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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 21-02-09 04:02 PM

Just married !
 
- Asseyez-vous, Abby.

Abby ? C’était bien la première fois qu’il l’appelait par son prénom. Il considéra son employée comme s’il la découvrait, et reprit d’un ton presque séducteur.

- J’aimerais vous entretenir de quelque chose…
- Du café que j’ai renversé sur votre bureau, j’imagine ?
- Il ne s’agit pas de vos services actuels. Pour parler clair, Abby, je pars ce week-end rencontrer le directeur d’une société que je souhaite racheter.

Abby s’interrogea. Pourquoi prenait-il la peine de l’informer de ce projet ? Bizarre…

- Ce monsieur est très soucieux de moralité : il ne vendra qu’à un homme marié. Or, je ne suis pas marié ni proche de l’être… Donc, je vous serai gré, Abby, de vous faire passer pour mon épouse, le temps de cette transaction…

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 21-02-09 04:06 PM

chapitre . 1

— Une épouse… C’est la seule solution
C.K. Tanner haussa les épaules. Quelle idée farfelue !
— Vous êtes viré ! lâcha-t il, bougon, sans même lever les yeux.
Jeff Rhodes arbora un large sourire.
— Vous ne pouvez pas me virer. Je vous suis bien trop précieux… Comme D.R.H. et comme ami…
Déposant un fax sur le bureau de son patron, il poursuivit :
— Et c’est à ce double titre que je m’exprime. Oui, je ne vois pas d’autre option… Frank Swanson cherche un homme honnête et vertueux — le genre bon père de famille. Si vous tenez vraiment à acquérir les Confiseries Swanson, vous devez vous dénicher une madame Tanner au plus vite.
Pivotant lentement sur son fauteuil en cuir, Tanner embrassa du regard l’immense baie vitrée. De son bureau, situé au trentième étage, il jouissait d’une vue panoramique sur Los Angeles — contre laquelle venait buter l’océan… En ce mercredi d’octobre, un ciel limpide régnait sur la ville ; un soleil sans voile la chauffait…
Il s’était manifestement bercé d’illusions en imaginant que le rachat de cette société serait une simple formalité. Bon sang, ce contretemps n’allait tout de même pas l’arrêter ! Il n’était pas dans son caractère de capituler devant l’adversité. Bien au contraire, les challenges le stimulaient… Il voulait les Confiseries Swanson, il les aurait, point final !
Jeff, néanmoins, était dans le vrai. Il ne gagnerait pas s’il n’acceptait pas de faire des concessions, de revoir ses stratégies habituelles. Cette fois, il devrait aborder autrement les négociations…
Vendredi matin, il s’était envolé pour Minneapolis. Dernier candidat à se présenter dans la course au rachat de Swanson, il avait eu l’honneur de visiter l’usine, d’en apprécier les infrastructures et avait également fait la connaissance du père de la société, vrai génie du chocolat…
— J’ai eu une petite conversation avec Harrison, ce matin, dit Jeff, arrachant Tanner à ses pensées.
Instinctivement, celui-ci fronça les sourcils. Mitchell Harrison jouissait, comme lui-même, d’une réputation d’homme d’affaires impitoyable. Lui aussi avait jeté son dévolu sur Swanson et était prêt à surenchérir pour parvenir à ses fins. La propre société de confiserie d’Harrison était depuis toujours rivale de Swanson et Mitchell, en rachetant son concurrent de toujours, escomptait bien obtenir du même coup le quasi-monopole de ce secteur dans l’Etat. Or, ce cher Harrison, divorcé trois fois, passait dans toute la ville pour un incorrigible coureur de jupons. Et d’après la rumeur, Swanson semblait peu goûter ce genre de travers. On racontait même qu’il refuserait de traiter avec Harrison, quelle que fût son offre. Oui, le roi du chocolat paraissait extrêmement soucieux de moralité…
Jeff s’éclaircit la gorge.
— Dans l’éventualité où vous parviendriez à vous entendre avec Swanson, reprit-il, Harrison se déclare prêt à vous racheter la société pour une fort jolie somme.
— Je dois encore réfléchir à tout cela, marmonna Tanner entre ses dents.
Il se gratta le front, perplexe. A quoi donc se proposait-il de réfléchir ? Acheter, revendre, c’était bien là son credo, la méthode qui avait fait de lui l’un des hommes les plus puissants de la Cité des Anges. Alors ? Eh bien, dans ce cas précis, acheter à un homme le bien de toute une vie de labeur pour le revendre au plus offrant — à un individu qui en l’occurrence ne visait qu’à dissoudre la société —, eh bien oui, cette idée lui répugnait.
Quarante années durant, Frank Swanson avait tout sacrifié à l’entreprise qu’il avait créée de ses propres mains. Aujourd’hui sur le point de se retirer, il ne pouvait espérer transmettre le flambeau : ses deux grandes filles, mariées et mères de famille, n’avaient aucune vocation pour le management. Et Swanson, visiblement, ne se résoudrait à céder son affaire qu’à un homme cultivant les mêmes principes que lui, partageant les mêmes valeurs…
Tanner se massa doucement la tempe. Que n’était-il un homme normal, dûment marié et bon père de famille ? Ce destin-là n’était pas pour lui… Et comment aurait il¬ pu l’être ? Car comment pouvait-on ainsi s’engager pour la vie, avec quelqu’un qui, forcément, un jour ou l’autre… Non, contracter un tel marché était un pari bien trop aléatoire sur l’avenir…
Il avait sur le sujet des opinions bien tranchées.
Nonobstant, si le fait de brandir une épouse comme on montre patte blanche servait à faire pencher, dans l’affaire Swanson, la balance en sa faveur… La fin ne justifiait-elle pas les moyens ?
— Euh, bien… Une épouse, certes, maugréa-t il. Mais qui donc ?
— J’avais songé à Olivia… suggéra Jeff.
— Non, impossible.
— Karen ?
— Trop agressive.
— Et cette actrice que vous fréquentez… ?
— Elle ne sait parler que de liposuccion et de régimes amaigrissants ! ricana Tanner en se levant.
Il avança jusqu’au bar et se servit un verre d’eau.
— En réalité, aucune de mes amies féminines n’a le bon profil… Il me faut une femme toute simple, aimable et douce, d’une élégance sobre. Cultivée mais surtout pas snob.
— Le portrait même de ces dames de Los Angeles ! ironisa Jeff. Et où donc peut se cacher cette perle ? A la bibliothèque, peut-être… ?
— C’est une idée…
Jeff réfléchit un moment en silence puis soudain :
— Il ne sera peut-être pas utile, dit-il, de vous donner cette peine… Il se pourrait en effet que l’oiseau rare niche plus près de vous…
— C’est-à-dire ?
— Au service courrier, en bas. Ma secrétaire m’a appris que ces demoiselles seraient prêtes à tout pour un seul regard de vous… Enfin toutes sauf une — toujours d’après ma secrétaire.
Tanner s’assit sur un coin de bureau, amusé. Sacré Jeff, toujours au courant de ce qui se tramait dans les couloirs de Tanner Enterprises !
— Tiens donc… Et comment se nomme cette exception ?
— Abby quelque chose, répondit Jeff.
L’image furtive d’une superbe rousse aux yeux verts traversa alors l’esprit de Tanner. Polie et timide, la jeune femme en question, qui chaque jour lui apportait son courrier, fuyait obstinément son regard… tandis que la majorité de ses semblables l’assaillait d’œillades énamourées. Mal fagotée, engoncée dans des vêtements tristes et stricts, elle donnait l’impression de vouloir dissimuler tout ce qui aurait été susceptible d’attirer l’attention d’un homme. Tanner n’était cependant pas dupe et à l’observation de certains signes, il s’était même pris à déplorer qu’un corps si fabuleux fut perdu pour la cause masculine… sans plus s’interroger, du reste : ce type de femmes littéralement défigurées par leurs principes et leur rigueur ne l’avait jamais intéressé.
— Vous savez, patron, elle serait parfaite…
— Parfaite pour quoi ?
— Pour tenir le rôle de votre épouse ! C’est une jeune femme très douce, simple et courtoise… Et elle ne risque pas de vouloir profiter de la situation ! Chacun sait qu’elle ne vous supporte pas…
Jeff éclata de rire.
— Enfin une femme qui résiste au grand C.K. Tanner ! Rien que pour cette raison, je pourrais en tomber amoureux moi-même…
Tanner se renfrogna :
— Retournez travailler avant que je ne vous vire pour de bon.
Jeff, en riant, gagna la porte.
— D’accord, d’accord. Je pensais tout haut, c’est tout… Vous n’avez pas besoin de mon aide. Vous saurez bien vous débrouiller tout seul… Bonne chasse !
— Disparaissez ! rugit Tanner comme la porte se refermait.
Se débrouiller tout seul ? Il s’enfonça dans son fauteuil, sceptique. Comment convaincre une femme qui ne l’aimait pas de jouer les épouses aimantes et attentionnées ? Bah… Ce n’était là, après tout, qu’un détail de peu d’importance. Il ne cherchait qu’une associée, une partenaire ; elle ne jouerait qu’un rôle mineur et autant que possible muet à côté de lui. A bien y réfléchir, qu’elle ne le portât pas dans son cœur présentait même un avantage certain. Une fois le marché avec Swanson conclu, le divorce serait accueilli avec joie…
Et puis ce n’était pas l’une de ses employées qui allait lui faire peur !
Nerveux, Tanner s’empara d’un parapheur, qu’il entreprit de feuilleter dans l’attente du courrier du jour.
Le Boléro de Ravel mixé à la sauce funky passait et repassait en boucle dans l’immense salle aseptisée du service courrier de Tanner Enterprises. Poussant un chariot débordant de paquets et de lettres, Abby Mac Grady slalomait adroitement entre les différents bureaux qui se présentaient sur son chemin, marmonnant des excuses quand, de temps à autre, elle en heurtait un.
— Hé ! Salue donc mon prince charmant ! l’interpella Dixie Watts depuis la salle de tri. Et rappelle-lui… que je termine à 19 heures !
Tenant à la main un plateau où s’amoncelaient les gobelets de plastique qui faisaient office de tasses de café, Janice Miggs l’apostropha à son tour :
— Et comme il change de partenaire chaque semaine, dis-lui que je suis disponible vendredi prochain.
— Chaque semaine ? s’exclama Mary Larson en riant. Toutes les heures, voyons ! N’empêche, Abby, je suis libre pour l’heure qui lui conviendra !
— Cessez de la taquiner ! intervint Alice Balton. Vous connaissez les sentiments d’Abby à l’égard de notre patron…
— Et elle connaît parfaitement les nôtres, rétorqua Dixie sur le ton de la plaisanterie.
Des rires fusèrent dans la salle. Certaines filles sifflèrent, d’autres frappèrent des mains. Devant ce brouhaha, John, responsable du service, se *******a de lever les yeux au ciel, résigné.
Un large sourire aux lèvres, Abby se faufila dans l’ascenseur avant de lancer :
— Heureusement que je suis là pour tempérer vos ardeurs, mesdames ! Car il ne vous mérite pas !
Les portes s’étant refermées, elle pressa sur le bouton du dernier étage. Déjà, son sourire s’était évanoui…
Si C.K. Tanner était bien l’homme le plus séduisant qu’elle ait jamais eu l’occasion de rencontrer, son arrogance l’excédait au-delà de toute expression… Monsieur n’avait que mépris pour ceux que ni la chance ni la naissance n’avaient introduit dans le rang des nantis. Depuis un an qu’elle lui apportait chaque matin son courrier, à peine lui avait-il adressé deux mots…
La raison pour laquelle elle vouait à son patron une aversion sans borne n’avait cependant rien à voir avec sa suffisance. En réalité, C.K. Tanner avait le malheur d’être le clone, version adulte, de Greg Houseman, l’ado craquant, et si fabuleusement riche, qui avait brisé son cœur de jeune fille pauvre et ravi sa virginité avant de la plaquer, sans autres formalités. Elle avait appris, à ses dépens, que les hommes de la trempe de C.K. Tanner pouvaient se montrer de parfaits gentlemen… comme d’impeccables rustres. C’était là une vérité qu’elle n’était pas prête d’oublier !
Bah… Elle se moquait, au fond, de ce fichu snob, de ce bourreau de travail qui, du haut de son trentième étage, semblait vouloir tout ignorer de ses semblables. Elle avait bien d’autres pensées en tête — et bien plus essentielles. Comme ce projet d’ouvrir prochainement sa propre école de dessin, grâce à ses économies prélevées sur le salaire de misère qu’elle recevait ici. Fort heureusement, son emploi du temps au service courrier lui laissait beaucoup de loisirs. Chaque jour, en effet, elle quittait la tour Tanner aux alentours de 14 heures…
Ses parents lui téléphonaient souvent, de plus en plus ces derniers temps, inquiets de voir leur fille entamer enfin une carrière digne de ce nom — et d’autant plus qu’ils ne disposaient pas, hélas, des fonds nécessaires pour lui donner un coup de pouce. Le centre municipal où elle enseignait actuellement ne proposait pas de programmes spécifiques à l’enfance et on lui avait fait poliment comprendre que si c’était là son ambition, elle n’était pas au bout de ses peines. Eh bien ! elle saurait patienter et se battre… Son rêve valait tous les efforts…
L’ascenseur émit une brève sonnerie. Machinalement, Abby poussa son chariot et s’engagea dans le couloir. Pas de boléro ni de valses viennoises, ici. On n’entendait jamais de musique au trentième étage — juste le ronronnement discret et studieux de voix sans visage derrière une enfilade de portes toujours closes. Quelques secondes plus tard, elle stoppa devant le bureau de M. Tanner. Affichant un sourire de convenance, elle recoiffa d’un geste de la main ces satanés cheveux roux qui refusaient depuis toujours de rester en place puis frappa discrètement à la porte.
— Entrez ! ordonna cette même voix rauque qui l’accueillait chaque matin depuis un an.
Sans attendre, Abby poussa la porte et entra dans la pièce.
— Bonjour, monsieur Tanner.
— Bonjour, repartit-il en levant les yeux sur elle, souriant.
Elle hésita, perplexe. Elle ne se souvenait certes pas l’avoir vu lui jeter un seul regard auparavant, encore moins la saluer d’un sourire. Les sourcils froncés, la gorge serrée, elle entreprit de disposer sur son bureau les enveloppes et plis divers qui lui étaient destinés, tout en s’efforçant d’ignorer le parfum épicé de son eau de toilette.
— Votre courrier, monsieur.
Son sourire s’élargit et, sur un ton éminemment sympathique :
— Merci, Abby.
Elle se figea aussitôt. Abby ? Il connaissait donc son nom ? Et pourquoi la regardait-il ainsi, avec ce sourire… charmeur, délicieux, conquérant ?
Les rustres, Abby, prends garde ! N’oublie pas les rustres.
— Bien… passez une excellente journée, monsieur.
Elle se détourna vivement et se hâta vers la porte.
Son élan fut brutalement brisé, la manche de son chemisier ayant malencontreusement accroché le rebord du chariot. Elle rit nerveusement, tira sur le tissu, tenta de se dégager… En vain. Agacée, elle tira encore, plus rudement cette fois — et son coude fit s’effondrer la pile du courrier sur le bureau. Elle se pencha pour rattraper les enveloppes ; sa manche se déchira alors dans un long craquement… Elle était perdue !
Elle s’affala de tout son long sur le parquet.
Le cœur battant à tout rompre et sans se départir de son sourire, elle rassembla le courrier épars et se releva. Elle surprit à cet instant dans les yeux de Tanner cet éclat froid qu’elle connaissait si bien… Oui, tout semblait rentré dans l’ordre, se dit-elle en s’époussetant. S’obligeant à des gestes posés, elle reconstitua la pile de courrier telle qu’elle se présentait avant sa pitoyable chute. Elle le fit avec une telle conviction qu’elle ne remarqua pas la tasse de café. Trop tard.
L’angoisse au ventre, elle fixa le liquide brunâtre qui se répandait sur le bureau.
— Oh, mon Dieu ! gémit-elle. Je vais nettoyer ça tout de suite…
— Ne vous alarmez pas.
Il s’était approché et, tout en sonnant la secrétaire, il la prit par les épaules.
— Helen, envoyez-moi un technicien de surface.
Perdant un moment conscience des lieux et de la situation, Abby leva les yeux sur lui. A le voir toujours assis, jamais elle n’avait réalisé qu’il était si grand. Malgré elle, elle se prit à l’étudier. Ses cheveux noirs mi-longs effleuraient le col de sa chemise blanche. C’était la première fois qu’elle le voyait de si près et à cette distance, elle lui trouvait soudain moins d’arrogance…
Pour être tout à fait honnête, avec ses traits fins et droits, cette bouche au dessin parfait et ses yeux couleur chocolat si intensément expressifs, il était indéniablement l’un des hommes les plus séduisants de la ville. D’ailleurs, Tanner faisait fréquemment la une des magazines et restait l’un des hôtes privilégiés des débats télévisés. On savait les femmes folles de lui, de son allure, de son sourire. Il portait le costume trois-pièces comme personne dans le monde des affaires et sa réussite faisait l’admiration de tous. Oui, Tanner était une star à Los Angeles.
Abby trouvait somme toute compréhensible que ses collègues de travail aient le béguin pour lui. Elle avait également la vague intuition qu’elle ferait bien mieux de prendre ses jambes à son cou et de quitter ce bureau sur-le-champ…
Elle ne fit pourtant pas le moindre geste.
Tanner la tenait toujours par les épaules et la scrutait maintenant avec intérêt.
— Tout va bien ?
Sa chaleur, son contact lui firent l’effet d’une décharge électrique. Elle frissonna et ne parvint à se ressaisir qu’au prix d’un immense effort.
— Je suis confuse, monsieur Tanner. Quelle maladroite je fais…
Il finit par la lâcher et enfin, elle respira plus librement.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il, ce n’est rien.
Comme il retournait à son bureau, une femme du service nettoyage entra et commença à s’affairer. Quelques minutes plus tard, elle ressortait ; Abby, impatiente de battre en retraite, lui emboîta le pas. Pas question de rester une seconde de plus dans ce bureau à subir le courroux de Tanner. Car comme elle le connaissait, il n’allait pas se priver de réflexions acerbes. Qui sait, peut-être même envisageait-il de la congédier ?
— Je vous en prie, Abby, asseyez-vous un instant !
Elle s’immobilisa, interdite, et tourna lentement la tête. Il lui sourit une nouvelle fois, avec une évidente bienveillance. Elle songea incongrûment à la douceur de ses lèvres… et piqua un fard.
— Je peux vous dépanner avec une épingle de sûreté, dit-il en désignant la manche de son chemisier.
— Oh, non, inutile, s’empressa-t elle de répondre en inspectant le tissu. Ce n’est rien…
— J’insiste. Donnez-moi au moins le nom de la boutique où vous avez acheté ce chemisier… Je vous en ferai livrer un neuf d’ici une heure.
Abby se retint de pouffer. Le nom de la boutique ? Elle s’était offert ce petit chemisier pour 10 dollars à peine chez un vulgaire soldeur…
— Ce n’est pas nécessaire, reprit-elle. J’ai de quoi me changer, en bas, dans mon casier. Merci quand même.
Elle mentait. Hormis un paquet de chewing-gum et une paire de bas Nylon, il n’y avait rien dans son casier. Mais elle n’avait aucune envie de rentrer dans ces détails ; elle ne souhaitait pour l’heure que sortir de ce bureau avant que Tanner ne s’avise de lui signifier son congé. Car forcément, cela lui pendait au nez…
— Depuis combien de temps travaillez-vous pour moi, Abby ?
Hum ! Quelle manière élégante d’amener la conversation sur son licenciement !
— Un peu plus d’un an, monsieur.
Il s’assit plus confortablement et, désignant un siège face à lui :
— Pourquoi ne vous asseyez-vous pas un moment ? proposa-t il.
— Euh, eh bien…, bredouilla Abby. Oui, monsieur.
— J’aimerais m’entretenir avec vous de quelque chose…
Elle s’assit du bout des fesses sur le siège en cuir. Un ange passa… Alors, à bout de nerfs, elle craqua :
— Vous voulez me congédier, n’est-ce pas ? Je suis réellement navrée pour le café… Et puis, je ne suis pour rien dans le début d’incendie qui s’est déclaré au service courrier la semaine passée.
Elle crut voir briller dans ses yeux une lueur d’amusement — qui disparut bien vite.
— Je pars ce week-end pour le Minnesota, fit-il, afin de rencontrer le directeur d’une entreprise de confiserie. J’ai l’intention de racheter sa société…
Abby écarquilla les yeux. Pourquoi diable C.K. Tanner prenait-il la peine de l’informer de ses projets ? Et, bon sang ! qu’attendait-il donc qu’elle répondît ? Elle décida finalement d’exprimer ses encouragements :
— Oh, c’est merveilleux… Je suis persuadée que ce sera là un excellent investissement et…
Il l’interrompit d’un geste de la main.
— Le problème, c’est que ce cher homme semble ne vouloir céder son bien qu’à un bon père de famille… Or, je ne suis pas marié ni proche de l’être. Je me trouve de ce fait dans une position malcommode… Abby, je vous serais gré d’accepter de vous faire passer pour mon épouse.
Abby pencha doucement la tête de côté, doutant d’avoir bien entendu.
— Ne vous méprenez pas, enchaîna Tanner. Il s’agit d’un voyage d’affaires, exclusivement. Vous ne joueriez le rôle de ma femme que le temps d’un week-end…
Oui, elle avait parfaitement entendu. Et cela n’avait rien de réconfortant.
Tanner croisa les bras.
— Euh, je crains de m’être montré un peu abrupt…
— C’est… c’est le moins que l’on puisse dire.
— Vous n’êtes pas mariée ?
— Non, mais…
— Bien, la coupa-t il. Sachez que je serais très honoré que vous acceptiez de me soutenir dans ce projet.
Abby le dévisagea avec insistance.
— C’est une plaisanterie, monsieur ?
— Non, répondit-il simplement.
— Vous souhaitez que je joue le rôle de votre épouse pour le week-end ?
— Oui.
— Pour conclure cette affaire ?
— Exact.
— Exact, répéta-t elle, réprimant une violente envie de rire.
Quelle idée insensée ! Elle, se plier à cette mascarade ridicule ? Elle ne pouvait l’imaginer. Se levant subitement, elle inspira une profonde bouffée d’air et lâcha :
— Désolée.
Tanner l’observa en silence un long moment.
— Faites-moi confiance, dit-il enfin. Je vous dédommagerai largement.
Abby pesa chacun de ses mots.
— Vous êtes en train de me demander de me faire passer pour une autre, le temps d’un week-end ?
Il opina lentement du chef, l’air terriblement sûr de lui, comme si sa requête avait été la chose la plus naturelle du monde. Comme s’il estimait encore plus naturel qu’elle acceptât. Pour qui se prenait-il ? Sans doute ce genre de service aurait-il comblé de joie la moitié des femmes de l’Etat, mais elle n’appartenait pas au rang des fans de C.K. Tanner. Mieux valait qu’il jetât son dévolu sur une autre. Les candidates ne devaient pas manquer !
— Ma réponse est non.
Lui tournant brusquement le dos, elle empoigna son chariot qu’elle poussa sans ménagement jusqu’à la porte du bureau. Là, sur un ton qu’elle espéra le plus neutre possible, elle dit avant de disparaître :
— Bonne journée, monsieur Tanner.
*
* *
Assurément, Abby Mac Grady avait un sacré cran, songeait un peu plus tard Tanner comme le détective privé pénétrait dans son bureau. Il connaissait, à la vérité, peu de femmes de cette trempe. Et pour tout dire, il trouvait en règle générale les gens bien trop prévisibles. Il était rare que l’on parvînt à le surprendre… Plus rare encore que l’on s’avisât de lui résister.
En moins de dix minutes, toutefois, Mlle Mac Grady avait gagné sur les deux tableaux !
Elle l’intriguait et il n’allait pas nier l’attraction qu’elle exerçait sur lui, en dépit de son côté femme sage et honnête. Hum… il lui faudrait demeurer vigilant. Son subterfuge ne fonctionnerait que s’il tenait compte de leurs différences — car de toute évidence tout les opposait.
Mais l’on n’en était pas là. Abby devait auparavant accepter de l’accompagner…
Tanner indiqua un siège au détective. L’homme n’avait disposé que de trois petites heures pour en apprendre le maximum sur Abby Mac Grady. Elle offrait déjà certains atouts qui feraient d’elle une bonne épouse, Tanner en était convaincu. Une certaine vivacité d’esprit, un physique tout à fait agréable…
En revanche, sa garde-robe laissait cruellement à désirer.
Bah ! c’était là un problème qui pourrait être résolu en un petit après-midi…
Plus que tout, qu’elle le détestât cordialement faisait d’elle la candidate idéale. Cette aversion, qu’il ne s’expliquait d’ailleurs pas, lui garantissait que leur arrangement resterait purement professionnel et c’était bien là ce qui l’intéressait. Ne pas s’engager, ne pas nouer de liens…
— Son nom exact est Abigail Mary Mac Grady, commença le détective, son bloc-notes entre les mains. C’est une artiste, diplômée de l’Ecole des Beaux-Arts de Los Angeles en 1998. Elle donne actuellement des cours, les mardi et mercredi soirs, au centre municipal de Yellow Canyon. Mlle Mac Grady occupe un studio près de West Hollywood. Elle adore les fleurs qu’elle cultive en pots sur son balcon. Elle raffole également de la glace menthe-chocolat. Elle aura 25 ans le 7 octobre prochain…
— Ce dimanche donc…
— Oui, monsieur.
— Rien de plus ?
— En si peu de temps, je n’ai guère eu le loisir d’approfondir le sujet.
Tanner n’écoutait plus. Un sourire lourd de mystère flottait sur ses lèvres…

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 21-02-09 04:08 PM

chapitre 2
Abby ne parvenait pas à se sortir de la tête la note qui avait été affichée sur la porte au début du cours.
« Aux étudiants et au personnel :
» En raison d’une forte demande pour des cours d’informatique, nous sommes dans l’obligation de mettre un terme aux classes de dessin dès la semaine prochaine. Nous espérons pouvoir accueillir ce cours le prochain semestre. Veuillez accepter toutes nos excuses.
Le responsable du Centre. »
Dure journée, songea Abby comme ses étudiants s’appliquaient à leur première aquarelle. Elle avait renversé du café sur le bureau de son patron, ce dernier lui avait demandé de bien vouloir se faire passer pour sa femme le temps du week-end et, un instant fascinée par la profondeur de son regard… elle avait bien failli accepter. Après tout, son existence morose ne s’égayerait-elle pas de quelques jours d’aventure en compagnie d’un homme si séduisant… ?
Pure folie. Heureusement, sa raison avait tiré toutes les sonnettes d’alarme à sa disposition…
Cet homme-là, aussi séduisant qu’il fut, n’était pas qu’un simple don Juan : il était aussi son patron.
Cette escapade resterait strictement professionnelle, lui avait-il fait remarquer. Et Abby n’y repensait pas sans une certaine amertume… Tanner fréquentait les top models et les actrices en vogue que chouchoutaient les plus grands couturiers et parfumeurs de la planète… Quel regard aurait-il pu porter sur une simple employée qui dénichait sa mode dans les rayons des drugstores et se parfumait au gel douche ?
Cependant, une question l’obsédait. Pourquoi elle ? Parmi la foule de toutes les jeunes femmes qui se pâmaient devant lui, pourquoi l’avoir choisie, elle ?
Elle laissa échapper un long soupir et hocha la tête. Impénétrable mystère… Bah ! à l’heure qu’il était, Tanner devait avoir oublié jusqu’à son nom. Et trouvé quelqu’un d’autre pour mener son projet à terme…
— Avez-vous terminé ?
Les visages se levèrent lentement de leur chevalet. Tous marqués par une réelle tristesse…
— Le Centre a besoin de fonds, reprit-elle, cherchant à les réconforter. L’informatique est un marché porteur… bien plus que l’art.
Elle eut un sourire optimiste.
— Donnez-moi une semaine. Je tenterai de trouver une solution.
— Je ne peux pas me payer des cours dans les autres écoles, déplora l’un des étudiants.
— J’arrive tout juste à me les payer ici, renchérit un second.
— Je comprends, dit Abby, mais…
— Le mieux serait que les cours soient gratuits !
La voix qui venait de l’interrompre s’était élevée, grave et puissante, depuis le pas de la porte. Toute la classe tourna aussitôt la tête dans cette direction. Les yeux écarquillés, Abby demeura muette, le cœur battant la chamade.
C.K. Tanner, nonchalamment, se tenait adossé au chambranle, le regard rivé sur elle.
Il avait abandonné son éternel costume trois-pièces¬ pour un jean et un sweat. En toute simplicité. Simplicité ? Abby devait redoubler de méfiance. En ce qui concernait C.K. Tanner, rien n’était jamais simple, se répéta-t elle — tout en regrettant furtivement de ne pas avoir mis plus de soin à se coiffer, ni pris la peine de revêtir une toilette plus élégante…
Il avança dans la salle de cours, l’air abominablement sûr de lui. Mystérieux, distingué, follement sexy. Le jean lui allait à merveille, nota-t elle, troublée — s’indignant la seconde d’après de ses rêveries.
— Mon nom est Tanner, lança-t il à la classe. Je suis un ami d’Abby.
— Woah ! Abby… hua une étudiante.
Un éclat de rire général fusa. Instantanément, les joues d’Abby s’embrasèrent.
— Il n’est pas…
Renonçant à se justifier, elle se tourna vers Tanner.
— Je n’ai pas changé d’avis, monsieur.
— Prenez le temps de m’écouter, Abby, chuchota-t il. J’ai en tête quelque chose qui devrait vous intéresser…
Il vint s’asseoir sur un coin de bureau, à côté d’elle, puis s’adressa à la classe en ces termes :
— J’ai décidé de mettre à la disposition de chacun d’entre vous un local où vous pourrez tenir vos cours. En ce qui concerne le loyer…
— Nous y voilà ! marmonna, narquois, l’un des étudiants.
— Il se montera à un dollar par mois, conclut Tanner.
Un silence s’ensuivit durant lequel l’ensemble des étudiants, bouche bée, dévisagea tour à tour Tanner et Abby. Celle-ci ne cilla pas, s’efforçant de refouler la colère qui montait en elle. Il ne manquait décidément pas de culot. Comment osait-il débarquer ici ? Qu’était cette histoire de loyer ridicule ? A quoi jouait-il donc et de quoi se mêlait-il ?
Elle descendit du bureau et engagea discrètement Tanner à la suivre.
Une fois dans le couloir, elle se planta devant lui, bien décidée à lui signifier tout le mal qu’elle pensait de son intervention. Hélas, son talon se fichant fâcheusement dans une anfractuosité du parquet, elle trébucha… et atterrit directement dans ses bras.
Pourquoi diable fallait-il qu’elle se montrât si maladroite chaque fois que C.K. Tanner se trouvait dans les parages ? Quelle poisse !
— Je vous tiens, dit-il en la soutenant fermement.
Elle se redressa, émue par la puissance et la force de ce corps. Bon sang, Abby, se sermonna-t elle, un peu de calme !
— Qu’êtes-vous venu faire ici, monsieur Tanner ? l’apostropha-t elle, reculant de quelques pas.
— Eh bien, commença-t il en souriant, je viens de vous empêcher de vous rompre le cou… Et de sauver votre classe. A présent, vous disposerez pour vos cours d’un atelier…
— Comment saviez-vous que nous étions à la rue ?
— Que vous importe ?
— Je sais parfaitement pourquoi vous faites ceci, répliqua Abby. En revanche mes étudiants doivent maintenant s’imaginer que, euh… des choses…
Il prit un air innocent.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Je ne plaisante pas.
— Moi non plus…
— Monsieur Tanner, je ne vous comprends pas. Pourquoi m’avoir choisie, moi ? Vous devez compter dans vos relations une bonne dizaine de femmes qui ne demanderaient pas mieux que de vous rendre ce service.
— Ce stratagème doit rester absolument confidentiel et…
il hésita, cherchant apparemment ses mots.
— … et puis je ne peux pas prendre le risque d’enrôler dans cette histoire l’une de mes amies. On ne sait jamais, euh… Certaines ont des vues sur moi et pourraient profiter de la situation… Vous me comprenez ?
— Je crois, marmonna-t elle.
— Tenez, peut-être ceci finira-t il de vous convaincre.
Il sortit une enveloppe de la poche de sa veste et la lui tendit. Sans enthousiasme, elle s’en saisit, et la décacheta comme s’il se fut agi d’un pli expédié par le diable en personne.
— C’est le contrat de location et les clés d’un local en ville, expliqua Tanner. Vous pouvez me régler les douze dollars maintenant ou à la fin de l’année, à votre convenance.
Décontenancée, Abby ne releva pas. Elle ne rêvait pas… ce jeu de clés qu’elle tenait à la main signifiait tant pour elle ! Un local pour une année entière ! C’était inespéré. Mais qu’attendait-il donc qu’elle fît en échange ?
Comme s’il avait deviné ses pensées, Tanner déclara :
— Trois jours, trois petites journées, voilà tout ce que je vous demande. Je passerai probablement le plus clair du week-end à l’usine. Vous n’aurez pas à me supporter longtemps.
Elle aurait dû se réjouir de cette précision. Or, quelque chose qui ressemblait à de la déception se manifesta dans un coin secret de son être.
— Je dormirai sur le canapé, poursuivit-il gravement, ou dans la baignoire, comme il vous plaira. Faites-moi confiance, Abby : vous n’avez rien à craindre de moi.
Nerveuse, elle entreprit de boutonner et déboutonner le col de son gilet, tout en jouant distraitement avec le jeu de clés.
— Je suis convaincu que vous saurez faire bon usage de ce local, fit Tanner.
Cela ne faisait aucun doute. Elle était désormais sur le point d’exaucer son rêve le plus cher. Un local, rien que pour elle ! Elle pourrait enfin ouvrir ses cours aux enfants. Et pourquoi pas aux seniors ? Oui, tout devenait possible… Mais à quel prix ? Elle s’était jurée quelques années auparavant de ne jamais laisser un nouveau Greg modifier ne serait-ce que d’un atome le cours de sa vie. Et puis… Et puis, l’idée de mentir lui était insupportable, au moins autant que celle de déplaire à des gens qu’elle ne connaissait pas. Oui, mais… Ses étudiants, les enfants, tous ces artistes en herbe qui méritaient que l’on s’intéressât à leur sort… ?
— Dans la baignoire, m’avez-vous dit… ?
— Parole de scout ! répondit Tanner, la main sur le cœur.
Elle fronça les sourcils, peu convaincue par son sourire angélique.
— Trois jours ?
— Oui, acquiesça-t il, plus une séance de relookage et un petit briefing.
— Une séance… de relookage ? Un briefing ?
— Vous devez tout apprendre de moi, Abby. Mes manies, mes goûts, mes phobies…
Il l’étudia des pieds à la tête avant de reprendre, légèrement embarrassé :
— Vous êtes une femme absolument délicieuse, mais, euh… Vous vous habillez comme si vous aviez fait vœu de chasteté. Je connais quelqu’un qui saura nous aider sur ce point. Bien ! Je passerai vous prendre, chez vous, demain à 13 heures.
— Mais, euh… Et mon travail ?
— Je vous accorde les prochaines journées, c’est la moindre des choses.
Il plongea son regard dans le sien.
— Et je vous serais reconnaissant, Abby, de ne rien dévoiler de notre arrangement.
— Une minute ! Je ne vous ai pas encore donné mon accord et…
— Bien sûr que si, Abby. Je le vois dans vos yeux et à votre façon de regarder ce jeu de clés.
Elle se renfrogna, sachant qu’il disait vrai. Jamais elle n’aurait le cran de lui jeter ces satanées clés à la figure. D’autant que ses étudiants les observaient maintenant, entassés derrière la vitre. Avait-elle le droit de les décevoir ? Avait-elle le droit de dédaigner la chance qui s’offrait de réaliser ses rêves ?
Elle soutint le regard noir et perçant de Tanner. Ce fut soudain comme si elle redevenait la timide jeune fille d’autrefois. Son pouls s’accéléra, sa respiration se fit difficile… Tanner, le type même d’individu qu’elle s’était promise de fuir sa vie durant allait devenir son époux pour trois jours !
— Je dois poser mes conditions, dit-elle sur un ton ferme.
— Bien sûr.
— Je vous soumettrai ma liste, demain.
— Entendu, acquiesça-t il avec un large sourire. Bonsoir, Abby.
Elle l’observa tandis qu’il s’éloignait, parfaitement calme, et visiblement satisfait.
Abby, quant à elle, avait la désagréable impression d’avoir conclu un pacte avec Satan. Si Tanner s’appropriait son âme, eh bien ! il ne lui resterait plus qu’à espérer qu’il ne lui ravisse pas son cœur…
— Quelque chose qui ne va pas ? Tu es souffrante ?
Abby fronça les sourcils en entendant le ton suspicieux de Dixie. Celle-ci, la pause déjeuner ayant sonné pour les employés de Tanner Enterprises, en avait profité pour lui téléphoner. Abby s’attendait au coup de fil de son amie. Ce dont elle ne se doutait pas, en revanche, c’était qu’elle aurait aussi furieusement envie de parler à Dixie du week-end à venir. Une envie qu’elle se devait d’ignorer, bien sûr…
— Abby, que me caches-tu ? s’enquit Dixie. Depuis ton arrivée ici, tu n’as jamais pris une seule journée…
Abby s’enfonça dans son fauteuil en osier et contempla rêveusement l’agitation de la rue, quelques mètres plus bas, juste au-dessous du minuscule balcon de son non moins minuscule studio.
— J’ai une migraine atroce, voilà tout.
C’était la vérité. Cette satanée migraine était apparue la veille et ne la lâchait plus depuis. Pas étonnant, avec tous ces événements… Et elle n’était pas au bout de ses peines : Tanner devait débarquer d’une minute à l’autre pour l’emmener à cette ridicule séance de relookage.
Quelle folie l’avait prise d’accepter ? Quoi qu’on fît pour la relooker, il n’émanerait jamais d’elle ni cette délicate sophistication qui illuminait certaines jeunes femmes ni cette fabuleuse grâce qui en habitait d’autres. La cause était entendue et désespérée… Oui, quelle folie ! Les parfaits inconnus qu’elle allait rencontrer ce week-end s’amuseraient bien à ses dépens…
Comme elle aurait aimé pouvoir penser à autre chose… Cela avait été impossible — à cause de ses étudiants d’abord, auxquels elle avait annoncé la poursuite des cours ; à cause des coups de fil ensuite, qu’elle avait dû donner ce matin aux parents d’enfants qui attendaient impatiemment qu’elle ouvrît enfin sa classe de dessin. Tout s’était précipité…
Perdue dans ses pensées, Abby saisit à peine que Dixie lui demandait ce qu’elle souhaitait faire pour son anniversaire.
— Alors, Abby… ? Chippendales ou discothèque ?
Son anniversaire. Bon sang, dimanche ! Elle serait dans le Minnesota. Grâce à Dieu ses parents étaient absents de Los Angeles et avaient fêté l’événement avec elle le week-end dernier. Ils n’auraient pas compris qu’elle s’absentât un tel jour…
— Je passerai la journée sous la couette, marmonna-t elle, incapable de trouver meilleure échappatoire.
— Comment ? protesta Dixie. C’est une formidable occasion de faire la fête !
— L’anniversaire des autres, oui. En ce qui me concerne, je déteste compter les années qui passent…
— Tu n’as que 25 ans ! Ce n’est pas l’âge de ce genre de coquetterie.
— Non, bien sûr… Toutefois il est grand temps que je me consacre à mon avenir et à l’école…
Elle s’interrompit. Son avenir ? Il se trouvait quasiment assuré, depuis hier. Oui, son rêve était en passe de se réaliser. Grâce à C.K. Tanner.
— Je sais que tu réussiras, déclara Dixie avec un enthousiasme touchant, mais tu dois également penser à t’amuser… Tiens, je sais ce qui te ferait du bien…
— Je crains le pire.
— Un rendez-vous galant. Un petit ami, un fiancé !
Dans la rue balayée par un vent frais s’engagea soudain une Mercedes noire brillant de mille feux. Abby sursauta, devinant qu’il s’agissait de C.K. Tanner. La berline avança lentement au milieu d’une nuée d’enfants admiratifs, zigzaguant entre les poubelles et les épaves de voitures parquées là dans l’attente de jours meilleurs.
Effarée, Abby vit la Mercedes se garer devant son immeuble. Les vitres teintées du véhicule l’empêchaient de distinguer quoi que ce fût, mais elle en avait la certitude, c’était lui.
La portière côté conducteur s’ouvrit et Tanner apparut, follement séduisant.
Maudit soit cet homme !
Un petit ami, un fiancé, avait dit Dixie. Abby étouffa un rire. Si sa camarade savait qu’elle s’apprêtait à épouser C.K. Tanner, son chouchou de patron…
— Bien, je dois te laisser, dit précipitamment Abby en faisant les cent pas dans l’appartement. Je vais, euh… J’ai besoin d’une aspirine.
— Je te vois demain ?
— Euh… Tout dépendra de ma migraine…
— Tu n’as besoin de rien ? J’ai encore une petite heure devant moi…
Abby tressaillit au son des pas de Tanner dans le couloir.
— Non, merci. Je dois me reposer, tout bonnement.
— D’accord. Pour ton anniversaire, que dirais-tu d’un gueuleton avec les filles, dimanche ?
— Parfait…
— Nous reparlerons de ton futur petit ami, plaisanta Dixie.
Un coup fut frappé à la porte.
— Aucun problème, Dixie. Je te rappelle…
Elle coupa la communication et courut jusqu’à la porte.
— Pardonnez-moi de n’être pas venue vous accueillir en bas, monsieur, mais…
Les mots restèrent coincés dans sa gorge.
— Il n’y a pas de mal, l’encouragea-t il, un sourire ravageur en prime.
Elle toussa.
— Voulez-vous, euh… entrez, je vous en prie…
— Avec plaisir. Il faut bien que je prenne connaissance du cadre dans lequel vit ma femme…
Sa femme, avait-il dit dans un clin d’œil ! Tétanisée, Abby se força à une ébauche de sourire, tandis qu’il pénétrait dans le studio, l’air tout à fait calme et sûr de lui. Il avait troqué son costume pour un jean et un sweat qui avaient le mérite de mettre en valeur ses jambes et son torse admirablement musclé. Un bref instant, Abby se rengorgea, comme si Tanner fut sa propriété.
Quelle idée grotesque ! Cet homme n’est là que pour une chose, se tança-t elle : t’utiliser.
— Voulez-vous boire quelque chose, monsieur ? offrit elle le plus plaisamment qu’elle put. Café, soda ?
— Non, merci.
Il avait distraitement refusé son offre, trop absorbé à étudier les lieux — s’arrêtant sur certaines babioles, estimant, eût-on dit, la valeur de ses meubles, déchiffrant avec intérêt les titres des livres de sa modeste bibliothèque… Puis, comme il passait devant l’une de ses peintures, il se figea, et scruta le portrait de cet homme qu’elle avait peint orbites vides, ombrées d’une seule nuance de gris.
— Quelle œuvre exceptionnelle ! Comment s’appelle l’artiste ?
Elle s’obligea à sourire en dépit de son malaise.
— C’est moi.
Tanner eut une moue épatée, son regard toujours rivé au tableau.
— Vous avez du talent, Abby.
— Vous paraissez surpris, monsieur.
— Impressionné, plutôt. Un brin jaloux, aussi… Je sais reconnaître un artiste lorsque j’en croise un et je suis capable d’acheter toutes ses œuvres si je suis séduit. Hélas, ricana-t il, je n’ai pas le moindre talent pour le dessin…
— On ne peut tout avoir… Certains ont la fibre artistique, d’autres le sens des affaires.
— Oui, bien sûr…
Il se rapprocha d’elle.
— … qui vous a servi de modèle ?
— Une vieille connaissance. Un homme souffrant de troubles de la vision.
— Aveugle ?
— D’une certaine façon, oui.
Tanner la dévisagea avec une intensité telle qu’elle s’écarta vivement.
— Si nous y allions ?
Après un moment d’hésitation, il opina et aussitôt Abby entreprit de rassembler ses affaires.
Une seconde plus tard, ils dévalaient les escaliers. Une fois à l’extérieur, comme ils se dirigeaient vers la voiture, Tanner se hâta au devant d’elle… pour lui ouvrir la portière côté passager.
— Merci, monsieur…
Elle osait à peine s’asseoir. L’intérieur de la Mercedes était d’une propreté irréprochable ; aucun papier ne gisait sur le tableau de bord ; aucun journal n’encombrait les sièges de cuir beige luisants ; aucun gadget ridicule ne se balançait au rétroviseur. On aurait dit un véhicule tout juste sorti de chez le concessionnaire.
Tanner prit place à son tour et lui jeta un bref regard.
— Ne m’appelez plus monsieur, Abby…
Il mit le contact ; la voiture se mit à ronronner.
— A partir de maintenant, ce serait bien que vous m’appeliez Tanner.
— Et pourquoi n’utiliserais-je pas votre prénom ?
— Personne ne m’appelle jamais par mon prénom.
Abby se tourna vers lui, intriguée, mais ne l’interrogea pas plus avant. Sa ceinture de sécurité bouclée, la main droite sur le levier de vitesse, il poursuivit :
— Durant les prochains jours, vous ne devez plus vous considérer comme mon employée. Frank Swanson ne doit se douter de rien…
Un sourire joua sur ses lèvres.
— Si vous y tenez, appelez-moi trésor ou chéri…
Elle sentit une vague de chaleur la submerger sans pour autant s’offusquer de sa suggestion.
— Excusez-moi d’insister, mais je crois qu’il est capital de ne pas perdre de vue que je suis votre employée, monsieur… Zut ! Tanner…
— Monsieur Tanner, répéta-t il en riant. Un peu trop mondain, vous ne trouvez pas ?
Abby se *******a de lever les yeux au ciel. Ils roulèrent un moment sans échanger un mot, Tanner ne se décidant à rompre le silence que lorsqu’ils s’engagèrent sur l’autoroute.
— Une fois arrivés à la maison, je vous abandonne à votre séance de relookage. Comptez environ deux heures… Nous dînerons ensuite en tête à tête, histoire d’apprendre à mieux nous connaître. J’ai pensé nous faire passer pour de jeunes mariés en quête de tranquillité. Les médias se seraient forcément fait l’écho de mon mariage… Je raconterai aux Swanson que la cérémonie s’est déroulée dans le plus grand secret.
Il se tut un bref instant puis enchaîna :
— Je suppose que les conversations de ce week-end porteront essentiellement sur les affaires. Que cela ne vous empêche pas de vous manifester…
Il continua à lui exposer le déroulement du week-end. Bientôt, Abby ne l’écouta plus. Les yeux baissés, elle ne parvenait pas à détourner son regard des cuisses de Tanner qui, chaque fois qu’il enclenchait une vitesse, bougeaient de telle manière qu’elle en éprouvait un émoi tout à fait inconvenant. Excédée, elle reporta son attention sur la route, se sermonnant contre sa légèreté et l’ineptie de ses fantasmes. Elle ferait bien mieux de s’intéresser sérieusement à sa mission…
— Bien, qui est Frank Swanson ? s’enquit-elle à brûle-pourpoint.
— Les Confiseries Swanson, vous connaissez ?
— Pas possible ? s’exclama-t elle en riant. Je suis une fan de ses barres chocolatées et je garde toujours une boîte de ses chocolats noirs dans mon réfrigérateur…
Quel rire délicieux, limpide et musical, songea Tanner en lui jetant un regard de biais. Un rire communicatif… auquel il s’interdit néanmoins de se joindre de crainte d’une réaction en chaîne. « Stop ! Les affaires, rien que les affaires, mon garçon ! » s’exhorta-t il, les mains crispées sur le volant.
Une minute s’écoula et il quitta l’autoroute pour la nationale qui le menait chez lui, face à l’océan. Machinalement, il fit descendre sa vitre et inspira une profonde bouffée d’air.
— Aimez-vous les bonbons… Tanner ?
— Non. Je risquerais de devenir accro…
— Pourquoi tenez-vous à acquérir cette société ?
Il rit doucement et haussa les épaules. Abby ouvrit à son tour sa vitre.
— Cette question vous paraît sans doute extrêmement naïve, mais j’aimerais une réponse.
— Eh bien ! C’est une entreprise qui marche très fort.
Elle ne fit aucun commentaire. Le ruban infini des plages de sable blanc que bordaient de larges avenues ombragées de palmiers défilait majestueusement…
Au bout d’un moment, elle se tourna vers lui.
— Vous vivez à Malibu ?
— Cela vous étonne ?
— Je m’étais imaginée qu’un homme tel que vous résidait à Beverly Hills…
— Et quel genre d’homme suis-je donc ?
— Le genre qui aime vivre en ville, au cœur de l’action, là où se trouvent les plus belles, euh… les plus beaux musées.
Devant sa brusque rougeur, il éclata de rire.
— Je fréquente rarement les musées !
Abby opina, vaguement déçue.
— J’ai besoin de mieux vous connaître. Vous devriez me fournir des données plus, euh… intimes. Tenez, parlez-moi de votre famille…
L’esprit de Tanner fut à ce mot assailli d’images — de souvenirs douloureux qu’il s’évertuait à refouler et dont il évitait soigneusement de parler. Le décès de sa mère, détruite par l’alcool ; son incorrigible coureur de père qui s’était libéré de la charge que représentait son fils en le plaçant en internat… Tanner avait eu une enfance solitaire et sans joie. Privé d’amour, sans repères familiaux, il s’était exercé très jeune à contrôler ses émotions, se promettant de devenir un jour un homme d’affaires impitoyable et tout-puissant.
— J’ai 32 ans. Je suis né un 20 Juin à Manhattan. Je fais mon jogging chaque matin, 10 kilomètres en moyenne, dit-il d’une voix monocorde. Je préfère le whisky au vin, et je me couche rarement avant 2 heures du matin.
— Mon Dieu ! ironisa Abby, que voilà une biographie expéditive ! dix secondes montre en main… Bravo, record battu !
C’était là ce dont se satisfaisaient la plupart des femmes qu’il rencontrait, pensa Tanner en s’engageant dans une allée marquée propriété privée. Et cela devait amplement suffire à une femme qui n’était censée partager sa vie que le temps d’un week-end.
— D’accord, finit-il par marmotter. Vous voulez une révélation ? Eh bien, sachez que c’est mon premier mariage.
— Quel scoop, monsieur ! repartit-elle, narquoise.
— Abby ! la chapitra-t il.
Elle ne daigna pas même le regarder et demeura les yeux au loin, les lèvres entrouvertes…. Des lèvres merveilleusement dessinées, pleines et roses à souhait, qui devaient avoir la douceur du satin…
Il se détourna brutalement, agacé autant que perturbé, et sortit en hâte de la Mercedes. La seconde d’après, il invitait Abby à descendre à son tour.
— Alors, comment trouvez-vous les lieux ?
— Splendide, évidemment répondit-elle, lui sembla-t il avec une certaine tristesse.
— Mais… ?
Comme ils grimpaient les marches du perron, elle leva les yeux sur lui, perplexe.
— Mais quoi ?
— Je peux lire à livre ouvert dans les gens, Abby, déclara-t il en lui ouvrant la porte. Je sais tout de suite si quelqu’un me cache quelque chose…
— Euh, eh bien… C’est juste que… Tout est tellement… colossal et somptueux, bredouilla-t elle. Vous vivez seul ici ?
Il acquiesça. A vrai dire, jamais il ne lui était venu à l’idée d’amener une femme en ce lieu. C’était là son oasis, son refuge, le seul endroit où il parvenait réellement à se détendre…
Oh, certes, il y avait également cet appartement de grand standing qu’il possédait en plein centre-ville. Il aurait pu y conduire Abby — n’eut été un voisinage excessivement indiscret, prêt à faire des gorges chaudes de ses actes les plus bénins. Oui, la maison de Malibu était bien plus appropriée…
Il observa Abby qui regardait maintenant avec intérêt la cheminée.
— Vous ne devez pas venir souvent, nota-t elle. Je ne vois ni tableaux, ni photos… Il règne entre ces murs, euh… Elle réfléchit, puis conclut : une intense solitude, oui. Il vous faut remédier à cela. Donner à cette maison un supplément d’âme…
Tanner se renfrogna. Un supplément d’âme ? Qu’entendait-elle par là ? Confortable et fonctionnelle, cette maison lui convenait totalement, à lui. Ah, bien sûr, ses étagères et ses murs étaient vides de gadgets ridicules et de babioles inutiles. Chez elle, au contraire, tout une série de clichés et de tableaux divers s’amoncelaient…
La spontanéité d’Abby le désarçonnait. Elle exprimait tout ce qui lui passait par la tête, sans prendre le temps de la réflexion. Et ce type de tempérament, il en avait fait à plusieurs reprises l’expérience, conduisait nécessairement au désastre.
Grand Dieu, heureusement que cette femme ne resterait pas dans les parages au-delà du week-end… Il soupira, puis, désignant l’escalier :
— Vous devriez monter, à présent. Une équipe vous attend. Premier étage, sur votre droite.
— Une équipe ? Quelle équipe ? fit-elle, l’air ébahi.
— L’équipe de relookage, répondit-il en s’éloignant.
— Whaaa ! l’entendit-il murmurer, une équipe, carrément ?
Lui tournant à ce moment le dos, il ne put se garder de sourire à la candeur de sa remarque.
— Hé ! l’interpella-t elle alors, vous devez à votre tour me questionner ! Vous ignorez tout de moi…
— Plus tard, pendant le dîner, répliqua-t il en passant la porte. Excusez-moi, j’ai quelques dossiers à réviser…
Menteur, se dit-il en se retournant, une fois dans le couloir. Abby gravissait les marches avec nonchalance. Avec une grâce naturelle touchante…
Il s’en fut d’un pas rapide, poussé par un incompréhensible malaise. Non, aucun dossier urgent ne l’attendait ; le pressait en revanche le besoin de se retrouver seul…

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 21-02-09 04:10 PM

chapitre 3

— Chérie, quel visage intéressant !
Le maquilleur, un personnage excentrique se faisant appeler Madame Georges, joignit les mains, comme en extase, tandis qu’il étudiait les traits d’Abby.
— Et cette chevelure… Un vrai miracle !
— Quel roux flamboyant ! Absolument fabuleux ! s’exclama Wanda, la coiffeuse, un large sourire aux lèvres.
Faisant défiler sous le menton d’Abby une robe après l’autre, Donald, le styliste, renchérit à son tour :
— La petite robe verte sans bretelles s’accordera magnifiquement à la couleur de ses yeux… Bien, au travail, messieurs dames… Prête, Cindy ?
— Euh, Abby, le corrigea poliment celle-ci.
— Pas aujourd’hui, chérie. Aujourd’hui, c’est Cendrillon !
Abby sourit, presque malgré elle, aux trois artistes qui l’observaient avec avidité. Prenant son courage à deux mains, elle finit par chasser ses dernières réticences et resserra son peignoir. Sacrée équipe que ces trois zigotos ! Avaient-ils été informés des raisons de cette séance ? Probablement pas. C.K. Tanner paraissait guère enclin à se confier, comme le lui avait prouvé le récit au pas de charge qu’il lui avait fait de sa vie…
Aussi succincte qu’elle fut néanmoins, cette biographie laissait entrevoir certains points qui ne manquaient pas de l’intriguer.
Hum… Lorsque viendrait son tour de parler, elle ne se priverait pas de lui cacher, elle aussi, certains éléments de sa propre existence. Elle se garderait bien ainsi de lui avouer que son allure distinguée et son charme irrésistible lui rappelait Greg. Greg qui l’avait séduite et auquel la jeune fille pure qu’elle était jadis s’était finalement donnée, croyant sincèrement en son amour.
Elle laissa échapper un long soupir. Pourquoi s’obstinait-elle à comparer les deux hommes ? C’était idiot. Elle n’était plus la jeune lycéenne naïve d’antan et de plus son séduisant patron n’entretenait avec elle que des relations strictement professionnelles.
Madame Georges lui sourit, les yeux brillants, un bâton de rouge à lèvres à la main, manifestement impatient de mettre la première touche à son œuvre. Mon Dieu, tout ce remue-ménage, songea-t elle, pour quel résultat ? Bah, après tout, puisque ses trois magiciens semblaient y croire… elle ne se sentait pas le droit ni l’humeur de les détromper.
Wanda s’empara de ses cheveux qu’elle commença à piquer de papillotes argentées. Désœuvrée, Abby fureta du regard autour d’elle. Il se dégageait de cette pièce une atmosphère presque irréelle, chaleureuse et sereine — si différente de celle, moderne et froide, du rez-de-chaussée… Que Tanner vécut seul, dans cette immense demeure austère, le rendait plus énigmatique encore à ses yeux. L’homme d’affaires serein et sûr de lui qu’elle croyait connaître lui réservait-il d’autres surprises du même acabit ?
Des tentures d’un bleu profond revêtaient les murs de la pièce aux allures cosy. Ici et là on avait disposé des fauteuils en cuir tanné ; dans un coin trônait un vaste canapé, également en cuir, sur lequel s’alignaient quelques coussins moelleux. Une large baie vitrée occupant tout un pan de mur s’ouvrait sur l’océan. Sur la gauche d’Abby, quelques marches menaient à un espace où s’élevait une cheminée de style rustique. Quel goût, et quel luxe ! Même s’il n’y avait là aucun étalage vulgaire de la toute-puissance de C.K. Tanner…
Son estomac se noua et un frisson de panique la parcourut. Mon Dieu, s’affola-t elle, dans quelle aventure s’était-elle donc embarquée ? Elle, épouse de C. K. Tanner, le play-boy millionnaire…
— Levez donc le menton, lui intima à cet instant Madame Georges, une houppette à la main.
Abby s’exécuta. Son avenir et celui de son école ne dépendaient que de sa bonne volonté… Elle ferait de son mieux. Tanner ne comptait-il pas sur elle ?
Debout devant le miroir de l’entrée, Tanner noua sa superbe cravate griffée Armani puis ajusta sa veste avant de consulter sa montre. Bon sang, deux heures et demie. Que fabriquaient-ils donc, là-haut ?
Vingt minutes plus tôt, il était monté à l’étage et avait frappé discrètement à la porte derrière laquelle on s’affairait. Wanda avait annoncé qu’Abby n’était pas encore prête…
Deux heures et demie ! Il fronça les sourcils, perplexe. Abby disposait d’un charme naturel évident et les trois compères n’avaient qu’à se *******er de le mettre en valeur. Devait-il s’inquiéter ?
Tanner cessa brusquement de trépigner. Au premier, une porte venait de s’ouvrir. Il perçut distinctement un brouhaha où se mêlaient chuchotements et fous rires. Puis retentit l’écho de talons hauts martelant les marches. Enfin !
— J’espère que vous aimez le vin, Abby, j’ai débouché…
Sa voix se brisa à la seconde où il leva les yeux. Bouche bée, il regarda médusé Abby qui descendait lentement l’escalier. Disparus les vêtements cent fois trop amples, envolée la couette mutine. Les mille feux dont brillaient les yeux verts d’Abby se reflétaient dans une robe de soie vert émeraude mi-longue dont le décolleté plongeant révélait une poitrine qu’il n’aurait jamais soupçonnée. Ses cheveux qu’elle gardait généralement attachés retombaient librement sur ses épaules nues en boucles délicates et… Fasciné, Tanner réalisa qu’il n’avait jamais pris garde aux jambes d’Abby Mac Grady. Des jambes au galbe parfait, sveltes et bronzées… somptueuses. Pris d’une subite bouffée de chaleur, il dut s’y reprendre à trois fois pour avaler sa salive.
Recouvrant peu à peu ses esprits, le souvenir des portraits de femmes peints par Botticelli s’imposa à lui. Oui, une fraîche innocence empreinte d’une sensualité torride se dégageait d’Abby — un modèle que n’aurait pas renié le maître italien.
Il grommela un vague juron, prenant pour la première fois conscience de la situation. Il était littéralement subjugué par cette femme. Elle éveillait en lui un trouble nouveau, quelque chose qu’il n’avait jamais expérimenté avec aucune autre auparavant.
Comme elle atteignait la dernière marche, Abby, de toute évidence nerveuse, lui sourit.
— Que… Qu’en pensez-vous ?
Il ne dit rien, l’esprit assailli de flashes où se superposaient images d’une peau nue, de jambes offertes et de cheveux roux battus par le vent. « Du calme, mon garçon, se sermonna-t il, un peu de sang-froid ». Il ferma les yeux un bref instant pour ne les rouvrir qu’une fois le battement de son cœur revenu à un rythme normal.
— Très joli, Abby.
Abby écarquilla les yeux, et ses joues virèrent au rouge cramoisi. Très joli ? Elle avait passé des heures sous la torture et Monsieur avait le culot de l’accueillir ainsi par un ridicule très joli ?! Ce n’était pas qu’elle espérait qu’il se pâmât, non, mais au moins aurait-il pu avoir la délicatesse de se montrer plus flatteur.
Elle soupira en silence. Quelle idiote elle faisait ! En réalité, jamais elle ne s’était sentie aussi séduisante et elle avait espéré que Tanner défaillerait à son apparition. Oui, elle avait imaginé qu’il se confondrait en compliments, saisi qu’il aurait été par sa beauté — une beauté au moins égale à celle des top models et actrices qu’il fréquentait. Eh bien non.
C’est ton patron, Abby. Tu n’es pas là pour lui plaire. Tu es là pour le travail.
D’un geste fébrile, Tanner ramena ses cheveux en arrière.
— Nous devons parler, maintenant, murmura-t il entre ses dents.
— Bien sûr, répliqua-t elle sur un ton qu’elle voulut énergique.
— Le dîner sera bientôt prêt.
Il s’engagea dans le couloir, l’invitant à le suivre.
Elle lui emboîta le pas, hésitant entre amertume et colère. Elle devait garder les pieds sur terre. Tanner n’était pas son époux. Cette villa luxueuse, cette toilette délicieuse, rien de tout cela n’était réel. Il ne s’agissait que d’une vaste imposture, une implacable mascarade où elle tenait le rôle d’une princesse de pacotille. D’ici trois jours, les douze coups de minuit retentiraient et…
— Je voudrais vous montrer quelque chose, dit Tanner un moment plus tard tandis qu’ils pénétraient dans ce qu’elle devina être son bureau.
Elle fut immédiatement saisie par la froide atmosphère de la pièce. Une froideur spartiate accentuée par des murs d’une blancheur aveuglante et une décoration minimaliste. Dans un coin se dressait une cheminée qui n’avait jamais dû accueillir la moindre flambée. Une fois encore, elle remarqua l’absence de photos, d’objets personnels.
Une large baie vitrée drapée d’épais rideaux en mousseline surplombait l’océan, donnant l’illusion d’une cabine posée à la proue d’un paquebot de luxe. Quelle pièce magnifique ! Abby se rappela vaguement avoir vu quelques photos du même bureau sur les pages en papier glacé du magazine Demeures de charme.
Elle s’avança jusqu’à la terrasse, fascinée par la vue, enivrée par la brise marine. Le spectacle était particulièrement enchanteur en ce début de soirée. Des volutes de nuages rouge orangé striaient au loin le ciel du crépuscule. Vision de rêve que réfléchissaient les eaux lisses de l’océan nocturne…
— Abby ?
Elle se retourna vivement et, s’arrachant à sa rêverie, quitta la terrasse.
— Ce doit être génial de vivre si près de l’océan…
— Exact.
Il ouvrit un tiroir et en sortit un petit coffret de velours noir qu’il déposa sur le bureau.
— J’ai pensé aux alliances.
Abby se figea. Des alliances ? Ce détail ne lui avait pas même traversé l’esprit.
— Elles appartenaient à mes grands-parents, précisa-t il en ouvrant la petite boîte.
Abby manqua s’étouffer en découvrant les anneaux. Deux bagues divines, l’une d’or jaune surmontée d’un flamboyant solitaire, l’autre en platine brut, sobre et raffinée.
— Je ne crois pas que, euh… bafouilla-t elle.
— Nous sommes de jeunes mariés. Cela paraîtrait étrange que nous ne portions pas d’alliance, non ?
Abby acquiesça d’un hochement de tête, mal à l’aise. L’alliance de la grand-mère de C.K. Tanner, à son doigt ? Quel honneur !
Quoique… il n’y avait rien là qu’un scénario habilement construit.
N’empêche, plus les choses avançaient, plus elle se sentait investie de son rôle, au point qu’elle perdait de vue, par moments, les vraies raisons de sa présence ici. Il lui fallait impérativement se montrer plus vigilante, éviter de prendre à son compte les regards et les gestes de Tanner. Ils ne s’adressaient pas à elle mais à la femme que, tel un apprenti sorcier, il s’appliquait à modeler pour parvenir à ses fins.
— Elle ne vous plaît pas ?
Elle se mordit la lèvre.
— Ce n’est pas cela…
Cette alliance lui plaisait, bien évidemment. Il s’agissait d’une pièce prestigieuse comme en rêvaient toutes les jeunes filles. Elle effleura l’anneau, avec respect.
— Si le diamant ne vous convient pas, s’impatienta-t il, je peux…
— Non, non. C’est un bijou extraordinaire…
Il se radoucit et saisit la bague.
— J’espère qu’elle vous ira… Puis-je ? demanda-t il en cherchant son regard.
Abby frémit. Une petite voix s’éleva alors en elle, lui intimant l’ordre de s’emparer du bijou afin de le glisser elle-même à son doigt. Elle ne fit cependant rien de tout cela et demeura immobile, osant à peine respirer.
Tanner prit doucement sa main dans la sienne. Elle retint à grand-peine un cri tant les sensations qui l’envahirent la surprirent. Une rafale de vent plus forte que les précédentes s’engouffra à cet instant dans le bureau, venant sans doute, songea-t elle de façon incongrue, la rappeler à la raison. Ayant glissé l’anneau à son doigt, Tanner dit :
— On la croirait taillée pour vous.
Puis, observant ses ongles fraîchement vernis, il ajouta :
— Quelle belle couleur…
Bien que sa gorge fût effroyablement nouée, elle parvint à articuler :
— N’est-ce pas… ? C’est une nuance très en vogue, Tentation…
— Oui, bien sûr…
Elle pria pour ne pas rougir. Pas sous l’intensité de ce regard rivé au sien. Mon Dieu, que fallait-il qu’elle fasse maintenant ? Comment trouver la force de résister au feu qui la pénétrait ?
— A moi, maintenant…
— Pardon ? dit-elle, fuyant aussitôt ses yeux.
— L’alliance.
Il enfila à la hâte et sans aucun émoi apparent la bague platine à son annulaire.
— Un peu juste… Enfin, cela devrait aller pour le week-end.
Abby esquissa un sourire. Tanner avait le chic pour la ramener à la réalité. Oui, effectivement, cela devrait aller pour le week-end…
Quelque part, le tintement délicat d’une cloche retentit.
— Vous attendez de la visite ? s’enquit-elle sur un ton faussement enjoué.
Il sourit.
— Non. Cela signifie que notre dîner est prêt… Madame Tanner…
Elle tressaillit à ces mots, ébranlée par l’intimité dont ils étaient chargés. Bon sang, quelle petite midinette elle faisait à se laisser éblouir par toute cette mise en scène ! Elle savait bien pourtant que tout ceci n’était qu’un jeu, que sonné minuit, euh… le week-end fini, le Prince charmant s’évanouirait, et qu’elle retournerait à son existence terne et solitaire…
A la lueur des chandelles, Tanner observa Abby. Il l’avait choisie pour un travail bien précis. En aucun cas pour s’abandonner à des sensations ni se laisser distraire par des pulsions. Oui, mais, cette nuit, sa rigueur légendaire et son sens aigu des priorités semblaient battre de l’aile…
Rarement il s’était trouvé à dîner sans un essaim de serviteurs valsant autour de sa table. Plus rarement encore, il avait eu l’occasion d’échanger avec un convive autre chose que des banalités… Ce soir, il découvrait, émerveillé, les plaisirs de la conversation. Littérature, musique, art, gastronomie, Abby et lui avaient parlé de tout, elle avec une sensibilité et une intelligence auxquelles ses conquêtes ne l’avaient pas habitué… A vrai dire, lorsqu’il conviait une jeune femme à un dîner en tête à tête, ce n’était certes pas dans l’idée de deviser à bâtons rompus…
Il sourit à cette réflexion et, s’arrachant à ses pensées, saisit la bouteille de merlot.
— Un autre verre ?
— Non merci, répondit Abby. En règle générale, un seul verre suffit à, euh… Disons que je ne veux pas risquer de perdre la tête. Avez-vous… avez-vous déjà été ivre, Tanner ?
— Oui, une fois. Au collège. J’ai promis que l’on ne m’y reprendrait plus…
— Je suis sûre que vous détestez perdre le contrôle de vous-même…
Il se pencha et, avec l’air mystérieux d’un conspirateur :
— Si vous vous étiez réveillée comme moi au beau milieu d’une fontaine, dans une cour de récréation, vous comprendriez…
— Vous me faites marcher ! s’exclama-t elle en riant.
— Absolument pas. Je m’étais assoupi, juste sous la statue du fondateur de notre collège.
Alors même qu’il narrait à Abby ce haut fait de son adolescence, Tanner se demanda ce qui pouvait bien le pousser à lui confier un tel secret. La seule présence de cette femme l’incitait-il à dévoiler des aspects de lui-même que jusqu’ici il s’était consciencieusement appliqué à celer ? Cela le perturbait…
Abby s’essuya délicatement les lèvres puis, reposant sa serviette, lança sur le ton de la plaisanterie :
— Puisque vous faites l’effort de m’avouer vos fautes, il me semble légitime que je me découvre à mon tour.
A ces mots, Tanner songea à la douceur de sa peau cuivrée, à la ligne voluptueuse de ses jambes…
Halte-là ! Fermant les yeux, il refoula l’assaut subit du désir impérieux qui l’avait submergé. Puis, les rouvrant, il fit mine de s’offusquer :
— Vous aussi ? Vous vous êtes éveillée dans une fontaine ?
— J’ai fait bien pire que cela !
— Racontez-moi donc.
Elle finit son verre puis respira profondément.
— J’ai suivi des cours à l’Ecole des Beaux-Arts de Los Angeles durant quatre ans. Ma famille se sacrifiait pour que je puisse poursuivre mes études. Très vite, cependant, j’ai réalisé que je ne m’en sortirais jamais…
— Ne me dites pas que vous avez vendu votre sang pour trouver de l’argent ?
— Non. J’ai posé comme modèle…
Elle avait rougi et détourné les yeux. Tanner ravala sa salive et s’efforça d’effacer l’image d’Abby posant nue sur un sofa, dans l’atelier d’un artiste… En vain.
— Vous… vous… bégaya-t il, chose qui ne lui était jamais arrivée. Vous avez posé… nue ?
Relevant le menton avec un air de défi, elle riposta :
— C’était de l’art, Tanner, et une expérience délicieuse.
— Je n’en doute pas.
— Cela paraît peut-être difficile à croire mais il n’y a rien de sexuel dans cet acte.
— Bien sûr, bien sûr…
Si elle s’obstinait à maintenir la conversation dans cette direction, il lui faudrait passer le reste de la nuit sous le jet glacial d’une douche. Il s’éclaircit la gorge avant de reprendre, comme si de rien n’était :
— Vous avez évoqué certaines conditions, hier… Pourrais-je disposer d’une liste ?
— Une liste me paraît superflue. Un respect mutuel nous préservera, je pense, de problèmes majeurs. De plus, il est impératif d’éviter de trop en faire… Quelques baisers par-ci par-là, quelques gestes tendres devraient être amplement suffisants…
— Tout à fait d’accord, marmonna Tanner tout en s’interrogeant sur la nature de ces baisers. Autre chose ?
Elle sourit.
— Oui. Je me réserve le droit de soulever des objections — si l’occasion se présentait, cela va de soi…
Ils se fixèrent un long moment puis soudain Abby éclata de rire, aussitôt imitée par Tanner. La tension qui l’espace d’une minute s’était accumulée au-dessus d’eux s’estompa.
— Je suis heureuse de retourner dans le Minnesota, fit Abby sur un ton léger.
— Vous connaissez donc la région ?
— Ma tante habitait sur les berges du lac Minnetonka. J’adore ce coin. Surtout en cette saison, au début de l’automne. Les couleurs dont se pare la nature me ravissent. Vous n’êtes pas de mon avis ?
Elle but une nouvelle gorgée de vin sous le regard de Tanner, hypnotisé par les feux que lançaient l’anneau de sa grand-mère glissé au doigt d’Abby.
— Désolé, repartit-il enfin, je ne connais que l’aéroport et l’usine Swanson.
— Quel dommage ! Savez-vous que le comté produit les plus belles pommes de l’Etat ?
Abby s’interrompit et eut un regard rêveur en direction de l’océan.
— Je rêve de posséder un pommier… Hélas, je crains que le balcon de mon studio soit trop exigu…
Et zut, pensa Tanner, l’esprit confus, absorbé qu’il était par le parfum qui émanait d’Abby. Il se sentait comme en proie à une douce ivresse que venait accentuer la vision de sa peau, nue, exposée par ce maudit décolleté…
Un peu de calme, Tanner ! Abby Mac Grady n’est qu’une épouse de circonstance.
Un serviteur fit à cet instant irruption et leur présenta les desserts — une sublime crème brûlée parfumée au gingembre — avant de s’éclipser. Tanner sourit à l’expression d’Abby, bouche entrouverte et yeux ronds, manifestement subjuguée. Les gourmandes sont des femmes éminemment sensuelles…
— Tout va bien ? s’enquit-il.
— Oui, euh…
— Que se passe-t il ?
— Eh bien, euh…
Se rappelant inopinément les indiscrétions du détective privé, Tanner hocha la tête et sourit.
— Peut-être préférez-vous une coupe de glace menthe-chocolat ?
— Chouette !
Elle se leva et, prenant la main qu’il lui offrait, lui emboîta le pas.
Quelques minutes plus tard, Tanner, en bras de chemise et la cravate dénouée, considérait, décontenancé, Abby qui fouillait en bonne et due forme le réfrigérateur et les nombreux placards de la cuisine. Il l’avait vue entasser dans des petites assiettes un cocktail de rondelles de bananes, de confiture de framboise et de fruits secs, le tout nappé de sauce chocolat.
Il fixait maintenant cette assiette des miracles, ébahi.
— Bien, dit Abby en glissant une serviette en papier dans le col de sa chemise, au travail !
— Vous ne craignez pas, euh… Tant de chocolat, est-ce bien raisonnable ?
— Le chocolat est la chose la plus raisonnable que je connaisse, décréta Abby sur un ton sans appel. Et puis, vous vous apprêtez à acquérir une enseigne qui doit sa réussite au chocolat, ne l’oubliez pas…
— Exact, convint-il.
Ils dévorèrent leur assiette, Abby riant aux larmes de son manque patent d’enthousiasme. Une fois qu’il eut terminé, il remarqua en souriant :
— Jamais je n’ai eu dîner d’affaires si plaisant. Merci, dit-il en l’enveloppant d’un regard chaud et pénétrant.
Lançait-il ce même regard aux femmes qu’il convoitait ?
Abby tressaillit et se détourna, rangeant de-ci de-là, l’air affairé. S’il s’entêtait à la regarder ainsi, à lui sourire de cette manière, le week-end s’annonçait éprouvant…
Par la vitre ouverte, Abby fixait l’océan, menaçant sous la pleine lune. Tanner roulait doucement sur la grande avenue et elle sentait sur son visage la caresse apaisante du vent mêlé d’embruns. Lentement, elle se tourna vers lui. Il gardait les yeux rivés sur la route et elle put étudier tout à loisir son profil. Un fin duvet ombrait ses joues et le dessin de ses lèvres entrouvertes…
Stop !
Elle s’abîma derechef dans la contemplation de l’océan.
Oui, C.K. Tanner l’attirait, elle ne pouvait plus longtemps se le cacher. Comment cela avait-il pu arriver ? Voilà donc qu’elle rejoignait la meute de ses courtisanes… ? Non. Pas elle…
Cette soirée… Oui, elle avait passé un moment exquis. Tout s’était déroulé pour le mieux. Sans qu’elle trébuchât ou brisât quoi que ce fût. Elle avait été chouchoutée comme jamais, s’était légèrement grisée d’un vin français succulent. Elle s’était sentie en confiance, allant même jusqu’à lui révéler l’un des grands secrets de son existence. Tout comme lui. Lui qu’elle devinait maintenant bien plus vulnérable, bien plus sensible qu’il ne s’évertuait à le laisser croire. Oui, à cette heure, elle devait l’admettre, elle attendait avec une certaine impatience ce week-end. Au moins autant qu’elle le redoutait.
— J’ai prévu différentes toilettes pour ces trois jours, l’informa-t il en s’engageant dans la Ve Avenue.
Abby opina. Evidemment, son éternel jean et son petit chemisier qu’elle avait renfilés en vitesse juste avant de quitter la propriété ne sauraient convenir pour une telle mission…
— Je dois avouer que je ne me suis jamais préoccupée d’une garde-robe digne de ce nom.
— Je doute que vous ayez l’occasion de revêtir une robe de gala, mais sait-on jamais ? Mieux vaut tout envisager…
Elle rit gentiment de sa manie de vouloir toujours tout prévoir, même l’imprévisible. Il adorait sa façon de rire, si fraîche, si spontanée — et si différente des glapissements ridicules des femmes de son entourage, pour qui le rire, eût-on dit, était une vulgarité ! Oui, il adorait l’authenticité d’Abby. Elle était authentiquement charmante… Elle l’intriguait, lui qui jusqu’ici estimait avoir fait le tour des différents types de sensibilité féminine — et pour un peu, il se serait laissé aller à la serrer dans ses bras, à l’embrasser… Pour un peu, car il déployait une énergie fantastique afin de résister à ces pulsions.
Il coupa le contact. Bon sang, que lui arrivait-il ? Si elle était d’agréable compagnie, Abby restait son employée. Tous deux appartenaient à des mondes complètement opposés. Non, il devait se reprendre, tirer un trait ferme et définitif sur les pensées et les fantasmes qui le tarabustaient. Sentiments et affaires n’ont jamais fait bon ménage…
Il fit le tour de la voiture en marmonnant et vint lui ouvrir la portière. Comme Abby ne semblait pas disposée à quitter son siège, il s’enquit :
— Quelque chose ne va pas ?
— Je suis coincée, dit-elle d’une voix presque inaudible.
Il se pencha et la regardant, s’excusa :
— Vous dites ?
— Coincée, je suis coincée, répéta-t elle, agressivement cette fois. Mes cheveux se sont pris dans l’appui-tête… Zut ! Je déteste ces voitures étrangères.
— Vous disposez d’un certain talent pour les gaffes, dirait-on, ironisa-t il.
— Cela se voit tellement ?
Il s’accroupit et examina l’appui-tête.
— Comment vous êtes-vous débrouillée pour… ?
— Pourrions-nous débattre de ma gaucherie un autre jour, s’il vous plaît ? Aidez-moi… Je déteste être enchaînée. Je souffre de claustrophobie.
— Hum… Pouvez-vous faire le gros dos ?
— Le gros dos ? Pourquoi ? se récria-t elle.
— Pour que je puisse intervenir, sans vous blesser.
Elle bomba le dos et réussit de cette manière à libérer trois petits centimètres entre le siège et elle. Aussitôt, Tanner faufila sa main derrière sa nuque, effleurant au passage ses épaules. Il pesta contre la vivacité de sa libido, enflammée par les effluves de son parfum… Quel crétin il faisait !
Se contorsionnant avec habileté, il parvint à glisser sa tête au niveau de sa nuque. Doucement, il écarta ses longs cheveux roux qui caressaient son visage et chercha ce qui la maintenait en si mauvaise posture.
— Alors ? l’apostropha-t elle.
Il leva les yeux au ciel, exaspéré par le brasier qui le consumait.
— Une minute, j’y suis presque…
Il saisit la mèche de cheveux entravée qu’il libéra enfin du support de l’appui-tête. Se redressant, il invita Abby à sortir de la Mercedes.
Une fois à l’air libre, celle-ci ferma les yeux, goûtant avec délice à la brise nocturne — et s’efforçant de réprimer le trouble qui l’avait envahie dans ce corps à corps improvisé.
Cherchant quelque chose à dire qui put rompre le charme que cette nuit exerçait sur elle, elle regarda l’alliance à son doigt et demanda :
— Dois-je vous rendre l’anneau ?
Il sourit.
— Non, gardez-le.
— Très bien.
Ils s’avancèrent jusqu’à la porte, silencieux.
— Je dois vous avouer que je serais heureuse lorsque tout ceci sera fini, dit-elle en poussant la porte d’entrée de son immeuble. J’ai le mensonge en horreur.
— Moi aussi. Mais je crains que pour l’occasion, ce soit un mal nécessaire.
Elle se tourna vers lui et, adossée au mur du vestibule, ses yeux plongés dans les siens :
— N’est-il pas envisageable que vous opériez seul ? Montrez donc à Swanson le vrai Tanner…
Il soutint son regard. Qu’il devait être doux de se perdre dans ces yeux verts…
— Non. Je ne souhaite me dévoiler à personne.
— Mais lorsqu’il découvrira le subterfuge… ?
— J’ai tout prévu, la coupa-t il. Sitôt le contrat signé et les Confiseries Swanson en ma possession, nous divorcerons.
— Ah ? Bien… Il est vrai que dans votre monde, on se marie et on divorce sans se poser plus de questions…
— C’est juste, approuva-t il.
Il n’avait aucune envie d’entamer une conversation sur la valeur d’une institution telle que le mariage. Ses théories sur le sujet ne regardait que lui et puis de toute façon, Abby ne le comprendrait pas, elle dont les parents étaient toujours mariés, liés par un profond amour et une fidélité qu’il supposait sans tâche.
— Bien, reprit-il, je passerai vous prendre à 7 heures demain matin. Direction l’aéroport. Bonne nuit, Abby.
Il s’en fut vers sa voiture, sans se retourner. Ce mariage n’était qu’une imposture. Tout comme cette soirée, aussi agréable qu’elle avait été… Sa relation avec Abby était faussée par le contrat qu’ils avaient passé.
Bon sang, comme il regrettait d’être obligé de recourir à elle ! se dit-il en s’installant au volant. Il mit le contact… Non, il ne retournerait pas à la villa sur l’océan, ce soir. Il dormirait en ville. Enfin, si le sommeil voulait bien de lui…

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 21-02-09 04:12 PM

chapitre 4
— Nous nous poserons d’ici une petite heure, monsieur Tanner, chuchota l’hôtesse.
Celui-ci opina, se gardant bien de faire le moindre geste : Abby s’était assoupie contre son épaule… Elle paraissait si lasse, ce matin, lorsqu’il était venu la chercher, qu’il préférait qu’elle se reposât le plus possible. Un long week-end les attendait et s’ils voulaient mettre toutes les chances de leur côté, ils avaient besoin d’avoir l’esprit clair.
Elle n’avait fait aucun commentaire sur la manière dont ils s’étaient séparés, la veille, et il lui en était extrêmement reconnaissant. En vérité, il ne souhaitait aucunement débattre des bienfaits du mariage ni entrer dans de pesantes considérations à propos de l’imposture qui devait abuser Swanson. Oh, et puis zut, se dit-il, pourquoi fallait-il qu’il se sentit si peu sûr de lui sitôt que cette femme était dans les parages… ?
Abby correspondait si peu à l’image qu’il s’était faite d’une complice. Depuis ce satané dîner, il avait l’impression que sa vie avait amorcé un virage, aussi inattendu qu’inespéré. Oui, ce repas avait été un moment merveilleux, un moment exceptionnel. Pour la première fois de son existence, il s’était senti en totale harmonie avec une femme… Mieux encore, ce bien-être, cette sérénité s’était imposée à lui naturellement et à plusieurs reprises il s’était même pris à oublier tout à fait les vraies raisons de la présence d’Abby auprès de lui.
Il baissa la tête et la regarda un long moment. Après le décollage, à peine avaient-ils échangé quelques banalités — Abby manifestant le désir de faire un petit somme. Elle n’avait pas rouvert les yeux depuis…
Lui était-il jamais arrivé de tenir quelqu’un dans ses bras, sans arrière-pensées ? Avait-il même jamais souhaité garder ainsi contre son cœur une femme, juste pour le plaisir d’une étreinte innocente et tendre ?
Elle ressemblait à un ange dans son pull angora. Un ange au tempérament de feu, se dit-il se rappelant la colère qui illuminait son regard quand il était intervenu au beau milieu de son cours de dessin. Un ange bien encombrant aussi, devant lequel il se sentait tout petit…
Tanner inspira profondément, impuissant à refouler l’émotion qui le gagnait. Comme il aimait ce parfum qui imprégnait ses cheveux ! Un parfum acidulé de pomme verte. Oui, elle lui avait confié porter une véritable passion à ce fruit. Tiens, pourquoi ne pas lui offrir un pommier en guise de remerciement, une fois toute cette histoire terminée… ?
Le jet piqua à ce moment sur sa gauche, l’arrachant à ses pensées. Instinctivement, il resserra son étreinte. Une seconde plus tard, la voix du commandant de bord grésillait dans le haut-parleur :
— Désolé, monsieur Tanner. Nous traversons une zone de turbulences. Cela devrait s’arranger d’ici…
Il s’interrompit, l’avion venant de plonger à pic. Abby sursauta et se redressa vivement sur son fauteuil.
— Que se passe-t il ?
L’angoisse perçait dans sa voix.
— Un trou d’air, rien de grave.
De nouveau, le jet piqua, comme aspiré par le vide.
— Mon Dieu, se lamenta-t elle. Nous allons nous écraser !
— Abby, regardez-moi.
— Pardon ?
— Regardez-moi.
Elle leva les yeux vers lui, des yeux qui exprimaient une profonde panique, et murmura :
— J’aurais dû vous en parler… J’ai terriblement peur en avion.
— Désirez-vous prendre un calmant ?
— Inutile… C’est fait… J’ai avalé un cachet avant d’embarquer.
L’avion entama une nouvelle descente vertigineuse. Abby retint un cri et ferma les yeux.
— Voilà ! Nous tombons.
Tanner la serra plus près de lui.
— Calmez-vous. Tout va bien se passer. Regardez-moi, Abby…
Elle tremblait, ses mains agrippées à ses épaules.
— Abby, rien ne vous arrivera dès lors que je suis près de vous. C’est entendu ?
Elle rouvrit lentement les yeux et acquiesça, l’air peu convaincu. Puis elle plongea son regard dans le sien et quelques secondes s’écoulèrent ainsi au bout desquelles Tanner sentit que quelque chose passait entre eux. Quelque chose qui soudain l’effraya, bien plus que l’éventualité peu probable du crash de ce satané jet.
Une minute plus tard, l’avion parut avoir pénétré un ciel plus clément. Abby cependant ne se détourna pas.
— Que… Que va-t il se passer, à présent… ? s’enquit-elle, d’une voix mal assurée.
Comme elle était touchante ainsi blottie contre lui ! Il sourdait de son regard une telle prière qu’il ne sut résister et l’exauça, sans réfléchir, en prenant sa bouche.
Tanner l’entendit qui retenait son souffle. Luttant pour étouffer la plainte d’un plaisir fulgurant, il s’enivra du miel pénétrant de ses lèvres. Elle allait le repousser, s’offusquer, et ce serait là tout à fait légitime, pensa-t il, la peur au ventre…
Au lieu de cela, elle l’attira et se pressa contre lui.
Une communion parfaite de leur être s’opéra dans ce baiser qu’ils échangèrent comme si ce devait être le dernier. Lorsque, quelque temps plus tard, une éternité peut-être, Abby s’arracha à ses lèvres, il crut mourir sous l’effet des ondes sensuelles que cette étreinte avait déchaîné en lui.
— Tanner, murmura-t elle, sa bouche frôlant la sienne.
Il retint à son tour son souffle, décelant dans sa voix une nuance nouvelle. Le désir, peut-être, se dit-il, le cœur prêt d’imploser. Oui, elle était évidemment troublée, évidemment désorientée… A moins… à moins qu’elle ne fut pas dans son état normal pour des raisons bien plus terre-à-terre. N’avait-elle pas ingurgité un calmant ? Il devait forcément embrouiller son esprit. Oui, qu’allait-il imaginer d’autre… ?
Ravalant un juron, il se redressa brusquement sur son siège.
— Dormez, lui ordonna-t il.
« Dormez, oui, que je remette de l’ordre dans mes pensées, » pesta-t il en silence.
Abby resta les yeux rivés sur lui, décontenancée.
— Très bien, monsieur Tanner, dit-elle enfin en attrapant son oreiller.
Lui tournant ostensiblement le dos, elle se blottit contre le hublot. Tanner l’observa du coin de l’œil puis s’empara de son attaché-case. Au travail. C’était bien là la meilleure façon de penser à autre chose !
A condition qu’il parvint à aligner deux pensées cohérentes, car pour l’heure, il semblait bien qu’il lui était totalement impossible de raisonner. Sur ses lèvres persistait une saveur étrange et singulière… Et, maudit soit-il, son corps palpitait encore d’un désir tenace…
Pianotant nerveusement sur le battant de sa mallette en cuir, il entreprit de se convaincre du ridicule de la situation. Allons, Tanner, ce n’était qu’un moment d’égarement. Il n’est pas trop tard…
Ils avaient conclu certains arrangements quant aux gestes qu’ils se permettraient pendant ce long week-end. Il n’était pas dans ses habitudes de faillir à sa parole !
Avec appréhension, il tourna la tête dans la direction d’Abby. On aurait dit, en cet instant, une jeune adolescente à peine sortie de l’enfance… Une adolescente que consumerait les feux d’une passion indécente, néanmoins !
Il avait coutume de fréquenter des femmes plus fatales qu’innocentes. Des femmes qui savaient ce qu’elles voulaient. Et ne se perdaient pas en d’inutiles conversations pour le lui faire savoir.
Abby était si différente. Si ingénue… et en même temps il devinait en elle une extraordinaire volupté contenue.
Dans quelle galère…
« C’est terminé, plus jamais je ne prendrai ce genre de cachet », se promit Abby, le nez collé à la vitre de la limousine qui les emmenait chez les Swanson. Oh, bien sûr, au début la drogue avait atténué son stress, mais quelques heures plus tard… Mon Dieu, quelle catastrophe ! Pire encore qu’un crash.
Que lui était-il donc passé par la tête de permettre à Tanner qu’il l’embrassât ? Permettre ? Allons, ma fille, tu n’attendais que cela, oui, tu espérais follement ce baiser. Et maintenant encore, tandis que la luxueuse voiture traversait les paysages bucoliques du Minnesota, tu donnerais n’importe quoi pour qu’il t’enlaçe et pose tendrement ses lèvres sur les tiennes. C’était là la seule et l’unique vérité.
Abby soupira. Elle n’avait pas été à ce point assommée par son calmant qu’elle ne pût se souvenir de la douceur de ses lèvres, des émotions qui l’avaient submergée au contact de sa bouche. N’empêche, ce baiser avait été une erreur, une défaillance de leur entendement. Tanner en semblait d’ailleurs persuadé ; il avait depuis pris ses distances. Une fois ce week-end terminé, il y avait fort à parier qu’il oublierait jusqu’à son existence. Et comment l’en blâmer… ?
Elle se sentait encore comme dans du coton et parvenait tout juste à garder les yeux ouverts lorsqu’ils s’étaient présentés aux usines Swanson, deux heures plus tôt. Frank Swanson ayant organisé une visite des lieux en leur honneur, elle n’avait guère tardé à se ridiculiser. Ils venaient de pénétrer dans la zone de confection des bonbons fourrés quand, bêtement, elle avait trébuché, réalisant un superbe piqué qui l’avait directement menée sur une cuve débordant de crème au chocolat.
Elle rougit en se rappelant comment Tanner s’était empressé de la secourir. Pantelante, honteuse, elle était restée immobile un moment, son pull angora abominablement tâché, de même que son visage et ses mains. Puis, volant de façon inespérée à sa rescousse, M. Swanson en personne avait gentiment remarqué que ce genre d’incidents étaient bien plus fréquents qu’on ne l’imaginait.
— Avez-vous déjà entendu parler de l’appel de la nature ? leur avait-il demandé, l’air mystérieux. Eh bien, c’est la même chose avec le chocolat.
De petite taille et trapu, arborant une magnifique barbe poivre et sel, un sourire malicieux et des yeux pétillants toujours en mouvement, Frank Swanson était réellement charmant, extrêmement avenant et chaleureux. Si ce n’avait été la promesse faite à ses étudiants de les accueillir très prochainement dans leur nouvelle salle de classe, Abby aurait sans la moindre hésitation appelé un taxi et reprit sans plus tarder le chemin de l’aéroport…
— Un autre mouchoir en papier ? Je crois qu’il reste une tâche de chocolat, là… fit Tanner.
— Non, merci.
— Vraiment ?
Il avait retiré sa veste maculée de crème et s’était lavé abondamment les mains. Assis à ses côtés, consultant ses dossiers avec une élégante nonchalance, il paraissait tout à fait calme. A vrai dire, elle ne parvenait pas à lire en lui. Etait-il furieux contre elle ?
— Je pense qu’il me faudra recourir à une brosse à récurer, dit-elle en osant un sourire.
Il leva les yeux et esquissa un sourire forcé.
— Très drôle, Abby.
— Oh, je suis navrée, d’accord ! s’écria-t elle. Combien de fois devrais-je vous le répéter ?
— A votre avis… ?
Elle se renfrogna et s’enfonça dans son siège.
— De toute façon, c’est de votre faute…
— Tiens donc ? dit-il, l’air amusé, reconnaissez tout de même que je ne vous ai pas poussée dans cette cuve…
— Vous m’avez obligée à cette visite.
— Si peu… Et je n’y suis pour rien si vous êtes la plus maladroite des filles que j’aie jamais connues.
Elle le toisa, les joues en feu, et répliqua :
— Je ferai dorénavant de mon mieux pour paraître une femme digne et respectable. Plus un mot, plus un geste…
Un silence pesant s’installa dans la limousine et Abby se demanda si elle devait renouveler ses excuses. « Bah, à quoi bon ? Il ne t’aime pas de toute façon. »
Tanner abandonna ses papiers et se mit à la fixer.
— Ce n’est pas ce que j’attends de vous, Abby. De plus, sachez que ce n’est pas non plus le genre de femme que je souhaiterais…
— Tiens donc ! Et quel genre d’épouse recherchez-vous ?
Il hésita, regrettant d’avoir trop parlé, puis, baissant les yeux sur ses dossiers :
— Je me satisfais fort bien de n’être pas marié.
Le genre de femme que je souhaiterais… Quelle mouche l’avait donc piqué de lui dire cela ? Jamais il n’avait donné de faux espoirs à aucune de ses liaisons. Toutes savaient dès le début à quoi s’en tenir avec lui. Certes, il y avait eu ce baiser dans l’avion, mais il ne voulait surtout pas qu’Abby s’imagine qu’il pourrait, après cela, porter sur le mariage un nouveau regard…
Bon sang, elle l’avait exaspéré aujourd’hui, avec sa spectaculaire cabriole. Une cabriole qui aurait pu lui coûter les Confiseries Swanson ! Contre toute attente, fort heureusement, elle s’était, par sa gaucherie, attiré la bienveillance de Frank…
Tanner se frotta le menton, songeur. Abby ignorait que tandis qu’elle s’évertuait à effacer toutes traces de sa chute dans les toilettes pour dames, Frank n’avait cessé de parlé d’elle, ne tarissant pas d’éloges à son sujet. Il redoutait tant d’avoir à faire à l’une de ces snobs insipides qui rechignaient à se salir les mains ! Oui, cet incident était un bon signe, avait clamé Swanson, enthousiaste. Ce bain forcé dans la cuve de crème était un peu comme le rite de passage obligé de tous les vrais amateurs de chocolat. Un peu plus tard, comme le vieil homme les raccompagnait à leur voiture, il lui avait discrètement soufflé de bien veiller à ne jamais laisser s’envoler une femme aussi délicieuse.
Tanner lorgna du côté d’Abby, et ne put retenir un sourire. Les auréoles de chocolat qui ombraient son visage et ses vêtements la rendaient plus séduisante encore. Terriblement sexy même. Elle gardait le nez collé à la vitre, enchantée du paysage qui se déroulait devant ses yeux — et évitant avec soin de croiser son regard. Et c’était aussi bien… N’avait-il pas commis une énorme bêtise en arrêtant son choix sur elle ? Le souvenir de leur baiser ne lui laissait aucun répit. Pire encore, il s’était pris à plusieurs reprises à éprouver du plaisir à la musique de son rire, à étudier le déhanchement subtil de son corps en mouvement, à…
Veillez à ne jamais la laisser s’envoler ! Les paroles de Frank retentirent une nouvelle fois à ses oreilles. Ne pas la laisser s’envoler ? Et comment donc aurait-il pu s’y prendre ? Elle n’avait jamais été sienne…
Il la fixait maintenant, littéralement fasciné par une gouttelette de chocolat qui était restée collée à sa nuque, juste au niveau du lobe de l’oreille. De longues secondes s’écoulèrent durant lesquelles il lutta vaillamment contre l’envie de lécher sa peau. Mais déjà il se penchait, le souffle court, son cœur martelant sa poitrine, elle, lui tournant toujours le dos, inconsciente de sa fièvre…
Abaissant la vitre centrale, le conducteur de la limousine l’interrompit.
— Nous sommes arrivés, monsieur et madame Tanner, dit-il comme ils passaient un lourd portail en fer forgé.
La voiture s’engagea sur une large allée avant de stopper devant le perron d’un manoir majestueux.
Abby se redressa sur son siège, stupéfaite. Quelle opulence ! Comment un simple mortel pouvait-il vivre dans une telle demeure ? C’était là un univers qui l’angoissait autant qu’il la captivait. Exactement comme de jouer l’épouse de Tanner. Elle avait le sentiment de n’être pas à sa place et ne se sentait guère à l’aise la plupart du temps. Mais, elle devait se l’avouer, elle éprouvait par moments une certaine euphorie à tenir ce rôle…
Et c’était complètement idiot. Ne connaissait-elle pas sa réputation ? Ne lui avait-il pas clairement fait entendre qu’il ne comptait pas se marier ?
Et alors ? De toute façon, elle n’aurait jamais épousé un malotru de son espèce. Oh, certes, il ne manquait pas d’intérêt, sur un plan plastique, mais ses qualités s’arrêtaient là…
Elle descendit de la limousine et fureta autour d’elle, ravie par le spectacle qui s’offrait à ses yeux. L’automne avait pris possession des lieux et déployait devant elle une palette envoûtante de tons roux et de nuances ocres. Une légère brise l’effleura et la fit doucement frissonner… Sous un ciel bleu sans nuage se tenait le manoir, imposant, fiché sur une butte qui descendait en pente douce jusqu’à un lac. Un lierre vivace tapissait les murs de vieilles pierres et encadrait chaque fenêtre. Abby sourit, charmée.
La lourde porte d’entrée s’ouvrit alors ; Frank apparut, flanqué d’un petit bout de femme, plutôt jolie et agréablement potelée — probablement l’épouse de monsieur Swanson, se dit Abby. Ils se précipitèrent à leur rencontre, main dans la main, un sourire chaleureux aux lèvres. Abby songea tout de suite à ses parents, incorrigibles amoureux et romantiques impénitents. Frank lui avait confié s’être marié trente-deux ans plus tôt et éprouver toujours le même plaisir à tenir la main de sa femme dans la sienne. C’était là quelque chose que Tanner, elle en était convaincue, devait considérer avec cynisme…
Un frisson d’anxiété la fit tressaillir. Abuseraient-ils ces deux-là ? Frank et sa femme se portaient un amour sans faille depuis si longtemps… Ne risquaient-ils pas de percer à jour le couple d’imposture qu’elle formait avec Tanner ?
Comme s’il avait éprouvé la même inquiétude, celui-ci enlaça sa taille. Instinctivement, elle se rapprocha de lui.
Déjà, la femme lui tendait la main.
— Bonjour. Je suis Jan Swanson. Bienvenue dans le Minnesota. Puis-je vous appeler Abby ?
— Bien sûr, répondit celle-ci en souriant.
— Appelez-moi Jan, je vous en prie.
— Ravi de vous rencontrer, Jan, dit Tanner. Merci de nous offrir l’hospitalité.
— Tout le plaisir est pour moi. J’aurais aimé vous rencontrer plus tôt. Frank m’a beaucoup parlé de vous…
— En bien, évidemment, intervint celui-ci en gratifiant Abby d’un clin d’œil.
— C’est que Frank a dû oublier ma plongée dans la cuve de chocolat, dit Abby en riant.
Tanner s’éclaircit bruyamment la gorge.
— Oh, ma chérie ! lança Jan, oublions cela… Je suis sûre que nous allons nous entendre à merveille.
Abby esquissa un timide sourire tandis que Frank prenait Tanner par les épaules.
— Venez avec moi, mon garçon. Le chauffeur s’occupera des bagages… J’ai quelque chose à vous montrer… A tout à l’heure, Abby !
Paniquée, celle-ci leva aussitôt les yeux sur Tanner qui lui sourit, l’air parfaitement calme.
— Pourrez-vous vous passer de moi quelques minutes, mon cœur ? s’enquit-il simplement.
Abby se figea, troublée par son regard, encore plus que par la douceur de sa voix.
— Je… je ferai mon possible.
— Ah, les hommes, blagua Jan dès qu’elles furent seules. Ils s’imaginent toujours que vous ne saurez vous passer d’eux, alors que c’est l’inverse qui est vrai… Mais n’allons pas gâcher leurs illusions, n’est-ce pas… ?
— Non, bien sûr, repartit Abby en emboîtant le pas à la maîtresse de maison.
Pour sa part, elle ne se faisait pas d’illusion. Tanner n’avait pas besoin d’elle. Ni de personne…
— Dites-moi, fiston, combien de fois avez-vous vu Charlie et la Chocolaterie de Verre ?
Tanner dévisagea Swanson, bouche bée, comme s’il se trouvait soudain projeté dans une autre dimension. Puis, comprenant enfin l’allusion de son hôte, il chercha dans sa mémoire et bientôt des images joyeuses et colorées revinrent à son esprit. Oui, il connaissait ce dessin animé mais ne se souvenait que très vaguement de l’intrigue.
— Je l’ai vu, enfant, un vendredi soir… C’était jour de cinéma, au pensionnat…
— J’ai également fréquenté les pensionnats, remarqua Frank. Que de fois j’ai pleuré sur ma solitude…
— Les choses ont bien changé, dit gaiement Tanner. Quelle grande famille vous avez aujourd’hui…
— Ma femme, mes enfants… Ils sont ce que j’ai de plus précieux. Mais vous aussi connaîtrez cela bientôt, Tanner…
— Oui, monsieur.
— Combien en désirez-vous ?
— Combien… de quoi ?
— D’enfants, bien sûr !
Tanner se raidit.
— Abby… Abby et moi n’y avons pas encore vraiment pensé.
— Pas de précipitation, c’est plus prudent. La décision doit être mûrement réfléchie. C’est probablement l’engagement le plus important de votre existence à tous deux… Mais le jeu en vaut la chandelle, croyez-moi, Tanner. Nulle fortune, nulle réussite sociale n’égale ce bonheur.
Tanner acquiesça d’un mouvement de la tête. Les chefs d’entreprise qu’il fréquentait se plaisaient rarement à tenir des propos philosophiques et encore moins à ouvrir leur cœur… Cette conversation le mettait mal à l’aise, l’ennuyait même. Toutes ces idées désuètes sur le mariage et la paternité avaient le don de l’agacer. Il repensa à son père, un coureur de jupons irresponsable, inapte à élever son fils, pire encore, à lui manifester la moindre affection…
— Vous êtes un homme d’affaires intelligent, Tanner, reprit Frank en le faisant entrer dans une pièce, un atelier plus exactement, où trônaient machines et ustensiles divers. Vous savez comme moi combien ce week-end pèsera dans ma décision… J’ai besoin de mieux vous connaître, vous et Abby…
— Je comprends, monsieur. Néanmoins, permettez-moi de vous faire part de mes intentions. J’ai songé à un contrat…
Tanner n’alla pas plus loin, stoppé dans son élan par l’expression sceptique de Frank.
— Avant de discuter affaires, je souhaiterais vous demander une faveur, Tanner… J’avoue que ma requête peut paraître étrange, mais…
— Dites toujours.
— Eh bien… Je voudrais vous voir à l’œuvre au cours de ces trois jours, ici, dans cet atelier…
— Que voulez-vous dire ?
— Je veux que vous conceviez votre propre ligne de confiseries…
— Mais, euh… Je ne connais rien à…
— Essayez, au moins. Je ne vous demande pas de révolutionner l’univers des bonbons au chocolat. J’aimerais simplement que vous montriez un peu de créativité…
— Frank, allons… Je suis un homme d’affaires.
— Je sais. Les autres acheteurs potentiels en lice pour ma société se sont tous pliés au jeu… Avec plus ou moins de succès, certes… C’est votre tour, à présent.
Tanner hésita un moment entre rire et colère. Bon sang, le diable d’homme paraissait tout à fait sérieux ! Lui, Tanner, exprimer sa créativité ? Chiffres, courbes de croissance et OPA étaient tout son univers. Lui demander de concevoir un bonbon relevait de la plus totale absurdité !
— Je propose que vous présentiez votre réalisation, euh, disons dimanche, au cours du dîner qui réunira tous les acheteurs. Abby peut vous assister, mais personne d’autre. Je veux votre parole.
En proie à un sentiment de profonde impuissance, Tanner réfléchit à la hâte. C’était se résigner ou tirer un trait sur l’acquisition des Confiseries Swanson… Eh bien, le brave homme allait voir de quel bois il se chauffait !
Tendant la main à Frank, il donna son accord.
Quel bonheur suprême, songea Abby, plongée jusqu’au nez dans un bain moussant parfumé à l’amande. Et cette baignoire… Rien à voir avec l’espèce de sabot qui trouvait à peine sa place dans son studio. Cette baignoire-là semblait conçue pour deux tant elle était vaste. Un vrai petit bijou, équipée d’un système anti-dérapage, d’une option jacuzzi et d’appui-tête en mousse.
Que tout ceci était excitant ! Convaincue que Tanner et elle séjourneraient au manoir, qu’elle n’avait pas été sa surprise d’entendre Jan s’insurger. Deux jeunes mariés avaient besoin d’intimité, avait-elle protesté ; du reste, elle leur avait réservé le bungalow, sur l’autre rive du lac, afin qu’ils puissent roucouler en paix. En guise de bungalow, l’endroit était tout à fait charmant avec sa cheminée, son luxueux canapé en cuir pleine fleur, ses tapis épais et son lit extra large.
Charmant et véritablement romantique.
Abby fit la moue. Elle avait été prise d’une subite bouffée de chaleur en découvrant le lit. Qu’est-ce que cela signifiait ? Qu’elle avait un faible pour Tanner ? Non, assurément pas. Certes, il était très bel homme. Elle ne trouvait non plus rien à redire sur sa façon d’embrasser. Oui, mais elle savait par expérience que les fils de riches familles ne voyaient en des filles de son genre qu’une occasion de s’amuser — pour une nuit, une seule.
Bien sûr, il émanait de Tanner un charme irrésistible…
Eh bien ! elle résisterait malgré tout.
Inspirant une profonde bouffée d’air, elle ferma les yeux et décida de se relaxer. Après tout, le dîner ne se tiendrait pas avant plusieurs heures et, de son côté, Tanner devait déjà être en pleines négociations. Oui, elle disposait de suffisamment de temps devant elle pour se laisser aller…
La rage au ventre, Tanner s’engagea dans la petite allée qui serpentait jusqu’au bungalow. Concevoir une ligne de confiseries… Le brave homme avait perdu la tête. Il était grand temps que Frank se retire des affaires. Quelle folie !
Parvenu devant la porte du bungalow, il entra, sans prendre la peine de frapper, croyant trouver Abby confortablement installée à l’attendre. Frank semblait lui vouer une sincère affection. Peut-être pourrait-elle lui parler et tenter de le ramener à la raison à propos de cette ridicule mise à l’épreuve…
Une musique douce s’insinua jusqu’à lui depuis la salle de bains. Tanner s’avança. Il s’apprêtait à pousser la porte quand l’écho du clapotis de l’eau suspendit son geste.
Elle prenait un bain.
Zut, marmonna-t il en reculant. Il s’adossa au mur, tout près de la porte, et tenta de contenir l’afflux du sang à ses joues en écoutant Abby qui, manifestement, prenait un malin plaisir à barboter. Peu à peu, il se laissa aller à l’imaginer, nue, allongée, ses seins affleurant juste… Assez, se chapitra-t il, la bouche affreusement sèche soudain.
Il se redressa et lança sur un ton dégagé :
— Abby, je dois vous parler.
Le cœur d’Abby manqua un battement. Paniquée, elle s’assit dans la baignoire et fureta autour d’elle.
Tanner. Derrière la porte.
— Oui, oui, se força-t elle à articuler.
En une seconde, elle sortit du bain et s’empara de son peignoir.
— Un instant !
Se ruant devant la glace, elle sourit à son reflet. Plus la moindre trace de chocolat, ni sur son visage ni sur ses cheveux, qu’elle avait noué en un petit chignon. Pas mal, convint-elle. Et alors ? Elle se moquait bien de le séduire. Quel affreux mensonge, eut juste le temps de la sermonner son reflet avant qu’elle ne pousse la porte.
Depuis le canapé, Tanner la dévisageait, immobile. Entre eux, seul le lit, immense et presque obscène, les séparait. Une éternité s’écoula…
— C’est l’heure du dîner ? demanda-t elle.
Tanner fronça les sourcils, toujours silencieux. Abby se mit à s’agiter.
— Il est tard, c’est cela. Vous semblez furieux… Je nous ai donc mis en retard.
Comme il la fixait toujours avec intensité, muet, elle décida de ne plus faire un geste. Après tout, si Monsieur avait quelque chose à dire, s’il souhaitait la réprimander, elle attendrait qu’il sorte de sa torpeur. Parfaitement, il ne lui faisait pas peur. Même si le fait de ne porter sur elle qu’un malheureux peignoir de bain mettait sa bravoure à rude épreuve. Quant à ce satané lit, elle ferait aussi bien de l’effacer de sa vue !
— Le dîner sera prêt dans une demi-heure, dit-il enfin avec un sourire. Mais c’est de douceurs dont je voudrais m’entretenir avec vous…
Abby écarquilla les yeux, perplexe. De douceur ? A quoi faisait-il allusion ?
— Tranquillisez-vous Abby, reprit-il en riant. Il s’agit de business, uniquement. Asseyez-vous, je vous en prie… Je vais vous expliquer…0


sommanha 21-02-09 04:27 PM


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ÑíãÇ 21-02-09 04:34 PM

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cocubasha 22-02-09 02:38 PM



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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 25-02-09 06:24 PM

chapitre 5


Les yeux mi-clos, face à la porte de la salle de bains entrouverte, Tanner laissa échapper un soupir. Tandis qu’Abby s’habillait pour le dîner, il patientait, en proie à des rêveries d’une intense sensualité — imaginant le peignoir glissant de ses épaules, puis dénudant son dos, ses reins, effleurant le satin de sa peau… De temps à autre, elle s’adressait à lui ; à vrai dire, il ne se sentait guère l’humeur à prolonger cette conversation…
— Je ne vois pas en quoi cette requête me concerne, Tanner, reprit-elle au bout d’un moment. Frank attend que ce soit vous qui conceviez une nouvelle ligne de confiseries…
— Oui, mais il a suggéré que vous pourriez me seconder.
— Je ne sais pas si je dois.
— Pardon ? s’exclama-t il, ses fantasmes s’envolant d’un coup.
— Eh bien, il me semble essentiel que vous maîtrisiez tous les rouages de l’entreprise, déclara-t elle doctement, y compris le processus de création.
— Vous parlez comme un professeur, répliqua Tanner, un poil agacé. Je n’ai nul besoin de m’immerger dans les arcanes des Confiseries Swanson. Si je parviens à acquérir la société, je déléguerai un responsable qui gérera tout cela pour moi.
— Je doute que ce point de vue convienne à Frank.
En grognant, Tanner s’écarta de la porte. Il ne fallait pas que Franck se montrât trop exigeant ! Grâce à la petite fortune qu’il allait lui céder pour son entreprise, le vieil homme allait prendre sa retraite et vivre tel un roi le restant de ses jours !
Tanner avait négocié ce genre d’affaires des dizaines de fois et s’en était toujours sorti avec les honneurs. Il n’avait plus rien à prouver aujourd’hui. Lui, se soumettre à la lubie d’un vieil homme ? Concevoir un bonbon… !
Hélas, Swanson tenait à son caprice. Il semblait même que l’issue de cette épreuve pèserait lourd dans sa décision…
Tanner se frotta le menton. Quelle était donc cette phrase que lui avait dit son père alors qu’il venait juste de fêter ses treize ans ?
Sur un champ de bataille, le plus fort terrasse le faible. En affaires, le plus fort doit toujours manœuvrer de façon à ce que le plus faible s’imagine être le plus fort.
Cela avait été l’un des rares conseils de son père auquel Tanner avait adhéré. Un conseil qui avait d’ailleurs fait de lui un homme riche. Jetant un coup d’œil à la porte de la salle de bains, il réalisa brusquement que pour la première fois de sa vie, il était passé de l’autre côté de la barrière. Ce n’était plus lui le manipulateur, mais Swanson — lequel trouvait en Abby une alliée… Oui, jura-t il en silence, tout ceci ressemblait bel et bien à un complot !
— Ecoutez-moi, Abby, commença-t il, vous ne devez pas perdre de vue que je reste le seul maître à bord et…
De l’autre côté de la porte, la jeune femme éclata de rire.
— Quel macho vous faites !
Macho, lui, le défenseur des droits de la femme ? Lui qui ne manquait aucune occasion de rabrouer voire même de congédier n’importe lequel de ses collaborateurs s’il s’avisait de commentaires douteux à propos du sexe faible ?
Quoique… avoir piqué au vif Abby n’était pas fait pour lui déplaire. Il toussota puis, d’une voix autoritaire :
— Alors ? Pourquoi les femmes mettent-elles toujours des heures à se préparer !? Nous allons être en retard…
— Je vous en prie ! Partez donc devant.
Tanner fronça les sourcils. Elle paraissait réellement vexée.
— Euh, eh bien, Abby… Je voulais seulement vous faire comprendre que je n’ai aucun besoin de conseil en matière de business.
— Cela reste à prouver, dit-elle sur un ton hautain. Nous jouons la comédie à un homme merveilleux uniquement pour que vous puissiez prendre possession de son entreprise et… Oh, non. Zut !
— Quoi zut ?
— Ma fermeture Eclair… Coincée.
— Eh bien, sortez de là. Je vais vous aider.
— Non, pas question, répliqua-t elle fébrilement, comme s’il lui demandait de franchir un sol tapissé de charbons ardents.
— Pourquoi non ?
— Je suis, euh… A moitié nue, voilà tout…
La température grimpa subitement de plusieurs degrés. C’était lui maintenant qui avait l’impression de se tenir sur des charbons ardents !
— Nous… nous sommes adultes, Abby.
— Vous, euh… vous me jurez de ne faire aucun commentaire ?
— Juré.
La porte s’entrouvrit avec une lenteur presque irréelle.
— N’oubliez pas, plaisanta-t il, je suis votre ma…
L’apparition d’Abby lui cloua le bec.
Elle avait noué ses cheveux en une queue-de-cheval ; les quelques mèches rebelles qui s’en échappaient caressaient ses joues. Quant à son visage, on aurait dit celui d’une madone, tant elle l’avait maquillé avec raffinement. Bon sang, que cherchait-elle ? A le rendre fou ? se demanda-t il, le cœur battant.
Sa robe en maille, d’un noir profond, épousait à la perfection les lignes et les galbes de son corps. Ses seins en particulier se révélaient pleins et généreux. Taillée au niveau du genou, la robe mettait en valeur des jambes à se damner, mais aussi ses chevilles, si fines, si délicates… Jusqu’au vernis des ongles de ses orteils qui était parfait.
Quelle mouche l’avait donc piqué de prier l’équipe de relookage d’emballer ce genre de tenue, hyper sophistiquée, excessivement sensuelle ? Bon sang, on était au Minnesota. Des bottes en caoutchouc, une chemise en flanelle et un pantalon de velours auraient bien mieux fait l’affaire !
Abby représentait pour lui un vrai danger.
Il déglutit péniblement puis ordonna :
— Tournez-vous… Le tissu a dû tout bonnement se coincer dans la fermeture.
Abby s’exécuta.
— Vous semblez connaître ce genre de tracas par cœur…
— L’expérience, ma chère, juste l’expérience.
— Vous êtes bien sûr de vous…
— Restez tranquille, dit-il, peinant à dissimuler son irritation contre ce satané trouble qui faisait trembler ses mains.
Maudite fermeture Eclair, bloquée comme par hasard juste au niveau des reins ! Tanner tressaillit à la vision du dos dénudé de la jeune femme et ferma les yeux quand une bouffée de son parfum épicé l’envahit.
— Pas mal, n’est-ce pas ? dit-elle.
— Terrible, répondit-il en s’exhortant au calme.
Lentement, il saisit la fermeture Eclair, frôlant au passage sa peau de la paume de la main. A ce contact, elle se raidit et il perçut cette réaction. De nouveau, il ferma les yeux, s’efforçant vaillamment de faire abstraction du feu intense qui le consumait. Mais qu’est-ce donc qui clochait avec lui ? Pire qu’un ado à son premier rendez-vous !
« Sa peau est-elle aussi fine… partout ailleurs ? »
En sueur maintenant, il pria pour qu’on leur servit au dîner un remontant dont il aurait assurément grand besoin. Une minute plus tard, enfin, le tissu céda et, sans plus attendre, il remonta la fermeture. Une seconde de plus et ç’aurait été la catastrophe. Oui, une seconde encore et il aurait déchiqueté cette satanée robe !
— Je vous attends près du lac, dit-il d’une voix mal assurée en se dirigeant vers la porte.
Au spectacle du lac, paisible et frais, sa fièvre retomba peu à peu. Dans le cas contraire, il n’aurait eu d’autre solution que de plonger dedans…
Ce week-end en compagnie d’Abby promettait décidément de mettre ses nerfs à rude épreuve !
L’agneau rôti sur un lit de légumes printaniers ravit le palais de chacun. Tout comme le vin, un cru subtil et fruité. Un vrai festin de roi. Quant à l’ambiance qui régnait autour de la table ovale, elle était aussi plaisante et douce que la lumière diffusée par des chandeliers disposés ici et là dans l’immense salle à manger.
Un tendre sourire aux lèvres, Abby observait ses hôtes, assis côte à côte, presque coude à coude.
— Nous ne supportons pas d’être séparés, expliqua Frank qui, par mimétisme sans doute, avait placé Tanner et Abby l’un à côté de l’autre.
Abby, durant tout le repas, fit comme si l’élégance de Tanner, dans son costume bleu pétrole, la laissait froide, comme si elle était parfaitement insensible au parfum de son eau de toilette. Elle tenta également de chasser de la mémoire de ses sens le souvenir de sa main effleurant sa peau tandis qu’il se débattait avec la fermeture Eclair de sa robe…
— Vous êtes une cuisinière hors pair, Jan, dit Tanner comme la maîtresse de maison lui versait une tasse de café. L’agneau était divin.
— Tant mieux, fit aimablement leur hôtesse.
Frank versa une larme de crème dans sa tasse et sourit.
— J’espérais la venue des enfants avant votre départ. Mais Kat, notre aînée, vient tout juste de donner naissance à des jumeaux. Et j’ai bien peur qu’entre Cassie, sa fille de cinq ans, et ces deux petits monstres, elle et Jon ne sachent plus où donner de la tête… A ce propos, je me demandais… quand comptez-vous fonder une famille ?
— Euh, eh bien… bredouilla Abby tandis que Tanner posait sa main sur son genou.
Elle fut incapable de poursuivre sa phrase, tant ce simple contact l’électrisait.
— Nous venons tout juste de nous marier, répondit Tanner à sa place en lui jetant un regard furtif.
N’osant pas le moindre geste, elle se *******a d’admirer son profil et de lui offrir un pâle sourire.
— Allons, Frank, ne les ennuie pas avec ça… intervint Jan en tapotant affectueusement la main de son mari.
— Tu as raison, chérie, admit Frank.
Il déposa un baiser sur la joue de sa femme et se tourna vers Abby.
— Cela arrivera bien un jour ou l’autre. L’essentiel, c’est d’essayer, n’est-ce pas ? conclut-il dans un clin d’œil.
Instantanément, les joues d’Abby s’embrasèrent. De son côté, Tanner rit poliment, sa main toujours posée sur son genou.
— Frank, tu es incorrigible, fit mine de s’indigner Jan. Tu vois bien que tu les mets mal à l’aise !
— Oh, ils sont jeunes… Abby, vous rencontrerez les jumeaux. Ils devraient accompagner leurs parents pour la soirée dansante de demain.
Tanner et Abby se regardèrent, perplexes, avant de répéter en un chœur parfait :
— La soirée dansante ?
— Ah ? Nous ne vous l’avions pas dit… ? s’étonna Frank.
— Je parie que vous dansez le fox-trot à la perfection… lança Abby sur un ton moqueur.
— Je préfère de loin la salsa, répliqua Tanner en souriant. Vous me verrez à l’œuvre demain soir : mes déhanchements sont légendaires…
Elle rit gaiement, s’imprégnant avec délice du parfum de sucre et de chocolat qui embaumait l’atmosphère.
— Je suis impatiente de voir ça… ironisa-t elle.
Une nuit sans étoiles s’infiltrait par les fenêtres du laboratoire — que de multiples néons baignaient d’une lumière blafarde. Etrange nuit, se dit Abby, qui n’en revenait pas encore du nouveau Tanner qui s’affairait à ses côtés. Il se révélait ce soir un autre homme…
Deux heures plus tôt, ils avaient quitté le manoir des Swanson, enfilé un jean et un T-shirt puis rejoint l’atelier, bien décidés à relever le défi lancé par Frank. Depuis, à peine avaient-ils échangé un mot. Dos à dos, chacun s’activait devant son four, ses brûleurs et ses mixtures, testant ses mélanges, retenant parfois un juron, lorgnant l’autre du coin de l’œil, comme pour espionner ses progrès. Abby néanmoins avait renoncé à épier Tanner : la vision qu’elle avait de lui dans ce jean ne faisait que la déconcentrer.
— Voilà, j’ai terminé, déclara-t elle bientôt en se retournant.
Son regard fut alors attiré par la vivacité des flammes crachées par le gaz.
— Mon Dieu !
Elle baissa d’autorité l’intensité du brûleur.
— Vous allez tous nous faire griller, Chef Tanner.
Le susnommé sourit.
— Occupez-vous de vos affaires, femme. Il me faut une chaleur vive.
— Vraiment ?
— C’est une simple question de physique.
— Tout comme la bombe à hydrogène, observa-t elle en fixant la concoction qui cuisait.
— Alors… Qu’en pensez-vous ? s’enquit il sans cesser de remuer la pâte bizarre et épaisse qu’Abby compara aussitôt à du mortier.
Elle éclata d’un rire franc et sonore. Le visage maculé de sucre glace, Tanner la dévisagea, interloqué, puis éteignit le gaz.
— Cela ne ressemble pas vraiment au caramel, n’est-ce pas ?
— Il ne faut pas dire cela, dit-elle en s’évertuant à garder son sérieux. C’est du caramel, euh… gris, voilà tout…
Tanner lui tendit sa spatule.
— Eh bien, puisque vous êtes si maligne, allez-y, vous !
Elle leva la main, l’air digne.
— Sûrement pas, Tanner. Rappelez-vous vos paroles… Abby, ceci est mon espace, le vôtre est en face… Vous vous souvenez ?
— Vaguement, dit-il regardant par-dessus son épaule en direction de sa marmite. Et vous ? Qu’avez-vous concocté ?
— Une pâte de guimauve. Cacahuètes, guimauve, caramel et chocolat… Sans me vanter, je pense que c’est une réussite.
Tanner s’avança jusqu’à son fourneau et de sa spatule préleva une goutte de sa préparation qu’il enfouit incontinent dans sa bouche. Un craquement se fit alors entendre.
— J’ai peur de m’être cassé une dent…
— Ne vous moquez pas de moi.
Il prit sa main et plongeant ses yeux dans les siens, il murmura :
— J’ai peut-être eu tort de vouloir me débrouiller seul et…
— Tiens donc ! C’est pourtant bien vous qui déclariez tout à l’heure n’avoir besoin de personne, que la confiserie n’était pas le domaine exclusif des femmes, que vous alliez rendre vertes de jalousie toutes ces dames et bla bla bla…
Il sourit et caressa sa joue.
— Une dame seulement, Abby, une seule…
Ils restèrent ainsi face à face un long moment, séparés par quelques petits centimètres. Quelques petits centimètres que Tanner ne franchit pas, sa main continuant néanmoins à effleurer sa joue.
— A partir de maintenant, nous formons une équipe. Qu’en dites-vous ?
Ce qu’elle en disait ?
Frank et Jan n’étaient pas là pour les déranger, un chauffeur de limousine n’allait pas baisser la vitre pour les interrompre, nulle hôtesse ne surgirait. Ils étaient bel et bien seuls.
Ce qu’elle en disait ? Que c’était dangereux, éminemment dangereux. Elle s’entendit toutefois répondre :
— Marché conclu.
— Marché ?
Ses yeux brillèrent, et sa main quitta sa joue pour enserrer sa taille.
— Un marché n’est un marché que s’il est scellé par un baiser, ajouta-t il.
L’instant d’après, il prenait ses lèvres. Abby s’abandonna, le souffle court, l’esprit vide de toutes pensées, contre son corps. Elle tenta un moment de se reprendre, de faire appel à sa raison. En vain. Elle n’était plus qu’atomes d’un désir palpitant au creux de son ventre, au creux de ses reins. Pauvre objet ballotté par ses sens en fusion…
Aucun homme ne l’avait jamais embrassée ainsi, jusqu’à lui ôter toute conscience d’elle-même et du monde. Elle découvrait dans ses bras le goût acide et brûlant d’une volupté toute puissante, hors de l’espace et hors du temps…
Soudain, Tanner écarta sa bouche de la sienne ; de ses lèvres entrouvertes une prière muette, un sourd gémissement s’échappa… Il la dévisagea, haletant, puis caressa doucement ses cheveux avant de l’embrasser de nouveau, avec plus de douceur, plus de lenteur cette fois… Abby l’attira contre elle avec une fièvre qui l’effraya.
Le désir qui montait en elle ne présentait rien de commun avec ce qu’elle avait pu ressentir par le passé. Il lui semblait que quoi qu’il fit, Tanner ne parviendrait jamais à étancher la soif qu’elle avait de lui. Peu lui importait tout ce qui n’était pas lui, pas eux. Il avait touché son âme et désormais elle lui serait à jamais redevable de cette grâce.
— Abby, chuchota Tanner en la repoussant tendrement, vous me rendez fou.
Emue, Abby sourit en découvrant ses yeux consumés d’un éclat aveuglant et torride.
— C’est donc ainsi… que vous concluez vos marchés ?
— Je n’ai, euh… jamais conclu de marché de la sorte… Vous êtes une partenaire très spéciale.
Elle sourit de nouveau. Fasciné, Tanner regarda ses lèvres, pulpeuses et roses. Il était à deux doigts de céder au désir, d’envoyer tout balader, les Confiseries Swanson, le défi lancé par Frank…
Il n’avait jamais laissé les histoires de cœur prendre le pas sur les affaires. Ce soir néanmoins, il se sentait prêt à déroger à cette règle. Une seule idée le hantait : posséder Abby, l’aimer jusqu’à se perdre en elle, jusqu’à se perdre avec elle…
Toutes ces années consacrées exclusivement aux affaires au détriment des émotions finirent pourtant par s’imposer. Il appela à la rescousse la petite flamme de raison qui vacillait au fond de lui puis, inspira une profonde bouffée d’air, recula d’un pas, puis de deux…
— Nous devons nous remettre au travail. Nous ne disposons que de cette nuit et de celle de demain…
Abby opina, manifestement décontenancée — et frustrée.
— J’ai besoin de beurre et d’œufs, dit-elle en fuyant son regard.
Tanner la suivit des yeux comme elle disparaissait dans la réserve, en direction du réfrigérateur. Oui, ils ne disposaient que de deux petites nuits, se répéta-t il en serrant les poings. Pour concevoir un fichu bonbon. Rien d’autre.0

ÑíãÇ 25-02-09 10:11 PM

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cocubasha 26-02-09 04:09 PM



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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 17-03-09 11:40 PM

CHAPITRE 6




La pluie survint au beau milieu de la nuit. Par petites gouttes d’abord avant de tomber en un rideau épais et froid. Puis un vent glacial se leva, auquel Tanner resta parfaitement insensible. Les jambes étirées, adossé nonchalamment au dossier du transat, la tête renversée en arrière, il se laissa envahir par le parfum lourd et tenace de la terre humide. Depuis le porche du bungalow, on avait une vue grandiose sur la nature alentour. C’était également l’endroit idéal pour une conversation téléphonique sans témoin.
Jeff avait appelé sur son portable alors qu’ils revenaient du laboratoire, tour à tour désespérant à grands renforts de lamentations ou riant aux éclats de leurs tentatives infructueuses de créer une confiserie digne de ce nom. La sonnerie du téléphone les avait brutalement rappelés à la réalité, aux raisons de leur présence dans le Minnesota et aux enjeux qui y étaient liés. Le professionnel qui sommeillait en Tanner avait resurgi sitôt que Jeff l’avait avisé d’une importante nouvelle. Discuter affaires en présence d’Abby ou de qui que ce fut d’autre n’étant pas dans ses habitudes, il avait raccroché, promettant de rappeler au plus vite.
Accélérant le pas, il avait rattrapé Abby qui s’était éloignée, par discrétion. Maudit téléphone venu rompre le charme ! Tous deux avaient continué leur chemin, moroses et silencieux. Parvenus au bungalow, elle était aussitôt rentrée, non sans lui avoir souhaité bonne nuit, en fuyant son regard.
A présent, son téléphone à la main, Tanner était la proie d’une fébrile impatience. Etait-ce son désir de rejoindre au Abby à l’intérieur ou la curiosité teintée d’anxiété que Jeff avait éveillé en lui ? A l’autre bout du fil, celui-ci décrocha après deux sonneries. Tanner coupa court aux politesses d’usage.
— Il est presque 1 heure du matin, ici, Jeff. Cela ne pouvait attendre demain matin ?
— Je ne pense pas… J’ai appris qu’Henry Ward, votre concurrent le plus sérieux, avait fait grimper son offre pour les Confiseries Swanson.
Tanner se frotta les mâchoires. La bataille risquait de s’avérer plus rude qu’il ne l’imaginait.
— Combien ? se *******a-t il de demander.
— 5 millions.
— Eh bien, proposons 5 millions et demi.
— Euh… Vous parlez sérieusement ? bredouilla Jeff.
— Je ne sais plus trop aujourd’hui faire la différence entre les décisions sérieuses ou pas, répliqua Tanner avec un certain agacement.
— Ah ? Votre séjour à la campagne se passe mal ?
— Tout se déroule pour le mieux. Juste un détail que je dois à tout prix régler…
— Vous semblez tendu, patron…
— Peut-être parce que vous m’appelez au beau milieu de la nuit…
— Bien sûr, ricana Jeff, manifestement peu sensible à la mauvaise humeur de Tanner. Au fait, comment se porte votre épouse ?
— Abby assume son rôle à la perfection, et je vous prierai d’abandonner ce petit ton narquois.
— Oh oh ! Excusez-moi, je ne savais pas…
— Vous ne saviez pas quoi ?
— Eh bien… Vous paraissez, euh… Seriez-vous tombé amoureux, chef ?
— Quelle idée ridicule ! Bon. Je dois raccrocher… Tenez-moi au courant.
— Bien sûr.
— Oh, Jeff, j’allais oublier…
— Oui, je sais. Je suis viré, marmonna son plus proche collaborateur en riant. Ah, une seconde, boss ! Harrison m’a harcelé toute la journée. Il exige que nous lui signons une promesse de vente. Il tient absolument à vous racheter les Confiseries Swanson.
A cet instant, les lumières du bungalow s’éteignirent, déclenchant en Tanner une brusque bouffée de désir. Abby s’était mise au lit. Et il aurait tout donné pour être à côté d’elle. Tombé amoureux… Les paroles de Jeff résonnaient dans sa tête.
— Je ne vois pas ce que je pourrais lui vendre à cette étape de la négociation, finit-il par repartir. Faites-le patienter…
— Parfait. Bonne nuit, patron.
Agacé, Tanner fut tenté de jeter son portable dans les eaux profondes et noires du lac. Pourquoi avait-il réagi si violemment à l’allusion de Jeff ? Son collaborateur ne faisait là que plaisanter, après tout. Comme il l’avait fait des centaines de fois auparavant à propos d’autres femmes.
En quoi cette fois les choses étaient-elles si différentes ?
Un assourdissant coup de tonnerre retentit en guise de réponse. Il leva les yeux et, estimant que l’heure était décidément bien trop avancée pour méditer les effets qu’Abby avait sur lui, il décida de rentrer. Le mieux était qu’il se couchât lui aussi et s’accordât quelques heures de sommeil. Il y verrait plus clair demain.
— Oui, arrête de penser à tout cela, marmonna-t il en se levant.
Saisissant la poignée de porte, il la tourna avec lenteur, soudain indécis. Elle était là, si proche, pelotonnée sous sa couette, revêtue à coup sûr d’une légère nuisette, aussi décolletée que transparente…
Stop ! Il ne s’agit pas de vacances romantiques. Non, tu n’es pas tombé amoureux d’Abby. Certes, tu désires cette femme à la folie, mais de là à l’aimer…
Il se tourna et jeta un dernier regard au lac qui s’étirait devant lui, immobile. De majestueux éclairs zébraient le ciel…
Quelle nuit électrique ! Il poussa la porte, évitant de faire le moindre bruit. Le parfum d’Abby l’assaillit à la seconde même où il pénétra dans le bungalow. La nuit promettait d’être longue… Comment diable parviendrait-il à fermer l’œil dans une atmosphère si lourde de sensualité ? Comment trouverait-il la force d’oublier qu’elle dormait à quelques mètres de lui à peine ? Bon sang, dans quel traquenard s’était-il lui-même fourré ?
La lumière aveuglante d’un éclair inonda subitement la pièce. Furetant autour de lui, Tanner constata qu’Abby n’avait finalement pas tenu compte de sa promesse de dormir dans la baignoire. Elle avait en effet préparé à son attention le canapé, au pied de la cheminée. Malgré l’obscurité qui régnait de nouveau à l’intérieur du bungalow, il distingua bientôt une forme allongée sur le lit. Dormait-elle ? L’entendait-elle tandis qu’il retirait, avec force gesticulations son jean et sa chemise ? Ne sentait-elle pas combien il mourait d’envie de la rejoindre ?
Tanner, en caleçon, s’allongea sur le canapé et tira la couverture à lui. Il ferma les yeux et pria pour qu’un sommeil lourd s’emparât de lui…
Ne ferait-il pas mieux d’aller chercher le repos sous le porche ?
Abby ouvrit les yeux et se mit à observer Tanner. En dépit de la pénombre, elle remarqua que ses pieds débordaient amplement du canapé. A l’évidence, ce lit de fortune ne convenait pas à un homme de sa stature…
Il devait être aux environs de 5 heures et le soleil n’allait pas tarder à poindre. Elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit, comme à l’affût, l’esprit obsédé par Tanner, épiant son souffle irrégulier, s’alertant de ses grognements.
N’ayant jamais fait chambre commune avec un homme, elle ne parvenait pas à se défaire d’une certaine tension. La seule pensée qu’il dormait là, si près, suffisait à l’oppresser. Un moment, elle avait hésité à l’inviter près d’elle afin qu’il put dormir de manière plus décente. Le courage lui avait manqué. Tanner en aurait probablement déduit qu’elle lui faisait des avances…
Et à supposer que ce fut le cas, où était donc le mal ? s’interrogea-t elle en enlaçant son oreiller. Après tout, des avances de cette nature pouvaient s’avérer délicieuses. Oui, mais… Si elle n’était plus vierge, elle n’avait pas une grande expérience des choses du sexe.
Une fois, une seule, elle avait fait l’amour.
Cela était arrivé il y avait bien longtemps, la nuit de la remise des diplômes. Greg avait beaucoup bu ce soir-là, sans qu’elle s’en inquiétât toutefois le moins du monde. Il lui avait murmuré les mots qu’elle voulait entendre — puis ils s’étaient aimés. Dès le lendemain, elle prenait conscience de son erreur, de la manière la plus cruelle. Non ******* de la plaquer, Greg l’avait présentée à ses camarades comme une fille facile. Lui accorder sa confiance avait été la pire erreur de sa vie. Une erreur qu’elle s’était jurée de ne jamais renouveler.
Elle tourna la tête : Tanner venait de bouger.
Abby inspira une profonde bouffée d’air. Elle n’était plus l’adolescente abusée et bafouée d’autrefois. Et tous les hommes n’avaient pas l’indélicatesse de Greg. Elle était adulte et en mesure de prendre ses responsabilités.
Elle leva les yeux au ciel en se souvenant de l’intensité de ses émotions sitôt que Tanner s’avisait de la regarder. Des adultes, oui, tout à fait en mesure de partager le même lit sans que cela impliquât nécessairement…
— Tanner ? murmura-t elle. Vous dormez ?
— Non.
— Comment vous sentez-vous sur ce canapé ?
— Un peu à l’étroit…
— Je le savais…
Un éclair illumina le ciel.
— Abby, chuchota-t il d’une voix tendre, vous n’avez pas peur de l’orage ?
— Non, bien sûr que non, répondit-elle.
En revanche, se fit-elle la réflexion, me retrouver seule avec vous dans cette pièce, dans ce lit, me terrifie. Oui, toutes ces sensations que vous déchaînez en moi me terrifient…
— Vous ne semblez guère convaincue, remarqua-t il, se trompant sur les vraies raisons de son brusque silence.
Elle l’entendit qui s’agitait et une seconde plus tard, elle sentit le matelas qui s’affaissait sous son poids.
Il effleura son épaule et prenant son menton, la força à le regarder.
— Les éclairs vous effraient ?
Abby voulut détourner les yeux mais n’en fit rien. Une lumière crue déchira alors la pénombre, éclairant Tanner comme en plein jour. Un orage tout aussi apocalyptique s’éleva brusquement en elle, un orage dont elle sut qu’elle ne sortirait pas indemne. Jamais elle n’avait vu Tanner si peu vêtu… Et elle en avait le frisson. Oui, il était beau et bâti comme un dieu. Elle dut faire un effort surhumain pour résister à l’envie de le toucher, de caresser sa peau, de l’attirer contre elle.
— Ne craignez rien… Si vous avez besoin de moi, je suis là, reprit-il en lui souriant.
Elle lui sourit en retour, malgré le feu qui coulait dans ses veines. J’ai besoin de quelque chose, oui, se dit-elle. Mais à le prendre, quels sont les risques ? Rien moins que la honte, le chagrin, le déshonneur, peut-être… Tanner ne se plairait-il pas, comme Greg, à la malmener, lui aussi ? S’ils faisaient l’amour, la plaquerait-il avec le même mépris ? Pour retourner dans les bras d’une femme du même monde que lui, de la même classe sociale que la sienne, quelqu’un de mille fois mieux qu’elle ?
Et alors, qu’en avait-elle à faire ?
— Abby… Voulez-vous…
— Oui ! soupira-t elle sans le laisser terminer sa phrase.
— Dessus ou dessous ?
— Pa… Pardon ?
— Comment souhaitez-vous que je dorme ? Sur la couette ou… ?
— Ah… Oh, dessous sans aucun problème, répliqua-t elle, le cœur battant la chamade.
Elle s’empressa de lui tourner le dos et lança :
— Bonne nuit, Tanner.
— Bonne nuit, Abby.
Celle-ci retint sa respiration en sentant Tanner se faufiler sous la couette. De nouveau, le matelas se creusa sous son poids. De nouveau un éclair foudroya la nuit. Et si par inadvertance, elle effleurait ses pieds. Ses jambes…
Tanner ne donnait pas cher de son entendement. La folie le guettait ! Il n’était pas homme à partager le lit d’une femme en tenue légère pour lui préférer les bras de Morphée…
Jusqu’ici, il était parvenu non sans mal à donner l’illusion d’une sereine maîtrise de soi, mais son corps, lui, était le théâtre d’un séisme à la magnitude jamais atteinte. Il la désirait, comme un fou. Et ce désir était réciproque, il en avait la certitude. Tous deux étaient adultes et responsables et… Qu’était-ce donc qui lui interdisait de tendre la main ?
— C’est plus confortable qu’un canapé, non ? murmura-t elle, son talon frôlant l’espace d’une seconde sa jambe.
— Parfait, fit-il en maquillant sa voix qu’il devinait tremblante de désir.
— S’il arrivait que je vous heurte, excusez-m’en par avance. Enfant, je dormais dans le même lit que ma sœur qui se plaignait de recevoir des coups à longueur de nuit.
— Merci de me prévenir.
— Néanmoins, je ne crois pas que je gigoterais beaucoup, cette nuit.
— Ce matin voulez-vous dire ?
— C’est juste.
Elle se tut un long moment et il imagina qu’elle s’était endormie.
— Tanner ?
— Oui ?
— Vous avez des frères et des sœurs ?
— Ni l’un ni l’autre.
— Vos parents, où se trouvent-ils ?
— J’étais tout petit lorsque maman est décédée.
— Excusez-moi…
Tanner serra les dents. Il détestait évoquer sa famille — ou plutôt son absence de famille. Seul le présent comptait — parce qu’il préparait l’avenir. En aucun cas le passé, sur lequel il n’avait aucune prise.
— Et votre papa ? continua-t elle d’une voix douce.
— Il réside en France.
— Tiens ? On pourrait lui téléphoner et lui demander de nous envoyer la recette d’un grand pâtissier… suggéra-t elle sur un ton léger.
— Impossible.
— Pourquoi ?
— Il est injoignable. Depuis près de trente ans.
— Et en cas d’urgence, euh… ? Vous n’avez pas d’autre famille ?
— Non. En cas d’urgence, je me rendrais comme un grand à l’hôpital, tout simplement.
— C’est terrible, dit-elle, manifestement choquée.
Tanner se la représenta hospitalisée, sa chambre remplie de fleurs et à son chevet ses grands-parents, son père et sa mère, les oncles, les tantes, les cousins et jusqu’au chien de la famille.
— Tout seul, à l’hôpital… répéta-t elle, incrédule.
— Je ne suis plus un enfant, Abby, remarqua-t il en riant.
Durant de longues minutes, on n’entendit plus que la pluie martelant les vitres du bungalow.
— Je serai là, moi… chuchota enfin Abby. Si vous l’acceptez, bien sûr.
Tanner tressaillit.
— En quel honneur ? dit-il, ému.
— Eh bien, nous sommes amis, n’est-ce pas ?
Il serra les poings. Abby le déstabilisait. Elle brouillait sans vergogne les cartes d’un jeu qu’il connaissait par cœur et dans lequel il excellait. Jamais aucune femme ne s’était véritablement attendrie de son enfance solitaire et sans amour. A vrai dire, ses conquêtes se moquaient bien de son passé, de ses chagrins secrets. Toutes ne voyaient en lui que le parti prestigieux qu’il représentait aujourd’hui. Elles ne cherchaient que la compagnie de l’homme d’affaires et à l’occasion de l’amant, sans plus. Abby, elle, lui offrait son amitié… Pourquoi, mais pourquoi donc n’avait-il pas choisi une autre femme pour l’accompagner ce week-end ?
— Dormez maintenant, finit-il par ordonner en empoignant son oreiller.
Son amitié. Il avait la conviction qu’ils venaient tous deux de franchir allégrement ce cap. Et devant eux se profilait à présent l’inconnu, et ses dangers.
L’orage finit par s’éloigner.
Tanner se leva en même temps que le soleil; les nerfs à fleur de peau, il n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit. Abby, elle, avait sombré dans un profond sommeil. Attentif, il avait épié son souffle régulier quand soudain elle s’était agitée… avant de passer son bras autour de sa taille. Un peu plus tard, elle s’était pelotonnée contre lui, posant sa tête sur son torse. N’en pouvant plus, il s’était faufilé hors du lit…
Il l’observa, songeur. Elle était merveilleusement belle, ainsi éclairée par les premiers rayons du soleil. Ses cheveux défaits épars sur l’oreiller, elle dormait paisiblement, les joues délicatement rosies. Oui, elle était à croquer dans cette fine nuisette à petites fleurs violettes dont l’une des bretelles avait glissé, dévoilant en partie le galbe de ses seins.
Tanner ravala sa salive avec difficulté. Fort heureusement, il ne faisait pas assez clair pour qu’il ait vu tout ceci, cette nuit. Car en guise de réponse à sa promesse d’amitié… il se serait jeté sur elle.
Jusqu’aux premières lueurs de l’aube, il avait eu tout le temps de réfléchir aux raisons qui l’empêchaient de faire l’amour avec elle. Elle lui faisait confiance, le considérait comme un ami. Et puis, elle avait du mariage une vision à laquelle il n’adhérait pas et qui, pour tout dire, l’avait toujours rebuté.
Et alors ? Cela n’expliquait pas, fondamentalement, ses réticences. Il avait été un temps où il se posait moins de questions quand il s’agissait d’entreprendre des ébats. Non, il y avait autre chose.
La vérité, c’était qu’il la désirait comme jamais il n’avait désiré aucune femme. Oui, c’était là son vrai problème. Un problème qu’il se refusait à affronter. Abby Mac Grady ne se satisferait jamais d’un lendemain comme il avait coutume de les offrir à ses maîtresses. Un royal et revigorant petit déjeuner et l’on se séparait, point final. Abby voulait plus, bien plus. Des je t’aime et peut-être même une alliance, la promesse d’un amour éternel. Et cela, se dit Tanner en fronçant les sourcils, il ne pouvait le lui offrir.
Incroyable. Il était sur le point de négocier un contrat de plusieurs millions de dollars et voilà qu’une jolie et étrange jeune femme lui faisait perdre tous ses moyens…
De l’exercice, voilà qui lui remettrait les idées en place.
Il enfila son sweat et son jean, chaussa en vitesse ses baskets et poussa la porte. Le footing avait toujours eu un effet bénéfique sur son esprit.
Par le passé, en tout cas…
*
* *
— Quelle toilette porterez-vous, ce soir ? demanda Jan tout en engageant son Caddie dans le rayon viennoiserie.
— Je ne me suis pas encore décidée, repartit Abby en forçant un sourire.
A son réveil, Tanner avait disparu et lorsqu’il l’avait rejointe, en sueur et à bout de souffle, à peine l’avait-il saluée avant de lui expliquer qu’il serait retenu la journée entière à l’usine, avec Frank. Puis il s’était engouffré dans la salle de bains. Une seconde plus tard, l’eau de la douche martelait le carrelage, comme la pluie l’avait fait sur les carreaux, la nuit entière.
La nuit dernière.
Elle se mordit la lèvre. Bien des événements s’étaient succédé la nuit dernière. Outre son désir croissant pour Tanner qui ne faisait maintenant plus aucun doute, elle avait découvert un homme plein d’humour et charmant, au laboratoire, tandis qu’ils s’affairaient devant leur fourneau. Elle avait également découvert un Tanner sensible et meurtri quand il avait évoqué son père. Il n’était pas celui qu’il s’efforçait de paraître, un homme d’affaires distant et indifférent. Peu à peu, il se dévoilait, s’ouvrait à elle. Elle qui se sentait irrésistiblement attirée par lui.
A l’évidence néanmoins, ces moments de grâce appartenaient au passé. Il était maintenant tout à fait clair qu’il ne souhaitait pas l’amitié qu’elle lui avait offerte. Ou quoi que ce fût d’autre — à plus forte raison.
Décontenancée par sa froideur, elle n’avait pas attendu qu’il sortît de sa douche. En chemin pour le manoir, elle avait alors croisé Jan au volant de sa voiture. Refusant de passer la matinée à tourner et retourner dans son esprit les moindres faits et gestes de Tanner, Abby avait accepté l’invitation de leur charmante hôtesse à l’accompagner au supermarché. Et elle ne regrettait pas sa décision tant l’énergie et la bonne humeur de Jan lui mettait du baume au cœur.
Celle-ci s’empara d’un sachet de brioches qu’elle jeta dans le Caddie avant de suggérer :
— Je pourrais demander à l’une de mes filles de vous prêter une tenue western…
— Une tenue western ?
— C’est une soirée quadrille, ma chérie.
L’image de Tanner en costume de cow-boy traversant subitement son esprit, Abby ne put retenir un sourire. L’amusa plus encore l’idée qu’il ignorait tout des projets de Jan, très secrète sur l’organisation de cette soirée. Tanner qui se prétendait un maître de la salsa devrait se résoudre à un exercice de danses bien plus rustiques…
Un sourire aux lèvres, Abby emboîta le pas à Jan dans le rayon surgelés.
— Je dois pouvoir dénicher une tenue qui fera l’affaire, dit-elle, en revanche je ne crois pas que Tanner…
— Frank le dépannera, l’interrompit la vieille femme en saisissant un sac extra large de petits pois surfins. Je ne connais rien de plus sexy qu’un homme coiffé d’un chapeau de cow-boy…
— Je ne vois pas comment Tanner pourrait être plus sexy encore…
La devançant de quelques pas, Jan poursuivit son chemin en direction des conserves.
— Alors, vous êtes une amie de Tanner ou l’une de ses employées ? Oh, j’allais oublier, le maïs…
Après un instant d’effroi, Abby, le cœur au bord des lèvres, s’empressa au côté de Jan.
— Qu’avez-vous dit ?
— Du maïs… Frank en raffole.
— Non. Avant cela…
Jan stoppa et plongea ses yeux dans les siens.
— A propos du fait que Tanner et vous ne soyez pas mariés ?
Abby écarquilla les yeux, médusée, puis soupira longuement.
— Comment avez-vous su ?
— Oh, trésor, rit franchement Jan, j’ai deux enfants. Je sens tout de suite quand on me mène en bateau…
Abby baissa les yeux.
— Et Frank ? Il est au courant ?
— Je ne pense pas. En tout cas, il ne m’a rien dit. Je doute qu’il ait relevé certains détails… affirma-t elle en poussant de nouveau son chariot.
— Je suis tellement confuse, murmura Abby en la suivant. Si ce n’avait été pour le… Jamais je n’aurais accepté… Nous partirons sitôt que j’aurai parlé à Tanner.
— Surtout pas ! s’indigna Jan puis, baissant le ton : je m’amuse follement, à la vérité. Je me demande quand il va enfin réaliser qu’il est amoureux de vous…
Abby se figea, les bras ballants.
— Comment ?
Jan tendit le bras vers une gondole et prit un paquet de bonbons au chocolat qu’elle ouvrit aussi sec.
— Et vous… ? poursuivit-elle, glissant un bonbon dans sa bouche, quand avez-vous compris que vous étiez folle de lui ?
Le regard perdu au loin, Abby ne releva pas tout de suite.
— Je ne suis pas folle de lui, marmonna-t elle enfin. Je n’ai jamais…
Jan inclina la tête et la fixa avec un sourire entendu.
— D’accord, dit Abby. Je crois que je l’ai compris, hier… Non, cette nuit, au laboratoire.
Jan opina, l’air satisfait.
— Ah, oui… La confection des bonbons… C’est décidément une excellente idée que j’ai eu…
— Ce… C’était vous ? bredouilla Abby, partagée entre rire et larmes. De toute façon, peu importe ce que je ressens à son égard. Nous sommes si différents ! Ça ne pourra jamais marcher…
Jan en lâcha son Caddie.
— Quelle horreur proférez-vous là ?
— Eh bien, euh… Tant de choses nous opposent, euh… ou nous séparent, comme vous voulez…
Jan engouffra un nouveau bonbon dans sa bouche tout en secouant la tête.
— Et alors ? Est-ce une raison pour ne rien tenter ? Il faut savoir prendre des risques dans l’existence, Abby. Le jeu en vaut très souvent la chandelle…
Abby sourit en s’avisant que Jan parlait exactement comme sa mère.
— Il ne m’aimera jamais…
— Tt tt, siffla Jan en glissant son bras autour de ses épaules, pas de bêtises… Je comprends vos angoisses, ma chérie. Toutes deux sommes issues du même terreau… L’amour filial, le respect des valeurs essentielles… Des notions absurdes pour un garçon tel que Tanner…
Jan s’interrompit devant l’air sceptique d’Abby, puis reprit, sur le ton du secret :
— Voyez-vous, j’ai mené ma petite enquête… Tanner est comme un orphelin. Il n’était qu’un enfant quand sa mère est morte ; sa grand-mère l’a élevé jusqu’à l’âge de 7 ans, avant de disparaître à son tour. Son père n’a jamais manifesté le moindre intérêt pour lui, encore moins d’affection, trop occupé qu’il était à courir les midinettes à travers le monde. Tanner a passé son enfance en internat, abandonné à son sort…
Regardant Abby d’un air grave, elle conclut :
— Vous ne pouvez pas lui reprocher de ne pas savoir reconnaître l’amour quand il se présente enfin à lui…
Abby sentit son cœur se briser — bien qu’elle se fût doutée que l’enfance de Tanner n’avait rien de commun avec ces jours heureux dont sa propre mémoire regorgeait. Comme elle souffrait pour lui, dont les blessures aujourd’hui encore ne s’étaient d’évidence pas refermées !
Jan lui tendit le paquet de bonbons et Abby se servit, songeuse.
— Vous avez donc tout manigancé, Jan… ?
Mme Swanson sourit.
— Il faut donner aux êtres malmenés par la vie une chance de montrer de quel bois ils sont faits…


**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 17-03-09 11:42 PM

CHAPITRE 7



En ce début de soirée, un vent piquant et frais soufflait aux abords du manoir, et il régnait dans l’immense grange des Swanson une ambiance survoltée. On avait disposé ici et là des balles de foin de différentes hauteurs, faisant aussi bien office de canapés que d’objets décoratifs. Des épouvantails revêtus de costumes multicolores siégeaient aux côtés des invités, autour de longues tables recouvertes de nappes à carreaux. Des guirlandes pendaient au plafond, entre des lanternes creusées dans des citrouilles. Oui, nota Tanner, la scène semblait tout droit sortie d’une image d’Epinal. Charmante, chaleureuse… Tout l’inverse d’Abby, sa chère épouse, qui ne lui manifestait que froideur.
Oh, elle ne l’ignorait pas totalement, non. Mais elle ne se montrait pas non plus particulièrement attentionnée. Tanner soupira comme il la suivait des yeux. Elle se dirigeait vers le buffet, accompagnée de Kat, l’une des filles de Swanson…
Eh ! Avait-il le droit de la blâmer, après son attitude de ce matin ?
Il avait couru à perdre haleine — jusqu’à ce qu’il eût remis de l’ordre dans ses idées. Quelques kilomètres plus tard, sa décision était prise. Il se tiendrait désormais à l’écart d’Abby : c’était sa seule chance d’échapper à l’attraction qu’elle exerçait sur lui. Fort de cette sage résolution, il était retourné, toujours en courant, jusqu’au bungalow et là, pfft, tout s’était effondré. Il n’avait pas prévu qu’elle serait si jolie, de si bon matin, avec ses cheveux roux tombant en cascade sur ses épaules. Pelotonnée dans son peignoir, elle était tout bonnement à croquer. Il avait dû se faire violence pour ne pas faillir si tôt à la promesse qu’il s’était faite… Comme il lui avait été pénible de soutenir son regard brusquement voilé de tristesse lorsqu’il s’était enfermé dans la salle de bains, lui lançant à peine un bonjour !
Comme pour le punir de son comportement de goujat, il n’avait pu, de toute la journée, la chasser de son esprit. Tandis que Frank lui faisait les honneurs de son usine, lui exposant dans le détail toutes les étapes de la fabrication, lui n’entendait que l’écho insistant de l’offre d’amitié d’Abby.
Je serai là, moi, avait-elle dit, le dos tourné, emmitouflée sous la couette…
Abby discutait maintenant avec un groupe d’amis de Kat. Elle était absolument adorable dans ce T-shirt vert pomme qui moulait de façon divine sa taille, ses seins… Jamais il n’aurait imaginé qu’une femme put aussi bien porter le jean. Et ces bottes ? Où avait-elle donc déniché ces bottes ?
Hochant la tête, admiratif, il remarqua alors les regards curieux et lourds d’envie que faisaient peser sur elle les mâles de l’assistance. Certes, pourquoi aurait-il été le seul… ? songea-t il avec un certain agacement.
Il n’avait aucun droit sur elle. Elle n’était pas sa femme, n’avait même jamais été sa petite amie. Dans ces conditions, pourquoi cette boule au creux de son ventre ? Jaloux, lui ? Non, assurément, il n’avait aucune raison de l’être — d’autant qu’Abby, se répéta-t il pour la millième fois, n’était pas du tout son style.
Et pourtant, il la désirait. Jeff n’avait pas totalement tort. Non pas qu’il fût tombé amoureux : c’était là une notion qu’il avait toujours considéré comme une folle utopie ; mais il devait admettre qu’il souffrait le martyr à la voir, ce soir, l’ignorer ainsi. Elle lui manquait. Son humour, sa manière de donner son avis sur tout, son rire… Oui, bien qu’elle ne se trouvât qu’à dix petits mètres de lui, elle lui manquait, terriblement.
— Quelle allure, cow-boy !
Tanner tressaillit. Recouvrant ses esprits, il se retourna et salua Jan dans un sourire, en soulevant légèrement son Stetson.
— Merci bien, madame.
S’approchant de lui, la vieille femme jeta un rapide regard en direction d’Abby avant de remarquer :
— C’est une bien charmante femme que vous avez là… Extrêmement élégante.
— Absolument d’accord.
— Il semblerait que vous ayez déniché l’épouse idéale.
— Je suis un homme comblé, répliqua Tanner, accablé soudain d’un intense sentiment de frustration.
— Elle a bien de la chance aussi, poursuivit Jan en le fixant.
— Trop aimable…
— Excusez mon indiscrétion… Où en êtes-vous donc de cette confiserie spéciale Tanner ?
— Nous y travaillons…
— Bien sûr, fit-elle d’un air entendu. Essayer, échouer, recommencer, c’est toujours la même histoire, n’est-ce pas ?
— Pour l’heure, nous ne faisons qu’échouer, mais je ne désespère pas…
— J’ai entière confiance, dit Jan, les yeux brillants. Je ne doute pas un seul instant que vous parveniez à vos fins.
Tanner la dévisagea. Jan faisait-elle allusion au défi que lui avait lancé son mari ou bien… ? Non, il délirait.
Chassant cette idée saugrenue, il lui offrit son bras.
— Vous dansez ?
— Vous connaissez donc le quadrille ? s’enquit-elle en riant.
— Je suis plein de ressources !
A l’autre bout de la grange, Abby feignait un intérêt immodéré envers l’un des amis de Kat, un jeune et séduisant médecin ou quelque chose d’approchant, prénommé Mark. Du coin de l’œil cependant, elle lorgnait de temps à autre Tanner, lequel paraissait s’en donner à cœur joie sur la piste de danse. Elle ne fut pas longue à remarquer qu’elle n’était pas la seule à le regarder tandis qu’il entraînait Jan dans un quadrille endiablé. Toutes ces dames sans exception le dévoraient des yeux… Lui ne se souciait guère, apparemment, de cette muette adoration — probablement parce qu’il en avait l’habitude…
Il s’imposait indubitablement ce soir comme le mâle le plus sexy de l’assemblée. Ce Stetson lui donnait un air canaille irrésistible… Auquel Abby devrait, si Dieu le voulait bien, résister deux jours encore — et deux nuits surtout !
Comme l’orchestre s’était tu, Mark inclina légèrement la tête et lui sourit.
— M’accorderez-vous la prochaine ? Je promets d’épargner vos pieds…
Comment devait-elle agir ? En femme mariée ? Elle chercha du regard le seul homme avec lequel elle aurait volontiers dansé, l’homme dont elle avait eu la bêtise de tomber amoureuse.
Elle se figea, comme frappée par un violent coup de poing dans l’estomac. Deux femmes avaient abordé Tanner et riaient, buvant littéralement ses paroles… L’une d’elles se tenait si près de lui que son décolleté effleurait son bras. Bon sang, pesta Abby, serrant les poings, cette dévergondée ne voyait-elle pas l’alliance à son doigt ? Maudit…
Affichant un sourire excessif, Abby se tourna vers Mark.
— Allons-y…
Le jeune homme l’entraîna sur la piste, juste au moment où l’orchestre entamait une valse.
— Alors, généraliste, chirurgien ou spécialiste ? demanda-t elle distraitement à son cavalier.
— Rien de tout cela. Vétérinaire… tout bêtement !
— Oh, rit-elle, je croyais que…
— J’ai toujours adoré les animaux. Comme ma femme… Elle aussi est vétérinaire.
— Tiens donc ! Est-elle présente, ce soir ?
— Elle ne devrait plus tarder… Une urgence a dû la retenir.
Abby exprima quelques regrets polis puis se laissa bercer par la musique. Mark était un danseur estimable et elle souhaitait réellement se changer les idées, ce soir. Elle se détendit peu à peu… Une fois de retour à Los Angeles, pourquoi ne s’inscrirait-elle pas à un cours de danse ? Oui, c’était une excellente idée…
Encore faudrait-il qu’elle eût un partenaire, se dit-elle soudain, le cœur lourd…
La musique s’arrêta.
— Une autre ? la supplia gentiment Mark en la retenant par le bras.
— Non, pas une de plus…
Abby se retourna et se trouva tout à coup face à Tanner qui dardait sur elle des yeux étincelants.
— Vous êtes… ? s’enquit Mark, courtois.
— Son mari, répliqua vertement Tanner. Cela vous pose un problème ?
— Bien sûr que non. Merci pour cette valse, madame…
— Quelles manières, protesta-t elle sitôt que le vétérinaire se fut éloigné. C’est vous qui avez un problème…
Sans un mot, Tanner enlaça sa taille et commença à bouger, l’orchestre jouant les premières notes d’une chanson célèbre.
— Je n’ai strictement aucun problème, marmonna-t il.
Evitant de le regarder, Abby s’interrogea sur les raisons de sa mauvaise humeur. Etait-il jaloux ? Furieux qu’elle ne se comportât pas en épouse modèle ?
— Hmm, c’est juste que… hésita Tanner, je ne supporte pas les hommes qui ont les mains baladeuses, voilà tout.
— Nous dansions, Tanner. Et puis, il est marié. Et si quelqu’un a, ici, les mains baladeuses, c’est bien vous…
Exaspéré, Tanner garda le silence. Puis, resserrant son étreinte, il la conduisit en quelques pas experts jusqu’au centre de la piste. L’orchestre interprétait un vieux succès d’un groupe jadis en vogue — une chanson qu’Abby avait toujours adorée et qui adoucit bientôt son humeur. Ainsi donc, monsieur avait été piqué par la jalousie ? Eh bien, c’était un juste retour des choses, car elle aussi avait vu rouge un peu plus tôt. Elle esquissa un sourire et s’abandonna dans ses bras.
Tanner dansait comme un dieu, avec un mélange d’autorité et de douceur… Le monde autour d’Abby se brouilla en un délicieux mirage. Kat et son époux riaient devant le buffet, Frank et Jan pouponnaient les jumeaux, Mark la saluait d’un geste amical…
— Vous lui avez dit que vous étiez mariée ? l’interpella brutalement Tanner en cessant de danser.
— Pardon ? Qui ?
— A votre cavalier…
— Encore lui… ?!
Tanner eut l’air outré.
— Si j’avais imaginé que vous profiteriez de ce séjour pour chercher à vous caser, jamais je ne vous aurais emmenée…
L’estomac d’Abby se noua ; des larmes lui montèrent aux yeux. Jamais personne ne lui avait parlé ainsi. Jaloux, lui ? Non, elle comprenait à présent ce qui l’avait mis hors de lui. La petite employée du service courrier lui faisait honte, voilà tout.
Elle ne resterait pas une seconde de plus ici, à cette soirée. A subir les foudres de Tanner et son mépris. Sans prononcer le moindre mot, elle s’en fut dignement vers la porte.
Tanner la regarda partir, jugeant admirable son audace même si son cœur la déplorait. Jamais il ne s’était adressé à une femme avec un tel manque de respect. Hélas ! A la voir danser si complaisamment avec ce moins-que-rien, son sang n’avait fait qu’un tour.
Que diable lui avait-il donc pris ? Elle ne lui appartenait pas. Une fois rentrés à Los Angeles, leur chemin se séparerait et Abby reprendrait le fil de sa vie, avec ses rendez-vous galants, ses sorties, ses slows langoureux… Il serra les dents à cette pensée, en proie à une rage subite qui s’évanouit cependant aussitôt que l’image de son visage, de ses yeux emplis de larmes, lui traversa l’esprit. Des larmes dont il était responsable. Coupable.
Jamais il n’oublierait ce désarroi dans son regard.
Bon sang. Il l’avait offensée, et alors ? N’était-elle pas qu’une modeste employée ? En tant que patron, il avait à se soucier de bien d’autres priorités que des états d’âmes de ses collaborateurs.
D’un pas déterminé, il gagna le buffet. Un verre lui ferait le plus grand bien…
Il retrouva Frank et Jan occupés à déguster des brownies. Et zut, se dit-il, convaincu que ses hôtes allaient s’inquiéter du départ précipité de la prétendue jeune mariée.
— Tout va bien ? fit Frank.
— Très bien, répondit Tanner en étudiant, sceptique, le bol de punch rempli d’un liquide orangé. Je boirais bien quelque chose de plus serré…
— On raconte qu’une tequila sunrise a des pouvoirs magiques, dit Jan.
— Un problème, Tanner ? insista Frank en lui tendant un verre. Nous avons aperçu Abby partir précipitamment…
— Je suis navré…
Frank hésita puis, plongeant ses yeux dans ceux de Tanner :
— Je ne pense pas que ce soit à nous qu’il faille présenter vos excuses.
— Ecoutez, euh…, commença Tanner, irrité.
— Tanner, l’interrompit Jan en saisissant son bras. Rappelez-vous ce que je vous ai dit tout à l’heure. Vous formez un si beau couple… Il serait dommage que vous gâchiez cette chance pour des bêtises…
— Que voulez-vous dire ?
— Prenez garde à ce que votre orgueil ne vous perde pas, Tanner…
— Mon orgueil m’a permis de bâtir une fortune.
— Il n’y a pas que les affaires dans la vie ! Et en amour, l’orgueil est souvent fatal…
En amour. S’ils connaissaient la vérité sur ce soit disant amour, ce mariage, cette farce…
— Bien, mon garçon, reprit Frank, il ne vous reste plus qu’à faire amende honorable. Nous en sommes tous passés par là, un jour ou l’autre !
Maudits soient les hommes. Et le premier d’entre eux, Tanner. Tanner qui l’avait si cruellement blessée. Assise sur l’herbe fraîche au bord du lac, dans le halo d’une lune complice, Abby se désolait. Pourquoi avait-elle finalement accepté ce job ? L’école de dessin, bien sûr. Tant de gens comptaient sur elle, des gens qui n’avaient pas les moyens de s’acquitter d’une fortune pour s’adonner à leur passion de l’art. Oui, elle avait accepté pour les meilleures et les plus louables raisons du monde… Excepté qu’elle avait aujourd’hui le sentiment que ces raisons-là relevaient plutôt de l’alibi. Et que cet alibi avait pour nom Tanner.
Ils avaient agi comme des idiots, des enfants. Et puis il avait repris conscience du fossé qui les séparait…
S’arrachant à ses pensées, elle dressa l’oreille, aux aguets, en entendant des pas se rapprocher. Elle essuya ses yeux : elle ne voulait pas que Frank, Jan ou tout autre invité comprit qu’elle avait pleuré. Elle regarda par-dessus son épaule… et retint son souffle.
Tanner venait dans sa direction. Abby s’affola. Il allait lui passer un savon, à n’en pas douter ! Dans son monde à lui, on s’abstenait de faire des scènes en public, de prêter le flanc à la rumeur. En outre, son inconséquence ne mettait-elle pas en péril le contrat qu’il projetait de conclure ?
— Je vous ai cherché partout, dit-il quand il fut à sa hauteur.
Abby se retourna ostensiblement et jeta une pierre dans les eaux argentées du lac.
— Eh bien, vous m’avez trouvée.
— Abby, écoutez-moi…
Elle bondit sur ses pieds.
— Je sais que je vous ai mis mal à l’aise et que ma conduite risque de compromettre vos chances de…
— Non, la coupa-t il. Je suis un imbécile.
Elle le scruta, interloquée, avant de murmurer :
— Oui.
— Et un fou, aussi.
— Oui.
— Je ne pensais pas ce que j’ai dit.
— Tanner… qu’attendez-vous de moi ?
— C’est-à-dire ?
— Je ne fais rien comme il faudrait…
— Faux, la corrigea-t il en esquissant un sourire, c’est même tout l’inverse et… c’est bien là le hic. Vous êtes charmante, intelligente, et… excellente danseuse… Vous n’êtes pour rien dans ce qui s’est passé tout à l’heure. Tout est de ma faute…
Abby devait-elle le croire, lui pardonner ?
Tanner fit un pas vers elle, l’implorant du regard.
— Je vous demande pardon. Je vous promets que cela ne se reproduira plus…
La sincérité de ses paroles la laissa un moment perplexe. Tanner effleura tendrement son visage.
— Pardonnez-moi, je vous en prie…
— Sinon ?
— Sinon, euh… je n’ai plus qu’à me noyer dans une cuve de crème au chocolat…
Elle voulut sourire, rire un peu à sa plaisanterie. Or elle s’entendit rétorquer :
— J’ai vu rouge. Ces deux femmes qui vous entouraient…
Tanner lui sourit, penaud.
— J’ai vu rouge lorsque ce garçon vous a pris la taille.
Abby sentit son cœur marquer un ou deux ratés.
— Je pensais que nous étions ici pour jouer la comédie, murmura-t elle, tremblante.
Tanner la dévisagea longuement avant de chuchoter à son tour :
— Je le croyais également, Abby.
Lentement, il approcha ses lèvres puis l’embrassa avec une douceur telle qu’elle crut que son cœur allait imploser. Une chaleur brûlante s’écoula en elle comme il pressait sa bouche contre la sienne, répétant encore et encore, dans une plainte :
— Je le croyais, je le croyais…
Timidement, elle caressa sa nuque. Tanner gémit et l’attira plus fermement contre lui, sans cesser de l’embrasser, fébrile, comme s’il puisait en Abby le souffle d’une renaissance. Malgré l’air frais de la nuit, elle se prit à suffoquer. Non, elle ne pourrait endurer telle émotion une minute de plus ; ses jambes déjà fléchissaient…
Sans pitié pour sa défaillance, Tanner entreprit de couvrir son cou de baisers avides. Inclinant la tête en arrière, elle s’abandonna à sa voracité. Elle voulait plus encore… Oui, elle le désirait — avec une violence qui ne l’effrayait même pas. Elle était soumise par avance à tous les caprices qu’il lui plairait de lui imposer.
Les mains de Tanner s’attardaient sur ses reins, son dos, ses épaules. Son baiser s’était fait ardent, impérieux. Abby pouvait entendre les pulsations de son cœur s’accorder aux siennes dans cette nuit magnifiée par les parfums bruts de la terre et de l’eau, de la chair et du désir.
Sans plus de force, elle recula avec lui contre le tronc large et rugueux d’un arbre. Il glissa alors ses mains sous son T-shirt puis flatta sa taille, ses seins. Elle se raidit, offrant sa poitrine à ses doigts impatients, pressant son ventre contre le sien…
— Oh, Abby, geignit-il en enfouissant sa tête dans son cou.
Avec une habileté diabolique, il dégrafa son soutien-gorge, puis soulevant son T-shirt posa sa bouche sur son sein qu’il embrassa langoureusement d’abord puis agaça de ses dents ensuite, sourd à ses protestations.
A bout de souffle, Abby se laissa consumer par le plaisir de sa caresse, proche de défaillir sous le miraculeux assaut de tant de volupté. Tanner se pressa plus encore contre elle, marmonnant des prières inaudibles qu’elle entendit néanmoins et auxquelles elle se rendit. Elle guida sa main sur sa taille, sa main qui s’empressa de défaire le bouton de son jean, de dévaler son ventre nu et tendu… Quand il la toucha, la pénétra au plus secret de son intimité, elle eut un cri — comme s’il avait trop tardé. Des vagues de plaisir la submergèrent ; son sang se mit à bouillir dans ses veines…
— Abby, ce n’est pas une comédie…
Au loin, un rire fusa.
— Quelqu’un… vient, bredouilla-t elle, prise d’une panique qui fit voler son trouble en éclats.
Oui, il avait raison. Dans ce courant qui les portait irrépressiblement l’un vers l’autre, il n’y avait rien de faux, rien de simulé. Etait-ce pour autant raisonnable ? Elle devait reprendre conscience de toute urgence. S’arracher à ce vertige. Imposer le silence à ses sens…
Brusquement, elle le repoussa et s’enfuit à toutes jambes. Longeant le lac, elle entama une course folle en direction du bungalow, ignorant ses cris. Car Tanner cria son nom, à plusieurs reprises. Puis elle comprit qu’il s’était mis à courir derrière elle… Non, elle devait le fuir, dut-elle en mourir, il lui fallait recouvrer la raison, ne pas…
Son pied heurta violemment l’arête d’un rocher ; le sol se déroba sous ses pieds… Les eaux noires et profondes du lac allaient l’engloutir…
— Abby, souffla Tanner en tendant les bras tandis qu’elle frissonnait au contact de la boue et de l’eau glaciales.
Le jean trempé, les mains maculées de vase, elle mit quelques secondes avant de revenir à elle.
— Quelle gourde, maugréa-t elle.
Ses cheveux dans le vent fouettaient son beau visage. Parvenu à côté d’elle, Tanner la prit par la taille.
— Vous n’êtes pas blessée ?
— Bien sûr que non. Je me donne en spectacle, une fois de plus, voilà tout…
Il ébaucha un sourire puis, la seconde d’après, céda au fou rire — auquel elle ne tarda pas à se joindre.
— Ne parlez pas de vous ainsi, la corrigea-t il une fois qu’il eut recouvré son calme. J’aime tant votre naturel, votre franchise… Quant à moi, ajouta-t il en retirant sa veste pour en couvrir ses épaules, je suis impardonnable.
Abby resta assise silencieuse dans l’eau et la boue. Ce bain forcé avait au moins l’avantage d’apaiser le feu que Tanner avait provoqué en elle… D’ailleurs, ce rocher en travers de son chemin s’était-il trouvé là par hasard ? Non : elle devait l’interpréter comme un signe du destin. Quoi qu’elle fît, jamais elle ne pourrait fuir les sentiments qu’elle éprouvait. Elle était bel et bien condamnée à aimer, à désirer cet homme.
Et même si leur liaison n’excédait pas ces quelques nuits volées au monde, qu’importe ? Tout les opposait, et alors ? Pourquoi ne jouirait-elle pas des heures passées en sa compagnie, sans se préoccuper du passé, encore moins du futur ? Tanner ne l’aimait certes pas comme elle l’aurait souhaité, mais il la désirait, elle en avait maintenant la preuve ; ce n’était déjà pas si mal…
Elle était une grande fille, en mesure d’assumer ses choix. Oh, bien sûr, cette histoire risquait de meurtrir à jamais son cœur… Et peut-être était-ce trop cher payé le désir qui la portait vers lui ? Bah, elle s’arrangerait avec les conséquences de ses actes quand elles se présenteraient…
— Vous allez prendre froid, observa bientôt Tanner. Il vous faut retirer ces vêtements au plus vite…
Abby leva les yeux. Il s’était accroupi face à elle et la dévisageait, un sourire au coin des lèvres. Une minute s’écoula, peut-être deux puis Abby murmura :
— Approchez un peu, cow-boy…
Agrippant sa nuque, elle l’attira si fort à elle qu’il chancela et perdit l’équilibre, s’affalant de tout son poids sur elle dans un grand éclaboussement.
— Je vous pardonne malgré tout, soupira-t elle en prenant ses lèvres.
— Vous êtes trop généreuse, madame Tanner, dit-il en riant, pressant avec ardeur sa bouche contre la sienne.
Puis, s’écartant d’elle, son coude reposant dans la boue :
— J’ai envie de vous, Abby, mais… j’ai besoin de savoir si, euh… Etes-vous vraiment sûre… ?
— Je n’ai jamais été aussi sûre de moi, jamais…
En un éclair, il fut debout. L’ayant prise dans ses bras, il franchit la dizaine de mètres qui les séparaient du bungalow, à la vitesse du prédateur qui emporte sa proie. Parvenus sous le porche, il poussa la porte du pied.
— Vous devez être glacée…
Il l’installa près de la cheminée.
— Si peu, plaisanta-t elle sans le quitter des yeux.
— Laissez-moi faire…
Il se pencha et retira en hâte son T-shirt tandis qu’elle déboutonnait son jean, entre deux baisers.
Bientôt, leurs vêtements trempés gisant non loin d’eux, ils se fixèrent, indécis, bouleversés. Ce que Tanner lut dans le regard d’Abby le fit tressaillir de désir. Elle s’offrait à lui, lui qui ne méritait pas ce don. Comment avait-il osé la traiter avec tant de légèreté ? Quel misérable il faisait et quelle chance inouïe il avait eu de la rencontrer ! Jamais il n’avait réalisé avec tant d’acuité combien son existence avait été vaine avant elle.
— Vous êtes si belle, fit-il en l’enlaçant, ses lèvres dans son cou.
La jeune femme arc-bouta son corps vers lui, enroula ses jambes autour des siennes…
— Vous me rendez fou, Abby…
Insensiblement, ils furent sur le lit. Au contact des draps glacés sur sa peau, Abby frémit, repensant vaguement à la nuit passée. Une autre vie… Que s’était-il passé ? Et que s’apprêtait-elle à faire ?
Toutes ses angoisses, toutes ses certitudes s’évanouirent. Tanner s’allongea sur elle et la posséda, sans attendre. Abby cria. Un cri de plaisir autant que de désespoir… Il la mena sous des cieux insoupçonnés, longtemps, avec passion, dans un flux et un reflux de sensations indicibles. Elle glissa sa main dans ses cheveux ; des larmes montaient à ses yeux…
— Vous me rendez fou, répéta-t il sans cesser de bouger. Oh, Abby…
— Oui… Je vous en prie, Tanner… Maintenant, je vous en prie…
Avec une cruauté qui la laissa pantelante, il s’arracha à elle, ses lèvres prenant tout de go possession de son ventre, s’attardant sur l’intérieur de ses cuisses. A la torture, elle chercha ses mains qu’il passa sous ses hanches, comme il enfouissait sa tête entre ses jambes.
— Je ne peux… Par pitié, souffla-t elle, au bord du gouffre.
Tanner s’abattit alors sur elle et la prit, avec violence, haletant à son oreille des mots gonflés de désir. Soudain, elle ouvrit les yeux ; son corps s’anima d’une fulgurante brûlure ; comme en un rêve, elle sentit qu’il s’échouait en elle. Le plaisir qui les emporta, ensemble, retentit longuement dans leur chair comme s’ils ne formaient plus qu’un seul corps.
Longtemps, aucun n’osa le moindre geste, perdu encore dans le ressac d’un plaisir qui les enveloppait de ses derniers échos. Par la fenêtre, Tanner observait la lune pleine et entière, incapable de formuler les sentiments qui se bousculaient en lui. Lui qui gardait, en toute occasion, un pan de sa conscience en éveil, comment en était-il arrivé là ? Jamais le plaisir sexuel ne l’avait transcendé à ce point. Jamais à la vérité, il n’avait connu pareille jouissance. Qu’allait-il advenir de lui ? Il tourna la tête et regarda Abby avant de l’enlacer. Aussitôt, elle se lova contre lui.
— Je suis heureuse…
— Je craignais tellement de…
Elle posa un doigt sur ses lèvres.
— Tanner… je ne suis pas une petite fille.
Sa voix était grave, et il comprit qu’elle faisait allusion à l’avenir.
— Vous êtes étonnante…
— Vraiment ?
— Je n’ai jamais rencontré quelqu’un comme vous, Abby.
— Dois-je prendre ceci comme un compliment ?
Tanner ne répondit pas tout de suite, tournant et retournant sa question dans sa tête. A vrai dire, il avait le sentiment d’aller de découverte en découverte en sa présence. Leur bavardage, leurs plaisanteries et ce désir inassouvi, tout ceci était nouveau pour lui…
— Affirmatif.
Elle sourit et se pelotonna contre lui.
Sa main s’arrêta sur une balafre qu’il portait à l’épaule.
— Oh, fit-elle en posant doucement ses lèvres sur la cicatrice, que s’est-il passé ?
La main de Tanner errait sur ses hanches.
— Une mauvaise chute, à vélo, quand j’étais petit garçon…
— Un casse-cou… J’adore…
— Et vous ? Je ne vois rien… Pas de vieilles blessures ?
— Aucune… Je suis parfaite.
Tanner baissa les yeux sur sa poitrine.
— C’est bien ce qu’il m’avait semblé…
Il eut un sourire diabolique.
— … mais j’ai besoin de vérifier, une fois encore !
Il disparut sous la couette ; et les rires d’Abby se muèrent en une longue plainte…

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 17-03-09 11:44 PM

CHAPITRE 8



— Il est à peine 2 heures du matin. Pas trop fatiguée ?
— Pas vraiment…
Emmitouflée dans son peignoir, Abby leva les yeux vers Tanner et lui sourit.
— … et puis, tout est si calme, si serein…
Pelotonnée sur le canapé, au pied de la cheminée, elle abandonna un instant son bloc de papier et l’ébauche de portrait qu’elle avait entrepris. Tanner faisait un modèle idéal sous la lueur diffuse de la lampe de chevet, les lignes de son corps nu et alangui sur le lit offrant un jeu d’ombres et de lumières fascinant pour l’artiste qu’elle était. Oui, il émanait de lui une grâce et une sensualité extrêmes — tandis qu’il l’observait, l’air grave et lointain…
Elle baissa les yeux. C’était aujourd’hui son anniversaire. 25 ans, depuis deux petites heures maintenant. Elle n’en avait rien dit à Tanner mais ce week-end, cette nuit étaient les plus fabuleux présents qu’elle eut jamais osé rêver.
Après qu’ils se fussent aimés une seconde fois, Abby n’avait pas voulu céder au sommeil. Ce moment était trop précieux pour qu’elle le laissât s’enfuir… Et l’imminence du petit matin l’angoissait. Cédant à une impulsion, elle s’était levée et avait rassemblé son matériel de dessin. D’abord réticent, Tanner avait fini par se plier au jeu…
Sans la quitter des yeux, il ramena ses cheveux en arrière d’un geste nonchalant de la main — geste qui, s’il laissait affleurer sa part de féminité, n’en exaltait pas moins la virilité de son torse…
Abby, ravalant sa salive, le sermonna gentiment :
— Gardez la pose, je vous en prie…
— A vos ordres, madame… J’imaginais qu’un artiste avait besoin de soleil pour bien saisir la vérité de son sujet…
— Cela dépend du sujet…
— Tiens donc ?
— Et de l’expression que l’artiste souhaite immortaliser…
— Et quelle est-elle, maestro ?
La voix de Tanner était rauque de leurs transports passés.
— L’expression de la sérénité, finit-elle par répondre, le cœur battant.
Elle éprouvait les pires difficultés à se concentrer sur la course inspirée de son crayon…
— Mon humeur n’a rien de paisible, dit Tanner.
Il s’entêtait non sans humour à enchaîner les allusions — pour son supplice. Tanner feignit d’ignorer son trouble et, s’éclaircissant la gorge :
— Qu’est-ce qui vous a poussée à devenir artiste ?
Elle sourit, secoua la tête.
— Tanner, enfin… On ne décide pas de devenir artiste. C’est un besoin, une envie qui s’impose à vous…
— O.K., je comprends. Mais pourquoi l’enseignement ?
— J’aime l’expression de stupéfaction qu’ont mes étudiants devant certaines de leurs œuvres… En réalité, cette part de génie qui sommeille en chacun de nous me fascine…
— Certes, mais en vous consacrant exclusivement à votre peinture, vous pourriez devenir riche et célèbre…
Sans lever les yeux de son bloc, Abby chuchota :
— La fortune et la célébrité ne m’intéressent pas. J’ai grandi au sein d’une famille qui avait la hantise des fins de mois… J’ai appris tout naturellement à cultiver des besoins modestes. Je connais également la valeur du partage… Je garde en tout cas un souvenir heureux de mon enfance. Mes parents m’ont toujours entourée d’affection et aujourd’hui encore, ils n’hésitent devant aucun sacrifice pour mon seul bien-être…
Tanner la dévisagea un long moment avant de détourner les yeux vers la fenêtre, le regard perdu au loin dans la nuit noire et profonde. Abby ne savait que penser. Considérait-il la richesse et la célébrité comme deux valeurs essentielles — ou bien les seules dignes de lui ?
— Dites-moi, Abby… seriez-vous prête à accepter une vie de labeur et de privations ?
— Pourquoi pas ? Si à côté de moi, un homme…
Elle s’interrompit. Pourquoi diable la conversation s’était-elle égarée sur cette pente ? La famille, l’amour, l’avenir… C’étaient là des sujets tabous qu’elle s’était juré d’éviter.
Soupirant en silence, elle jeta son bloc et son crayon sur le lit puis bondit sur ses pieds et s’obligeant à un ton alerte et léger, elle le défia :
— A vous, maintenant ! lança-t elle en retirant son peignoir. Faites mon portrait !
Les traits de Tanner se durcirent. Elle se tenait face à lui, à quelques mètres à peine, totalement nue, son bras replié sur ses seins dans un mouvement chaste et sage, attitude innocente qui contrastait terriblement avec l’éclat qui brillait dans ses yeux. Eclat brut et sauvage du désir… Qu’espérait-elle donc de lui ?
— Abby, je crains de ne pouvoir…
Elle eut un rire perlé.
— Faites un effort ! Essayez de me voir autrement que comme un objet de plaisir…
— Vous voulez ma mort, Abby…
— Ne me regardez pas comme un corps mais comme un ensemble de courbes et de volumes.
Elle prit différentes poses.
— Dessinez d’abord quelques lignes essentielles, comme celles de mes fesses, de mes jambes, continuez par le galbe de mes seins…
— Voulez-vous donc vous taire…
Il la dévorait du regard tandis qu’elle s’expliquait, gestes à l’appui.
Ah ! son air perversement candide quand elle dit :
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Tanner leva les mains en signe de reddition. Pourquoi s’obstinerait-il à lutter contre l’évidence ? Quoi qu’elle fît, quoi qu’elle dît, Abby le troublait… Pour être un artiste et la dessiner comme elle l’en priait, encore eut-il fallut qu’il parvint à faire abstraction de son désir. Et cela non, il en était incapable.
— Essayez, Tanner, juste quelques traits…
A la torture, il l’implora du regard, s’amusant en même temps de ce jeu qui mettait ses nerfs à si rude épreuve. Oui, le supplice était aussi doux qu’insupportable.
Il se saisit du bloc papier et du crayon, intimidé. Lui, Tanner, intimidé ? C’était décidément le monde à l’envers. Abby brouillait tous ses repères, bousculait tous ses vieux réflexes.
Et tout compte fait, il adorait ça.
A main levée, il brossa le profil de sa jambe droite, avec plus d’aisance d’ailleurs qu’il ne l’aurait cru. Les choses commencèrent à se gâter lorsqu’il tenta de reproduire la courbe de sa hanche. Peu après, comme en sueur il s’appliquait à un trait régulier pour croquer son sein, il crut tout envoyer promener. S’il avait dû écouter son cœur, il l’aurait possédée là, sur le tapis… En soupirant, il poursuivit son œuvre, tout en s’interrogeant sur la nature inhabituelle de son désir. Une fois rentrés à Los Angeles, qu’adviendrait-il de ce désir ? Qu’adviendrait-il d’eux ?
— Alors ? Vous vous en sortez ?
— Eh bien… J’ai un peu de mal…
— Puis-je regarder ?
— Que me proposez-vous, en échange ?
Elle avança vers le lit.
— Moi…
Tanner laissa tomber son crayon et l’attira vers lui.
— J’aime votre odeur, Abby…
— Ce n’est qu’un gel douche tout à fait banal…
— Il m’enivre, avoua-t il en la faisant s’asseoir contre lui. Eh bien, que pensez-vous de mes talents d’artiste ?
Abby tressaillit au contact de son ventre chaud et dur contre ses hanches.
— Pas mal, chuchota-t elle avant de se retourner et de le contraindre à s’allonger. Pas mal du tout…
— Pas mal pour un pauvre moribond ! gémit-il.
Elle lui sourit et s’étendit contre lui, l’effleurant de ses seins dressés…
— Je vous trouve bien gaillard pour un moribond…
Elle promena sa langue autour de son nombril.
— Abby, grogna-t il.
Le sang martelait ses tempes. Il perdrait bientôt tout contrôle. Il avait perdu tout contrôle.
— Abby… Je vous veux… Je veux venir en vous…
Abby remonta patiemment jusqu’à ses lèvres. Leur baiser fut presque brutal tant la frustration de Tanner avait été grande.
— Mon cœur…
Il se perdit en elle.
Longtemps, il savoura la chaleur moite et brûlante de sa chair. Plusieurs fois, il fut sur le point d’exploser ; chaque fois il se retint ; il ne voulait pas céder au vertige sans elle.
Quand, enfin, elle cria, il s’abandonna ; et il entrevit une lueur qu’il devina être celle du paradis.


cocubasha 18-03-09 01:50 AM



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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 20-03-09 12:54 AM

ÇÞÊÈÇÓ:

ÇáãÔÇÑßÉ ÇáÃÕáíÉ ßÊÈÊ ÈæÇÓØÉ cocubasha (ÇáãÔÇÑßÉ 1902561)

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aghatha 06-04-09 10:30 PM

merci ma puce pr ce magnifique roman,enfin des romans en francais on attend la suite ac impatience et merci encore

äæÑãáÇß 06-04-09 11:19 PM

ÔÜßÜÜ æÈÇÑß Çááå Ýíß ÜÜÜÑÇ áß ... áß ãäí ÃÌãá ÊÍíÉ .

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 08-04-09 03:29 PM

chapitre 9

Les premiers rayons d’un soleil radieux effleurèrent la table sur laquelle on avait déposé quelques violettes. Abby détourna le regard des fleurs pourpres et délicates et se lova contre Tanner, enroulant son bras autour de sa taille, mêlant ses jambes aux siennes.
Son souffle paisible et régulier finit par apaiser son angoisse. Elle ne voulait qu’une chose, jouir pleinement de ce moment d’intense bonheur. Pas question de se laisser aller à penser à demain, à leur retour à Los Angeles. Seul comptait le présent.
Et pourtant… si elle avait appris à connaître, à aimer cette part secrète de vulnérabilité qu’il s’efforçait de dissimuler au monde dans le seul but de se protéger, c’était précisément cette faille dans sa carapace qui ferait qu’il s’écarterait d’elle, la repousserait, l’oublierait. Tanner n’était pas prêt à s’engager et peut-être même ne le serait-il jamais. Elle ne se sentait pas, en tout cas, le courage d’affronter son rejet… Alors, dans le silence de ce petit matin, sa joue reposant contre son torse nu, elle résolut de prétendre qu’elle ne l’aimait pas et de profiter, sans espérer plus, de ces dernières heures en sa compagnie.
Elle se garderait bien de lui demander ce qu’il adviendrait de leur relation une fois de retour à Los Angeles. Elle devait d’ores et déjà effacer de son esprit toute éventualité d’un avenir quelconque avec lui. Tant pis pour elle.
Elle s’étira et sa main frôla son torse… Tanner ouvrit les yeux.
— Bonjour, mon artiste adorée, fit-il d’une voix chaude et sensuelle.
— Bonjour…Tanner, et si nous…
— Aucun problème, l’interrompit-il en venant embrasser son cou, je suis à vos ordres, trésor…
— Oh, mais non… Ce n’est pas ce que je voulais dire, tenta-t elle de protester en riant.
Elle n’insista pas. Elle savait être parfaitement inutile de résister à ses chuchotements, à ses caresses. Plus tard… Elle aurait tout le temps de lui mentir sur ses sentiments, de prendre ses distances avant qu’il les lui imposât…
Perdu dans ses pensées, Tanner la dévisageait, fasciné par les sensations que cette femme lui inspirait. Ses relations avec les femmes s’étaient avérées jusqu’ici d’une remarquable simplicité — aventures sans lendemain en tout point confortables qui lui avaient toujours donné entière satisfaction. Aujourd’hui, tout était différent. Abby. Il était fou d’elle. Et cette évidence le rendait plus fou encore…
Déjà, du haut de ses 7 ans, il n’aspirait qu’à une chose : grandir. Tandis que son père courait d’un jupon à l’autre, Tanner faisait son possible pour affronter le monde, heureusement choyé par sa grand-mère. A la mort de celle-ci, il avait intégré le pensionnat pour n’en ressortir qu’à l’âge de 16 ans. A 23 ans à peine, il s’affirmait comme l’un des hommes d’affaires les plus dynamiques de sa génération. Et depuis, il cumulait les succès et les victoires, seul, sans l’aide de quiconque, car c’était bien là son credo : il n’avait besoin de personne…
Jusqu’à la nuit dernière.
Abby avait changé tout cela.
Il en avait l’intime conviction.
Il lui sourit, se laissant pénétrer du seul bonheur que lui procurait sa présence, caressant avec une tendresse infinie ce corps auprès duquel il avait rencontré un plaisir mille fois plus intense que tous ces ébats furtifs auprès de chairs solitaires et tristes. Oui, tout cela était fabuleusement nouveau. Encore plus fabuleusement inattendu. Très bien, mais demain, Tanner ?
Se penchant sur ce visage dont il ne se lassait pas d’apprécier chaque détail, il l’embrassa, pris d’un désir subit et impérieux, comme si c’était pour la dernière fois. Or ça ne l’était pas. Oui, une fois rentrés à Los Angeles, rien ne s’opposait à ce qu’ils continuent à se voir…
Se dégageant de son étreinte, Abby le déséquilibra pour s’allonger sur lui, ses yeux brillant d’une passion pénétrante et presque douloureuse. Souriant à son trouble, elle murmura, mutine et provocante :
— Je vous préviens… Je ne quitterai pas ces draps tant que je n’obtiendrai pas ce que je veux…
— Voilà une menace à prendre au sérieux. Et quel sera mon sort si j’échoue dans ma mission ?
— Je ne vous permets pas d’échouer, dit-elle gravement.
Et de fait, ils n’échouèrent qu’après qu’un raz-de-marée de plaisir les eût submergés tous deux — et sur les plus doux des récifs…
Il était près de 10 heures quand ils se levèrent. Assise sur le bord du lit, Abby dégustait une brioche apparue, avec café et jus de fruits, comme par enchantement sur un plateau, devant la porte du bungalow. Quelques coups discrets à la porte et des pas qui s’éloignaient précipitamment, c’était tout ce qu’ils avaient entendu ; mais Abby aurait parié que Jan se cachait derrière ce petit déjeuner royal.
— C’est fou comme vous m’inspirez, fit Tanner.
— Je sais, vous me l’avez dit, répondit-elle en lui jetant un regard lourd de sens. Une bonne cinquantaine de fois entre cette nuit et ce matin…
— Trésor, répliqua-t il en avalant une gorgée de café, je parle là d’un autre type d’inspiration…
Elle sourit derechef comme il s’habillait. Ah ! qu’elle aimait l’éclat de ses yeux, la couleur cuivrée de sa peau ! Il émanait de lui une grâce qu’elle n’avait jamais entrevue chez aucun homme. Chaussé de ces bottes en caoutchouc, coiffé d’une casquette de base-ball, il était follement craquant…
Et désormais, il lui faudrait compter avec ça. Demain après-midi, elle reprendrait son service, au courrier, avec ce sentiment et ce désir tout-puissants et…
Elle frémit, abattue à cette pensée. Non, elle ne trouverait jamais la force de le croiser, jour après jour, et d’imposer le silence à son cœur, à son corps…
— J’ai une idée, reprit Tanner, l’air triomphant, pour notre défi…
— Ah… vraiment ?
— Oui, madame. Nous n’avons plus guère de temps. C’est ce soir que nous devons présenter notre création. Venez…
Ils sortirent aussitôt du bungalow et remontèrent le chemin du lac. Comme ils arrivaient au niveau du verger, Tanner ralentit le pas, pour s’arrêter devant un champ de pommiers.
— Oui ? s’enquit Abby, interloquée. Quel rapport entre ce verger et les confiseries Tanner ?
— Devinez, murmura-t il, d’un air énigmatique.
Elle fureta autour d’elle, huma le parfum capiteux des pommes. Ce verger était pour elle l’image même du paradis. La nature exposait ici toute la simplicité de son génie. Sous le ciel bleu pâle, des dizaines de pommiers se dressaient, leur tronc épais et rugueux surgissant d’un tapis de feuilles mortes allant du roux au brun orangé, amassées là par un vent capricieux. Des pommes par centaines pendaient aux branches tortueuses… Oui, c’était là, pour l’artiste qu’elle était, un tableau renversant et une leçon d’humilité.
Elle se tourna vers Tanner qui, les mains sur les hanches, arborait une mine satisfaite.
— Je ne comprends toujours pas… Euh, vous voulez faire pousser des bonbons… ?
— Abby ! Nous allons créer un bonbon à la pomme, voilà tout !
— Tous les deux ? Enfin, je veux dire, euh…
— Je sais ce que vous voulez dire… Oui, travaillons ensemble, main dans la main. A deux, nous ferons des miracles…
Elle baissa les yeux.
— Oui, bien sûr, bien sûr…
Il chercha à capturer son regard puis, chuchotant presque :
— Et ce bonbon, je le baptiserai La Gourmandise d’Abby…
— Vous me faites trop d’honneur !
Il montrait beaucoup d’application à la flatter, lui parut-elle. Probablement à cause de l’échéance de ce maudit week-end… Il devait déjà culpabiliser de l’issue qu’il allait forcément donner à ce qui resterait forcément pour lui un intermède…
— La première fois où nous avons dîné ensemble, vous m’aviez avoué adorer cet arbre…
Elle le fixa, désespérément émue.
— Oui, c’est juste…
Elle retint à grand peine ses larmes.
Au cri d’ « Au travail, maintenant ! », Tanner courut alors d’arbre en arbre, cueillant les fruits les plus dodus…
— Il manque quelque chose.
— Que suggérez-vous ? s’enquit Tanner.
Abby ferma les yeux pour mieux se concentrer. Le bonbon fondait suavement sur sa langue, laissant un goût acidulé. Oui, Tanner avait fait preuve de génie.
— C’est délicieux, vraiment, dit-elle… Je pense seulement qu’un nappage de caramel en ferait un produit plus original encore…
— Vous ne craignez pas que cela soit indigeste ?
— Allons, Tanner, dit-elle en riant, vous devez apprendre à raisonner comme un chef confiseur…
— Eh ! Je ne suis pas encore à la tête des Confiseries Swanson…
Et pour tout dire, l’idée que Frank n’appréciât pas ses efforts méritants ne l’obsédait pas. C’était là un sentiment nouveau pour lui qui, quarante-huit heures plus tôt, ne vivait que pour le business…
Tout à coup, son portable sonna. Sur l’écran, il vit s’afficher le numéro de son correspondant. Jeff, encore lui.
— Aucun souci, intervint Abby en se postant devant le fourneau. Je prends le relais le temps que vous téléphonez. Faites-moi confiance…
Tanner lui céda sa place, silencieux, son téléphone à la main. Jamais il ne s’était senti aussi heureux, aussi détendu… Non, il ne laisserait personne interrompre la magie de ce moment ! Le portable pouvait sonner, il s’en fichait.
Abby s’affairait, une spatule à la main, l’air appliqué et gourmand… Adorable, elle était tout simplement adorable avec son jean élimé et son T-shirt trois fois trop large, pas même maquillée. Si différente et mille fois plus désirable que ses anciennes conquêtes — toujours tirées à quatre épingles, toujours fardées, toujours en représentation…
Il s’avança et passa ses bras autour de sa taille, fermant les yeux pour mieux s’imprégner de son parfum, de sa présence.
— Je n’ai aucune envie de décrocher, lui dit-il à l’oreille.
— Alors, au travail ! ordonna-t elle en riant, le menaçant de sa spatule.
Côte à côte, ils s’activèrent avec enthousiasme, bavardant, riant de tout et de rien — s’aspergeant de sucre en poudre comme des enfants…
Oui, ce furent des instants de pure magie, de totale insouciance, tels que Tanner n’en avait jamais connus.
— Pas mal, dit-il en goûtant à leur mixture. Ce goût de pomme… votre peau a la même saveur…
Troublée, Abby passa brièvement sa langue sur sa lèvre. Un geste anodin… qui eut pour effet d’électriser Tanner. Son désir restait là, latent, toujours prêt à surgir… Oui, elle l’inspirait, le transportait.
— Je crois que nous pouvons être fiers de nous, Abby. Venez, maintenant, vous avez bien mérité une douche… J’ai moi-même à faire… Une surprise…
— Non… Je ne peux pas…
Tétanisée par la panique, Abby fixait le petit avion qu’un filin rattachait à un autre, à peine plus grand. Croyait-il sérieusement qu’elle embarquerait sur ce coucou ridicule ?
— … je n’en aurais jamais le courage, acheva-t elle.
Tanner passa un bras protecteur autour de ses épaules.
— Ecoutez-moi, Abby. A l’avant, c’est un Piper, un engin tout à fait performant. Quant au planeur, il n’a pas de moteur : vous n’avez strictement rien à craindre…
— Mensonges !
— Vous devez affronter votre peur, Abby.
— Et pourquoi donc ?
— Pour vous en libérer. Vivre dans la peur n’est pas vivre… Et puis, je suis là. Je vous aiderai…
— M’aider… ? M’aider à quoi ?
Croisant les bras, il la dévisagea, un sourire au coin des lèvres.
— Vous piloterez le planeur. Mais vous ne risquez rien… Je veillerai sur vous, promis…
— Mais… Je…
— Je serai installé derrière vous. Croyez-moi, c’est sans danger. Je possède mon brevet de pilote depuis longtemps et compte déjà à mon actif plusieurs centaines d’heures de vol…
— C’est de la folie !
— Au moindre problème…
— Quel genre de problème ? Tanner, je ne doute pas de vos compétences mais, euh… Allez-y, vous… Je vous regarderai, depuis le plancher des vaches, bien en sécurité…
Il prit ses mains dans les siennes et plongea ses yeux dans les siens.
— Abby…
— Quoi donc ?
— Faites-moi confiance… Je ne permettrai jamais qu’il vous arrive malheur…
C’était déjà fait, pensa-t elle amèrement. Demain, elle devrait se résigner à voir partir l’homme de sa vie. Seuls resteraient quelques souvenirs et une ébauche de portrait… Elle détourna les yeux.
— Qu’est-ce qui vous fait croire que je peux arriver à faire cela ? demanda-t elle au bout d’un long silence.
— Je crois en vous, Abby. Tout bonnement.
Il croyait en elle. Même dans ses rêves les plus fous, elle n’avait jamais osé espérer qu’un homme lui fît cette confidence. Tanner moins encore que les autres. Elle se sentit soudain prête à tout, habitée par un courage dont elle ne se serait pas cru capable. Se redressant, elle leva les yeux sur lui et, bravement, lança :
— Qu’attendons-nous ?
Tanner lui sourit, les yeux étincelants d’un bonheur sincère qui la fit tressaillir. A ce moment s’avança vers eux un homme d’un certain âge habillé d’un blouson de cuir aux couleurs de l’aérodrome.
— Vous et votre épouse êtes prêts au décollage, monsieur ? les interpella le pilote du Piper.
Tanner lorgna Abby, quêta son approbation. Inspirant une profonde bouffée d’air, elle opina enfin.
— Je ne peux pas être plus prête.
Un ciel immense et pur, lumineux et paisible. Une fabuleuse sensation de liberté… Oui, Tanner avait raison, et elle était heureuse de ne pas avoir laissé son angoisse la priver d’un tel spectacle.
D’un subtil mouvement du poignet, elle abaissa le manche. Le planeur amorça un piqué. Son estomac se noua ; la seconde d’après, elle sourit, en proie à une joie proche de l’euphorie. Derrière elle, Tanner cria :
— Excellent !
Un sentiment d’intense fierté l’envahit. Oui, elle ne s’en sortait pas si mal ! Oh, au début, il y avait bien eu quelques ratés. En particulier, lorsque Tanner avait décroché le filin qui reliait le planeur au Piper. Elle avait cru sa dernière heure arrivée… Puis, avec un calme désarmant, depuis son siège, à l’arrière, il lui avait montré comment exploiter le vent. Et, ô miracle ! elle s’était peu à peu sentie en confiance, et avait pris possession du manche, écoutant avec attention ses instructions. Une minute plus tard, elle avait réalisé que toute sa peur avait disparu, comme par magie.
— Tout va bien ?
— C’est merveilleux…
— Bon anniversaire, Abby.
Stupéfaite, elle se retourna.
— Mais, euh… Comment… ?
— J’ai mes espions. Alors ? Mon cadeau vous plaît ?
Une larme scintilla dans les yeux de la jeune femme.
— Enormément.
— C’est toujours ainsi, la première fois… Personnellement, je ne pourrais pas me passer de voler. C’est comme une drogue… J’ai besoin de cette paix, de cette clarté, du vent…
— Je vous envie.
— Rien ne s’oppose à ce que vous m’accompagniez. Vous serez toujours la bienvenue…
Elle se mordit la lèvre. Que venait-il donc de dire ? Envisageait-il de poursuivre leur relation ? Non, assurément, se raisonna-t elle, il avait parlé sans réfléchir, par pure politesse…
— Comme les autres, je suppose… marmonna-t elle, presque malgré elle.
— Aucune femme n’a jamais volé avec moi, répliqua-t il du tac au tac.
Aucune femme n’a jamais volé avec moi… Ce doux aveu bercerait désormais sa solitude. Abby sourit. Seul comptait le présent, le présent uniquement. Et la splendeur de ce paysage automnal, qui s’étirait mille pieds plus bas…

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 08-04-09 04:00 PM

chapitre 10

— Le bain de madame est avancé, déclara Tanner, solennel, en ouvrant la porte de la salle de bains.
Ils étaient rentrés de leur folle aventure céleste peu de temps auparavant, après une descente pour le moins turbulente — suivie néanmoins d’un atterrissage remarquable, dans un pré d’herbe tendre au beau milieu de nulle part. Venus les récupérer, des mécaniciens les avaient reconduits à l’aéroport tandis qu’au-dessus de leur tête s’amoncelaient d’épais nuages noirs. Ils s’apprêtaient à monter dans la limousine quand soudain Tanner l’avait enlacée, déposant sur ses lèvres un baiser furtif. Jamais il n’avait éprouvé une telle fierté à l’égard de quiconque.
En route pour le manoir des Swanson, Abby lui avait confié qu’elle se sentait littéralement fourbue après toutes ces émotions. Tanner avait songé à la soulager par quelques massages appliqués, puis s’était ravisé. Un bain serait plus raisonnable et la détendrait bien plus efficacement… D’autant que le dîner était prévu dans à peine trente petites minutes.
Il s’était douché en vitesse puis aussitôt habillé afin de lui libérer la salle de bains au plus vite.
— Dépêchez-vous, Abby, l’eau est à température idéale !
Les pieds nus, la jeune femme s’avança, ses cheveux roux dénoués, le peignoir jeté sur ses épaules.
— Est-ce un bain moussant ?
Tanner toussota, exaspéré par le désir que cette vision avait déclenché en lui.
— Un bain moussant ? Euh… Oui, bien sûr…
— Parfait…
Un sourire impertinent aux lèvres, elle effleura le revers de son smoking.
— … pour votre peine, et parce que je vous trouve affreusement sexy, je vous accorde un vœu…
— Un seul ?
— Jamais ******* !
— D’accord, d’accord. Une petite minute… Hum… Ça y est ! J’ai trouvé !
— Que souhaitez-vous ?
— Que vous laissiez la porte de la salle de bains ouverte.
D’abord interdite, Abby éclata de rire, les joues rouges de confusion.
— Dans quel but ? le nargua-t elle.
Tanner se saisit de la ceinture de son peignoir tout en chuchotant :
— Afin que votre esclave puisse assister à votre bain… cette fois.
— Cette fois ? soupira-t elle en retenant sa main qui déjà s’échappait, remontant le long de son dos.
Tanner avala avec peine sa salive. S’il n’arrêtait pas immédiatement, jamais lui ni Abby ne seraient en mesure d’honorer de leur présence la réception de ce soir. Et ce dîner représentait une étape capitale dans son projet d’acquisition. L’avait-il oublié ? Prudemment, il s’écarta et, prenant sa main :
— La dernière fois que vous avez pris un bain, j’étais derrière la porte, seul avec mes fantasmes…
— Ce n’était pas très aimable de ma part, ironisa-t elle. Hum… pour me faire pardonner, je vous accorde votre vœu…
Tanner serra sa main plus fermement, cette main qui portait l’alliance de sa grand-mère.
— J’ai passé une journée inoubliable, Tanner. Merci pour cette balade dans les airs… oui, merci pour tout, sincèrement.
— Tout le plaisir fut pour moi. Je vous le répète, vous serez toujours la bienvenue…
— J’aimerais tant…
— Qu’est-ce qui pourrait vous en empêcher ?
Fuyant son regard, elle haussa les épaules.
— Je doute disposer d’assez de loisirs, une fois rentrée…
— Peut-être pourrais-je de temps à autre vous enlever à vos cours de dessin ?
Elle eut un triste sourire.
— Peut-être. Je ne crois pas pouvoir me libérer, mais… Nous verrons bien…
Pouvoir se libérer ? Tanner fronça les sourcils, frappé de stupeur à l’idée d’être privé de sa présence. Mû par un subit désespoir, il l’enlaça et prit ses lèvres.
Abby se pressa contre lui, lui rendant son baiser avec la même fougue, cherchant à se fondre en lui, portée par le même désir fulgurant.
— Tanner…
Son peignoir glissa de ses épaules, dévoilant la rondeur d’un sein tendu.
Tanner fit courir ses lèvres sur son cou offert, goûtant avec délice chaque pore de sa peau. Son destin était lié à celui de cette femme. Plus rien désormais ne serait pareil. De toute façon, peu lui importait tout ce qui n’était pas elle.
— Tanner, je vous en supplie… Nous ne devons pas nous mettre en retard…
C’était elle, elle son employée, qui le rappelait à la raison — lui, l’homme d’affaires rigoureux et ambitieux.
Le monde à l’envers !
A bout de souffle, il se redressa. Oui, ils auraient tout le temps de se retrouver, en tête à tête, en corps à corps, une fois rentrés à Los Angeles… Inspirant une profonde bouffée d’air, il s’écarta puis ramena sans hâte le peignoir sur ses épaules.
— Au bain, princesse… Et n’oubliez pas la porte ! rappela-t il en prenant un air sévère.
Elle rit puis s’engouffra dans la salle de bains — abandonnant Tanner à l’ébullition de ses sens, les nerfs à vif.
Elle lui décocha un sourire coquin avant de laisser le peignoir choir sur le carrelage. La seconde d’après, elle s’immergea dans la baignoire, frissonnant imperceptiblement au contact de l’eau sur sa peau nue et brûlante. Elle demeura un long moment allongée, la tête renversée, les yeux clos. Puis elle se redressa et entreprit de faire glisser l’éponge sur son bras, son cou… Tanner sentit son cœur s’accélérer quand sa main disparut sous l’eau, s’attardant en des endroits que son esprit aux abois imaginait chauds et palpitants…
Laissant échapper un profond soupir, il serra les poings, se promettant d’explorer chaque centimètre de ce corps dont il se savait aujourd’hui, et pour l’éternité, l’esclave ô combien consentant.
Attendrie, Abby regarda la vieille femme et son mari goûter une nouvelle fois aux bonbons à la pomme que Tanner et elle avaient mis au point, bonbons qui ce soir avaient remporté un franc succès.
A sa grande surprise, le dîner s’était déroulé dans une ambiance plutôt bon enfant. Les autres candidats à la reprise des Confiseries Swanson s’étaient montrés chaleureux et affables, et nul n’avait eu le mauvais goût d’évoquer l’affaire qui les avait réunis là ce soir.
Peu après 21 heures, les deux derniers couples avaient pris congé, prétextant une longue route ou un avion à prendre. En réalité, tous les convives avaient fini par se rendre à l’évidence : les vainqueurs du défi lancé par Frank étaient déjà désignés. Il n’avait échappé à personne que les Swanson avaient définitivement adopté Tanner et Abby. Celle-ci se reprochait d’autant plus d’avoir menti à ses hôtes. Bien sûr, Jan connaissait leur secret, mais que se serait-il passé si elle s’était confiée à son mari ? S’il avait connu la vérité, Frank se serait-il prononcé en faveur de Tanner ? Restait à espérer que celui-ci se montrât digne de cette confiance.
Frank et Jan s’étaient enthousiasmés pour leur confiserie fruitée, présentée à la fin d’un repas gargantuesque. Frank avait gratifié Tanner d’une franche claque dans le dos, riant aux éclats, tandis que Jan adressait à Abby un clin d’œil complice.
La famille Swanson était rassemblée au grand complet, et Tanner n’avait cessé de jouer avec les enfants de Kat, comme si l’issue de cette soirée lui avait échappé.
— Tanner me semble mûr pour la paternité, avait même chuchoté celle-ci à l’oreille d’une Abby rouge comme une pivoine.
La petite fille de cinq ans juchée sur ses épaules, Tanner semblait aux anges. Sa patience était exemplaire, son calme étonnant et sa tendresse touchante. Que de temps passé, que de bouleversements depuis leur première entrevue, dans la maison du bord de l’océan, réalisait Abby, un sourire ému aux lèvres…
Au cours de ces trois jours, elle avait vu s’affirmer un autre Tanner, à des années-lumière du Tanner qu’elle connaissait. Le séducteur froid avait cédé la place à un homme attentif, plein d’humour et de délicatesse.
Un homme qu’elle aimait.
Et dont il lui faudrait se séparer, pas plus tard que le lendemain…
A genoux devant la cheminée, Tanner craqua une allumette près de la feuille de journal. Dans un ballet de flammes majestueuses, le bois sec s’anima… Exactement comme il en était de lui lorsque Abby se tenait à ses côtés. D’ailleurs, tout fonctionnait bien mieux dès qu’elle était près de lui…
La soirée s’était idéalement déroulée et il avait atteint son objectif. Frank et Jan lui avaient remis le contrat de vente dûment paraphé, affirmant être ravis de céder l’entreprise familiale à des gens aussi formidables — et qu’ils considéraient dorénavant comme des amis.
Il se retourna, pour la dixième fois peut-être depuis qu’ils avaient regagné le bungalow, regardant avec insistance la porte de la salle de bains.
Abby. Elle serait à lui, cette nuit… A condition qu’elle daignât se montrer enfin.
— Abby ?
— Une petite seconde.
Une bonne minute plus tard, la porte s’ouvrit. Tanner fut médusé. Abby se tenait devant lui, ravissante dans son déshabillé crème, ses cheveux roux cascadant sur ses épaules… Il fronça les sourcils quand, provocatrice, elle s’adossa au chambranle, dardant sur lui un regard plein de défi. Il esquissa un sourire en pensant à la femme qui, quelques jours plus tôt, pénétrait dans son bureau, accumulant gaffes et maladresses.
— Prêt à fêter ça ? fit-elle d’une voix sensuelle.
Il s’efforça de contenir le désir qui l’étreignait.
— Vous êtes délicieuse…
Elle vint jusqu’à lui et s’agenouilla .
— Merci…
N’y tenant plus, il se jeta sur elle, prenant sa bouche avec fureur, gémissant du bonheur de retrouver ses lèvres dont il lui semblait avoir été privé une éternité entière.
— Tout a été si… Ce séjour fut merveilleux, Tanner, chuchota-t elle en plongeant ses yeux dans les siens.
Il crut percevoir dans son ton l’écho d’un adieu, d’une séparation.
— Abby, de retour à Los Angeles, je voudrais tant que, euh… nous continuions à nous voir.
Elle se dressa sur ses genoux, le cœur battant.
— Que… Que dites-vous… ?
Tanner hésita. Une lueur s’était allumée dans les yeux d’Abby, lueur qu’il connaissait par cœur pour l’avoir vue cent fois briller, chaque fois qu’il avait laissé les choses aller un peu trop loin avec l’une ou l’autre de ses conquêtes. Le mariage n’était pas dans ses projets. En revanche, il n’imaginait pas pouvoir se passer d’Abby. Restait à lui faire comprendre qu’il avait besoin d’elle — sans lui donner de faux espoirs.
— Abby, je…
Quelques coups discrets frappés à la porte les firent tous deux sursauter.
— Peut-être Frank et Jan souhaitent-ils sceller ce contrat de quelques coupes de champagne ? suggéra-t elle en se levant. Ne bougez pas ! Je vais chercher des bougies dans la salle de bains.
Tanner se leva à son tour, contrarié de ne pas avoir pu éclaircir les choses. Car le temps pressait et… Oui, si les Swanson entendaient porter quelques toasts, il leur ferait gentiment comprendre qu’il avait d’autres projets…
Ouvrant grand la porte, il se figea, et considéra Jeff Rhodes comme s’il se fût agi d’un extraterrestre.
— Salut, patron ! dit celui-ci, sourire aux lèvres, une chemise bourrée de dossiers sous le bras.
— Que faites-vous là ? s’exclama Tanner en repoussant Jeff sous le porche, fermant la porte du bungalow derrière lui. Ce n’est pas le moment…
— Je comprends, ricana sottement son D.R.H. J’ai essayé de vous joindre sur votre portable… Rien à faire. Alors j’ai pris le premier avion.
— Quel est le problème ?
— Harrison. Il monte encore les enchères. Nous avons décidé d’une réunion demain, à 10 heures.
— Les enchères ? Une réunion ? De quoi parlez-vous ? J’ai besoin de temps. Harrison attendra…
— Allons, boss… C’est un marché juteux pour Tanner Enterprises… Ne laissons pas passer cette opportunité.
L’idée de signer un contrat de plusieurs millions de dollars n’excitait plus Tanner. C’était comme si toutes ses théories sur le business s’étaient effondrées. Certes, il avait envisagé de revendre les Confiseries Swanson à Harrison. Mais c’était avant… Dans une autre vie…
— Vous n’êtes pas habilité à mener des négociations de cette envergure, Jeff, marmonna-t il.
— Mais, je pensais que…
— Ne pensez plus.
Sa décision était prise. Une décision folle. Car il devait avoir perdu la tête pour refuser l’offre de ce satané Harrison !
Il fit quelques pas et contempla le lac, avant de déclarer, sur un ton ferme :
— Les Confiseries Swanson resteront dans la famille.
Jeff en fut bouche bée.
— Pardon ? La famille ? Quelle famille ? Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous êtes malade ?
Tanner se retourna, l’air grave. Plus qu’un précieux collaborateur, Jeff était son ami. Mais un ami méritait parfois qu’on lui rappelât sa place.
— Vous disiez, Jeff ? s’enquit-il, glacial.
— Euh, et bien… bafouilla le jeune homme, je m’inquiète, comprenez-moi…
— Vous vous inquiétez pour moi, Jeff ? Ou pour le capital de Tanner Enterprises ?
— Je ne vous reconnais plus.
— Parce qu’en ce qui me concerne, reprit Tanner, je ne me suis jamais senti aussi bien. Peut-être cela ne vous importe-t il pas, au fond…
— Mais… Mais…
Jeff dévisagea son patron un long moment puis, brusquement, il éclata d’un rire incrédule.
— Ne me dites pas que vous êtes tombé amoureux de la fille du courrier ?
— Manquez-lui une seconde fois de respect et vous aurez mon poing sur la figure.
Jeff fourra ses dossiers dans son attaché-case.
— Très bien, très bien. Je repars pour Los Angeles… Je vais annuler la réunion de demain… J’espère qu’Harrison ne nous fera pas un procès pour abus de confiance…
— Harrison n’osera jamais. Il me craint trop…
Et il avait raison de le craindre, étant donné la réputation qu’il s’était forgé dans le monde des affaires. Une réputation de fonceur, d’ambitieux. Et il s’apprêtait à tout gâcher ? A renier toutes ces années de travail acharné, de sacrifices ?
Perplexe, il se frotta les mâchoires. Où était donc passé son sens aigu des priorités ? Il allait tout remettre en question à cause de trois petites journées délicieuses ? Abby, quelque exquise qu’elle fût, ne ferait-elle pas que passer dans sa vie ? Oui, il ne pouvait en être autrement. L’expérience lui avait prouvé à plusieurs reprises que ce monde ne se prêtait pas aux sentiments. Les trahisons le disputaient aux mensonges, les coups bas aux intrigues. Exactement comme dans le business, à cette différence près que les affaires ne vous brisaient jamais le cœur…
N’avait-il pas vécu ces trois derniers jours dans un état de profonde hypnose ?
Il comprit subitement qu’il devait s’arracher à cette léthargie, revenir sur terre.
— Je serai au bureau demain à l’aube. Rentrez à Los Angeles et veillez aux préparatifs de cette réunion…
Il n’attendit pas la réaction de Jeff et rentra dans le bungalow avec le sentiment très net de n’être plus le Tanner qui en était sorti, il y avait quelques minutes à peine.
Fini l’insouciance, la liberté, le bonheur.
Enveloppée dans son peignoir, Abby l’attendait, au pied de la cheminée.
— Je suis désolé, commença-t il, c’était mon…
— Je sais, l’interrompit-elle froidement.
Tanner vint s’asseoir auprès d’elle, le cœur battant d’une lourde appréhension.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Comment osez-vous ? se récria-t elle, les yeux brillant de colère. Vendre la société que vous venez tout juste d’acquérir ? Et à un homme qui ne souhaite que la dissoudre ?
— Question de gros sous, Abby. Vous ne pouvez pas comprendre…
— C’est juste ! Je ne peux pas comprendre. Non, je ne peux pas comprendre que vous trompiez ainsi la confiance des Swanson. Expliquez-moi…
— Le business.
— Le business a bon dos ! Il vous autoriserait donc à blesser des personnes qui ont foi en vous ? Je croyais que vous aviez changé, Tanner. Je pensais que vous et moi, euh…
Elle secoua la tête.
— … je ne sais plus ce que je pensais.
Abby sentit un désespoir profond s’abattre sur elle. Ce n’était pas ainsi qu’elle avait imaginé leur dernière nuit dans le Minnesota. Elle avait rêvé de moments somptueux, sensuels et gais… Comment avait-il pu… ? C’était là l’acte d’un homme d’affaires froid et calculateur, pas celui de l’homme aimant et tendre qui l’avait tenue dans ses bras la nuit dernière.
Elle avait pourtant l’intuition que cet homme pour lequel aujourd’hui elle aurait tout donné existait encore quelque part, enfoui au fond de lui…
— Je vous aimais, Tanner, tellement… dit-elle d’une voix mal assurée. Mais ce Tanner-là…
— Amoureuse ? répéta-t il. J’ai pourtant été clair, Abby. Je n’ai aucune envie de m’engager ni de me marier. Je tiens trop à ma liberté.
— Et vous imaginez que je désire vous en priver ? répliqua-t elle. Le mariage n’est pas une prison, Tanner. C’est un contrat d’amour autant que d’amitié…
Il soupira et effleura sa joue, la forçant à le regarder.
— Je veux simplement continuer à vous voir, Abby.
— Aujourd’hui, peut-être. Qu’en sera-t il plus tard, lorsque vous vous lasserez de moi… ?
— On ne sait jamais ce que la vie nous réserve, Abby. Le plus solide des liens peut un jour se défaire et…
— Et vous préférez ne pas vous engager !? Par crainte d’être abandonné…
— Vous vous trompez…
— Je ne le crois pas…
Les yeux d’Abby s’égarèrent sur le bloc-notes qui gisait au pied du lit. Tout de go, le souvenir de cette nuit magique la submergea… Non, se dit-elle, il ne pouvait en être ainsi. Elle devait essayer encore et encore de toucher son cœur.
— Un jour, quelqu’un m’a dit qu’il fallait surmonter ses peurs… Vous vous souvenez ?
— Quel est l’idiot qui a pu vous seriner pareille bêtise ?
— C’est vous.
Croisant les bras, Tanner fronça les sourcils, puis, sur le ton détestable du parfait businessman :
— Ecoutez, j’ai réellement envie que nous poursuivions cette relation… Mais pas question d’engagements ni de critiques sur ma façon de mener ma vie. Voilà tout ce que je puis vous offrir.
Cela ne suffisait pas. Si elle l’aimait comme jamais elle n’avait aimé auparavant, elle le haïssait dans le rôle qu’il endossait ce soir.
— Votre offre ne m’intéresse pas, monsieur. Tanner, lâcha-t elle.
Il lui décocha un regard lourd de reproches.
— Je dois rentrer à Los Angeles.
Abby se mordit la lèvre. Elle n’allait pas lui faire l’honneur d’éclater en sanglots !
— Très bien, parvint-elle à articuler. Je ne vous retiens pas… J’expliquerai à Frank et Jan qu’une affaire urgente a nécessité votre retour.
— C’est vraiment ce que vous souhaitez ?
Avec le sentiment que son existence entière se décidait en cet instant, elle murmura, déterminée malgré tout :
— Oui. Partez au plus vite… Vous n’avez plus rien à faire ici. Vous avez obtenu tout ce que vous vouliez…
Il la dévisagea, les traits tendus par une colère contenue. Le feu derrière lui flambait allégrement… Abby baissa les yeux.
— Je ferai en sorte que le jet soit à votre disposition, demain matin, dit-il en se levant.
— Ne vous inquiétez pas pour moi, Tanner. Je prendrai un charter, comme tout le monde.
Il ne rajouta pas un mot. D’un geste vif, elle essuya une larme brûlante qui roulait sur sa joue. Cette journée qui avait débuté comme si elle devait être la plus belle de toute sa vie… se révélait être la pire de toutes. Elle avait attendu cette nuit avec tant d’impatience, tant de bonheur et de désir ! Et voilà que tout s’écroulait. Non, jamais elle n’avait éprouvé telle souffrance…
Dans un silence têtu, Tanner rassembla ses bagages, enfila une veste, et prit la porte.
La seconde d’après, Abby fondait en larmes.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 08-04-09 04:03 PM

chapitre 11

Assis à son bureau, Tanner écoutait avec attention le martèlement de la pluie contre la baie vitrée. Une vraie tempête s’était abattue sur Los Angeles ; une journée morose s’annonçait…
De nouveau ses pensées l’emportèrent vers ce charmant bungalow posé au bord d’un lac, vers cette jeune femme rousse si fabuleusement belle. Et si entêtée aussi…
Comme elle lui manquait !
Il s’était senti perdu sitôt qu’il avait franchi la porte du bungalow et si ce n’avait été sa fierté, il aurait rebroussé chemin.
Le vol du retour avait été triste à mourir. Incapable de fermer l’œil, il n’avait pas cessé de retourner dans sa tête les paroles d’Abby, de se remémorer avec un serrement au cœur ses propres mots.
Arrivé au bureau aux alentours de 4 heures du matin, il s’était occupé l’esprit à consulter ses mails, à feuilleter des magazines, évitant soigneusement d’étudier ce satané contrat de cession paraphé par Frank Swanson.
Après tout, il comprenait qu’Abby ait mis un terme à leur relation. Les conditions qu’il y mettait étaient irrecevables pour une femme comme elle…
Il soupira, impuissant à se défaire d’un réel malaise. Chaque fois qu’il songeait à Swanson, c’était pour culpabiliser. Mais pourquoi ? Bon sang, le business était le business ! Parfois cruel, et alors ?
Les remords qui pesaient aujourd’hui sur ses épaules étaient bien les premiers qu’il ressentait depuis qu’il faisait des affaires. Agacé, il saisit le dossier Harrison que Jeff avait consciencieusement rédigé. Excellent, cela ne faisait aucun doute. Oui, ce marché était l’un des plus rentables jamais remportés par Tanner Enterprises…
S’enfonçant dans son fauteuil, il leva les yeux au plafond, cherchant des réponses à toutes ces questions qui le hantaient. Comment ne pas trahir sa parole ni tromper la confiance des uns et des autres ? C’étaient là des interrogations qui ne l’avaient jamais ne fût-ce qu’effleuré… Pire encore, à l’approche de la réunion de 10 heures, il n’éprouvait pas cette sensation familière de surexcitation qui s’emparait de lui chaque fois qu’il négociait une affaire importante.
Il jeta un œil à l’horloge. 9 h 30. Il n’avait plus guère de temps à perdre. Il devait prendre une décision !
On frappa à cet instant à la porte. Qui donc cela pouvait-il être ? Pas Jeff, pas si tôt. Bon sang, pesta-t il, ne pouvait-on le laisser en paix ? Il n’avait envie de voir personne. Personne excepté Abby.
— Entrez ! rugit-il.
La porte s’ouvrit lentement et la première chose qu’il vit fut l’avant du chariot de distribution du courrier. Un large sourire se dessina sur ses lèvres et il respira soudain plus librement.
Elle était de retour. Et si elle avait changé d’avis ?
— Bonjour, monsieur.
Une petite jeune femme blonde, inconnue de lui, poussa la porte du bureau, une pile de lettres dans les mains. Son sourire s’estompa.
— Posez tout cela ici, marmonna-t il, merci.
Demain. Oui, peut-être Abby reprendrait-elle son service demain ? se força-t il à espérer, effroyablement déçu.
Il sursauta presque quand la jeune femme dont, tout à ses pensées, il avait oublié la présence, s’adressa à lui :
— Dois-je vous apporter votre courrier ici chaque jour, monsieur ?
— Ne vous tracassez pas pour ça… Abby a l’habitude et…
— Abby a donné sa démission ce matin, monsieur. Je suis votre nouvelle…
Tanner bondit sur ses pieds.
— Que dites-vous ? Démissionné ?
Stupéfaite par la violence de sa réaction, la préposée au courrier écarquilla les yeux.
— Oui, euh… Très tôt, ce matin…
— A-t elle dit où elle allait ?
— Elle a juste dit avoir trouvé un meilleur emploi…
Une rage sourde s’empara de Tanner. Un meilleur emploi ? Et où ? Comment osait-elle claquer ainsi la porte de Tanner Enterprises sans même lui parler ? Et que devenait son projet d’école de dessin ? Et que devenait-il, lui ?
Lui ? Elle attendait trop de lui. Le mariage, des enfants… et qu’il fasse passer ses amis avant les affaires.
— Euh, du courrier à me confier, monsieur ?
Tanner attendit de recouvrer un peu de calme avant de répondre :
— Non… Merci. Vous pouvez disposer.
Il regarda sans la voir la jeune femme sortir de son bureau. Etait-il donc condamné à rester seul ainsi, toute sa vie ? Une minute s’écoula durant laquelle il maudit le monde entier, s’accordant à lui-même toutes les excuses. Puis il réalisa qu’il était aujourd’hui le premier et le seul responsable de son malheur. Et pour quelle raison ? Le business ? Non, c’était là un piètre alibi.
Son regard se posa sur la pile de lettres que la jeune femme venait de déposer dans la corbeille, juste devant lui. Comme l’avait fait Abby, ce fameux matin où il lui avait demandé de se faire passer pour sa femme.
Abby.
Sa douceur, son rire lui manquaient…
Tout à coup, ses yeux s’arrêtèrent sur l’une des enveloppes. Il s’en saisit, le cœur battant. Oui, cette écriture, c’était bien le style élégant d’Abby. Pas de timbre, pas d’adresse d’expéditeur, nota-t il. Elle avait dû confier cette lettre ce matin même au service courrier.
Tremblant, il déchira l’enveloppe. Sa gorge se noua lorsqu’il y découvrit les clés du local. Une douleur plus forte encore l’étreignit quand l’alliance de sa grand-mère roula doucement sur son bureau.
Il s’adossa à son fauteuil, accablé. Au fond de lui, il avait espéré qu’elle finirait par se résoudre à accepter ses conditions. Peut-être même se serait-elle rendue à lui donner raison en ce qui concernait l’affaire Swanson ?
Il se saisit de l’anneau avec lequel il joua un long moment, se souvenant de cette soirée, à Malibu… A la vérité, avant même d’apprendre à la connaître, sa personnalité l’avait intrigué. Il adorait ce côté fleur bleue, sa détermination à mordre à pleines dents dans la vie, son acharnement au bonheur… Oh, mon Dieu… combien il l’aimait…
Il prit conscience de toute la profondeur de cet amour comme on reçoit un uppercut dans la mâchoire.
Que désirait-il vraiment ?
Passer le restant de ses jours avec cette femme.
Avec Abby.
Il devait s’y résoudre et s’en réjouir.
Oui, il n’aspirait qu’à cet engagement, ce don de soi — toutes ces notions sentimentales auxquelles il rechignait et qu’il avait toujours considérées comme une entrave à sa chère liberté.
Mais avant d’ouvrir son cœur à Abby, à supposer que cela l’intéressât encore, il se devait de se comporter en homme d’affaires honnête et intègre. Il regarda sa montre. 9 h 45. Ayant décroché le téléphone, il composa un numéro à la hâte. Après plusieurs sonneries, une voix enfin répondit :
— Résidence Swanson, j’écoute.
— Frank… C’est Tanner.
— Ah ? Tout va bien, fiston ? Abby nous a parlé d’une négociation urgente…
Tanner respira profondément avant de déclarer, d’une voix posée et calme :
— Abby a voulu me couvrir. Je vous ai menti, Frank. D’abord, en vous faisant croire qu’Abby et moi étions mariés.
— Je sais.
Tanner manqua s’étouffer.
— Je ne vous en veux pas, reprit Frank. J’ai confiance en vous, Tanner. Une intuition… Et puis, fiston, rien ne vous empêche de remédier à cela !
— Pardon ?
— Epousez-la !
Tanner serra le combiné de toutes ses forces. Je vous aimais, Tanner… Les paroles d’Abby résonnèrent dans sa tête. N’était-ce pas déjà trop tard… ?
— Je ne, euh… J’ignore si elle voudra encore de moi. Frank… Pouvez-vous m’aider ?
— Bien sûr, mon garçon. Tout ce que vous voulez…
— Satané distributeur, pesta Abby en martelant la machine de ses poings.
L’engin n’émit pas le moindre bruit.
— Voilà bien ma veine…
L’estomac noué, elle s’éloigna, morose, du self-service.
Puis elle remonta d’un pas précipité le long couloir du Centre municipal, la pause déjeuner touchant à sa fin. Elle donnait ici ce soir son ultime cours et n’avait à cette heure encore rien décidé quant à la suite.
Elle savait néanmoins ne pas pouvoir se résoudre à investir le local offert par Tanner. Par fierté d’abord, à cause de ce qui s’était passé entre eux ensuite. L’idée même de recevoir quelque chose de Tanner lui était insupportable.
Elle se souvenait pourtant avec tendresse de ses grands yeux bruns, de son sourire enjôleur, de sa vivacité d’esprit. Elle frissonnait aussi lorsque lui revenait à la mémoire les sensations délicieuses que sa bouche éveillait en elle. Le plaisir qu’ils avaient partagé la hantait…
Hâtant le pas, elle se sermonna. Elle devait se ressaisir… Facile à dire. Aucun homme ne l’avait rendue aussi heureuse. Et elle avait la conviction qu’aucun ne le pourrait plus jamais.
La gorge sèche, elle fit une halte à la fontaine d’eau potable…
Se présenter au bureau pour y donner sa démission, avait été cruellement éprouvant. Au point qu’elle avait passé le reste de la journée au lit, pelotonnée sous sa couette, à déplorer un bonheur à jamais enfui.
A plusieurs reprises, elle avait pensé appeler à la rescousse sa mère ou Dixie, mais s’était ravisée, répugnant à confier à qui que ce fût le secret de ce week-end. Redoutant les quolibets sur sa naïveté. Oui, mieux valait que ses proches n’apprennent jamais la vérité. Ils la croyaient heureuse, sur le point de débuter une nouvelle carrière. Inutile de les détromper…
Elle savait malgré tout devoir refuser ce job que Jan lui avait offert. Jan qui l’avait conduite à l’aéroport, et qui, le long du trajet, avait scrupuleusement évité d’interroger Abby sur l’évolution de ses relations avec Tanner. En revanche, Jan lui avait assuré son amitié et, s’inquiétant de son avenir, s’était proposé d’accueillir Abby dans l’une des nombreuses agences de publicité que dirigeait Frank, la communication étant le second péché mignon du vieil homme.
Abby, émue, avait tout de suite su qu’elle ne pourrait se résoudre à quitter Los Angeles. Non pas à cause de Tanner qu’elle aurait volontiers fui à l’autre bout de la planète, mais à cause de sa famille. De plus, lorsque Jan et Frank apprendraient ce que Tanner avait fait de leur société, nul doute qu’ils voudraient ne rien avoir à faire avec elle.
Elle s’immobilisa devant la porte de la salle de cours, accordant ainsi un délai supplémentaire à ses élèves plongés en pleine étude. Elle ne put s’empêcher de sourire en pensant à leur réflexion quand ils l’avaient vu arriver, si élégante. Les questions et allusions avaient fusé.
— Quel est donc l’heureux élu… ?
— Qu’avez-vous fait ce week-end… ?
Elle avait presque ri à leurs plaisanteries de potaches. Pourquoi n’accepterait-elle pas, pour une fois, de les accompagner au café du coin ? songeait-elle à présent. Leur gaieté lui ferait assurément le plus grand bien…
— Terminé, lança-t elle en pénétrant dans la salle. Alors, cet exercice ?
Il s’agissait de reproduire au fusain une partie du corps… le leur ou celui de leur voisin.
— Mettez-y tout votre cœur. Je veux quelque chose d’inspiré…
Quelques grognements s’élevèrent, des rires étouffés aussi.
— Insistez sur les détails, reprit-elle, les ombres, les particularités… Je vais passer d’une table à l’autre et examiner vos œuvres.
Elle se faufila entre les tabourets et les chevalets, s’arrêtant ici et là pour donner un conseil, un compliment, un encouragement.
— Le profil manque de netteté, observa-t elle bientôt, penchée sur l’épaule d’un étudiant placé au premier rang.
— Et moi ? Ne m’oubliez pas…
Abby tressaillit au son de la voix familière qui venait de l’interpeller. Se retournant brusquement, elle fixa le dos d’un chevalet, le cœur battant la chamade. Rebroussant chemin, elle s’avança, lentement, avec appréhension, puis soudain s’immobilisa. Tanner lui sourit avant de déclarer :
— J’ai pris garde à m’attacher aux détails, mademoiselle Mac Grady.
Elle ouvrit la bouche et agrippa le bord du chevalet, bouleversée. Tanner, un fusain à la main, la dévisageait, l’air satisfait.
— Que… que signifie ?
— J’ai terminé mon étude, dit-il simplement. Un portrait de Charles Kerry…
Elle fronça les sourcils, interdite.
— Charles Kerry, oui. Les initiales de C.K. Tanner. Mon prénom… Je n’ai jamais révélé cela à personne, Abby.
Abby était la proie de sentiments contradictoires. Il était là, dans cette salle de cours, à lui faire une confidence, le regard plein d’un espoir fou. Pourquoi ?
— Je ne retournerai pas travailler, finit-elle par marmonner.
— Je ne suis pas venu pour cela, répliqua-t il en l’attirant près de lui. Que pensez-vous de mon dessin… ?
Abby fureta autour d’elle. Si les étudiants semblaient tous absorbés par leur travail, elle devinait chacun aux aguets. Hum… Quoique revoir Tanner lui fût extrêmement pénible et douloureux, il était hors de question qu’elle s’engageât dans un règlement de compte devant toute la classe.
La gorge prise comme dans un étau, elle se résigna à contourner le chevalet et étudia le dessin de Tanner. Il trahissait un réel manque de sens artistique… Sur le papier, deux mains se tenaient côte à côte, l’une féminine, l’autre, à l’évidence masculine, portant une bague.
— Pas mal…
— Mmoui… Mais il manque quelque chose, pas vrai ?
En deux traits sûrs, il orna l’annulaire de la main féminine d’une alliance.
— Voilà qui est mieux… Vous ne trouvez pas, Abby ?
— Si vous le dites… Il est vrai que nous ne voyons pas les choses de la même façon…
Tanner s’empara de sa main.
— Sortons, je vous en prie. Nous devons parler.
— Non, dit-elle en s’écartant. Vous avez voulu venir dans ma classe, eh bien, si vous avez quelque chose à dire, dites-le, ici !
Il se leva et effleurant son visage, chuchota :
— J’ai envie de vous embrasser, Abby.
Ses joues s’embrasèrent.
— Bien, sortons…
Un brouhaha agita la classe comme elle marchait vers la porte.
— Pourquoi ? se *******a-t elle de demander à Tanner une fois qu’ils furent sortis.
— Frank et moi avons signé un partenariat, expliqua-t il. Nous allons diriger les Confiseries Swanson ensemble. Il ne tient pas vraiment à prendre sa retraite… Du reste, il se passionne pour le lancement de ce fameux bonbon à la pomme, vous vous souvenez…
— Mais, euh… Et votre marché… ?
— Je n’en ai pas eu le courage… Pour me faire pardonner, j’ai vendu à Harrison l’une de mes sociétés. J’étais… j’étais sur le point de commettre la plus grave erreur de toute mon existence…
Abby le dévisagea, glaciale. Ainsi, il s’était enfin décidé à agir dignement et tenait à le lui faire savoir… Pourquoi cette nouvelle ne la remplissait-elle pas de joie ?
— Oui, ç’aurait été une grave erreur, finit-elle par acquiescer. Je suis heureuse que tout soit rentré dans l’ordre…
— Je ne parlais pas des Confiseries Swanson. Je parlais de vous. J’ai bien failli vous laisser m’échapper…
Il se pencha à son oreille.
— Je vous aime, Abby.
Abasourdie, elle plongea ses yeux dans les siens.
— Redites-moi cela…
— Je vous aime… De toute mon âme, de tout mon corps. Toute ma vie, je n’ai fait que suivre le mauvais chemin…
Il l’enlaça et la berça tendrement.
— … je croyais être heureux mais je me trompais. Vous m’avez ouvert les yeux et le cœur, Abby.
Il prit son visage dans ses mains et elle frémit en reconnaissant la flamme de la passion qui les embrasait.
— J’étais convaincu que l’amour n’existait pas… En réalité, j’avais peur… Et puis, vous êtes apparue…
Elle se lova contre lui, éperdue.
— Que diriez-vous d’une balade en ma compagnie ? Et puis…
— Et puis… ?
— Eh bien, vous pourriez m’épouser…
— Oh, Tanner…
Elle ferma les yeux, incapable de retenir ses larmes.
— M’aimez-vous ?
— Oui, souffla-t elle.
Il l’embrassa avec une fièvre qui l’anéantit… avant de s’agenouiller à ses pieds.
— Trésor, j’ai l’honneur, devant tout le monde…
— Quel monde ? s’affola-t elle.
Tanner fit un signe. Abby leva alors les yeux en direction de la porte… Ses étudiants s’étaient amassés là et les observaient, apparemment fascinés par la scène. Elle éclata de rire et se retourna vers Tanner. Celui-ci la fixait, une alliance dans la main — ce merveilleux anneau qu’elle avait porté avec tant de bonheur et de fierté tout le week-end.
— Je vous promets de vous aimer toute ma vie, Abby. Voulez-vous m’épouser ?
Elle frissonna, remercia le ciel d’avoir exaucé ses rêves les plus fous, et trouva la force de murmurer :
— Oui, Tanner… Je le veux…
Il la prit dans ses bras, la soulevant de terre comme si Abby avait été aussi légère qu’une plume. Simultanément, un tonnerre d’applaudissements retentit, et les étudiants s’époumonèrent en hourras surexcités.
— Je vous aime, madame Tanner… Pour la vie…
— Pour la vie, répéta Abby, éblouie, tandis qu’il glissait l’anneau à son doigt.

aghatha 08-04-09 09:35 PM

je tien a te remercier de tou mon coeur ma douce pr ce roman thxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 09-04-09 02:05 PM

merci a toi et j'espere vraimenet que tu as bien aimer mon choix

sweet123 24-01-11 03:42 PM

ÊÓáã ÇáÃíÇÏí

rania1976 16-05-14 03:04 PM

ÑÏ: Just married !
 
SALAMU AALIKOMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM MMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMMM

äæÝ ÇáÚäÒí 17-06-14 08:34 PM

ÑÏ: Just married !
 
ÇáÓáÇÇÇÇÇÇÇÇã Úáííííííííßã .¡. ÔßÑÇÇÇÇÇÇ ááÌåæææÏ ÇáãÈÐæáå


ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 12:56 AM.

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