci n’est pas la moindre. »
— Taratata ! Inutile de se presser pour si peu, répondit le pasteur à son futur gendre. Ma fille n’est pas en sucre, milord. Elle est aussi solide que l’un de vos matelots. Jamais malade, mon Emily. Jamais !
Emily exaspérée faillit lever les yeux au ciel. Vraiment, son père avait de drôles d’idées. La comparer à l’une de ces brutes burinées ! Et Nick qui en rajoutait en laissant poindre un sourire amusé…
Elle se sentait déjà aussi nerveuse qu’un lièvre. Ces deux-là devaient-ils encore aggraver son cas ?
— Allons-y, déclara-t-elle sèchement.
Elle vint se placer sur la gauche de son fiancé, qui se pencha vers elle pour lui murmurer à l’oreille :
— Faites bonne figure, Emily.
Elle leva les yeux vers lui, se demandant s’il se moquait d’elle en un moment aussi mal choisi, mais elle fut surprise de le voir très sérieux.
— Détendez vos jolies lèvres en un sourire et prenez ma main, pour l’amour du ciel ! poursuivit-il sur le même ton. Pincez-moi si cela peut vous soulager, mais ne vous montrez pas aussi réticente, de grâce. Vous allez finir par troubler le pasteur, alors que je viens de passer une demi-heure à le convaincre que nous sommes faits l’un pour l’autre.
— Une demi-heure ? riposta Emily à mi-voix. Vous vous êtes donné moins de mal avec moi.
Elle obéit néanmoins, par égard pour son père. Haussant le menton, elle afficha le plus beau sourire dont elle était capable dans de telles circonstances.
— Nous pouvons commencer, déclara-t-elle.
Elle connaissait par cœur ce qui suivit, car elle ne comptait plus le nombre de mariages auxquels elle avait assisté avec son père. Des mariages heureux, d’où la joie fusait, d’autres où les époux semblaient beaucoup moins enthousiastes. Mais jamais elle n’avait participé à une cérémonie aussi fausse que celle-ci — au point qu’elle se demanda si la foudre n’allait pas leur tomber dessus avant la fin.
Elle dut promettre d’aimer et de chérir l’homme qu’elle avait mis tant d’années à bannir de son cœur… et qu’elle aimait toujours, pour son malheur. A croire qu’il était une épine impossible à déloger.
Elle n’aurait aucun mal non plus à lui rester fidèle, pensa-t-elle en réprimant un rire nerveux. Pourquoi irait-elle chercher un autre homme, alors qu’un seul lui causait déjà bien assez de problèmes même lorsqu’il se trouvait au bout du monde ? Elle n’osait imaginer quels tracas il allait lui occasionner, maintenant qu’il était de retour. Oui, il lui suffirait amplement.
Quand son père lui demanda de jurer obéissance à son mari, toutefois, elle croisa les doigts de sa main gauche dans les plis de sa robe.
L’histoire de se donner à lui corps et âme lui causa plus de difficulté, et elle trébucha sur les mots « ne faire qu’un » lorsqu’elle fut obligée de les répéter. En outre, Nicholas s’était emparé de ses deux mains, comme s’il avait deviné sa ruse et voulait l’empêcher d’annuler son serment.
Un serment extorqué sous la contrainte ne comptait pas, se dit-elle pour se rassurer. Néanmoins, elle se doutait bien qu’elle serait forcée d’honorer celui-ci un jour ou l’autre, même si elle avait exigé de faire chambre à part. Seule consolation : le missel de son père ne stipulait pas de délai obligatoire. Elle se jura en elle-même que Nick attendrait longtemps son bon vouloir. Très longtemps.
— Oui, je le veux, confirma-t-elle d’une voix qui tremblait légèrement.
Nick pressa ses doigts et lui sourit.
Elle fut sur le point d’ajouter : « Quand je le déciderai », mais les mots refusèrent de se former sur ses lèvres.
Trop d’oreilles l’écoutaient, et son courage avait des limites.
chapitre 4

Nick glissa la bague au doigt d’Emily. Elle n’était pas destinée à servir d’alliance, au départ, mais on ne pouvait concevoir un mariage sans anneau nuptial.
En fait, il avait été surpris de voir que cette parure d’aigues-marines était toujours là. Si son père l’avait découverte, il l’aurait certainement vendue. La délicate monture en filigrane d’or fin qui sertissait ces pierres bleu ciel, de la couleur des yeux d’Emily, ornait à ravir sa main gracile. Elle convenait parfaitement, se dit-il. Dans tous les sens du terme.
— En vertu des pouvoirs qui me sont conférés par l’Eglise d’Angleterre, je vous déclare mari et femme, proclama le révérend Loveyne de la voix sonore qu’il réservait à ses sermons en chaire, d’ordinaire.
Un bref instant, Nicholas ferma les yeux. Emily était sienne, à présent. Durant ces sept ans, il avait fini par se convaincre que cela n’était pas destiné à arriver et que cela n’arriverait jamais. Avant de revoir Joshua, il était persuadé qu’il la retrouverait solidement mariée et nantie de plusieurs enfants à son retour.
Dans les premières lettres enflammées qu’il lui avait adressées dès son arrivée aux Indes, il lui avait ouvert son cœur et juré un amour immortel — comme un benêt qu’il était à l’époque. Il savait maintenant que l’amour chanté par les poètes n’était que pure invention. Il n’en restait pas moins qu’il avait toujours chéri Emily. D’abord comme une amie précieuse, qui lui plaisait énormément et qu’il souhaitait ardemment protéger. Puis d’une autre manière, la dernière année de leur amitié. Il s’était mis alors à la désirer de tout son être, souffrant mille morts de ne pouvoir la posséder. Et à son grand dam, il constatait que ce désir fervent n’avait pas disparu.
Dans ces lettres, il lui avait décrit par le menu son départ forcé, l’assurant qu’il ne songeait qu’à la préserver et à sauvegarder sa famille. Elle n’avait pas daigné lui répondre. Non seulement elle lui avait refusé son pardon, mais elle l’avait rayé de son existence, purement et simplement.
Une attitude aussi inflexible l’avait rendu furieux contre elle. Et bien que cette colère ait fini par s’estomper au fil des années, il devait reconnaître qu’il en restait encore quelques traces. Elle s’était même remise à flamber haut et fort, quand elle avait osé exiger un mariage blanc.
Il revint au présent. Emily levait son visage vers lui, se raidissant visiblement en prévision du baiser qui devait sceller leur union.
Il aurait voulu l’embrasser à lui en faire perdre la tête pour lui prouver qu’elle le désirait toujours aussi vivement, elle aussi. Elle n’avait peut-être plus confiance en lui, elle lui en voulait peut-être d’être obligée de l’épouser, mais ses réactions chaque fois qu’il la touchait ne pouvaient le tromper.
En cet instant précis, il sentait son pouls s’emballer sous ses doigts. Plus il abaissait la tête vers elle, plus son souffle devenait inégal, plus elle rougissait, plus ses lèvres tremblaient. Le ciel savait à quel point il brûlait de dévorer cette bouche pulpeuse ! Mais il ne le fit pas. Réprimant son désir, il se *******a de poser ses lèvres serrées sur son front et de les y laisser quelques secondes.
Qui avait émis ce grognement déçu ? se demanda-t-il. Elle, ou lui ? Il s’écarta, gardant ses mains dans les siennes.
— Voilà, dit-il simplement tandis que ses hommes se mettaient à applaudir et à exprimer leurs souhaits de bonheur dans l’air froid du matin.
Il se tourna vers le pasteur.
— Merci, révérend ! lança-t-il à voix haute. Nous vous inviterons à revenir dès que possible.
Emily libéra une main pour dire au revoir à son père. Il lui sourit et se détourna pour partir. Nicholas resta près d’elle tandis qu’elle le regardait grimper dans sa charrette anglaise et s’éloigner sur le chemin qui menait au village.
Soudain, un bruit de sabots résonna dans la direction opposée, sur la route qui traversait les bois.
— Mettez-vous hors de vue, ordonna-t-il à sa femme.
Elle obéit sans protester, et il la gratifia d’un signe approbateur. Il ne voyait pas l’utilité d’expliquer à quiconque pourquoi il venait de se marier sous la bruine, dans l’allée de son manoir.
Le cavalier qui arrivait s’arrêta brusquement devant les grilles fermées, l’air stupéfait. Carrick, son cousin germain, constata Nick avec déplaisir. Ce gigolo lui avait toujours empoisonné la vie, et ces sept ans de répit sans le voir lui semblaient brusquement trop courts.
— Hello, Nick ! Bienvenue chez toi ! lança le jeune homme en soulevant son gibus. M’interdirais-tu l’entrée de ta demeure ?
— En quelque sorte, oui, répondit le comte d’un ton sec. Je ne reçois pas aujourd’hui, mon cher. Si tu veux me parler, cela devra attendre.
Une telle rudesse réussit à surprendre Carrick Hollander, qui émit un petit rire incrédule.
— As-tu des raisons à me donner ?
— Je n’en vois pas la nécessité. Ne reviens pas avant la fin du mois, Carrick, c’est tout ce que je te demande.
Le visiteur plissa les paupières, la mine soupçonneuse.
— Quelque chose se trame ici, je le sens.
Il marqua une pause.
— Tu ne veux rien me dire ? Fort bien. Je le découvrirai par moi-même.
Nick se *******a de le toiser, insensible à ses menaces. Au bout d’un long silence tendu, son cousin hocha la tête.
— Comme tu voudras, mon cher.
Il tourna bride sans se presser, puis éperonna son cheval et détala en direction du village. Nul ne bougea avant qu’il ait disparu à l’horizon.
Il était mal venu pour un comte de parler en ces termes à un membre de sa famille — et plus encore à son propre héritier —, mais Nick n’avait pu contenir son humeur. Il se consola en se disant que son père eût été deux fois plus brutal à sa place, dans les mêmes circonstances. Et se promit de se montrer plus civil avec Carrick lors de leur prochaine rencontre.
D’ici là, il avait mieux à faire que de se tourmenter pour ce genre de broutille. C’était le jour de ses noces et des sujets bien plus importants occupaient son esprit — à commencer par savoir comment regagner l’estime d’Emily.
Il jeta un coup d’œil au ciel menaçant et fit signe à sa femme de le rejoindre.
— Venez, il faut rentrer, maintenant.
Il l’entendit renifler mais, comme elle baissait la tête, il n’aurait su dire si elle avait pleuré ou si elle ne faisait qu’exprimer son indignation.
Elle avait raison, pensa-t-il. Elle avait bien changé, par rapport à la jeune fille rieuse et enjouée qu’il avait connu autrefois, et cru aimer. Mais sans doute avait-il changé davantage qu’elle. Seul le temps dirait si la maturité les avait définitivement éloignés l’un de l’autre, ou s’ils pouvaient encore se réconcilier. Ce qui était certain, en revanche, c’était qu’ils ne le découvriraient jamais s’ils vivaient comme deux étrangers, ainsi qu’Emily le souhaitait.
Pendant la durée de leur réclusion, la chasteté qu’elle exigeait était recommandable, de fait. Il l’aurait suggéré lui-même, si elle ne l’avait pas fait la première. Toutefois, leurs motifs étaient très différents. Emily voulait instaurer ce mode de vie de façon permanente ; pour sa part, il savait que ces quinze jours mettraient déjà sa résistance à rude épreuve.
S’il se résignait à ne pas la toucher, ce serait uniquement par prudence, pour ne pas risquer de la mettre en danger. Mais il craignait fort qu’après ces deux premières semaines d’éloignement, ils ne puissent faire marche arrière. Et une telle perspective lui paraissait totalement inacceptable.
La solution était de profiter de ce délai pour renouer leur ancienne amitié et rétablir une confiance réciproque, décida-t-il. Ainsi, la quarantaine terminée, la voie serait dégagée… pour la suite. Sa femme amadouée, il n’aurait plus qu’à la convaincre de partager sa couche. Ce plan n’était peut-être pas enthousiasmant, mais il devrait suffire.
Il se força à adopter un ton aimable.
— Notre collation de noces doit être prête. Je vous invite à la partager. Que vous ayez faim ou non, je crains que nous ne soyons obligés de donner le change. Les hommes attendent cette petite fête avec impatience.
— Bien sûr, répondit Emily avec raideur. Nous ne saurions décevoir ces gens. Mais comment allons-nous nous réunir autour d’une table, s’il faut éviter les contacts au maximum ?
Nicholas l’aida à gravir les marches du perron.
— Nous mangerons séparément. Vous et moi dans la salle à manger, eux dans les cuisines où un buffet a été préparé. Ils procèdent ainsi d’habitude : chacun se sert à sa guise et mange où il lui plaît. La seule différence aujourd’hui résidera dans le menu que j’ai commandé pour fêter notre mariage.
— En quoi consiste-t-il ?
Il faillit éclater de rire, devant ses efforts pour ne pas paraître trop intéressée.
— Consommé de poireaux, volailles au riz et aux truffes, asperges et petits pois.
— Nous avons tout cela ici ?
Nick acquiesça.
— Les celliers étaient fort bien garnis, à notre arrivée. Il y aura aussi le gâteau de mariage traditionnel, bien sûr, avec la fève. Et du sorbet au citron pour tout le monde… si le cuisinier du bord a trouvé la glacière remplie, ajouta-t-il en réprimant un sourire.
Emily tourna vers lui des yeux brillants de convoitise.
— Du sorbet au citron ? Vous vous en êtes souvenu ?
Il haussa les épaules.
— J’aurais eu du mal à oublier. Vous vous étiez rendue malade, à force d’en manger.
Pour la première fois depuis qu’ils s’étaient retrouvés, elle rit gaiement, surprenant son mari.
— Je suis stupéfaite que vous vous rappeliez cet incident. J’avais huit ans ! J’étais une vraie gloutonne, à l’époque, reconnut-elle en secouant la tête d’un air amusé. Mais je me suis rendue malade par votre faute : c’est vous qui aviez volé ce sorbet.
Nick feignit d’être vexé.
— Volé ? Comme vous y allez ! Il avait été confectionné pour mon anniversaire ; j’avais bien le droit de le partager avec qui je voulais, non ?
Tandis qu’ils continuaient à se remémorer cette sottise, Emily prit machinalement le bras de Nick et accorda son pas au sien, comme lorsqu’ils étaient amis. Ce n’était que le réveil d’une vieille habitude, mais il y prit grand plaisir.
Si elle pouvait revenir à de petites marques d’intimité sans y penser, se dit-il avec espoir, un jour ou l’autre elle finirait sans doute par glisser vers une intimité plus grande… et oublier les barrières qu’elle voulait dresser entre eux. Il y comptait fermement, car cette proximité toute amicale le mettait déjà au supplice.
Le savait-elle ? se demanda-t-il. Avait-elle trouvé ce genre de subtil tourment pour le punir de l’avoir délaissée autrefois ? Elle en était bien capable. Mais même s’il ne méritait pas d’être puni, il acceptait volontiers d’être soumis à cette douce torture.
Seaman Lofton, le cuisinier, les attendait au fond du vestibule. Nick lui donna le signal des festivités, et escorta sa jeune épouse jusqu’à la salle à manger d’apparat.
A chaque pas, il regrettait davantage de ne pouvoir l’entraîner tout de suite dans la chambre de maître. Et s’inquiétait de son obstination qu’il ne connaissait que trop bien. Accepterait-elle un jour de lui céder ? La malchance voulait que ce qu’il adorait en elle était souvent ce qui le contrariait le plus.
« Mariage pluvieux, mariage heureux », songeait Emily, maussade, en contemplant la pluie qui frappait maintenant les vitres de la salle à manger. Pour sa part, elle préférait un autre dicton : « Jour de noces ensoleillé, joie pour la mariée ». Elle poussa un soupir et ramena son attention sur son assiette.
Elle faisait de son mieux pour ignorer Nicholas, mais il ne lui facilitait pas la tâche. Il ne cessait de bavarder, et cette conversation polie lui mettait les nerfs à vif.
Comment pouvait-elle y répondre, alors qu’elle venait subitement de se rendre compte avec un choc qu’elle était devenue une épouse ! Elle se sentait piégée, incapable d’écarter le filet qui lui était tombé dessus en une matinée et entravait sa liberté à jamais. Un mariage était définitif. Il ne pouvait se défaire. C’était pour toujours, pour le meilleur et pour le pire.
Dans leur cas, elle optait pour le pire. Elle contempla la bague qui ornait son annulaire.
— Je vous en achèterai une autre quand j’irai à Londres, déclara Nick qui avait suivi son regard. Quelque chose de plus luxueux, si vous préférez.
Elle secoua la tête.
— Celle-ci me convient tout à fait, merci. Sa forme me plaît beaucoup.
Serrant son poing dans son giron, elle tourna de nouveau les yeux vers la fenêtre pour éviter de le regarder. Au loin, à travers la pluie, elle apercevait le clocher de son père qui émergeait des arbres.
— Je regrette que nous n’ayons pu nous marier à l’église, dit Nick, décidément à l’affût de ses pensées. Le comté tout entier serait venu nous féliciter.
— Naïf que vous êtes ! rétorqua-t-elle. Les gens seraient venus par pure curiosité, pour voir si vous n’aviez pas perdu la tête. J’ai remarqué que vous n’avez pas annoncé la nouvelle à votre cousin, tout à l’heure.
— Je dis toujours le moins de choses possible à Carrick, répondit Nicholas. J’avoue que j’ai songé un instant à lui parler du choléra, pour le plaisir de le voir fuir à bride abattue. Il a une sainte frousse de toutes les maladies, quelles qu’elles soient. Nous ne l’aurions jamais revu, ajouta-t-il avec un grand sourire. Mais il serait allé me dénoncer sur-le-champ à la police pour avoir accosté malgré une épidémie contagieuse à bord, et j’aurais été arrêté.
Il se tut un moment, puis changea de sujet.
— Dites-moi, comment se porte miss Jovialité, ces temps-ci ?
Il enfourna un morceau de chapon dans sa bouche et se mit à mâcher avec appétit. Emily l’observa, fascinée par le mouvement régulier de ses mâchoires bien rasées. Soudain, elle s’aperçut de ce qu’elle faisait et s’empressa de fixer son assiette.
— Miss Tate ? Toujours à la hauteur du surnom que nous lui avions donné. Elle fronce les sourcils pendant les sermons de mon père, peste contre tous les enfants du voisinage et hausse le menton sans me saluer quand je la croise.
Nick en resta la fourchette en l’air.
— Vous plaisantez ? Vous avez toujours été sa préférée.
Emily reposa ses propres couverts, dont elle s’était à peine servie, s’adossa à sa chaise et contempla de nouveau la pluie.
— Je ne le suis plus.
Comme il ne disait rien, elle lui refit face.
— Je l’ai déçue. J’ai eu beau faire, je n’ai jamais réussi à revenir dans ses bonnes grâces. Et elle n’est pas la seule dans ce cas.
Nick la dévisagea sans ciller.
— A cause de ce baiser, dit-il.
— Oui, à cause de ce baiser.
— Il a également provoqué mon départ, Emily, vous le savez. Cette scène n’aurait pas dû avoir lieu. Je regrette profondément cet écart.
— Qu’avez-vous à regretter ? Vous avez obtenu ce que vous vouliez, et personne n’a songé à vous en blâmer. Si vous étiez resté, mon père ne vous aurait jamais demandé de réparer.
— J’ai été contraint de m’en aller. Je n’avais pas le choix.
Brusquement, Emily se posa des questions qu’elle ne s’était jamais posées. De quel choix parlait-il ? Pourquoi s’était-il senti contraint de s’en aller ? Etait-ce à cause de son attitude, à elle ?
Oh, elle savait bien qu’elle avait accueilli ce baiser avec autant d’ardeur qu’une mourante à qui on eût offert une heure de vie supplémentaire. Tout à sa ferveur, avait-elle provoqué Nick sans le vouloir ? N’avait-il fait que répondre à ce qu’elle demandait, pour ne pas la blesser par un refus humiliant ?
Cette possibilité l’horrifiait. Peut-être avait-il été choqué par la façon dont elle s’était offerte à lui en pleine rue. Ensuite, il avait dû craindre qu’elle exige le mariage pour sauver sa réputation, alors qu’elle avait consenti librement et sans réfléchir à cette preuve d’amour !
Son propre père lui avait bien fait ces reproches… Pourquoi Nick n’aurait-il pas pensé la même chose ? Pourquoi se serait-il senti forcé de la fuir, si elle ne l’avait pas déçu et s’il n’avait pas eu à redouter un chantage de sa part ?
Juste ciel ! Les choses lui apparaissaient sous un jour bien différent, tout à coup.
Elle baissa les yeux, honteuse.
— Je crois que je comprends, maintenant.
— Vraiment ? rétorqua-t-il sans chercher le moins du monde à alléger sa culpabilité.
Elle ne pouvait lui en vouloir de cela non plus, se dit-elle. Elle était bel et bien fautive, de bout en bout — ou du moins la considérait-il comme telle.
Même s’il était amoureux d’elle, à l’époque, il était normal qu’il n’ait pas apprécié de se voir forcer la main de la sorte. Et même si elle aurait effectivement rêvé de l’épouser, alors, il ne pouvait pas savoir que le bon révérend Loveyne se serait montré plus raisonnable que sa fille…
Ravagée par les dégâts qu’elle avait causés à son insu, elle repoussa sa chaise et se leva, au bord des larmes.
— Voulez-vous m’excuser ? demanda-t-elle.
— Bien sûr, répondit Nick en se levant à son tour.
Avant qu’elle n’ait atteint le seuil, il la rejoignit et lui toucha le bras.
— Attendez, Emily. Vous êtes très pâle. Vous sentiriez-vous souffrante ?
Evitant son regard, elle fit signe que non.
— Je suis fatiguée. J’ai mal dormi cette nuit.
Nick jeta un coup d’œil à la pendule.
— Allez vous reposer, dans ce cas. Quand vous serez réveillée, vous pourrez redescendre dans la bibliothèque. Sinon, je monterai un plateau et nous dînerons ensemble, si vous voulez.
Elle acquiesça d’un bref signe de tête, sortit et s’élança vers l’escalier qu’elle gravit en toute hâte, en larmes, pour aller se réfugier au plus vite dans sa chambre.
Une fois en sécurité derrière la porte refermée, elle se mit à sangloter d’humiliation et de désespoir. Elle se jeta en travers du grand lit, le visage enfoui dans un oreiller, et s’abandonna à la tempête de remords qui faisait rage dans son cœur et dans son esprit.
Durant toutes ces années, elle avait accusé Nick de l’avoir lâchement abandonnée aux remontrances des gens de leur village, alors que c’était elle qui l’avait contraint à partir de chez lui ! Il avait fait preuve de sagesse, en fuyant un mariage catastrophique avec une femme qui n’était pas de son milieu. Et voilà qu’il se retrouvait marié à elle malgré tout, à cause d’une autre de ses folies !
Comme il devait la haïr ! Et pourtant, il se comportait envers elle avec noblesse.
— Parce qu’il est noble ! cria-t-elle dans l’oreiller. Ce que je ne serai jamais ! Ce mariage ne pourra jamais marcher ! Jamais !
Elle s’autorisait rarement à pleurer sur quoi que ce soit, mais soudain elle ne pouvait plus s’arrêter. La pluie tambourinait contre la fenêtre comme si le ciel lui-même pleurait avec elle. Des années de chagrin contenu s’échappaient d’elle.
Elle sanglota jusqu’à ce qu’elle se sente vraiment malade. Ses yeux étaient bouffis, sa tête lui faisait horriblement mal. Epuisée, nouée par la douleur, elle finit par sombrer dans un sommeil de plomb.
Un plateau bien garni en équilibre sur une main, Nicholas frappa doucement à la porte de sa femme. Il était quatre heures de l’après-midi, et il n’avait pas revu Emily depuis leur collation matinale. Sa pâleur, son silence et son manque d’appétit l’avaient inquiété ; qu’elle soit *******e ou mé*******e, Emily se montrait rarement aussi apathique qu’elle l’avait été ce matin-là.
N’obtenant pas de réponse, il frappa plus fort.
— Emily ? Je vous ai apporté votre thé.
Toujours rien. Cette fois, Nick tenta d’ouvrir et constata que la porte n’était pas fermée à clé. Il l’entrebâilla légèrement… et aperçut la jeune femme allongée à plat ventre sur le lit, entièrement habillée.
— Oh, mon Dieu !
Poussant vivement le panneau de chêne, il se rua à l’intérieur, posa le plateau dont la vaisselle cliquetait sur la première surface plane venue et courut jusqu’à elle.
Emy ?
Elle marmonna vaguement quelque chose, sans bouger. Nick la fit rouler sur le dos et plaqua sa paume sur son front. Il était brûlant de fièvre. Terrifié, il empoigna le cordon de la sonnette et le secoua furieusement, après quoi il retourna en courant dans le couloir et appela le docteur à hauts cris. Puis il retourna précipitamment au chevet d’Emily et entreprit de dégrafer ses vêtements, les mains tremblantes de frayeur.
— Nick ? Que… que diable faites-vous donc ? maugréa-t-elle d’une voix faible en tentant maladroitement d’écarter ses doigts.
— Vous êtes malade, Emy. Ne bougez pas. Oh, ce corset est vraiment… Maudit soit cet engin de malheur !
Farfouillant entre les pans de son corsage, il se battait contre les lacets qui fermaient solidement le carcan en question sous la poitrine de la jeune femme. Enfin, il parvint à l’ouvrir.
Il fit glisser ses manches, extirpa le corset en le tirant avec fermeté et le jeta de côté. Après quoi il acheva de lui ôter sa robe et l’expédia à son tour sur le tapis.
Emily le regardait fixement, ahurie, muette et visiblement offusquée par ses actes.
— Le docteur sera là dans un instant, déclara-t-il en remontant la courtepointe sur elle.
La brève vision de ce corps délicieux nimbé d’une fine chemise l’avait à peine touché ; il était trop inquiet à l’idée qu’elle puisse mourir.
Le Dr Evans arriva en hâte et déposa sa valise noire sur le lit, près de la malade. Nicholas s’était écarté pour lui livrer passage, mais il s’empressa de passer de l’autre côté, pour ne rien perdre.
— Elle a beaucoup de fièvre, dit-il d’un ton altéré. Et regardez son visage !
Apeurée, Emily voulut porter une main à sa joue, mais Nick la retint dans la sienne.
— Restez tranquille, ma douce. Ne bougez pas pendant un petit moment. Tout va rentrer dans l’ordre.
Sa voix tremblante se brisa. Il échangea un coup d’œil avec le médecin, qui fronçait les sourcils.
— Je dois vous demander de sortir un instant, milord.
— Non.
— Je dois examiner votre femme.
— Faites-le, et vite. Je refuse de m’éloigner.
Le Dr Evans haussa les épaules et se concentra sur sa patiente.
— Avez-vous… fait vos besoins ces dernières heures ? Les uns ou les autres ?
Les yeux d’Emily s’arrondirent. Elle inspira, suffoquée par cette question, regarda tour à tour Nick et le médecin.
— Non, répondit-elle dans un souffle.
— C’est bon signe, déclara le docteur. Mais vous avez de la fièvre. Comment vous sentez-vous ?
Elle ne répondit pas tout de suite, comme si elle réfléchissait. Son silence parut durer une éternité à son mari.
— Ma tête est douloureuse, dit-elle enfin. Et je me sens très lasse.
Le Dr Evans lui tapota la main.
— Il se peut que ce soit une petite affection sans gravité. Un simple refroidissement, ou l’excitation de la journée. Mais nous devons vous faire absorber des liquides le plus rapidement possible, pour le cas où ce serait le choléra.
Il leva les yeux vers Nick, qui comprit le message et alla rejoindre sur le seuil le cuisinier accouru en réponse à ses coups de sonnette. Il lui commanda toutes les boissons auxquelles il put penser.
— Pour l’instant, vous allez prendre ceci, annonça le médecin en dévissant le bouchon d’une fiole et en versant un liquide brun beige dans une petite cuillère.
Nicholas reconnut le remède à son odeur. Du laudanum.
Son cœur s’affaissa. De toute évidence, le Dr Evans redoutait vraiment le choléra. Il avait administré ce même dérivé opiacé aux autres malades, afin de leur calmer l’estomac et de ralentir leur transit intestinal. D’après lui, c’était avant tout la perte abondante de liquides qui entraînait la mort chez les victimes de cette épidémie.
Le souffle court, Nick regarda Emily avaler docilement le médicament et refermer les paupières. Puis le médecin lui fit signe de le suivre dans le couloir. Il obtempéra, dans les transes à l’idée du verdict qui allait lui être communiqué.
—Est-ce le choléra ? demanda-t-il, la gorge nouée.
Le Dr Evans s’adossa au mur, l’air las, et passa une main sur son front.
— Je ne veux pas vous mentir, milord. Votre femme se trouve probablement dans la première phase de la maladie. Il arrive que certains malades ne développent les pires symptômes qu’au bout de quatre ou cinq jours, mais chez d’autres la progression est fulgurante. Je ne puis trancher pour l’instant.
Nicholas l’agrippa fermement par le bras.
— Elle ne peut pas mourir ! Vous avez sauvé les autres. Vous devez la sauver aussi !
— Vous savez parfaitement que je ferai tout ce qui sera en mon possible, monsieur le comte, mais je ne suis pas Dieu.
Nick pesta entre ses dents et s’apprêta à retourner dans la chambre. Le médecin le retint.
— Vous devriez aller attendre en bas. Ce serait plus prudent, tant que nous ne sommes sûrs de rien.
Nick se dégagea violemment.
— Si elle doit succomber, je refuse qu’elle rende son dernier soupir toute seule, ou en compagnie d’étrangers. Je ne quitterai pas son chevet tant qu’elle n’ira pas mieux, ou qu’elle ne sera pas…
Il s’interrompit, incapable d’associer cet adjectif fatal à Emily. Mais il plongea dans les yeux soucieux du docteur un regard qui n’admettait pas de réplique.
— Comme vous voudrez, milord, mais la chose ne sera pas plaisante, je vous avertis. Vous n’avez pas vu un dixième de ce que vos hommes ont subi. Le choléra est une affection très humiliante pour le malade et fort difficile à supporter pour ceux qui le soignent. J’espère que vous pourrez tenir le coup.
Nick se jura qu’il se montrerait à la hauteur de la situation. Il ferait tout ce qu’il y aurait à faire, endurerait tout ce qu’il y aurait à endurer pour sauver Emily. Agir autrement lui paraissait inconcevable.
Lorsqu’il entra, sa femme était assise au bord du lit, les jambes pendantes, et cherchait précautionneusement à se lever. Il la rattrapa à l’instant où elle allait piquer du nez sur le tapis.
— Où donc allez-vous ? lança-t-il d’un ton coupant.
Sa rudesse la fit tressaillir, et il regretta sur le champ de lui avoir parlé avant une telle dureté.
— Qu’y a-t-il, Emy ? De quoi avez-vous besoin ?
— Certaines choses ne se disent pas, murmura-t-elle. Pourriez-vous me laisser seule un instant, je vous prie ?
— Ne soyez pas stupide ! se récria son mari. S’il vous faut le pot de chambre, dites-le. Je vous l’apporterai.
— Non ! refusa-t-elle avec une force étonnante, vu son état. Veuillez quitter cette pièce tout de suite, et vous abstenir de revenir tant que je ne vous rappellerai pas !
Sa colère était visible malgré la rougeur de son visage. Nick la considéra un instant.
— Laissez-moi au moins vous accompagner jusqu’au paravent. Je vous attendrai à l’extérieur. Regardez comme vous tremblez ! Vous allez tomber avant d’arriver jusque-là.
— C’est l’effet du laudanum, déclara-t-elle, exaspérée. Il me donne des vertiges. Je déteste ce remède !
Finalement, elle autorisa son mari à la soutenir jusqu’au recoin qui abritait les commodités. Non sans inquiétude, il l’abandonna derrière le paravent ; elle lui jeta un regard si noir qu’il se sentit contraint de battre en retraite et de s’éloigner.
Très peu de temps après, elle reparut, se retenant des deux mains au montant de bois.
— Nick ? appela-t-elle.
— Oui, ma douce ! Avez-vous besoin de moi ? répondit-il en accourant vers elle.
Elle leva les yeux vers lui et battit des cils.
— J’y vois double, marmonna-t-elle. Pouvez-vous me raccompagner jusqu’à mon lit ?
Tout heureux de se rendre utile, Nicholas la souleva dans ses bras et l’aida à se recoucher. Il fallait qu’il demande à Lofton d’apporter une ou deux cuvettes, se rappela-t-il, si Emily était prise de nausées. Il y avait un quart d’heure à peine qu’il jouait les gardes-malades et il était déjà en lambeaux.
Le Dr Evans revint prendre le pouls de la jeune femme. Il lui pinça la peau du bras, puis l’enjoignit à boire un plein bol du bouillon que le cuisinier avait apporté. Ensuite, il désigna à Nick le fauteuil installé près de la cheminée.
— Vous feriez bien de prendre un peu de repos pendant que vous le pouvez, conseilla-t-il. La nuit risque d’être longue.
Nicholas s’assit, les coudes sur ses cuisses, et appuya son front sur ses mains nouées.
Il se mit à prier, à blasphémer, à jurer, à implorer, passant alternativement des supplications aux promesses et des promesses aux menaces.
Il admonesta fermement le Tout-Puissant, lui ordonnant de garder Emily en vie. Même si, au fond de lui, il pensait avec désespoir que ce qui devait arriver arriverait de toute façon.
Il avait traversé bien des épreuves dans sa vie, se disait-il avec un terrible sentiment d’impuissance. Plus qu’il ne pouvait les compter. Mais celle-ci dépassait de loin tout ce qu’il aurait pu imaginer.



**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:16 AM

— Nicholas ?
Emily secoua doucement l’épaule du comte. Il dormait profondément, affalé dans le fauteuil capitonné qui flanquait la cheminée, ses longues jambes étendues devant lui et le dos de travers pour s’adapter aux coussins volumineux.
Son beau costume de marié était fripé et il ne s’était pas rasé, constata-t-elle. Comme il ne s’éveillait pas, elle se risqua à repousser les mèches sombres qui retombaient sur son front, savourant cette caresse volée dont il n’aurait jamais connaissance.
Lorsqu’elle avait ouvert les yeux, un peu plus tôt, elle s’était immédiatement rappelé Nick et le Dr Evans penchés sur elle avec inquiétude, la veille, craignant qu’elle n’ait contracté cette terrible épidémie.
Ils avaient réussi à l’effrayer, avec leur mine angoissée. Encore toute courbatue de sa crise de larmes, la tête douloureuse et l’estomac crispé par la faim, elle avait bien cru qu’ils avaient raison et qu’elle était à l’article de la mort ! Mais elle se sentait en trop bonne forme ce matin, les effets résiduels de ce maudit laudanum exceptés, pour continuer à se tourmenter sur sa santé.
— Nick, réveillez-vous ! insista-t-elle en le secouant de nouveau. Vous êtes mal installé, dans ce fauteuil !
Il ouvrit brusquement les paupières et se redressa en un sursaut, l’air ahuri. Puis son regard s’ajusta sur elle.
— Qu’est-ce que… Que faites-vous debout ?
Avant qu’elle n’ait pu répondre, il bondit sur ses pieds, la saisit dans ses bras et la porta sur le lit. Très vite, il rabattit sur elle draps et couvertures, avant de s’emparer du verre d’eau posé sur la table de chevet pour le porter à ses lèvres.
Emily eut beau se débattre et protester, elle dut tout boire, sous peine de se retrouver noyée. Et à dire vrai, elle était assez ravie qu’il se préoccupe à ce point de son état.
Quand elle eut fini, Nick reposa le verre vide et appela le médecin d’une voix de stentor. Comme le Dr Evans n’apparaissait pas sur-le-champ, il se rendit dans le couloir et l’appela de nouveau, plus fort encore.
Aussi flatteuse et touchante que lui paraissait cette panique, Emily se dit qu’elle ne pouvait le laisser continuer de la sorte.
— Nicholas ! s’écria-t-elle. Regardez-moi ! Je vais très bien, je vous assure !
Mais il avait déjà déserté l’étage et dévalait l’escalier quatre à quatre. Bientôt, elle entendit le claquement sec de ses talons résonner sur le marbre du vestibule.
La jeune femme se laissa retomber contre ses oreillers et fit tourner sa ravissante petite alliance autour de son doigt. Au moins, elle était certaine maintenant que Nick se souciait d’elle. Il n’allait pas tarder à revenir avec le Dr Evans, et ils constateraient qu’ils n’avaient plus à s’inquiéter pour sa santé. Mais pourvu qu’ils pensent à lui apporter à manger ! Elle était littéralement morte de faim.
— Hâtez-vous, Evans ! cria Nick au médecin qui prenait un peu de repos dans le salon. Je crois qu’elle est en train de délirer, il ne faut pas la laisser seule !
— Calmez-vous, milord, déclara le docteur en le suivant dans l’escalier. Vous ne lui ferez aucun bien, si vous vous montrez aussi agité. Vous dites qu’elle est en état de bouger ?
— Je l’ai découverte penchée sur moi, en train de me secouer. Je l’ai tout de suite remise au lit et obligée à boire, mais je crains…
Le médecin s’arrêta sur le palier et le prit par l’épaule.
— De grâce, monsieur le comte, voulez-vous m’écouter ? Ainsi que je vous l’ai dit ce matin à l’aube, je ne pense pas que votre épouse ait le choléra.
Nick se passa une main dans les cheveux et secoua la tête.
— Vous ne « pensez pas », mais vous n’en êtes pas certain ! Vous avez bien vu dans quel état elle était, hier soir !
— Certes, mais les symptômes ne se sont pas déclarés et la fièvre est tombée très vite après la prise de laudanum. Elle a dormi comme un ange, vous avez pu le constater par vous-même. Sans vomissements, crampes d’estomac ni crise aiguë de diarrhée. Pour être franc, je soupçonne qu’elle était simplement à bout de nerfs, et qu’elle s’était usé les yeux à force de pleurer. Les jeunes mariées traversent souvent ce genre de petit épisode dépressif.
Nicholas soupesa ces informations. Emily avait paru bouleversée, en effet, lorsqu’elle était montée se reposer. Sans dire un mot de plus au médecin, il s’engagea d’un pas raide dans le couloir et pénétra en trombe dans la chambre de sa femme.
Elle trônait dans son lit, les joues aussi roses et les yeux aussi brillants que d’ordinaire.
— Etes-vous malade, oui ou non ? l’apostropha-t-il sèchement.
— Non, répondit-elle avec un calme sidérant. J’ai essayé de vous le dire, tout à l’heure, mais vous ne m’avez pas écoutée. Je me sens fort bien, hormis le fait que je meurs de faim. J’ai à peine mangé depuis deux jours, et…
A ces mots, Nick vit rouge.
— Savez-vous à quel point j’ai… Nous nous sommes rongé les sangs, le docteur et moi ! Nous vous avons veillée toute la nuit, redoutant que vous n’atteigniez pas le matin !
Le visage d’Emily se défit.
— Oh, Nick ! Je suis désolée que vous ayez pensé…
Il inspira farouchement et agita un index vengeur dans sa direction.
— Vous… vous…
Que voulait-il lui dire, de fait ? Il n’allait pas lui reprocher d’être en bonne santé, alors qu’il avait prié la moitié de la nuit pour implorer sa guérison ! Mais si par malheur cette petite garce avait feint d’être malade…
Incapable de poursuivre son sermon, il quitta la pièce en coup de vent. Le soulagement le submergeait, s’ajoutant à la frayeur qui ne l’avait pas encore tout à fait quitté. Bonté divine ! Si seulement il pouvait seller un cheval et partir galoper à travers la campagne, laissant la pluie battante le laver de ce surcroît d’émotions !
Pour son malheur, Wrecker l’accosta alors qu’il sortait de la maison.
— Oh, oh ! A en juger par votre mine, patron, la nuit de noces n’a pas dû être commode…
Le poing de Nick se détendit, allant frapper les gencives de cette grosse brute. Il secoua sa main meurtrie, pendant que le marin tombé sous le coup se remettait tant bien que mal à quatre pattes.
— Disparaissez de ma vue, espèce de rustre ! Et ne reparaissez pas avant longtemps, je vous le conseille !
Sous le regard ahuri du matelot, il s’élança vers les écuries à travers des trombes d’eau. Il était très fâché contre lui-même de s’être laissé emporter de la sorte. Ces excès ne lui ressemblaient pas ; il savait se contenir, d’ordinaire. Un homme qui permettait à ses impulsions de le dominer n’était pas digne d’estime, à ses yeux.
Trempé, la tête quelque peu refroidie, il s’engouffra dans le bâtiment où il avait coutume de fuir la fureur de son père, autrefois. Aussitôt, il se sentit réconforté comme avant par l’odeur de foin, de cuir et de chevaux.
Il n’y avait plus dans les stalles que trois juments et un couple de chevaux d’attelage. Ses montures de chasse avaient disparu, y compris son hongre favori. Ou son père les avait vendus, ou ils étaient morts durant son absence. Il en éprouva du chagrin.
— J’en achèterai d’autres, se promit-il en passant une main sur les naseaux d’une jolie rouanne curieuse, qui avait sorti la tête de sa stalle pour voir qui était là.
Trop de choses avaient changé depuis son départ, pensa-t-il avec un soupir. Certaines en bien, d’autres en mal. La mort de son père faisait plutôt partie des premières.
— Combien d’années ai-je perdues, enfant, à vouloir à tout prix aimer cet homme ? murmura-t-il à la jument dont il flattait l’encolure.
De toutes ses forces, il avait souhaité respecter son père autant que sa mère ; mais il y avait fort peu de qualités à admirer chez son géniteur, en privé comme en public.
Son comportement de ce matin, précisément, lui rappelait par trop à son goût l’attitude de l’ancien lord Kendale. Avoir hérité des défauts de son père était son pire cauchemar. Il combattait journellement les tendances répréhensibles qu’il percevait en lui, mais il se rendait compte qu’il devait encore redoubler d’efforts.
Il devait absolument se contrôler pour traiter aimablement sa femme, ses domestiques et ses hommes d’équipage. Honorer le titre qu’il portait lui importait beaucoup, il tenait à mettre ses pouvoirs de comte au service de ses devoirs et de sa patrie. Mais surtout, il désirait être un homme loyal, probe et généreux, noble dans tous les sens du terme — le contraire de ce que son père avait été.
Soudain, il eut l’impression que quelqu’un lui tapotait le dos et se retourna vivement. Il n’y avait personne.
— Qui est là ? demanda-t-il, troublé, en scrutant du regard la pénombre des écuries.
Nul ne lui répondit. Curieusement, il songea à sa mère. La comtesse avait les mêmes valeurs que lui, et bien d’autres qualités qu’il espérait ardemment trouver un jour en lui-même ; elle aurait pu l’encourager ainsi, pensa-t-il avec mélancolie. Tendrement, comme elle l’avait fait tout au long de sa vie.
—Vous me manquez, murmura-t-il dans l’air glacé.
De nouveau, il sentit un petit coup entre ses omoplates et pirouetta sur lui-même.
Ce n’était que la jument qui cherchait à attirer son attention. Il sourit de son manège — et de sa propre sottise.
— Je deviens idiot, marmonna-t-il en secouant le mors de la jolie bête. Emy me fait perdre la tête. Je ferais bien de retourner voir quels dégâts j’ai encore causés, et ce que je peux faire pour les réparer.
Lentement, il referma la double porte et repartit en traînant les pieds sous la pluie. Il n’avait aucune envie de lui demander pardon une nouvelle fois, a fortiori pour une faute dont il n’était pas vraiment certain. Néanmoins, d’un autre côté, il brûlait de savoir si son petit déjeuner avait encore amélioré son état.
Il s’avéra qu’Emily était dans une forme éblouissante. Assise dans son lit, elle avait tout l’air d’une reine accordant audience à ses sujets : le Dr Evans et Lofton, debout près d’elle, gloussaient comme des poules de basse-cour à quelque chose qu’elle venait de dire.
Sa femme arborait un sourire d’une blancheur aussi éclatante que le déshabillé en dentelle qu’elle portait, constata Nick avec des sentiments mitigés. La masse dorée de ses cheveux blonds était rassemblée en chignon au sommet de sa tête, mais quelques boucles légères frisaient délicieusement le long de ses tempes et de son cou mince.
Elle était adorable. L’image même de la santé. Il avait envie de pleurer de soulagement, de l’écraser contre lui telle une enfant chérie, perdue et retrouvée. Ou comme une amante.
Tandis qu’il la contemplait, elle éternua. Il fronça les sourcils.
— Vous avez pris froid, dit-il. Nous aurions dû repousser la cérémonie, hier. Cette humidité vous a bien rendue malade, en fin de compte.
— Ne soyez pas ridicule, riposta Emily en soufflant d’un air moqueur.
Cette expression lui rappela son espiègle petite camarade d’autrefois, celle qui lui manquait si vivement depuis leurs déplorables retrouvailles. Mettant délibérément sa culpabilité de côté pour un moment, il s’obligea à sourire.
— Quoi qu’il en soit, j’espère que vous allez rester alitée et prendre soin de vous. Avez-vous mangé ?
Emily sourit largement au cuisinier.
— Lofty m’a apporté un œuf à la coque, des toasts et ce merveilleux thé que vous avez ramené dans vos cales. Il est délicieusement pimenté. J’espère que vous en avez de pleines caisses.
— Vous n’avez aucun souci à vous faire, répondit son mari, s’efforçant d’adopter un ton léger. Nous en avons un navire entier.
Elle hocha la tête et l’étudia avec curiosité.
— Votre aspect s’est considérablement amélioré depuis la dernière fois où je vous ai vu, dites-moi !
Nick frotta son menton rasé de près. En rentrant des écuries, il avait pris le temps de se changer et de procéder à une toilette en règle. De toute façon, se justifia-t-il intérieurement, il n’avait pas eu le choix. Il était revenu trempé jusqu’aux os, le visage aussi piquant qu’un hérisson.
— Voulez-vous que je vous tienne compagnie un moment ? proposa-t-il.
Il darda un regard autoritaire sur les deux hommes.
— Je suis sûr que vous avez à faire ailleurs, messieurs.
Le médecin et le cuisinier prirent congé, dociles. Maintenant qu’il avait sa femme toute à lui, se dit Nicholas, le moment était venu de faire ce pourquoi il était là.
Il inspira à fond pour se donner du courage et déclara :
— J’étais extrêmement inquiet pour vous, Emily. Si je me suis montré un peu sec, je vous prie de me pardonner.
— Sec ? répéta-t-elle avec un petit rire âpre. Dites plutôt que vous avez été brutal ! Vous méritez une punition.
— Je vous ai présenté mes excuses. Que puis-je faire de plus ?
Elle l’examina à travers ses cils baissés, une moue pensive sur les lèvres. Cette mine aguicheuse produisit un tel effet sur Nicholas qu’il en perdit le fil de ses pensées. Il avait une folle envie de l’embrasser, de la serrer dans ses bras, de s’allonger près d’elle. Sur elle…
— Si vous souhaitez vraiment vous faire pardonner, vous allez me lire de la poésie, décréta-t-elle de sa voix la plus impérieuse — celle dont elle usait jadis quand elle jouait à la comédienne sur une scène improvisée.
Nick l’avait surnommée un jour « la reine de l’invention ». Il lui avait toujours envié sa faculté de s’évader dans l’imaginaire, lui qui en était incapable. La vie, par trop réelle, le clouait au sol.
— Oui, je pense qu’un poème ferait l’affaire, répéta-t-elle avec aplomb.
Il détestait la poésie.
— Le diable vous emporte ! Quel genre ?
— Du Byron.
— Je ne puis souffrir Byron, vous le savez pertinemment.
Elle lui offrit son sourire le plus pervers.
— Oui, je sais. Mais moi, j’en suis folle.
Elle le faisait marcher, il ne l’ignorait pas, et ce petit jeu lui donnait envie de rire aux éclats. Toutefois, il continua à grommeler comme le voulait son rôle.
— Depuis quand ?
— Depuis deux minutes.
Nick poussa un long soupir de martyr, alors qu’en vérité il eût accepté n’importe quelle corvée pour rester auprès d’elle et la maintenir dans cette humeur facétieuse.
Il marcha jusqu’au guéridon près de la fenêtre, saisit le volume et s’installa dans le fauteuil où il avait dormi. Emily dut le harceler pour qu’il daigne enfin ouvrir le recueil et lire un poème pris au hasard.
« Et vous avez péri, aussi jeune et blonde… »
Il se racla la gorge et la regarda.
—Hum… Ces vers me semblent peu appropriés.
Il feuilleta plusieurs pages et fit un nouvel essai :
— « J’ai fait un rêve qui n’avait rien d’un rêve :
Le soleil éclatant s’était éteint, les étoiles
Erraient en s’assombrissant dans le vide éternel… »
Il referma le volume.
—Je refuse de persister dans cette morbidité.
Emily haussa les sourcils et souffla, méprisante :
— Essayez donc : « Elle marche en beauté, pareille à la nuit ».
Nick s’exécuta sans la moindre grâce, mais elle parut satisfaite.
Son châtiment semblait la combler autant que quelques coups de cravache, se dit-il, et lui-même savourait amplement cette douce pénitence. Retrouver leurs jeux d’autrefois l’enchantait, lui procurait son premier moment de vraie joie en sept ans. Comme Emily lui avait manqué !
— Merci, Nicholas, déclara-t-elle d’un ton enjoué. Maintenant, j’apprécierais que vous me laissiez à mes petites affaires. Oh, et faites-moi apporter un roman, je vous prie. En espérant que vous possédez autre chose que ce que j’ai pu voir dans la bibliothèque.
— Je trouverai. Vos désirs sont des ordres, madame, répondit-il d’un ton cassant, frustré d’être trop tôt chassé de ce paradis.
— Ce que vous pouvez être aimable, Kendale ! rétorqua sa femme avec un mépris affecté.
Son emploi de ce titre n’était pas anodin, devina-t-il. Elle l’associait délibérément à son père, lui rappelant combien il venait encore de ressembler au vieux comte. Et elle savait qu’elle ferait mouche.
Bien qu’il pût noter la malice qui brillait au fond de ses prunelles, Nick ne put s’empêcher de réagir.
—Je ne suis pas semblable à mon père.
— Puissiez-vous dire vrai, commenta Emily sans plaisanter, cette fois.
Elle était sincère. Et elle parlait pour eux deux, à son insu. Soudain, Nicholas se demanda si son père avait commencé sa carrière de tyran par des accès de colère, comme lui. Des crises de plus en plus violentes, de plus en plus fréquentes, jusqu’à ce que ce caractère inflexible devienne chez lui une seconde nature. Probablement, conclut-il.
Il frémit à l’idée de suivre le même chemin, s’il ne se surveillait pas. Il avait eu la même éducation et la même instruction qu’Ambrose Hollander, à peu de choses près. Mais son père, lui, n’avait pas bénéficié de l’amitié d’une Emily Loveyne.
Il n’avait pas eu, dans son adolescence, une jeune guêpe toujours prête à se moquer gentiment de lui quand il se donnait trop d’importance, ou cédait à la vanité. Une conseillère avisée, qui savait alléger le fardeau des tracas pesant sur un garçon en train de devenir homme. Une petite fée capable de le faire rire et apprécier pleinement les bonheurs du jour.
Lady Elizabeth méprisait son époux. Nul n’aurait songé à l’en blâmer, surtout pas son fils. Mais les Hollander avaient formé un bien triste lot.
Il rencontra le clair regard bleu d’Emily et le soutint.
— Pour rien au monde je ne voudrais devenir comme lui, Emy, déclara-t-il gravement. Ne me laissez pas faire.
Elle secoua légèrement la tête.
— Etiez-vous furieux parce que je n’ai pas été vraiment malade ? demanda-t-elle.
— Bien sûr que non ! Vous m’avez fait une peur bleue, voilà tout. Je vous en ai voulu de cette frayeur.
Lentement, le sourire d’Emily s’épanouit, telle une fleur s’ouvrant au soleil.
— Alors je vous pardonne vraiment. Mais je vous préviens : si vous laissez de nouveau exploser votre fureur, je vous condamnerai à me lire tous les sonnets contenus dans la bibliothèque, jusqu’au dernier.
— J’en prends note. Votre bon cœur finira par vous perdre, ajouta-t-il avec une pointe de sarcasme.
Si seulement elle pouvait lui pardonner son départ aussi aisément qu’elle absolvait son mauvais caractère ! regretta-t-il. Brusquement, il décida de prendre tous les risques et de mettre ce moment de bonne humeur à profit pour aborder le sujet qui les séparait.
— J’aimerais que nous ayons une discussion sérieuse, Emy. Vous en sentez-vous capable ?
Le sourire de la jeune femme s’éteignit. Elle haussa les épaules et détourna les yeux.
— Si vous voulez.
Nick ne savait trop par où commencer.
— Je ne serais jamais monté à bord de ce navire si mon père ne m’y avait contraint par la force, dit-il. Sur ce que j’ai de plus sacré, je vous jure que je n’ai eu aucun moyen de lui résister, sans quoi je ne serais jamais parti.
Emily lui jeta une œillade incrédule. Puis elle baissa la tête, les sourcils froncés, et tritura le bord de la courtepointe.
— Il ne vous a pas forcé à rester absent si longtemps, tout de même.
— Si. Comment aurais-je pu revenir, quand il m’avait menacé de vous détruire, vous et votre famille, si je tentais de renouer notre… amitié ?
Il vit frémir un coin de sa bouche.
— Notre amitié !
— Nous étions avant tout des amis, Emy. Jusqu’à ce baiser, dont mon père a eu vent je ne sais comment.
— Il n’a pas été le seul. Ce que je me demande, c’est ce qu’il a bien pu dire à Deirdre, quand il vous a expédié comme vous le dites à l’autre bout du monde.
Nicholas soupira et leva les yeux au ciel.
— Nous n’étions pas fiancés, je vous le répète ! Il prenait ses désirs pour la réalité, sans plus. A cette époque, je présume que Deirdre elle-même n’était pas au courant. Que puis-je dire de plus pour vous convaincre ?
Elle lui jeta un regard incisif.
— Vous pouvez me jurer que vous n’avez jamais promis de l’épouser, par exemple. Le pouvez-vous ?
Il plaça sa main droite sur son cœur.
— Je vous le jure.
Elle hocha la tête.
— Très bien. J’accepte de vous croire. Mais vous auriez pu m’écrire pour m’expliquer les raisons de votre départ, tout de même. Votre père n’en aurait rien su.
Nick la dévisagea, stupéfait.
— Je vous ai écrit ! Plusieurs lettres détaillées.
— C’est curieux. Je ne les ai jamais reçues.
Elle doutait de sa parole, cela se lisait dans ses yeux. Cette méfiance injustifiée irrita Nick et le poussa à se mettre sur la défensive.
— Et vous, ne pouviez-vous m’écrire ? lança-t-il d’un ton accusateur.
— Où aurais-je envoyé cette lettre ? Pendant des années, je n’ai eu aucune idée de l’endroit où vous vous trouviez. Nous avons appris que vous étiez aux Indes quand votre père est mort, pas avant. Vous auriez pu être n’importe où !
Elle déglutit et sa respiration s’accéléra. Allait-elle se mettre à pleurer ? Son agitation grandissante était mauvais signe, pensa Nicholas. Il perdait du terrain.
— Vous savez la vérité, à présent. Je ne suis pas parti de mon plein gré et je n’ai pensé ensuite qu’à vous protéger. Tenons-nous en là.
A cet instant, Emily éternua de nouveau. Il se réjouit de cette interruption bienvenue, car il n’avait nulle envie qu’elle revienne sur le jour où il l’avait embrassée. Que lui répondrait-il si elle lui demandait s’il l’aimait, alors ? Il lui déplairait certainement d’apprendre qu’il l’avait peut-être cru à l’époque, mais qu’il s’était trompé ; il n’était qu’un jeune homme en proie à l’exaltation des sens.
Elle ne serait pas enchantée non plus de savoir qu’il avait apaisé lesdits sens auprès d’un grand nombre de femmes, depuis, ce qui lui avait permis d’établir que l’amour n’existait pas. Cette chimère avait été inventée pour embellir l’attirance physique qui poussait un homme et une femme l’un vers l’autre, rien de plus.
De fait, l’attirance qu’Emily lui inspirait était toujours aussi vive qu’à l’époque. Mais ses sentiments pour elle ne se limitaient pas à la concupiscence. Elle l’émouvait, le charmait, il éprouvait pour elle une immense tendresse. Sa seule présence le rendait heureux. Néanmoins, il n’était pas certain que ces affirmations lui suffisent, si elle lui posait la question qu’il redoutait.
Il pourrait lui mentir, bien sûr. Mais il ne le voulait pas. Et il n’avait pas l’intention non plus de lui avouer une vérité qui la blesserait.
Elle éternua une troisième fois.
— Vous voyez bien, que vous avez pris froid ! Je vais demander à Lofton de vous apporter de ce thé que vous prisez tant.
Il tourna les talons et sortit. S’il s’attardait un peu plus, il ne pourrait résister à l’envie de la prendre dans ses bras pour lui montrer à quel point il convoitait son corps délicieux. Et pas seulement son corps. Il brûlait de retrouver auprès d’elle cette émotion mystérieuse, ineffable, qu’il avait connue durant leur baiser. Si brève, mais si persistante qu’elle lui avait tenu chaud au cœur pendant sept longues années, quand rien d’autre ne pouvait le réconforter.
Peut-être Emily incarnait-elle pour lui une sorte de port d’attache. Un havre de repos, un repère rassurant et familier que ni son père, ni Bournesea n’avaient jamais représentés à ses yeux. Elle lui apportait un apaisement qu’il n’avait trouvé nulle part ailleurs ; et ce n’était pas faute d’avoir cherché.
Il pouvait la faire sienne, maintenant. Il en avait le droit. Mais elle se rebifferait. Et la frayeur qu’elle lui avait donnée la veille avait de quoi lui rappeler que tout danger de choléra n’était pas encore écarté. Après le Dr Evans et les trois malades, c’était lui qui avait été le plus exposé à l’épidémie. Même si cela lui était pénible, il devrait attendre encore quelque temps avant de posséder Emily, conclut-il.
A défaut, il lui offrirait son soutien et elle serait heureuse de l’accepter, il n’en doutait pas. Car la jeune comtesse de Kendale aurait du mal à se faire des amis parmi ses nouvelles fréquentations, et elle n’en aurait plus guère parmi les anciennes.
Il soupira. Même si elle ne voulait pas d’un homme, la pauvre enfant n’imaginait pas combien elle aurait besoin d’un mari, bientôt.
Un oreiller serré sur sa poitrine, Emily se remémorait avec délice sa conversation avec Nick — y compris les piques qu’ils avaient échangées. Ainsi, il ne l’avait pas quittée de son plein gré ! Il serait revenu plus tôt, s’il l’avait pu ! Et mieux encore, il avait juré qu’aucun lien ne l’attachait à Deirdre Worthing !
Sa joie eût été complète s’il lui avait avoué qu’il l’aimait, mais elle n’avait pas osé lui poser la question, par crainte de la réponse.
Il s’était mis dans tous ses états, en la croyant atteinte du choléra. N’était-ce pas bon signe ? A son avis, il n’aurait pas été aussi bouleversé s’il ne ressentait rien pour elle…
D’un autre côté, réfléchit-elle, peut-être s’inquiétait-il simplement de compter un nouveau cas d’épidémie, sans relation directe avec sa personne. Une pensée qui avait de quoi atténuer quelque peu son euphorie. Mais Nick s’était montré réellement contrit de l’avoir bousculée de la sorte ; ce qu’il n’aurait pas été si elle lui était indifférente.
Cela dit, il avait toujours eu l’honnêteté de reconnaître ses torts, même les plus anodins. Et le souci de ne ressembler en rien à son père était aussi à placer dans la balance. Il se serait excusé envers n’importe qui pour cette seule raison. Etait-ce également ce motif qui l’avait poussé à lui expliquer les raisons de son départ ?
Excédée par cette valse-hésitation, Emily jeta l’oreiller loin d’elle. Puis elle poussa un soupir résigné. Elle avait beau essayer de tordre les événements à son avantage, rien ne lui prouvait que Nick l’aimait maintenant, ni qu’il l’avait aimée autrefois.
Quoi qu’il en soit, leur petite joute avait réveillé de doux souvenirs de leur ancienne amitié. Du temps où elle ignorait encore qu’elle l’aimait, et ne s’était pas encore mise à croire qu’il l’aimait.
C’était Nick qui lui avait appris à monter à cheval, pour qu’ils puissent galoper ensemble à travers les prairies de Bournesea. De son côté, alors que le précepteur de Nicholas n’avait jamais rien pu tirer de lui, elle avait réussi à lui enseigner le solfège et le piano sur le vieil instrument dont elle disposait au presbytère.
Ils avaient passé bien des journées ensemble, à s’occuper ainsi. Ils s’entendaient à merveille, malgré tout ce qui les séparait : le sexe, l’âge, la condition. Nick lui avait toujours témoigné le plus grand respect. Elle, au contraire, ne lui montrait nullement la considération confite que la plupart des gens croyaient devoir à un fils de comte, et il lui en savait gré.
Il lui avait souvent dit combien il appréciait qu’elle le traite en égal. Cela lui arrivait rarement, même dans son école. Il avait peu de vrais amis, lui avait-il avoué une fois, et cela donnait encore plus de prix à leur amitié. Pour lui, Emily était vraiment quelqu’un de « spécial ».
— Je ne suis pas sûre qu’il le pense toujours, marmonna-t-elle, les larmes lui montant aux yeux.
Elle les réprima vivement. Elle avait assez pleuré sur cette histoire, elle n’allait pas recommencer. Il fallait faire quelque chose de tout ce gâchis, maintenant et, de toute évidence, ce serait à elle de s’en charger.
A cet instant, la porte de l’armoire grinça et s’ouvrit lentement. Toute seule. Emily la fixa avec des yeux ronds, stupéfaite. Mais cet étrange phénomène eut le mérite de la ramener à la réalité : elle devait s’habiller et descendre, au lieu de se morfondre sur son triste sort.
Elle se leva et alla choisir une nouvelle toilette dans la garde-robe de la comtesse.
Cette maison était un vrai tombeau, se dit-elle. Les marins qui s’y trouvaient confinés de force devaient s’ennuyer à mourir, il serait bon de leur procurer quelques distractions pour les sortir de ce marasme. Certes, l’épouse du comte de Kendale ne pouvait décemment se mêler à eux pour les amuser ; mais elle pouvait au moins leur jouer du piano et faire en sorte que les journées leur paraissent moins mornes.
— Vous m’avez soufflé une excellente idée, madame, déclara-t-elle à lady Elizabeth, dont le parfum de lilas imprégnait encore l’armoire.
Emily rit de cette facétie. S’inventer une compagne et une confidente lui plaisait décidément beaucoup — même s’il s’agissait d’une amie fantôme. Et elle était sûre que la comtesse elle-même se serait amusée de cette idée saugrenue.
— Restez près de moi, je vous en prie ! poursuivit-elle sur le même ton. Sinon, je serai obligée de parler toute seule.
Elle se mit à fredonner doucement, cherchant à se rappeler d’autres airs que les hymnes qu’elle jouait chaque dimanche à l’église.
Une fois habillée, elle se dirigea vers le salon de musique. Si elle se souvenait bien, un piano devait s’y trouver.


chapitre 6

Nicholas se demanda s’il aurait pu éviter une mutinerie, ces deux dernières semaines, sans la présence d’Emily au manoir. Les hommes commençaient à s’irriter de leur inactivité forcée, quand elle avait eu la brillante idée de les occuper à sa façon. Ils avaient sauté sur ses suggestions comme s’il s’agissait d’ordres émanant de la reine Victoria en personne.
Frotter et récurer n’avait nullement de quoi les rebuter : la plupart d’entre eux avait passé leur vie à entretenir un bateau, et ils savaient s’y prendre. Mais qui eût cru que des loups de mer patentés se mettraient au jardinage avec une telle ardeur ? Qui eût pu imaginer qu’ils se récureraient de leur mieux chaque matin pour venir écouter, proprement coiffés et habillés, un passage des Saintes Ecritures lu par la jeune comtesse du haut de la galerie du premier étage ?
C’était sa musique, toutefois, qui avait été la plus belle trouvaille, pensa-t-il en souriant. Emily était une merveilleuse pianiste. Elle s’était taillé un franc succès en permettant à Brian Somer de l’accompagner sur son concertina, tandis que les hommes chantaient en chœur.
Cette femme ne cessait de le stupéfier. Elle était un ravissement permanent, une source constante de surprises, et il n’était pas le seul à être sous son charme. L’équipage au grand complet l’adorait.
Durant la première semaine, se souvint-il, il avait vécu un enfer. Chaque fois qu’il touchait Emily, l’approchait d’assez près pour humer le doux parfum de sa peau ou l’observait à l’autre bout d’une pièce, il se sentait enclin à des choses qu’elle n’aurait certainement pas accueillies de bonne grâce. Peut-être eût-elle toléré un chaste baiser sur le front ou sur la joue, mais il savait qu’il n’aurait jamais été capable de s’en tenir là.
Elle était devenue par trop désirable pour qu’il pût lui résister. Et savoir que son innocence n’attendait que lui pour être cueillie, savoir de surcroît qu’il en avait le droit, lui rendait cette chasteté forcée plus éprouvante encore que lorsqu’il était un jeune godelureau en proie aux affres de la passion.
Cela étant, il s’était tenu aussi loin d’elle que possible durant la deuxième semaine. Mais sa musique était venue le narguer jusque dans ses retranchements. Et il s’était vite retrouvé captif de ces volutes sinueuses, suavement tentatrices, brûlant plus que jamais de la faire sienne.
Demain, enfin, il serait libre de lui échapper, se dit-il avec soulagement. La quarantaine arrivait à son terme. Il ne serait pas mé******* de mettre entre eux une pleine journée de voyage.
Emily serait impatiente de retourner au presbytère avec Joshua, vraisemblablement. Pour sa part, il avait une foule d’affaires à régler à Londres. Il devait voir ses avoués — et annoncer au baron Worthing qu’il s’était marié, en lui en expliquant les raisons. Cette corvée ne l’enchantait nullement, mais elle devait être effectuée. Ensuite, il resterait quelque temps en ville pendant que sa femme installerait son père et son frère au manoir, si elle le souhaitait.
Ce soir-là, il avait décidé de donner une fête pour célébrer le retour de la bonne santé générale et leur victoire sur le choléra. Personne d’autre n’avait été touché par l’épidémie, et les trois victimes étaient maintenant complètement remises.
Il fallait qu’il aille retrouver Emily, maintenant, et voir si elle avait besoin d’aide pour les derniers préparatifs. Il quitta le bureau où il passait le plus clair de ses journées et se rendit dans la salle de bal.
Sa femme s’y trouvait bien, occupée à décorer les lieux avec de la verdure rapportée par les hommes.
— C’est superbe, déclara-t-il en la regardant travailler. Ces guirlandes seraient plus jolies encore avec des roses, mais celles du jardin sont encore en boutons, malgré vos efforts.
Emily le gratifia d’un sourire et acheva d’enrouler une branche de lierre autour d’une potiche.
— Oui, je regrette de ne pas en avoir, acquiesça-t-elle. Celles de mon père sont magnifiques, en ce moment.
— Voulez-vous que j’envoie quelqu’un en chercher ?
— Non, nous nous *******erons de cela.
Elle recula et examina son œuvre.
— Un décor simple et élégant. Qu’en pensez-vous ?
— C’est parfait.
En lui-même, Nick se dit que tous les hommes présents n’auraient d’yeux que pour elle, de toute façon, et qu’ils se moqueraient bien de manquer de fleurs.
Il sourit devant l’aspect qu’elle présentait en cet instant. Ses boucles blondes émergeaient en désordre de l’atroce charlotte dont elle s’était affublée, elle portait la triste robe de drap gris avec laquelle elle s’était introduite chez lui le premier jour, et de la suie maculait sa joue.
Elle lui rendit gaiement son sourire.
— Je dois être horrible à voir, dit-elle en essuyant ses mains sur sa jupe.
— La plus charmante des cendrillons, répondit son mari qui brûlait d’envie de pincer ce petit nez mutin. Si vous alliez prendre un long bain et vous reposer un moment avant le début des festivités ? Joshua est parti chercher votre père. Je m’occuperai d’eux en vous attendant.
— Merci, mais je serai vite prête, assura Emily. Je me sens tellement surexcitée !
Elle joignit les mains et pirouetta sur elle-même pour une ultime vérification d’ensemble.
— Notre dernier jour de quarantaine ! Pouvez-vous le croire ?
— Ce n’est pas trop tôt, en effet, approuva Nick avec alacrité. A propos… J’ai demandé à Lofton et Simmons de vous aider à transporter vos biens de famille ici, pendant mon absence. Aurez-vous besoin d’autre chose ?
Les yeux d’Emily s’élargirent.
— Pendant votre absence ? Où allez-vous ?
— A Londres. Je dois y régler des affaires qui ont beaucoup trop attendu, depuis que j’ai hérité. La gestion du domaine, mes placements… Sans parler de questions d’ordre politique. Je pars demain.
La jeune femme se rapprocha de lui, les sourcils froncés.
— Vous serez certainement très occupé. Cette période est le point culminant de la saison mondaine, n’est-ce pas ?
Nicholas acquiesça. Il ne pouvait se permettre de manquer certains événements, s’il voulait user efficacement de son titre dans les années à venir. Il devait se faire une place parmi ses pairs, leur montrer quel genre d’homme il était, nouer des amitiés et des alliances qui lui prodigueraient ensuite l’influence nécessaire à son action. A quoi bon être lord si l’on ne remplissait pas les devoirs qui allaient avec cette position ?
Emily se frotta les mains comme pour se débarrasser des soucis qui la préoccupaient. Puis elle leva le menton d’un geste décidé.
— Je serai prête, annonça-t-elle.
Avant même qu’elle ait refermé la bouche, son mari refusait déjà d’un signe de tête.
— Pas cette fois, Emy.
— Bien sûr que si ! rétorqua-t-elle. Si vous osez partir sans moi, je me lancerai à vos trousses dès que vous franchirez la grille. Je suis sérieuse, Nick.
Il leva les mains, exaspéré.
— Ne pouvez-vous écouter ce que l’on vous dit ? J’ai déclaré que vous ne viendriez pas à Londres avec moi et je le maintiens. Comprenez-vous ?
— Non. Je viendrai quand même.
— Pour l’amour du ciel, Emily, pourquoi tenez-vous tant à m’accompagner ?
— Ce n’est pas que j’y tienne, mais je le dois.
— Oh, et pourquoi donc ?
Il était réellement curieux de savoir ce qui la poussait à se rendre dans la capitale, si elle n’y tenait pas vraiment. Pour sa part, s’il avait pu s’en passer, il l’eût fait volontiers. Il détestait les grandes villes en général, et Londres en particulier. Mais il se rappela qu’Emily n’avait jamais voyagé, et qu’elle ne pouvait se représenter les désagréments d’un air vicié ou de rues encombrées. Sans parler d’un autre danger : celui d’être rejetée par la haute société où elle s’attendait sans doute à être reçue à bras ouverts.
— Il ne s’agit pas d’un endroit sûr, Emy.
Elle lui décocha un sourire triomphal.
— Raison de plus pour que je vous accompagne, dans ce cas. Si quelqu’un vient à vous menacer, je lui rosserai la tête et le dos avec mon ombrelle. Elle est très solide, avec un bon manche en chêne.
Elle esquissa quelques gestes d’attaque pour illustrer sa déclaration. Malgré lui, Nick se mit à rire et secoua la tête.
— Ah, Emily ! Vous êtes vraiment unique.
Mais il avait besoin de se montrer ferme avec elle, se rappela-t-il. Il reprit un air grave et se racla la gorge.
— Sérieusement, je ne puis vous emmener.
— Qui vous demande d’être sérieux ? J’irai à Londres, avec vous ou derrière vous, affirma-t-elle en penchant la tête de côté comme pour mieux le défier.
— En m’épousant, vous avez juré de m’obéir, lui rappela-t-il d’un ton bourru.
Elle sourit et leva une main, les doigts croisés.
— Pas vraiment.
— Tout ceci est puéril, Emily. Vous êtes une femme adulte, maintenant. Essayez de vous conduire comme telle.
Elle passa devant lui, balayant ses bottes de ses jupes poussiéreuses.
— C’est ce que je vais faire sur-le-champ. Veuillez m’excuser, je dois préparer mes bagages.
Nicholas tournoya sur lui-même pour la rattraper, mais il la manqua.
— Vous ne m’accompagnerez pas, Emily !
— Je vous suivrai donc.
Sur ces mots, elle s’engouffra dans le vestibule et se dirigea vers l’escalier.
Nick alla jusqu’à la porte, excédé, pour la suivre des yeux. Cette petite trublionne allait le rendre fou ! fulmina-t-il en lui-même. Pourtant, au fond de lui, il sentait poindre un espoir prêt à éclore, tels les boutons de roses qu’elle soignait avec tant de zèle. Apparemment, elle avait également décidé de s’occuper de lui. Et si cette occasion était mal choisie, il s’avisa qu’il goûtait assez l’attitude de propriétaire qu’elle adoptait à son égard.
Si elle se souciait de lui à ce point, se dit-il, elle n’aurait sûrement pas le cœur de le laisser moisir trop longtemps dans la pénible situation où il se trouvait. Et s’il se montrait habile, peut-être accepterait-elle bientôt de tirer un trait définitif sur le passé.
Sa rancœur des premiers jours semblait s’être à peu près apaisée. Et il n’était pas nécessaire de croire à l’amour, conclut-il avec un petit sourire satisfait, pour partager un délicieux compagnonnage.
Il s’aperçut soudain que Wrecker l’avait rejoint et gardait comme lui les yeux rivés sur l’escalier où Emily avait disparu.
— Moi aussi, Milord, je viens avec vous, annonça le matelot.
— Vraiment ! répondit Nick en posant ses poings sur ses hanches. Si cela continue, nous allons former une jolie parade ! Je présume que vous avez une raison impérative de vous rendre à Londres, vous aussi ?
Son compagnon ne semblait nullement inquiet à l’idée d’essuyer une nouvelle fois sa colère. Il n’avait jamais fait allusion au direct qu’il avait reçu — et ne paraissait pas non plus en avoir tiré de leçon, à vrai dire.
— Je connais Londres comme personne, Milord. Je suis né et j’ai grandi dans les bas-fonds. La ville n’a pas de secrets pour moi, je l’ai écumée dans tous les sens pendant mes premières années. Notre dame aura bien besoin de moi pour la protéger et lui montrer toutes les ficelles, quand vous serez occupé ailleurs.
— Vous ne manquez pas d’audace, mon gars ! observa Nick avec une pointe d’amusement. Vous pensez donc que je vais vous autoriser à veiller sur ma femme ?
— Oui, Milord. C’est un ange tombé du ciel, déclara doucement le colosse en regardant vers l’étage. Je lui ai causé du tort, en parlant comme je l’ai fait quand elle est arrivée ici. J’ai une dette envers elle.
Le comte ne le contredit pas. En plus de cette « dette », il savait aussi que le marin vouait une véritable vénération à Emily et ne s’en cachait pas.
— Le capitaine Roland va lever l’ancre dans la semaine. Vous ne voulez pas repartir avec lui sur le Merry May ?
Wrecker soupira, arracha son bonnet de laine mangé par les mites et fourragea dans sa tignasse.
— Les bateaux, je crois que j’en ai eu ma dose, bougonna-t-il. J’ai mis une petite pelote de côté… et j’me dis que vous allez sûrement pas trop mal me payer, pas vrai ?
Nicholas réfléchit un instant. Un homme de plus n’était jamais à dédaigner, sur les routes. En outre, si Emily voulait sortir se promener ou faire des emplettes dans Londres sans lui, il serait bon qu’elle ait un guide et un garde du corps. Les rues de la capitale pouvaient receler bien des pièges et bien des dangers, pour une candide provinciale qui n’y avait jamais mis les pieds.
Ce grand costaud donnerait sa vie pour sa femme, il en était certain. Bien que son aspect laissât à désirer et qu’il ne fût pas une lumière, Roland assurait qu’il n’y avait pas plus loyal ni plus fort que lui dans tout l’équipage.
— Savez-vous tirer ? demanda-t-il.
Wrecker sourit jusqu’aux oreilles.
— Oui, mais je me défends encore mieux avec une lame.
— Quatre shillings par semaine ?
— Cinq. J’ai commencé à trois quand j’attrapais les rats, à treize ans.
Nick hocha la tête.
—Va pour cinq. Venez avec moi ; nous allons nous occuper de votre livrée.
Le matelot ricana.
Une livrée ? Vous me faites marcher, patron.
— Absolument pas. Vous devrez avoir l’air d’un valet, si vous escortez la comtesse. Il faudra aussi vous laver un peu mieux, mon brave, tout entier et avec du savon. Enfin, nous demanderons à un membre de l’équipage de couper un peu cette crinière et de raser cette barbe, ajouta Nick en l’examinant avec attention.
Wrecker hocha la tête, l’air contrarié.
— Je ne ferais pas ça pour quelqu’un d’autre, maugréa-t-il.
— Moi non plus, affirma Nicholas avec un petit rire sec. Mais une autre que ma femme obéirait à son mari et saurait rester à sa place.
Ils se rendirent ensemble dans les greniers où il avait fait entreposer les vêtements de son père quand il avait pris possession des appartements de maître. Taillé comme il était, Wrecker ne pourrait rentrer que dans les costumes de l’ancien comte. Aucune livrée disponible n’aurait pu lui convenir. Et Nick savourait assez l’idée d’habiller un ancien garnement des bas-fonds avec les gilets de satin et les coûteuses redingotes de feu sir Ambrose.
Tandis qu’ils ouvraient les malles pour en examiner le contenu, il songeait à Emily. L’existence à Londres risquait de lui être bien plus dure qu’elle ne le pensait. Car si Wrecker ou lui-même pourraient la protéger physiquement, nul ne pourrait la préserver du mépris qu’elle aurait à endurer en tant que roturière devenue comtesse. Devait-il l’en avertir, ou ne rien dire et espérer que les flèches de ses ennemis manqueraient leur but ?
Il y avait aussi l’éventualité du scandale provoqué par l’annulation de ses prétendues fiançailles. Mais il n’y croyait pas trop. Worthing ne souhaiterait certainement pas plus que lui voir son nom éclaboussé par de tels remous. Doté d’une fille à marier et d’une épouse très en vue dans la haute société, le baron aurait encore plus à perdre que lui.
Toutefois, conserver l’estime de ses pairs à la Chambre des Lords lui importait grandement, réfléchit-il encore. Il tenait à gagner le respect qui avait manqué à son père. Et si aucun de ceux qui avaient connu l’ancien comte de Kendale ne s’étonnerait de ce faux, ils pourraient néanmoins penser que son fils ne valait pas mieux que lui. Dénoncer son géniteur afin d’échapper à un engagement de cette importance serait certainement considéré comme un grave manquement à l’honneur.
Il s’inquiétait aussi de ce qu’Emily penserait de lui. Elle commençait juste à s’amadouer à son égard. Il ne voulait pas perdre la chance qu’ils semblaient avoir de pouvoir mener ensemble une vie agréable.
La seule solution serait de persuader Worthing de garder cette affaire secrète, si jamais le baron menaçait de l’éventer. Il lui faudrait trouver un moyen d’y parvenir. De toute son âme, il souhaitait éviter qu’Emily ne soit touchée par des rumeurs déplaisantes. Mais comment réussirait-il à l’isoler suffisamment pour cela, quand il était incapable de l’empêcher de le suivre à Londres ?
Il eût certes été plus simple de remettre cette explication à plus tard, quand Worthing rejoindrait sa propriété de campagne à la fin de la Saison. Mais un tel délai serait impardonnable. Il devait la vérité au baron sans attendre. Et à Deirdre aussi, bien sûr.
Dieu ! Qu’il serait heureux de réduire ce maudit contrat en charpie, quand cette histoire serait terminée ! Le seul fait de poser les yeux dessus le révulsait, en lui rappelant à quelles extrémités son père était allé pour contrôler sa vie par ses manigances et ses machinations. Néanmoins, il ne devrait pas oublier de le sortir de ce satané tiroir pour le mettre dans sa valise avant de partir, le lendemain. Son avoué voudrait certainement le consulter.
Wrecker l’arracha à ses tracas par une remarque amusée.
— Lady Emily va faire sensation à Londres, dans ses belles robes ! Les douairières vont en avaler les épingles de leur chignon. Pas vrai, Milord ?
Nick crispa les paupières et secoua la tête, outré par sa propre étourderie. Il était en train d’attifer un matelot comme un aristocrate, pour qu’il ne leur fasse pas honte lorsqu’ils arriveraient à Londres, et il n’avait pas songé un instant aux toilettes d’Emily ! Comment pourrait-il laisser sa jeune épouse, comtesse fraîchement émoulue, paraître en société dans les robes de sa mère qui avaient plus de dix ans d’âge ?
Il pinça les lèvres. Etait-ce le fruit de son imagination, ou ses problèmes ne faisaient-ils que croître d’heure en heure ?
Emily se baigna et s’habilla en un temps record. Lofton et Rolly avaient charrié des seaux et des seaux d’eau chaude à l’étage pour emplir le tub en cuivre, mais elle ne passa pas plus de cinq minutes dedans. Après quoi elle enfila une ravissante création lavande, en crêpe Georgette, dont la teinte convenait à ravir à son teint ; puis elle s’assit sur le pouf installé devant sa coiffeuse, se hâtant de mettre ses boucles en forme et de les fixer avec des épingles pendant que ses cheveux étaient encore humides. Ainsi, elles prendraient le bon pli en séchant et ne bougeraient plus — du moins l’espérait-elle.
Comme elle se réjouissait à l’avance de cette fête ! Son père et Josh allaient être si fiers de voir comment elle avait organisé sa première réception !
Pour ce qui était de la suite, les hommes avaient descendu une malle du grenier, à sa demande. Elle y avait déjà entassé les toilettes de la comtesse, qu’elle porterait durant leur séjour à Londres. Une chance que Nick lui ait permis d’utiliser la garde-robe de sa mère, pensa-t-elle avec gratitude. S’il savait à quel point ces jolies choses lui donnaient du courage ! Grâce à ces tenues élégantes, elle serait suffisamment présentable pour ne pas faire honte à son mari.
— Sans doute se tourmente-t-il à l’idée que je ne sois pas à la hauteur de la situation, déclara-t-elle au petit miroir ovale qui lui renvoyait son reflet. Mais je le surprendrai !
Elle s’obligea à sourire et haussa les sourcils. Une boucle se défit, se dégageant de l’épingle qui la retenait pour tomber en une gracieuse arabesque le long de son cou. Emily soupira, s’apprêta à la remettre en place, puis décida finalement de la laisser en l’état.
— C’est beaucoup mieux, finalement. Moins sévère. Je n’ai plus l’air d’une fille de pasteur stricte et compassée, de la sorte, commenta-t-elle avec un petit rire. Etes-vous de mon avis, lady Elizabeth ?
Elle bondit sur ses pieds et tournoya dans la chambre, les bras levés comme si elle dansait avec un cavalier.
— Eh bien, qu’en pensez-vous ?
Elle n’obtint pas de réponse, bien sûr. La comtesse était morte depuis dix ans. Mais Emily se plaisait à penser que sa belle-mère aurait apprécié son apparence, si elle avait pu la voir. Comme pour lui confirmer cette opinion, la fine étole en mousseline lavande assortie à sa robe glissa du bord du lit et chut à ses pieds.
La jeune femme exécuta une profonde révérence, histoire de s’entraîner, ramassa le fichu et le drapa élégamment autour de ses épaules, juste au-dessus du coude. Ainsi parée, elle se sentait prête à affronter n’importe qui, se dit-elle.
« Péché d’orgueil apporte souvent sa ration d’amertume », pensa-t-elle alors, ce proverbe résonnant dans sa tête comme un sévère avertissement. Cette fois, elle n’attribua pas cette mise en garde à la comtesse ; elle savait qu’elle venait de son propre for intérieur, souvenir des sermons de son père qui lui avait prôné toute sa vie les vertus de la modestie et de l’humilité. Mais elle avait beau mépriser la vanité, elle était forcée de constater que les choses allaient plutôt bien pour elle.
Exceptionnellement bien, même. Ne serait-elle pas en route pour Londres avec son mari, le lendemain ? Ce voyage ne la tentait pas outre mesure, mais il était hors de question qu’elle le laisse partir seul. Comment réussiraient-ils à s’accommoder de ce mariage s’ils ne restaient pas ensemble ? Cela prendrait du temps, elle ne l’ignorait pas, vu le nombre de problèmes qu’ils avaient à résoudre au départ. Mais du temps, ils en avaient. Pour le reste, elle s’occuperait de les rapprocher l’un de l’autre. Et tout finirait par s’arranger, elle en était convaincue.
Les informations que Nick lui avaient fournies à propos de son départ et de Deirdre l’avaient beaucoup réconfortée. Le vieux comte n’avait cherché qu’à la décourager en lui faisant croire que son fils l’avait dupée, voilà tout. C’était bien dans ses manières. A quoi bon continuer à s’inquiéter en permanence, comme si tout devait toujours aller de travers ? Elle n’en voyait pas la nécessité. Un peu de confiance en soi ne faisait pas de mal, en fin de compte.
Ce soir, en tout cas, elle ne s’inquiéterait que d’une chose : savoir à qui elle accorderait sa première danse, quand Rolly prendrait son crincrin et Somers son accordéon.
Sourire aux lèvres et la démarche légère, Emily descendit au rez-de-chaussée. Arrivée au bas de l’escalier, elle s’avisa soudain qu’elle était en avance et décida d’entrer un instant dans le bureau de Nick pour y prendre une feuille de papier. Avant de partir pour Londres, elle voulait dresser une liste des affaires à prendre au presbytère, afin de la donner aux hommes qui se chargeraient du déménagement.
Rédiger ces instructions ne lui prendrait que peu de temps et éviterait bien des tracas à son père, durant la semaine à venir. Ensuite, se promit-elle, elle ne songerait plus qu’à la fête à venir et à son voyage du lendemain.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:18 AM

— Pour l’amour du ciel, que faites-vous là ? s’exclama Nicholas.
Il n’en croyait pas ses yeux. Et son ahurissement n’était pas dû au fait qu’Emily était rayonnante, dans cette robe lavande dont le corsage plissé et les larges volants superposés mettaient en valeur sa taille de guêpe. Ni à l’éclat de ses cheveux, dont la blondeur brillait comme de l’or à la lumière de la lampe à pétrole. Ce qui le choquait au-delà de toute expression, c’était qu’elle se permettait de fouiller dans son secrétaire comme si elle en avait tout à fait le droit !
A l’instant où il avait franchi le seuil de son bureau et l’avait aperçue dans cette posture, le contrat de fiançailles lui était immédiatement revenu à la mémoire. Une sueur froide l’avait saisi. Si elle découvrait ce document dont il lui avait tu l’existence, elle ne comprendrait jamais. Bonté divine ! Comment avait-il pu se montrer aussi imprudent, en ne prenant pas les précautions qui s’imposaient ? Ou en omettant de mentionner ce faux à sa femme, ce qui était stupide.
Elle leva les yeux, une main glissée dans le tiroir central de l’imposante table en chêne.
— Je cherche une feuille de papier, répondit-elle sans la moindre gêne. J’ai une liste à établir.
Nick la rejoignit d’un pas raide, la força à s’écarter et referma le tiroir d’un geste sec.
— Il vous suffisait de me la demander, maugréa-t-il, les dents serrées. Est-ce que je me permets de fouiller dans vos affaires, moi ?
Emily souffla.
— Comme je ne possède strictement rien dans cette maison, la question me paraît mal venue. Et quand j’aurai des affaires personnelles, vous pourrez fouiner dedans si cela vous chante. Je n’ai pas de secrets.
Nicholas se crispa.
— J’apprécierais que vous respectiez mon domaine privé.
Elle l’observa, les paupières plissées.
— Auriez-vous des secrets ?
L’audace de cette femme ! Cette pièce compromettante mise à part, il ne tenait pas à la voir fourrer son joli nez dans des dossiers confidentiels, lorsqu’il commencerait à exercer ses fonctions. La diplomatie et la politique exigeaient de la discrétion. Il ne pensait pas qu’il viendrait à l’esprit d’Emily de divulguer des secrets d’Etat, mais c’était une question de principe.
Un homme avait droit à une certaine intimité, et il accordait grand prix à la sienne. Jusqu’ici, aucun de ses collaborateurs ne se serait permis la moindre effraction de ce genre dans son sanctuaire personnel.
Il ouvrit un tiroir situé sur la droite et en sortit avec brusquerie une liasse de feuilles aux armoiries de sa famille.
— Voici votre papier, déclara-t-il d’un ton bref.
Emily prit la liasse, l’étudia un instant encore et haussa les épaules.
— J’aurais aussi besoin d’une plume.
D’une main impatiente, Nicholas lui désigna le petit écritoire orné de nacre. Elle leva les sourcils.
— Puis-je m’asseoir, demanda-t-elle en indiquant le grand fauteuil en cuir, ou ce siège est-il réservé à votre seul usage, lui aussi ?
Comme un léger sourire pointait au coin de ses lèvres, l’irritation du comte s’accrut.
— Je ne vois pas en quoi je vous amuse, madame.
Il tira le fauteuil pour le lui offrir. Apparemment, Emily était destinée à envahir les moindres recoins de son existence. Que cela lui plaise ou non, il ferait mieux de s’y habituer, se dit-il.
— Mettez-vous à l’aise, déclara-t-il avec une pointe de sarcasme.
Elle lui décocha une œillade faussement indulgente.
— Quelle humeur, milord ! Et moi qui prévoyais de vous accorder ma première danse, ce soir. Je crois que je vais changer d’avis.
Elle choisit un porte-plume et déboucha l’encrier avec précaution. Nick s’appuya sur un coin du bureau, les bras croisés, et l’observa d’un œil de faucon. La vue de ses doigts graciles manipulant délicatement les instruments d’écriture ne tarda pas à lui donner des idées déplacées, qu’il s’évertua en vain à chasser de son esprit. Savoir qu’il ne jouirait pas avant longtemps du suave contact de ces mains fines sur sa personne n’avait rien pour améliorer ses dispositions. Puisqu’il en était ainsi, il décida qu’il ne toucherait pas sa femme, lui non plus.
— Je ne danse pas, l’informa-t-il sèchement.
Elle plongea la plume dans l’encre, l’essuya sur le bord de l’encrier et en examina la pointe.
— Bien sûr que si ! répliqua-t-elle. C’est moi qui vous ai appris.
Le souvenir de ces leçons s’engouffra dans l’esprit de Nick comme si Emily venait d’ouvrir une porte toute grande, laissant entrer un puissant courant d’air. Soudain, sa réaction lui parut absurde. Le contrat était rangé, en sûreté. Pourquoi faisait-il tant d’histoires à ce sujet ? Etait-ce son passé d’enfant unique qui le rendait si possessif par rapport à ses affaires personnelles ? C’était probable.
Il n’avait jamais aimé partager, se rappela-t-il. Sauf avec Emily. Jadis, il avait souhaité lui donner tout ce qu’elle pouvait désirer — et il le souhaitait toujours. Sapristi ! Elle pouvait bien s’approprier ce secrétaire, ce fauteuil, cet écritoire et même son bureau tout entier, si elle en avait envie.
Un sourire lui échappa avant qu’il n’ait le temps de le retenir. De toute manière, elle ignorait ses réprimandes. Rien ne l’effrayait — ni sa colère, ni ses menaces, ni même le choléra. Devenue femme, Emily Loveyne continuait à aller de l’avant sans se soucier du reste, toujours aussi intrépide, toujours aussi résistante qu’une boule de latex des Indes.
Il l’observa tandis qu’elle rédigeait sa liste d’une écriture fine et inclinée.
— Ce mémoire m’est-il destiné ? demanda-t-il en s’efforçant de paraître plus aimable, moins aigre.
Il n’avait nulle intention de s’excuser, puisqu’il était dans son droit, mais à quoi bon continuer à la rudoyer quand elle n’accordait pas la moindre importance à ses remarques ? Il préférait faire la paix avec elle.
Emily l’étudia brièvement à travers ses longs cils ambrés.
— Oui, répondit-elle. Je dresse une liste de livres à acheter. Des livres de poésie. J’aurai besoin d’en avoir une bonne provision sous la main, à ce qu’il semble. Dites-moi, appréciez-vous Keats ?
Nick grimaça.
— Je trouve ses vers malsains. Sa folie s’y sent trop.
— Fort bien. Je le place en tête.
Elle mit un point final à sa liste, posa sa plume et s’adossa au fauteuil, les mains sur les accoudoirs chantournés. Nicholas ne put s’empêcher d’observer ses doigts qui caressaient distraitement le bois ciré, et son imagination s’enflamma de nouveau. Il retint son souffle.
— Ce caprice est-il terminé ? demanda Emily.
Il écarta les pensées lubriques qui l’assaillaient et lui dédia un sourire forcé.
— Oui. M’accorderez-vous cette danse ?
— Naturellement, répondit-elle en se levant. Et je respecterai vos appartements privés, à l’avenir. Je vous demande pardon de cette intrusion.
Elle n’avait pas l’air de regretter son geste le moins du monde, de fait, mais Nicholas décida malgré tout de se montrer bon prince. Il lui offrit son bras.
— Vous êtes pardonnée. Vous rendez-vous compte ? Nous venons d’avoir notre première dispute conjugale, ajouta-t-il avec un sourire sincère, cette fois.
Sa femme leva les yeux vers lui, l’air peu convaincu.
— La première, vraiment ?
— Alors, disons que ce sera la dernière, suggéra Nick d’un ton emphatique.
Elle se mit à rire.
— Je ne pense pas que ce soit la dernière non plus. J’en mettrais ma main au feu.
Nicholas lui décocha une œillade faussement horrifiée.
— Grands dieux ! Une fille de pasteur qui ose parier sur l’avenir ? C’est la première fois que j’entends une chose pareille.
L’expression d’Emily, partagée entre l’espoir et la crainte, l’émut profondément.
— J’ai pourtant relevé l’un des défis les plus difficiles qui soient pour une femme, non ? rétorqua-t-elle.
Il approuva d’un signe de tête. Elle avait raison. Ce mariage constituait pour eux deux un pari gigantesque.
En l’escortant vers la salle de bal, il songea de nouveau au contrat de fiançailles et à l’épouse que son père lui avait destinée. Sans cette quarantaine qui les avaient contraints à se marier, Emily ne lui aurait peut-être jamais permis de se justifier à ses yeux. Elle aurait continué à le haïr, et, faute de pouvoir la regagner, il se serait probablement résigné à épouser Deirdre. En cet instant, c’est la fille du baron Worthing qui eût été à son bras.
Pouvait-on décemment se réjouir d’une épidémie de choléra ? se demanda-t-il. Il n’en était pas loin.
— Vous ai-je dit que cette couleur vous va à ravir ? demanda-t-il à brûle-pourpoint.
— Non, répondit Emily qui devint rose vif, en dépit de ses efforts visibles pour garder un air détaché.
Elle haussa les épaules.
— Si vous m’aviez fait un tel compliment, de toute manière, je l’aurais mis sur le compte de votre mauvaise conscience.
— Sincèrement, je vous trouve très belle dans cette robe lavande, renchérit Nick.
— Alors je suppose que je dois vous exempter des sonnets de Keats. Pour cette fois ! précisa Emily, l’index levé.
Son mari poussa un soupir théâtral.
— Ouf ! marmonna-t-il. Je l’ai échappé belle.
Elle rit gaiement, ainsi qu’il l’avait escompté. Et il se sentit heureux qu’ils fassent leur entrée de cette façon-là.
L’image qu’ils offraient au pasteur, à Joshua et au restant de l’équipage était celle qu’il brûlait de voir perdurer. Mais il savait bien que ce doux instant de bonheur et d’harmonie serait aussi évanescent qu’une bulle de savon.
Emily commençait seulement à reprendre confiance en lui. Elle s’aventurait à pas prudents, hésitants, vers une camaraderie semblable à celle qu’ils partageaient autrefois. Ils étaient encore très éloignés du point où elle lui rouvrirait son cœur, comme ce jour où il l’avait embrassée.
Tant d’embûches l’attendaient à Londres, qu’elle ne soupçonnait même pas ! pensa-t-il avec appréhension. Elle s’était lancée dans un défi plus périlleux encore qu’elle ne pouvait l’imaginer. Et non seulement elle allait encore se compliquer la tâche, en l’accompagnant si tôt après leur mariage, mais elle allait lui compliquer la sienne, aussi ! Toutefois, en l’obligeant à rester à Bournesea, il aurait détruit les minces avancées qu’il avait obtenues jusqu’ici ; il n’en avait aucune envie.
Dès que Rolly les aperçut, il attaqua une gigue endiablée sur son vieux violon. Alors, Nick enlaça aussitôt la taille de sa femme et l’entraîna sur le parquet ciré, riant de sa surprise et de ses protestations tandis que leurs compagnons l’encourageaient gaiement.
Pour ce soir, décida-t-il, il ne voulait plus songer qu’à serrer sa délicieuse épouse contre lui et à profiter avec elle des plaisirs de la danse. Un homme méritait au moins une soirée de répit, pendant sa lune de miel.
De fait, il aurait eu droit à bien davantage, rectifia-t-il en lui-même. Mais tant que leur mariage ne serait pas plus solidement amarré, il devrait se *******er de ce qu’il avait. Et même si Emily s’était juré de le faire attendre, même si le chemin qui s’ouvrait devant eux ne serait certainement pas jonché de roses, il se sentait soudain plus optimiste qu’il ne l’avait jamais été depuis leurs drôles de noces. Oui, conclut-il. Ils avaient d’excellentes chances de sortir vainqueurs de cette épreuve — à condition de rester unis face aux écueils et au fracas.
— Rolly doit commencer à se fatiguer, observa Emily après plusieurs danses enchaînées coup sur coup. Ne devrais-je pas le remplacer un moment ?
Nicholas l’escorta à contrecœur jusqu’au piano à queue, un vieil instrument monumental qui avait grand besoin d’être accordé. Mais la jeune femme jouait si bien que nul n’aurait songé à se plaindre de quelques fausses notes.
Lorsqu’elle fut assise au clavier, il se pencha vers elle et lui murmura :
— Vous souvenez-vous de Promenade à la roseraie, Emy ?
Comme elle ne répondait pas, il insista :
— Je n’ai plus entendu cet air depuis des siècles. Nous pourrions…
— Non, trancha-t-elle d’un ton sec, plus froide qu’il ne l’avait jamais vue en quinze jours. Je l’ai oublié.
Très droite, elle posa les doigts sur les touches et entama une ballade de marin que Lofton adorait entonner à pleine voix.
Alors Nick, brusquement, se remémora les premières paroles de la chanson qu’il lui avait réclamée, et qu’ils avaient si souvent chantée en chœur par le passé :
« Là où ils se promenaient ensemble autrefois,
Elle était seule avec sa peine.
Les roses étaient toujours là,
Mais son amour s’était enfui.
Oh, la triste folie d’aimer… »
La suite lui échappait, mais il comprit la gravité de son erreur. Il avait seulement voulu ressusciter ces joyeuses après-midi où ils chantaient à tue-tête en se tenant par la main, esquissant des pas de danse à travers la prairie et mimant des scènes ridiculement romantiques pour accompagner cette rengaine de midinette.
De toute évidence, la rengaine en question avait pris un autre sens pour Emily, entre-temps.
Il se promit de lui expliquer son impair le lendemain, en roulant vers Londres. Pour l’heure, elle ne semblait guère disposée à l’entendre et il ne pouvait l’en blâmer.
Un pas en avant, deux pas en arrière, se dit-il avec résignation. Ce mariage était parti pour lui donner du fil à retordre, apparemment.
Quand le matin pointa, si humide et si froid qu’il paraissait s’infiltrer entre les pierres du manoir, Emily se renfonça sous sa courtepointe et souhaita brièvement ne pas avoir à quitter la chaleur de son lit.
Les réminiscences de la soirée précédente lui tirèrent un sourire de *******ement. Nicholas s’était enfin décidé à abandonner cet air revêche qu’il avait ramené d’outremer pour se remontrer sous son jour d’autrefois, charmant et attentionné.
Oh, elle n’ignorait pas qu’il eût préféré la laisser à Bournesea, si elle lui en avait laissé le choix. Mais au moins capitulait-il avec grâce. Faute de mieux, elle devait s’en satisfaire.
Elle comprenait parfaitement qu’il ne soit pas enthousiaste à l’idée de présenter la nouvelle comtesse de Kendale, simple fille de pasteur, à la fine fleur de l’aristocratie anglaise. Elle non plus, ne tressaillait pas d’impatience à cette idée.
Nick était trop charitable pour lui avouer ses craintes, elle le savait, mais elle n’était pas naïve au point de s’enjoliver la réalité. Simplement, il lui avait paru plus habile de relever ce méchant défi dès le départ. Plus ils attendraient, plus la chose deviendrait difficile.
Ils étaient mariés, après tout. Et puisque Nick avait manifesté son intention de résider à Londres plusieurs mois par an, plus vite ces gens admettraient qu’il avait épousé une roturière, mieux ce serait.
Elle rabattit ses draps et se leva pour procéder rapidement à ses ablutions matinales. Aucune tenue de voyage ne figurant parmi les toilettes de lady Elizabeth, elle enfila la robuste robe de basin noir que Joshua avait eu la bonne idée de lui rapporter du presbytère, la veille. De toutes ses possessions, c’était la seule qui serait à peu près à même de subir une journée entière en voiture. Elle ne ferait pas une entrée flamboyante dans la capitale, ainsi vêtue, mais qui la verrait, à part les domestiques de Nick installés dans sa maison de ville ?
Elle rassembla en hâte sa pèlerine, ses gants et son réticule, puis elle s’apprêta à rejoindre Nicholas en bas pour lui annoncer qu’elle était prête.
Au moment de quitter la chambre de la comtesse, toutefois, elle se retourna un instant sur le seuil.
— Si seulement vous pouviez m’accompagner, milady ! murmura-t-elle.
Puis elle sourit, se moquant d’elle-même et de ses appréhensions ridicules. Elle était lady à son tour, maintenant. Et comtesse. Elle ne devait plus l’oublier une seule seconde.
— Bonjour.
Occupé à surveiller le chargement de leurs malles sur le toit de la berline, Nick la salua d’un bref signe de tête.
Emily adressa un petit signe de main à Wrecker, en train d’arrimer les bagages. Le jeune Sam Herring, promu cocher, était déjà installé sur son siège et s’efforçait de calmer les deux chevaux attelés à la voiture. Puis un autre homme arriva, tenant par la bride une jument sellée.
— Allez-vous faire le voyage à cheval ? demanda Emily à son mari.
Il fronça les sourcils.
— Cette bête sera attachée derrière la voiture. Wrecker et moi la monterons tour à tour sur certaines portions du trajet. Il y a des endroits où il vaut mieux prévoir une escorte extérieure.
Emily n’eut pas besoin de l’interroger davantage. Elle avait lu des récits de voyages et n’en ignorait pas les dangers. Avec le sous-emploi qui affligeait le pays, nombreux étaient les indigents qui devaient recourir au vol pour survivre. Les coches transportant des gens riches étaient des cibles de choix pour les bandits de grand chemin.
Les deux chevaux de l’attelage secouaient leurs traits, visiblement peu enclins à se mettre en route par cette matinée de brouillard. En elle-même, la jeune femme admit qu’elle les comprenait tout à fait. Seule sa fierté l’incitait à faire bonne figure dans ce temps gris et mouillé.
Nick ouvrit la portière de la berline et l’aida à monter, avant de la suivre dans l’habitacle.
— Vous êtes toujours certaine de vouloir partir ?
Elle sourit avec assurance en arrangeant ses jupes, son réticule posé près d’elle sur la banquette.
— Bien sûr ! affirma-t-elle brillamment. Je ne manquerais ce départ pour rien au monde.
La voiture vibra et grinça sous le poids de Wrecker, qui vérifiait une dernière fois leur chargement.
— Tout est paré, patron ! cria-t-il d’en haut.
— Alors partons, déclara Nicholas.
Il frappa la paroi de sa canne à pommeau d’argent pour donner le signal à Sam. Tandis que le lourd véhicule franchissait les grilles en cahotant, Emily se cramponna des deux mains au bord du siège.
— Je n’ai pas grande expérience de ce genre de voiture, dit-elle, un sourire crispé sur les lèvres.
De fait, elle n’était jamais montée que dans la charrette à un cheval de son père. Et le cuir lustré de la banquette était si lisse qu’elle s’attendait à en glisser à la première secousse.
— Celle-ci est superbe, ajouta-t-elle en observant l’intérieur tendu de soie et les lanternes installées de chaque côté.
— Cette berline est ancienne et assez mal suspendue, commenta Nick avec une moue de mépris. Mon père aurait dû la changer depuis longtemps.
Il cala sa sacoche dans un coin du siège, puis se débarrassa de sa cape d’un coup d’épaule et ôta lentement ses gants, tirant un doigt après l’autre. Après quoi il défit les boutons de sa redingote et haussa un sourcil.
— Cela vous ennuierait-il que je m’installe près de vous, afin que nous soyons tous les deux dans le sens de la marche ?
Vu l’ampleur de ses jupons, ils ne tiendraient jamais côte à côte, pensa la jeune femme.
— Nous pouvons changer de place, si vous voulez.
— Non. Le trajet risque d’être cahoteux, rouler à l’envers pourrait vous incommoder.
— Craignez-vous les nausées ? s’enquit Emily, inquiète.
Il secoua la tête, tandis qu’il l’aidait à rassembler autour d’elle les volumineuses étoffes.
— Cela ne m’est jamais arrivé jusqu’ici, mais mieux vaut se montrer prévoyant, ne pensez-vous pas ?
D’un mouvement souple et gracieux, en dépit de sa haute taille, il se leva et la rejoignit.
Voilà. C’est beaucoup mieux ainsi.
Il passa un bras sur le haut du dossier et appuya l’autre dans l’embrasure de la fenêtre, afin de pouvoir se retenir.
Emily se tortilla, cherchant à se mettre à son aise. Elle se sentait quelque peu chamboulée, avec Nicholas si proche d’elle. Le parfum épicé de son eau de Cologne l’enveloppait, fort agréable, mêlé à l’odeur subtile de sa peau. Du coup, son cœur battait trop vite à son gré et elle ne parvenait pas à rassembler ses esprits.
— Détendez-vous, conseilla-t-il. Vous n’allez tout de même pas voyager jusqu’à Londres perchée au bord de cette banquette.
— Non, bien sûr, répondit-elle avec un petit rire nerveux.
Où devait-elle poser les mains ? La droite était coincée entre sa robe et la cuisse de Nick. Malgré ses gants et les couches de tissu qui les séparaient, elle percevait la dureté de ses muscles. Quant à la gauche, elle avait perdu son point d’appui et restait crispée dans son giron, inutile.
— Appuyez-vous au dossier, insista Nick alors que la berline tanguait d’un côté à l’autre. Vous vous sentirez plus en sécurité calée contre moi.
Emily en doutait grandement. Sa tête tournait déjà, et ce n’était pas dû qu’aux mouvements de la voiture. Elle obéit néanmoins et se nicha dans le creux qu’il lui avait ménagé, avec l’impression d’être terriblement audacieuse.
Son voisin avait calé ses bottes contre la base du siège opposé. Elle décida de se montrer plus aventureuse encore et posa la semelle de ses bottines sur le bord de ladite banquette.
— Oui, je me sens mieux, accorda-t-elle — tout en se demandant comment elle allait conserver cette position durant la majeure partie de la journée.
— Nous ferons une halte à Browley pour y prendre notre lunch et nous reposer un peu, l’informa Nick. L’auberge était réputée pour la qualité de ses repas, autrefois ; j’espère que cela n’a pas changé.
— Je ne puis vous le dire, répondit distraitement Emily.
Elle n’avait jamais parcouru plus de dix lieues hors de Bournesea. Cette aventure commençait à l’effrayer légèrement ; elle redoutait l’inconnu et craignait de ne pas être à la hauteur de ce qui l’attendait.
De son pouce, elle frotta son alliance à travers son gant et pensa à lady Elizabeth qui l’avait portée avant elle. A son insu, elle s’était mise à considérer cette bague comme une sorte de talisman ; ce contact la rassura et lui rendit le courage dont elle avait besoin pour affronter l’avenir.
Une lieue plus loin environ, ils atteignirent la grand-route. Ou le sol était moins accidenté, ou elle s’était déjà habituée aux mouvements de la berline et à la proximité de Nick, pensa-t-elle. Elle s’abandonna à ce bercement régulier, à peine dérangée par le grincement des ressorts et le claquement des sabots sur la chaussée boueuse.
— Vous voyez ? dit Nick d’une voix souriante. Ce n’est pas si désagréable.
Elle se tourna vers lui. Il entourait ses épaules de son bras musclé. Elle sentait contre elle la chaleur de son corps. Quant à son visage, il n’était qu’à quelques pouces du sien. Elle effleura sa bouche du regard, avant de remonter lentement jusqu’à ses yeux. L’intense désir qui les habitait l’effraya presque.
Elle déglutit avec peine et se taxa de stupidité. Cet homme était Nick, son ami de toujours, qui l’avait enlacée tout aussi étroitement la veille en dansant. Avait-elle eu peur, alors ?
Et leurs lèvres avaient été bien plus proches encore, un certain jour. Le souvenir de leur baiser passionné imprégna ses pensées au point que Nick dut le sentir : il se pencha sur elle et pressa sa bouche sur la sienne.
La berline tressauta, les séparant. Mais au lieu de s’écarter, Nick saisit son visage dans sa main et reprit ses lèvres. La tête d’Emily se vida instantanément. Elle s’abandonna à cette étreinte soudaine, le corps tremblant d’impatience et d’émotion tandis que Nick l’attirait à lui et pressait sa poitrine contre le devant de son habit.
De sa main libre, elle se fraya un passage entre eux afin d’écarter les pans de sa redingote. Ce faisant, elle maudit la raideur de son gilet de brocart ainsi que son propre corset, dont les baleines lui entraient dans les côtes dans cette position malcommode.
Nick semait des baisers brûlants sur sa joue, sur sa tempe, sur son oreille, au-dessous du simple bonnet de drap noir qu’elle portait à l’office le dimanche pour couvrir ses boucles. Elle gémit sourdement, sans se rendre compte qu’elle encourageait son mari par cette réaction.
— Emily, chuchota-t-il d’une voix fervente entre deux caresses.
Il la taquinait de sa langue, de son souffle. N’y tenant plus, Emily tourna la tête et lui offrit ses lèvres, quêtant ce dont elle avait rêvé pendant sept longues années.
La main de Nick glissa de sa joue vers son cou, effleura son épaule, se posa sur un sein. La façon dont Emily retint son souffle ne fit qu’attiser leur passion. Le baiser de Nick devint plus pressant, plus farouche, son emprise sur elle s’accroissait tandis qu’elle lui répondait avec autant de fièvre.
Elle aimait les sons rauques qui sortaient de sa gorge, car elle savait que c’était son désir pour elle qui les provoquait. La faculté qu’elle possédait d’émouvoir cet homme l’enivrait d’un sentiment de pouvoir inconnu d’elle. Elle ne pouvait y résister. Elle coula une main sous le gilet de Nick et promena ses doigts sur la batiste de sa chemise, savourant les muscles qui recouvraient son cœur furieux.
Il l’embrassait toujours, sans répit, la rendait folle par ses caresses. Ses doigts couraient sur son corps, en réclamaient la propriété sans marquer la moindre hésitation pour la ménager, comme au temps de leur jeunesse.
Soudain, elle sentit le contact de l’air frais sur ses mollets. La main de Nick repoussait sa robe et ses jupons, remontait lentement vers les jarretières qui maintenaient ses bas de soie, les dépassait, cherchait la lisière de son pantalon de linon… Lorsqu’elle sentit sa peau effleurer sa chair nue, Emily sursauta.
— Nicky…, souffla-t-elle contre ses lèvres.
Brusquement, il se ressaisit et rabattit ses jupons sur ses jambes.
— J’ai perdu le sens, maugréa-t-il d’une voix enrouée. Nous ne pouvons faire une chose pareille ici.
— Pour… pourquoi ? balbutia Emily sans pouvoir se retenir.
Elle le savait aussi bien que lui ! Il n’avait pas à lui dire que ce genre de comportement était affreusement inconvenant.
— Vous avez raison, se reprit-elle en hâte.
Elle le repoussa et s’écarta, éprouvant le besoin de réfléchir. Nick laissa échapper un petit rire dont la dérision correspondait tout à fait à ce qu’elle ressentait. Brièvement, il la ramena contre lui pour l’étreindre avec ardeur, puis il la relâcha.
— Pardonnez-moi, Emily. Mes gestes ont dépassé mes intentions.
Il empoigna sa canne et tapa contre la cloison, pour ordonner au cocher de s’arrêter. La berline ralentit et s’immobilisa dans un soubresaut.
— Il vaut mieux que je chevauche un moment dehors, déclara-t-il en lui jetant un regard ombré de remords.
Elle ne dit rien. Qu’y avait-il à répondre ? Gênée, elle esquiva son regard. Les mains tremblantes, elle rajusta son bonnet et en renoua les brides sous son menton.
Lorsqu’elle eut terminé, Nick était descendu et avait refermé la portière. Sans un mot de plus, sans lui dire qu’ils se retrouveraient plus tard à l’auberge. Il l’avait laissée, tout simplement.
Elle jeta un coup d’œil à l’extérieur et le vit contourner la voiture par l’arrière, sans doute pour détacher la jument. L’habitacle semblait soudain trop grand, sans lui. Froid et inconfortable à l’extrême.
S’avisant qu’il avait oublié sa cape, elle l’attrapa pour la lui tendre par la fenêtre. Mais à cet instant Sam fit claquer ses rênes et cria :
— Hue ! En avant !
Trop tard, se dit Emily. Ils étaient repartis.
L’auberge devait être à des heures de là. Elle se pelotonna dans un coin, recouverte de la cape de Nick, enfouit son visage dans les replis douillets de l’étoffe et ferma les paupières. La troublante odeur de son mari dans les narines, elle décida de dormir pour passer le temps.
Emily fut réveillée par un choc terrible qui la propulsa hors de la banquette et la fit choir sur le plancher. Les chevaux hennissaient. La berline se balançait d’un côté, de l’autre, penchant dangereusement à chaque embardée. Elle chercha à se rattraper à quelque chose pour éviter d’être ballottée en tout sens, mais ne trouva rien.
Sam Herring criait d’une voix suraiguë, mais elle ne comprenait pas ce qu’il disait. Elle n’entendait que sa terreur.
— Nick ! hurla-t-elle, aussi secouée qu’un haricot dans un bocal.
Puis elle serra les lèvres et retint son souffle, trop terrifiée pour crier de nouveau.
La berline se renversa sur le flanc, se retourna, passa sur l’autre flanc, se remit d’aplomb et roula encore. Projetée dans toutes les directions, Emily ne savait plus à quel saint se vouer. Enfin, l’attelage s’immobilisa. Sur le côté.
— Miséricorde ! s’exclama-t-elle, n’osant pas bouger.
Puis elle retint un hurlement étranglé. Les yeux écarquillés, elle regarda autour d’elle, ne distinguant pratiquement rien dans la lumière grisâtre. Les deux vitres s’étaient brisées, mais une seule ouvrait sur l’extérieur. Tournée vers le ciel, elle ne laissait voir que du brouillard.
— Nicky ? cria-t-elle.
Après quoi elle fondit en larmes. Secouée par de violents sanglots, elle pleurait à corps perdu. Enfin, elle s’essuya les yeux de sa manche et s’efforça de reprendre le contrôle d’elle-même.
En frissonnant, elle bougea avec précaution et tenta de se relever, mais elle retomba. Du verre brisé craqua sous elle, la berline se balança.
Nick allait la sortir de là, se répétait-elle en espérant le faire apparaître. Il allait la sortir de là.
— Nick ? Wrecker ? Sam ? appela-t-elle le plus fort qu’elle put.
Rien. Au-dessus d’elle, la fenêtre béante ne montrait ni mari, ni cocher, ni loup de mer transformé en valet. Seul le brouillard pénétrait dans l’habitacle, ses volutes humides achevant de glacer son visage trempé par des larmes de terreur. Les trois hommes étaient-ils blessés ?
Non, réfléchit-elle. Nick les suivait à cheval. Mais il avait pu démonter pendant qu’elle dormait, pensa-t-elle, et rejoindre les deux autres sur le banc. Elle pria le ciel qu’il n’ait pas eu cette idée.
Pour l’heure, en tout cas, elle était seule. Et elle devait sortir de cette cage capitonnée de cuir et de soie.
Elle renifla, inspira à fond plusieurs fois et essaya encore de se remettre debout. La voiture s’agita et chavira dangereusement.
Les genoux d’Emily chancelèrent. Bonté divine ! Qu’allait-elle devenir si cette maudite berline se remettait à tourner ?
chapitre 9
Emily resta immobile un bon moment, terrifiée à l’idée qu’une autre culbute du véhicule l’envoie à la mort.
Elle passa une main tremblante sur son front et tressaillit. Elle saignait. Ne sachant où trouver son réticule pour y prendre un mouchoir, elle essuya le filet de sang du revers de son gant. La coupure qui marquait la base de ses cheveux avait dû être causée par un éclat de verre, quand les vitres s’étaient brisées.
Prudemment, elle vérifia si elle souffrait d’autres blessures. Ses contusions commençaient à se faire sentir, mais elle n’avait rien de cassé, apparemment.
Elle attendit encore, longtemps, que quelqu’un vienne s’informer de son sort. Sa main ayant rencontré son réticule par hasard, elle en tira un petit carré de linon bordé de dentelle et se tamponna le front. Le saignement s’était arrêté, constata-t-elle. Au moins une bonne chose.
Son mouchoir rangé, elle enroula la bride du petit sac autour de son poignet afin de ne plus le perdre. Puis elle aperçut la valise en cuir de Nick, la ramassa et la garda dans ses bras, le menton appuyé dessus. Il en aurait besoin à Londres, se dit-elle. Si jamais ils y arrivaient.
A quelle distance se trouvaient-ils de Bournesea ? Trop loin pour aller chercher du secours à pied, c’était certain. Quant à l’auberge dont Nick avait parlé, elle devait être assez éloignée aussi. Ils devaient s’y arrêter pour le lunch et la matinée ne tirait pas encore à sa fin — à ce qu’elle supposait. Etait-il plus tard qu’elle ne le pensait ? Elle essaya de lire l’heure sur la petite montre accrochée à son revers, mais elle n’y parvint pas ; il faisait trop sombre.
Elle soupira, excédée, recommença et décida de reprendre ses appels.
— Nicholas ? Wrecker ? Sam ? cria-t-elle de toutes ses forces. M’entendez-vous ?
Dans le silence qui suivit, elle crut percevoir un bruit de broussailles.
— Emily !
C’était Nick !
— Ici ! s’écria-t-elle.
Tout de suite après, le contour de sa tête et de ses épaules se découpa sur le carré de ciel, au-dessus d’elle.
— Etes-vous blessée ? s’enquit-il d’une voix essoufflée, comme s’il avait couru.
— Une égratignure et quelques bosses, pas plus. Et vous ? Etes-vous sain et sauf ? Que sont devenus Wrecker et Sam ? Ils ont dû être éjectés du banc quand la berline s’est retournée. Pourvu qu’ils ne soient pas coincés dessous !
— Je ne les ai pas encore retrouvés, je voulais d’abord arriver jusqu’à vous. Maudit soit ce brouillard ! On n’y voit pas à trois pieds.
— Sortez-moi de là ! implora Emily.
— Je vais le faire, mais écoutez-moi avec attention, Emy. Et ne paniquez pas. La voiture est perchée au bord d’un ravin. Vous devez vous redresser très lentement, sans geste brusque. Allez-y !
La jeune femme obéit, terrorisée. Pouce par pouce, elle ramena ses pieds sous elle de façon à s’accroupir. Puis elle se mit debout avec précaution.
Nick laissa échapper le souffle qu’il retenait. Puis il inspira de nouveau, crispé.
— Maintenant, attrapez mon poignet à deux mains. Au moindre mouvement de la berline, figez-vous aussitôt. D’accord ?
Emily acquiesça nerveusement.
— Oui, affirma-t-elle. Je vais le faire. Je vais y arriver.
Entendre Nick décider pour elle et n’avoir qu’à suivre ses instructions la rassurait. Une première, pour quelqu’un qui détestait être commandé.
— En êtes-vous certaine ? demanda-t-il. Je descendrai vous chercher et je vous hisserai jusqu’à l’ouverture, s’il le faut, mais la manœuvre craint d’être risquée. Nous sommes en équilibre instable, mieux vaudrait que je vous sorte de cette façon. N’avez-vous pas trop peur ?
— Bien sûr que non ! assura la jeune femme en lui décochant un regard noir.
Même si elle était morte de frayeur, en réalité, elle n’allait sûrement pas l’avouer.
Très prudemment, elle se haussa de son mieux sur la pointe des pieds — en s’efforçant d’ignorer ses douleurs et les courbatures qui raidissaient ses membres. Sa tête était très loin encore de la fenêtre.
— Je suis trop petite ! maugréa-t-elle.
Nick le confirma d’un grognement, puis il se racla la gorge.
— Nous arrivons à la partie délicate, Emy. Surtout, ne vous débattez pas et n’essayez pas de m’aider. Laissez-vous faire, tout simplement.
Le visage levé vers lui, elle tenta de déchiffrer son expression pour voir s’il était aussi inquiet qu’elle. Elle ne put y parvenir et céda à l’affolement.
— Nous risquons de tomber dans ce ravin comme des cailloux au fond d’un puits !
— Inutile d’imaginer le pire. Suivez mes conseils, rien de plus.
La gorge nouée, Emily déglutit péniblement. Puis elle lui tendit sa sacoche.
— Vous voulez la récupérer, je suppose ?
Nick se pencha, attrapa la valise et la posa près de lui.
— Merci, mais ne vous occupez pas du reste. Il s’agit seulement de vous tirer de là, pour l’instant.
Elle leva les bras, noua ses deux mains autour de son poignet et il commença à tirer. Bientôt, elle sentit ses pieds quitter le sol. Nick haletait sous l’effort — à moins que cette respiration saccadée ne soit la sienne, pensa-t-elle vaguement.
Elle sentit qu’il s’accroupissait pour pouvoir la soulever jusqu’à l’ouverture. Au moment où le haut de son corps franchissait le cadre, sa robe s’accrocha à des fragments de verre et la retint. Comme elle cherchait à se dégager, la berline oscilla dangereusement.
— Ne vous débattez pas ! commanda Nick. Vous êtes presque arrivée. Penchez-vous en avant et prenez appui sur la portière. Je vais vous libérer.
De son autre main, il commença par remonter la masse de sa jupe et des jupons jusqu’à sa taille, les tirant à l’extérieur. La moitié inférieure d’Emily pendait dans le vide, uniquement couverte de son pantalon, de ses bas et de ses bottines. Puis Nick glissa ses doigts gantés sous son estomac et brisa les échardes à laquelle sa robe était accrochée. Les bouts de verre tombèrent dans l’habitacle avec un cliquetis.
— Ne bougez surtout pas, répéta Nick d’un ton crispé. Maintenant, je vais me relever et achever de vous tirer dehors. Il faudra faire vite. Si la voiture cède, sautez par là et cramponnez-vous à tout ce que vous trouverez, indiqua-t-il en jetant sa valise sur le côté. J’essaierai d’amortir votre chute. Prête ?
Emily acquiesça d’un petit son étranglé. Nick se redressa, la saisit sous les bras et la tira vivement en arrière. Elle était libérée, mais cette secousse s’accompagna d’un véritable cataclysme, comme si la terre se fendait sous leurs pieds.
Emily hurla. A l’instant où ils roulaient ensemble sur la pente, la berline bascula dans le vide et sombra vers le fond du ravin, où s’elle s’écrasa dans un bruit de tonnerre.
La jeune femme tremblait de tous ses membres. Peu après, elle s’avisa qu’un de ses bras était noué autour du cou de Nick, et que l’autre agrippait le tronc d’un arbre à moitié déraciné. Elle inspira à fond et tourna la tête pour voir où ils étaient. Son sang se figea dans ses veines : elle avait de nouveau les pieds dans le vide, ou presque. Ils étaient à deux doigts de glisser eux-mêmes dans le précipice.
— Tenez bon, lui ordonna son mari d’une voix rauque. Dès que j’aurai repris mon souffle, nous allons remonter.
Il enlaça fermement sa taille d’un bras. A demi-morte d’épouvante, Emily enfouit le visage dans son écharpe et implora le ciel de les sauver. « Faites que cet arbre tienne, mon Dieu ! » gémit-elle intérieurement.
Nick eut tôt fait de recouvrer ses forces. Il obligea Emily à lâcher le petit pin et se hissa à reculons le long du versant, lentement, entraînant sa femme avec lui. Au bout de quelques minutes, enfin, il se redressa et s’assit, calé contre une grosse pierre. Puis il aida Emily à se redresser à son tour.
— Ouf ! soupira-t-il. Nous sommes sauvés. Voyons ces blessures, maintenant.
Il se pencha sur elle et repoussa les boucles qui tombaient sur son front. Sa main tremblait. Tout à coup, il crispa les paupières et plaqua la jeune femme contre lui, si fort qu’elle pouvait à peine respirer.
— Ce n’est rien ! protesta-t-elle. Juste une écorchure. Je n’ai rien de cassé.
— Je sais, murmura Nick sans desserrer son étreinte. Le ciel soit loué !
Un long moment encore, il la pressa contre lui à la briser. Emily souriait. Elle était si heureuse de se retrouver vivante dans ses bras ! Peu lui importait la façon dont elle était arrivée là.
Enfin, son mari la relâcha.
— Il faut chercher les hommes, dit-il en levant les yeux vers la pente qui les surplombait. Vous sentez-vous la force d’effectuer cette ascension ?
Elle hocha la tête et se remit debout avec précaution, pour ne pas risquer de retourner d’où elle venait.
— Merci, déclara-t-elle sincèrement. Vous m’avez sauvé la vie. Sans vous, je serais morte à coup sûr.
— N’y pensez pas et concentrez-vous sur la suite, répondit Nick.
Il redescendit chercher sa sacoche, remonta et prit sa femme par la main.
— Venez. Nous devons faire vite.
Par bonheur, le brouillard s’était levé. A mi-pente, ils découvrirent Wrecker allongé à plat ventre sur le sol, inconscient. Nick s’agenouilla près de lui, le retourna et l’examina.
— Il a juste été assommé, je crois.
Il frappa et frictionna le visage du marin en l’appelant par son nom. Au bout d’un moment, le colosse ouvrit les yeux et plissa les paupières.
— Qu’est-il arrivé ?
Puis il se passa une main dans les cheveux et retint son souffle.
— Sacré bon sang ! Nous avons versé ! grommela-t-il.
Il tourna un regard inquiet vers Emily et soupira, soulagé. Elle lui tapota l’épaule.
— Etes-vous blessé ?
Wrecker étira ses jambes, ses bras et se redressa sur son séant.
— Pas de mal. Un peu sonné, mais ça ira.
— Pouvez-vous vous lever ? demanda Nick en lui tendant la main.
Le marin se mit debout avec force grognements, puis brossa la boue et les feuilles mortes qui maculaient son beau costume de drap noir.
— Avez-vous vu ce qui est arrivé à Herring ? s’enquit le comte. Je chevauchais en arrière de la voiture, le déroulement de l’accident m’a échappé.
— Sam s’est carrément envolé par-devant quand les roues ont cogné je ne sais quoi sur la route, répondit Wrecker. Il n’a pas eu le temps de lâcher les rênes. Les traits de l’attelage se sont brisés net et les chevaux ont filé avec, le tirant derrière eux.
Il hocha la tête, lugubre.
— Pauvre bougre. Y’a fort à parier qu’il aura été traîné un moment, avant de pouvoir se dégager. S’il a réussi à se dégager…
Nick avait déjà tourné les talons pour reprendre son ascension.
— Occupez-vous de lady Emily, ordonna-t-il. Je vais retrouver Sam et les chevaux.
Soyez prudent ! cria la jeune femme derrière lui.
Elle s’empara de la sacoche, releva l’ourlet de sa robe et se remit à grimper parmi les ronces et les fourrés. Wrecker la suivait en soufflant comme un phoque.
Lorsqu’ils atteignirent enfin la route, Nick avait disparu et personne d’autre n’était en vue.
— Regardez-moi ça ! bougonna le marin en désignant un tronc d’arbre tombé en travers de la route. C’est là-dedans qu’on a cogné. Mais quand on est arrivés dessus, la voiture valdinguait déjà. Quelque chose avait effrayé les chevaux juste avant ce tournant, là-bas, et ils s’étaient emballés. Un lapin qui a déboulé sous leurs sabots, je parie.
Emily s’avança pour examiner l’obstacle. Les branches et le feuillage de l’arbre se trouvaient hors de la chaussée, dans le fossé. Quant à la base du tronc, située de l’autre côté, elle était curieusement éloignée de la souche fracturée. Cet arbre n’était pas tombé naturellement, se dit-elle. Quelqu’un l’avait traîné sur la route.
De fait, lorsqu’elle se pencha pour observer l’écorce, elle y décela aussitôt les marques d’une hache.
Le cœur battant, elle releva les yeux vers son compagnon et comprit qu’il avait tiré les mêmes conclusions qu’elle. Il était déjà en train de scruter les alentours, un pistolet à la main.
— Des bandits ? demanda-t-elle à mi-voix.
Wrecker haussa ses robustes épaules et la prit par le bras.
— Rapprochons-nous de ce rocher, m’ame. Au moins, notre dos sera protégé.
Emily obéit sans protester. Des frissons glacés la parcouraient à l’idée que les malfaiteurs se trouvaient peut-être à proximité. Des monstres sanguinaires, qui n’avaient pas hésité à provoquer un accident pour s’emparer de leurs biens ! Mais comment allaient-ils récupérer leur butin, à présent ? Ce plan semblait insensé.
— Pourquoi ne nous ont-ils pas simplement arrêtés, comme les voleurs de grand chemin le font d’habitude ? demanda-t-elle au marin.
Il grogna.
— J’en sais fichtre rien. Et j’espère qu’ils n’auront pas l’occasion de nous l’expliquer.
Les espoirs de Wrecker ne furent pas déçus. Nul ne se montra, au vif soulagement d’Emily. Au bout d’une demi-heure de calme plat, cependant, un tintement de harnais et un bruit de sabots leur fit tourner la tête dans la direction de Londres. De concert, ils poussèrent un énorme soupir.
C’était Nick qui revenait, monté sur sa jument. Il tenait l’un des deux chevaux d’attelage par la bride, tandis que Sam chevauchait l’autre à cru.
La première chose que Nick remarqua, ce fut l’arme que Wrecker tenait à la main. Son nouveau valet et Emily étaient adossés à un rocher, prêts à repousser une attaque. Dès qu’il mit pied à terre, Wrecker vint le rejoindre.
— C’était pas un accident, patron. Pardon, milord.
Il désigna au comte la base du tronc d’arbre.
— Sapristi ! gronda Nick, se maudissant de ne pas avoir envisagé cette possibilité avant de se lancer à la recherche de Sam.
Tout de suite, il parcourut du regard le sous-bois qui les entourait. Trop clairsemé pour que des bandits puissent s’y cacher, conclut-il. Même les crêtes de rocher émergeant çà et là n’étaient pas assez hautes pour dissimuler un cheval. Curieux endroit pour préparer une embuscade, une fois le brouillard levé.
— Apparemment, ces brigands ont décidé de ne pas insister, maugréa-t-il. Mais restez sur vos gardes, on ne sait jamais.
Il marcha jusqu’à Emily, entoura ses épaules d’un bras et la ramena vers les chevaux. Elle devait être terrifiée, mais elle ne disait rien. A sa place, pensa-t-il, toutes les autres femmes qu’il connaissait auraient déjà cédé à l’hystérie.
— Nous allons chevaucher jusqu’à l’auberge où vous pourrez vous reposer, dit-il gentiment. Je louerai les services de quelques hommes et je reviendrai ici avec eux pour tenter de récupérer une partie de nos affaires, s’il est possible d’atteindre l’épave de la berline.
Elle leva vers lui des yeux élargis par la peur ; ses lèvres tremblaient.
— Quelqu’un a tenté de nous tuer, murmura-t-elle dans un souffle.
Nick sourit, secoua la tête et la pressa plus étroitement contre lui.
— Mais non. Ce tronc jeté en travers de la route était seulement destiné à nous arrêter, et c’est ce qu’il aurait fait, si quelque chose n’avait pas effrayé les chevaux juste avant. Ces voleurs nous auraient réclamé notre argent, sans plus. La preuve, c’est que cet accident inattendu les a fait fuir.
Il espéra qu’elle le croirait. L’explication sonnait juste, même si elle était fausse.
De fait, Nicholas était convaincu que l’on avait bien attenté à leur vie. Les chevaux avaient été délibérément emballés avant le virage, de manière à déséquilibrer la berline lorsqu’elle heurterait l’obstacle placé un peu plus loin. Si elle s’était retournée cul par-dessus tête sur la surface dure de la route, elle se serait fracassée et ses occupants auraient été tués net. Par chance, elle avait versé sur le côté. Mais là encore, s’il avait été à l’intérieur avec Emily, ils n’auraient jamais pu en sortir vivants sans provoquer la chute de la voiture.
Aucun bandit de grand chemin n’aurait projeté une attaque dans un endroit à découvert, alors qu’il existait un peu plus loin des sites convenant beaucoup mieux à ce genre d’opération. En revanche, cette portion de route sinueuse était parfaite pour dissimuler un obstacle destiné à provoquer un accident fatal.
Cette affaire lui déplaisait grandement. Il détestait avoir à penser qu’une ou des personnes déterminées à le supprimer avaient pu le suivre jusqu’ici depuis Gujarat — à moins qu’elles n’aient des agents en Angleterre. Le commerce international était devenu un vrai coupe-gorge, ces derniers temps, surtout pour ceux qui s’occupaient en arrière-plan des questions politiques liées à ce genre de tractations.
En quittant les Indes, il avait démissionné de ses fonctions d’envoyé « très spécial », chargé de glaner pour le gouvernement anglais des renseignements sur la situation politique des pays qu’il visitait. Apparemment, son ou ses ennemis ne l’avaient pas su ; ou alors, ils tenaient malgré tout à lui faire payer ses indiscrétions passées.
De fait, ses activités s’apparentaient de fort près à de l’espionnage. Il avait mis sur pied un réseau d’informateurs locaux qui devaient le renseigner sur les troubles susceptibles d’influencer les échanges marchands. Et avant son départ, il avait assuré sa succession afin que lesdites informations continuent à parvenir aux ministres concernés.
Mais cette tentative d’assassinat pouvait également provenir d’un simple concurrent commercial. Il pensait en particulier à Julius Munford, premier suspect dans les deux attentats qui avaient failli lui coûter la vie aux Indes. Il aurait tôt fait de savoir si Munford était rentré en Angleterre, lui aussi.
Quoi qu’il en soit, il devait éclaircir cette affaire au plus vite afin de prendre les mesures de sûreté qui s’imposaient.
Dans un premier temps, il avait regretté plus vivement encore de n’avoir pas su convaincre Emily de rester à Bournesea. Maintenant, il se disait qu’elle courrait peut-être moins de risques avec lui. Si elle était restée seule là-bas, avec très peu de protection et aucune conscience du danger qui la menaçait, un enlèvement n’aurait pas été à écarter. Et une telle hypothèse lui était insupportable.
Les hommes sur lesquels il pouvait compter en Angleterre étaient rares. Hormis ceux qui s’apprêtaient à rembarquer, il y avait ses deux compagnons de voyage et ceux qui l’attendaient à Londres.
Ce qui confirmait qu’Emily serait mieux protégée en étant à son côté, malgré ce qui venait de se passer. Mais à présent qu’il était averti, il allait veiller au grain.
L’auberge se révéla plus accueillante qu’Emily ne s’y attendait. L’extérieur était charmant, avec ses murs blanchis à la chaux et ses colombages, et l’intérieur tout aussi agréable. Quant à l’aubergiste, il les reçut avec une amabilité un tantinet obséquieuse mais se montra efficace.
Il les conduisit à l’étage en multipliant les excuses pour la modestie de leurs accommodations et leur promit que le dîner rachèterait largement ce manque de confort. Sa femme était d’origine française, précisa-t-il, ce qui semblait assurer à ses yeux la meilleure cuisine possible.
Emily n’aurait su dire si Nicholas était satisfait ou non. Il semblait préoccupé par le sauvetage de leurs affaires.
Dès qu’ils pénétrèrent dans leur chambre, il congédia l’aubergiste et s’adressa à elle :
— Veuillez rester ici jusqu’à mon retour, Emy. Wrecker sera dans la salle commune avec Herring. Fermez cette porte à clé et n’ouvrez à personne avant que je ne rentre.
Sur le point de ressortir, il précisa encore :
— En outre, assurez-vous qu’il s’agit bien de moi avant d’ouvrir. Une auberge n’est pas un endroit très sûr pour une femme seule, Sam est blessé et Wrecker est loin d’avoir retrouvé toute sa vivacité. Vous pourriez être ennuyée, si vous aviez besoin d’aide.
Oui, sir. Bien, sir, répondit vertement Emily.
Les grands airs de son mari l’irritaient. Il n’était pas le seul à avoir les nerfs ébranlés par cette mésaventure, après tout !
Une main sur le chambranle de la porte, l’autre sur la hanche, Nick lui décocha alors un sourire inattendu.
— Souhaiteriez-vous postuler aux fonctions de premier matelot ?
— Simple compagnon me suffira, milord.
Il se mit à rire.
— Dans ce cas, vous êtes déjà engagée. A plus tard.
— Soyez prudent, Nick, et de grâce revenez vite !
Il acquiesça d’un signe de tête. Emily aurait tant aimé qu’il reste un peu avec elle, pour discuter de tout ce qui leur était arrivé ! Mais il s’en alla, et, la porte refermée, elle tourna docilement la clé dans la serrure.
Il ne lui avait pas tout dit à propos de cette attaque, elle en était certaine. Si seulement il cessait de lui dissimuler ses soucis pour ne pas l’inquiéter, et lui exposait simplement de quoi il retournait !
Elle souhaitait aussi qu’ils reviennent sur ce qui avait failli se produire entre eux avant l’accident. Bien qu’elle n’ait pas prévu de céder si vite à son mari, elle devait reconnaître qu’il avait su se montrer fort convaincant.
De fait, ils s’accordaient si bien depuis quelque temps qu’elle se sentait presque prête à franchir la dernière étape pour consolider leur mariage. Plus que prête, même. Et Nick semblait partager cette position. Se remémorer ses caresses et ses baisers l’emplissait d’impatience et d’excitation.
— Commençons par le commencement, marmonna-t-elle en s’asseyant sur le lit pour ôter ses bottines couvertes de boue.
Elle voulait les nettoyer pour être présentable quand Nick rentrerait, et se nettoyer aussi. Malheureusement, il n’y avait pas de linges propres près de la cuvette et du pichet d’eau claire. Et son minuscule mouchoir, déjà taché de sang, ne suffirait certainement pas. Peut-être Nick avait-il emporté des mouchoirs de rechange dans sa sacoche ? pensa-t-elle. Elle avait lu quelque part que les gentilshommes se munissaient toujours de deux paires de gants ; sans doute procédaient-ils de même pour leurs mouchoirs.
La valise en cuir était posée sur un fauteuil. A sa grande surprise, elle n’eut aucun mal à faire jouer la fermeture. Les hommes étaient moins compliqués que les femmes, apparemment. Ou plus pratiques.
Elle jeta un coup d’œil vers la porte, se sentant un peu fautive. Nick ne serait pas ******* de la voir fouiller dans ses affaires, elle le savait. Mais il ne pourrait pas la surprendre, puisqu’elle avait tourné la clé. D’un autre côté, elle devrait bien avouer son forfait si elle utilisait l’un de ses mouchoirs.
Elle soupira en se rappelant sa colère lorsqu’il l’avait surprise en train d’ouvrir le tiroir de son bureau, puis décida de passer outre. Chercher un mouchoir n’était pas un crime, tout de même !
Les bords de la sacoche écartés, elle commença par examiner les petites poches installées sur les côtés. Trois paires de gants, un peigne, une brosse, un foulard de soie… et plusieurs mouchoirs immaculés. Elle avait bien fait d’oser.
Elle en sortit un et s’apprêtait à refermer la valise quand quelque chose, soudain, attira son attention. Et la retint.
Une grande enveloppe en papier brun était posée sur une liasse de documents, et portait une mention écrite en grosses lettres : CONTRAT DE FIANCAILLES.
Emily tomba à genoux devant le fauteuil, le souffle coupé, aussi flasque qu’une voile privée de vent.
C’était impossible.
Peut-être n’était-ce pas ce qu’elle pensait. Peut-être que Nick s’était chargé de ce contrat pour quelqu’un de sa connaissance, par exemple l’un de ses hommes. Ne serait-ce pas plausible ?
Avec précaution, comme si cette enveloppe pouvait contenir de l’explosif, elle la prit et examina l’écriture. Ce n’était pas celle de Nick, constata-t-elle. Mais l’auteur de ces mots avait fait en sorte qu’ils ne passent pas inaperçus — et il avait réussi, se dit-elle, les lèvres pincées.
Elle soupira de nouveau, horripilée, souleva le rabat et sortit le document.
Immédiatement, elle comprit que ses craintes étaient fondées. Elle avait sous les yeux la preuve formelle que Nick lui avait menti. Pire encore, il avait été fiancé à Deirdre Worthing depuis son dix-huitième anniversaire — quatre ans avant son départ, bien avant qu’il n’ait commencé à la courtiser. A cette époque-là, d’ailleurs, elle n’était pas encore en âge d’être courtisée.
Dire que pendant toutes ces années où ils avaient été de si bons amis, il ne lui avait jamais soufflé mot de ces fiançailles ! Sans parler du moment où son attitude avait changé, où il avait paru épris d’elle au point de l’embrasser… Il ne l’avait jamais demandée en mariage, bien sûr, mais il lui avait certainement laissé croire qu’il était libre de le faire !
N’avait-il pas affirmé à Joshua qu’il l’aurait épousée, s’il n’avait pas été contraint de partir ? Ne lui avait-il pas juré, sur son honneur, qu’il n’y avait jamais rien eu d’officiel entre Deirdre et lui ? Le mensonge était flagrant. Mais pourquoi lui avait-il menti ?
Qu’il n’ait rien dit avant son départ pour les Indes, elle pouvait l’admettre à la rigueur, sinon l’excuser. Sans doute n’était-il pas fier de lui. Mais à quoi bon continuer à nier ces fiançailles alors qu’il l’avait épousée ? Pour ne pas avouer qu’il l’avait délibérément bernée, à l’époque ? Qu’il l’avait embrassée en sachant pertinemment qu’il était destiné à une autre ?
Soudain, Emily s’avisa qu’elle avait froissé le bord des feuilles entre ses doigts crispés. Elle les lissa avec soin, alors qu’elle brûlait de les déchirer en mille morceaux.
Ce contrat n’avait plus aucune valeur, de toute façon. Mais il servait à une chose : à ruiner tous ses espoirs dans une union heureuse avec Nicholas.
Comment pourrait-elle avoir foi dans sa parole, quand il lui avait menti si effrontément à propos d’une affaire aussi importante ?
Cette rupture était un manquement grave à l’honneur, et la famille de Deirdre pouvait les poursuivre leur vie durant de ses foudres. Des fortunes entières avaient été englouties dans des procès pour régler ce genre de litige, elle ne l’ignorait pas. Et Nicholas, qui le savait sûrement encore mieux qu’elle, n’avait pas daigné l’en avertir.
Tout à coup, son imagination s’emballa.
Avait-il espéré qu’elle n’arriverait jamais à Londres ?

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:19 AM

Nick regagna l’auberge en milieu d’après-midi, après avoir aidé les hommes qu’il avait engagés à retirer ce qu’ils pouvaient de l’épave. La voiture elle-même était totalement perdue, bien sûr ; en morceaux, elle était irréparable. Il se refusait à imaginer ce qui serait arrivé, si Emily avait roulé avec elle au fond de ce ravin.
Il avait pris une tenue de rechange dans la malle toute cabossée de sa femme, avant de faire charger ce qui restait de leurs bagages sur le coche qu’il avait loué pour les transporter à Londres.
Maintenant, le problème était de savoir s’ils allaient ou non passer la nuit sur place. Emily serait peut-être trop choquée pour avoir envie de continuer leur voyage sur-le-champ, et s’ils le faisaient ils arriveraient très tard. Mais s’ils ne repartaient pas aussitôt, ils devraient partager une chambre pour la nuit.
Il décida de lui laisser le choix.
— Wrecker, allez dire à Herring qu’il peut rentrer à Bournesea avec les chevaux d’attelage, ordonna-t-il. Son état ne l’empêchera pas de tenir en selle, s’il va lentement, mais il ne peut poursuivre avec nous comme cocher. J’ai engagé quelqu’un pour le remplacer.
— J’aurais pu conduire moi-même, déclara l’ancien matelot. Toutefois, je suppose que vous préférez garder en réserve une vigie capable de manier un pistolet.
— Exactement, confirma Nicholas en échangeant avec lui un regard entendu. Je vous expliquerai plus tard pourquoi j’ai préféré tenir la police locale en dehors de cette affaire. D’ici là…
— J’ai compris de quoi il retourne, patron, coupa celui qui méritait bien son surnom — le Naufrageur. Ne vous tracassez pas. J’ouvrirai l’œil et je garderai l’oreille tendue. Occupez-vous de votre dame. Elle a été rudement secouée.
Nick posa une main sur son épaule et acquiesça d’un signe de tête. Après quoi il monta rejoindre Emily dans sa chambre, en espérant qu’elle avait pu se reposer et qu’elle serait à même de repartir.
Dès qu’il frappa à la porte, elle répondit :
— Qui est là ?
— C’est moi, Nick. Vous pouvez ouvrir.
Elle obéit et s’effaça pour le laissez entrer.
— Je vous ai apporté des vêtements propres, déclara-t-il en déposant une robe, quelques accessoires et une paire de mules sur le lit.
Il jeta ses propres affaires à côté, se détourna et fit jouer les muscles de son épaule droite.
— Comment vous sentez-vous ? Pas trop endolorie ? Pour ma part, je suis aussi rompu que si l’on m’avait traîné jusqu’ici par les pieds. Descendre jusqu’à la voiture et remonter les bagages n’a pas été une partie de plaisir.
— Je ne me porte pas trop mal, merci, répondit Emily d’un ton bref.
Elle évitait son regard et, à en juger par ses joues enflammées, elle avait pleuré.
En êtes-vous sûre ?
Nicholas s’approcha d’elle. Il tendit la main pour l’obliger à relever le menton, mais elle s’écarta et lui tourna le dos, les doigts noués sur ses bras croisés.
— Quelque chose ne va pas, dit-il. Que s’est-il passé ? Quelqu’un est-il venu vous déranger pendant mon absence ?
— Non. Personne.
Qu’avait-elle ? se demanda Nick. Lui en voulait-elle de l’avoir laissée seule plusieurs heures ? Peut-être avait-elle faim, pensa-t-il tout à coup.
— Il faut que nous mangions, l’heure du lunch est passée depuis longtemps. Je vais descendre nous commander un repas pendant que vous vous changez.
Emily ne répondit pas.
— Etes-vous en état de repartir aujourd’hui, ou préférez-vous que nous passions la nuit ici ?
— Nous pouvons repartir, déclara-t-elle d’une voix dénuée de toute inflexion.
— Avez-vous peur, Emily ?
Elle secoua la tête, d’un geste raide mais déterminé.
Nick observa la ligne crispée de ses épaules et de son dos. Il y avait un problème, il en était sûr, mais pour l’heure elle ne semblait pas encline à lui en parler.
Rester aussi muette ne lui ressemblait pas. La connaissant, Nicholas en conclut qu’elle ne pourrait garder longtemps sa langue dans sa poche et qu’il ne tarderait pas à être fixé, d’une manière ou d’une autre. D’ici là, il décida de la laisser en paix.
Lorsqu’elle se serait rafraîchie et aurait pris une collation tardive, se dit-il, il l’installerait dans le coche et attendrait qu’elle se lasse toute seule de jouer les carpes.
Ce genre de scène était le lot des maris, à ce qu’il avait entendu raconter, et au fond il n’était pas mé******* de subir à son tour l’une de ces fameuses bouderies féminines. De fait, tout ce qui s’apparentait de près ou de loin à la vie conjugale et à ses petits rituels lui apparaissait comme une aventure fort excitante.
Par ailleurs, ce silence lui convenait tout à fait en cet instant. Une information qui n’eût pas manqué de piquer sa tendre épouse au vif, si elle l’avait su. Avec un petit sourire amusé, il descendit commander de quoi les sustenter, tout en poursuivant ses réflexions.
Les événements de la matinée avaient abattu Emily et elle avait du mal à s’en remettre, ce qui était fort naturel. Pendant ces quelques heures, elle n’avait rien eu d’autre à faire que de ressasser cet accident. S’il lui répétait encore et encore qu’une telle mésaventure ne se reproduirait plus, elle finirait bien par se rassurer et retrouver son entrain.
N’avait-elle pas été toute prête à s’abandonner à lui, un peu plus tôt ? En se remémorant la suavité de ses réactions et son délicieux empressement, il se dit qu’il n’aurait aucune difficulté à recréer ces douces effusions lorsqu’ils seraient confortablement installés chez eux, et qu’elle se sentirait de nouveau en sécurité.
Il ne serait plus question entre eux de cette fantaisie de mariage blanc, il en était certain.
Une fois à Londres, ils auraient suffisamment d’autres problèmes à régler pour ne pas avoir à s’embarrasser en plus de celui-là, grâce au ciel.
Emily passa le reste du voyage à se demander quelle attitude elle devait adopter envers son mari. Sa première impulsion avait été de le prendre de front et d’exiger une explication. Mais qu’y avait-il à expliquer ? se répétait-elle. Nick lui avait menti, voilà tout. Pour parvenir à ses fins et obtenir ses faveurs.
Les raisons de ce mensonge étaient aussi claires maintenant que sept ans auparavant. Qu’il ne l’ait jamais aimée ou qu’il n’ait jamais eu véritablement l’intention de l’épouser, il la convoitait toujours, cela ne faisait aucun doute.
Mais ce désir ardent de la posséder devait l’irriter et le contrarier. Sinon, pourquoi se serait-il abstenu de prendre ce qu’elle lui avait offert avec tant de ferveur, dans la berline ?
Sans doute pensait-il qu’elle le gênerait dans ses ambitions, à Londres. Et peut-être le gênerait-elle, en effet. Se pouvait-il qu’il n’ait cessé de ressasser cette inquiétude depuis leur mariage ? Qu’elle ait pris le dessus sur ses intentions premières, et qu’il ait décidé en fin de compte de se débarrasser d’elle afin de recouvrer sa liberté ?
Cette hypothèse la faisait frémir, mais elle ne pouvait l’écarter.
Sa deuxième impulsion avait été de rentrer chez elle en courant et de refuser à tout jamais de revoir Nicholas. Une solution qu’elle avait vite repoussée, la jugeant puérile, ridicule — et fort désagréable à vivre.
Fuir un problème n’était pas dans ses habitudes ; c’était contraire à sa nature.
Elle évitait de regarder Nick, bien qu’il soit assis juste en face d’elle. Cette fois, il n’avait pas rechigné à terminer leur trajet dans le sens contraire à la marche, songea-t-elle avec aigreur. Et ce n’était pas elle qui allait s’en plaindre. Sachant ce qu’elle savait, elle ne supporterait certainement pas ses bras autour d’elle ce soir-là. Ni aucun autre soir.
Du coin de l’œil, elle le vit sourire mais elle l’ignora. Par chance, il ne cherchait pas à entretenir la conversation. Après quelques brefs commentaires sur la voiture — mieux suspendue que la précédente, elle devait le reconnaître, mais moins bien agencée —, Nick s’était retiré dans ses propres pensées et l’avait abandonnée aux siennes.
Des pensées plutôt sombres, qui s’assombrissaient de plus belle au fur et à mesure que les heures passaient et que la lumière décroissait. L’habitacle ne tarda pas à devenir aussi noir qu’un four. Emily se renfonça dans un coin de la banquette, afin d’appuyer sa tête contre la paroi. Sa nuque était raide, son dos douloureux et elle brûlait de savourer un long bain bien chaud.
Elle ferma les yeux. Les décisions qu’elle avait à prendre attendraient, se dit-elle. Pour l’instant, elle n’avait pas les idées assez claires.
— Nous sommes presque arrivés.
Nicholas avait parlé sans hausser la voix, en la secouant doucement par l’épaule, mais Emily se redressa d’un bond, stupéfaite et choquée d’avoir cédé au sommeil.
Les sabots des chevaux résonnaient sur les pavés d’une rue, seul bruit audible. Il était tard, il ne devait plus y avoir grand monde dehors.
La berline s’arrêta peu après dans un soubresaut. Une vague d’appréhension submergea alors la jeune femme, ballottant une foule de pensées peu engageantes. Les domestiques de Nick allaient-ils se gausser d’elle ? Montreraient-ils leur réprobation devant le mariage du comte avec une fille de pasteur ? Avaient-ils tous été au courant de ses fiançailles avec Deirdre ?
Elle en connaissait certains, se rappela-t-elle, car ils allaient retrouver les serviteurs chassés de Bournesea au retour de leur maître. Que penserait d’elle Mme Waxton, la gouvernante du manoir ? Cette vieille femme revêche ne l’avait jamais appréciée, de toute façon. Et Rosie Hampton, la jeune soubrette avec qui elle avait joué dans son enfance ? Comment prendrait-elle le fait d’avoir à l’appeler milady, maintenant ?
Aucun de ceux qu’elle avait si longtemps salués comme des égaux aux offices du dimanche ne seraient ravis de cette situation, elle le savait. Juste ciel ! Pourquoi avait-elle insisté pour venir ici ?
Elle ne put réprimer un grognement de dépit.
— Je n’ai aucune envie de voir ces gens ce soir, marmonna-t-elle.
Nick chercha sa main dans le noir et la pressa.
— Ne soyez pas nerveuse, Emy. Tout ira bien, faites-moi confiance.
Lui faire confiance ? Emily faillit s’esclaffer. La foi qu’elle avait en lui n’allait pas loin ; moins loin qu’elle était capable de cracher, pensa-t-elle avec dérision. Ce genre de réaction ne seyait peut-être pas une dame, mais elle avait bel et bien envie de cracher.
A défaut, elle redressa les épaules, haussa le menton et rassembla tout son courage. Elle avait connu pire, se dit-elle. Elle arrivait en qualité de comtesse et allait jouer son rôle. Si quelqu’un trouvait à y redire — y compris l’impétueux aristocrate qui s’était fourvoyé dans un mariage qu’il ne souhaitait pas —, ces gens-là pourraient bien… aller se faire pendre !
Wrecker ouvrit la portière, déplia le marchepied et s’écarta. Nicholas descendit le premier et se tourna pour assister sa femme. Emily lui donna sa main, attentive à l’endroit où elle posait le pied. Ce n’était pas le moment de trébucher sur ses jupes et de s’étaler de tout son long dans la rue. Quelle atroce entrée se serait ! Elle imaginait déjà les gros titres des gazettes, le lendemain : « La roturière devenue comtesse commence son ascension de la capitale au ras des pavés ! »
— Bienvenue à Kendale House, déclara son mari en l’aidant à reprendre son équilibre.
Elle lui retira sèchement sa main, lissa sa robe et affermit son bonnet sur sa tête. Ce faisant, sa vision s’ajusta à la maigre lumière qui tombait des réverbères à gaz — merveilles de la modernité dont elle avait entendu parler, mais qu’elle n’avait jamais vues — et elle distingua la façade de la maison.
L’imposante demeure les écrasait de sa hauteur et de sa magnificence, monstrueux déploiement de fortune et de pouvoir. Le manoir de Bournesea était plus grand, mais beaucoup moins intimidant, constata Emily. Celui qui avait fait bâtir cet hôtel particulier nourrissait certainement le dessein de rendre les petites gens plus petites encore. Et c’était dans ce monument qu’elle allait passer plusieurs mois par an ?
Elle inspira, prise d’une furieuse envie de fuir.
— Venez, reprit Nicholas avec un entrain auquel elle ne s’attendait pas. Il est temps de surprendre la maisonnée. J’aurais dû envoyer quelqu’un en estafette pour prévenir de notre arrivée, comme mon père avait coutume de le faire, mais nous n’avions personne en trop. Nous allons donc faire une entrée en fanfare.
— Nick…, implora Emily dans un murmure. Ne pourrions-nous pas…
— Le heurtoir a été retiré pour la nuit, coupa le comte. Vous allez devoir vous servir de votre poing, Wrecker.
Ce genre de surprise n’allait pas être du goût des domestiques, pensa la jeune femme, et ils lui en voudraient d’autant plus. Elle resta en arrière et secoua la tête.
— Nick ! insista-t-elle. Vous devez bien posséder un jeu de clés ? Je préférerais que nous entrions en douce, sans réveiller personne. Vos gens doivent être couchés, à cette heure.
— Que nous entrions en douce ?
Il se mit à rire, lui prit la main qu’il coinça au creux de son coude et l’incita à gravir avec lui les marches qui menaient à l’énorme double porte.
— Non, je crains que cette méthode ne soit inadaptée aux circonstances, ma chère. Comme elle le serait en toutes circonstances, précisa-t-il pour le cas où sa femme aurait l’idée saugrenue d’y recourir par la suite, en son absence.
— Ce n’est pas parce que je me suis faufilée une fois chez vous à votre insu que vous devez me sermonner de la sorte, rétorqua Emily. Mon intention était seulement d’éviter de réveiller vos serviteurs.
— Imaginez-vous leur horreur, en découvrant demain matin que nous sommes rentrés sans crier gare ? En outre, il n’est pas encore dix heures. On se couche moins tôt qu’à la campagne, ici.
Emily pinça les lèvres, vexée.
— Si c’est votre façon de me rappeler que je ne suis qu’une petite provinciale, milord, elle est très efficace, merci. Je me sens tout à fait remise à ma place.
— Vous savez bien que ce n’était pas ce que je cherchais, protesta Nick. Comportez-vous correctement, maintenant. Et souriez, de grâce !
— Vous voulez que je sourie, par-dessus le marché ?
C’était la dernière chose dont elle avait envie.
Les coups frappés à la porte par Wrecker retentirent dans le silence de la nuit. Nick répondit à sa femme sans la regarder ; il suivait les gestes de son valet.
— Bien sûr, que vous devez sourire. Et adopter la pose qui convient à une comtesse, pendant que vous y êtes.
— La pose ? répliqua Emily, outrée.
Elle se raidit, haussant le menton d’un cran supplémentaire et levant un sourcil pour exprimer sa réprobation devant une telle exigence. Même si elle était fondée.
— C’est parfait, approuva Nick avec un petit signe de tête. Ma mère elle-même faisait moins bien que vous. On jurerait que vous avez avalé une ombrelle. Vous êtes prête à relever le gant.
De quel gant parlait-il ? maugréa Emily en elle-même.
Les portes s’entrebâillèrent en grinçant, puis s’ouvrirent tout grand devant un domestique d’un certain âge, qui arborait une livrée mal boutonnée et une expression ahurie.
— Monsieur Nicho… Pardon. Milord ? bredouilla-t-il. Nous ne vous attendions pas… Euh… Soyez le bienvenu.
Il recula de quelques pas pour leur permettre d’entrer.
— Bonsoir, Upton, répondit Nick en pénétrant avec fermeté dans le vestibule, une main sur celle d’Emily pour l’obliger à le suivre. Comment allez-vous ? C’est un plaisir de rentrer chez soi. Et voici la nouvelle comtesse, que j’ai amenée pour vous la présenter.
Il baissa les yeux sur sa femme.
— Ma jeune épouse, lady Emily.
D’un geste, il désigna le domestique.
— Ma chère, voici Upton, notre majordome.
— Monsieur Upton, répondit la jeune femme.
Le majordome la salua d’un signe de tête, avant de se rappeler les usages et de lui adresser une courbette.
— Milady.
— Où est le reste du personnel ? s’enquit Nick.
Il parcourut l’immense vestibule du regard, comme s’il s’attendait à voir une armée de serviteurs surgir de derrière les statues et les énormes fougères en pot pour les accueillir.
— Euh… un instant, Milord.
Upton leur désigna une autre double porte située sur leur droite.
— Si vous voulez bien entrer ici…
— Certainement. Nous attendrons dans le salon pendant que vous irez prévenir tout le monde.
Emily tira discrètement sur la manche de son mari.
— Nick, dit-elle à voix basse. Ce n’est pas nécessaire. Nous devrions…
— Suivez-moi, ma chère, coupa Nicholas d’un ton ferme.
L’écartant vivement du majordome et de Wrecker, il l’introduisit dans la pièce obscure. Puis il la lâcha pour allumer une lampe et ferma les portes.
Ce salon parut démesuré à Emily, et fort peu accueillant. La présence de l’ancien comte semblait planer dans l’ombre. Elle frotta sa bague pour se rassurer, mais la magie ne fonctionna pas, cette fois. Elle se sentait mal à l’aise, les nerfs à fleur de peau. Et ce genre de sensation la rendait toujours acerbe.
— Vous ne vous êtes même pas excusé d’avoir réveillé cet homme, lança-t-elle d’un ton accusateur. Vous auriez pu lui expliquer notre arrivée tardive en mentionnant l’accident, au moins.
— Les raisons de notre retard ne concernent nullement Upton, répondit Nicholas. Il ne s’attendait pas non plus à des excuses, qui n’auraient fait que l’embarrasser.
Comme il se détournait pour parcourir la pièce des yeux, Emily décocha une grimace à ce dos arrogant.
— Un peu de politesse ne peut nuire, Nick.
Il lui refit face, les sourcils froncés et les lèvres serrées.
— Veuillez vous souvenir que vous devez m’appeler Kendale ou « milord » en présence des domestiques, comtesse, la réprimanda-t-il à voix basse. Et ne vous avisez jamais de contredire un de mes ordres ou d’émettre une opinion différente de la mienne devant eux.
Il ferma les yeux un instant. Quand il reprit la parole, ce fut d’un ton moins sec, mais qui n’avait rien perdu de son autorité.
— Vous pourrez me parler à votre guise en privé, naturellement. Mais je vous en prie : en compagnie d’autres personnes, essayez de me laisser le contrôle apparent de la situation, voulez-vous ?
Brusquement, Emily s’avisa que Nicholas était peut-être aussi mal à l’aise qu’elle à l’idée d’assumer son titre, même si cette situation était moins inattendue pour lui que pour elle. Se pouvait-il qu’il craigne de ne pas être à la hauteur ? se demanda-t-elle.
La vie quotidienne de l’aristocratie devait être gouvernée par des milliers de règles dont elle n’avait même jamais entendu parler, se dit-elle encore. Une foule de règles ridicules qu’elle serait sans doute obligée d’apprendre. Nick redoutait-il d’en avoir oublié une bonne partie, pendant ses sept ans d’absence ?
En dépit de ses efforts pour donner le change, il ne ressemblait en rien à son père, et elle savait que le vieux comte ne l’avait pas préparé comme il l’aurait dû à assumer sa succession dans le monde. La plupart du temps, sir Ambrose ignorait superbement son fils — sauf lorsqu’il avait des reproches à lui faire.
Quoi qu’il en soit, il serait malvenu de sa part de miner l’autorité de son mari sur la maison, conclut-elle. Elle ne pouvait espérer en avoir elle-même avant un bon moment, et il fallait bien que quelqu’un commande.
Elle s’inclina gracieusement, fière de ne pas se montrer mesquine.
— Vos désirs sont des ordres, milord.
Nick leva les yeux au ciel, soupira et pressa deux doigts sur son front comme s’il souffrait.
— Miséricorde, murmura-t-il. Cette journée ne finira-t-elle jamais ?
— Vous avez mal à la tête ? demanda Emily, soucieuse en dépit de ses humeurs vindicatives.
Il la gratifia d’un demi-sourire.
— Oui, mais c’est moi qui devrais vous poser cette question.
— Cette écorchure est indolore. Je n’ai pas reçu de coup.
— Tant mieux. Je suis certain que nous nous sentirons tous deux en meilleure forme après une nuit de sommeil. Et je vous promets que tout ira bien, finalement. Vous n’avez pas à vous inquiéter.
— Je n’en ai pas l’intention.
Elle n’avait aucune envie non plus qu’il se montre rassurant ou compréhensif à son égard, quand elle allait être obligée d’ici quelques minutes de jouer à la grande dame face aux domestiques que son majordome était en train de rameuter. Cette corvée l’ennuyait au possible. Elle ne souhaitait qu’une chose : prendre un bain chaud et rester seule.
Nick s’approcha d’elle. Il posa une main sur son bras, la laissa descendre et pressa ses doigts entre les siens.
— Il se peut que vous rencontriez quelques difficultés au début, Emy, déclara-t-il doucement. Si quelqu’un venait… à vous manquer de respect, prévenez-moi immédiatement. Je m’en occuperai.
— Non, riposta Emily en lui retirant ses doigts pour croiser les mains sur sa taille. Vous ne ferez rien de tel, car je serai parfaitement capable de régler mes problèmes moi-même.
Elle releva le menton d’un cran.
— Et veuillez avoir l’amabilité de vous adresser à moi correctement, milord.
A cet instant, quelqu’un frappa légèrement à la porte, empêchant Nick de répondre à cette déclaration. Prête ou non, l’heure était venue pour elle de s’imposer dans cette maison, se dit la jeune femme.
Son mari paraissait presque aussi inquiet qu’elle. Rassemblant son courage et s’efforçant d’oublier le piètre état de sa tenue, Emily le rejoignit à la porte qu’il ouvrit largement.
Jamais elle n’aurait cru qu’il fallait autant de monde pour entretenir une maison de ville, pensa-t-elle tout d’abord, effarée. Puis elle se souvint que les serviteurs de Bournesea s’ajoutaient à ceux de Londres.
Une brève inspection lui confirma qu’elle connaissait à peu près un tiers de ces gens. La vue de ces visages familiers la fit sourire ; mais quand elle s’avisa que fort peu lui rendaient son sourire, elle redevint grave. Manifestement, ils étaient moins heureux qu’elle de la voir là.
Elle espéra qu’ils étaient simplement contrariés d’avoir été tirés de leur lit pour saluer leur nouvelle maîtresse, mais elle en doutait.
Nick procéda aux présentations, si rapidement qu’il aurait aussi bien pu parler chinois, en ce qui la concernait. Elle ne se souviendrait jamais de tous ces noms ! se dit-elle avec effroi. Comment ferait-elle quand elle devrait s’adresser à eux ? Et cela ne manquerait pas d’arriver, dans les jours ou les semaines à venir. Pour ne pas dire les années…
Ces hommes et ces femmes étaient ses domestiques, désormais. Ils seraient sous sa responsabilité autant que sous celle de son mari. C’était elle qui devrait résoudre leurs problèmes quotidiens, s’assurer qu’ils auraient de quoi se vêtir convenablement, qu’ils rempliraient leurs tâches et tiendraient en bon ordre les deux résidences du comte de Kendale.
Un comte qui la regardait, précisément, et pressait discrètement son coude. Que lui avait-il demandé, grands dieux ? Elle n’avait pas entendu sa question.
— Voulez-vous choisir une femme de chambre pour vous assister temporairement, milady ? répéta Nick.
L’assister en quoi ? s’interrogea Emily. Elle s’était toujours débrouillée toute seule. Mais il lui revint à l’esprit que toutes les dames avaient une soubrette attachée à leur service, et qu’elle devait se plier à cette règle.
Elle essaya de se rappeler le nom de la personne qui servait lady Elizabeth, puis elle scruta rapidement le groupe de domestiques en quête du visage qu’elle cherchait. Elle ne le trouva pas. Cette femme était plus âgée que la comtesse, se souvint-elle. Peut-être s’était-elle retirée, à moins que le vieux comte ne l’ait renvoyée à la mort de son épouse.
Consciente qu’elle devait répondre, Emily formula dans sa tête le seul nom qui lui était familier à part celui de Mme Waxton. On ne demandait certainement pas à une ancienne gouvernante de s’abaisser au rang de domestique personnelle préposée aux soins du corps, se dit-elle. En outre, elle n’avait aucune envie de se frotter à cette vieille harpie.
— Rosie ? appela-t-elle en cherchant des yeux sa camarade de jadis. Miss Rosie Hempstead ?
La jeune fille ne se manifesta pas. Emily se mordit la lèvre. Avait-elle eu tort d’appeler Rosie « miss Hempstead » ? se demanda-t-elle. Peut-être cela ne se faisait-il pas. Mais après tout, tout le monde avait droit à un certain respect.
L’espace d’un instant, elle craignit que Rosie ne soit pas venue à Londres avec les autres. Qui allait-elle nommer à sa place, miséricorde ? Elle préférait encore désigner une étrangère que de se rabattre sur Mme Waxton. Et de toute façon, la gouvernante devrait retourner s’occuper du manoir de Bournesea — si elle ne donnait pas sa démission sur un coup de colère.
Enfin, les rangs s’écartèrent et Rosie parut, coincée derrière des serviteurs plus grands qu’elle.
— Oui, miss… Pardon, Milady, répondit-elle d’une voix rauque.
Elle s’avança, l’air mortifié, ses boucles rousses en bataille, et effectua une rapide courbette tout en tirant sur son peignoir fripé pour cacher ses pieds nus. Ses grands yeux verts écarquillés par la crainte et l’embarras, elle considérait tour à tour Emily et Nicholas en se mordillant nerveusement les lèvres.
— Rosie, vous allez accompagner votre maîtresse dans les appartements de la comtesse, déclara Nick.
Il se tourna vers Wrecker, lui donnant pour la première fois son vrai nom de famille.
— Monsieur MacFarlin, je vous prends à mon service. Les autres peuvent disposer. Nous nous reverrons demain. Merci de votre accueil et bonne nuit à tous.
Ils restèrent tous les quatre immobiles, en silence, pendant que le reste du groupe se dispersait et que le majordome verrouillait la porte d’entrée. Après quoi, Upton vint prendre congé, leur jetant un regard ouvertement réprobateur. Quand il se fut éloigné, Nick décocha un petit sourire amusé à son compagnon.
— Félicitations, mon brave. Vous voilà promu officiellement au rang de valet de chambre.
Il s’adressa ensuite à Rosie.
— Vous n’avez pas d’objection à servir la comtesse, je présume.
La soubrette secoua la tête et exécuta une autre révérence, un peu plus réussie que la première.
— Non, mons… Milord. Pas la moindre.
— Votre mère s’est-elle retirée ?
— Elle est morte il y a environ cinq ans, Milord.
— J’en suis navré, déclara Nicholas d’un ton de regret. Mme Hempstead avait toujours un mot aimable pour tout le monde. Comment se fait-il que vous n’ayez pas pris sa suite à Bournesea ?
— Le comte me trouvait trop jeune pour devenir gouvernante, milord. Je suis restée simple fille de service, comme je l’étais avant.
— Je vois. Eh bien, tâchez de vous adapter au mieux à vos nouvelles fonctions, Rosie. Nous aviserons par la suite.
— Oui, Milord.
Rosie s’inclina de nouveau, serrant les pans de son peignoir à deux mains. Après quoi elle recula dans le vestibule, en direction du grand escalier.
— Par ici, miss… Milady, bredouilla-t-elle.
Emily la suivit et releva l’ourlet de sa jupe pour gravir lourdement les marches qui menaient au premier étage, puis au second. Ce faisant, elle se demandait qui se sentait la moins assurée dans sa nouvelle position, d’elle ou de Rosie. Au moins avaient-elles quelque chose en commun, pour faire leurs débuts ensemble. Mais elle espérait que sa nouvelle femme de chambre était un peu plus informée qu’elle-même de ce qui l’attendait, sans quoi elles courraient au désastre.
— C’est au bout du couloir, indiqua Rosie en arrivant sur le palier du deuxième étage. Voudrez-vous de l’eau chaude pour un bain ?
— Ne prenez pas cette peine, répondit Emily. Il me déplairait d’obliger quelqu’un à monter des seaux à une heure aussi tardive.
Rosie sourit jusqu’aux oreilles, visiblement plus détendue maintenant qu’elles étaient seules. Elle secoua ses cheveux carotte avec énergie.
— Pas besoin de ça, Madame ! L’eau arrive toute seule par un tuyau ! Imaginez-vous une chose pareille ?
Non, Emily ne l’imaginait pas.
— Parlez-vous sérieusement ? Comment est-ce possible ?
Sa compagne pouffa, avant de plaquer une main sur sa bouche et de jeter un coup d’œil apeuré derrière elles.
— Nous sommes bougrement retardés à la campagne, miss… Madame, reprit-elle en chuchotant. Ici, l’eau est ramassée dans une énorme citerne juchée sur le toit. Elle descend par des tuyaux et elle arrive par un robinet. Froide, bien sûr, mais je peux allumer du feu et vous en faire chauffer.
Rosie poussa un soupir admiratif, visiblement toujours émerveillée par les progrès de Londres au bout de quinze jours.
— Comment fait-on pour la vider, ensuite ? s’enquit Emily à qui cette petite conversation amicale faisait le plus grand bien.
Les yeux de Rosie pétillèrent.
— On ne la vide pas ! Elle repart comme elle est venue, par un autre tuyau ! Et vous n’êtes pas au bout de vos surprises : ici, on n’a pas non plus à vider les pots de chambre ! Vous rendez-vous compte ?
Elle devint écarlate.
— Vous n’avez sûrement jamais eu à faire ça, vous…
— Détrompez-vous, j’en ai vidé ma part, répondit Emily en adoptant le même ton tandis qu’elles longeaient le couloir côte à côte, comme deux conspiratrices. Mais je croyais que les gens jetaient… tout et n’importe quoi dans les rues, à Londres. Par les fenêtres.
— Pas ici, en tout cas. Il y a des commodités qui marchent comme la baignoire, chuchota Rosie. On fait couler de l’eau… et tout s’en va !
Là-dessus, elle ouvrit une porte toute grande et s’engouffra dans une chambre qu’elle traversa en courant pour s’enfiler dans une autre pièce située au fond.
Emily la suivit, observant que le séjour londonien de lady Elizabeth ressemblait beaucoup à celui de Bournesea — même si la chambre était un peu plus petite et le chintz rose remplacé par du velours bleu pâle.
Elle rejoignit Rosie dans un réduit occupé par une grande baignoire en fonte qui avait la forme d’une chaussure géante.
— J’ai toujours rêvé de faire ça, déclara la soubrette en actionnant une sorte de levier. Jusqu’ici, j’avais juste le droit de nettoyer et d’épousseter.
Il y eut un gargouillement sourd, suivi de cliquetis, et soudain de l’eau jaillit dans la baignoire.
— Un vrai miracle ! s’exclama Rosie. Vous voyez, il n’y a plus qu’à puiser quelques seaux pour les faire chauffer. Et là, ce sont les commodités.
Emily se mit à rire avec elle, sans autre raison que le ravissement qui les saisissait devant les prodiges de la modernité citadine.
Pendant qu’elles attendaient que le bain se remplisse, la soubrette s’accroupit sur ses talons et frotta ses mains mouillées sur son peignoir pour les sécher. Elle paraissait très *******e d’elle.
— Dire que nous nous retrouvons ici, toutes les deux ! Vous la nouvelle comtesse, et moi la nouvelle femme de chambre de la comtesse. Vous me garderez avec vous, n’est-ce pas ? Je ne serai pas fâchée de changer d’état, et je ferai tout ce que vous me demanderez.
Emily ne savait trop comment réagir devant la soudaine familiarité de sa compagne, après l’avoir vue si timide en bas.
— Nous verrons, répondit-elle en souriant.
— Pour moi, c’est tout vu, déclara Rosie avec un sourire impudent.
Elle croisa les bras et prit une expression matoise.
— Vous pourrez compter sur moi pour ne pas ajouter un mot aux ragots qui courent à votre propos au sous-sol.
— Des ragots ? répéta Emily d’un ton hésitant, pas certaine de souhaiter en savoir plus. Mais nous venons à peine d’arriver ! Comment les domestiques auraient-ils déjà eu le temps de jaser à mon sujet ?
Rosie adopta un air suffisant.
— Les nouvelles vont vite, ici, et les langues aussi. Tout le monde grille de savoir comment une fille de pasteur a pu décrocher un comte ! Nous qui venons de Bournesea, nous sommes au courant, bien sûr, mais ce n’est pas moi qui vendrai la mèche, je vous le garantis.
— Vendre quelle mèche ? demanda Emily. Que croyez-vous savoir, au juste ?
Rosie poussa un soupir et leva les yeux au ciel.
— La vérité, voyons ! Que le jeune sir Nicholas tournait autour de vos jupons bien avant d’avoir pris la mer, et que votre bon vieux papa lui a mis le grappin dessus dès qu’il est revenu. Ah, il s’est bien défendu, notre pasteur ! J’aurais bien voulu avoir un père comme lui, qui oblige un comte à réparer ce genre de « légèreté » par le mariage ! Aujourd’hui, je serais comtesse aussi.
Emily la contempla fixement, n’osant croire ce qu’elle venait d’entendre.
— Vous ?
Rosie sourit et haussa les épaules.
— Pourquoi pas ? Même si la chose m’est arrivée dessus sans crier gare et même si je n’ai pas eu mon mot à dire dans l’affaire, je suis passée à la casserole comme vous. Ce qui aurait pu aboutir au même résultat, dans d’autres circonstances.
— Vous… vous avez dormi avec… lord Kendale ? bredouilla Emily, ébranlée jusqu’à la moelle par cette révélation.
— Pas vraiment dormi, répondit Rosie en tortillant ses sourcils roux d’un air entendu. Mais j’ai réchauffé son lit, si c’est ce que vous voulez dire.
Elle se pencha en avant, un sourire au coin des lèvres.
— Et pour être franche, ajouta-t-elle sur le ton de la confidence, c’était loin d’être la corvée que je m’étais figurée.

chapitre 10
— Veuillez avoir la gentillesse de me laisser, Rosie, demanda Emily lorsqu’elle put émerger du mutisme stupéfait où l’avaient plongée ces aveux. Inutile de chauffer de l’eau ; je me sens trop lasse pour prendre ce bain, finalement.
Bien qu’elle eût vivement souhaité croire que le lit dont parlait Rosie était celui du vieux comte, elle ne pouvait s’en convaincre. Sir Ambrose avait près de soixante ans, à sa mort. La soubrette ne se serait certainement pas remémoré avec un tel plaisir quelques cabrioles avec un vieillard.
Non, c’était sûrement Nicholas qui avait séduit cette pauvre petite et lui avait empli la tête d’étoiles. Comme il avait failli le faire avec elle-même. Elle se sentait à deux doigts de se taper le front contre cette maudite baignoire, tant la stupidité des femmes la révulsait.
Rosie lui tapota la main, pleine de sympathie.
— Ah, Emy… Milady, je veux dire.
Comme Emily s’écartait, refusant ce contact, elle se redressa, les sourcils froncés.
— J’ai fait une bêtise, pas vrai ? Je n’aurais pas dû vous raconter cette histoire entre le comte et moi.
Sa maîtresse releva les yeux et s’avisa qu’elle était au bord des larmes.
— Ne vous en faites pas, répondit-elle. C’est simplement qu’il est tard et que je suis épuisée. Allez vous coucher, maintenant.
— Vous n’allez pas me chasser ?
— Non.
Rosie se remit debout et ferma le robinet. Après quoi, la tête et les épaules basses, elle quitta la salle de bains en traînant les pieds.
Emily aurait voulu la suivre pour la rassurer, mais elle était trop fatiguée et trop découragée. Ce qui était arrivé n’était pas la faute de Rosie. Elle était à peine plus qu’une enfant, sept ans plus tôt, et ne pouvait être blâmée d’avoir succombé aux charmes de Nick. Ni d’être intimement persuadée que sa maîtresse en avait fait autant.
Avec deux ans de plus qu’elle, Emily avait bien failli tomber dans le même piège. Cet homme n’avait ni conscience, ni vergogne.
Soudain, elle fut prise de pitié pour la petite soubrette qui avait perdu si tôt son innocence.
— Rosie ! cria-t-elle. A mon réveil, je préfère du café à du thé. Pourrez-vous y veiller ?
Le sourire éclatant que sa compagne lui dédia en pivotant sur elle-même lui réchauffa le cœur.
— Sonnez-moi dès que vous ouvrirez l’œil, milady. J’arriverai aussi vite qu’une puce saute sur un chien.
La jeune femme poussa un soupir de soulagement quand la porte de la chambre se referma et qu’elle se retrouva enfin seule. Elle se massa les tempes dans l’espoir de chasser sa migraine. Pour ce qui était de la douleur qui lui vrillait le cœur, il n’y avait rien à faire, elle le savait.
Elle avait cru souffrir en découvrant que Nick avait gardé ses fiançailles secrètes, mais apprendre qu’il avait séduit Rosie alors qu’il la courtisait était bien pire encore. Il s’était moqué à la fois de Deirdre et d’elle-même, tout en se servant d’une petite oie blanche dont il n’avait eu aucun scrupule à voler la virginité.
Il était jeune, murmura-t-elle.
Mais il n’avait plus cette excuse, à présent, et il avait pourtant continué à lui mentir. Elle avait beau vouloir lui trouver des circonstances atténuantes, elle devait s’avouer que l’entreprise était vaine.
Et maintenant, elle était mariée avec lui. Contrainte de tirer le meilleur parti possible de cette situation. L’avenir lui paraissait plus sombre qu’un puits de désespoir, tout à coup.
Elle se dévêtit et se coula dans l’eau fraîche, qui lui parut presque tiède comparée à la froideur glacée enserrée dans son corps.
Lorsqu’elle se fut savonnée et frottée, elle sortit de la baignoire et s’enroula dans un linge de toilette pour regagner la chambre. Là, elle rabattit la douce courtepointe bleue qui recouvrait le grand lit à baldaquin, laissa tomber la serviette et se glissa nue entre les draps.
Sa chemise de nuit ne lui manquait pas. De toute manière, rien ne pourrait la réchauffer, se dit-elle. Absolument rien.
Le jour se leva, gris et morne. Il n’y avait ni vent, ni pluie, mais les deux semblaient imminents, pensa Nick en s’habillant. On eût dit qu’une chape de plomb pesait sur la ville.
Comme il aurait aimé rejoindre Emily, la veille, une fois que les domestiques s’étaient retirés ! Il aurait voulu la tenir dans ses bras, autant pour se rassurer sur son état que pour la réconforter. Mais il savait qu’elle était épuisée, et qu’il la trouverait probablement endormie. Bientôt, il tenterait une approche, se promit-il. Ce soir, peut-être, lorsqu’elle serait un peu reposée.
Pauvre agneau. Elle devait être morte d’inquiétude à l’idée de ce qui l’attendait dans cette maison, et plus largement à Londres. S’il fallait en juger par leur arrivée, elle risquait d’être assez malmenée par les domestiques. Toutefois, il se devrait de rester en retrait ; toute intervention de sa part ne ferait que nuire aux chances d’Emily d’établir son autorité, tant sur Kendale House que sur Bournesea.
Il sonna Wrecker et alla l’attendre dans un fauteuil près de la fenêtre. Le loup de mer ferait un drôle de valet, mais il avait laissé le sien à Gujarat. Cette mauviette ne supportait pas la traversée.
Un coup bref fut frappé à la porte, qui s’ouvrit.
— Oui, Milord ?
— Entrez, Wrecker. Il faut que nous parlions de vos fonctions. Ce rôle de valet de chambre vous conviendra-t-il ? Les gages sont plus élevés que ceux d’un simple valet de pied, et vous aurez droit à une chambre individuelle.
— Ce sera pas de refus, Milord. Vos loustics ronflent comme des ouragans. Cette nuit, je me serais presque cru à bord, au milieu de ce vacarme. Qu’est-ce que j’aurai à faire pour vous ?
Nick songea qu’il devrait lisser quelque peu le discours de son nouveau serviteur, mais ce n’était pas le moment ; pour l’heure, il avait besoin de s’assurer de son aide.
— Votre premier devoir sera de veiller sur ma femme quand je ne serai pas auprès d’elle. Chaque matin, vous viendrez me trouver comme maintenant et je vous donnerai mes instructions pour la journée.
Wrecker sourit largement.
— A partir du moment où vous ne me demanderez pas de vous habiller…
Nick se mit à rire.
— Cela ne fera pas partie de vos attributions, rassurez-vous. Et je préfère vous avoir à mon service, vous, plutôt qu’un étranger qui ne connaîtra rien à la situation. Je répugne à mettre n’importe qui au courant de mes activités, vous le savez.
— A quoi bon payer un blanc-bec pour nouer vos cravates, quand vous avez besoin d’un gros dur prêt à se servir de ses poings ?
— C’est juste. J’aime votre façon d’aller droit au but, Wrecker. A propos… Je vous appellerai soit par votre patronyme, MacFarlin, soit par votre petit nom. Quel est-il ?
— Percy, mais ma mère elle-même ne l’emploie jamais. Elle m’a toujours appelé Wrecker, comme vous autres. « Démolisseur » à la maison, « Naufrageur » à bord, moi, ça me va. Pas vous ?
— Si, bien sûr, affirma Nick. Je pensais toutefois que vous préfèreriez peut-être un nom plus… policé, qui corresponde mieux à votre nouvelle position dans le monde.
L’intéressé réfléchit un instant, un pouce épais enfoncé dans le gras de son menton. Enfin, il soupira.
— Vous avez raison. Va pour MacFarlin.
Là-dessus, il cambra les épaules comme pour endosser la posture qui allait avec cette identité flambant neuve.
— J’pourrai toujours cirer vos bottes, Milord. Et peut-être descendre vos habits aux soubrettes, en bas, pour qu’elles les nettoient et les repassent. Autre chose pour votre service ?
Il se campa plus commodément sur ses jambes massives, l’air concentré. Nick sourit à ce colosse qui le dépassait d’une tête, malgré sa haute taille, et en faisait deux comme lui.
— Ne troussez pas les filles de service, je vous prie. Le personnel est un territoire de chasse interdit. Compris ?
Wrecker fronça ses sourcils broussailleux.
— Même cette petite rouquine aux cheveux frisés qui s’occupe de votre dame ?
— Surtout elle.
Comme le ruffian semblait prêt à se rebeller, Nick décida de se montrer légèrement plus conciliant.
— Naturellement, vous pourrez courtiser Rosie si elle est d’accord. En tout bien, tout honneur. Pas question de lui manquer de respect.
Il ignora le grognement dépité de Wrecker.
— Dans l’immédiat, j’aimerais que vous fassiez servir mon petit déjeuner et celui de lady Emily dans le petit salon, celui qui est exposé à l’Est. Pour votre part, vous prendrez vos repas avec Upton et la gouvernante dans la salle à manger réservée aux domestiques de condition supérieure. Soignez vos manières et ne les choquez pas par de terrifiantes histoires de marins, de grâce.
— Vous voulez dire que je ne pourrai même pas manger avec cette petite poulette ? se lamenta l’ancien matelot.
— Mais si. Puisque Rosie est la femme de chambre de la comtesse, pour l’instant en tout cas, elle est de même rang que vous et sera présente aux repas — à moins que ses devoirs ne l’appellent ailleurs.
Wrecker attendit à peine d’être congédié, tant il avait hâte de redescendre. Nick se félicita que quelqu’un de la maison, au moins, envisage la journée avec une telle impatience.
Grognant à son tour, il passa une main sur son menton râpeux et jeta un coup d’œil ennuyé aux bottes crottées que son valet avait si promptement oubliées. Il devrait se résigner à se raser seul et à manier lui-même la brosse à reluire, se dit-il en se mettant au travail.
Tandis qu’il nettoyait le cuir éraflé, il s’arrêta un instant. Emily aurait-elle le même genre de problème avec la femme de chambre qu’elle avait choisie ? se demanda-t-il.
Rosie n’était qu’une simple soubrette, formée aux soins du ménage et non à l’entretien d’une dame — toilette, coiffure et garde-robe comprises. Mais le plus grave, c’était qu’Emily n’en savait guère plus qu’elle dans ce domaine. Avait-il placé son épouse dans une situation insoutenable ?
Les deux femmes auraient besoin d’être instruites dans les devoirs et les obligations d’une comtesse, cela ne faisait aucun doute. Comme il ne connaissait personne à qui il pouvait demander ce genre de service, il en conclut qu’il serait forcé de s’en charger lui-même.
Mais cette formation devrait attendre. Tout de suite après le petit déjeuner, il était tenu de se rendre au ministère des Affaires étrangères pour remettre son rapport. Il aurait dû le faire trois semaines plus tôt, s’il n’avait pas été retenu par cette quarantaine.
A cette heure, ayant été informé de la date prévue de son retour, lord Chalmers devait le croire perdu en mer. Sans doute le ministre regrettait-il déjà que son informateur ait disparu avant de pouvoir le prévenir des troubles grandissants qui agitaient l’Inde. Cette portion de l’empire était un vrai baril de poudre, n’attendant plus qu’une étincelle pour exploser.
Nick soupira. Nanti d’une épouse prête à se noyer dans les eaux de la haute société, à la merci d’un possible assassin et condamné à subir les soubresauts désastreux du commerce international, qui risquaient de ruiner sa compagnie de navigation, quelles bonnes nouvelles pouvait-il espérer de cette journée ?
Il brossa rapidement sa deuxième botte et la laissa choir près de la première. Il se sentait épuisé avant même d’avoir pris son café.
Déjà installée à la table du petit salon, Emily salua son époux d’un ton enjoué et d’un sourire affecté.
— Bonjour, Kendale. Vous avez survécu à nos mésaventures d’hier, à ce que je vois. Comment va votre tête ?
Nick l’observa brièvement, les sourcils froncés, et reporta son attention sur les mets disposés sur le buffet.
— Bien. Et la vôtre ?
— Tout à fait remise.
Emily le regarda choisir une portion d’œufs brouillés assez peu appétissante à son goût et une tranche de pain. Puis il marqua une pause avant de s’asseoir en haut de la table. Hésitait-il à prendre la place de son père ? se demanda-t-elle. Il paraissait perturbé.
Pour sa part, elle avait décidé en s’éveillant qu’elle devait prendre de l’assurance et chasser d’un grand coup d’air frais les miasmes liés à son mariage précipité, ainsi que les difficultés susceptibles d’en découler. A la lumière du jour, sa conduite de midinette de la veille lui faisait honte. L’accident de berline l’avait déstabilisée, voilà tout. Après une bonne nuit de sommeil, elle se sentait redevenue elle-même.
Il incombait à chacun de se construire la vie qui lui convenait, se dit-elle. Elle n’avait pas l’intention de passer la sienne à la merci de serviteurs impitoyables et d’un mari déloyal. Si l’attitude de son entourage lui déplaisait, il ne lui restait qu’à la faire changer.
N’avait-elle pas tenu l’intérieur de son père depuis l’âge de onze ans ? Kendale House et le manoir de Bournesea étaient certes d’une autre dimension, avec des dizaines de domestiques au lieu d’une seule cuisinière mais, sur le fond, les problèmes d’intendance étaient les mêmes. Elle saurait en venir à bout. Elle avait bien surmonté l’incident désastreux qui avait failli lui coûter sa réputation, à l’époque. Puisqu’elle avait réussi à regagner l’estime de son village, pourquoi ne réussirait-elle pas à se faire accepter dans son propre fief ?
Sa confiance renaissait. Elle imagina la mère de Nick en train de lui tapoter le dos pour l’encourager dans cette voie. Et tant qu’elle y était, pourquoi ne tenterait-elle pas de réformer le fils dévoyé que lady Elizabeth avait laissé derrière elle ?
— Vous ne semblez pas être du matin, observa-t-elle, décidée à prendre l’initiative.
Nick avala une gorgée du café fumant dont il venait de remplir sa tasse. Il garda un instant les yeux rivés sur la cafetière en argent posée devant lui, avant de répondre :
— Et vous, vous semblez l’être, à mon grand dam. Ne vous montrez pas aussi frétillante chaque matin, par pitié, sans quoi je devrai vous noyer dans la Tamise.
Emily sourit.
— Ronchonnez tant qu’il vous plaira, déclara-t-elle en beurrant le muffin grillé qu’elle avait choisi. Mes plans pour la journée ne vous incluent pas, vous pouvez donc retourner vous coucher si cela vous chante.
Comme prévu, cette remarque piqua l’intérêt du comte.
— Et quels sont ces plans, si ce n’est pas indiscret ?
Elle mordit une bouchée, la mâcha et l’avala, le temps de laisser monter la curiosité de son mari.
— J’ai convoqué l’ensemble du personnel. Nous devrions renvoyer les gens de Bournesea au manoir, ne pensez-vous pas ?
Nick réfléchit.
— Cela paraît sensé, en effet. Accordez-leur la journée pour se préparer. Il faudra aussi réserver des coches de louage et les faire amener demain au lever du jour. Ainsi, tout le monde sera rentré avant la nuit.
— Tout cela est déjà réglé, annonça Emily. J’ai parlé à M. Upton, qui a promis de s’en occuper. Je présume que ce départ s’est déjà ébruité dans toute la maison, mais je compte néanmoins l’annoncer de manière officielle.
Son époux l’étudiait avec attention, nota-t-elle, satisfaite.
— Dois-je assister à cette réunion ? s’enquit-il.
— A votre avis ?
— Je n’en vois pas l’utilité.
— Dans ce cas, vaquez à vos propres affaires pendant que je vaquerai aux miennes. Allez faire… ce qu’un comte est censé faire, ajouta-t-elle avec un petit geste évasif de la main.
Nick se mit à rire. Il termina son café, jeta sa serviette sur la table et se leva.
Emily crut d’abord qu’il allait l’abandonner où elle était sans un mot de plus. Mais au lieu de se diriger vers la porte, il marcha jusqu’à elle, se courba et l’embrassa sur la bouche. Pleinement.
Une bouffée de chaleur envahit la jeune femme quand ses lèvres s’entrouvrirent sous celles de son mari. Ce baiser avait un goût de café et de clous de girofle. La bouche et la langue de Nick étaient chaudes, insistantes. La main qui relevait son menton effleurait délicieusement son cou. « C’était le paradis », pensa-t-elle.
Bien avant qu’elle soit prête à achever ce délicieux interlude, il la relâcha et se redressa, les mains sur les hanches.
— Vous m’impressionnez, déclara-t-il avec un petit sourire amusé. Cette façon de prendre vos nouvelles tâches à bras-le-corps vous ressemble bien. Y a-t-il une chose au monde que vous admettrez ne pas pouvoir accomplir toute seule ?
Emily secoua lentement la tête. Encore sous le charme envoûtant de ce baiser, elle entendait à peine ce que son mari disait. Elle mourait d’envie qu’il l’embrasse de nouveau, même si elle savait qu’il ne le fallait pas.
Nick se remit à rire, puis il s’en alla. Si ses genoux ne s’étaient pas changés en coton, Emily se serait peut-être levée pour courir derrière lui. Une fois que son émoi s’apaisa, cependant, elle se félicita de n’en avoir rien fait.
La question qu’il lui avait posée atteignit enfin son cerveau. Oh, si, elle voulait bien admettre qu’une chose au moins n’était pas de son seul ressort. Mais cette chose-là, Nick la pratiquait trop aisément avec d’autres femmes pour qu’elle s’y attarde. Rosie n’avait sûrement pas été la première à en profiter, et il y avait fort à parier qu’elle ne serait pas la dernière.
Elle s’avisa soudain qu’un baiser aussi impudent aurait dû la rendre furieuse. De toute évidence, Nick était prêt à dire et à faire n’importe quoi pour amener une femme dans son lit — y compris la sienne. Et il avait quasiment réussi.
Il était en droit d’attendre cette reddition de sa part, certes, mais elle ne se sentait pas prête à lui céder. Comment pourrait-elle se donner à son mari en se demandant qui d’autre partageait ses faveurs sous leur toit ? En sachant que Rosie elle-même ferait peut-être partie du lot, puisque la chose s’était déjà produite ?
Non. Nick ne méritait pas encore sa confiance. Et tant qu’elle ne pourrait se fier entièrement à lui, leur mariage ne pourrait être consommé.
Upton parut peu après.
— Le personnel est réuni dans le vestibule comme vous l’avez demandé, Madame.
Emily faillit bondir sur ses pieds, avant de se rappeler sa position. Elle ignora le majordome pendant qu’elle achevait son petit pain au jambon, le faisait glisser d’un reste de café et s’essuyait la bouche de sa serviette. Ensuite, avec componction, elle consulta la montre accrochée à son corsage et releva les yeux vers le domestique.
— J’avais spécifié neuf heures, n’est-ce pas ?
— Oui, Madame, répondit-il en haussant le menton d’un air hautain. Or il est neuf heures passées de dix minutes.
— Cela ne m’a pas échappé, Upton. Retournez donc m’attendre avec les autres.
Le majordome tourna les talons et sortit sans un mot. Peut-être s’était-elle fait un ennemi mortel, pensa Emily, mais cet homme n’avait montré que réprobation à son égard depuis la veille. Il méritait une leçon. En y réfléchissant, il n’avait pas témoigné grand respect à Nick, non plus. Ces sourcils froncés et ces lèvres pincées n’étaient pas de bon augure pour son avenir.
Upton avait été engagé par le vieux comte et tenait visiblement beaucoup à cette privauté. Une erreur. S’il était incapable de s’adapter, il ne resterait pas longtemps en fonction.
La nouvelle maîtresse de maison se versa une autre tasse de café — la troisième —, et la savoura lentement. Elle attendit à dessein onze longues minutes avant de quitter la table pour aller remplir ses devoirs matinaux.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:22 AM

Quand il rentra chez lui dans l’après-midi, Nick n’était pas d’humeur à supporter le moindre écart. Il espérait seulement que la journée avait été plus clémente pour les occupants de Kendale House que pour lui-même.
Son entretien avec lord Chalmers n’avait servi qu’à une chose : le convaincre de l’inutilité de sa carrière d’agent de renseignements au service du gouvernement.
Le ministre et son entourage n’avaient pratiquement tenu aucun compte de ses sévères avertissements concernant les prémices de mutinerie en Inde. Ils ne s’intéressaient qu’aux moyens de consolider et étendre encore la tutelle anglaise. Ils n’avaient rien voulu entendre non plus des problèmes relatifs aux Hollandais et aux Italiens, qui réalisaient de rapides avancées commerciales dans des zones jusque-là considérées comme le domaine réservé de la Couronne britannique.
Bonté divine ! Qu’avait-il fait ces dernières années, sinon gaspiller en vain son temps et son énergie ?
Au terme de cette conférence déplorable, il avait remis sa démission officielle et confirmé le nom de son remplaçant. Ce pauvre Stryker jugerait bientôt par lui-même des satisfactions à attendre, quand on travaillait pour des politiciens qui ne songeaient qu’au prestige, à l’argent et au pouvoir. Pour sa part, il avait bien l’intention d’essayer de changer les choses en siégeant à la Chambre des Lords.
Ensuite, il s’était rendu chez ses avoués et les avait chargés d’entamer les négociations pour vendre la compagnie de navigation familiale, Kendale Shipping. Il se réservait de conserver uniquement deux navires qui lui appartenaient en propre afin de poursuivre un commerce lucratif avec les Indes occidentales.
Il était assez riche à présent pour renoncer à toute activité dans ce domaine, certes, mais il souhaitait garder un pied dans les affaires, pour son plaisir. Il avait bâti son entreprise personnelle à la force du poignet, sans se servir du crédit ni de l’influence de son père. Sa fierté exigeait qu’il persévère. Il comptait le faire sans quitter l’Angleterre, en s’appuyant sur des représentants solides et dignes de confiance.
Lorsqu’il franchit la porte de la maison, Upton le reçut d’un air revêche, avant de le débarrasser de sa canne, de son chapeau et de son manteau sans déguiser son irritation.
— Enfin vous voilà, Milord.
— Quelque chose ne va pas, Upton ? s’enquit Nick d’un ton brusque.
Le majordome toussota et afficha un rictus plein d’acidité.
— Ce matin, la comtesse a insisté pour que nous entreprenions un inventaire complet de la demeure, milord. Jusqu’aux salières.
— N’est-ce pas l’une de ses prérogatives ? rétorqua le comte. Elle est maîtresse ici, désormais.
En lui-même, il se demanda si Emily avait déjà mis la maison sens dessus dessous. Il eût certainement été plus judicieux d’attendre le départ des gens de Bournesea et la reprise de la routine ordinaire pour se lancer dans cette entreprise, mais il se devait de soutenir l’initiative de sa femme, qu’elle fût ou non trop précipitée.
Upton souffla.
— Nous avons procédé à cette tâche il y a huit mois seulement, milord. Si vous me permettez de donner un avis, un nouvel inventaire nous semble à tous une perturbation inutile et le signe avéré d’un manque de confiance envers votre personnel. Une insulte, pour tout vous dire.
Nick le toisa aussi longuement que sévèrement.
— Envisagez-vous de chercher une autre place, Upton ?
Le majordome écarquilla ses yeux pâles.
— Certainement pas, monsieur !
— Dans ce cas, soyez averti : la comtesse n’a pas émis une suggestion à me soumettre, elle vous a donné un ordre. Suivez-le.
— Bien, Mlord. Ce sera fait.
A contrecœur, pensa Nick en réprimant un soupir contrarié. Il n’avait aucune envie de commencer son séjour à Londres par des remontrances à sa femme sur des questions domestiques. Surtout après la journée qu’il venait de passer. Avant de lui parler — de cela ou d’autre chose —, il avait d’abord besoin de se ressaisir.
Mais avant qu’il n’ait pu s’engager dans l’escalier, Emily parut sur le seuil du bureau. A en juger par son menton levé, les éclairs qui étincelaient dans ses superbes yeux bleus et la raideur de ses épaules, elle était prête à la bataille.
— Je vous souhaite une bonne après-midi, milord, déclara-t-elle d’un ton lugubre en refermant la porte derrière elle. Voulez-vous que je fasse servir le thé ?
Le thé ? Il était à peine 16 heures, et Nick percevait la réprobation d’Upton dans son dos.
Les usages n’étaient pas les mêmes en ville qu’à la campagne, ce qu’Emily ne pouvait savoir si personne ne le lui avait dit. Et il ne pouvait décemment lui faire cette remarque devant un domestique — surtout aussi mal disposé à son égard que l’était le majordome. Peu lui importait le jugement que l’on portait sur lui ; en revanche, il ne voulait pas abaisser sa femme devant leurs serviteurs.
— Volontiers, répondit-il avec un petit sourire forcé. Je vous remercie de vous être souvenue de cette requête inhabituelle, car je me sens affamé après ces longues heures passées dehors. Nous le prendrons dans le petit salon.
Il avait ajouté cette précision de crainte qu’elle ne propose un lieu inapproprié.
— Une collation simple, mais consistante, je vous prie.
Emily acquiesça d’un signe de tête et s’éloigna dans le couloir de service sans voir le bras que son mari lui offrait pour la conduire dans le salon.
Nick retint un grognement. Elle disposait et d’un cordon à sa portée et d’un domestique qui attendait ses ordres, mais elle n’avait rien trouvé de mieux que de se rendre elle-même aux cuisines…
Le dédain du majordome était tangible. Sans se retourner, Nick déclara sèchement :
— Un mot et ce sera le dernier que vous prononcerez entre ces murs, Upton.
L’avertissement dut porter, car le silence demeura total tandis que le comte se rendait au petit salon pour y prendre un thé prématuré — et subir un entretien qui n’aurait probablement rien d’agréable.
Réflexion faite, Nick se dit qu’il éviterait sans doute bien des conflits inutiles en commençant par instruire Rosie plutôt qu’Emily. Sa volatile épouse se sentirait certainement moins froissée, si c’était sa femme de chambre qui lui prodiguait quelques conseils sur la conduite à suivre à Londres.
Emily devait bien connaître Rosie, pensa-t-il, puisqu’elle l’avait choisie pour son service. En outre, une conversation avec la petite bonne serait doublement profitable : il pourrait lui exposer les devoirs d’une femme de chambre et se rendre compte si elle était capable de les assumer à long terme. Il espérait que Rosie serait assez futée pour mesurer la chance qui lui était offerte, et accepter de bon gré de combler ses lacunes.
Sa femme arriva sur ces entrefaites, précédant une soubrette qui portait un grand plateau en argent.
— Posez le thé sur la table, Polly. Vous pouvez vous retirer, je servirai.
Nick trouva l’attitude d’Emily tout à fait convenable — juste avant d’intercepter le grand sourire et le clin d’œil malicieux que lui adressait la soubrette.
Il foudroya la jeune impudente du regard, offusqué par sa conduite, et plus choqué encore par le sourire qu’Emily lui décocha en retour. Mais il ne dit rien avant de se retrouver seul avec son épouse, la porte refermée.
— Pourquoi avez-vous autorisé une telle impertinence ? s’enquit-il en offrant une chaise à Emily, avant de s’asseoir face à elle.
Elle haussa les sourcils, perplexe.
— Quelle impertinence ?
Ce clin d’œil et ce sourire.
— Oh, cela…
Emily écarta l’objection d’un geste détaché, puis elle découvrit la théière pour emplir les tasses.
— La cuisinière s’est souvenue de vos biscuits préférés, quand vous étiez enfant, et a décidé de vous en confectionner. Polly m’a adressé ce petit signe de connivence parce qu’elle savait que cette surprise vous ferait plaisir, voilà tout.
Nick s’efforça de garder un ton léger. Il ne tenait pas à mettre sa femme en colère avant l’entretien qui allait suivre.
— Vous avez discuté de mes goûts avec la cuisinière et Polly ?
— Oui, répondit Emily en lui tendant sa tasse d’un air de défi. Ce sont des biscuits à l’orange, comme vous les aimez. Prenez-vous du sucre ?
Nick fit signe que non, tout en s’armant de prudence.
— Prenez garde à ne pas vous montrer trop familière avec les domestiques, Emy, dit-il gentiment. Si vous n’imposez pas votre autorité dès le début, ils en abuseront vite. Le personnel a une fâcheuse tendance à moins bien travailler, quand on le traite en égal ou avec amitié.
— Oh ! Vous parlez d’expérience, je suppose ? répliqua Emily, perfide. Avez-vous déjà traité un serviteur en ami ou en égal ?
La petite peste, pensa Nick. Elle le provoquait ouvertement.
— Cela m’est arrivé, mais je n’étais pas encore comte, à l’époque. En tant que comtesse, vous devriez…
— Vous n’êtes pas à ma place, Kendale, coupa Emily, les lèvres pincées. Et comme vous n’avez jamais été comtesse, que je sache, vous n’avez pas à me dicter ma conduite.
Nicholas inspira à fond, luttant pour rassembler le peu de patience qui lui restait.
— Vous vous méprenez sur mes intentions, Emy. Ce n’était pas une réprimande, seulement un conseil de la part de quelqu’un qui a déjà eu affaire à une maisonnée importante. D’après ce que j’ai pu observer…
— En voyant agir votre père, l’interrompit de nouveau sa femme.
Nick serra les dents. Il ne supportait pas que l’on termine ses phrases à sa place. Mais s’il ne se contrôlait pas, Emily prendrait un malin plaisir à aller à l’encontre de ses désirs, il le savait, et ce serait elle qui en subirait les conséquences.
Il resta silencieux, prit sa tasse et la vida presque d’un trait, en se brûlant la langue au passage. Après quoi, il posa sur son assiette quelques bouchées au jambon et une fine tranche de fromage.
Relever le défi qui brillait dans les yeux de sa femme le tentait plus encore que les fameux biscuits à l’orange, mais il décida de résister sur tous les fronts. Il ne souhaitait nullement envenimer cette conversation, pas plus qu’il ne désirait réveiller les souvenirs de son enfance à Kendale House. Ces deux expériences concluraient fort mal une journée déjà difficile — et la corvée qui l’attendait encore y suffirait amplement.
Ses sandwichs avalés, il posa sa serviette sur la table et se leva.
— Puis-je savoir où vous allez ? demanda Emily.
— Je sors.
Sans la regarder, il ajouta :
— Dorénavant, j’apprécierai de prendre mon thé à six heures. Veuillez également prévenir votre femme de chambre que je souhaite la voir dans mon bureau demain matin à neuf heures.
— Rosie ? lança sa femme d’un ton cinglant. Pour quoi faire, Kendale ?
Elle était vraiment résolue au pire, pensa Nick à bout d’endurance. Il ouvrit la porte et se tourna à demi sur le seuil.
— Si cela vous concernait, madame, je vous fournirais peut-être une explication. Ce n’est pas le cas.
— J’en exige une tout de même ! insista Emily avec force.
Nicholas quitta la pièce sans répondre. Finalement, il ferait aussi bien d’aller affronter le père de Deirdre sur-le-champ au lieu d’attendre le début de la soirée, se dit-il. S’il s’accordait un délai, son humeur ne ferait qu’empirer.
Cette redoutable épreuve derrière lui, il aurait le temps ensuite d’aller se présenter à l’ancien club de son père, sis sur St James Street. Il commençait à penser qu’il aurait rapidement besoin d’une retraite où aller se calmer, quand il aurait les nerfs à vif.
— Par tous les diables ! Emily avait un caractère impossible. En sept ans, il avait oublié combien elle pouvait se montrer têtue et belliqueuse, parfois. Peut-être aurait-il dû l’embrasser de nouveau. C’était à peu près le seul moyen dont il disposait pour avoir le dernier mot avec elle.
Trop tard, se dit-il à regret. Et le moment ne se prêtait guère à évoquer ce genre de choses ; il devait garder la tête froide et l’esprit clair.
Au club, il espérait aussi retrouver son vieil ami Duquesne. Guy y serait certainement, s’il avait reçu le message qu’il lui avait fait porter par un valet.
Personne n’était plus apte que Guy Duquesne à déceler les moindres frémissements se produisant à Londres. Le jeune homme disposait dans toutes les couches de la société de contacts que les meilleurs détectives auraient pu lui envier. Nul doute qu’il connaîtrait l’homme de main à engager pour éclaircir cette histoire d’accident. De son côté, Wrecker vérifierait si Julius Munford avait accosté récemment sur les rives de la Tamise.
Le programme de sa soirée était chargé, pensa Nick. Lorsqu’il aurait réglé son litige avec Worthing et pris les mesures nécessaires pour assurer la sécurité d’Emily et la sienne, il devrait encore trouver une heure ou deux pour réfléchir à l’attitude vindicative de sa femme — et au moyen d’y faire face.
Quelque chose avait mis le feu aux poudres depuis le petit déjeuner, réfléchit-il. Puisqu’il n’était pas resté à la maison, ce n’était pas lui qui était en cause. Mais il aurait de toute manière à régler cette affaire en rentrant.
Il lui fallait gagner la collaboration d’Emily, coûte que coûte, s’il voulait qu’elle soit acceptée sous son toit et au-dehors.
Résoudre les problèmes de l’Angleterre à la Chambre des Lords lui apparaissait soudain comme une tâche presque anodine, comparée au reste de ses soucis.
Où diable était-il parti ?
Emily se posait cette question en regardant Polly débarrasser les restes de ce thé manqué.
Elle repoussa sur le côté les encombrants jupons qui soutenaient l’élégante robe de basin gris de lady Elizabeth et se laissa choir sur le sofa recouvert de brocart.
Si Wrecker acceptait de l’accompagner, elle pourrait suivre Nick, songea-t-elle. Serait-il si répréhensible pour une comtesse de pourchasser un époux volage ?
Mais que ferait-elle si elle le retrouvait dans l’un de ces endroits innommables où les hommes se rendaient le soir ? Elle avait lu dans des romans la description de ces bouges infâmes, perdus dans les bas-fonds de Londres, où des femmes de mauvaise vie dépouillaient les gentlemen de leur argent et de leur moralité.
Elle serait bien embarrassée…
Elle porta les yeux vers la fenêtre qui donnait sur les jardins. Il ne faisait pas encore nuit, se rappela-t-elle.
Upton se présenta sur le seuil et lui adressa une courbette négligente.
— Milady, le cousin de monsieur le comte vient d’arriver. Etes-vous chez vous ?
Emily cligna des paupières, ahurie.
— Bien sûr, que je suis chez moi ! Ne me voyez-vous pas assise sur ce sofa ?
— Certes. Voulez-vous le recevoir ici ?
— Oui, faites-le entrer.
Le majordome recula d’un pas et fit signe à quelqu’un qui attendait dans le vestibule. Peu après, un séduisant jeune homme aux cheveux blonds un peu longs et au sourire enjôleur fit son entrée.
— Lady Emily, je doute que vous me connaissiez. Je suis le cousin de Nicholas…
— Monsieur Hollander, naturellement, acheva Emily avec un sourire de bienvenue.
— Je suis passé à Bournesea le jour de votre mariage avec Nick, mais mon cousin m’a refusé l’entrée du manoir ! reprit Carrick d’un ton véhément. Il a fallu que j’apprenne la nouvelle par les villageois le lendemain. Moi, le seul parent qui lui reste !
Emily n’hésita qu’un bref instant avant de répondre à cette accusation.
— La cérémonie a eu lieu en privé. Je vous prie d’excuser l’apparente grossièreté de Nick, mais une maladie s’était déclarée dans l’enceinte de la propriété et nous ne voulions pas contaminer qui que ce soit.
Carrick fronça ses sourcils cendrés d’un air consterné et tira nerveusement sur son col.
— Une maladie ? De quelle sorte ?
— Rien qui puisse vous inquiéter.
Le jeune homme toussota et jeta un coup d’œil troublé alentour, avant de ramener son regard gris sur Emily.
— On n’est jamais trop prudent, savez-vous ? Etait-ce la fièvre typhoïde ?
Il pâlit plus encore.
— Pas le croup, tout de même ?
— Ni l’une, ni l’autre, assura sa compagne. Tout est fini, il n’y a plus lieu d’en parler. Vous étiez venu en visite à Bournesea avec votre mère, autrefois, n’est-ce pas ? Nous n’avions pas été présentés, mais je me souviens de vous avoir vu à l’église avec Nicholas. Vous aviez ronflé durant tout le sermon de mon père.
Revigoré par ce changement de sujet, Carrick fit une grimace et rit joyeusement.
— C’est probable, car je n’ai pas retenu le moindre mot de son prêche. Sans doute le révérend Loveyne mettait-il les jeunes gens en garde contre les dangers de se coucher trop tard… C’était dans mes habitudes, déjà.
— Vraiment ?
Emily lui désigna une chaise disposée face au sofa.
— Asseyez-vous. Kendale est sorti, mais je puis vous offrir du thé, si vous le désirez.
Le jeune homme grimaça de nouveau.
— Je crois que je préférerais un cognac.
Il se tourna vers la soubrette, qui le contemplait avec fascination.
— Cela vous ennuierait-il de m’en servir un, Polly ? Vous savez où il se trouve.
Polly reposa son plateau et s’empressa d’obéir. Carrick Hollander était bel homme, constata Emily en l’observant à la dérobée. L’alliance de sa chevelure cendrée, de ses yeux gris clair, de ses traits distingués et de sa jolie tournure le rendait fort séduisant. Hormis ce charme et cette assurance, il ne ressemblait aucunement à Nick, cependant.
Et il était loin de posséder le rayonnement de son cousin, ni son imposante virilité.
Elle suivit avec intérêt la petite scène qui se déroulait entre son visiteur et la domestique. Ces deux-là se connaissaient, de toute évidence.
— Vous êtes certainement venu ici très souvent, reprit-elle. Etiez-vous proche de votre oncle ?
Carrick posa son chapeau et sa canne sur le tapis et releva vers elle un regard indolent.
— Dieu sait que j’ai essayé de m’en faire un ami ! Sir Ambrose n’était pas commode, vous le savez sûrement. Il me recevait néanmoins à chacune de mes visites. Nick lui manquait, je suppose, et je devais lui servir en quelque sorte de fils de remplacement.
Touchée par son amertume, Emily le réconforta poliment.
— Je suis sûre qu’il vous appréciait pour vous-même. Il ne vous a pas chassé, vous !
Avait-il réellement chassé Nick, d’ailleurs ? Elle continuait à se le demander.
Croisant les mains dans son giron, elle se pencha légèrement vers son visiteur afin de lui témoigner son intérêt.
— Vivez-vous à Londres ?
Carrick retrouva son sourire.
— Oui, mais je voyage aussi beaucoup. Je suis peintre, savez-vous ?
— C’est magnifique ! Et que peignez-vous ?
Il se pencha également vers elle, les coudes sur ses genoux, la mine enjouée.
— Des portraits, principalement. C’est la raison de ma visite. Je suis venu vous offrir un portrait de vous deux, en cadeau de mariage.
Comme Polly lui tendait un ballon de cognac, il prit le verre et lui accorda un sourire indulgent.
— Merci, Polly, déclara-t-il avec une sorte de sensualité doucereuse.
Emily en éprouva un frisson de dégoût. Elle savait reconnaître une entreprise de séduction, quand elle en voyait une. Mais peut-être la séduction avait-elle déjà eu lieu, à en juger par le sourire assuré de la soubrette.
L’idée d’un gentleman profitant d’une servante la révulsait, et ce plus vivement encore depuis les confidences de Rosie.
— Vous pouvez disposer, Polly, dit-elle en désignant du menton le plateau que la jeune fille avait abandonné.
Carrick avala le cognac d’un trait, reposa le verre sur une table basse, ramassa ses affaires et se leva. Emily se leva également, bien décidée à le raccompagner jusqu’à la porte d’entrée.
— J’informerai le comte de votre visite, monsieur Hollander. Reviendrez-vous quand il sera là pour vous recevoir ?
— Bien sûr. Très bientôt, répondit le jeune homme en tendant poliment la main.
Emily lui offrit la sienne. Il la porta à ses lèvres et la baisa de façon appuyée, provocante, laissant même percevoir un bref contact de sa langue. Brusquement consciente du danger de se trouver seule avec lui, la jeune femme se dégagea et recula d’un pas.
Il se mit à rire.
— Ne vous montrez pas si effarouchée, cousine. Ces manières sont celles d’un excentrique.
Sur le ton de la confidence, il ajouta :
— Nous, les artistes, nous devons faire accroire que nous sommes des débauchés et des libertins. Sans quoi nul ne s’intéresserait à nous.
Peu désireuse de trahir son ignorance ou de révéler son désarroi, Emily serra ses mains sur sa taille et le gratifia d’un sourire crispé. Il s’inclina profondément devant elle.
— Je prends congé de vous, charmante cousine. Transmettez mes respectueuses salutations au comte quand il rentrera et dites-lui bien que je suis prêt à vous immortaliser sur la toile dès qu’il le souhaitera. Upton a ma carte.
— Merci. Au revoir, répondit Emily anxieuse de se débarrasser de lui et d’essuyer sa main sur sa jupe.
De retour dans le salon, elle referma la porte derrière elle. « Plus de visiteurs ce jour-là, se promit-elle. Quels qu’ils soient. »
Trop agitée pour se rasseoir, elle se mit à arpenter la pièce d’un pas nerveux. Voilà qu’elle avait un autre problème, à présent : devrait-elle faire part de ses impressions sur Carrick à Nicholas, quand il rentrerait ?
Son mari n’appréciait guère le jeune homme, elle le savait. Peut-être ne serait-il pas bon d’envenimer encore leurs relations, alors qu’ils n’avaient plus de famille proche. Les parents de Carrick — le frère cadet de sir Ambrose et sa femme — étaient morts. Du côté de lady Elizabeth, il ne restait plus personne non plus, à sa connaissance.
Oui, il était probablement de son devoir de passer sous silence la familiarité indue du jeune homme, pour ne mentionner que sa proposition de cadeau. Mais elle se garderait bien de le revoir en l’absence de son mari.
Elle frotta sa main pour dissiper la sensation de cette bouche posée sur sa peau et serra le poing.
Avoir grandi sans protection particulière présentait certains avantages, se dit-elle. Elle savait précisément comment défendre sa personne en cas de besoin. Toutefois, elle tenait aussi à s’adapter à sa nouvelle position dans l’existence. Et malgré ses lacunes, elle se doutait qu’il serait certainement fort mal vu pour une comtesse de décocher certain coup de genou au cousin de son époux.
Nicholas garda son chapeau à la main tandis qu’il attendait lord Worthing dans son bureau de Balmanger House, sur Solden Street. Sans doute ne s’attarderait-il pas, quand le baron aurait appris le motif de sa venue.
L’heure d’une visite formelle était largement dépassée — celles-ci se terminaient à quatre heures, et il en était plus de six. Worthing avait probablement déjà compris que cette démarche n’avait rien d’une visite de courtoisie.
La porte s’ouvrit et le baron entra.
— Nicholas… ou plutôt Kendale, comme il faut le dire maintenant. Quel plaisir de vous revoir ! Et quelle tristesse, pour votre père. J’ai été navré que vous ne puissiez assister à ses funérailles. Par bonheur, notre famille a pu s’y rendre. Il a été convenablement accompagné.
— Vous avez toute ma gratitude, monsieur, répondit Nick avec solennité, en serrant la main de son hôte. Je sais que vous étiez de grands amis.
— En effet. Toutes ces années d’école, et les suivantes. Mais vous avez hérité de ses qualités, j’en suis sûr, déclara le baron en lui frappant l’épaule. La force de caractère, une tête faite pour les affaires et tout le reste. Il était fier de vous, mon garçon. Très fier.
Nick lui pardonna ce mensonge délibéré. Il aurait aimé que ce fût la vérité, Worthing devait le savoir.
Le petit homme corpulent, au visage rougeaud et aux mèches châtain ramenées sur son crâne chauve, montrait autant d’exubérance qu’un poissonnier cherchant à vendre des harengs avariés. Ou qu’un père doté d’une fille bien avancée en âge.
Nicholas décida d’aller droit au but.
— Monsieur, je suis venu vous voir à propos du contrat de fiançailles.
Le baron s’illumina et adopta un ton de conspirateur.
— Nous ferons descendre Deirdre dès qu’elle aura fini de se pomponner, chuchota-t-il. Elle sait que vous êtes ici. Je l’ai fait prévenir dès que Jenkins a annoncé votre arrivée.
D’un geste large, il désigna deux fauteuils.
— Asseyez-vous, je vais nous servir un xérès.
Nick était sincèrement désolé d’avoir à ruiner sa belle humeur.
— Ce ne sera pas nécessaire, dit-il. A mon vif déplaisir, je dois vous informer que ce contrat est un faux, monsieur. Mon père a reproduit ma signature.
Worthing se figea, sourire éteint, les yeux durs.
— Vous mentez.
— Non, monsieur. Je vous jure que j’ignorais tout de cette affaire avant d’avoir découvert le document en question dans le bureau de mon père. Je regrette profondément ce qu’il a fait et j’implore votre pardon pour cette duperie.
Pendant de longues minutes, le baron le foudroya du regard. Nick demeura stoïque, endurant cette tension pendant que son interlocuteur digérait son aveu.
— Vous honorerez néanmoins ce contrat, déclara-t-il enfin d’un ton impérieux.
— Non, monsieur. C’est impossible.
— Vous accepteriez de briser le cœur de Deirdre ?
— Je crains de ne pas avoir le choix, et il est inutile que vous cherchiez à me convaincre. Je ne puis épouser votre fille, car je suis déjà marié.
Worthing ne parut pas surpris outre mesure.
— Ce mariage n’a pas été annoncé dans les journaux. Vous l’annulerez discrètement, voilà tout, et nous procèderons comme prévu.
— C’est inenvisageable.
— Il serait pourtant sage de votre part de l’envisager, Kendale.
— N’insistez pas, monsieur, c’est inutile. Je suis simplement venu vous informer, pour le cas où vous n’auriez pas été au courant, et vous déclarer que cette affaire est close. Si d’aucuns ont eu vent de cette alliance manigancée par mon père sans mon consentement, vous n’aurez qu’à dire que votre fille a décidé de la rompre de son propre chef.
Le baron tendit un bras vers la porte.
— Quittez cette maison ! gronda-t-il.
— Certainement, accorda Nick. Encore une fois, soyez assuré que je regrette profondément les torts qui ont pu vous être causés par le geste inconsidéré de mon père.
— Vous souffrirez d’autre chose que de regrets d’ici peu de temps, ignoble personnage ! promit le baron d’un ton haineux. Vous êtes indigne de porter le nom de votre père et son titre ! Je veillerai personnellement à ce qu’aucune maison d’Angleterre ne vous reçoive plus. Je vous détruirai !
Nicholas sortit calmement du bureau et se dirigea à grands pas vers l’entrée. La voix courroucée de Worthing résonnait derrière lui à travers le vestibule :
— Votre père a fait une promesse que vous étiez tenu d’accomplir ! Puisque vous refusez, nous règlerons cette affaire en justice, vous et moi !
Nick se retourna, la main sur la poignée de la porte.
— Ce serait imprudent, répondit-il. Songez à votre fille, à votre épouse, et aux conséquences qu’un tel scandale aurait sur elles.
— Vous paierez ! insista le baron, les poings serrés. Je vous jure que vous paierez, et fort cher !
— Si vous n’étiez pas déjà aussi riche que Crésus, monsieur, j’aurais peut-être envisagé cette solution à titre de dédommagement — pour compenser les torts causés à Deirdre par la trahison de mon père. Mais comme vous avez plus d’argent qu’il n’est permis, et que je ne suis en rien responsable de ce quiproquo, je refuserai par principe de débourser un penny. C’est mon dernier mot.
Là-dessus, Nick coiffa son chapeau et sortit.
Etrange, songea-t-il quand il eut recouvré son calme à mi-chemin du club. Extrêmement étrange, même, que Worthing ne lui ait pas demandé une seule fois avec qui il était marié.
Le baron était-il au courant ? La bonhomie de son accueil n’avait-elle pu être que pure comédie, comme son passage ensuite à la fureur la plus noire ?
Mentalement, il ajouta un nom à la liste des suspects qui possédaient de bonnes raisons d’avoir voulu renverser la berline des Kendale sur la route de Bournesea à Londres.

chapitre 12

Nick s’approcha de la fenêtre en encorbellement qui donnait sur la rue St James. A travers les carreaux, le White’s Club paraissait peu fréquenté ce soir-là, ce qui lui convenait tout à fait. Il s’était avisé en chemin qu’il aurait peut-être à prouver son identité pour être admis à l’intérieur, si Duquesne, n’ayant pas reçu son message, ne se trouvait pas là pour en attester.
Lors des quelques visites clandestines qu’il avait faites à Londres ces sept dernières années, il s’était gardé de fréquenter des lieux publics où l’on eût pu le reconnaître, de crainte que son père ne soit averti de sa présence en Angleterre. Les affaires qu’il avait à régler ne requéraient pas nécessairement une telle discrétion, mais il ne souhaitait pas que le comte eût vent de ses retours épisodiques.
Guy l’attendait. Son ami se porta à sa rencontre dès qu’il pénétra dans le club, puis il le présenta au propriétaire et à plusieurs aristocrates déjà bien éméchés.
Le vicomte jouissait d’une grande affection parmi les membres de ce cercle sélect, observa Nick. Ce qui ne constituait pas une surprise, car Guilford Bollings était un être singulièrement chaleureux, sauf avec ceux qui contrariaient ses actions.
Pour Nick, le jeune homme avait toujours été « Guy », son compagnon de lycée et d’université, resté un fidèle soutien même après son exil. Duquesne était venu lui rendre visite aux Indes, une fois, et avait maintenu entre eux une correspondance régulière, ciment de leur amitié.
S’il avait eu un frère, Nick l’eût aimé à l’image de son camarade : loyal, spirituel et jamais à court de ressources. Guy était toujours à l’affût de nouvelles prouesses, à la fois pour éviter l’oisiveté liée à sa classe et pour se procurer des revenus dont il avait grand besoin. Nicholas lui vouait une vive admiration et se sentait fort proche de lui car, tout en étant titrés et héritiers de leur lignée, ils s’étaient trouvés l’un comme l’autre dans l’obligation d’asseoir leur propre fortune.
Lorsqu’ils furent à l’écart, Guy taquina son ami du coude.
— On jurerait que tu as reçu un coup de sabot sur la tête, vieux ! Sapristi ! La félicité conjugale est-elle redoutable à ce point ?
— D’où tiens-tu cette information ? demanda Nick. Qui t’a dit que j’étais marié ?
Le vicomte rejeta la tête en arrière et rit de bon cœur, avant de gratifier son compagnon d’une tape dans le dos et de le pousser vers une table vacante.
— Juste ciel ! Tu n’es pas à Londres depuis longtemps, n’est-ce pas ? Ici, tout le monde se procure des informateurs qui propagent les potins à la vitesse de Mercure, le messager aux pieds ailés !
Il tira un fauteuil, s’affala dedans et leva la main pour commander des boissons.
— Ainsi, toute la ville est au courant ? insista Nick en se remémorant la réaction de Worthing.
Maintenant qu’il y repensait, l’attitude du baron lui paraissait largement outrée. Sans doute s’était-il comporté de la sorte de manière à attiser la culpabilité de son gendre potentiel, pour mieux le convaincre de se débarrasser de sa femme.
Guy acquiesça d’un signe de tête.
— J’en ai eu vent il y a plus d’une semaine. De fait, je crois que la rumeur a été répandue par ton joli cousin… Comment se nomme-t-il, déjà ?
— Carrick. Ce freluquet a dû s’attarder quelque temps à Bournesea, après s’être vu interdire l’entrée du manoir. S’il a posé des questions, il se peut que le père d’Emily lui-même l’ait informé de ce mariage. Le pasteur Loveyne ne m’en a rien dit, mais il est loisible qu’il ait été impatient d’annoncer les noces de sa fille à la population locale.
— Un pasteur ? Par Jupiter, Nicky, qu’est-ce qui t’a pris ? Ce saint homme t’aurait-il pointé un pistolet sur la tempe, pour t’obliger à épouser sa fille ? Et quel défaut a-t-elle donc, pour que tu la tiennes cachée de la sorte ? Louche-t-elle ? A-t-elle les dents de travers ?
Le comte sourit, plein d’indulgence pour les facéties de son ami.
— Elle est superbe. Tu ne te souviens sans doute pas de l’avoir vue lors de tes séjours à Bournesea, mais…
— Grands dieux ! C’est donc cette petite Emily ? La blonde enfant qui se cachait derrière un rocher pour nous épier pendant que nous nous baignions dans la rivière ? Ne me dis pas qu’il s’agit de cette jolie diablotine !
— Emily n’a jamais fait une chose pareille, contesta Nick en réprimant son hilarité.
— Bien sûr que si ! Et je voudrais bien savoir pourquoi ce n’est pas moi qu’elle a choisi. Après tout, j’étais le mieux… équipé de nous deux, ne t’en déplaise.
Nick leva les yeux au ciel.
— Vas-tu cesser ? Je te prierai de ne pas continuer sur cette lancée quand tu viendras nous voir, sans quoi Emy sera mortifiée et je serai contraint de te provoquer en duel.
Guy émit un gloussement amusé.
— Je resterai bouche cousue, promit-il. Même si je te surpasse dans certains domaines, je te reconnais volontiers plus de charme que moi.
— Merci, agréa le comte. Maintenant, mon cher, soyons sérieux : je crois savoir qu’Emily et moi sommes en danger, et j’aimerais que tu m’aides à découvrir la personne qui en veut à notre vie. Peux-tu m’indiquer quelqu’un qui saura éclaircir cette affaire ?
Immédiatement, Guy redevint grave. Il se redressa dans son fauteuil, l’expression tendue.
— Commence par le début, vieux, et n’omets pas un seul détail. Que s’est-il passé ?
Nick lui relata brièvement les cas de choléra qui s’étaient déclarés à bord de son navire, son retour clandestin à Bournesea, la quarantaine qu’il avait imposée et les circonstances de son mariage avec Emily. Puis il mentionna les deux tentatives d’assassinat dont il avait été victime aux Indes, l’accident de berline et ses soupçons à ce sujet.
— Si des hommes de main ont été engagés à Londres pour organiser ce guet-apens, je saurai trouver le commanditaire, affirma Guy. En revanche, si votre ennemi a agi seul ou cherché de l’aide ailleurs, il sera un peu plus long à déterrer.
Il se leva abruptement.
— Bonne soirée, Nick. Je file.
— Me préviendras-tu, ou décidons-nous de nous retrouver ici demain ?
— Ici ? répéta Guy avec une expression d’incrédulité amusée. Je ne mets jamais les pieds dans cet endroit à moins d’y être forcé. Regarde autour de toi : c’est d’un morne ! Attends-moi plutôt chez toi demain soir à huit heures et demie. Je meurs d’impatience de revoir la petite Emily devenue grandette. Cette jolie lutine doit savoir ce qu’elle a manqué, en se mariant trop tôt.
Nicholas décida d’abuser encore de la bonté de son ami.
— Pourrais-tu m’indiquer le nom d’une couturière en vogue ? Quelqu’un qui accepterait de venir à Kendale House ?
— N’en dis pas plus. Ta perle rare et ses cousettes seront chez toi demain à une heure. A moins, bien sûr, que tu n’aies posé cette question pour ton propre usage et non pour celui de ton épouse, auquel cas je suggèrerais un lieu de rendez-vous plus discret, précisa le vicomte avec un grand sourire.
— Goujat, grommela Nick d’un ton bonhomme, en prenant son chapeau pour le suivre.
— Parangon de vertus, répliqua Guy sur le même ton.
Une fois dehors, ils se séparèrent sur un simple signe de tête, sans un mot de plus.
Satisfait d’avoir accompli le maximum de ce qu’il pouvait en une journée, Nick héla un fiacre pour rentrer chez lui. Il n’avait nul autre endroit où se rendre à Londres.
En tirant sa montre de son gousset, il constata qu’il n’était que 9 heures et demie. Il se sentait pourtant épuisé, somnolent et ronchon. A moins qu’Emily n’ait réussi à se mettre en paix avec ce qui l’avait rendue si combattive le matin, il espérait pour une fois qu’elle aurait décidé de se retirer de bonne heure.
*
* *
Emily attendait son mari dans la bibliothèque, cherchant désespérément un livre apte à la distraire des événements de la journée. Elle n’avait rien trouvé jusqu’ici, pensa-t-elle en remettant à sa place un traité sur les stratégies de bataille. Cet endroit semblait empli de volumes que seul un homme pouvait juger intéressants.
Elle renonça, s’assit dans un fauteuil installé devant la cheminée vide et ferma les yeux.
Nick ne tarderait certainement pas à rentrer. Même les ébats les plus passionnés ne pouvaient durer toute la nuit. D’ailleurs, ces sortes de femmes ne recevaient-elles pas plus d’un gentleman par soir ? Et Nick n’avait pas eu le temps de se procurer une maîtresse depuis leur arrivée.
Elle n’aurait pas dû être au courant de ces choses-là, qui n’étaient jamais abordées parmi les dames de son entourage. Mais elle n’était pas dupe. Nul doute que ces commères attendaient le départ de la fille du pasteur pour déblatérer dans son dos de ses écarts de conduite.
Les romans d’amour et d’aventure étaient nettement plus instructifs. Il y en avait en quantité chez Nolan, le libraire, et elle en possédait une demi-douzaine. A part la lecture, les distractions étaient rares, dans le petit village de Bournesea.
Emily était stupéfaite de ce que les écrivains pouvaient relater dans leurs livres, alors qu’ils n’auraient jamais osé parler de choses pareilles en présence d’une autre personne. Oh, leurs descriptions de l’amour physique demeuraient fort chastes, mais elles poussaient certainement les lecteurs à combler les vides en enflammant leur imagination.
Bizarrement, c’était dans un ouvrage appartenant à son père qu’elle avait trouvé les détails les plus précis : un manuel destiné aux jeunes gens sur le point de se marier. Le bon révérend Loveyne eût été atterré par l’effronterie de sa fille, mais il la lui aurait pardonnée si elle lui en avait fait l’aveu, elle le savait.
Le ciel protège cette crème d’homme, pensa-t-elle avec tendresse. Il n’avait pas en lui une once de dureté.
Sans doute avait-elle été un peu trop gâtée, avec un père aussi indulgent. Du moins lui avait-il enseigné par son exemple à accepter son prochain sans porter de jugement ni poser de conditions. Ce cher pasteur était la tolérance et la compréhension incarnées, thèmes favoris de ses sermons.
Soudain, ces réflexions la firent se redresser brutalement dans son fauteuil.
Ne devait-elle pas se comporter de la sorte avec Nicholas ?
Certes, il lui avait menti par omission et par action, avait tenté de la séduire, abusé de Rosie et de bien d’autres pauvres filles, probablement.
Mais il l’avait tout de même épousée pour sauver sa réputation. Comme il avait fait soigner Joshua et pris toutes les précautions possibles afin d’éviter la propagation du choléra, tout en restant auprès de ses hommes au péril de sa propre vie. Un autre que lui ne serait-il pas parti en courant pour se mettre à l’abri ?
Nick était foncièrement bon, droit et conscient de ses responsabilités, se dit-elle. Même s’il avait pu lui arriver de s’égarer. En digne fille de son père, elle se devait de le ramener au bercail et de faire resurgir au grand jour les qualités qu’il possédait.
— Emily ? Que diable faites-vous ici ? Il fait un froid de canard, dans cette pièce. Pourquoi n’êtes-vous pas au lit ?
La soudaine irruption de son mari la fit sursauter.
— Nick !
— Etes-vous souffrante ? Vous me paraissez bien pâle, observa le comte d’un ton consterné.
Elle secoua la tête, évitant son regard.
— Je me sens tout à fait bien. Je vous ai juste attendu pour vous dire que votre cousin était passé après votre départ.
Nick se rembrunit.
— Carrick ? Que voulait-il ?
Emily se leva pour lui répondre sans avoir à se tordre le cou. En outre, quand il la dominait ainsi de sa haute stature, il lui donnait l’impression d’être une petite fille grondée pour une sottise quelconque.
— Nous féliciter, a-t-il dit, et nous offrir de faire notre portrait en cadeau de mariage.
Nick ne répondit pas ; il prit un air pensif, comme s’il soupesait cette proposition.
— Je n’y tiens pas, précisa Emily.
Son mari l’étudia, les sourcils froncés.
— Pourquoi ? Vous a-t-il offensée ?
— Poser ne me dit rien, éluda la jeune femme. Cela vous ennuie-t-il ? Votre cousin pourrait peut-être nous peindre autre chose, des fleurs ou un paysage…
Nicholas parut soulagé.
— Je ne manquerai pas de le lui suggérer s’il revient. Et je vous conseillerais de ne plus le recevoir en mon absence. La prochaine fois, faites répondre par Upton que vous n’êtes pas à la maison.
— Mais ce sera un mensonge, si je suis présente !
— Cela n’a aucune importance, rétorqua le comte avec une pointe d’impatience. C’est ce que les gens disent lorsqu’ils ne souhaitent pas recevoir ; cet usage est accepté.
— Pas par moi, insista Emily. Un mensonge est un mensonge.
Nick inspira à fond, cherchant visiblement à garder son calme. Emily souhaita qu’il y parvienne, car elle n’avait nulle envie de se quereller avec lui ; elle voulait simplement lui faire valoir son point de vue — et commencer à le ramener dans le droit chemin, maintenant qu’elle avait décidé de lui pardonner ses erreurs passées.
— Dans ce cas, suggéra-t-il d’une voix posée, faites savoir à Carrick que vous ne désirez pas le recevoir, voilà tout.
— Je ne pourrai jamais le blesser de la sorte !
Cette fois, Nick perdit patience.
— Pour l’amour du ciel, Emy, arrangez-vous comme vous voudrez mais ne laissez pas entrer cet homme en mon absence, est-ce clair ? C’est un ordre ! A présent, allez vous coucher.
Sur ces mots, il tourna les talons et quitta la pièce sans laisser à sa femme le temps de lui répondre.
Eh bien ! pensa Emily sidérée. Il était vraiment d’une humeur massacrante, ce soir ! Qu’est-ce qui avait pu l’irriter de la sorte ? Une chose était sûre, il ne serait pas facile à vivre, même si elle était prête à déployer toute la patience et toute la compréhension dont elle était capable.
Le lendemain matin, Emily se leva avant l’aube pour assister au départ des domestiques de Bournesea. En arrivant en bas, elle découvrit que Nick était déjà là.
Il avait rassemblé la douzaine de personnes concernées dans le jardin, près de l’entrée latérale. Quatre coches de louage attendaient en ligne dans la rue, des chiffons protégeant les sabots des chevaux afin de ne pas réveiller le voisinage.
— Bonjour, milord, déclara la jeune femme en venant se placer au côté de son époux.
— Milady, répondit-il avec un bref signe de tête.
Elle attendit, immobile, ne sachant trop quel rôle elle était censée tenir. Nick le lui indiquerait, espéra-t-elle.
Il prit la parole en leur nom.
— La comtesse et moi-même désirons vous remercier d’avoir accepté ce déplacement imprévu à Londres avec autant de bonne volonté.
S’emparant de deux gros sacs posés près de lui, il en tendit un à Mme Waxton et l’autre à Simms, le majordome de Bournesea.
— Nous avons ajouté une prime à vos gages de ce trimestre et décidé de vous les verser à l’avance.
Un murmure appréciateur parcourut le petit groupe.
— De surcroît, reprit le comte, vous pourrez vous considérer en congé jusqu’à la fin de la semaine, étant donné le surplus de travail qui vous attendra par la suite. Votre présence a beaucoup manqué au manoir, vous le constaterez bientôt.
De petits rires se firent entendre, accompagnés de regards complices. Sans doute s’attendaient-ils à trouver la demeure sens dessus dessous, pensa Emily. Elle regretta presque de ne pas l’avoir laissée en désordre, de sorte que ces gens voient à quel point ils étaient indispensables.
Tout le monde avait besoin de se sentir utile ; à commencer par elle-même, qui eût grandement apprécié de se savoir nécessaire à quelqu’un.
Nick lui prit la main et la cala au creux de son coude.
— Lady Emily et moi-même vous souhaitons un bon voyage ; nous vous rejoindrons dès que la Saison sera achevée.
Emily acquiesça en souriant.
Il y avait fort à parier que le vieux comte ne s’était jamais montré aussi généreux, se dit-elle. Beaucoup lui jetaient des coups d’œil interrogateurs, se demandant visiblement si ces faveurs lui étaient dues, et elle comprit soudain que son mari désirait le leur laisser croire. Il aurait dû savoir que la loyauté ne s’achetait pas, pensa-t-elle. Néanmoins, ces gens semblaient *******s. Jusqu’à l’acerbe Mme Waxton qui affichait presque une expression satisfaite.
Nicholas lui pressa les doigts avec insistance, comme s’il lui intimait de parler à son tour. Elle s’éclaircit la voix.
— Bon voyage à tous. Profitez bien de votre repos… et saluez mon père et mon frère pour moi quand vous les verrez, je vous prie.
Les domestiques exprimèrent leur accord par des marmonnements enjoués, après quoi Nick reconduisit son épouse dans la maison en passant par la serre.
Suivis d’un brouhaha d’exclamations surexcitées et de bruits de bagages, ils se postèrent derrière les verrières pour observer le départ.
— Une bonne chose de faite, déclara le comte.
— Vous vous êtes montré fort généreux, remarqua Emily avec une pointe de malice. Ne craignez-vous pas de traiter ces gens un peu trop bien ? En amis et en égaux ?
— Je les traite comme des serviteurs appréciés et respectés, Emy. Pas davantage. Il est nécessaire de garder une distance, c’est tout ce que je voulais vous dire hier. M’en voulez-vous encore ?
Elle soupira.
— Non. J’ai parfaitement conscience d’avoir beaucoup de choses à apprendre. Si je fais quelque chose de travers, n’hésitez pas à me le dire.
— Il serait préférable que je vous avertisse avant. A propos… J’ai prévu de faire venir une couturière pour vous nantir d’une garde-robe neuve. Elle sera ici à une heure, avec des modèles et des échantillons de tissu.
— J’ai tout ce qu’il me faut, Nick. Une telle dépense n’est pas nécessaire.
Il lui sourit, appréciant visiblement son sens de l’économie.
— Les toilettes de ma mère vous vont à merveille, ma chère, mais elles ont dix ans d’âge. Accordez-moi le plaisir de vous en offrir de nouvelles, voulez-vous ?
— Si vous y tenez…
Emily savait qu’elle renoncerait à regret aux robes de la comtesse, qui lui procuraient une sorte de réconfort familier. Au moins conserverait-elle sa bague, se rassura-t-elle. Avec un petit sourire, elle caressa l’anneau serti d’aigues-marines.
— Comment se passe l’inventaire ? demanda Nick.
Elle n’aurait su dire s’il changeait de sujet, ou s’il poursuivait seulement son enquête sur ses défaillances éventuelles.
— Le mieux possible, je crois, répondit-elle en se mettant aussitôt sur la défensive. Ai-je eu tort de l’exiger sans vous consulter ?
Nick marqua une hésitation un peu trop longue à son gré.
— Non, pas du tout. Vous devez agir comme bon vous semble dans les affaires domestiques. Mais si vous avez des doutes ou des questions, venez me voir afin…
— Que vous me donniez votre autorisation ? coupa Emily, acerbe.
— De grâce, perdez cette habitude.
— Laquelle ?
— Celle qui consiste à terminer mes phrases à ma place.
Oui, il allait bel et bien lui donner du fil à retordre, pensa la jeune femme. Mais elle était décidée à persévérer.
— Nous devrions rentrer, dit-elle. Voulez-vous recevoir Rosie maintenant ?
— J’ai fixé cet entretien à 9 heures, lui rappela son mari d’un ton ferme.
Il choisit cependant de s’amadouer.
— Mais vous avez raison, je peux aussi bien lui parler maintenant. Mon emploi du temps est chargé, il ne sera pas mauvais que je prenne un peu d’avance.
Emily acquiesça d’un signe de tête et se dirigea vers l’escalier pour aller quérir sa femme de chambre.
— Attendez ! la rappela Nick.
Elle s’arrêta net.
— Il vous suffit de sonner et de prier quelqu’un de la prévenir.
— Oh. En effet, accorda-t-elle.
L’idée ne lui en était pas venue, tant elle était habituée à tout faire par elle-même.
Un bref instant, par fierté, elle avait failli rétorquer qu’elle avait quelque chose à régler à l’étage. Ce qui eût été ridicule. Mieux valait qu’elle apprenne à se départir un peu de son amour-propre, se dit-elle. Elle en avait beaucoup trop pour son bien.
Elle empoigna le cordon de passementerie et tira dessus d’un geste sec. Ils se trouvaient assez près de l’office pour entendre tinter la clochette.
Une petite bonne se précipita dans le vestibule et vint s’incliner devant sa maîtresse.
— Oui, Madame ?
— Veuillez aller chercher Rosie, Brigid. Dites-lui de descendre sur-le-champ, monsieur le comte veut la voir dans son bureau.
Quand la soubrette eut détalé, Emily se tourna vers Nick, un sourcil levé.
— Satisfait ?
— Oui. Si vous voulez bien m’excuser, maintenant, je vais vous laisser, répondit-il avec une politesse qui parut terriblement froide et compassée à sa femme.
— Certainement, acquiesça-t-elle sur le même ton.
Si seulement ils pouvaient se parler comme autrefois, regretta-t-elle, sans choisir leurs mots avec un tel soin ni épier constamment ce qui se cachait sous leurs réponses !
Elle aurait tant aimé que Nick se remette à rire sans réserve, qu’il retrouve pour elle ces taquineries malicieuses dont il était si friand, qu’il la gratifie de nouveau de ces longs regards brûlants dont il était coutumier, sept ans auparavant !
Mais il n’était plus le jeune homme jovial et insouciant qu’elle avait connu, pas plus qu’elle n’était restée la petite sauvageonne romanesque qui se berçait de rêves et d’illusions. Pourtant, par moments, elle aurait juré qu’il subsistait toujours entre eux quelques traces de ce qu’ils avaient partagé jadis.
Au fond d’elle-même, elle savait bien que Nick avait tenu à elle, à sa façon. Assez pour être parti avant de la déshonorer complètement, en tout cas, car ce n’était pas elle qui l’en aurait empêché…
De cela, elle devait lui savoir gré.
Peut-être regrettait-il parfois ce qui aurait pu être, lui aussi. Mais il ne tenait qu’à eux de le faire renaître, sapristi ! De son côté, elle était tout à fait disposée à changer pour lui complaire. La moindre des choses, c’était qu’il essaie d’en faire autant.
Ce qu’il devait comprendre, pour commencer, c’était qu’elle se refusait à le partager avec n’importe qui. D’une manière ou d’une autre, il fallait qu’elle trouve le courage de le lui faire savoir.
Sa soirée de la veille serait son ultime abandon à la débauche, décida-t-elle. Elle lui avait pardonné cet accroc parce qu’elle lui avait refusé sa couche depuis leur mariage. Il ne fallait pas demander l’impossible. Mais s’il espérait prendre du bon temps avec Rosie dans son bureau ce matin-là, il se trompait lourdement.
Elle le suivit sans se presser et se posta devant sa porte pour attendre sa femme de chambre.
Quoi qu’il ait prévu, se répéta-t-elle, elle serait là pour l’empêcher — ou pour y assister. Ce qui était sûr, c’était que son mari ne recevrait plus jamais la soubrette en tête à tête ; elle y veillerait.
Quand Rosie arriverait, elles entreraient ensemble.
En entendant la porte s’ouvrir, Nicholas reposa les lettres qu’il était en train de lire et leva les yeux.
— Bonjour, Rosie.
Sitôt après, son regard bleu se riva sur Emily.
— Désirez-vous quelque chose ?
— Oui, répondit-elle avec un petit sourire. Assister à cet entretien.
— Ce n’est pas utile, affirma Nick d’un ton plaisant. Je puis m’en charger seul.
— Je n’en doute pas, mais je resterai néanmoins.
L’expression de son mari s’assombrit, ainsi qu’elle s’y attendait.
— Vous avez certainement autre chose à faire. Superviser l’inventaire, par exemple ?
Sans se laisser démonter, Emily prit place dans le fauteuil installé face à son bureau.
— Tout se passe à merveille, milord. Ne vous inquiétez pas. Vous pouvez commencer, ajouta-t-elle avec un petit geste de la main.
Le regard foudroyant que Nick lui décocha aurait dû la faire partir en courant, mais elle s’y était accoutumée. S’il lui arrivait d’imiter son tyran de père, pour la forme, il ne mettait jamais ses menaces à exécution, elle le savait. Elle garda donc sa contenance, tout en savourant intérieurement la déconfiture de son époux.
— Très bien, dit-il sèchement. Ce ne sera pas long.
Il se tourna vers la soubrette, qui se tenait devant lui comme une âme en peine.
— Si je vous ai convoquée, Rosie, c’est pour vous parler de votre nouvelle position de femme de chambre.
— J’en suis très honorée, Milord, répondit la jeune fille. Et très *******e. La comtesse est un amour, j’adore la servir.
Elle lança une œillade pleine d’affection à sa maîtresse.
Nick grogna et passa une main sur son visage. Il inspira à fond, les narines frémissantes, puis souffla d’un air exaspéré.
— Ne prenez pas ceci en mal, Rosie, car jusqu’ici vous m’avez donné entière satisfaction. Simplement, je ne suis pas certain que vous possédiez les qualifications requises pour ce nouveau poste.
D’un geste impérieux, il fit taire Emily qui s’apprêtait à protester.
— Toutefois, puisque la comtesse vous a choisie, vous devrez vous appliquer à les acquérir. Il est capital que lady Emily se montre sous son meilleur jour en toutes circonstances. Désormais, sa mise et son confort personnel devront être votre première préoccupation.
— Oh, je le sais bien, Milord ! assura Rosie avec ferveur. Puis-je vous parler librement ?
— Je suis certain que vous allez le faire, répondit Nick avec un soupir résigné.
— Voilà : j’ai pensé que Sophie Turnatter, qui sert lady Carstairs, pourrait m’apprendre ce que j’ai à savoir. Il me suffit de le lui demander.
— Cette initiative vous honore, Rosie, mais je préférerais que ceci reste entre nous. Je vais souscrire un abonnement au Godey’s Magazine, afin que vous puissiez étudier les dernières tendances de la mode, ce qui se porte avec quoi et autres détails de ce genre. Vous y trouverez également des modèles de coiffures. Avez-vous déjà coiffé quelqu’un ?
— Je peux fort bien me coiffer seule, merci, intervint Emily en se retenant de porter la main à ses cheveux. Quelque chose vous déplairait-il ?
Nick pinça les lèvres et secoua la tête, vaincu.
— Non. Tout va bien.
Emily demeurait persuadée qu’il avait hâtivement improvisé cet entretien afin de cacher ses véritables intentions concernant Rosie. Un belle preuve d’agilité d’esprit, admit-elle en elle-même.
Le comte se leva.
— Avez-vous des questions à poser, Rosie ?
— Aucune, milord. Je m’occuperai très bien de lady Emy, vous faites pas de souci.
Nicholas s’adressa alors à sa femme d’un ton qui n’admettait pas de réplique :
— Laissez-nous un moment, je vous prie. Je souhaiterais aborder un sujet très personnel avec Rosie.
— Non, refusa Emily sans bouger de son siège.
Elle se devait de protéger sa femme de chambre — et de donner une leçon de conduite à son mari.
Ce dernier semblait prêt à exploser, mais il parut comprendre qu’il n’aurait pas gain de cause.
— Restez donc, dans ce cas !
Il se tourna de nouveau vers la soubrette.
— Rosie, je voulais seulement savoir si M. MacFarlin vous a déjà parlé.
L’intéressée sourit jusqu’aux oreilles, en tortillant une boucle rousse échappée de sa charlotte.
— Oui, il m’a parlé.
Nick hocha la tête.
— Je vois. Bien. S’il vous cause le moindre embarras, je vous prie de m’en avertir. J’agirai comme il convient.
— Pas la peine de vous inquiéter, Milord. Percy est un garçon adorable. Et il a des manières, croyez-moi !
— Alors c’est parfait. Vous pouvez disposer.
Rosie leur dédia à chacun une courbette enjouée et sortit.
— Désapprouvez-vous que Wrecker lui fasse la cour ? s’enquit Emily.
— Nullement. Il me déplairait juste que Rosie se sente obligée de tolérer les avances de ce gaillard par crainte de ses réactions, si elle le repoussait.
— Voilà bien une attitude de maître qui sait de quoi il parle ! s’exclama la jeune femme en bondissant sur ses pieds, furieuse.
Bonté divine ! pensa-t-elle après coup. Elle n’avait pas prévu d’attaquer Nick sur ce terrain, mais elle ne supportait pas les hypocrites. Et elle était terriblement déçue qu’il en soit un.
— Que voulez-vous dire par là ? répliqua son mari d’un air aussi surpris que courroucé.
— Ce que vous me soupçonnez de penser, milord. Ni plus, ni moins.
Tant qu’elle y était, autant en finir, décida-t-elle.
Nick écarquilla les yeux.
— Vous croyez que j’ai pu imposer à Rosie… Sapristi ! C’est pour cette raison que vous avez refusé de me laisser seul avec elle ? Sachez que je n’ai jamais…
— Jamais quoi ? Troussé une de vos soubrettes ? Affirmez-le, si vous l’osez !
Nicholas semblait à deux doigts de souffler des flammes.
— Savoir qui j’ai troussé ou non, comme vous le dites si délicatement, ne vous concerne pas !
Emily planta son index dans son gilet.
— Cela me concerne certainement si vous avez l’intention de me trousser à mon tour, milord !
— Voilà qui est peu probable en cet instant, madame. Pour être tout à fait honnête, je ne suis plus très sûr d’en avoir envie !
— Tranquillisez-vous, Kendale. Je ne vous le demande pas, et je ne vous le permettrai pas non plus !
Au bord des larmes, frémissante de colère, Emily tourna les talons et quitta la pièce en trombe.
Elle avait fait du beau gâchis, se dit-elle en luttant pour se reprendre et ne pas gravir l’escalier quatre à quatre afin d’aller sangloter dans sa chambre.
Mais surtout, elle venait de comprendre qu’elle était loin d’avoir pardonné ses frasques à Nick, et qu’elle ne les lui pardonnerait probablement jamais. Apparemment, la rancœur qu’elle croyait avoir dominée était encore bien vivante, et décidée à refaire surface !


**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:24 AM

A la fin de l’après-midi, Emily souffrait d’une migraine si abominable qu’elle eût mérité un nom particulier. La faute de Mme Lacroix, c’était certain.
Cette petite femme pimpante et enjouée avait envahi sa chambre telle une poule caquetante, entourée d’une couvée de cousettes aussi bavardes et dodues qu’elle. Elles avaient déployé coupons, dentelles et albums de modèles comme elles auraient ébouriffé leurs plumes.
Elles étaient parties, enfin !
Epuisée, les nerfs à vif, la jeune femme s’était allongée sur son lit, un linge humide sur le front.
Rosie, qui était allée reconduire la couturière et sa troupe, revint avec un plateau. Le parfum du thé et des biscuits à l’orange revigora Emily, qui se redressa.
Nick entra derrière la soubrette, très élégant dans une tenue de ville, visiblement prêt à sortir. A moins qu’il ne vienne de rentrer.
Quelle importance ? pensa sa femme. En cet instant, elle se souciait peu de savoir à quoi il avait occupé ces dernières heures. Elle souhaitait juste qu’il ressorte, surtout s’il comptait poursuivre leur dernière conversation. Une conversation qu’elle préférait oublier.
— Je n’aurais pas cru que cette femme s’attarderait si longtemps, déclara-t-il en prenant un biscuit pour mordre dedans. Mme Lacroix m’a informé que vous n’aviez sélectionné que quelques modèles, et seulement deux des robes toutes faites qu’elle vous a présentées. D’après elle, toutefois, vous avez opéré un excellent choix et…
— Vous lui avez parlé ? coupa Emily.
— Certes, répondit le comte d’un ton léger.
Il acheva le biscuit et se baissa pour ramasser un carré de soie oublié par la couturière. Emily eut du mal à détacher les yeux de ses longs doigts souples qui tâtaient sensuellement le morceau d’étoffe.
Elle les riva sur le plateau que Rosie avait posé sur ses genoux, et versa dans sa tasse le sachet de poudre calmante que sa femme de chambre lui avait apporté.
— Vous avez donc jugé utile de donner votre aval, déclara-t-elle en observant son mari à la dérobée.
D’un signe de tête, Nick congédia la soubrette.
— J’ai pu constater que ces tissus siéront fort bien à votre teint et que les coupes sont parfaites, éluda-t-il en souriant. Mais vous aurez besoin de toilettes supplémentaires, si nous devons vous introduire dans la haute société.
Emily avala une gorgée de thé et ferma les yeux en l’abjurant de s’en aller.
— Nous n’avons qu’à nous en abstenir.
— C’est impossible, répondit-il avec douceur, sans ce ton autoritaire qu’elle détestait. Nous serons amenés à passer plusieurs mois par an à Londres, Emy. Je tiens à être présent quand la Chambre des Lords siègera, même s’il est trop tard pour cette année. Et nous devrons assister à nombre d’événements mondains. De fait, l’essentiel de la vie politique se déroule dans les salons.
— Vous pourriez me laisser à Bournesea.
Il inclina la tête sur le côté, railleur.
— Je crois avoir essayé cette fois, sans succès.
Elle décida d’ignorer cette pique pour lui permettre d’exprimer son opinion jusqu’au bout.
— M’avoir pour épouse risque de vous poser des problèmes. Peut-être eussiez-vous mieux fait d’honorer vos engagements envers Deirdre, finalement.
Le sourire de Nick se figea.
— Je n’ai jamais été engagé envers elle, Emy. Je vous l’ai déjà dit.
— C’est ce que vous m’avez dit, en effet.
Emily soutint son regard, l’enjoignant de tout son cœur à lui avouer la vérité sans qu’elle ait à la lui extorquer. Si seulement il acceptait de se montrer honnête avec elle, elle oublierait ses griefs et ils pourraient repartir du bon pied, cette fois.
— J’étais seulement venu vous inviter à descendre ce soir, déclara-t-il en coupant court à une nouvelle explication. Mon vieil ami le vicomte Duquesne a accepté de venir dîner, ce qui me ravit. Pensez-vous être rétablie d’ici 21 heures ? Il brûle de vous revoir.
— De me revoir ? répéta la jeune femme perplexe.
— Vous ne l’avez pas vraiment rencontré, mais il se souvient de vous avoir aperçue à Bournesea, quand il y venait en vacances avec moi. Un grand garçon blond, charmant, qui rit beaucoup ? Il m’a accompagné à l’église, quelquefois.
La mémoire revint à Emily. Elle s’était sentie très jalouse du garçon en question, qui accaparait trop Nick à son gré ; mais elle s’était vite reproché de se montrer aussi possessive, lui reconnaissant le droit d’avoir un autre ami qu’elle.
— Voudriez-vous le prier d’accepter mes regrets ? demanda-t-elle.
— Voyons, Emy, un petit effort…, insista Nick d’un ton enjôleur. Guy est mon meilleur ami, il se réjouit de nous féliciter. Vous apprécierez beaucoup sa compagnie, je vous le promets.
En cet instant, Emily eut l’impression de retrouver le délicieux compagnon d’autrefois qui avait si bien su capturer son cœur. Cette rencontre lui importait, elle s’en rendait compte. Elle faillit refuser encore, mais finit par céder.
— Très bien. Je descendrai à 21 heures.
— Magnifique.
Le sourire de son mari s’élargit. Il se pencha vers elle et posa une main sur son épaule pour la remercier. Une douce chaleur envahit Emily à ce contact, lui rappelant à quel point elle était proche d’admettre qu’elle espérait plus de lui. Beaucoup plus.
Le souvenir des baisers passionnés qu’ils avaient échangés dans la berline s’ancra dans son esprit, refusant de disparaître. Par chance, Nick s’écarta.
— Je suis enchanté que vous acceptiez de nous rejoindre. D’ici là, reposez-vous bien. Guy et moi avons à discuter de plusieurs affaires, nul besoin de vous presser. Nous vous attendrons dans la bibliothèque à 21 heures, pas avant.
Elle le gratifia d’un signe de tête et d’un pâle sourire. L’idée de recevoir un invité ne la tentait nullement, mais elle ne se soustrairait pas à son devoir. Nick le lui avait demandé gentiment ; en outre, son impatience de la présenter à un bon ami était flatteuse, elle ne pouvait le nier. Cela prouvait au moins qu’il n’avait pas honte d’elle.
Pour le reste, sa persistance à nier ses fiançailles avec Deirdre continuait à la perturber. Sans doute devrait-elle se résigner un jour ou l’autre à lui avouer son indiscrétion de l’auberge, pour le mettre devant le fait accompli. Il en serait furieux, elle le savait, mais il faudrait en passer par là pour purger l’atmosphère, s’ils devaient poursuivre leur chemin ensemble.
Nick n’avait jamais été épris de cette péronnelle, elle en était certaine. Cela n’empêchait pas qu’elle trouvait sa lâcheté aussi détestable qu’incompréhensible. Qu’espérait-il gagner, en conservant ce secret par-devers lui ? A quoi pouvait-il lui servir, maintenant qu’il était marié ?
Oh, il serait grand temps de régler ce problème le lendemain, se dit-elle. Ils n’étaient pas à un jour près.
Le contrôle que son mari tenait à exercer sur sa garde-robe constituait à ses yeux un autre sujet d’irritation. Ses intentions étaient bonnes, elle n’en doutait pas ; toutefois, sa volonté de vérifier ce qu’elle désirait porter accroissait encore son sentiment d’infériorité. Même si, au fond, elle devait reconnaître que l’agrément de Nick lui ôterait bien des inquiétudes.
Suivre la mode n’avait jamais été son premier souci, à Bournesea. La vie dans un petit village côtier n’exigeait pas vraiment d’efforts de toilette. Elle devrait certainement remercier son époux de son aide et des dépenses qu’il engageait pour elle, mais elle s’en garderait bien.
Ce maudit orgueil, encore ! pensa-t-elle en soupirant. La plupart du temps, il lui jouait de mauvais tours. Ce soir-là, cependant, elle allait l’utiliser à son avantage. Elle se ferait belle et mettrait l’une de ses robes neuves, afin de prouver à Nick qu’elle était parfaitement capable de tenir son rôle d’hôtesse.
Cette décision prise, Emily posa le plateau sur sa table de chevet et se nicha au creux de ses oreillers pour prendre un repos réparateur.
Lorsqu’elle s’éveilla deux heures plus tard, sa migraine s’était dissipée. Elle sonna Rosie, qui entreprit avec alacrité de l’habiller et de la coiffer.
Après avoir posé un carré de mousseline sur les épaules d’Emily pour protéger sa robe de faille rose, la soubrette brossa longuement ses cheveux afin d’en aviver l’éclat. Puis elle les sépara en deux par une raie médiane, forma deux bandeaux qu’elle remonta souplement à l’arrière en un chignon torsadé et acheva son œuvre en utilisant un fer à friser, de manière à lâcher trois fines anglaises le long du cou de sa maîtresse. Une rose de soie assortie à la robe vint couronner le tout.
— Voilà ! s’écria-t-elle fièrement en français, les bras écartés.
Emily se mit à rire.
— Je vois que Mme Lacroix vous a contaminée, ma fille !
Rosie gloussa, ravie.
— Vous êtes aussi ravissante qu’une gravure de mode, Milady. Levez-vous et venez vous admirer dans ce grand miroir en pied.
Postée devant la psyché, Emily constata que sa femme de chambre avait fait des merveilles, en effet. Le large décolleté arrondi de son corsage lui semblait passablement outré, mais la couturière lui avait affirmé qu’il était fort modeste comparé à ce qui se portait dans le monde. Le soir, les dames dénudaient largement leur gorge, avait elle assuré.
— Nul n’a encore posé les yeux sur ces parties de ma personne, marmonna-t-elle en tirant vainement sur le haut du bustier pour le remonter d’un pouce ou deux. Je me demande ce que ces messieurs vont penser.
— Ils penseront que vous avez de fort jolis lolos, décréta Rosie, les bras croisés sur sa poitrine généreuse. Pas très gros, mais parfaitement proportionnés.
C’était bien la première fois qu’elle discutait de son anatomie avec quelqu’un, pensa Emily, déconcertée par cette situation incongrue. Rosie, elle, ne semblait pas gênée pour deux sous.
— La ceinture est si ajustée que je peux à peine respirer ! se plaignit-elle encore.
— Les tailles de guêpe font fureur en ce moment, Madame. C’est très seyant, mais à votre place je ne mangerais pas trop.
— Merci, Rosie.
La jeune femme prit son éventail, le déploya devant elle et se tourna d’un côté et de l’autre devant le miroir afin de juger de l’ensemble.
— Je suppose que cela devrait aller. Qu’en dites-vous ? demanda-t-elle en se mordillant les lèvres pour les rendre un peu plus rouges.
— J’en dis que vous allez vous tailler un beau succès, Milady !
D’un coup d’œil à la pendule posée sur la cheminée, Emily constata qu’elle était prête avec dix minutes d’avance. Un exploit ! Nick allait être bien surpris.
La démarche légère, elle salua sa femme de chambre de son éventail et descendit rejoindre ses compagnons.
Alors qu’elle approchait de la bibliothèque, le son d’une conversation bien engagée la retint un instant. Nick et son ami n’avaient peut-être pas terminé, se dit-elle. Elle s’arrêta devant la porte fermée et tendit l’oreille, pour savoir si elle pouvait entrer.
— Il me semble inutile d’avertir Emily, était en train de déclarer Nick.
— Tu es mieux placé que moi pour savoir comment elle réagirait si elle était prévenue, répondit son ami.
Le comte émit un petit rire bref.
— Ma tendre épouse n’est pas du style effarouché, comme ta Nell. M’est avis qu’elle serait plutôt furieuse qu’apeurée, ce qui pourrait la rendre trop intrépide pour son bien.
Guy poussa un long soupir.
— Si elle était au courant, je suppose qu’elle te fuirait comme la peste.
— J’en doute, commenta Nick. Rien ne semble capable de l’effrayer.
Ils parlaient d’elle !
Un frisson d’appréhension parcourut Emily. De quoi devrait-elle avoir peur, bonté divine ? Pourquoi devrait-elle fuir son mari ?
Une telle idée lui semblait absurde.
Certes, elle l’avait bien soupçonné un moment d’avoir voulu se débarrasser d’elle dans cet accident de berline, se remémora-t-elle en tapotant ses lèvres de son éventail. Mais elle en était revenue depuis, mettant cette réaction sur le compte du choc.
Si Nick avait voulu la supprimer, il n’aurait pas tenté ensuite de la sauver, au péril de sa propre vie !
Oserait-elle entrer par surprise et exiger des explications ? se demanda-t-elle. C’était sa première impulsion, mais elle préféra y renoncer. Ce qu’elle avait entendu paraissait fort grave ; mieux vaudrait en discuter avec Nick lorsqu’ils seraient seuls.
— Passons à un autre sujet avant qu’elle arrive, suggéra justement son mari. Nous nous retrouverons demain pour décider de la suite à donner. Au café Patterson, par exemple ?
— Entendu, acquiesça le vicomte. Chez Patterson à 1 heure.
Emily s’adossa au mur et s’éventa nerveusement. Elle se sentait faible et ce n’était pas la faute de ce maudit corset. Pour l’amour du ciel, que manigançaient ces deux conspirateurs ?
Elle ne pouvait leur poser la question sans avouer qu’elle avait écouté à la porte, et Nick ne lui pardonnerait jamais d’admettre une telle impolitesse devant son ami. Oui, elle attendrait le départ de leur invité pour en avoir le cœur net, se répéta-t-elle.
La grande horloge du vestibule sonna 21 heures, la rappelant à ses devoirs. Il ne manquerait plus que son mari sorte à sa rencontre et la trouve dans cette posture ! Elle inspira à fond, redressa les épaules, haussa le menton et fit son entrée.
— Ah, vous voilà !
Nick l’accueillit avec un large sourire, mais son expression changea dès qu’il la parcourut du regard. Emily se raidit. Qu’y avait-il ? Sa coiffure ne convenait-elle pas ? S’était elle trop habillée pour un simple dîner entre amis ?
L’air contrarié de son mari la blessa profondément — et attisa sa colère.
— Duquesne, je vous présente ma femme, Emily. Emy, peut-être vous souvenez-vous de Guy ; il est venu à Bournesea quand vous étiez encore une enfant.
— Milord.
Après une petite révérence polie, Emily tendit sa main au jeune homme. Il la prit, s’inclina et la frôla de ses lèvres.
— C’est un honneur pour moi de vous revoir, comtesse. Sinon de renouer connaissance avec vous.
— Vraiment ? répondit Emily en notant la malice qui habitait son regard bleu gris.
Un regard incisif auquel rien n’échappait, se dit-elle encore. Ni sa nervosité, ni l’inquiétude que lui causait sa toilette, ni la nouveauté de sa robe. Ce diable d’homme l’étudiait de la tête aux pieds avec un intérêt non déguisé.
Nick aussi, d’ailleurs. A la différence près que son regard était rivé sur sa poitrine, et qu’il s’empressa de s’intercaler entre elle et leur hôte comme pour la cacher à la vue de ce dernier.
— Puis-je vous offrir un xérès ?
— Non, merci, répondit Emily avec raideur. Je ne prise guère l’alcool, précisa-t-elle en jetant un regard appuyé au verre qu’il tenait à la main.
— Vous avez raison, approuva Guy. Les liqueurs altèrent l’entendement, Nick, et avant que le nôtre ne se dissipe entièrement, nous devrions exprimer notre plaisir d’être en si charmante compagnie. Si tu permets…
Il contourna son ami et s’inclina de nouveau devant la jeune femme.
— Puis-je vous complimenter sur votre beauté, comtesse ? Vous êtes vraiment ravissante.
— Vous le pouvez, milord, répondit Emily sans quitter son mari des yeux. Je vous remercie de ce compliment.
— Cette robe est particulièrement… seyante, déclara le comte d’un ton qui exprimait clairement son déplaisir — et ne laissait planer aucun doute sur sa cause.
Emily se sentit bouillir. Après tout, c’était lui qui avait eu l’idée de lui envoyer cette couturière ! Pour sa part, elle se serait amplement *******ée des robes de lady Elizabeth, beaucoup plus modestes. Serrant les lèvres, elle le gratifia d’un regard d’avertissement, le mettant au défi d’en dire davantage.
Nick comprit le message, se détourna et vida son verre d’un trait.
Emily décida de l’ignorer. Sans doute avait-il trop bu de xérès, ce qui l’avait mis de si méchante humeur. Elle se promit d’ajouter de l’eau dans la carafe dès le lendemain, afin d’éviter un nouvel épisode de ce genre.
— Je vous en prie, asseyez-vous, offrit-elle en désignant les fauteuils de son éventail replié.
Lorsqu’elle prit place, elle l’ouvrit gracieusement devant elle de façon à cacher son décolleté.
— Kendale m’a dit que vous êtes amis depuis des années, déclara-t-elle poliment.
— En effet, acquiesça le vicomte avec un sourire plein de chaleur, qui le rendait éminemment sympathique.
En apparence. Nul doute qu’elle eût été sensible à ce charme bon enfant, songea Emily, si elle n’avait pas surpris leur précédente conversation.
Cet homme savait des choses qu’elle ignorait. Des choses qui la concernaient. Et elle aurait juré qu’il la considérait avec une sorte de compassion, derrière cette façade enjouée.
— Nick m’a dit la même chose de vous, d’ailleurs, reprit Duquesne d’un ton cordial. Je gage qu’un mariage fondé sur une longue amitié a toutes les chances de réussir. Quoi qu’il en soit, je suis venu vous féliciter et vous offrir mes meilleurs vœux de bonheur. J’espère sincèrement que vous serez très heureux ensemble.
— Merci, milord.
Il se mit à rire.
— Je vous en prie, appelez-moi Guy. Ou Duquesne, si vous préférez. Nick use parfois d’autres sobriquets à mon encontre, mais je n’oserais vous les répéter. Votre mari est un scélérat, ce dont vous vous êtes certainement déjà rendu compte.
— Quoi ? releva Nick en souriant, dans un louable effort pour recouvrer sa bonne humeur. Une insulte ? Nous nous retrouverons demain à l’aube sur le pré pour venger mon honneur, milord. Avec des pistolets.
Guy se pencha vers Emily et lui chuchota :
— Ce grigou ne cesse de me provoquer en duel. Un de ces jours, je le prendrai au mot et je ferai de vous une veuve joyeuse.
Emily les dévisagea tour à tour, ne sachant comment elle devait prendre cette plaisanterie. Ils s’amusaient, de toute évidence, mais devait-elle se joindre à eux ? Elle opta pour ce parti.
— J’ignore si mon mari est habile au pistolet, mais à votre place je suggèrerais le fleuret, confia-t-elle à voix basse. Quand nous nous battions avec des cannes à pêche, c’est toujours moi qui gagnais.
Ravi, Guy s’esclaffa bruyamment en frappant son genou.
— Bien envoyé, milady ! Franchement, Nicky, je crois que tu as mis la main sur une perle rare ! J’aurais dû me douter que tu n’épouserais jamais une petite pintade à la crête hérissée de dentelles.
Emily lui décocha son sourire le plus affable, avant de tapoter coquettement la rose qui ornait sa coiffure.
— Grand merci, monsieur le vicomte. Je me félicite certainement d’avoir choisi une simple fleur, ce soir.
Nick la tança d’une œillade excédée.
— Si vous aviez eu des dentelles, j’aurais su où les mettre, croyez-moi !
Choquée qu’il ose mentionner son décolleté devant un tiers, Emily s’empourpra et sentit la moutarde lui remonter au nez. Elle abaissa son éventail et se tourna vers Guy.
— Je suppose qu’il me voit encore telle que j’étais à douze ans, sagement assise à l’église dans une robe d’organdi blanc qui me couvrait des chevilles au menton.
— Oh, que non ! rétorqua Nick d’un ton acide, en rivant les yeux sur sa gorge dénudée. Vous vous êtes chargée d’effacer cette image !
Emily pivota vers lui, frémissante de colère.
— Je suis ce que vous avez fait de moi, monsieur, que cela vous plaise ou non !
Elle se leva vivement, lui tourna le dos et chassa ses jupons sur le côté.
— Et puisque cela vous déplaît, manifestement, je vais m’empresser de disparaître.
Elle se dirigea d’un pas leste vers la porte, se retenant à grand-peine de courir. Sur le seuil, elle se rappela heureusement ses manières et refit face à leur hôte avec un sourire forcé.
— Je vous souhaite le bonsoir, vicomte.
Un silence de mort plana derrière elle tandis qu’elle gagnait l’escalier.
Le moins qu’elle pût dire, pensa-t-elle avec une grimace, c’était que sa première soirée londonienne n’avait pas été un succès. Nick la lui avait gâchée, et elle avait certainement eu tort de le suivre sur ce terrain.
Mortifiée, elle se rua dans sa chambre et verrouilla la porte derrière elle. Cet incident aurait des suites, elle le savait. Il lui suffisait de se remémorer l’expression de Nick quand elle avait fait sa sortie.
Sans doute viendrait-il lui réclamer des excuses une fois leur invité parti, songea-t-elle avec un nouveau frisson. Peut-être ferait-elle bien de craindre son mari, finalement, comme le vicomte l’avait laissé entendre.
— Je suis dans de mauvais draps, murmura-t-elle.
A cet instant, un léger courant d’air venu de la cheminée — ou d’ailleurs — vint rafraîchir ses joues embrasées. Elle essuya ses larmes, renifla et frotta avec énergie la bague qu’elle considérait comme un talisman. Ridicule ou pas, ce geste lui rendit un peu de confiance en elle.
— Idiote ! maugréa-t-elle en apercevant son reflet dans la psyché. Montrer tes seins ne suffit pas à faire de toi une femme ! Une vraie femme aurait exigé des excuses de son mari, pour l’avoir critiquée de la sorte devant un hôte !
Le mystérieux souffle d’air souleva l’ourlet de sa jupe. Emily prit cela comme un signe qu’elle devait aller de l’avant, au lieu de se morfondre sans rien faire en attendant que les choses s’arrangent toutes seules.
D’un pas décidé, elle alla sonner Rosie. Si elle envisageait d’affronter son mari après le départ de Duquesne, ce ne serait certainement pas dans cette monstruosité licencieuse qu’il lui avait achetée, avant de la dénigrer en public ! Sa vieille robe de drap bleu conviendrait beaucoup mieux.
Elle la tira du fond de son armoire et la défroissa rapidement du plat de la main. Kendale préférait la fille de pasteur à une vraie comtesse ? Il ferait bien d’y réfléchir à deux fois !
Subitement, tous les efforts qu’elle avait fournis pour s’abaisser à lui plaire depuis leur mariage exigeaient leur tribut. Il était grand temps que sir Nicholas Hollander se retrouve face à la véritable Emily Loveyne, la femme qu’elle était devenue pendant ses sept ans d’absence.
Oh, non ! Elle ne lui permettrait pas de l’esquiver cette nuit et de prétendre au petit déjeuner que rien de particulier ne s’était produit.
Elle l’attendrait dans sa propre chambre, et n’en délogerait pas tant qu’il ne l’aurait pas suppliée de lui pardonner cet affront !
Quand Upton parut peu après le départ d’Emily pour annoncer que le dîner était servi, Nick ordonna au majordome de faire monter un plateau à sa femme. Il savait pertinemment qu’elle ne redescendrait pas.
— Elle a dû prendre mes remarques pour des critiques, marmonna-t-il à l’intention de son ami.
Les épaules de Guy tressautèrent, mais il parvint à réprimer son hilarité.
— Crois-tu ? Elle était livide ! Ta petite souris des champs n’est pas une mauviette, je dois le lui accorder.
Nick fronça les sourcils.
— Emy n’est pas une souris. Et comment peux-tu lui reprocher d’avoir été élevée à la campagne ? Elle n’y est pour rien.
Le vicomte reprit son sérieux.
— Loin de moi cette idée, mon vieux. Le lui reprocherais-tu, toi ?
— Bien sûr que non. Si tu veux la vérité, j’étais à deux doigts de la demander en mariage quand mon père m’a expulsé vers les Indes.
— Tu m’en diras tant ! Tu t’étais bien gardé de me confier ce secret, jusqu’ici. Le lui as-tu révélé, à elle ?
— Je le lui ai laissé entendre, mais elle a pris cela comme une fausse excuse, j’en suis sûr. Ce genre de chose est facile à dire après coup… et je crains qu’Emily ne soit devenue très méfiante et très cynique, ces dernières années.
— Ce n’est plus une enfant, observa Guy.
— Tu as pu t’en rendre compte, rétorqua Nick d’un ton sec.
Non, Emily n’était plus la petite Emy d’autrefois, pensa-t-il sombrement. Et il devait faire quelque chose pour régler la question de leurs liens conjugaux.
S’ils continuaient ainsi, ils ne tarderaient pas à se retrouver plus distants l’un de l’autre que du temps où des continents les séparaient. En revanche, s’il savait s’y prendre, peut-être parviendrait-il à l’amadouer…
Alors qu’ils atteignaient la salle à manger, Upton reparut, la mine pincée.
— Vous m’avez demandé de faire servir la comtesse chez elle, Milord, mais sa femme de chambre assure qu’elle ne s’y trouve pas.
Une bouffée d’angoisse envahit Nick.
— Où est-elle, dans ce cas ? Quelqu’un l’a-t-il vue ?
Le majordome se rengorgea, l’air plus réprobateur que jamais. Il toussota pour s’éclaircir la voix.
— Oui, Milord. J’ai appris qu’elle s’était rendue dans votre chambre et qu’elle… attend, apparemment. Elle a refusé le plateau.
Nicholas réprima un soupir de soulagement. Grâce au ciel, elle ne s’était pas ruée dans la rue sur un coup de tête !
— Merci, Upton, déclara-t-il. Ce sera tout.
— Très bien, Milord.
Le domestique salua et tourna les talons, visiblement déçu de n’avoir pas produit plus d’effet. Les jours de cet homme dans la maison étaient comptés, se dit Nick. Il le remplacerait par Jems.
Ramenant les yeux sur son ami, il s’avisa que celui-ci semblait beaucoup s’amuser de cette farce.
— Je suis presque tenté de rester à dîner pour voir comment tu vas te tirer de ce guêpier, avoua Guy. Mais je ne le ferai pas, ajouta-t-il avec un grand sourire. Va donc, vieux. Monte voir ce que ta femme attend. Et rendez-vous demain comme convenu.
Il frappa du poing la manche du comte.
— Ne rappelle pas ce cadavre ambulant pour m’ouvrir la porte. Je connais le chemin.
— Merci, Duquesne, répondit Nick d’un air absent.
Il contemplait l’escalier, se demandant quelle mouche avait piqué Emily pour qu’elle s’introduise chez lui. Vu leur dernière conversation, elle n’avait certainement pas l’intention de partager son lit.
Deux motifs lui venaient à l’esprit : ou elle voulait s’excuser de sa conduite, ou elle comptait le fustiger de la sienne.
Il méritait probablement un bon sermon. Ce qu’il avait dit était impardonnable. Mais la voir dans cette robe — ou plutôt penser que Guy pouvait la voir dedans — lui avait ôté sur-le-champ tout bon sens. Il avait même failli se défaire de son habit pour l’en envelopper !
Inutile de préciser que cette apparition lui avait également donné d’autres envies, beaucoup plus puissantes… et bien plus difficiles encore à assouvir en cet instant. La frustration qui en avait découlé n’avait fait que jeter de l’huile sur le feu. Et plus d’une heure après, il n’était toujours pas certain de pouvoir se contrôler s’il devait retrouver Emily à proximité d’un lit.
Toutefois, comme l’attente ne résoudrait pas ce problème, il inspira à fond et se résigna à monter affronter son sort.
Quand il entra dans sa chambre, sa femme se tenait debout près de la fenêtre.
— Emily?
Elle se retourna avec un sursaut et lâcha le rideau qu’elle écartait de sa main.
— Nicholas, répondit-elle, sur la défensive.
— On m’a dit que vous m’attendiez.
Il constata avec plaisir qu’elle s’était changée, et que la robe qu’elle portait maintenant n’avait plus rien de séduisant. Malgré tout, il éprouva cet élan de désir familier qui l’envahissait chaque fois qu’il se trouvait en sa présence.
— Lord Duquesne est déjà parti ? s’enquit-elle.
— Oui. Il a décidé de ne pas rester à dîner, finalement.
Elle mordit sa lèvre inférieure, les yeux baissés.
— A cause de moi, je présume.
— Rassurez-vous, il était plus amusé que scandalisé. Je me suis conduit abominablement avec vous, Emy. C’est moi qui suis fautif, pas vous.
Emily ouvrit la bouche, la referma d’un coup sec et lui tourna le dos.
— Vous aviez approuvé cette robe.
— C’est exact, reconnut Nick.
Il s’approcha d’elle et posa ses paumes sur ses épaules. Comme elle paraissait fragile, délicate, sans défense, pensa-t-il avec remords.
— Et je crains que vous ne l’ayez trop bien portée. Vous étiez si charmante que je n’ai pu tolérer de partager une telle vision avec un autre homme — fût-il mon meilleur ami.
Il la sentit trembler sous ses mains, mais elle ne dit rien.
— Emily, comprenez-vous ma réaction ?
Elle hocha la tête. Nick réprima un sourire.
— Mesurez-vous à quel point je vous désire ? insista-t-il. A quel point je vous ai toujours désirée ?
Emily souffla, sarcastique.
— Même quand vous saviez que vous ne pourriez jamais m’offrir le mariage, parce que vous étiez fiancé à une autre ?
Il la lâcha et laissa retomber ses mains.
— Combien de fois devrai-je vous répéter que cette histoire ne tient pas debout ? Je vous aurais demandé de m’épouser, si mon père n’était pas intervenu.
Elle tourbillonna sur elle-même, le visage défait.
— Non ! Plus de mensonges, Nick ! Je ne peux plus le supporter.
Les bras noués autour d’elle, elle déglutit péniblement.
— J’ai vu le contrat de fiançailles.
— Oh, ce bout de papier ?
Il n’imaginait pas où elle avait pu le voir, mais cela n’avait plus d’importance, à présent.
— Il est sans valeur.
— Je me doute qu’il l’est maintenant, puisque nous sommes mariés. Mais il était bel et bien valide à l’époque où vous m’avez embrassée devant tout le village, en prétendant m’aimer !
— Non, il ne l’était pas non plus. Mon père a imité ma signature sur ce document, Emily. C’est un faux. J’en ignorais totalement l’existence avant de le trouver dans son bureau, à mon retour.
Il ne l’avait pas convaincue, c’était clair. Les lèvres serrées, elle scrutait son regard comme pour y déceler la preuve qu’il mentait.
— Je n’ai pas signé ce contrat, Emily, je vous en fais le serment sur la mémoire de ma mère. Je ne l’aurais jamais signé. Mon père le savait, c’est pourquoi il l’a fait à ma place.
Après un long moment de tension, elle demanda :
— Qu’espérait-il gagner, par cette duperie ?
Nick lui prit la main et la guida jusqu’à un fauteuil près de la cheminée. Elle ne résista pas, ce qu’il considéra comme un signe positif. Peut-être commençait-elle enfin à le croire !
Quand elle fut assise, il s’installa face à elle, sur un pouf, sans lâcher sa main.
— Il a dû penser que j’honorerais ce contrat plutôt que de dénoncer son méfait et de provoquer un scandale, je suppose.
— L’auriez-vous fait, si je ne vous avais pas contraint à m’épouser ?
Nick ne put s’empêcher de rire.
— Vous m’avez contraint au mariage, moi ? Si je me souviens bien, c’est moi qui ai insisté !
Comme elle ne se déridait pas, il ajouta :
— Je désirais vous épouser, Emily. Je suis heureux que les choses se soient passées de la sorte et que vous soyez ma femme. Je regrette seulement…
— Quoi ? demanda-t-elle dans un souffle.
Nick se pencha vers elle et s’empara de sa bouche, s’imposant de ne pas la brusquer. Le désir qu’il éprouvait pour elle l’enivrait, le rendait fou de joie, il cherchait à savoir si elle ressentait la même chose.
Quand il mit fin à ce baiser, il prit le visage d’Emily entre ses mains et plongea son regard dans ses grands yeux.
— … que vous ne soyez pas encore mienne, acheva-t il.


chapitre 14

Emily lutta contre l’instinct qui la poussait à ouvrir les bras à Nick, à l’accepter envers et contre tout, à le faire enfin sien. Sa raison lui soufflait que la passion physique serait un bon moyen, pour lui, d’endormir ses doutes et de noyer ses soupçons. Trop de choses qu’elle ne comprenait pas les séparaient encore, et manifestement il ne souhaitait pas qu’elle les comprenne.
Ses excuses spontanées l’avaient déstabilisée, ainsi qu’il avait dû le prévoir. Alors qu’elle se préparait à les lui réclamer, il les avait tranquillement déposées à ses pieds avant qu’elle ait pu exprimer sa demande. Nicholas Hollander était un expert en surprises de ce genre, elle ne devait pas l’oublier.
Grâce au ciel, il s’en était tenu à un baiser et lui avait laissé le temps de recouvrer ses esprits.
Elle saisit ses poignets, l’obligea à lâcher son visage.
— Non, déclara-t-elle fermement, malgré l’émotion qui entravait encore son souffle. Nous devons parler, Nick. Je suis venue ici pour vous… poser une question, rien d’autre.
Il s’écarta, et elle prit un moment pour achever de se ressaisir.
— J’ai entendu une partie de votre conversation avec Duquesne, avant d’entrer dans la bibliothèque.
Nick fronça les sourcils.
— Et alors ?
Emily inspira à fond, tout en l’examinant avec attention pour voir s’il allait mentir ou pas.
— Il a dit que je vous fuirais comme la peste, si je savais la vérité. Je n’ignore nullement que je ne suis pas l’épouse rêvée pour vous, Nicholas, mais je ne puis croire que vous vous en prendriez à moi.
— Grands dieux ! Qu’allez-vous donc chercher là ? se récria le comte d’un air scandalisé. Je suis atterré qu’une telle pensée ait pu vous effleurer l’esprit. Je remuerais ciel et terre pour vous protéger, vous le savez bien !
Elle haussa les épaules d’un geste incertain, notant qu’il ne l’avait pas rassurée sur ses aptitudes d’épouse.
— Dans ce cas, expliquez-moi les paroles de Duquesne. De quoi dois-je avoir peur ?
Nick poussa un grand soupir et changea de position. Il étendit ses jambes sur le côté, de sorte que sa cuisse droite effleurait les genoux d’Emily. Elle étudia son profil crispé.
— Quelqu’un a délibérément provoqué le renversement de la berline, déclara-t-il.
— Vous parlez d’une nouvelle ! riposta la jeune femme. Nous l’avons constaté tout de suite, non ? Vous m’avez même expliqué que les auteurs de ce guet-apens s’étaient enfuis, affolés par l’ampleur de ce qu’ils avaient provoqué.
Nick secoua la tête.
— Je ne voulais pas vous inquiéter, mais il ne s’agissait sans doute pas de simples voleurs, Emy.
— Vraiment ? De qui donc, alors ?
— On a attenté par deux fois à ma vie, aux Indes. Peu avant mon départ. Sur le moment, j’ai attribué ces attaques à une rivalité commerciale ; ce genre de chose est assez fréquent, dans ces pays troublés. Mais je pense maintenant que mon mystérieux ennemi a pu me suivre jusqu’ici.
— C’est ce que Duquesne voulait dire ? Que je suis en danger si je reste auprès de vous ?
— Cet accident semble l’avoir prouvé.
Emily se pencha et lui saisit le bras.
— Avez-vous une idée du coupable ? A qui bénéficierait votre disparition ?
Il posa une main sur la sienne et la frictionna d’un geste qui se voulait rassurant.
— J’ai quelques noms en tête. Guy m’aide dans mes recherches. Il n’a pas tort de penser que vous êtes exposée à des risques, si l’on essaie de nouveau de m’éliminer.
— Mais c’est vous qui courez le plus grand danger, Nick ! Retournons sur-le-champ à Bournesea. Là-bas, nous connaissons tout le monde. Vous y serez plus en sûreté qu’ici, au milieu de tous ces étrangers !
— Pour être franc, Emily, je pense que cette personne réussira à me trouver n’importe où, si elle est déterminée à me tuer.
Elle dégagea sa main et pressa les doigts de son mari entre les siens, épouvantée.
— Il faut faire quelque chose, Nick ! Nous ne pouvons rester assis là, à attendre que quelqu’un vous assassine !
Le sourire qu’il lui décocha la réchauffa jusqu’au fond de l’âme.
— Vous tenez donc encore un peu à moi ?
— Bien sûr, que je tiens à vous ! Quelle question ! Pourquoi penseriez-vous le contraire ?
Souriant toujours, Nicholas la considéra d’un air narquois, tout en caressant ses doigts avec une douceur enjôleuse.
— J’ai cru comprendre que vous n’aviez pas une très bonne opinion de moi. Ne me traitez-vous pas à longueur de journées de goujat, de butor, de menteur invétéré, de coureur de jupons et je ne sais quoi encore ?
— Taisez-vous !
Emily souffla, irritée, et lui pinça sévèrement le poignet pour mettre un terme à ses agaceries.
— Aïe ! s’exclama Nick.
— Cela vous apprendra à rester sérieux. Nous devons forger un plan pour arrêter ce criminel qui vous veut du mal, Nick ! Cette affaire est intolérable.
Sans prévenir, son mari s’inclina vers elle et s’empara de sa bouche avec une ferveur qui la laissa pantoise. Elle en vit trente-six chandelles et se sentit défaillir, mais c’était délicieux. Merveilleusement délicieux.
Avant qu’elle ait pu se rendre compte de quoi que ce soit, il fut à genoux devant elle et l’attira à lui. Emily sentit son torse musclé écraser ses seins, sa main droite se couler sur sa nuque, la gauche presser sa taille moulée par son corset.
Nick l’emprisonnait contre lui et pourtant elle se sentait étrangement libre, vibrante de vie, les sens exacerbés par toutes les sensations qui émanaient de ce corps masculin : l’odeur de sa peau, qui se mêlait au parfum de son eau de Cologne et à des relents de xérès, sa chaleur, la flatteuse insistance avec laquelle il cherchait à s’imprimer en elle. Le grognement de désir qu’il laissa échapper la transporta de plaisir. Elle souhaitait que cette étreinte s’éternise, qu’elle l’empêche à tout jamais de se remettre à réfléchir, car pour rien au monde elle ne voulait avoir à l’interrompre.
Ce fut Nick qui rompit l’enchantement en la lâchant et en s’écartant.
— Emily ?
— Mmm…, murmura-t-elle, les paupières mi-closes, refusant de s’arracher à cette douce magie.
Il posa les mains sur son cou.
— Regardez-moi, Emy.
Elle s’efforça d’ajuster sa vision, tout en passant la langue sur ses lèvres pour savourer les traces de ce baiser enchanteur.
Nick battit des cils et détourna brièvement son regard.
— De grâce, ne refaites pas une chose pareille, sauf si…
— Si quoi ? demanda-t-elle dans un souffle.
Son mari la secoua gentiment par les épaules.
— Je vous désire, vous le savez. Mais chaque fois que vous me regardez, je lis des doutes dans vos yeux. Je ne veux pas aller plus loin tant que vous ne m’aurez pas assuré de votre entière confiance, Emily.
— Du chantage ? reprocha-t-elle d’une voix langoureuse, imprégnée de la tendre torpeur qui amollissait son corps. Vous êtes un méchant homme, Nicholas.
Il sourit, semblable au Nick d’antan, celui qui savait toujours se montrer si gentiment charmeur et si persuasif. Au point de la convaincre qu’il l’aimait — même s’il ne le lui avait jamais dit, se souvint-elle brusquement.
L’état de grâce dans lequel il l’avait plongée commença à se dissiper, d’autant qu’il ne la touchait plus.
— Je pourrais l’être, répondit-il. Je pourrais vous faire mienne dès ce soir, en profitant de ce que vous éprouvez en ce moment. Ces émotions vous sont peu familières, et…
— Peu familières ? riposta Emily. Qui vous le dit ?
Il fronça les sourcils.
— Y a-t-il eu quelqu’un d’autre ?
Elle le repoussa si fortement qu’il perdit l’équilibre et se retrouva assis par terre.
— Pour le coup, vous êtes un vrai goujat, de me poser une telle question ! Il n’y a jamais eu personne d’autre, horrible butor !
Malgré sa posture peu avantageuse, Nick sourit largement.
— Je m’en doutais. Mais j’avoue que vous m’avez causé un instant de frayeur.
Emily le toisa, les paupières plissées.
— Et vous ? Oseriez-vous prétendre que vous n’avez pas eu d’autre femme dans votre vie, durant tout ce temps ?
Il détourna les yeux.
— Aucune qui n’a compté, soyez-en assurée.
— Qui n’a compté ?
Furieuse, Emily se leva d’un bond et se mit à arpenter la chambre, les bras croisés devant elle.
— Dire que j’ai failli m’ajouter à la longue liste de vos conquêtes ! A toutes ces créatures de peu de vertu qui vous ont si généreusement prodigué leurs faveurs !
— Je vous fais remarquer que je vous l’ai évité, observa Nick. J’ai mis fin à ce baiser pour vous prouver que je n’avais nulle intention de vous séduire contre votre gré. Je me suis montré raisonnable pour deux — ce qui devrait vous convaincre de ma bonne foi. Je ne me rue pas dans le lit d’une femme à la plus légère provocation, comme vous semblez le croire.
— La plus légère provocation ? Je ne vous ai nullement provoqué, mon cher. J’ai simplement été plus troublée que vous, à ce qu’il paraît, et sachez que votre prétendu « contrôle » n’a rien de flatteur à mes yeux !
Outrée, elle le vit éclater de rire. Avec une bonne humeur qu’il n’avait pas montrée depuis longtemps, mais qu’elle n’appréciait pas du tout en cet instant.
Il lui ouvrit les bras.
— Vous voulez poursuivre ? Venez ! l’invita-t-il avec un grand sourire. Vous pourrez constater par vous-même le degré de mon trouble.
Emily abattit les mains sur sa jupe, au comble de l’exaspération.
— Non !
Nick secoua la tête, les yeux pétillants.
— Pour l’amour du ciel, Emy, que vais-je faire de vous ? demanda-t-il en riant encore. Vous êtes toujours aussi contrariante. Vous n’avez vraiment pas changé.
— Si, j’ai changé.
— Vous êtes devenue plus belle encore, je vous l’accorde. Mais pour le reste… Recommençons au début, je vous en prie. Rendez-moi votre confiance. Si vous y mettez un peu de bonne volonté, nous pouvons faire de ce mariage une union heureuse et durable.
Elle refusa de capituler.
— Que je vous rende ma confiance, quand vous avez été capable de me quitter sans un mot pour sept ans ?
Et que dire de Rosie ? ajouta-t-elle aigrement en elle-même. Elle choisit de ne pas remettre cette question sur le tapis, de crainte qu’il ne décide de chasser la pauvre fille pour éviter d’autres scènes à son sujet.
Nick se remit debout.
— Je me suis déjà expliqué sur ce point, Emily. Je n’y reviendrai pas. A quoi bon ? De toute manière, vous êtes déterminée à ne rien croire de ce que je dis.
Emily détourna les yeux, plus touchée par son découragement qu’elle ne l’eût souhaité. S’il réussissait à l’attendrir, elle allait encore céder et se ridiculiser. Il fallait qu’elle réfléchisse en paix à tout cela, ce qui était impossible quand ce diable d’homme se trouvait dans la même pièce qu’elle.
Résolument, elle l’évita pour rejoindre la porte, qu’elle ouvrit.
— Nous avons tous les deux les nerfs à vif, dit-elle. Si cela ne vous ennuie pas, nous reprendrons cette conversation une autre fois, quand nous serons plus calmes.
— Et si cela m’ennuie ? rétorqua Nick d’un ton sec. Si j’ai envie de coucher avec vous maintenant ?
Mue par son indomptable amour-propre, Emily lui décocha une œillade dédaigneuse.
— Je suis certaine que vous saurez vous raisonner, milord. Vous êtes si fier du contrôle que vous exercez sur vous-même !
Là-dessus, elle claqua la porte derrière elle et s’éloigna prestement, ne lui laissant pas le temps de répondre.
De retour chez elle, elle se souvint soudain qu’il était en danger de mort — et qu’ils devaient trouver un moyen d’écarter cette menace. Elle était peut-être prête à tordre le cou de son mari, mais elle ne supporterait jamais que quelqu’un d’autre lui fasse du mal.
Nick lui ôtait toute logique, pensa-t-elle en poussant un soupir excédé. Comme il allait sans doute lui ôter le sommeil cette nuit-là. Et c’était lui qui osait demander ce qu’il allait faire d’elle ?
Le noble renoncement qu’il s’était imposé pour regagner la confiance d’Emily n’avait strictement servi à rien, se dit Nick avec une grimace déconfite. De fait, il avait espéré qu’il n’aurait pas à se sacrifier trop longtemps, et qu’au bout de quelques minutes, bourrelée de remords, elle lui tomberait dans les bras. Candide illusion !
Elle l’avait quitté furieuse, une fois de plus, l’abandonnant dans un état de frustration plus cruel qu’elle ne pouvait l’imaginer. Ah, les femmes !
Il réprima son envie de passer le poing à travers la cloison. Il n’avait nul besoin d’articulations broyées, par-dessus le marché.
Pourquoi ne lui avait-il pas fait l’amour pendant qu’il en était temps, bonté divine ? Elle était prête à lui céder, il le savait. Il passa une main rageuse dans ses cheveux et arracha son foulard, qu’il jeta sur le parquet.
La vérité, c’était qu’il ne se satisferait pas de simples transports charnels avec sa femme. Les ébats physiques lui avaient amplement suffi avec ses autres conquêtes — et elles avaient été nombreuses, quand ses lettres étaient restées sans réponse et qu’il avait cherché à oublier Emily. Mais avec elle, c’était différent. Il voulait sa confiance et son amour.
Ce qu’il avait eu autrefois, se rappela-t-il. Elle l’avait aimé, elle avait cru en lui.
Il avait besoin aussi de retrouver son rire, son optimisme, la merveilleuse camaraderie de leur jeunesse. En de brèves occasions, il avait su les ressusciter. De quoi garder espoir, se dit-il. Avec de la persévérance, il parviendrait à regagner le terrain qu’il avait perdu. Emily était toujours attachée à lui, il en était certain. Elle ne voulait pas qu’il meure ; c’était déjà une bonne chose.
Son regard vola vers la porte, qui venait de s’entrouvrir. Malheureusement, ce n’était pas Emily.
— Y a-t-il un problème, Wrecker ? demanda-t-il sèchement.
Son nouveau valet le détailla de la tête aux pieds, les sourcils levés et l’air amusé.
— C’est à vous qu’il faut demander ça, Milord. J’ai aperçu la comtesse qui rentrait chez elle le menton en l’air. Vous l’avez mise en colère au mauvais moment, je dirais.
Agacé, Nick ôta sa redingote d’un coup d’épaules et la laissa choir sur le tapis, où son gilet la rejoignit peu après.
— Parlons d’autre chose. Des nouvelles de Julius Munford ?
Wrecker contempla les vêtements épars d’un air réprobateur, mais il n’esquissa pas un geste pour les ramasser. Manifestement, une mission à la fois lui suffisait, se dit son maître avec résignation — et il préférait de toute évidence les filatures aux tâches d’un valet de chambre.
— Ce vaurien est bel et bien à Londres, patron. L’Aphrodite a accosté il y a un mois environ.
— Avez-vous trouvé où il loge ?
Wrecker se rengorgea, l’air important.
— Il faut bien que je gagne ma croûte, pas vrai ? Il a une maison dans Lanette Street. Il essaie de ne pas trop se montrer, mais il paraît qu’il a demandé après vous dès qu’il a mis pied à terre. M’est avis que c’est votre homme.
— Excellent travail, approuva Nick, soulagé de voir au moins l’un de ses problèmes près d’être résolu. Demain à la première heure, j’enverrai un coursier le tenir à l’œil. Vous, vous ne bougerez plus d’ici.
L’ancien marin acquiesça d’un grognement.
— Si vous n’avez plus besoin de moi, Milord, je vais descendre souper.
Le comte sourit.
— Allez-y. Demandez à quelqu’un de me monter mon repas et dites à Rosie de s’occuper de celui de lady Emily.
Wrecker ressortit en maugréant, vouant aux gémonies « ces gens de la haute qui n’étaient même pas fichus de descendre manger au rez-de-chaussée, comme tout le monde. »
Une chance pour lui qu’il ait d’autres qualités, pensa Nick amusé. En tant que valet, ce rustaud ne valait vraiment pas grand-chose.
Il se sentait affamé et considérablement ragaillardi, tout à coup. Regagner la confiance de sa femme lui apparaissait désormais comme un défi fort plaisant à relever. Après tout, les victoires durement acquises n’étaient-elles pas les meilleures ?
Tout d’abord, il devait lui prouver qu’il était heureux et fier de l’avoir pour épouse — ce qu’il avait largement négligé depuis leur mariage. Peut-être l’emmènerait-il en promenade, sous la protection de Wrecker. Ce ne serait pas trop risqué. Si Munford voulait l’assassiner, il était peu probable qu’il le fasse en pleine rue.
Même aux Indes, cette vermine s’était entourée d’un luxe de précautions pour attenter à sa vie, afin de laisser croire à un accident. Ce qui corroborait la thèse de l’attentat de la berline. Et bien qu’aucune preuve n’ait pu être établie contre lui, il avait proféré assez de menaces publiques contre Nick pour être suspecté au premier chef.
Ils se vouaient une concurrence acharnée depuis des années. Mais surtout, Munford n’avait jamais pardonné à son rival d’avoir gagné au jeu le beau clipper flambant neuf qu’il avait si imprudemment misé. Le refus de Nick de le lui revendre l’avait rendu fou de rage — raison suffisante pour le soupçonner du pire.
Dès le lendemain, ce vaurien serait placé sous étroite surveillance, se dit Nicholas satisfait. Et sous peu, il serait pris sur le fait, avant de pouvoir commettre un quatrième méfait.
Le matin suivant, Nick accueillit Emily avec beaucoup d’amabilité quand elle parut dans le boudoir pour le petit déjeuner. Il se leva et la salua d’un sourire, ignorant ses sourcils froncés.
— Vous êtes ravissante, ma chère, déclara-t-il pendant qu’un valet l’aidait à s’asseoir.
Elle marmonna un remerciement formel. A son intention ou à celle du valet, il n’aurait su le dire. Patiemment, il lui laissa boire quelques gorgées de café.
— Aimeriez-vous sortir à cheval en ma compagnie, cet après-midi ? demanda-t-il d’un ton affable. Le grand air vous ferait du bien, et le temps est splendide.
— Non, merci. Je ne monte pas.
— Bien sûr que si ! C’est moi qui vous ai appris et vous étiez très douée, je m’en souviens parfaitement. Si vous manquez un peu de pratique, nous vous procurerons une jument très docile. Je…
— N’insistez pas, coupa Emily en lissant sa serviette sur ses genoux, les lèvres pincées.
— Suis-je sot ! Vous n’avez pas encore de tenue d’amazone. Nous sortirons donc en calèche.
Elle décocha un regard noir au valet, qui s’empressa de disparaître en refermant la porte derrière lui. Puis ce fut le tour de Nick.
— A quoi jouez-vous ? s’enquit-elle, acerbe.
Il haussa les sourcils.
— Pardon ?
— Pourquoi feignez-vous d’ignorer ce qui s’est passé entre nous hier soir ? insista-t-elle d’un ton sourd, avec cette franchise que Nick avait toujours appréciée.
— Parce qu’il ne s’est rien passé, justement, répondit-il en croisant les mains sous son menton — et en se promettant qu’il se passerait bientôt quelque chose, s’il ne tenait qu’à lui. Ma proposition ne visait qu’à vous plaire, croyez-moi.
— Quand je sais que vous risquerez votre vie ? répliqua-t-elle d’un air d’institutrice. Non, merci.
— Les lieux publics sont exempts de danger, Emily.
Mais peut-être avait-elle peur. Et si jamais ses craintes étaient justifiées, il ne se pardonnerait jamais de l’avoir mise en péril.
— Soit, concéda-t-il. Je me range à votre jugement.
— Vous faites bien.
— A propos… J’ai reçu ce matin une invitation de dernière minute pour une soirée musicale chez le comte et la comtesse Hammersley, ce soir. La comtesse ignorait que nous étions à Londres, et s’est dite navrée de nous prévenir si tard. J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’avoir accepté.
Emily prit une expression paniquée.
— Ce ne sera pas une épreuve, je vous l’assure. Ils habitent à quelques maisons d’ici. Michael est un excellent ami et son épouse Julia une personne adorable. Je ne vois pas de meilleure façon de vous introduire en société — et d’y faire mes débuts moi-même. Une telle soirée n’a rien de commun avec un bal en grande toilette. Nous devrons aussi nous soumettre à cette corvée-là, mais cela viendra plus tard.
Les doigts crispés sur sa fourchette, Emily resta muette. Nick poursuivit en beurrant un toast, pour lui donner le temps de se ressaisir :
— La musique sera sans doute excellente. Julia est une merveilleuse musicienne, et compte de nombreuses relations parmi les meilleurs orchestres. Guy sera là aussi, je présume ; c’est un amateur averti… et le troisième élément du joyeux trio que nous formions avec Michael, durant nos études. Nous étions fort remuants, à l’époque. Le Tout-Londres doit être soulagé de nous savoir rangés.
Emily relâcha enfin le souffle qu’elle retenait depuis un bon moment. L’aimable bavardage de son mari avait réussi à lui rendre cette soirée moins terrifiante. Elle hocha la tête, plus détendue — ce que l’intéressé constata avec plaisir et orgueil. Il reconnaissait bien là sa petite guerrière d’autrefois. Emily Hollander ne se laissait pas plus abattre que la jeune Emily Loveyne, se dit-il, admirant sa force de caractère.
Quand il eut terminé son repas, il repoussa sa chaise et se leva.
— Si vous voulez bien m’excuser, j’ai des affaires à régler.
— Bien sûr, répondit-elle, les yeux baissés sur son assiette.
Nick longea la table. D’un doigt, il l’obligea à relever le menton et lui sourit.
— Nous renoncerons aux promenades dans le parc pour l’instant, mais j’ai bien l’intention de vous montrer Londres dès que possible.
Emily acquiesça d’un signe de tête, puis elle se mordit la lèvre, l’air embarrassé.
— Pour ce soir…
— Mettez votre robe de soie bleue. Sans dentelles supplémentaires, ajouta-t-il avec un petit sourire d’autodérision. Je tiendrai ma jalousie en laisse.
Emily lui rendit enfin son sourire.
— A plus tard, dit Nick, s’empressant de sortir avant qu’elle ne change d’avis, ou d’humeur.
Au lieu de commander un attelage, il quitta la maison par la serre, les jardins et la porte de derrière. Il avait décidé de se rendre à pied chez Guy, qui demeurait à une demi-heure de marche de là. Ce n’était pas l’usage pour une visite, mais il avait besoin d’exercice et de temps pour réfléchir. En outre, il avait tout avantage à se montrer discret.
Il ne pouvait attendre le rendez-vous prévu avec son ami pour l’informer des dernières nouvelles. Duquesne aurait tôt fait de lui trouver un espion pour suivre Munford, se dit-il. Ensuite, il se rendrait chez Hammersley pour lui glisser un mot à propos de la soirée à venir ; ce serait une étape cruciale pour Emily, il devait s’assurer du soutien sans faille de ses amis.
Faire accepter sa femme dans leur milieu ne serait pas chose aisée, il le savait. Certains aristocrates étaient des snobs invétérés, qui regardaient de haut toute personne moins noble qu’eux — a fortiori une roturière. Mieux valait se préparer au pire, et sans tarder. Par bonheur, cette petite réception ne compterait qu’un nombre limité d’invités, ce qui faciliterait la tâche d’Emily. Et la sienne, ajouta-t-il avec un petit sourire ironique.
Les mains dans les poches, il avançait à grands pas dans l’allée qui bordait les jardins de Mayfair, se demandant s’il n’allait pas trop vite en besogne en présentant Emily si tôt après leur arrivée à Londres. Pour rien au monde il ne voulait l’humilier ou la blesser. Mais il ne pouvait se cacher qu’il pensait également à lui, et à sa carrière. En tant que lord, il accordait la plus grande importance au respect de ses pairs. Et même si sa femme comptait encore plus à ses yeux, il espérait ardemment satisfaire tous ses intérêts.
Bien que novice dans le « cercle enchanté » des salons londoniens, il y comptait déjà des relations — nombre d’officiers ou de diplomates qui avaient servi en Inde comme lui. Pour l’heure, Emily ne connaissait que Guy… et les Worthing, se rappela-t-il avec une grimace. Le ciel fasse qu’ils n’aient pas à les rencontrer dans un proche avenir.
Si sa femme et lui avaient réglé la question de leurs relations intimes, songea-t-il encore, il serait plus à l’aise pour lui fournir des conseils sur l’attitude à tenir à société. Dans la situation actuelle, Emily risquait de prendre toute suggestion comme une critique personnelle — et se retirer davantage encore sur son quant-à-soi.
Il n’en commença pas moins à dresser mentalement la liste des choses qu’elle devrait faire ou ne pas faire, dire ou ne pas dire. Rien de très compliqué. Trouver le moyen de lui soumettre cette liste, en revanche, serait beaucoup plus délicat.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:27 AM

Ces gens allaient la haïr, Emily le savait. Jusqu’au dernier, ils regarderaient de haut la campagnarde qu’elle était et ricaneraient en douce. Mais elle gardait ces pensées pour elle ; il ne lui serait pas venu à l’esprit de s’en ouvrir à quiconque.
Elle offrait à Rosie, en train d’empiler sur sa tête un extravagant monticule de boucles, un visage serein qui l’étonnait elle-même. Tandis que sa femme de chambre babillait sans discontinuer, lui exposant les avantages d’une discrète touche de rouge sur les lèvres et d’un léger nuage de poudre de riz, elle fixait le miroir sans le voir, arborant un sourire figé.
Un peu plus tôt, elle avait rabroué Nick venu discourir sur les usages à respecter en société. Juste ciel ! Pensait-il réellement qu’elle se nettoierait les dents en public ou commettrait d’autres actions aussi grossières ? Le goujat ! Depuis l’âge de neuf ans, elle avait de meilleures manières que lui, ce qu’elle lui avait vertement rappelé. Avant de savoir parler et marcher, une fille de pasteur était déjà nourrie de règles de conduite autant que de porridge. De ce côté-là, elle n’avait aucune inquiétude.
— Après tout, mon père était le fils cadet d’un baron, marmonna-t-elle pour elle-même.
— Pas possible ! s’exclama Rosie. Dans ce cas, ces excentriques de la haute n’auront rien à redire, Milady. Et votre maman ?
— Elle était une cousine éloignée des Loveyne et se préparait à devenir préceptrice quand ils se sont mariés.
Rosie arrangea une longue boucle en tire-bouchon le long de son cou.
— Encore mieux ! renchérit-elle avec entrain. Si les gens bien nés sont dressés à se conduire correctement par leurs préceptrices, c’est qu’elles en savent plus qu’eux, non ?
De fait, Emily avait été « dressée » par sa mère pendant onze ans, et lui en savait gré. Elle sourit pour de bon, réconfortée.
— Merci, Rosie. Sincèrement, je ne sais ce que je deviendrais sans vous.
— Vous mettriez plus longtemps à vous habiller, c’est sûr. Voilà ! Nous avons fait du bon travail. Si vous ne tournez pas toutes les têtes, ce soir, je veux bien manger mon tablier !
Emily contempla le résultat, satisfaite. Elle devait reconnaître que sa soubrette possédait un réel talent pour la coiffure. En outre, les aigues-marines de son collier et de ses boucles d’oreilles allaient à ravir avec le bleu clair de sa robe. Quand Nick lui avait remis cette parure, avant de se lancer dans son sermon, elle lui avait demandé si ces bijoux étaient ceux de lady Elizabeth. Il avait souri et répondu que non, qu’ils étaient à elle.
Mais ils avaient certainement appartenu à la comtesse, se dit la jeune femme. Elle ne voyait pas pourquoi son mari lui aurait fait un cadeau pareil, sans compter qu’il n’avait pas eu le temps de se rendre chez un joaillier depuis leur arrivée. De surcroît, l’ensemble était parfaitement assorti à sa bague et lui procurait le même effet apaisant.
Elle n’avait pas insisté, soupçonnant Nick d’avoir choisi ces pierres pour l’obliger à porter la robe neuve qui allait avec.
Comme elle caressait le pendentif niché au creux de sa gorge, elle éprouva un sentiment de tristesse. Lady Elizabeth n’eût-elle pas été déçue, de voir ces bijoux portés par la fille du pasteur Loveyne ? Il lui sembla que la délicate monture en or se réchauffait subitement sur sa peau, comme pour la rassurer.
— Je prendrai grand soin de ne rien perdre, murmura-t-elle à l’absente. Ni vos bijoux, ni votre fils.
Elle savait bien que les fantômes n’existaient pas. Son père, expert en la matière, affirmait que les âmes quittaient le corps des défunts pour monter au ciel. Pourtant, elle gardait l’étrange impression que, d’une façon ou d’une autre, la comtesse savait à quelle entreprise elle s’était attelée, et qu’elle l’y encourageait.
— J’aimerais que vous puissiez m’accompagner ce soir, reprit-elle à mi-voix, en suivant d’un doigt tremblant les facettes étincelantes de la pierre.
Rosie, revenue près d’elle après s’être éloignée un instant, partit d’un rire joyeux.
— Moi, dans une soirée mondaine ? Ce serait un beau spectacle, vraiment ! Descendez vite rejoindre monsieur le comte, Milady, au lieu de dire des sottises ! Il a dit 8 heures et vous êtes déjà en retard.
Emily se leva et laissa la soubrette tirer sur l’ourlet de sa jupe pour cacher la dentelle du jupon de dessus. Le décolleté de cette robe était moins osé que celui qu’elle avait arboré devant Duquesne. Elle espéra que Nick approuverait sa toilette, cette fois. Et s’il ne l’approuvait pas, il avait intérêt à garder son opinion pour lui !
Elle enfila ses longs gants de satin blanc et prit l’éventail en ivoire que Rosie lui tendait. Une étole de gaze acheva sa transformation de petite provinciale en comtesse. Elle redressa les épaules et adopta le maintien qui seyait à son nouveau rang. Nul ne devait détecter en elle la moindre trace d’appréhension — surtout pas Nicholas. Elle traverserait cette épreuve la tête haute, dût-elle souffrir mille morts.
Dans un bruissement de soie, elle quitta sa chambre et s’engagea avec précaution dans le grand escalier incurvé. Nick leva les yeux vers elle. La fierté et l’admiration qu’elle lut sur son visage la rassurèrent quelque peu.
— Vous êtes divine, déclara-t-il en lui tendant la main pour l’aider à descendre les dernières marches. Rappelez-moi d’augmenter les gages de Rosie.
Emily se sentit rougir sous ce compliment — et sous l’examen appuyé que son mari lui faisait subir. Au bout d’un moment, ne sachant s’il la contemplait de la sorte parce qu’il était réellement séduit ou parce qu’il cherchait un défaut à critiquer, elle éprouva un vif embarras.
— Allons-nous être en retard ? demanda-t-elle.
Nick sortit enfin de son immobilité.
— Non, pas du tout. De fait, il serait plus rapide de se rendre à pied chez les Hammersley que de prendre un attelage, mais l’usage ne le permet pas, chuchota-t-il d’un ton malicieux.
Il adressa un signe de tête à l’inévitable Upton, qui leur ouvrit la porte, et ils sortirent pour leur première apparition publique en tant que mari et femme.
Une heure plus tard, les premiers rafraîchissements servis, Nick observait de loin Emily qui se mêlait aux invités des Hammersley.
A l’exception de la longue table qui supportait le buffet et des chaises alignées contre les murs, l’immense salon de réception avait été vidé de son mobilier pour permettre à l’assistance de se déplacer à son aise. Dans la salle de bal adjacente, semblable à celle de Kendale House, d’autres chaises étaient disposées sur plusieurs rangs en vue du concert à venir. Une estrade avait été installée à l’autre bout pour accueillir les musiciens.
— Elle se débrouille mieux que je ne l’aurais cru, déclara une voix masculine, derrière lui. De fait, elle n’a pas l’air trop godiche.
Nick se détourna.
— Carrick ? Je ne pensais pas te voir ici.
Son cousin sourit, un sourcil blond narquoisement levé.
— Oh ! Tu ignorais donc que je suis la coqueluche du Tout-Londres, ces temps-ci ? Et quand elle a su que nous étions parents, toi et moi, lady Julia m’a aimablement autorisé à faire le portrait de son époux.
— Tu n’avais aucun droit d’utiliser à ton profit l’amitié qui me lie aux Hammersley, gronda le comte entre ses dents.
Carrick écarta cette réprimande d’un geste aérien.
— Je me suis rendu chez toi pour obtenir ta permission, mais tu n’étais pas là. Et tu n’as jamais repris contact avec moi après m’avoir si rudement chassé de Bournesea ! ajouta-t-il d’un ton vindicatif en se penchant vers son cousin. Qu’est-ce que c’était que cette histoire, à propos ? Quelqu’un était malade, d’après ta femme ?
Même s’il y avait prescription, Nick n’allait sûrement pas lui parler du choléra.
— En effet. Si je t’avais laissé entrer, ta santé aurait pu en souffrir.
Carrick blêmit.
— De quoi s’agissait-il au juste ? De la grippe espagnole ?
— Quelle importance, puisque tu n’as pas été touché ? riposta sèchement Nicholas. Mais pour en revenir à ce qui nous occupe, et que tu essaies adroitement d’éluder, ne compte pas sur moi pour te soutenir auprès de Julia si elle m’interroge à ton sujet. Je ne t’ai jamais vu gagner ta vie honnêtement. Si j’avais rapporté à mon père tous les larcins dont tu t’es rendu coupable à Bournesea, autrefois, il t’aurait fait pendre sur place. Je t’avertis…
— Voyons, Nicky ! coupa Carrick en soufflant d’un air agacé. Nous ne sommes plus des enfants. Un artiste doit se débrouiller comme il peut et les Hammersley ne seront pas déçus, crois-moi. Je suis un très bon peintre, tu n’as qu’à venir dans mon atelier pour t’en assurer. Pourquoi pas vendredi soir ?
Il glissa un bristol imprimé dans le gousset du comte.
— Vers 22 heures ? suggéra-t-il avec une expression insistante, qui laissait entendre qu’il n’avait pas que sa peinture en tête.
— Non. Je suis pris ce soir-là, éluda Nick.
Son cousin pinça les lèvres et plissa les paupières, le vrillant de son regard gris.
— Nous devons discuter de certaines choses, Kendale. Je suis toujours ton héritier.
— Une situation qui ne tardera pas à changer, j’espère, rétorqua le comte en l’étudiant avec attention, pour voir comment il envisageait d’être destitué par un enfant à naître.
Carrick haussa les épaules avec détachement et s’obligea à sourire, en appliquant une chiquenaude sur le bras de Nicholas.
— J’y ai songé… Mais réfléchis bien, cousin : la paternité te vieillirait en un rien de temps. D’ailleurs, tu as déjà quelques rides intéressantes que j’adorerais peindre. Et je donnerais plus cher encore pour peindre ta charmante épouse, ajouta-t-il en désignant Emily d’un signe de tête.
— Je te conseille d’éviter ma femme, déclara Nick. Sans quoi tu risques de te retrouver dans la cale d’un navire, en partance pour un endroit dont tu n’as même jamais entendu parler.
Le jeune homme ouvrit de grands yeux, feignant la terreur.
— Juste ciel ! Tu me fais trembler.
Nick le taxa d’un regard hostile.
— Tu ferais bien d’avoir peur, crois-moi.
Carrick hocha la tête, gardant le sourire.
— Nous nous reverrons bientôt, cousin.
Là-dessus, il s’éloigna pour aller courtiser une invitée qui parut fort flattée de ses attentions.
« Ignoble parasite », pensa Nick avec dégoût.
Carrick et lui ne s’étaient jamais entendus, poursuivant en cela les dissensions qui avaient opposé leurs pères. Il serait fort étonné que ce bon à rien ait changé en sept ans, mais il décida néanmoins de lui laisser le bénéfice du doute — à condition qu’il n’approche plus Emily.
Agacé par cette déplaisante interruption, il chercha sa femme des yeux — et constata avec soulagement qu’elle semblait toujours aussi à l’aise.
Julia, ainsi qu’elle l’avait proposé elle-même lors de la visite préliminaire de Nick, avait fait en sorte qu’Emily et elle apparaissent comme des amies de longue date. Puis Guy était arrivé, saluant et complimentant la jeune femme avec une chaleur qui avait encore corroboré cette impression. Du coup, tout le monde avait accueilli aimablement la nouvelle comtesse, sans examen sourcilleux ni œillades perfides.
— Ton Emily est vraiment charmante, déclara le maître de maison en offrant un verre de vin au comte. La redoutable lady Fitzwaren elle-même paraît moins revêche que de coutume en sa compagnie. Regarde ! J’ignorais que cette vieille rombière savait sourire, jusqu’à ce soir. Sans doute avions-nous grand besoin de la bouffée d’air frais que ta femme nous apporte. Julia est totalement conquise, sais-tu ?
— Tant mieux, répondit Nick. Il sera bon qu’Emily ait des amis. Je ne puis te dire à quel point je vous sais gré d’avoir arrangé les choses de la sorte, ce soir.
— Nous n’y sommes pour rien, mon cher ! Ton épouse ne doit son succès qu’à elle-même. Compte tenu de tes inquiétudes de ce matin, je t’avoue que je m’attendais à pire.
Michael parcourut la salle du regard.
— Dès que nos derniers invités seront arrivés, nous pourrons aller nous asseoir. L’orchestre engagé par Julia est remarquable, je crois.
— Jouera-t-elle ? demanda Nick qui gardait un excellent souvenir d’une soirée passée chez les Hammersley, lors d’une brève visite à Londres. Ses dons de pianiste m’avaient enchanté.
— Merci pour elle, répondit son ami en souriant avec fierté. Peut-être pourras-tu le lui demander… Quand je le fais, elle me reproche de ne pas être objectif. Et une dame doit se laisser supplier avant d’accepter de montrer ses talents, par modestie. Alors supplie-la, je t’en prie !
— Volontiers, agréa Nick. A propos de talents…
Il allait parler de Carrick, mais Michael se tourna vers la porte.
— Ah ! Voici nos retardataires. Excuse-moi, vieux. Je dois aller remplir mes devoirs.
Le cœur de Nick sombra dans sa poitrine. Car les deux arrivants qui se tenaient sur le seuil, bras dessus, bras dessous, n’étaient autres que Deirdre et son père. Il regretta aussitôt de ne pas avoir mentionné à ses amis le différend qui l’opposait aux Worthing.
Bonté divine ! pensa-t-il. Il aurait dû se douter que cette chance insolente ne pouvait durer. Dans l’espoir de servir de bouclier à sa femme quand l’affrontement aurait lieu, il traversa la pièce à grands pas pour aller la rejoindre.
Cette rencontre risquait d’être désastreuse, et fatale aux efforts d’Emily pour se faire accepter dans son milieu.
De fait, le baron et sa fille commencèrent par garder leurs distances. Ils firent un rapide tour de salle, saluant les autres invités tout en leur décochant de temps à autre des œillades meurtrières.
Emily, de son côté, poursuivait sa conversation avec lady Fitzwaren, dans l’ignorance la plus totale de l’animosité qui vibrait autour d’elle. Nick voulait la prévenir, pour le cas où elle n’aurait pas encore aperçu ou reconnu les Worthing qui s’approchaient peu à peu.
A l’instant où le regard féroce du baron rencontra celui de Nick, Duquesne surgit. Il intercepta le petit homme et l’entraîna à l’écart, le bombardant de questions relatives à des investissements. Un sujet qui devrait le tenir occupé un moment, se dit le comte. Malheureusement, nul ne songeait à retenir Deirdre qui ondulait vers Emily telle une couleuvre vers sa proie.
— Emily Loveyne ! s’exclama-t-elle. Quel plaisir de vous voir ! Qui eût pu imaginer que nous nous retrouverions un jour dans un tel endroit ?
Lady Fitzwaren se racla bruyamment la gorge.
— Vous vous adressez à la comtesse de Kendale, ma chère. Veillez à vos manières.
Emily sourit à la douairière, puis à Deirdre.
— Miss Worthing. C’est une surprise, en effet.
Nick s’efforçait de dissimuler son appréhension. Conservant un air affable, Deirdre ne lui accorda qu’un bref coup d’œil.
— Kendale.
— Miss Worthing.
Un bref instant, il se demanda s’il pouvait espérer que Deirdre ait tout ignoré de leurs pseudo-fiançailles, comme lui. C’était aussi peu probable qu’une chute de neige dans le Sahara.
De son éventail, elle tapota le poignet d’Emily et déclara haut et fort :
— Lord Vintley doit être marri de votre décision, mais votre nouvelle position vaut largement celle de préceptrice, n’est-ce pas ?
— Je ne puis vous contredire, accorda Emily avec un sourire suave. Peut-être pourrez-vous lui indiquer une autre demoiselle en mal de mari, pour me remplacer ?
Lady Fitzwaren cacha son rire sous une toux diplomatique. Nick, lui, avait l’impression de se trouver devant un baril de poudre nanti de deux amorces allumées, qui crachaient déjà des étincelles.
La main de Michael s’abattit sur son épaule.
— Que dirais-tu de commencer à rassembler tout le monde pour le concert ? Les musiciens doivent ronger leur frein, à l’heure qu’il est. J’espère vivement que Julia ne leur a pas offert des alcools pour les faire patienter…
— Nous te suivons, accepta Nick avec empressement. Si vous voulez bien nous excuser, mesdames.
Il prit sa femme par le bras et l’escorta avec fermeté loin de Deirdre, ainsi que de la douairière alléchée par l’incident.
Alors qu’ils croisaient Julia, la suggestion de Michael lui revint.
— Milady, j’espère que vous nous ferez l’honneur de jouer pour nous, ce soir.
Plusieurs exclamations enthousiastes saluèrent cette initiative, mais la plus stridente émana de Deirdre, qui les avait rejoints et passa impudemment son bras sous celui d’Emily.
— Quelle bonne idée ! Et il y a ici une nouvelle voix que nous devons absolument entendre. Connaissez-vous autre chose que des cantiques, Emily ?
Nick sentit sa femme se crisper. Elle répondit néanmoins avec un calme impérial :
— Bien sûr. Toutefois, je ne voudrais pas…
— Vous devez nous montrer vos talents, ma chère ! coupa Deirdre en retirant son bras pour lui tapoter l’épaule.
— Absolument, renchérit lady Fitzwaren. Je serais ravie d’entendre quelque chose de nouveau, pour une fois.
Elle riva ses petits yeux perçants sur Nick.
— Qu’attendez-vous pour fléchir votre épouse, Kendale ?
Il se tourna vers Emily, prêt à la sauver, mais elle souriait avec assurance à la douairière.
— Si vous insistez, madame, je serai très honorée de chanter pour vous.
Leurs voisins approuvèrent chaudement — à l’exception de Deirdre qui arborait un petit sourire satisfait devant la réussite inespérée de son plan.
Emily chantait fort bien, Nicholas le savait, mais il détestait la voir piégée de cette façon-là. Ce public averti serait beaucoup moins indulgent que les ouailles de son père ou qu’une troupe de marins, et elle risquait d’être intimidée. Malheureusement, il ne pouvait que lui témoigner son soutien.
— Vous sentez-vous prête ? lui chuchota-t-il alors qu’ils prenaient leur place.
— Naturellement, répondit-elle en lissant ses gants d’un petit geste nerveux.
Ils accordèrent leur attention à Julia, qui présentait les musiciens. Ce quatuor renommé devait jouer au Holcomb Concert Hall à la fin de la semaine. Nick n’entendit pratiquement rien des premiers morceaux, tant il s’inquiétait de l’état d’esprit de sa femme. Sans doute était-elle rongée par l’appréhension. Ce qui l’attendait était une véritable épreuve du feu.
Après des applaudissements nourris, Julia rejoignit l’estrade et annonça :
— Pour notre plus grand plaisir, lady Emily Hollander, comtesse de Kendale, a accepté de nous chanter une ballade de sir Joseph Trenton, Une journée sur la lande. Je serai enchantée de l’accompagner au pianoforte.
Elle sourit et invita Emily à la rejoindre.
Nick se leva en même temps que sa femme, l’escorta jusqu’à leur hôtesse — et n’eut plus d’autre solution que de se rasseoir à proximité pour assister à la suite.
L’aisance d’Emily le stupéfia. Ses mains gantées croisées sur sa taille, elle parcourut l’assistance d’un regard serein pendant que Julia s’installait devant le clavier. Le prélude musical résonna dans la vaste pièce. Après quoi, sur une note en parfait accord avec l’instrument, la voix claire de la jeune femme entama la ballade.
Dès qu’il fut remis de son choc, Nick regarda subrepticement autour de lui. Tous les yeux étaient rivés sur Emily qui fermait les paupières, pénétrée par la tragédie poignante qu’elle chantait d’une voix d’ange. Le public était captivé. Des larmes roulaient sur les joues fanées de lady Fitzwaren. Le comte aurait volontiers pleuré aussi, de soulagement. Nul ne pouvait reprocher quoi que ce soit à sa femme, tant sa prestation était parfaite. Comment avait-il pu douter d’elle ?
Depuis leur mariage, Emily avait toujours relevé haut la main tous les défis auxquels elle avait été confrontée — sauf celui qui consistait à se fier à lui. Une exception pour le moins humiliante, mais qu’il méritait, reconnut-il en lui-même. Ne s’attendait-il pas toujours au pire de la part de sa femme, comme si les préjugés de son père continuaient à l’influencer à son insu ?
Tandis que les dernières notes s’égrenaient, mélancoliques, Nick se jura d’accorder une confiance absolue à Emily, désormais. Dans tous les domaines. Elle n’était plus la sauvageonne fantasque qu’il avait connue, mais une femme dotée de qualités et de capacités dont il ferait bien de tenir compte, à l’avenir.
Quand la salle entière se leva pour applaudir son épouse, il joignit des « bravos » fervents à ceux de ses voisins. Elle était merveilleuse. Il se promit de le lui dire à la première occasion.
Emily déclina avec modestie le bis qu’on lui réclamait. Nick s’empressa d’aller la rejoindre pour la reconduire à leurs sièges, et suivit distraitement le reste du programme. Il n’avait qu’une idée en tête : trouver le moyen de réparer ses manquements à l’égard de sa femme.
Enfin, le concert s’acheva et les conversations reprirent. Ces échanges de commentaires allaient bien durer une heure encore, pensa le comte. Il aurait tout donné pour pouvoir s’éclipser aussitôt avec Emily, mais il ne pouvait décemment la priver des compliments que chacun tenait à lui adresser. Les siens, il se réservait de les lui offrir plus tard, dans l’intimité.
Soudain, il vit Deirdre chuchoter quelque chose à l’oreille de sa femme, qui acquiesça d’un signe et sortit derrière elle.
Sans doute se rendaient-elles dans la chambre que Julia avait attribuée aux dames pour leur commodité, se dit Nick. Mais il ne lui plaisait guère de les savoir seules ensemble. Le ciel savait ce que cette vipère allait dire à Emily.
Les suivre étant impossible, il ne lui restait plus qu’à faire confiance à Emy pour se tirer vaillamment de ce mauvais pas, conclut-il. L’occasion ou jamais de mettre ses nobles résolutions en pratique. Néanmoins, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer Deirdre redescendant en courant un instant plus tard, sa robe déchirée et son chignon défait.
Contraint de prendre son mal en patience, il se résigna à circuler parmi les invités et à accepter leurs mots aimables à propos de son épouse.
Le baron Worthing s’approcha de lui une seule fois, mais ce fut pour l’ignorer avec un mépris qui ne passa pas inaperçu de leurs voisins. Nul ne commenta l’incident, cependant ; ce vieux stratagème était trop éculé pour retenir longtemps l’attention.
Alors que Nick surveillait discrètement la porte, dans l’huile bouillante, Guy le rejoignit et lui jeta un coup d’œil de connivence. A part Worthing lui-même, le vicomte était le seul dans la pièce à savoir ce qui se tramait.
— Détends-toi, Nicky ! conseilla-t-il à mi-voix. Que veux-tu qu’il arrive ?
Nicholas soupira.
— Tu le demandes, après avoir assisté à l’éclat d’Emily hier soir ? Je suis déterminé à croire qu’elle assumera l’épreuve avec grandeur, mais le pire reste possible.
Duquesne s’esclaffa.
— Fais-lui confiance, vieux. Ta femme a plus d’un tour dans son sac. Moi, je gage qu’elle réussira. On parie ?
— Je préfère ne pas tenter le diable, répondit sombrement le comte.
Vu les flammes qui étincelaient dans les prunelles de Deirdre Worthing, Emily se doutait que cette visite aux commodités n’était pas aussi anodine qu’elle voulait le paraître. Mais d’une part la jeune femme préférait éviter une confrontation publique qui embarrasserait leurs hôtes, et de l’autre elle devait reconnaître qu’elle grillait de curiosité.
Il était clair que sa rivale avait cherché à lui nuire, en proposant ce tour de chant. N’ayant pas obtenu ce qu’elle souhaitait, restait à savoir ce qu’elle allait encore inventer.
Les Worthing ne séjournaient pas souvent dans leur maison de campagne, distante de quelques lieues de Bournesea, mais par une faveur des Kendale ils appartenaient depuis des générations à la petite congrégation dont le pasteur Loveyne avait la charge. Emily avait rencontré Deirdre à plusieurs reprises — la dernière étant la visite que la jeune fille lui avait faite pour lui proposer ce poste de préceptrice chez les Vintley.
Un geste surprenant dont le dessein lui paraissait évident, maintenant : sachant que Nick allait rentrer, Deirdre avait décidé de l’éloigner pour éviter qu’ils ne renouent leur ancienne amitié…
La malveillance avait toujours été le principal passe-temps de la fille du baron, se rappela-t-elle. Apparemment, cela n’avait pas changé.
Dès qu’elles atteignirent la chambre en question, Deirdre ordonna à la soubrette de service de les laisser seules. Après quoi elle referma la porte et se posta devant, comme pour couper toute retraite à sa compagne.
Elle était toujours aussi jolie, constata Emily, même si la finesse de ses traits était gâchée par le pli méprisant de sa bouche.
Ses cheveux d’un blond pâle, parfaitement coiffés, auréolaient un visage à l’ovale délicat. Ses yeux étaient un peu petits, mais elle les avait agrandis par un trait de khôl. Son nez retroussé lui donnait un air hautain en parfaite harmonie avec son attitude. Quant à sa silhouette, étranglée au milieu par une taille minuscule, elle emplissait de courbes voluptueuses sa robe de satin rose ornée de dentelle.
Le rouge qu’elle avait posé sur ses joues était superflu, nota encore Emily. La colère qui enflammait son teint suffisait amplement à le relever.
— Désirez-vous réellement utiliser les commodités, demanda-t-elle en désignant le paravent dressé dans un coin, ou m’avez-vous entraînée ici pour me parler ?
— J’ai quelque chose à vous dire, en effet, répondit Deirdre d’un ton cinglant. Nicholas veut se débarrasser de vous.
— Vraiment ? Il ne me l’a pas fait savoir. Se serait-il confié à vous, par hasard ?
Deirdre serra les dents et inspira à fond, s’efforçant visiblement de garder le contrôle d’elle-même.
— Il s’est entretenu avec mon père. Ses regrets sont cuisants, et il a promis d’arranger cette affaire au mieux de nos intérêts. Comme nous n’avons nul besoin d’argent, vous comprendrez aisément que cette réparation devra se faire par un autre moyen, précisa-t-elle avec un sourire de façade.
Immédiatement, les remarques méprisantes que cette jeune harpie lui avait adressées à foison durant des années revinrent à la mémoire d’Emily.
Nullement de quoi exciter sa sympathie. Toutefois, elle songea qu’il devait être fort cruel pour une femme d’apprendre au bout de sept ans qu’elle s’était crue fiancée à tort, et décida de faire un effort.
— Ecoutez, Deirdre. Je mesure à quel point notre mariage vous contrarie, mais…
— Kendale veut se débarrasser de vous, répéta Deirdre d’un ton sourd. Vous avez réussi à le piéger, Emily Loveyne, mais il ne supportera pas longtemps cette situation.
Son sourire se fit haineux.
— Il saura s’échapper de vos filets, vous pouvez m’en croire. A votre place, je ne serais pas rassurée.
La crainte qu’il n’y ait un grain de vérité dans les assertions de son adversaire s’insinua traîtreusement dans l’esprit d’Emily.
Elle n’ignorait pas que Nick était obsédé par l’idée qu’elle puisse le ridiculiser en société. Et curieusement, chaque fois qu’il aurait pu consommer leur mariage, il avait coupé court à leurs transports.
Envisageait-il de la garder vierge pour faire annuler leur union ? se demanda-t-elle avec effroi. Non. Cela lui semblait impossible.
Tôt ou tard, il céderait à son désir, elle en avait la conviction. Mais après ? Un divorce était impensable pour un lord ; il ruinerait sa carrière et l’empêcherait de se remarier tant qu’elle serait encore en vie. A quoi bon subir une telle épreuve pour rien ? Deirdre prenait simplement ses désirs pour la réalité, conclut-elle.
— Je vous remercie de m’avoir prévenue, déclara-t-elle d’un ton léger. Cet avertissement n’est pas fondé, mais je suis certaine qu’il partait d’un bon sentiment. Vous pouvez considérer que vous avez rempli vos devoirs d’amitié.
Le sourire carnassier de Deirdre s’élargit, son regard devint plus incisif encore entre ses paupières ourlées de khôl.
— Ne me croyez pas si cela vous plaît, mais vous serez bientôt fixée, ma chère. Vous savez pertinemment que vous ne convenez pas à Nicholas.
— Je ne pense pas que vous lui conveniez non plus, répondit sincèrement Emily en la jaugeant de la tête aux pieds.
Avant que Deirdre ait pu répliquer, quelqu’un secoua le loquet et elle dut s’écarter. Julia poussa la porte, l’air inquiet.
— Tout va bien ?
Emily s’empressa de passer devant elle pour rejoindre le couloir.
— Mais oui ! Nous allions sortir.
— Emily et moi refaisions simplement connaissance, ajouta Deirdre d’un ton pincé.
— Et nous avons pu constater que nous n’avons pas changé, précisa Emily, perfide.


chapitre 16


Nick respira, soulagé, quand il vit Emily et Deirdre revenir en compagnie de Julia. Il rejoignit aussitôt sa femme et lui demanda à mi-voix :
— Que s’est-il passé, là-haut ?
Elle le considéra d’un air étrange.
— Que voulez-vous qu’il se soit passé ?
Il réprima un grognement irrité.
— Regardez la façon dont Deirdre et son père s’en vont. Il y a sûrement une raison.
— Peut-être a-t-elle des vapeurs ? En outre, ils ne sont pas les seuls à partir ; il est l’heure de prendre congé.
— Elle vous a sûrement parlé ! insista Nick.
— En effet. Elle m’a dit que j’ai tout lieu d’être inquiète.
— A cause d’elle ?
Emily haussa les épaules et s’éventa avec plus d’énergie que ne le requérait la température de la pièce.
Devant son refus d’en dire plus, et de le regarder, Nick abandonna la partie. Momentanément.
— Vous me raconterez tout plus tard, déclara-t-il.
— N’y comptez pas, répondit sa femme en refermant son éventail d’un geste brusque.
Elle affichait un sourire figé. Pendant le quart d’heure qui suivit, Nick ne la vit pas bouger un seul muscle. Elle semblait changée en statue.
Sans doute en avait-elle assez de cette soirée, se dit-il. Il la soupçonna de mettre en pratique une ruse utilisée pour supporter stoïquement les sermons de son père, et réprima un sourire amusé. Ce genre de choses serait bien d’elle.
Enfin, Michael et Julia les raccompagnèrent jusqu’à la porte d’entrée et prirent congé d’eux. Nick plaça la main de sa femme au creux de son bras. Devant ce mutisme et cette inertie qui se prolongeaient, il se demanda ce qu’elle avait bien pu faire ou endurer pendant son entretien avec Deirdre, pour être prostrée de la sorte, mais il se garda d’insister. Si elles s’étaient querellées, il lui savait gré de sa discrétion. Et pour le reste, la soirée s’était déroulée à merveille.
— J’ai été très fier de vous, ce soir, déclara-t-il lorsqu’ils furent installés dans leur coupé. Vous avez été magnifique.
— Merci de ce compliment, milord. Si j’en juge par sa chaleur, vous deviez être sur des charbons ardents.
— Cela vous offense-t-il ? rétorqua Nick d’un ton enjoué. Peut-être avez-vous raison. J’admets que je redoutais la férocité de certains invités. Les plus âgés se montrent terriblement élitistes, parfois.
— Aucun ne m’a demandé si mon sang était du bleu voulu, répondit Emily, tranchante. Même si quelques-uns eussent aimé en vérifier la couleur, m’a-t-il semblé.
— Les Worthing, suggéra Nick.
— Oui.
Elle l’affronta du regard.
— Deirdre affirme que vous voulez vous débarrasser de moi. Que vous avez exprimé vos regrets à son père et promis de rectifier cette erreur d’une manière ou d’une autre. Qu’envisagez-vous de faire au juste, Nick ?
Il se redressa, offusqué.
— Ces propos sont absurdes ! Je n’ai jamais rien dit de tel, ni à Deirdre, ni au baron.
Emily ne cilla pas.
— Assez, Nick. Je veux la vérité.
Le comte jeta un coup d’œil par la vitre. Ils étaient presque arrivés.
— Nous poursuivrons cette discussion à la maison. Montez enfiler quelque chose qui vous permette de respirer et rejoignez-moi dans la bibliothèque d’ici une demi-heure. Nous règlerons cette histoire une fois pour toutes.
— Pourquoi la bibliothèque ? riposta Emily avec acidité. Tenez-vous à avoir votre cognac sous la main, pour vous donner du courage ?
Il se tourna lentement vers elle, les lèvres pincées.
— Non. Parce que la prochaine fois que nous nous retrouverons dans une chambre à coucher, ce ne sera pas pour discuter, je vous le promets.
Emily resta muette pendant que son mari l’aidait à descendre de voiture, puis à gravir les marches du perron. Lorsqu’ils pénétrèrent dans le vestibule, la pendule sonnait minuit.
— Aurez-vous besoin de quelque chose, milord ? s’enquit Upton en verrouillant la porte d’entrée derrière eux.
— Non. Vous pouvez vous retirer… et demander à tout le monde d’en faire autant. Bonne nuit, Upton.
Parvenue au bas de l’escalier, Emily se détourna et vit que le majordome souriait. D’un sourire qui la fit frissonner.
— Avez-vous froid ? demanda Nick.
— Un peu, avoua-t-elle.
— J’allumerai du feu dans la bibliothèque.
— Merci.
Elle détestait la formalité de ces échanges, redoutant qu’elle devienne une habitude entre eux durant les années à venir. S’il y avait des années à venir, pensa-t-elle.
Nick la quitta à la porte de sa chambre.
— Dans une demi-heure, lui rappela-t-il.
Emily découvrit Rosie endormie dans un fauteuil et la secoua doucement par l’épaule. La soubrette se redressa d’un bond, l’air affolé.
— Cordieu ! s’écria-t-elle. Vous m’avez fait une peur bleue, Milady !
— Désolée. Vous pouvez aller vous coucher, Rosie. Je me débrouillerai seule.
— Non, non, je suis réveillée, répondit la jeune fille d’une voix pâteuse.
Elle se leva en chancelant.
— Vous ne tenez pas sur vos jambes, observa Emily. Etes-vous souffrante ?
— Non. J’ai sommeil, c’est tout, assura sa domestique en se frottant les yeux.
— Alors défaites les crochets de ma robe et délacez-moi. Je m’occuperai du reste.
— Milady…
— Faites ce que je vous dis.
— Ah, vous êtes pressée de vous libérer de moi, si je comprends bien ? rétorqua Rosie avec un sourire malicieux. Soyez tranquille. Je ne traînerai pas.
— Finissons-en, ordonna Emily d’un ton agacé.
Elle ôta son collier, ses boucles, les déposa sur sa coiffeuse et porta une main à ses cheveux, prête à retirer les épingles. Non, se dit-elle. Elle devait garder son chignon pour aller retrouver Nick.
Rosie s’éclipsa dès qu’elle l’eut dégagée du carcan qui l’étouffait. Certaine que nul ne la verrait redescendre, Emily décida d’enfiler sa chemise de nuit et son déshabillé en linon. Elle noua sa ceinture, s’assura qu’elle était couverte aussi décemment que si elle devait sortir et consulta la pendule.
Encore vingt minutes à patienter ! L’idée d’attendre dans la bibliothèque ne lui disait rien. Fatiguée, les yeux irrités, elle s’allongea sur son lit et éteignit sa lampe pour réfléchir dans l’obscurité aux événements de la soirée.
Les paroles de Deirdre la hantaient. C’était la deuxième fois que quelqu’un la disait en danger. Pourtant, elle refusait de craindre Nick. S’il brûlait de se débarrasser d’elle, pourquoi n’avait-il pas poussé la berline dans le vide, au lieu de tout tenter pour la sauver ?
Parce qu’on lui aurait reproché d’avoir abandonné sa femme en danger de mort, pensa-t-elle brusquement. Et que les soupçons contre lui auraient été plus précis encore, quand on aurait découvert qu’il ne se trouvait pas avec elle lors de « l’accident ».
Une sueur glacée l’enveloppa. « Peut-être avait-il songé à ce détail au dernier moment… », insista l’horrible petite voix qui insufflait ces accusations dans sa tête.
— Non, c’est faux ! se récria-t-elle en enfouissant son visage dans son oreiller.
Nick ne l’aimait peut-être pas, mais il n’aurait jamais envisagé de la tuer, elle en était sûre. Il n’était pas un assassin.
« Crois-tu ? Qui te dit que tu connais l’homme qu’il est devenu ? Il n’est plus le même qu’à vingt-deux ans ».
— Il est toujours Nicholas ! insista-t-elle avec véhémence. Mon Nick !
Cette soirée éprouvante lui avait mis les nerfs à vif, se dit-elle. Elle ne se couchait jamais aussi tard, l’épuisement lui déréglait l’esprit.
Elle crispa les paupières, déterminée à ne pas poursuivre sur ce chemin-là. Elle n’avait aucune raison d’avoir peur de son mari, se répéta-t-elle. Aucune.
Vaguement, elle songea qu’elle risquait de s’endormir. Mais la pendule sonnant la demie la réveillerait, et elle descendrait immédiatement rejoindre Nick. De surcroît, elle ne voulait pas dormir. Juste se reposer les yeux.
Nick arpentait la bibliothèque, grommelant des jurons furieux.
Emily avait plus d’un quart d’heure de retard. Et pas question qu’il touche à la carafe de cognac, malgré l’envie qu’il en avait. Il ne lui ferait pas ce plaisir.
Bonté divine ! Il tira sa montre de gousset, la compara à la pendule. Une heure moins le quart. La jeune coquine avait eu tout le temps de se changer, maintenant. Sans doute le faisait-elle attendre sciemment, pour se venger de ce qu’elle avait enduré par sa faute dans la soirée. Mais cela ne se passerait pas comme cela.
Exaspéré, il quitta la pièce à grands pas et se dirigea vers l’escalier. Si elle refusait de venir le rejoindre en terrain neutre, tant pis pour elle ; il prendrait le risque d’aller la trouver dans sa chambre.
Au moment où il atteignait le palier du premier étage, un cri étranglé lui parvint d’en haut.
— Emily ! s’exclama-t-il.
Peut-être n’était-ce pas elle. Peut-être était-ce simplement une soubrette effrayée par une souris. Mais un terrible pressentiment lui nouait la gorge. Le cœur battant à se rompre, il gravit quatre à quatre la volée de marches suivante et se rua jusqu’à la porte de sa femme.
De la fumée filtrait sous le panneau de chêne.
Epouvanté, Nick voulut ouvrir. La porte était verrouillée de l’intérieur. En vain, il tenta de l’ébranler ; elle résista.
— Emy ! hurla-t-il. Pouvez-vous venir m’ouvrir ?
— Non ! La clé n’est plus sur la serrure ! Au secours, Nick ! Aidez-moi !
Le comte se précipita dans sa propre chambre et traversa le vestiaire qui la séparait de celle d’Emily.
Cette fois, la clé était bien sur la porte de communication, mais à l’extérieur. Quelqu’un avait enfermé sa femme, volontairement.
Les mains tremblantes d’énervement, il ouvrit et pénétra en trombe dans la pièce. A la lueur du brasier qui illuminait la chambre, il vit Emily en train de frapper les draperies en flammes à l’aide d’une carpette. Elle toussait, et ses efforts étaient vains.
— Sortez ! cria-t-il en la rejoignant et en lui arrachant la carpette des mains. Je m’en occupe. Réveillez tous les gens qui dorment à cet étage, pour le cas où le feu se propagerait. Vite !
Pour une fois, elle ne protesta pas et obéit sur-le-champ. Nick continua à frapper les rideaux et parvint bientôt à éteindre l’incendie. Une fumée âcre avait envahi toute la pièce. Il arracha les pans d’étoffe à demi consumés et les piétina de toutes ses forces, par sécurité. Puis il ouvrit en grand les deux fenêtres.
A distance, à travers les portes ouvertes de la penderie et de sa chambre, il percevait des cris terrifiés et des bruits de course.
Avec ce qui restait de la carpette, il chassa le plus gros de la fumée. Ensuite, il alla chercher de l’eau dans un vase et la renversa sur les débris calcinés.
Il dut retourner plusieurs fois dans sa chambre pour pouvoir respirer à fond, mais il tenait à revenir pour s’assurer que le feu ne risquait pas de reprendre.
Dès que l’atmosphère se fut un peu éclaircie, il examina les lieux et découvrit une lampe à pétrole qui gisait sur le parquet, au pied des tentures.
C’était la sienne.
Il porta son regard vers la porte qui donnait sur le couloir. Emily avait dit vrai : la clé avait été enlevée. Quelqu’un avait fermé de l’intérieur, avant de ressortir par la porte de la penderie et de la verrouiller à son tour. Sa femme était prise au piège.
Se redressant, il regagna la porte de communication et observa la chambre depuis le seuil. A la lueur du clair de lune, quelqu’un portant une lampe dont la mèche était baissée pouvait à peine distinguer une forme allongée dans le lit. Une forme qui pouvait correspondre à une ou deux personnes endormies.
Puisqu’il n’était pas dans sa propre chambre, le coupable avait pu penser qu’il dormait avec sa femme. On n’avait pas seulement voulu tuer Emily, on avait voulu les tuer tous les deux.
— Milord ? tonna la voix de Wrecker depuis le couloir. Où êtes-vous ?
— Ici ! répondit Nick.
— Par tous les diables ! s’écria le marin en toussant. Vous n’avez pas de mal, patron ?
— Non. Restez ici et assurez-vous que le feu ne reprend pas. Où est lady Emily ?
— Dehors, sur le perron. Elle a envoyé quelqu’un chercher les pompiers.
— Et vous l’avez laissée seule ? glapit Nick.
Wrecker haussa les épaules.
— Qu’est-ce qu’elle craint ? Elle est entourée par tous les domestiques.
— C’est l’un d’eux qui a mis le feu ! cria le comte. Je vous laisse en charge de la maison. Je vais mettre la comtesse en sûreté.
Emily était bien où Wrecker l’avait dit. Le visage et ses vêtements de nuit noirs de suie, des épingles émergeant de son chignon en bataille, elle s’efforçait de rétablir le calme autour d’elle… et ressemblait à un oursin gorgé d’eau.
Sans se soucier des témoins, Nick fendit le petit groupe et la serra dans ses bras.
— Juste ciel ! Vous l’avez échappé belle. Je vous félicite de votre courage et de votre sens de l’initiative, Emy. Vous avez bien fait de vous mouiller. Vous n’êtes pas blessée ?
— Non, répondit-elle d’une voix rauque.
Il la sentit s’affaisser contre lui, comme si elle n’avait attendu que lui pour flancher. Par-dessus sa tête, il s’adressa à un valet :
— Joe, sellez un cheval et amenez-le ici tout de suite.
Emily leva son visage vers lui.
— Pourquoi ? Vous n’allez pas partir ?
— Nous partons tous les deux, répondit le comte. Je ne vous laisserai pas un instant de plus dans cette maison.
Il se tourna vers Rosie, qui se tenait à proximité.
— Allez chercher une cape pour la comtesse. Une cape qui ne sente pas la fumée.
— Le feu est-il éteint ? s’enquit Emily.
— Oui, mais il ne serait pas sûr pour nous de rester ici.
Il l’empêcha de poser d’autres questions en ramenant sa tête sur son épaule, puis il lissa ses cheveux d’une main rassurante, tout en ôtant les épingles qui dépassaient de ses boucles humides.
— Ne vous inquiétez pas, Emy. Tout ira bien.
Quand Rosie apporta la cape demandée, il drapa sa femme dedans et la reprit contre lui en attendant le cheval.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle peu après, quand Joe l’eut hissée devant son mari.
— Je vous le dirai dans un moment. Personne ici ne doit savoir où nous trouver.
Nick talonna la monture et ils s’éloignèrent au trot dans la nuit, longeant les maisons par-derrière pour s’assurer de ne pas être suivis.
— Nous allons chez Duquesne, expliqua Nick en arrivant chez son ami. N’espérez pas trop de confort, Guy mène une existence frugale.
— Peu importe…, répondit Emily d’une voix altérée.
Nick l’aida à descendre.
— Qu’avez-vous ? Etes-vous choquée ?
— Non, dit-elle avec un petit rire. C’est seulement… que vous m’avez serrée tout le long à me briser les côtes.
— Je vous demande pardon, maugréa-t-il en la lâchant pour la saisir par la main. Venez. J’espère que Guy est rentré chez lui, après avoir quitté les Hammersley.
Il souleva le lourd heurtoir en bronze et le laissa retomber. Puis il recommença. Peu après, la porte s’entrouvrit et un visage ridé apparut, changé en masque mortuaire par la lampe située au-dessous. Nick sourit.
— ******* de vous voir, Bodkins.
Le domestique ouvrit en grand et s’écarta, comme si cette visite était parfaitement naturelle.
— Sir Nicholas. Entrez, je vous prie.
— Sir Guy est-il chez lui ?
— Il est monté se coucher, mais je vais le prévenir de votre arrivée. Veuillez attendre dans le salon, je vous prie.
— Merci, Bodkins.
Nick introduisit Emily dans la pièce. Comme il y régnait un noir d’encre, ils restèrent sur le seuil et il passa un bras autour de ses épaules.
Avant que le vieux majordome ait pu atteindre le palier, Guy descendit quatre à quatre, en bras de chemise, sans chaussures et son gilet déboutonné.
— J’ai entendu frapper. Qui est là, Boddy ?
— Le comte de Kendale et une dame, Milord.
— Sapristi ! Donnez-moi cette lampe, mon vieux !
Se munissant de la lampe, la mine défaite, il acheva de rejoindre le vestibule plongé dans la pénombre et découvrit ses amis.
— Nous sommes venus te demander un abri pour la nuit, dit Nick. Il y a eu le feu chez moi.
Baissant la voix, il précisa :
— Ce n’était pas un accident. Emily a failli…
Il s’interrompit, la gorge nouée. De toute manière, mieux valait ne pas insister devant elle, pensa-t-il. Elle était suffisamment ébranlée, même si elle n’avait pas compris ce à quoi elle avait échappé.
Guy prit les choses en main.
— Allumez une chandelle, verrouillez la porte et allez vous coucher, Bodkins. Je m’occupe de tout.
— Certainement, Milord. Passez une bonne soirée, Milady, Milords.
Une bonne soirée ? Nick faillit se mettre à rire. Il était 2 heures du matin ! Ce pauvre Bodkins n’avait plus tous ses esprits, mais il était la loyauté personnifiée.
— Suivez-moi à l’office, dit Guy. Je suppose que vous voulez vous laver. Malheureusement, je n’ai pas de soubrette à vous offrir, ma chère Emily. Pourrez-vous procéder seule ?
— Bien sûr, assura-t-elle. J’ai l’habitude.
Nick se rembrunit en songeant à tout ce qu’elle avait dû prendre en charge toute seule ces dernières années. Un père âgé, un frère trop jeune, tant de soucis qu’il aurait dû l’aider à assumer…
Un vertige le saisit à l’idée qu’il avait manqué la perdre une deuxième fois. Ses genoux flageolèrent, son estomac se contracta.
Comment avait-il pu se cacher jusqu’ici à quel point il l’aimait ?
Sans doute l’avait-il toujours aimée, à son insu. Comme il n’avait pas cessé un instant de la garder dans son cœur, durant ces sept années.
Blessé par son silence, il s’était défendu de tout sentiment afin de bâtir sa fortune personnelle et de gagner son indépendance au prix d’efforts acharnés. Mais tout au fond de lui, n’avait-il pas conservé l’espoir qu’il reviendrait un jour à Bournesea pour affronter son père et demander la main d’Emily ?
Et maintenant qu’elle était sa femme, il perdait son temps à se chamailler avec elle.
Dans les cuisines, Guy posa sa lampe et en prit deux autres sur une étagère.
— Il y a des baquets d’eau de pluie dehors, devant la porte, déclara-t-il. Si tu allumais du feu, Nick ? Nous allons remplir ce tub pour un bain.
Apparemment, il n’avait pas d’autre domestique que le vieux Bodkins, pensa Emily.
Son mari l’enlaça, déposa un baiser sur ses cheveux enfumés et la fit asseoir sur un banc.
— Reposez-vous, en attendant.
Nick se promit de la faire passer avant toutes ses autres préoccupations, désormais. Son bonheur primerait même sur sa carrière de lord. Il n’essaierait plus de l’intégrer à cette vie mondaine pour laquelle elle n’était pas faite, ni de faire d’elle la comtesse que ses pairs attendaient.
Il avait encore une affaire à régler à Londres le lendemain soir. Une visite qui mettrait fin à ces menaces contre leur vie, espérait-il. Dès qu’il aurait rencontré Julius Munford, ils rentreraient à Bournesea où Emily se sentait chez elle.
Une demi-heure plus tard, Emily gravit l’escalier en serrant sa cape autour d’elle. Dessous, elle portait la douce chemise en flanelle que Guy lui avait prêtée pour remplacer la sienne. Son ensemble en linon était perdu, piqueté par les étincelles qui auraient pu la rôtir vivante si elle n’avait pas eu le réflexe de s’asperger d’eau, pensa-t-elle avec un frisson.
Près d’elle, Nick portait un pantalon et une chemise également empruntés à son ami.
Ce gentil vicomte serait un excellent mari pour celle qui l’épouserait, pensa-t-elle en observant leur hôte qui les précédait, une lanterne à la main. Il était charmant, enjoué, efficace — et apparemment le plus sûr des compagnons.
Sa demeure, elle, tombait en lambeaux. Il aurait bien besoin d’une femme pour la remettre en état, faire cirer les quelques beaux meubles qui lui restaient et ajouter quelques touches de décoration. Sans doute avait-il perdu sa fortune familiale, à moins qu’un ancêtre ne l’ait dilapidée avant lui. Néanmoins, aucune amertume n’entachait sa bonne humeur et sa galanterie.
— J’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à partager la même chambre ? demanda-t-il d’un ton malicieux. Je n’en ai qu’une à vous offrir.
Emily retint son souffle, stupéfaite. Une seule chambre à offrir, quand cette immense maison devait en compter une bonne vingtaine ? Les autres ne devaient pas être meublées, se dit-elle.
— Ce sera tout à fait suffisant, s’entendit-elle répondre.
Nick lui pressa l’épaule pour la remercier, ce qu’elle jugea superflu. Elle n’allait tout de même pas embarrasser leur bienfaiteur en exigeant des aises qu’il ne pouvait leur procurer !
De toute manière, vu leur degré de fatigue, elle doutait fort qu’elle échange deux mots avec Nicholas lorsqu’ils seraient couchés.
Et s’il avait autre chose en tête, elle ne serait pas partie prenante cette nuit-là.
Elle réprima malgré tout un léger frisson d’appréhension en pénétrant dans la vaste chambre qu’occupaient un grand lit à baldaquin et tout le confort convenant à un lord. Cette pièce n’avait rien à envier à celles de Bournesea ou de Kendale House.
— C’est charmant, dit-elle.
— Merci.
Guy posa la lampe sur la table de chevet, alluma une chandelle pour son propre usage et s’apprêta aussitôt à ressortir.
— Je vous souhaite une bonne nuit. Faites de beaux rêves, déclara-t-il en tirant la porte derrière lui.
Emily effleura du regard le feu qui achevait de se consumer dans la cheminée, le bureau massif installé dans un coin. Une plume était posée sur des feuilles de papier, un verre flanquait une carafe.
— Nick, c’est sa chambre ! s’exclama-t-elle à mi-voix.
— Oui.
Elle soupira.
— Nous ne pouvons le chasser de la sorte. Rappelez-le, nous dormirons ailleurs.
— Non, Emy. Vous le vexeriez.
— Oui, vous avez raison. Il est vraiment très généreux, n’est-ce pas ? A-t-il eu un revers de fortune ?
Nick hocha tristement la tête.
— Son pauvre père a tout dilapidé il y a une dizaine d’années, avant que Guy se rende compte qu’il souffrait de démence sénile. Depuis, tout ce que Duquesne gagne sert à entretenir le vieux comte et les serviteurs qui s’occupent de lui dans leur petite propriété située au nord du pays. Sir Henry est en parfaite santé physique, sauf qu’il n’a plus sa tête. Guy refuse de le faire enfermer.
— Mon Dieu ! murmura Emily en retenant ses larmes. Il est admirable.
— Oui, c’est pour cela que je l’aime tant. Il est comme un frère pour moi.
Nick sourit et débarrassa sa femme de sa cape, qu’il posa sur le lit. Puis il alla jusqu’à la table, déboucha la carafe et se servit.
— J’espère que vous n’avez pas d’objection à ce que je boive un cognac. Si un écart peut se justifier, c’est cette nuit, me semble-t-il.
Emily acquiesça d’un signe de tête. Bientôt, elle se retrouva captivée par la vue de sa gorge puissante renversée en arrière, le bord du verre appuyé contre ses lèvres entrouvertes, l’éclat fauve de ses prunelles brillant entre ses cils rapprochés, ses paupières mi-closes qui exprimaient la plus pure volupté.
Quand il eut fini de boire, il abaissa le verre et respira d’un air satisfait.
— Pourrais-je en avoir un peu ? demanda-t-elle d’un ton hésitant.
Si l’alcool émoussait les sens, elle en avait grand besoin en cet instant. Les siens lui semblaient tout à coup plus aiguisés qu’ils ne l’avaient jamais été.
Nicholas la servit, revint vers elle et lui tendit le verre en la défiant du regard. Elle avala une gorgée, une deuxième, une troisième. Avec une grimace, elle lui rendit le verre pendant que le cognac semait une traînée de feu le long de sa gorge, se logeait dans son estomac et se diffusait lentement dans ses membres engourdis. Il avala ce qui restait et posa le verre sur la table de nuit.
— Couchons-nous, maintenant, dit-il d’une voix douce, les yeux rivés sur les siens. Quel côté préférez-vous ?
— Je… ne sais pas, répondit Emily déconcertée. Je suppose que cela n’a pas d’importance.
Jamais, de sa vie, elle n’avait partagé un lit avec quelqu’un. Le sien, au presbytère, était à peine assez large pour elle seule. C’était la première fois qu’elle allait s’allonger près d’une autre personne, et cette personne était Nicholas.
Peut-être le frôlerait-elle par inadvertance, au cours de la nuit. Le toucherait-elle. Cette pensée fit naître en elle une bouffée de chaleur aussi vive que celle provoquée par le cognac.
Sans le vouloir, elle se remémora soudain l’ardeur de ses baisers, ses mains posées sur elle dans la berline. Elle se frictionna vivement les bras afin de dissiper le picotement qui envahissait sa peau.
Les défenses de Nick semblaient aussi ténues que les siennes.
Son attitude avait changé, il paraissait soudain moins hautain, moins distant. Ce qui ne l’empêchait pas de rester tout aussi fascinant… s’il ne l’était pas davantage encore, sans ce masque formel qu’elle détestait tant.
Elle n’aurait su dire ce qui trahissait ce changement, ni à quel moment précis elle l’avait noté ; ce qui était sûr, c’était qu’il s’était produit.
Emily parcourut des yeux la silhouette de son mari. Allait-il dormir avec ces habits ? Elle l’espérait fermement, sans quoi…
Lorsqu’il eut rabattu la courtepointe, il ôta sa chemise. La gorge d’Emily s’assécha. Elle ne l’avait plus vu torse nu depuis l’époque où il n’était encore qu’un jeune garçon. Il ne possédait pas de tels muscles, alors, ni cette douce toison sombre qui recouvrait ses pectoraux.
Incapable d’en détacher les yeux, elle sentait ses mains avides de la caresser.
— Emy ?
La voix de Nick l’arracha à sa transe. Il posa sa chemise sur le dossier d’une chaise.
— Vous n’avez pas à vous inquiéter, vous savez.
Il en avait de bonnes !
— Je ne suis nullement inquiète, bredouilla-t-elle. Je ne vois pas pourquoi je le serais.
— Parfait. Couchez-vous. Je vais éteindre la lampe avant d’achever de me dévêtir.
Il comptait se dévêtir complètement ?
Horrifiée, Emily escalada le matelas et se coula sous les couvertures, qu’elle remonta jusqu’à son cou.
Nick baissa la mèche jusqu’à ce qu’elle s’éteigne. La chambre devint aussitôt beaucoup plus sombre, mais la vision d’Emily s’adapta fort vite à l’obscurité. La silhouette de son mari qui se découpait sur le feu mourant lui semblait plus impressionnante encore, maintenant qu’elle ne distinguait plus ses traits.
Il porta les mains à sa taille, défit les boutons de son pantalon à pont et le fit glisser le long de ses jambes, avant de le plier pour le poser sur le coffre au pied du lit. Fugacement, Emily l’aperçut de profil et ce qu’elle vit mit un comble à son inquiétude.
Elle savait parfaitement ce que signifiait l’état dans lequel il se trouvait, un état qui la plongeait dans une fébrilité qu’une femme convenable n’aurait pas dû éprouver, elle en était certaine. Et si elle eût aimé en accuser le cognac, elle savait bien qu’il n’y était pour rien.
Certes, ils étaient mariés et elle avait décidé de laisser Nick consommer leur union quand le moment propice se présenterait. Ce qui ne l’autorisait sûrement pas à ressentir une telle excitation à cette idée. N’avait-elle donc aucune moralité ?
Serait-il choqué, s’il savait avec quelle ardeur elle le désirait ? Elle en avait eu la révélation dans la berline, quand les baisers de Nick l’avaient prise de court et dépouillée instantanément de toute pudeur. Jusque-là, elle n’aurait jamais cru être capable d’une telle indécence. Mais elle avait encore dépassé ce stade, à présent. Elle se sentait en feu, particulièrement dans un endroit qu’il eût été impensable de nommer en société.
Sa curiosité avait toujours été insatiable, dans ce domaine, et elle avait lu tout ce qu’elle avait pu trouver afin d’éclaircir le mystère des relations conjugales. Le manuel que son père réservait à l’usage des futurs maris, de loin, s’était révélé le plus instructif. Et puisque personne ne jugeait utile de fournir les mêmes informations aux jeunes épousées, apparemment, Emily s’était sentie dans son droit de les acquérir par elle-même.
D’après le livre en question, l’épouse devait accepter les attentions de son mari sans se plaindre — mais sans participer activement non plus à la chose. Cette précision lui posait un énorme problème : comment pourrait-elle se retenir de réagir, quand Nick la traiterait de cette façon-là ?
Le matelas s’enfonça sous son poids, il écarta les couvertures et enfila ses longues jambes entre les draps. La chaleur qui émanait de lui était si intense qu’Emily en fut pénétrée jusqu’à la moelle.
Elle essuya d’une main tremblante la fine sueur qui perlait sur son front. Nick poussa un profond soupir en s’allongeant sur le dos, un bras replié sous sa tête. Peut-être allait-il s’endormir tout de suite, se dit-elle.
De fait, elle n’aurait su dire si elle préférait qu’il s’endorme — ou qu’ils se débarrassent du reste. Il faudrait bien qu’ils y arrivent tôt ou tard, et de toute évidence son mari était prêt à franchir cette étape. Pourquoi pas cette nuit ? Oui, s’avoua-t-elle en soufflant avec résignation. Elle souhaitait qu’il le fasse. Et le plus vite serait le mieux.
— Vous pouvez, si vous voulez, chuchota-t-elle dans le noir.
— Je peux quoi ? demanda-t-il candidement.
Peut-être ne savait-il vraiment pas de quoi elle parlait, se dit Emily. Après tout, il n’était pas obligé de penser aux mêmes choses qu’elle. Mais il avait bien dû y penser au moins un peu, vu sa réaction physique.
Nick roula sur le côté, face à elle. L’intervalle qui les séparait était assez large pour contenir une autre personne. Malgré l’envie qu’elle en avait, Emily n’osait pas le combler.
Il avança vers elle le bras replié sur son oreiller. Juste au-dessus de sa tête. Elle sentit ses doigts repousser doucement ses cheveux en arrière ; cette caresse avait beau être aussi légère qu’une plume, elle la fit tressaillir de partout.
— Le matin est proche, mais puis-je tout de même vous embrasser pour vous souhaiter une bonne nuit ? murmura Nick.
Elle relâcha le souffle qu’elle retenait.
— Si vous le souhaitez.
— Je le souhaite, répondit-il, un sourire dans la voix.
Lentement, il se rapprocha jusqu’à ce que sa bouche effleure celle d’Emily. Leurs lèvres se frôlaient à peine, ce qui était loin d’apaiser la jeune femme.
Elle inclina son visage afin d’établir un contact plus satisfaisant, mais Nick s’écarta comme s’il voulait l’éviter. Alors, sans réfléchir à ce qu’il pourrait penser de sa témérité, Emily posa une main sur son cou et le ramena à elle.
La réponse immédiate de son mari l’effraya presque. Avant qu’elle n’ait compris ce qui se passait, elle sentit son corps brûlant pressé contre le sien et sa bouche dévorer ses lèvres avec une avidité affolante, comme s’il était affamé et qu’elle représentait la seule nourriture apte à le rassasier.
S’il existait entre eux une vérité dont elle ne pouvait douter, pensa Emily, c’était bien le désir qui les unissait. Et cette vérité-là, elle était décidée à l’accepter pleinement.


chapitre 17


L’intensité de son désir pour Emily ébranla Nick jusqu’au tréfonds de son être. Il détestait se sentir aussi désespérément, aussi profondément dépendant de quelqu’un, et en même temps il savourait ce bonheur extraordinaire.
Il l’écrasa contre lui comme s’il redoutait que ce soit la seule et unique fois, comme s’il risquait de la perdre encore.
« Doucement, lentement », se répétait-il en s’efforçant de dompter la bête tapie en lui, sa part animale qui brûlait de marquer sans délai Emily de son empreinte.
— Nick…, chuchota-t-elle contre sa bouche.
Elle coula ses doigts dans ses cheveux, l’attirant à elle, quémandant déjà un autre baiser.
L’ouragan se déchaîna. Il tira sur la chemise qui la couvrait, impatient de l’en dépouiller, refusant qu’un vêtement appartenant à un autre la touche.
Il gémit de plaisir quand ses mains se posèrent sur sa peau, si fine, si douce, si chaude. A lui, enfin ! Les seins d’Emily étaient merveilleusement fermes, ils se tendaient vers lui telles des roses en bouton avides d’être humées, goûtées, caressées.
Lui arrachant ses lèvres, il sema des baisers le long de son cou, la bouche entrouverte pour mieux tracer ce chemin sensible qui menait au creux de son épaule, à l’arrondi de sa gorge, aux tendres perles qui le tentaient si fort. Quand il sentit contre sa langue l’infinie douceur de cette chair de femme, il en éprouva une émotion si forte qu’elle faillit lui ôter ses moyens sur-le-champ.
Emily frémit et laissa échapper une plainte de félicité qui le traversa de part en part, lui ôtant toute pensée raisonnable. Bien sûr, il aurait dû réfréner ses ardeurs pour s’adapter aux siennes. Mais n’était-elle pas saisie de la même fièvre que lui ? Jamais, de sa vie, il n’avait brusqué une femme de la sorte ; qu’il le veuille ou non, il ne pouvait endiguer ce désir fou qui le portait vers elle.
Le contact de son corps nu contre le sien lui faisait perdre le sens. Il allait trop vite, il le savait ! Il s’obligea à la lâcher un instant, paupières crispées, dents serrées, cherchant désespérément à recouvrer un semblant de civilité. Puis il s’appuya sur un coude, passa une main sur son visage et la regarda.
Quand elle tendit les bras vers lui pour l’accueillir de nouveau, ses fragiles résolutions faillirent s’écrouler. Il referma les yeux pour échapper à cette vision, respira à fond et s’efforça de compter lentement jusqu’à dix. Il n’arriva qu’à cinq.
— Venez, Nicky… Je vous en prie, murmura-t-elle.
Il roula sur elle, se dressa in extremis sur ses deux bras et plongea les yeux dans les siens. Le désir qui brillait dans les prunelles d’Emily était aussi vibrant, aussi exigeant que celui qui l’habitait. Il en fut terriblement troublé, et soulagé à la fois.
Il savait qu’il aurait dû lui parler, lui dire qu’il l’aimait, qu’elle était merveilleusement belle, mais aucun mot n’était assez puissant pour exprimer ces choses-là. Alors il l’embrassa encore, profondément, tandis que son corps cherchait à apaiser sa faim.
Emily lui fit une place au creux de ses jambes. Il s’y lova avec bonheur, quêtant sa chaleur, sa totale acceptation, un don qui englobait son cœur et son âme.
Quand elle l’invita en elle avec une délicieuse impudeur, il ne put résister davantage et s’engouffra dans l’océan de délices qu’elle lui offrait… pour rencontrer aussitôt une résistance impossible à ignorer.
Il n’avait jamais douté de sa virginité, mais dans la ferveur de leurs transports il l’avait presque oubliée.
— Je vous en prie, implora-t-elle dans un souffle, ne vous arrêtez pas.
Nick appuya ses lèvres sur son front, sur ses paupières, savourant le frémissement de ses cils contre sa peau.
— Un peu de patience, chuchota-t-il. Un tout petit peu…
Il se laissa glisser le long de son corps, la caressant de ses mains tremblantes, de sa bouche, de sa langue, s’efforçant de contenir son désir pour lui donner d’abord un avant-goût de ce qui l’attendait.
Allait-elle protester, s’offusquer de sa hardiesse ? Il fut vite rassuré. Emily gémissait de plaisir, se tortillait sous lui, cria en le pressant contre elle quand ses lèvres s’emparèrent du délicieux berceau où il irait bientôt se perdre. Dès qu’il sentit les premiers frissons de volupté la secouer, il la rejoignit pour partager pleinement cette joie avec elle et n’hésita plus à rompre la fine digue qui les séparait encore d’une union totale.
Quand il fut en elle, complètement, il crut mourir de plaisir.
— Emily, dit-il à voix basse pour le bonheur d’entendre son nom, se convaincre que c’était bien elle qu’il tenait dans ses bras.
Cela ne lui suffit pas.
— Je vous aime, ajouta-t-il avec une sincérité qui ne lui coûta pas le moindre effort. Depuis plus longtemps que je ne le savais moi-même.
— Oui…, répondit Emily en s’arquant contre lui pour quémander le reste de ce qu’il avait à lui donner.
Nick faillit se mettre à rire. Cette jeune insatiable n’allait pas lui laisser savourer cet instant. Dès qu’il s’abandonnerait à elle, il serait perdu, et elle ne l’aidait nullement.
Il lui accorda ce qu’elle réclamait, prudemment d’abord, pour lui permettre de s’adapter à lui, mais elle s’agaça vite de ses précautions et l’entraîna dans un tourbillon qu’il cessa aussitôt de contrôler.
Très vite, il la sentit se tendre contre lui, envahie par un plaisir grandissant qui culmina par un cri de joie et le relâchement de tout son être. Nick s’empressa de la rejoindre, submergé par une plénitude si aiguë et si intense qu’il aurait voulu la prolonger à jamais.
Quand la chambre cessa de tourner autour de lui, il s’avisa qu’il écrasait Emily sous son poids. Péniblement, il s’écarta et se laissa retomber près d’elle pour la nicher contre lui, le visage enfoui dans ses cheveux. Elle sentait le savon au santal, un parfum qui ne pourrait plus jamais lui paraître masculin, songea-t-il avec humour. Il se promit d’offrir d’autres essences à Guy, pour lui et pour ses futures invitées éventuelles.
La prochaine fois qu’il ferait l’amour avec sa femme, il respirerait probablement sur elle un parfum de fleurs, se dit-il encore. Elle le surprendrait chaque fois, il en était certain, et chaque fois serait unique, d’une beauté indicible. Peut-être était-elle sorcière, ou magicienne. Quoi qu’il en soit, il était définitivement tombé sous son charme, conclut-il en souriant.
— Etiez-vous sérieux ? demanda-t-elle d’un ton hésitant.
— Sérieux ? Oh, oui, gente dame. J’y ai mis tout mon cœur, répondit Nick avec un petit rire. Pourquoi ? Cela ne vous a-t-il pas semblé suffisant ?
Elle rit à son tour.
— Je ne parlais pas de cela. Quand vous avez dit que vous m’aimez, le pensiez-vous vraiment ?
Il caressa tendrement sa joue et posa un baiser sur ses lèvres.
— Bien sûr, que je le pensais. Je n’avais jamais dit ces mots-là à une femme, avant vous.
Emily soupira et ferma les yeux.
— Finalement, nous n’avons pas eu cette explication dans la bibliothèque. Celle qui devait régler les choses une fois pour toutes.
Nick ramena la courtepointe sur elle et la drapa dedans.
— Il me semble que nous venons de les régler d’une manière assez satisfaisante, non ?
Elle sourit sans rouvrir les paupières.
— Pour l’instant. Pourrons-nous recommencer dans un moment, croyez-vous ?
— Jamais satisfaite ! plaisanta son mari, taquin. C’est bien ma chance…
Il se sentait si léger qu’il aurait pu s’envoler jusqu’au plafond. Et si heureux qu’il aurait pu mourir le sourire aux lèvres.
— Me trouvez-vous inconvenante ? s’enquit-elle avec une pointe d’appréhension.
— Parfaitement inconvenante, ma chère.
Elle mordilla l’ongle de son petit doigt, ce qu’il ne lui avait plus vu faire depuis ses neuf ans.
— Je n’étais pas censée me déshabiller, savez-vous ?
— Vous ne l’avez pas fait, c’est moi qui vous ai dévêtue. D’où tenez-vous cette idée ?
— D’un livre que j’ai lu. Et qui n’était pas destiné aux jeunes filles, vous l’imaginez bien. Il disait qu’un gentleman doit seulement… relever la chemise de nuit de sa femme. Et rester habillé, lui aussi.
Nick réprima son hilarité et glissa une main sous le drap pour couvrir un sein de sa paume.
— Quel ennui ! Cela me semble aussi frustrant que de lécher une glace au citron à travers de la toile à beurre.
Emily gloussa.
— Il n’empêche que nous avons tout fait de travers, d’après ce manuel.
Emoustillé par cette conversation, Nick glissa un bras sous elle et la fit rouler sur lui. Ses cheveux blonds le nimbèrent d’un halo de soie.
— Voulez-vous que nous essayions d’une autre façon ? suggéra-t-il.
Elle le couva de son beau regard bleu, embué de désir.
— Je suis si *******e que vous soyez revenu, Nicky. Vous m’avez tellement manqué.
Il sentit des larmes piquer ses paupières ; son cœur se contracta d’une intense émotion.
— C’est à vous que je suis revenu, Emy. Ma place est auprès de vous. Je n’aurais jamais dû vous quitter.
*
* *
Au matin, Emily s’éveilla seule dans le lit du vicomte et s’en félicita. Même s’il ne lui eût pas déplu de reprendre avec Nick leurs « entretiens » de la nuit, elle devait présenter un aspect calamiteux, après de tels transports.
Elle serra son oreiller contre elle et sourit, extasiée. Nicholas l’aimait. Il lui en avait fourni toutes les preuves, avait prononcé les mots qu’il lui semblait avoir attendu sa vie entière.
Et elle le croyait ; il avait amplement su la convaincre de sa sincérité, ne fût-ce que par son expression bouleversée quand il s’était uni à elle.
Elle aurait voulu lui dire qu’elle l’aimait aussi, profondément, passionnément, mais elle s’était endormie avant d’en avoir eu le temps.
Nick romantique ! Elle aurait tout vu, pensa-t-elle en s’esclaffant de bonheur. Elle s’étala sur le dos, bras écartés comme pour saisir le monde tout neuf qui s’offrait à elle. Puis elle se ressaisit. Elle devait s’arranger un peu, si son mari revenait. Elle ne tenait pas à se montrer à lui échevelée, la peau rougie par le feu de sa barbe. Peut-être apprécierait-il ce spectacle, mais ils n’étaient pas chez eux ; ils devaient certains égards à leur hôte.
Elle se leva et traversa la chambre, nue, pour aller se rafraîchir à la table de toilette. Ses ablutions terminées, elle s’avisa brusquement qu’elle n’avait rien à mettre hormis la chemise de nuit de Guy. Duquesne était si avenant, se dit-elle, qu’il lui permettrait sans doute d’endosser des vêtements à lui, en attendant que Nick lui fasse apporter une robe.
Gloussant de plaisir à l’idée de la surprise qu’elle allait causer à son mari, elle choisit un pantalon de sergé brun, une chemise blanche en étamine et des bas noirs. Ourlets retroussés et manches remontées, elle décida de compléter sa tenue par un gilet en satin rayé qui cacherait pudiquement ses seins. Après quoi, ne trouvant aucune épingle pour accrocher ses boucles, elle opta pour un lacet de bottine et noua ses cheveux en catogan.
Son ingéniosité l’enchantait. Elle eût aimé se chausser, pour parfaire le tableau, mais ses mules brûlées étaient restées en bas et Guy avait de trop grands pieds pour elle. Tant pis, trancha-t-elle. De toute manière, elle ne sortirait pas de cette chambre. Nick ne tarderait certainement pas à venir la chercher, il ne lui restait qu’à attendre.
Elle attendit une heure, puis deux, et commença à s’inquiéter — sans parler de la faim qui la dévorait. Nicholas serait-il retourné à Kendale House pour enquêter sur l’incendie ?
A l’idée qu’il puisse retomber sur le dangereux malfaiteur qui avait une nouvelle fois attenté à leur vie, elle céda à la panique. Elle se mit à faire les cent pas en se tordant les mains, de plus en plus angoissée, jusqu’au moment où elle n’y tint plus.
Il fallait qu’elle descende. Guy pourrait certainement la renseigner. Et peut-être que Nick se trouvait en bas, après tout, persuadé qu’elle dormait encore.
Se montrer dans une telle tenue serait terriblement inconvenant, mais elle n’avait pas le choix. Et qui choquerait-elle, hormis son mari, le vicomte et ce vieux majordome ?
Elle boutonna la chemise jusqu’au cou, lissa le gilet et sortit avant de perdre courage. Les marches en pierre de l’escalier lui parurent froides et glissantes, sans semelles. Elle descendit avec précaution, en se tenant à la rampe pour ne pas glisser.
Alors qu’elle atteignait le vestibule, un bruit de conversation lui parvint du salon. Les paroles étaient indistinctes, mais à son vif soulagement elle reconnut la voix de Nick.
Elle s’approcha à pas de loup de la porte entrouverte. Si son mari était seul avec Guy, elle entrerait, se dit-elle. S’il y avait quelqu’un d’autre, elle remonterait.
Le cœur battant au souvenir de sa dernière indiscrétion, elle tendit l’oreille.
— Ce n’est ni le lieu ni le moment d’aborder cette affaire, Munford, déclara Nick d’un ton coupant.
Emily recula et s’adossa au mur du vestibule, épouvantée. Juste ciel ! Ce Munford n’était-il pas le concurrent dont Nick lui avait parlé, celui qu’il soupçonnait d’avoir voulu le tuer par deux fois aux Indes ? Comment avait-il pu arriver jusqu’ici ?
Avec précaution, elle se replaça derrière la porte et chercha à voir à l’intérieur. Guy était là aussi. Il se tenait près de Nick, en compagnie d’un inconnu ; Munford lui apparaissait de profil, imposant et l’air courroucé.
— Je me félicite de vous trouver ensemble ! riposta l’armateur avec colère. Ce grigou que j’ai surpris ce matin à m’espionner m’a avoué qu’il avait été engagé par Duquesne pour votre compte, Kendale ! Oseriez-vous me démentir ?
Nick secoua la tête.
— Nullement. Si je vous ai fait suivre, c’est que vous vous êtes informé à mon sujet depuis votre arrivée à Londres, Munford. Vu les menaces de mort que vous avez proférées à mon encontre, cette précaution se justifiait.
Munford fit un pas vers lui.
— J’avais mes raisons, rétorqua-t-il d’un ton amer. Finissons-en, Kendale. J’ai déjà perdu assez de temps.
Horrifiée, Emily le vit glisser une main dans sa redingote. Sans réfléchir une seule seconde, elle poussa violemment la porte, se rua dans la pièce en hurlant comme une possédée et se jeta de tout son poids sur l’armateur qui perdit l’équilibre. En tombant, il s’assomma contre une table en marbre et s’effondra sur le tapis, inconscient.
— Emily? cria Nick en courant jusqu’à elle.
— Attention ! cria-t-elle en désignant Munford. Il s’apprêtait à vous tirer dessus !
Guy était déjà penché sur l’homme évanoui et fouillait ses poches. Il en retira une grosse enveloppe, qu’il tendit à Nick.
Ce dernier la palpa, pendant que l’inconnu vérifiait le pouls de l’armateur et hochait la tête d’un geste rassurant.
— On dirait une liasse de billets, dit-il.
Emily se mordit la lèvre, mortifiée par les regards sévères que lui jetaient les trois hommes.
— Je… j’ai vraiment cru qu’il allait sortir une arme, balbutia-t-elle. Il a dit qu’il voulait en finir, et…
Elle riva ses grands yeux sur son mari, l’implorant de comprendre son geste. Nick la scruta de la tête aux pieds, les paupières plissées, l’air aussi réprobateur que si elle était nue.
— Pour l’amour du ciel, comment êtes-vous vêtue ?
Emily haussa les épaules.
— Auriez-vous préféré que je descende en chemise de nuit ? Vous m’aviez dit que cet homme était dangereux !
— Il était venu racheter le navire que Nick lui a soufflé aux cartes l’an dernier, intervint Guy. Pour une somme fort conséquente, que cette enveloppe paraît contenir.
La jeune femme furieuse plaça les mains sur ses hanches et les considéra tour à tour. Elle refusait d’endosser le mauvais rôle dans cette histoire.
— Je n’ai fait qu’agir sur la foi de vos soupçons, Nick ! Sachant qu’il avait déjà cherché à vous tuer, que pouvais-je imaginer, quand je l’ai vu porter sa main à sa poche ?
Le comte soupira.
— Il semble que je me sois trompé. Munford m’a affirmé qu’il se trouvait à Boston lors de ces deux incidents, et qu’il pouvait le prouver.
— Et vous l’avez cru ? répliqua Emily, levant les yeux au ciel. Qui vous dit qu’il ne vous a pas menti pour apaiser votre méfiance et détourner votre attention ?
Du menton, elle désigna le troisième larron toujours accroupi près de l’armateur.
— Vous, là-bas, vérifiez s’il est armé !
— Nous ferions bien d’ôter Emily du milieu avant qu’il ne revienne à lui, déclara Guy en réprimant un sourire amusé. Et de chercher une explication convenable à lui offrir… Peut-être pourrons-nous invoquer un petit cousin de province surexcité par la vie londonienne ?
Nick empoigna sa femme par le bras et la souleva presque de terre pour la pousser vers la porte.
— Remontez dans votre chambre et restez-y ! ordonna-t-il.
Elle lui résista de toutes ses forces, les pieds glissant sur les dalles de marbre du vestibule.
— Non !
— Ne vous opposez pas à moi, Emily, insista son mari, les dents serrées. Et ne commettez plus jamais une folie pareille, vous m’entendez ? Imaginez qu’il ait vraiment été sur le point de tirer une arme ?
— Milord ! s’écria alors la recrue du vicomte. Elle avait raison ! Il a un pistolet chargé ; une arme de marine, à ce qu’on dirait.
Immédiatement, Nick lâcha Emily et retourna dans la pièce.
— Quoi ? rugit-il.
Guy fronçait les sourcils, l’air sombre.
— Bonté divine…, maugréa-t-il. J’aurais dû le fouiller avec plus de soin. Mais cela ne veut pas dire qu’il ne comptait pas te payer, Nick.
Emily reparut, bras croisés et menton levé.
— Eh bien ? Qui avait raison ?
— Ligotez-le et surveillez-le, Barrett, commanda le vicomte à son homme de main. Je vais appeler un fiacre pour vous conduire tous les deux au poste de police. Nous verrons si Munford maintient ses affirmations devant un juge.
Nick resta muet. Foudroyant sa femme du regard, il lui désigna sèchement l’escalier.
— Comme vous voudrez, accorda-t-elle d’un ton railleur, sans regretter un seul instant d’avoir rempli son devoir d’épouse. Quand vous serez remis de votre embarras, vous songerez peut-être à me remercier…
Une demi-heure plus tard, debout derrière la fenêtre, Nick observait Barrett en train de pousser un Munford vociférant dans le fiacre.
— Ne t’inquiète pas, il est sous bonne garde, déclara Guy. Un cognac ?
Le comte acquiesça d’un signe de tête.
— Volontiers. J’en tremble encore, maugréa-t-il. Elle aurait pu se faire tuer ! Et quelle idée a-t-elle eue de porter tes vêtements ?
Duquesne le servit, affectant un faux air consterné.
— Ta femme est douée pour le scandale, vieux. Tu vas être obligé de prendre des mesures à son sujet. La cacher à la campagne, peut-être ?
Nick fronça les sourcils.
— Elle sait se conduire, en temps normal.
— Sans doute, mais elle me paraît fort imprévisible. Imagine qu’elle t’embarrasse au plus haut degré devant un personnage important ?
Cette suggestion piqua le comte à vif.
— Emily a cru bien faire. Elle n’a songé qu’à me sauver. Tu as pu constater hier soir qu’elle est parfaite en société.
— Certes, mais…
— Il suffit ! coupa Nick. Je ne tolérerai pas que tu la dénigres davantage. Connais-tu une autre femme qui aurait montré autant de courage qu’elle ?
— De courage, ou d’intrépidité ? Elle a agi bien légèrement, à mon sens. Une vraie tête de linotte.
— Assez ! répéta Nick en l’empoignant par son gilet pour le secouer comme un prunier.
Guy éclata de rire et le força à le libérer.
— Bon sang, Kendale ! As-tu perdu tout sens de l’humour ? Ne vois-tu pas que je jouais l’avocat du diable pour t’amener à défendre ta femme ? Emily est un trésor ; une perle rare. Tu ferais bien de t’en rendre compte.
— Je m’en rends parfaitement compte, riposta Nick.
— Dans ce cas, monte la rejoindre pour dissiper cette petite querelle.
— Je ferais mieux de suivre Barrett et Munford au poste de police.
— Je vais m’y rendre à ta place ; tu seras convoqué en temps voulu.
Nicholas hocha la tête et soupira.
— Je me demande si je ne vais pas passer plus de temps au tribunal qu’à la Chambre, entre Munford et Worthing.
— Oh, c’est vrai, je n’ai pas eu l’occasion de te le dire ! s’exclama le vicomte. J’ai eu un petit entretien avec ce cher baron, hier soir. Il renonce à te poursuivre.
— Vraiment ? fit Nick soulagé. Il a eu peur du scandale, je présume.
— Si l’on veut…
Guy posa son verre vide sur le rebord de la fenêtre.
— Figure-toi que Deirdre est loin d’avoir eu une conduite irréprochable, ces dernières années. Il m’a suffi de faire observer à Worthing que nul ne saurait te blâmer d’annuler tes fiançailles, vu que ta promise s’est allègrement offerte à tous les gentlemen disponibles sur la place de Londres. Ton serviteur excepté, bien sûr. Je n’étais pas assez riche à ses yeux, vraisemblablement.
— Non ! se récria Nick incrédule.
— Si fait, mon vieux. Bien. Maintenant que cette affaire est classée, je vous laisse. Mes celliers ne sont pas très garnis, mais Emily et toi pourrez rester chez moi aussi longtemps qu’il vous plaira. Et comme Bodkins est de congé aujourd’hui, vous aurez la maison à vous jusqu’à ce soir ! précisa-t-il avec un clin d’œil malicieux.
— Merci de tout cœur, répondit Nick, contrit de son éclat. J’apprécie ton offre, mais nous devrons rentrer sans tarder à Kendale House, afin d’évaluer les dégâts. J’espère que la garde-robe d’Emily n’a pas trop souffert.
— Elle pourra toujours utiliser la tienne ! lança Guy en riant. Veux-tu que je selle ton cheval, si tu es si pressé ?
Nicholas sourit à son tour.
— Non. Je le ferai moi-même… plus tard.
Son ami hocha la tête.
— Sois gentil avec elle, Nicky. Emy t’adore. Et cela ne date pas d’hier, si je me rappelle la façon dont elle te regardait quand nous étions encore imberbes.
— Je sais, reconnut Nick. J’ai été un idiot, de ne pas m’en apercevoir plus tôt.
— Il n’est jamais trop tard pour se racheter ! conclut Guy d’un air espiègle. Bonne journée, idiot. Je m’en vais.
— Bon vent, monsieur l’avocat ! J’informerai ma tendre épouse que tu as pris sa défense.
Nick regarda partir Duquesne en souriant.
Manifestement, Emily avait fait une nouvelle conquête. Il se remémora les domestiques de Kendale House serrés autour d’elle comme des abeilles autour de leur reine, la veille. Ceux de Bournesea l’aimaient tout autant, il le savait. Sans parler de Wrecker et de Rosie, qui auraient marché sur des braises pour elle.
Elle charmait tous ceux qu’elle rencontrait. Son mari au premier chef, même si elle l’exaspérait par ailleurs.
Il tourna les talons, impatient d’aller lui dire combien il avait été touché de son geste — et de lui prouver de nouveau à quel point il tenait à elle.
A peine eut-il fait un pas qu’il s’arrêta, interloqué : Emily se tenait sur le seuil du salon, comme matérialisée par ses pensées.

chapitre 18

— J’ai vu partir tout le monde de ma fenêtre, déclara-t-elle sur un ton défensif.
Elle rougit et détourna les yeux.
— Je ne regrette rien.
— Moi non plus. Venez ici, répondit Nick en lui ouvrant les bras.
Il se porta à sa rencontre et l’enlaça étroitement.
— Merci, mon cœur. Je vous adore… mais vous êtes diablement provocante, dans ce pantalon.
Emily se nicha contre lui.
— Je devrais peut-être le chiper à Duquesne, dans ce cas.
Son mari rit doucement et déposa un baiser sur ses cheveux, avant de l’écarter pour la regarder en face.
— Sûrement pas ! Et je veux votre promesse que vous ne vous attaquerez plus jamais à personne, pour aucune raison.
— Même pas à vous ? rétorqua-t-elle, coquine.
— A moi uniquement, accorda-t-il. Me donnez-vous votre parole ?
— Oui. Sauf si…
— Pas d’exception. Jamais, insista Nick en l’embrassant pour la faire taire.
— Oh, très bien.
Elle lui rendit son baiser, avec une telle volupté qu’il grilla de la soulever dans ses bras pour la ramener dans le lit de Guy.
— Si nous montions ? chuchota-t-il.
— Je suis lasse de gravir ces escaliers, murmura Emily contre sa bouche. Cette chambre est trop loin.
Nick recula jusqu’au sofa, s’assit et l’installa sur ses genoux en la couvrant de baisers.
— Reprenons quelques forces auparavant, alors.
Elle lui mordilla la lèvre inférieure, les doigts posés sur les boutons de son gilet.
— De la même manière que l’on règle les choses ?
— Exactement, confirma Nick dans un éclat de rire.
Il ouvrait la chemise d’Emily pour la repousser sur ses épaules quand du bruit leur parvint du vestibule.
— Sapristi ! chuchota-t-il. Guy revient.
Riant tels des enfants pris en faute, ils bondirent sur leurs pieds et se rhabillèrent en hâte. Nick passa les mains dans ses cheveux et s’efforça d’arborer un air digne. Réprimant son hilarité, Emily se recoiffa vivement. Puis ils attendirent, les yeux rivés sur la porte.
— Eh bien, eh bien ! susurra l’arrivant. Quel charmant spectacle ! Je suppose que les caricaturistes seraient ravis de croquer une comtesse en pantalon…
Nicholas se plaça devant sa femme.
— Qui t’a permis d’entrer, Carrick ? Que fais-tu ici ? demanda-t-il d’un ton courroucé.
Le pistolet que son cousin tira de sa poche pour le pointer sur lui le renseigna aussitôt. Jamais il ne l’aurait cru capable d’une chose pareille, pensa Nick.
Carrick lui décocha un sourire affable.
— Je viens réclamer mon dû, le titre qu’oncle Ambrose souhaitait me transmettre. Malheureusement, ce vieux tyran est mort avant toi ; je me le reproche assez.
— Tu l’as tué ? s’écria Nick.
— Non, non… Cela ne devait venir qu’après, s’il ne m’avait pas pris de court. Ce que je me reproche, c’est d’avoir engagé des incapables pour te supprimer. Tu es un dur à cuire, Nicky ! Et comme j’avais payé d’avance, ces échecs m’ont coûté fort cher. Mais je me rembourserai bientôt, ajouta-t-il avec un haussement d’épaules.
— C’était donc toi ? dit Nick en se rapprochant d’un pas, l’air menaçant.
— Eh oui. Reste où tu es. Ou avance si tu préfères, après tout. Peu m’importe le moment où je t’abattrai. De toute manière, c’est ce pauvre bougre de Duquesne qui sera accusé.
Avec un plaisir pervers, il frotta de son pouce la détente de l’arme. Cet homme était un monstre, se dit Nick. Il savourait visiblement l’idée de le tuer. Et il ne s’arrêterait pas là : Emily y passerait aussi, puisqu’elle risquait de porter un héritier rival de Carrick.
— Comment nous as-tu trouvés ? s’enquit-il afin de gagner du temps.
Il devait trouver un moyen de désarmer ce fou, sans quoi ils étaient perdus.
— Très simplement. Hammersley m’a aimablement renseigné ce matin, pendant que je commençais son portrait. Il m’a parlé du trio inséparable que vous formez avec Duquesne. Et comme tu n’étais pas venu te réfugier chez lui après mon petit feu de joie de la nuit dernière…
Nick aurait tout donné pour l’étrangler sur-le-champ.
— Par tous les diables, comment t’es-tu introduit chez moi ?
— Je n’en ai pas eu besoin ; mon vieil ami Upton m’a remplacé avec le plus grand plaisir. Et maintenant, j’ai la chance inouïe de vous trouver seuls tous les deux ! N’est-ce pas un signe du destin ?
Il agita négligemment le canon du pistolet. A six pas environ, il ne pourrait pas les manquer, pensa Nick avec une sueur froide.
— Dommage pour vous que vous ne dussiez pas vivre assez longtemps pour profiter de votre titre, intervint soudain Emily d’un ton étrangement détaché. Quant à nous, vous nous ferez une faveur ; une mort rapide sera préférable à celle qui nous attend.
Elle passa devant son mari, qui n’osa pas la retenir de peur de provoquer une réaction inconsidérée de Carrick.
— Rappelez-vous votre promesse, Emy, dit-il d’une voix sourde. Un serment est sacré.
— Je sais, mon chéri. Nous nous étions juré de ne pas ébruiter notre état, mais je tiens à informer ce lâche avant qu’il ne nous tue. Pourquoi lui épargnerions-nous les affres que nous traversons depuis que nous nous savons atteints ?
Carrick parut troublé.
— Par Lucifer, de quoi parlez-vous ? Si c’est une ruse, je vous préviens : elle ne marchera pas.
— Une ruse ? répéta Emily en secouant tristement la tête. J’aimerais que c’en soit une. Malheureusement, Abrasia rosa est une sorte de lèpre qui ne plaisante pas. Je ne souhaite à personne ce que j’ai pu voir à Bournesea il y a quelques semaines. Et quand nous avons constaté ce matin…
Elle renifla, feignant de retenir ses larmes.
— Duquesne lui-même a été terrifié, malgré son courage. Il est sorti en courant, sans doute pour aller consulter son médecin…
— C’est ce que vous cachiez à Bournesea ? demanda Carrick qui avait pâli.
Nick loua l’astuce de sa femme. Elle pouvait les sauver, si quelqu’un arrivait à l’improviste.
— Comment se fait-il que personne ne l’ait su ?
— J’avais décrété une quarantaine, répondit le comte. Ainsi que le secret pour ne pas semer la panique dans le village. Nous pensions avoir éradiqué la maladie, mais apparemment elle s’est montrée plus obstinée que nous.
— Vous avez été en contact avec moi par deux fois, mon pauvre ami, reprit Emily. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’ai pitié de vous, vu ce que vous prévoyiez de faire, mais…
Carrick l’interrompit d’un rire forcé.
— La belle blague ! persifla-t-il. J’avoue que j’ai failli vous croire. Mais notre Nick est trop noble pour vous laisser hanter les rues de Londres si vous risquez de semer la mort derrière vous, je le connais !
— Je vous le répète, nous avons constaté les premiers symptômes ce matin, insista Emily. Voulez-vous une preuve ?
Elle défit le premier bouton de sa chemise et en écarta le col, révélant la rougeur qui affectait sa gorge et la base de son cou.
— Vous n’êtes pas encore aussi rouge que moi, renchérit-elle, mais il me semble bien que cela commence.
Carrick glissa un doigt dans son propre col, l’air inquiet.
— Quoi ?
— Vous n’allez pas tarder à éprouver les troubles suivants, j’en suis sûre : une sueur froide, des battements de cœur accélérés, un état de confusion mentale… et la peau qui part peu à peu en lambeaux. Une horreur.
Elle haussa les épaules.
— Au moins, je n’aurai plus à redouter ce stade abominable, conclut-elle en jetant un regard peiné à son mari.
Quelle magnifique comédienne elle faisait ! Nick était époustouflé. Il passa la main sur son menton rasé de près, maintenant, sachant pertinemment ce qui avait causé sa prétendue lèpre.
Livide, Carrick fixait la gorge d’Emily, les yeux exorbités. Soudain, il arracha son foulard et dégrafa son col de sa main libre.
— Nouez vos mains sur votre tête et approchez-vous, ordonna-t-il. Je veux voir si c’est la même chose.
— Non ! cria Nick.
Trop tard. Sa femme s’avançait déjà vers son cousin, les yeux rivés sur le pistolet. Elle préparait quelque chose, se dit-il, roide d’effroi. Et s’il tentait quoi que ce soit pour la sauver, bousculer Carrick, par exemple, ce vaurien risquerait de la tuer en tirant au hasard. Il attendit, dans les transes. Ces secondes lui semblaient interminables.
— Mon Dieu, Nick ! gémit Emily. Regardez !
— Qu’y a-t-il ?
La main de Carrick se mit à trembler dangereusement. Un instant, il tourna les yeux vers son cousin pour lui intimer de ne pas bouger. Alors, en un éclair, les poings noués d’Emily s’abattirent sur son poignet avec la force d’une masse. Il lâcha son arme en vociférant, et hurla de plus belle quand le genou de la comtesse l’atteignit à l’endroit le plus sensible de sa personne.
Nick se jeta sur lui, le renversa et le cloua au sol.
— Ecartez-vous ! ordonna-t-il à sa femme.
Elle obéit, ramassa le pistolet et courut détacher les cordelettes qui retenaient les rideaux.
— Tenez, dit-elle à Nick d’une voix blanche. Ligotez-le vous-même, mes mains tremblent trop et je n’ai plus de force dans les poignets.
Nick retourna prestement son cousin sur le ventre, l’immobilisa sous son poids, lui lia les bras le long du corps et lui attacha les pieds avec son propre foulard. Après quoi il se releva et rejoignit Emily, qui paraissait fort secouée à juste titre.
— Montrez-moi vos mains.
Il tâta ses poignets et ses doigts bleuis par le coup qu’elle avait asséné à Carrick. Elle grimaça de douleur.
— Rien de cassé, dit-il enfin. Mais vous avez brisé votre promesse, en risquant une nouvelle fois votre vie. Une promesse vieille… d’un quart d’heure ?
Emily haussa une épaule, l’air penaud.
— J’avais croisé les doigts, avoua-t-elle. Je n’y peux rien, c’est ma nature.
Nick rit doucement et lui pinça le bout du nez.
— Une nature bien turbulente. Je mesure à quel point je me suis ennuyé sans vous, ces dernières années.
— J’essaierai de m’assagir, affirma-t-elle, les yeux pétillants.
— Mais oui, certainement.
Contrairement à ce que craignait Emily, Nick ne se refusa pas à livrer Carrick aux autorités pour éviter un scandale. Il enferma son cousin dans un réduit, ramena sa femme chez eux et se rendit à la police en promettant de revenir bientôt — dès qu’il aurait fait libérer Munford.
Il avait déjà décidé de lui revendre le Madeline pour une fraction de son prix, afin de calmer son courroux.
Emily prit un bain dans l’ancienne chambre de son mari, puis, en chemise, se soumit aux soins empressés de Rosie qui ne tenait pas en place.
— Qu’avez-vous donc ? demanda-t-elle au bout d’un moment. Vous sautez comme une puce.
— C’est ce feu qui m’a mis les nerfs à vif, Milady. Voulez-vous passer l’une de vos anciennes robes ? Elles étaient restées dans votre malle ; les autres empestent la fumée.
— Rosie ! Allez-vous me dire ce qu’il y a ? insista Emily d’un ton sévère.
La soubrette se mordit la lèvre.
— Vous allez me chasser, si je vous le dis.
— Est-ce si grave ?
— M. MacFarlin m’a demandé l’autorisation de me courtiser, avoua-t-elle, l’air inquiet.
— Eh bien ? Pourquoi y verrais-je une objection ?
Rosie croisa les bras sur sa poitrine.
— Il veut m’épouser. Je ne crois pas que ça plaise à monsieur le comte.
Un malaise familier envahit Emily. Ces histoires ne seraient-elles jamais terminées ?
— Je… lui parlerai, déclara-t-elle d’un ton hésitant. Ce n’est pas parce qu’il vous est arrivé d’être intimes que…
— Miséricorde ! coupa Rosie en portant ses mains à ses joues écarlates. Vous savez donc, pour Percy et moi ?
— Je parlais de vous et du comte, précisa Emily d’un ton sec.
Sa femme de chambre secoua la tête, la mine effarée.
— Moi et sir Nicholas ? Au nom du ciel, madame ! Qui vous a raconté une sornette pareille ?
— Vous-même, Rosie. Lors de mon premier soir ici.
— Oh ! Oh, là, là ! Je ne parlais pas de votre mari, Milady ! C’est sir Ambrose, qui… Il était beaucoup mieux tout nu qu’habillé, vous savez !
Emily se détourna, une main pressée sur sa bouche pour réprimer un sanglot de délivrance. Quand elle eut recouvré son calme, elle refit face à sa compagne.
— Dans ce cas, pourquoi Nick s’opposerait-il à votre mariage avec Wrecker ?
Rosie haussa les épaules.
— En général, les maîtres n’aiment pas que leurs domestiques se marient entre eux. Ils disent que ça crée des problèmes.
— Je pencherais plutôt pour le contraire. Je convaincrai le comte, ne vous inquiétez pas.
— Oh, merci, lady Emy ! Merci mille fois !
Emily lui prit les mains, souriante.
— Je vous souhaite tout le bonheur possible, Rosie. Vous aimez Wrecker, n’est-ce pas ?
— Si je l’aime ! s’exclama la soubrette extatique. C’est le plus adorable des gars. Il m’a offert des fleurs du jardin de derrière… et il m’a donné ça, ajouta-t-elle en sortant fièrement de sa poche un anneau en argent gravé de deux cœurs.
— C’est splendide, approuva Emily en serrant dans ses bras son ancienne camarade de jeux, les larmes aux yeux.
Rosie s’écarta et l’étudia avec attention.
— Sir Nick s’est enfin décidé, pas vrai ? La nuit dernière, après le feu ?
Sa maîtresse hocha la tête, gênée.
— Il était temps ! Et vous n’allez pas tarder à vous arrondir d’un nouveau petit comte, Milady !
Cette pensée n’avait pas encore effleuré l’esprit d’Emily, mais elle l’accueillit avec une joie émue. L’idée qu’elle portait peut-être déjà un enfant de Nick, fille ou garçon, lui paraissait le plus grand des bonheurs. Bientôt, elle serait maman.
Elle passa une main sur son ventre, songeant avec nostalgie à sa propre mère.
— Donnez-moi la robe de batiste bleue, demanda-t-elle, désireuse de sentir autour d’elle la caresse d’un vêtement ayant appartenu à la comtesse.
Pour que tout se termine aussi bien, lady Elizabeth avait veillé sur elle comme un ange gardien, elle en était certaine.
Dès que Nick rentrerait, se promit-elle, elle l’obligerait à lui refaire l’amour sur-le-champ, en plein jour, la fenêtre ouverte sur les oiseaux qui chantaient dans les cerisiers et l’air printanier qui embaumait le lilas. Ainsi, elle serait sûre qu’il ne tricherait pas et confirmerait la merveilleuse promesse qu’elle sentait poindre en elle.
Baissant les yeux sur sa bague, elle vit étinceler les aigues-marines et sourit, s’imaginant qu’elles lui adressaient un clin d’œil malicieux.
Épilogue
— Nicholas ? Nick ! cria Emily en dévalant à toute allure le grand escalier de Kendale House. Il est arrivé un malheur !
Nick se précipita vers elle et la cueillit dans ses bras.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il d’une voix blanche en levant les yeux vers l’étage. Guilford ?
Emily hocha la tête avec frénésie.
— Il a avalé ma bague ! expliqua-t-elle en montrant sa main nue. Je l’avais ôtée pour lui donner son bain, mais il l’a attrapée… et l’a avalée ! Il faut appeler le médecin, vite !
Nick repoussa les boucles blondes qui tombaient sur son front et lui sourit.
— Calme-toi, Emy. Petit Guy a déjà englouti une foule de choses, et jusqu’à présent il les a toujours rendues sans problème. Il a deux ans, ce n’est plus un bébé. Un peu de patience, tu retrouveras ta bague demain. Elle est ronde et toute petite, elle ne peut le blesser.
— Mais tu ne comprends pas ! protesta Emily. Même si notre fils ne risque rien, je ne peux pas me passer de cette bague ! Pas un seul jour !
Sa fébrilité inquiéta Nick, qui l’obligea à s’asseoir près de lui sur la deuxième marche. Depuis le premier mois de leur mariage, époque à laquelle elle avait conçu Guilford, Emily s’était montrée calme et posée — la plupart du temps. Elle s’était adaptée avec une aisance étonnante à la vie londonienne, et leurs amis l’adoraient. Elle l’avait même aidé plus d’une fois à préparer ses discours à la Chambre, émettant des opinions fort judicieuses. Enfin, il n’oubliait pas le courage qu’elle avait montré en mettant leur premier enfant au monde. Et voilà qu’elle redevenait tout à coup aussi pétulante et fantasque que la sauvageonne d’autrefois, sans raison valable ?
— Sincèrement, Emy, je ne vois pas…
Elle l’interrompit d’un signe, inspirant à fond.
— Cette bague est très importante pour moi, Nick. C’est un talisman, en quelque sorte. Sans elle, je me sens perdue.
Son mari réprima un rire incrédule.
— Serais-tu superstitieuse ? Toi, une fille de pasteur ?
— Non, ce n’est pas cela. Enfin… pas exactement. Vois-tu, j’ai toujours eu le sentiment que ta mère me protégeait, depuis que je porte cet anneau qui lui a appartenu.
Nick ouvrit des yeux ronds.
— Mais il n’a jamais été à elle, Emily !
Sa femme le dévisagea avec une expression choquée qui l’inquiéta bien davantage que cette idée farfelue.
— Et le collier ? demanda-t-elle dans un souffle. Et les boucles d’oreille ?
— Ils ont toujours été à toi, ma chérie. Rien qu’à toi. J’avais acheté cette parure pour te l’offrir en cadeau de fiançailles, juste avant ce fameux baiser qui nous a séparés. Je comptais vraiment te demander en mariage, ainsi que je te l’ai dit.
— Non !
— Si. Dès que j’ai vu ces pierres de la couleur de tes yeux, j’ai voulu te les donner. J’ai même emprunté dix livres à Michael, tu pourras le lui demander.
Emily se dégonfla comme un ballon de baudruche. Il passa un bras autour de sa taille pour la soutenir.
— Tu vois, ce n’était pas ma mère qui te protégeait depuis l’Au-Delà. Tout ce que tu as réussi, tu l’as réussi par toi-même.
Elle fronça les sourcils.
— J’ai porté ses toilettes, tout de même. Chaque fois que j’arborais une de ses robes, je me sentais plus sûre de moi, comme si elle m’aidait à devenir une vraie comtesse.
Nick gloussa.
— Ces robes étaient neuves, mon cœur. Quand ma mère les a commandées, elle était déjà souffrante ; c’était juste un prétexte pour avoir la visite de sa couturière. Elle ne portait plus que des chemises de dentelle et des peignoirs que sa femme de chambre a tenu à garder en souvenir d’elle, avec quelques tenues plus anciennes.
Emily resta un long moment silencieuse, plongée dans ses pensées. Puis elle secoua la tête et sourit.
— Tu dois me prendre pour une idiote, n’est-ce pas ? Mais j’admirais tellement lady Elizabeth ! Pour moi, elle ressemblait à une reine recevant sa cour. C’était la grande dame dans toute sa splendeur. Elle ne m’a jamais adressé que quelques mots, mais j’étais en adoration devant elle.
Nick l’attira contre lui et lui chuchota à l’oreille :
— Veux-tu que je te dise un secret ? Ma mère était au courant de toutes tes bêtises. Elle insistait toujours pour que je les lui raconte, c’était sa distraction préférée.
Emily s’écarta pour le regarder, horrifiée.
— Tu n’as pas fait cela ?
— Si. Elle riait beaucoup, enchantée par ta façon de toujours retomber sur tes pieds, comme elle disait. Elle ne t’en a jamais parlé ?
— Non, répondit Emily avec une pointe de tristesse. Mais une fois ou deux, elle m’a adressé un clin d’œil.
Nick se leva et l’aida à se remettre debout, souriant.
— Sans doute avait-elle compris avant moi quelle place tu tenais déjà dans ma vie… Maintenant, comtesse, allons voir si notre rejeton n’a pas avalé ma collection de pièces anciennes. Il va bientôt tinter comme une bourse ambulante, s’il continue.
Emily se mit à rire et passa un bras autour de sa taille.
— Je crains que vous n’ayez reçu plus de turbulence que vous ne l’escomptiez en m’épousant, milord.
— Je ne me plains pas, répondit Nick en l’embrassant dans le cou. Vous me donnez d’autres compensations.
Elle lui dédia ce sourire de chatte qui le mettait toujours sur ses gardes.
— Je suis heureuse que vous le preniez ainsi, monsieur mon mari, car il se pourrait bien que votre fardeau s’accroisse encore d’ici peu.
Nick ferma les yeux un instant pour savourer ce nouveau bonheur. Il aurait juré entendre le rire de sa mère.







FIN

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 18-03-09 12:35 AM

ãÑÍÈÇ ÈÃÚÖÇÁ æÞÑÇÁ áíáÇÓ ãäÊÏÇäÇ ÇáÌãíá æÇáÑÇÆÚ.....
ÃÊãäì Ãä ÊäÇá åÇÊå ÇáÑæÇíÉ íÇááí ÊÚÈÊ Ýí ßÊÇÈÊåÇ áÍÊì ÃäÒáåÇ ßÇãáÉ Úáì ÇáãäÊÏì... Ãä ÊäÇá ÇáÇÚÌÇÈ ÇáßÇãá..æÇáÇÓÊÍÞÇÞ æÇáÊÞÏíÑ ÇáÌÐíÑ Ýí ÍÞ ãÌåæÐÇÊí...
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ãÚ ßÇãá ÊÍíÇÊí æÃÍÊÑÇãí ÃÎÊßã ÑíåÇã

cocubasha 18-03-09 01:48 AM



Ãåáíä ÑíåÇã

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æ ÚÇÑÝíä æ Çááå Ãäå ÍÕÑíÉ íÚäí ãÇ ÔÇ Çááå Úáíßí ÃÔÈÚÊí ÚÔÇÞ ÇáÑæÇíÇÊ ÇáÝÑäÓíÉ

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http://sl.glitter-graphics.net/pub/6...ixtl4hyrmz.gif


TOFYTA 24-03-09 03:14 AM

ÇáÓáÇã Úáíßã æÑÍãÉ Çááå æÈÑßÇÊå
ÌÒÇß Çááå ÇáÝ ÎíÑ
okhti lkarima machkoura ala lmajhoudi aladim
ãæÝÞ ÈÅÐä Çááå ... áß ãäí ÃÌãá ÊÍíÉ .
.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 24-03-09 12:36 PM

ÇÞÊÈÇÓ:

ÇáãÔÇÑßÉ ÇáÃÕáíÉ ßÊÈÊ ÈæÇÓØÉ TOFYTA (ÇáãÔÇÑßÉ 1908805)
ÇáÓáÇã Úáíßã æÑÍãÉ Çááå æÈÑßÇÊå
ÌÒÇß Çááå ÇáÝ ÎíÑ
okhti lkarima machkoura ala lmajhoudi aladim
ãæÝÞ ÈÅÐä Çááå ... áß ãäí ÃÌãá ÊÍíÉ .
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m452 09-01-10 10:04 PM

salut
j'aime tes choix de roman, je suis un acro des roman d'epoque donc merci pour le partage


ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 08:39 AM.

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