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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 15-04-09 04:07 PM

Mariage d’amour ou de raison
 
Mariage d’amour ou de raison
un roman HORIZON
de Stella Bagwell


Rose Mendock doit travailler dur au ranch familial pour subvenir aux besoins de sa famille, depuis que son père est décédé. Mais elle apprend bientôt qu'il avait contracté une lourde dette auprès de son voisin, Harlan Hamilton, qui élève seul sa fille adolescente. Pour Rose, ça va de mal en pis... jusqu'à ce que Harlan lui fasse une étonnante proposition : un mariage règlerait le problème des dettes, et apporterait à sa fille la stabilité d'un foyer... Un arrangement qui est loin de convenir à Rose, qui en réalité espère bien plus du séduisant rancher qu'un simple mariage de raison...


**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 15-04-09 04:11 PM

chapitre 1



Rose Murdock tira sur les rênes de l’alezan et stoppa devant la clôture ; le spectacle qui s’offrait à elle, en cette fin d’après-midi, la consterna. Chacun des six fils barbelés avait été cisaillé, puis rattaché avec soin au moyen d’une torsade.
Rose se hâta de descendre de cheval, et se mit en devoir d’examiner le sol de part et d’autre de la clôture. Si la sécheresse avait craquelé la terre, la jeune femme parvint cependant à distinguer des traces de sabots. Elles étaient même trop nombreuses pour qu’elle pût les compter !
Tirant Pie par la bride, elle les suivit, le long d’une pente douce, jusqu’à la rivière. Elles s’arrêtaient au bord de l’eau, puis repartaient en sens inverse dans la direction des barbelés.
Quelqu’un avait coupé la clôture pour venir abreuver son bétail sur les terres du Bar M, son ranch ! Qui avait pu faire cela ? De toute évidence, le troupeau ne se trouvait plus sur son domaine. Elle venait de le traverser sans apercevoir un seul animal égaré.
Rose repoussa son chapeau de cow-boy en soupirant. Son visage aux traits délicats était tout luisant de sueur. Elle l’essuya d’un revers de manche, avant de scruter l’horizon vers l’ouest.
De l’autre côté du barbelé s’étendait le ranch d’Harlan Hamilton, le Flying H. Et tout la portait à croire qu’il était l’auteur du forfait. Rose ne pouvait toutefois concevoir qu’il ait osé entrer sur ses prairies sans en avertir une de ses sœurs, ou elle-même. Il y avait bien longtemps que de telles pratiques avaient disparu au Nouveau-Mexique. Introduire son bétail chez un autre rancher sans en demander la permission était considéré comme un grave manque de respect et de civilité.
Cela dit, elle ne connaissait pas Harlan Hamilton. Tout au moins, pas personnellement. Certes, elle l’avait vu deux ou trois fois, et la dernière de ces occasions avait eu lieu près d’un an auparavant, lorsqu’il était venu rendre visite à Thomas, le père de Rose, décédé depuis.
Thomas et Harlan avaient été amis, et son père avait parlé de lui en termes chaleureux. Pourtant Rose n’avait jamais échangé avec lui autre chose qu’un salut. Non qu’elle eût un grief contre lui. Seulement, ses rapports avec les hommes, quels qu’ils soient, n’allaient jamais au-delà d’un simple bonjour.
Mais aujourd’hui, hélas ! il était temps d’avoir une petite conversation avec lui… Rose se remit en selle et prit la direction du nord. Après avoir parcouru quelques miles le long de la clôture, elle finit par atteindre une barrière en métal flanquée de deux piliers de pierre. Sur l’un d’eux se détachait, en lettres de fer forgé, le nom du ranch.
La barrière n’étant pas fermée à clé, Rose la franchit sans autre forme de procès et suivit le chemin de terre battue qui serpentait à travers les collines désertiques, à l’est de la rivière Hondo. Des buissons de sauge et des pins rabougris bordaient la piste. Ici et là, elle apercevait un choysia en fleur, que la sécheresse sévissant depuis plus de deux mois avait épargné.
A mesure qu’elle se rapprochait de sa destination, Rose sentait grandir sa nervosité. Ses mains étaient devenues moites, et sa bouche aussi sèche que la fine poussière remuée par les sabots du cheval.
La perspective d’échanger des mots avec Harlan Hamilton la préoccupait. Oui, elle avait des rapports difficiles avec le sexe masculin — à la différence de ses sœurs. Justine, l’aînée, venait d’épouser le shérif local ; Chloé, la plus jeune, ne rechignait pas à dire ses quatre vérités à un homme. Malheureusement, Justine n’était pas là pour parler à sa place, et Chloé avait bien assez à faire au ranch, entre les chevaux et les jumeaux.
Non, décidément, c’était à elle que revenait cette corvée, se répéta-t-elle en serrant les lèvres. Depuis que la mort de leur père les avait laissées dans une situation financière précaire, Rose avait pris la responsabilité du bétail. Il lui appartenait donc de faire face aux intrus, d’où qu’ils viennent…
Deux miles plus loin, elle distingua enfin la maison. Construite en stuc, tout comme la sienne, elle se dressait entre une rangée de peupliers et un bosquet de pins. La bâtisse n’était ni vaste, ni particulièrement bien entretenue. Les fenêtres avaient bien besoin d’une couche de peinture, et, hormis les arbres malingres qui jetaient çà et là une ombre fragile, il n’y avait ni fleurs, ni pelouse, ni clôture séparant la cour de la prairie.
Laissant Pie à quelques mètres de la maison, elle se dirigea lentement vers la véranda. Elle entendit le son d’une télévision…
Elle grimpait les marches, lorsqu’une adolescente de douze ou treize ans fit son apparition sur le seuil. Ses cheveux blonds étaient tirés en arrière, et coiffés à la va-vite en queue-de-cheval. Un jean coupé couvrait une partie de ses longues jambes minces ; le reste de sa silhouette gracile se cachait sous un T-shirt trop grand pour elle. Elle dévisagea Rose d’un air stupéfait, comme si elle n’avait pas l’habitude de recevoir des visiteurs.
— Bonsoir. M. Hamilton est à la maison ?
— Papa est dans l’écurie.
— Je peux aller le voir ?
— Si vous voulez, dit la jeune fille en haussant les épaules.
Rose fit mine de redescendre les marches, puis, frappée par une pensée, se retourna vers l’adolescente boudeuse.
— Si ta mère est ici, elle pourra peut-être m’aider…
— Je n’ai pas de mère, répliqua-t-elle sèchement, avant de tourner les talons et de rentrer à l’intérieur.
Rose n’avait pas eu le temps de répondre. Comme cette enfant était triste ! songea-t-elle. Elle ignorait qu’Harlan Hamilton vivait seul avec sa fille et se demanda vaguement depuis combien de temps celle-ci n’avait plus de maman…
Rose s’approcha de l’écurie. Le propriétaire du Flying H était aux prises avec un poulain récalcitrant. Chaque fois que l’homme tirait sur la longe, le jeune animal se raidissait, relevant la tête en signe de refus.
Rose avança discrètement jusqu’au corral et observa la scène. Son voisin ne l’avait pas remarquée. Il était grand, plus d’un mètre quatre-vingt, d’une carrure imposante. Un jean délavé collait à ses longues jambes musclées et ses épaules larges tendaient le tissu de sa chemise en coton gris. Sa taille était svelte, ses bras puissants. Des boucles foncées, presque noires, s’échappaient du chapeau de cow-boy qu’il portait.
D’ordinaire, Rose ne prêtait pas attention au physique des hommes. Il y avait belle lurette qu’elle avait perdu tout intérêt pour l’amour ou le sexe, et l’aspect d’un homme lui importait peu. Quelque chose chez cet homme, cependant, la poussait à lui accorder plus d’attention qu’à un autre…
Il s’avisa de sa présence, laissa tomber la corde et marcha à pas lents jusqu’à la clôture.
— Bonsoir.
Elle tendit la main.
— Bonsoir, M. Hamilton. Je suis Rose Murdock, votre voisine.
Harlan se souvint brusquement d’elle tandis que son regard se promenait sur la longue tresse auburn qui recouvrait son sein droit, sa peau claire mouchetée de taches de rousseur, ses yeux gris et limpides. Il l’avait vue un jour qu’il avait rendu visite à Thomas. Elle lui avait à peine parlé, et il ne lui en avait pas voulu de sa froideur. Elle avait dû le prendre pour un cow-boy en quête de travail… A l’époque, aucune des trois filles Murdock n’était mariée. Un jour, une connaissance lui avait dit en plaisantant qu’une de ces jolies rousses ferait une parfaite épouse ; Harlan n’avait pas pris la suggestion au sérieux. Il ne voulait pas d’une jolie rousse, ni d’une autre. Jamais il ne se marierait de nouveau.
— Eh bien, miss Murdock, est-ce une visite de courtoisie, ou puis-je faire quelque chose pour vous ?
Rose rougit violemment.
— Je suis venue pour vous parler de quelque chose que j’ai constaté sur mes terres.
Harlan se rendit compte qu’il tenait toujours sa main. Il la lâcha et désigna un pin tout près.
— Mettons-nous à l’ombre.
Le cœur tambourinant dans sa poitrine, Rose le suivit jusqu’à la petite flaque d’ombre.
— Je suis désolée d’interrompre votre travail, M. Hamilton, mais je…
— Appelez-moi Harlan.
Rose hésita. Elle aurait préféré éviter ce genre de familiarité. Mais elle ne voulait pas l’offenser… Son voisin pourrait lui rendre la vie dure si l’envie lui en prenait.
Elle s’éclaircit la gorge et leva les yeux vers lui. De près, elle fut frappée par la sévérité de ses traits, ses yeux bruns aux paupières tombantes. Une barbe naissante assombrissait son menton et ses joues, et la sueur perlait à ses tempes.
— Eh bien, Harlan, parvient-elle enfin à dire, il s’agit de la clôture qui divise nos deux propriétés. Elle a été sectionnée, et quelqu’un a amené du bétail dans ma prairie. Etes-vous au courant ?
Il resta silencieux un long moment. Rose sentit son regard peser sur elle, sur son visage, ses lèvres, sa poitrine. Elle ne se croyait pas jolie, et l’attention appuyée d’Harlan la mettait mal à l’aise.
— J’imagine que j’aurais dû vous en toucher un mot… Je ne pensais pas que vous vous aventuriez aussi loin de votre ranch.
Rose écarquilla les yeux.
— Je fais le tour de mes terres régulièrement, M. Hamilton, tout comme vous. Et le fait que vous considériez qu’une certaine partie de la clôture puisse être ignorée est… insultant !
— Je vous ai dit de m’appeler Harlan, dit-il avec une force soudaine. Et, pour ce qui est de la clôture, je vous rappelle que votre père et moi avons partagé les frais d’installation.
Surprise et embarrassée, Rose détourna les yeux. Elle avait supposé que son père avait pris les travaux entièrement à sa charge.
— Je n’en savais rien. Je me suis inquiétée… Je ne pouvais pas deviner que c’était vous.
Il fit une grimace.
— Croyez-moi, miss Murdock, je n’ai pris aucun plaisir à le faire… Je n’avais pas le choix. J’ai besoin d’eau, et, avant sa mort, votre père m’a donné la permission d’utiliser votre rivière.
— Je sais que tout est sec, mais…
— Sec ! Nous vivons un véritable enfer depuis deux mois ! L’eau manque partout. Peu de gens ont votre chance, miss Murdock.
De la chance, en effet ! se dit Rose, agacée. Leur père leur avait légué une montagne de dettes, et elles avaient découvert que les jumeaux abandonnés sur le seuil de leur maison n’étaient autres que leurs frère et sœur. Apparemment, Thomas avait eu une liaison avec une femme de Las Cruces pendant l’agonie de leur mère. Et, pour couronner le tout, il avait envoyé chaque mois à sa maîtresse une somme d’argent exorbitante. Le manque de moralité et de bon sens de Thomas avait laissé Rose et ses sœurs dans une situation désespérée… Mais cet homme ne s’en doutait pas.
— Nous n’avons pas vraiment assez d’eau pour nos propres bêtes, M. euh… Harlan. La rivière est très basse.
— Il y a encore de l’eau.
— Oui…
— En ce cas, il me semble que le moins que vous puissiez faire est de partager.
Rose fronça les sourcils.
— Partager ?
— Qu’y a-t-il de si étonnant à cela ? Après tout, un an s’est écoulé, et je n’ai toujours pas reçu un sou de votre part. La mort de Thomas n’efface pas ses dettes.
— Des dettes ? répéta Rose, interloquée.
Harlan comprit qu’elle était sincère.
— Je…
Il s’interrompit, et jeta un coup d’œil au poulain qui trottait dans le corral.
— Excusez-moi un instant. Je vais lâcher le poulain et nous irons discuter à l’intérieur…
— Ne pouvez-vous pas vous expliquer maintenant ? Je suis venue à cheval, et il va me falloir un bon moment pour rentrer.
— Quoi ? Vous êtes venue à cheval ?
— Pourquoi pas ? Vos chevaux sont en quarantaine ?
Il secoua la tête.
— Non, pas du tout… Mais je peux vous ramener au ranch en voiture, assura-t-il, sans ajouter qu’elle lui paraissait trop fragile et trop féminine pour avoir parcouru une telle distance par cette chaleur.
Elle se redressa.
— Cela ne sera pas nécessaire.
— Nous verrons, répondit-il, tout en s’éloignant pour s’occuper du poulain.
Quand il eut fini, ils retournèrent ensemble vers la maison et franchirent la porte de derrière, qui ouvrait directement sur une petite cuisine. De la vaisselle sale s’empilait dans l’évier et les vestiges d’un repas encombraient encore la cuisinière, mais la table en formica placée au milieu de la pièce avait été débarrassée et essuyée.
Harlan fit signe à Rose de s’asseoir.
— Voulez-vous du thé glacé ou un jus de fruits ?
Sur le point de décliner son offre, Rose se ravisa. Elle avait passé plusieurs heures en plein soleil, et n’avait sans doute pas bu assez. Il ne manquerait plus qu’elle succombe à un malaise…
— Je boirais bien un thé glacé.
Il remplit deux verres, lui en donna un et posa le second sur la table.
— Je reviens tout de suite.
Il sortit de la pièce. La télévision était toujours allumée quelque part dans la maison. Rose présuma que la fille d’Harlan la regardait. L’adolescente était-elle aussi rétive que le poulain qu’elle avait vu plus tôt dans le corral ?
Elle avait commencé à siroter son thé lorsque Harlan revint, un document plié à la main.
— Vous devriez lire ceci.
Le cœur de Rose se mit à battre à toute allure, sans qu’elle sût si son émoi subit était dû à la présence de son voisin ou au contenu du document. S’efforçant de ne pas trembler, elle s’empara du papier. Sa lecture rapide noua son estomac et fit pâlir son front.
— C’est… impossible ! marmonna-t-elle d’une voix à peine audible.
— Croyez-moi, miss Murdock, c’est un acte tout à fait légal.
— Je n’en doute pas. Je voulais parler de mon père…
Elle se mordit la lèvre. Comment Thomas avait-il pu porter un tel coup à sa famille ? Elle était écœurée. D’abord cette femme, sa maîtresse, dont ils n’avaient pas retrouvé la trace, et qui était susceptible de venir à tout moment exiger de l’argent, ou, pire encore, reprendre ses jumeaux. Et à présent, cela !
— Je dois vous dire, M… Harlan, que mes sœurs et moi ignorions tout de cet arrangement. Notre père nous avait caché bien des choses de son vivant. Mais cela !
Elle était clairement bouleversée d’apprendre que son père avait emprunté de l’argent en donnant le ranch comme garantie. Harlan se dit qu’à sa place il l’aurait été tout autant. Il aurait même eu des envies de meurtre !
— Vous a-t-il dit pourquoi il voulait cet argent ? s’enquit Rose. Et pourquoi il s’est adressé à vous plutôt qu’à la banque ?
Le chagrin qui se lisait dans ses yeux gris émut Harlan. Il caressa inconsciemment les parois de son verre…
— Il ne m’a pas rien dit des raisons de cet emprunt, et je ne lui ai pas posé de questions. Thomas était mon ami. A mon arrivée ici, il m’a aidé. J’étais heureux de pouvoir lui rendre la pareille. Quant à savoir pourquoi il n’est pas allé à la banque, eh bien… Il était peut-être déjà endetté jusqu’au cou.
— Je… Mon père avait une assurance-vie. C’est grâce à cela que nous avons pu régler ses dettes. Celles dont nous avions connaissance. Allez-vous exiger le remboursement immédiat de ce prêt ?
Harlan lui décocha un regard aigu. Elle semblait s’attendre au pire de sa part. Etait-elle toujours aussi pessimiste ? Ou se méfiait-elle seulement de lui ?
— Non. Je ne vais pas faire cela.
— J’ai peine à le croire, murmura-t-elle, visiblement mal convaincue.
Ses yeux s’embuaient de larmes. Elle battit des paupières plusieurs fois, le regard rivé sur le texte qu’elle tenait à la main. Sans savoir pourquoi, Harlan eut tout à coup l’impression d’être un monstre. Il avait prêté de l’argent à Thomas pour lui venir en aide, pas pour mettre en danger le ranch ou la famille de celui-ci.
— Je ne suis pas un usurier…
— C’est patent. Le remboursement est en retard et vous ne nous avez pas contactées. Pourquoi ?
Il n’en savait rien lui-même. Non qu’il fût riche, au contraire. Depuis que la sécheresse frappait, il aurait eu bien besoin des quelques milliers de dollars qu’il avait prêtés à Thomas pour faire creuser des puits sur ses terres. Mais il avait eu réticence à réclamer son dû.
— Après la mort de Thomas, je me suis dit que vos sœurs et vous aviez assez de soucis sans cela.
Rose n’avait jamais eu une haute estime des hommes, et les infidélités de son père l’avaient confortée dans son opinion. L’idée que cet inconnu avait sacrifié son propre intérêt pour respecter la douleur de sa famille la déroutait.
— Je dois vous dire que…, à l’heure actuelle, nous n’avons pas de quoi vous rembourser. Même si nous vendions jusqu’à la dernière tête de bétail, nous ne pourrions pas réunir une telle somme.
Elle disait la vérité, Harlan le savait. Il devinait aussi que Rose Murdock était loin d’être une écervelée. Elle était franche et directe. Ce qui le déconcertait, en revanche, c’était d’apprendre que le Bar M était en proie à de telles difficultés.
Lorsque Harlan s’était installé dans la région, sept ans auparavant, ses voisins possédaient le ranch le plus vaste du comté — voire l’un des plus grands de tout le Nouveau-Mexique. Ils élevaient du bétail réputé et des chevaux remarquables. Il disposaient d’une abondance de prairies verdoyantes le long de la rivière Hondo, et employaient des cow-boys expérimentés. Mais ce que Rose venait de lui confier, et le fait qu’elle sillonnait elle-même le ranch à cheval signifiaient que la situation du Bar M avait radicalement changé. S’il avait du mal à le croire, le choc avait dû être incomparablement plus pénible pour Rose Murdock…
— Je ne vous demande pas de me rembourser maintenant.
— Vous en avez le droit.
— J’ai besoin d’eau plus que je n’ai besoin d’argent.
Il retira son vieux chapeau de paille et passa une main dans ses cheveux noirs. Sa chemise, nota Rose, était tachée de sueur au niveau de sa poitrine… Il ressemblait à un de ces pionniers qui avaient travaillé sur ce territoire, à l’époque où il était encore sauvage et dangereux. Un homme rude, décidé, courageux.
— Je ne vous comprends pas, dit-elle. Vous avez là, noir sur blanc, le pouvoir de devenir le propriétaire légal du Bar M.
— Je ne veux pas vous prendre votre ranch.
C’en fut trop pour Rose. Elle ferma les yeux et eut un long soupir de lassitude.
— Je suis venue ici, commença-t-elle, à propos d’une simple clôture endommagée. Et j’apprends que le Bar M vous doit plusieurs milliers de dollars !
Elle ouvrit les yeux et lui lança un regard à la fois vaincu et accusateur.
— Vous auriez au moins pu nous avertir !
Harlan aurait voulu pouvoir la réconforter… Hélas, il ne pouvait pas annuler la dette contractée par Thomas. Cet argent représentait une bonne partie de ses économies, une somme qu’il avait mis des années à économiser à la sueur de son front. Il lui était impossible d’y renoncer, malgré la compassion que lui inspirait cette femme.
Il but une autre gorgée de thé, puis se leva et gagna l’autre bout de la pièce. C’était la première fois qu’il avait une femme dans sa cuisine. Son épouse était morte avant qu’ils ne viennent au Nouveau-Mexique. La vue de Rose Murdock, assise à table, les boucles de ses cheveux roux encadrant son visage, ses petits seins pointant sous sa chemise en jean, suscitait chez lui un trouble certain…
— Je suis sûr que c’était la dernière chose que vous aviez envie d’entendre, dit-il en se dirigeant vers l’évier. Et je regrette que votre père m’ait emprunté cet argent.
Il ouvrit le robinet et entreprit de faire la vaisselle.
— Mais il l’a fait, répondit Rose doucement. Quand voulez-vous le premier versement ?
— Il n’est pas nécessaire de parler d’argent maintenant. Je préfère parler d’eau.
Cet homme tenait entre ses mains le sort du Bar M, pensa Rose, et pourtant, il ne semblait pas vouloir profiter de son avantage. Elle ne pouvait pas admettre qu’il soit aussi généreux. A quoi jouait-il ? Attendait-il patiemment, tel un aigle, que sa proie faiblisse ?0
— Et comment pouvons-nous vous aider ?0
— En me donnant libre accès à une partie de vos terres, repartit-il, le dos tourné.

cocubasha 16-04-09 06:50 PM



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**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 17-04-09 04:28 PM

:p ÔÜßÜÜ æÈÇÑß Çááå Ýíß ÜÜÜÑÇ áß ... áß ãäí ÃÌãá ÊÍíÉ .

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 21-04-09 04:10 PM

chapitre 2


Des trois sœurs Murdock, Rose avait toujours été la plus pondérée, la plus raisonnable. D’un caractère facile, elle montrait rarement ses émotions. Mais le choc provoqué par les paroles d’Harlan eut raison de sa réserve. Elle se leva d’un bond.
— L’accès à nos terres ?
Harlan lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Sa poitrine se soulevait d’indignation, ses mains tremblaient. Elle s’efforçait visiblement de recouvrer son calme ; les éclairs que lançaient ses yeux gris et le vibrato de sa voix prouvaient qu’elle n’y parvenait pas.
—Quand je vivais au Texas, mes amis m’ont dit que j’étais fou de m’établir ici, en plein désert du Nouveau-Mexique. Je n’en suis pas moins venu à adorer cet endroit, et je ne veux pas perdre mon ranch, ni mon bétail, exposa-t-il en se tournant vers elle. Ne préférez-vous pas me laisser utiliser une prairie au bord de la rivière plutôt que vous plier au contrat passé par votre père ?
Rose marcha vers lui avec une audace qui la surprit elle-même.
— Me menaceriez-vous ? C’est du chantage, n’est-ce pas ?
— Ecoutez, Rose, si j’avais voulu vous prendre le ranch, j’aurais pu le faire en toute légalité il y a des mois ! Je ne suis pas un vautour. Seulement un homme qui essaie de gagner sa vie. Tout ce que je demande, c’est un peu d’aide de votre part. Etant donné les circonstances, je ne pense pas que ça soit extravagant.
Il disait vrai. Rose savait qu’elle aurait dû remercier Dieu à genoux qu’Harlan Hamilton ne se montre pas plus exigeant. Cependant, l’idée d’ouvrir le ranch à un étranger lui paraissait aussi incongrue que montrer sa chambre à un inconnu. Le Bar M appartenait aux Murdock depuis plus de quarante ans. Personne n’en avait jamais loué la moindre parcelle, personne n’y avait même pénétré. Chaque section de prairie était telle une pièce de la maison. Et elle ne voulait pas d’intrus chez elle !
Elle secoua la tête avec résignation.
— Non, ce n’est pas extravagant. Mais nous sommes dans la même situation que vous, Harlan. Et j’ai besoin du peu d’herbe qui me reste pour mon propre bétail.
Si Harlan n’était pas homme à profiter de qui que ce soit, et encore moins d’une jolie femme, il n’avait pas le choix.
— Je le conçois. Or il me faut faire creuser des puits, me doter de pompes. Cela coûte cher. Et j’ai prêté mon argent à Thomas. Je n’ai nullement l’intention de m’endetter, et je ne compte pas vendre mes bêtes. Considérez l’accès à l’eau comme votre premier remboursement sur le prêt.
Rose était acculée. Elle n’avait plus qu’à espérer qu’il n’en revendiquerait pas davantage… Elle se redressa, remit son chapeau, en tira le bord sur son front.
— Je ne suis pas une femme difficile, Harlan, et je ne suis pas stupide non plus. Je vous retrouverai demain à la clôture et nous aviserons. Maintenant, il faut que je parte…
— Même au galop, vous n’arriverez pas au Bar M avant la nuit. Je vais vous ramener.
— Mon cheval…
— J’ai une remorque. Ce n’est pas un problème.
N’eût été la crainte que Pie ne pose un sabot sur un crotale dans l’obscurité, elle aurait insisté pour rentrer seule. Elle ne voulait pas monter dans un véhicule avec cet homme. Pire, si elle ne s’éloignait pas de lui très bientôt, elle avait peur de ne jamais plus pouvoir respirer normalement !
— Très bien, concéda-t-elle.
Harlan s’avança vers la porte qui menait au reste de la maison.
— Emily ?
Quelques secondes s’écoulèrent avant que l’adolescente apparaisse.
— Tu m’as appelée ?
Harlan procéda aux présentations avant d’expliquer qu’il ramenait Rose chez elle.
— Veux-tu venir avec nous ?
— Non, répondit-elle après avoir lancé à Rose un regard défiant.
Harlan soupira.
— Il y a une éternité que tu n’es pas sortie d’ici. Cela te ferait du bien, Emily.
Les cinq années que Rose avait passées à enseigner lui avaient appris à déceler le besoin d’amour et d’attention qui se cache souvent sous une apparente insolence. Et Emily avait un air triste et déprimé qui faisait peine à voir…
— Je sais à quoi ressemble la maison des Murdock.
— Bien. Dans ce cas, je m’attends à ce que cette cuisine soit en ordre à mon retour, fit Harlan.
L’ennui qui se lisait dans le regard de la jeune fille céda soudain la place à une expression outrée.
— Mais, papa, protesta-t-elle, je vais manquer mon émission et…
— Il n’y a pas de « mais ». Puisque tu ne veux pas venir, rends-toi utile. Et fais-moi le plaisir d’éteindre la télévision. Si elle est encore allumée à mon retour, tu en seras privée pendant une semaine.
Il se tourna vers Rose et indiqua la porte de derrière.
— Si vous êtes prête, allons-y.
Rose interpella l’adolescente.
— Au revoir, Emily. J’espère que nous nous reverrons bientôt.
L’espace d’un instant, Rose crut que la fille d’Harlan allait l’ignorer, mais un faible sourire finit par éclairer son visage.
— Au revoir, Rose.
Une fois dehors, Harlan s’excusa.
— J’espère que vous n’en voudrez pas à Emily. Elle n’est pas très facile à vivre…
— Ne vous inquiétez pas. J’ai été professeur, j’ai l’habitude.
Ils contournèrent la maison. Pie ne s’était pas éloigné. Comme Rose faisait mine de prendre les rênes du cheval, Harlan s’en empara, et elle le suivit tandis qu’il menait l’animal vers la grange. Le soleil se couchait déjà, et les ombres s’allongeaient sur la terre craquelée.
— Vous dites que vous êtes professeur. Cela signifie-t-il que vous reprendrez l’école à la rentrée ?
— Le ranch a besoin de moi, à présent, repartit-elle sans détour.
Harlan lorgna Rose, qui gardait les yeux baissés sur ses chaussures. La situation au Bar M était manifestement plus grave qu’il ne l’avait soupçonné…
Quelques minutes plus tard, ils roulaient vers l’ouest. La fraîcheur du soir s’installait peu à peu, et Rose retira son chapeau, laissant la brise soulever ses cheveux. La fille d’Harlan rangeait-elle la cuisine ou regardait-elle la télévision ? Si son père la gâtait, l’écoutait, l’aimait…
— Emily doit s’ennuyer en été. A-t-elle des amis de son âge ?
— Oui, elle les voit de temps en temps. Hélas, il n’est pas très facile pour moi de l’emmener à Ruidoso.
— Je comprends.
Elle était assise tout près de la portière, les mains croisées sur les genoux, et regardait droit devant elle, nota Harlan. Elle paraissait aussi raide que lorsqu’ils avaient quitté la maison…
— Je ne crois pas qu’il s’agisse simplement d’ennui. Elle est ainsi depuis presque un an. Au début, j’ai pensé que c’était son âge. Maintenant, je ne sais plus.
Rose se méfiait d’une conversation avec un célibataire, redoutant les situations gênantes, l’évocation de problèmes personnels. Mais elle ne pouvait rester indifférente à Harlan. Elle avait une conscience aiguë de sa présence, de la proximité de son corps mince et musclé, de son odeur masculine flottant autour d’elle.
— Depuis combien de temps n’a-t-elle plus sa mère ?
Harlan grimaça.
— Vous êtes au courant ?
— Quand je suis arrivée chez vous, j’ai demandé à Emily si je pouvais parler avec vous ou avec sa mère. Elle m’a dit qu’elle n’avait pas de mère.
— Elle peut être un peu brutale parfois.
Harlan ralentit au croisement du chemin avec la route principale.
— Karen est morte quand Emily avait sept ans. Elle en a treize à présent, expliqua-t-il en tournant à droite.
— C’est long pour un enfant, commenta Rose.
Un grognement échappa à Harlan
— Ce n’est pas moi qui en ai décidé ainsi, figurez-vous !
Le ton sec de sa voix alerta de Rose. Le visage d’Harlan était fermé, impassible. De toute évidence, il souffrait toujours de la perte de sa femme…
Néanmoins, ses problèmes ne la concernaient pas. Ni les siens, ni ceux de sa fille maussade. Le Bar M croulait sous les dettes, et, si l’envie lui en prenait, l’individu assis à ses côtés pourrait la pousser à la faillite. Elle eut le cœur serré en pensant à la nouvelle qu’il lui fallait annoncer à ses sœurs et à sa tante Kitty, qui vivait avec elles au ranch.
— Je suis navré de vous avoir blessé, dit-elle doucement.
Harlan se passa la main sur le visage.
— Il y a des gens qui me reprochent de ne pas me remarier. Ce serait cruel envers Emily… Etes-vous de leur avis ?
Rose en croyait à peine ses oreilles. Elle ne le connaissait ni d’Eve, ni d’Adam ! Elle ne voulait pas le connaître. Las, chaque minute qui s’écoulait semblait lui livrer un peu de sa personnalité… Elle fronça légèrement les sourcils.
— Je n’ai pas la prétention de vous donner des conseils quant à votre vie privée, M… euh, Harlan.
Ses lèvres prirent un petit pli railleur.
— Je n’attends pas de vous un conseil. Plutôt une opinion.
— Pourquoi ?
— Je vous demande pardon ?
Il avait prononcé ces mots avec un léger accent du Texas, qu’elle ne put s’empêcher de trouver agréable.
— Pourquoi voulez-vous savoir ce que je pense ? Vous ne me connaissez même pas !
Il haussa les épaules, les yeux rivés sur la route plongée dans la pénombre.
— Il y a longtemps que je n’ai pas parlé à une femme. Emily est une fille et… je crains quelquefois de passer à côté de certaines choses.
— Avez-vous rencontré une femme que vous voudriez épouser ?
Il lui lança un regard narquois, puis se mit à rire.
— Rose, il n’y a pas une seule femme sur terre que je veuille épouser.
Son attitude moqueuse froissa Rose. Il n’y avait pas un seul homme sur terre qu’elle souhaitât épouser, elle non plus, et elle ne le criait pas sur les toits. Même si elle n’aimait pas les hommes, elle s’abstenait de les offenser.
— Alors je pense que vous devez rester célibataire, et oublier ce qu’en disent vos amis.
Le petit sourire qu’il lui adressa confirma à Rose que sa réponse lui avait donné toute satisfaction.
— Vous savez, Rose, je sens que nous allons nous entendre, tous les deux !
Rose était de retour au ranch et dessellait Pie dans l’écurie obscure. Les paroles d’Harlan résonnaient toujours à ses oreilles.
Nous allons nous entendre !
Elle avait eu envie de le gifler. Elle qui hésitait à écraser un scorpion, avait eu envie de commettre un acte de violence envers un autre être humain ! Que lui arrivait-il ?
Elle hissa la selle sur l’étagère supérieure du box vide et posa la bride en travers.
— Rose ?
Elle fit volte-face : Chloé venait à sa rencontre. Comme ses sœurs, elle avait les cheveux roux, quoique d’une nuance plus foncée. Et, au contraire de Rose et de Justine, Chloé était toute petite. Son tempérament et sa force compensaient toutefois largement sa taille. Elle avait l’air inquiet…
— Quelque chose ne va pas ?
Rose prit une profonde inspiration. Elle ne voulait pour rien au monde donner l’impression à Chloé qu’elle était subjuguée par un homme.
— J’ai chaud et je suis épuisée.
Chloé s’approcha, observant le visage empourpré de sa sœur avec attention.
— Tu as chaud et tu es épuisée les autres jours, mais là, on dirait que tu as eu du fil à retordre avec un taureau !
Un taureau ? Eh ! Le caractère d’Harlan présentait quelques ressemblances avec l’animal…
— As-tu terminé, ici ? demanda-t-elle à sa sœur en désignant les stalles. Il faut que nous parlions.
— Parler ? Que se passe-t-il encore ?
Un an plus tôt, Chloé n’aurait jamais réagi de manière aussi négative. Leur père vivait toujours, le ranch était prospère, ou tout au moins les trois sœurs le croyaient-elles, et des pluies abondantes avaient permis à l’herbe de pousser jusqu’à l’époque des premières gelées.
Cet été-ci, en revanche, tout allait de mal en pis. L’optimisme habituel de Chloé menaçait de s’effondrer face aux problèmes qui les assaillaient… Rose se sentait comme engourdie, assommée par le fardeau qui pesait sur ses épaules.
— Allons voir tante Kitty, dit-elle en prenant Chloé par le bras, je ne veux pas avoir à raconter cette histoire plus d’une fois.
Les sœurs entrèrent dans la cuisine, où Kitty, une femme d’une soixante d’années, toute menue, était en train de mettre la table.
— Ah ! C’est presque prêt, les filles. Allez chercher les jumeaux dans leur parc.
Bientôt, toute la famille était rassemblée autour de la table. Chloé donnait à manger à Anna, tandis que Rose s’occupait d’Adam. Les jumeaux avaient huit mois et commençaient à sortir leurs dents. Heureusement, ce soir-là, ils ne pleuraient pas — au grand soulagement de Rose qui les adorait.
— Eh bien, Rose, dis-nous ce qui s’est passé aujourd’hui, fit Chloé en offrant une cuillère de purée de haricots verts à Anna. Tu as trouvé une autre vache morte en vérifiant la clôture ?
— Pour l’amour du ciel, ne me dis pas qu’il y a autre chose ! s’exclama Kitty.
Mieux valait ne pas tourner autour du pot, décida Rose.
— La clôture qui sépare nos terres du Flying H a été coupée, et du bétail a été introduit chez nous.
— Quoi ? s’écria Chloé, stupéfaite.
— Qui aurait pu faire une chose pareille ? s’enquit Kitty.
— Je suis allée au Flying H et j’ai parlé à Harlan Hamilton, reprit Rose. Il a avoué que c’était lui.
Les deux femmes, bouche bée, la fixaient.
— Ne me regardez pas comme cela ! s’énerva Rose.
— Comme quoi ? fit Kitty.
— Comme si vous vous ébahissiez qu’une vieille fille timide ait eu le courage d’aller voir un homme !
— Rose ! Personne ne te considère comme une vieille fille timide, s’indigna Chloé. Tu te l’imagines, c’est tout.
— Je…, je suis désolée. Je ne me suis pas encore vraiment calmée.
Chloé et Kitty échangèrent un regard soucieux. Rose ne se montrait jamais irritable, ne se fâchait jamais.
— Pourquoi ? Que s’est-il passé entre lui et toi ?
— Comme je vous l’ai dit, je suis allée le voir. Je n’en avais aucune envie, mais je me suis forcée à le faire, dit Rose en donnant à Adam une autre cuillerée de poulet haché. Et il s’avère que c’est une bonne chose, parce que sinon…
— Quoi ? s’impatienta Kitty.
— Si je vous dis ce qu’il m’a montré, vous n’allez pas me croire !
— Son torse nu ? fit Chloé, impassible.
Rose décocha un coup d’œil réprobateur à sa sœur.
— Son ranch manque d’eau.
— Il n’est pas le seul, intervint Kitty. Vida me disait hier qu’ils devaient aller chercher leur eau potable à Ruidoso.
— Est-ce la raison pour laquelle M.Hamilton a introduit ses bêtes sur nos terres ? Pour les désaltérer ? s’étonna Chloé. Je ne vois pas comment cela peut résoudre son problème. Le bétail doit boire chaque jour. A moins que… Il n’a tout de même pas laissé son troupeau chez nous ?
— Non. Mais il veut que nous…
Elle s’interrompit, la gorge nouée par l’émotion, et déglutit péniblement.
— Il veut que nous lui donnions accès à certaines de nos terres pour que son bétail puisse s’abreuver à la rivière.
Les deux femmes regardèrent Rose avec effarement. Finalement Chloé éclata de rire.
— Je saisis pourquoi cet homme est célibataire. S’il est beau comme un dieu, il ne brille pas par l’intelligence !
— Attends, Chloé, je n’ai pas fini, marmonna Rose. Il y a quelques mois, un an pour être précis…, notre père a emprunté de l’argent à Harlan Hamilton.
— Non !
— Combien ? questionna Chloé, redevenue sérieuse.
Rose leur révéla le montant du prêt. Toutes deux parurent consternées.
— Et le pire, acheva Rose, c’est que papa a offert le Bar M en garantie.
Chloé se leva d’un bond.
— C’est impossible ! Il n’a pas pu faire cela !
— Si, confirma Rose, le visage sévère. Harlan possède une copie du document. Et c’est tout ce qu’il y a de plus légal.
— Veux-tu dire que si nous ne pouvons rembourser M. Hamilton, le ranch pourrait lui appartenir ? s’affola Kitty.
— C’est exact, j’en ai peur.
— Mon Dieu ! Qu’allons-nous faire ? gémit Chloé. Même en vendant le bétail, nous ne réunirons pas une somme suffisante !
— Nous allons offrir à M. Hamilton l’accès à nos terres en espérant qu’il se montrera patient en ce qui concerne le prêt. Pour le moment, il dit qu’il ne veut rien d’autre que de l’eau.
Chloé se laissa retomber lourdement sur sa chaise.
— Oh ! Rose, tu es si naïve quand il s’agit des hommes. Ils sont capables de dire n’importe quoi pour obtenir ce qu’ils veulent. Peu importe que ce soit un tissu de mensonges !
Rose darda sur sa sœur un œil sombre.
— J’ai appris à connaître les hommes il y a longtemps, Chloé. C’est pourquoi je garde mes distances avec eux. Mais en ce qui concerne Harlan…, nous n’avons pas le choix. Nous devons lui faire confiance. Il a toutes les cartes en main.
— Que penses-tu de lui, Rose ? fit Kitty. As-tu le sentiment qu’il soit digne de confiance ?
Depuis l’épreuve qu’elle avait subie avec Peter plus de huit ans auparavant, Rose n’avait jamais eu confiance en aucun homme, hormis son père. Et même cette unique exception s’avérait avoir été une erreur. Il aurait fallu être idiote pour croire Harlan sincère, et pourtant son instinct lui soufflait qu’il était différent des autres. Peut-être faisait-il partie de ces perles rares qu’étaient les hommes honnêtes et généreux, tout comme Roy Pardee, le mari de sa sœur…
— Je n’en sais trop rien, tante Kitty. Il est veuf et il a une fille de treize ans. Il paraît être un homme et un père responsable, mais… Ne pensions-nous pas que papa était ainsi ?
— Thomas devait être très perturbé pour faire ce qu’il a fait. D’abord, sa liaison avec cette femme, tout l’argent qu’il lui a versé, et maintenant cela ! Je remercie Dieu que ma sœur Lola ne soit plus là pour voir ce gâchis, soupira tristement la tante.
Jamais Rose n’avait ressenti une telle fatigue. Et l’idée d’affronter Harlan le lendemain lui parut soudain presque insupportable.
— Demain matin, je retrouve Harlan à la clôture, et nous conviendrons d’un arrangement pour son bétail. Quant à l’argent, nous savons toutes les trois que nous ne l’avons pas, et que nous ne pourrons pas l’avoir avant très longtemps. Harlan dit que l’accès à l’eau tiendra lieu de premier remboursement. J’ignore quelle somme il a en tête…, nous en discuterons.
Le silence s’installa dans la cuisine ; seuls le troublaient les petits cris des jumeaux.
Rose termina son dîner, puis prit Adam dans ses bras. Le bébé se blottit contre elle et elle savoura le plaisir que lui procurait son affection. Les jumeaux étaient leur seule consolation dans toute cette malheureuse affaire. Que leur mère se manifeste ou non, la famille Murdock se battrait pour les garder…
— Je vais donner un bain à Adam et puis j’irai me coucher. Pouvez-vous téléphoner à Justine et lui apprendre les nouvelles ?
Kitty hocha solennellement la tête.
— Je m’en charge. Peut-être Roy aura-t-il une idée pour nous sortir de ce pétrin ?
— Roy est un bon shérif, mais je doute qu’il puisse faire quoi ce que soit en l’occurrence lâcha Rose, en s’apprêtant à quitter de la cuisine.
— Rose…
Celle-ci se retourna pour faire face à sa sœur.
— Préfères-tu que ce soit moi qui aille voir M. Hamilton demain matin ?
Chloé et elle avaient toujours été de parfaits contraires. Chloé respirait la gaieté et la confiance en elle, sans rien de la réserve de Rose. Cela ne les empêchait pas de s’aimer profondément.
— Merci de me le proposer, Chloé, mais… je dois faire cela moi-même. A la mort de papa, nous avons résolu que tu t’occuperais des chevaux et moi du bétail. Je ne vais pas fuir mes responsabilités simplement parce que je n’aime pas avoir affaire à un homme.
— Nous n’avons jamais dit que nous ne pouvions pas nous rendre service mutuellement, si l’une d’entre nous en avait besoin…
Un faible sourire se dessina sur les lèvres de Rose.
— Je sais… Curieusement, Harlan Hamilton ne me fait pas peur. C’est juste que… quelque chose chez lui me désarçonne. Je peux néanmoins le supporter le temps qu’il faudra pour remettre ce ranch sur les rails. Car j’en fais la promesse : Harlan Hamilton ne deviendra pas propriétaire du Bar M !

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 30-04-09 06:55 PM

chapitre 3


Bien avant que Rose Murdock eût atteint le léger coude de la rivière, Harlan l’avait aperçue depuis la colline où il se trouvait. Monté sur sa jument noire, il observa la jeune femme qui approchait.
Comme la veille, elle était vêtue d’un jean élimé, de bottes marron, et d’un chapeau de feutre gris. Seule différait la chemise, cette fois-ci vert foncé — et boutonnée jusqu’en haut.
Après l’avoir raccompagnée chez elle, il n’avait pu ni la chasser de ses pensées, ni comprendre pourquoi. Certes, sa tranquille, naturelle beauté ne le laissait pas insensible. Mais il avait rencontré nombre de femmes séduisantes depuis la mort de Karen, et aucune d’elles n’avait suscité en lui le moindre intérêt…
Eperonnant son cheval, il descendit la côte pour venir à sa rencontre.
— Bonjour, dit-elle lorsqu’il s’arrêta à sa hauteur.
— Bonjour.
Elle s’agita légèrement sur sa selle comme elle sentait ses yeux bruns s’attarder sur son visage. Pourquoi cet homme semblait-il prendre plaisir à l’étudier ? Elle était trop mince, et ses traits trop aigus, trop anguleux. Rien chez elle ne méritait une telle attention…
— J’ai parlé à ma famille de votre désir d’accéder à certaines de nos terres.
— Et alors ?
— Bien entendu, nous acceptons votre proposition.
— Je suis heureux que votre famille ait compris mes difficultés.
Rose retint un gémissement. Pensait-il vraiment qu’elles eussent été en mesure de refuser ? Quant à ses difficultés ! Il ne lui fallait qu’un peu d’eau. Ses sœurs et elle avaient besoin de rien moins qu’un miracle !
— Nous voudrions savoir combien vous comptez soustraire de nos remboursements en contrepartie.
Il la considéra un instant, puis cita une somme qui parut étonnamment élevée à Rose.
— C’est… très généreux de votre part, dit-elle avec embarras.
Elle détourna le regard. Beau comme un dieu, avait dit Chloé… Nul dieu ne lui étant apparu, Rose ne pouvait en jurer ; elle savait, en revanche, qu’à chaque fois qu’elle posait les yeux sur lui, le souffle lui manquait — et qu’elle se comportait alors comme une adolescente empruntée. Bref, elle avait en face de lui des réactions aussi idiotes qu’incongrues.
Harlan désigna la prairie qui les entourait.
— J’ai cent têtes de bétail. Puis-je les conduire ici ? Ces terres sont proches de chez moi… Ou bien y menez-vous déjà un troupeau ?
Elle hocha la tête.
— Une cinquantaine de têtes. Je peux les déplacer…
— Cela représente beaucoup de travail…
C’était vrai. Mais Rose commençait à s’habituer aux coups du sort. Des bébés abandonnés sur le seuil, un père soumis au chantage par sa maîtresse, et maintenant cet emprunt à Harlan Hamilton… Sans compter que l’irresponsabilité de Thomas Murdock lui réservait peut-être d’autres surprises posthumes !
— Je n’ai pas le choix.
— Où sont vos autres prairies ?
Les yeux de Rose se posèrent de nouveau sur Harlan. Le soleil se levait derrière lui, soulignant ses épaules robustes, le rebord de son chapeau noir et les boucles brunes qui chatouillaient son cou. Il évoquait quelque bandit — l’un de ces hommes que les vieux, dans l’Ouest, appellent des voleurs de bétail. Pouvait-elle lui confier ses bêtes ? Ses terres ?
— A plusieurs miles d’ici.
Songeur, Harlan passa une main sur son menton en scrutant la plaine qui s’étendait vers l’ouest. Si la rivière était presque à sec, par endroits, à d’autres, l’eau paraissait fraîche et profonde. Le Bar M n’était-il pas une sorte de paradis ?
— Je vois qu’aucun cow-boy ne vous accompagne.
— Je suis le cow-boy, corrigea-t-elle, les yeux sur la crinière emmêlée de Pie.
Harlan la dévisagea avec stupeur. Cette jeune femme régentait à elle seule un troupeau et plusieurs centaines d’hectares de terre ?
— Je ne mets pas votre compétence en doute, mais… vous devez bien avoir quelqu’un pour vous aider ?
Elle caressa l’encolure de Pie et lui tapota affectueusement le cou. Son cheval était son assistant, son compagnon et son meilleur ami. Elle passait plus de temps à ses côtés qu’avec n’importe qui.
— Le voici. Avec Amos, fit-elle en montrant du doigt un chien au garde-à-vous près du cheval.
Il les regarda d’un air sceptique.
— Je suis sûr que vous avez un bon cheval et un chien bien dressé, cependant…
— Vous n’employez personne, n’est-ce pas ? coupa Rose.
— Non, mais mon ranch est deux fois plus petit que le vôtre !
Elle redressa fièrement le menton. Elle ne lui dirait pas à quel point elle se sentait épuisée à la fin de chaque longue journée, à quel point elle était lasse de se lever chaque matin avant l’aube pour recommencer. Certains jours, elle craignait de ne pas avoir assez de force pour continuer. Mais elle craignait plus encore de perdre le ranch, et cela suffisait à lui faire oublier sa fatigue.
— Quelqu’un nous aide à récolter la luzerne, et, cela va de soi, un maréchal-ferrant vient régulièrement s’occuper des chevaux. A part cela, nous nous débrouillons seules la plupart du temps.
Qu’aurait dit Thomas s’il avait vu ses filles travailler aussi dur ? se demanda Harlan. Qu’avait-il bien pu se passer pour qu’elles en fussent réduites à de telles extrémités ? La faute en incombait-elle à Thomas lui-même ? Ou ses filles avaient-elles gaspillé leur argent ?
— Vous avez dit hier soir que votre situation financière était difficile. Je n’avais pas compris que… Je ne savais pas que vous aviez renoncé à vos employés.
Sans doute n’avait-il pas entendu parler des jumeaux, ni de la liaison sordide de son père, songea Rose. Que penserait-il de son vieil ami lorsqu’il finirait par apprendre la vérité ?
Elle baissa ostensiblement les yeux sur sa montre.
— Eh bien, si vous êtes prêt… allons à la recherche de mon bétail. Les déplacer risque de prendre un certain temps.
— Pas tout de suite.
Rose lui décocha un regard aigu.
— Pourquoi attendre ?
— Emily vient nous aider. Elle devrait être ici d’une seconde à l’autre… Je vais voir si elle arrive.
Rose remonta la pente à sa suite.
— Emily sait-elle rassembler un troupeau ?
— Elle est née dans un ranch texan, et elle vit au Flying H depuis sept ans. Elle connaît le métier, tout comme vous.
— Vous le lui avez appris ?
— Il n’y a que nous deux. Je ne suis peut-être pas une mère idéale, mais, en tant que père, j’ai essayé de lui enseigné tout ce que je sais. Cela vous paraît peu, sans doute, Rose, mais… un jour, cela l’aidera peut-être, acheva-t-il avec un haussement d’épaules.
Ils atteignirent le sommet de la colline, et firent s’immobiliser leurs montures. Tandis qu’ils attendaient Emily, Rose réfléchit à ce qu’il venait de lui dire.
Son père aussi avait appris à ses filles comment diriger un ranch. Heureusement d’ailleurs car, sans cela, elles seraient à présent dans une situation désespérée. Mais le sort d’Emily lui serrait le cœur. Rose avait beaucoup souffert de la mort de sa propre mère un peu plus d’un an auparavant, et elle avait du mal à imaginer une enfance privée des gestes tendres de celle qui avait séché ses larmes, brossé ses cheveux, qui l’avait aidée à choisir sa première robe de bal…
Un instant plus tard, Emily apparut. Tout comme Rose, elle portait, afin d’affronter le soleil et la poussière, une tenue de cow-boy. Elle paraissait beaucoup plus gaie que la veille.
— Bonjour, Rose ! Ma présence ne vous ennuie pas ? Papa a pensé que je pourrais me rendre utile…
Rose lui sourit.
— Je suis très *******e que tu viennes nous aider. Comme je n’ai plus de cow-boys, il n’y aura que nous trois et Amos.
L’adolescente arbora le même air incrédule que son père un peu plus tôt.
— Vous n’avez pas d’employés ?
— Plus maintenant. Nous avons dû faire quelques économies.
Harlan ne put s’empêcher de se demander ce que cet aveu coûtait à Rose. Elle en tirait visiblement orgueil, et il la respectait pour cela. Tout comme il respectait le fait qu’elle n’ait pas baissé les bras face aux difficultés. Elle travaillait avec acharnement pour sauver son ranch. Fût-elle responsable d’une partie des problèmes financiers que ce dernier traversait, elle faisait désormais de son mieux pour compenser ses erreurs passées…
Désireux de détendre l’atmosphère, il sourit à ses deux compagnes.
— Tant pis, ma chérie ! taquina-t-il sa fille. Tu ne pourras pas impressionner de jeunes cow-boys aujourd’hui !
Emily leva les yeux au ciel.
— Oh ! Papa, tu sais bien que je n’aime pas les garçons !
— Pas encore, hein ? blagua-t-il, tout en adressant à Rose un clin d’œil complice.
Celle-ci se sentit rougir, et se hâta de prendre les rênes de Pie.
— Nous devrions y aller…
Le troupeau du Bar M paissait paisiblement non loin de la prairie où Rose avait l’intention de le conduire. Avec l’aide d’Amos pour encercler les bêtes, les trois cavaliers n’eurent pas trop de mal à les rassembler ; puis ils se mirent en route.
En raison de la chaleur, ils menaient le bétail avec lenteur. La poussière n’en volait pas moins autour d’eux et s’incrustait dans leurs vêtements. Emily toussait et agitait les mains devant son visage ; ce que voyant, Rose tira un mouchoir de sa poche, vint au-devant de la jeune fille, et le lui tendit.
— Oh ! Gardez-le pour vous. Ne vous inquiétez pas…
Rose avait peine à croire qu’il s’agissait de la même adolescente qui avait rechigné à faire la vaisselle. Emily ne se plaignait de rien, et travaillait aussi dur que les deux adultes.
— Pourquoi ne vas-tu pas à l’avant du troupeau ? suggéra Rose. Il y aura un peu moins de poussière. Ton père et moi surveillerons l’arrière.
Emily acquiesça et éperonna son cheval.
— Merci, Rose !
Celle-ci noua le mouchoir autour de son visage, puis fit volte-face pour se placer à quelques mètres d’Harlan — non sans noter qu’il l’observait.
A quoi pensait-il ? Espérait-il qu’un jour ce troupeau lui appartiendrait ? Elle se promit silencieusement qu’il n’en serait rien. Elle vendrait jusqu’au dernier animal, et irait mendier dans toutes les banques de l’Etat si nécessaire, mais elle ne lui abandonnerait pas ce ranch. Ni à lui, ni à aucun autre homme !
— Allons-nous encore loin ? lui cria-t-il.
Elle s’essuya le front d’un revers de la manche.
— Quelques centaines de mètres. Nous y sommes presque.
— Parfait.
— J’ai envoyé Emily devant à cause de la poussière…
— J’ai remarqué.
Il n’ajouta rien. Rose ne s’attendait pas à ce qu’il le fasse, mais quelque chose dans l’expression de son visage la poussa à soutenir son regard, lequel s’adoucit soudain. Elle eut l’impression qu’ils étaient seuls contre le monde entier…
— Nous nous en sortirons, Rose. Tous les deux, fit-il, comme s’il avait lu dans ses pensées.
Peut-être, se dit-elle. Mais que se passerait-il quand la pluie reviendrait, que la dette serait remboursée, et qu’ils redeviendraient de simples voisins ? Elle ne le reverrait probablement pas… Elle aurait dû se sentir réconfortée à cette pensée — et il n’en était rien. Pourquoi ? Harlan n’était pas son genre d’homme. Aucun homme ne l’était. Ne l’avait-elle pas résolu ?
Ils achevèrent leur besogne vers midi. Harlan proposa qu’ils déjeunent avant que de transférer son propre bétail sur les terres du Bar M. Ils s’arrêtèrent au bord de la rivière, à l’ombre d’un peuplier, et Rose sortit de sa sacoche le pique-nique qu’elle avait apporté. Harlan s’approcha.
— Décidément, vous êtes une femme étonnante
Rose sursauta au son de sa voix. Elle ne l’avait pas entendu venir et le croyait auprès des chevaux. Son cœur se mit à battre à toute allure.
— Pourquoi dites-vous cela ?
Un léger sourire releva les commissures des lèvres d’Harlan. Il devinait que sa présence la rendait mal à l’aise. Il l’avait deviné la veille, dès l’instant où il s’était présenté. Quoiqu’elle eût parlé d’une voix ferme, il avait lu la timidité dans ses yeux. Pourquoi n’était-elle pas mariée ? Elle devait avoir vingt-cinq ans environ, et ses yeux gris pleins d’innocence la faisaient paraître plus jeune encore.
— La plupart des femmes seraient perdues dans une telle situation… Mais vous semblez tout à fait dans votre élément.
— Je suis née ici, Harlan. Je suis chez moi.
D’un air pensif, il regarda Emily qui s’ébrouait dans la rivière avec Amos, et songea au ranch qu’il avait laissé au Texas, à la femme qu’il avait enterrée, au foyer qu’il s’efforçait de construire ici…
Le Flying H possédait presque tout ce dont ils avaient besoin. C’était une demeure agréable, flanquée de plusieurs dépendances. Il élevait du bétail, des chevaux, possédait quelques chats et chiens, deux voitures. En apparence, c’était une maison ordinaire, normale. Pourquoi Harlan ne s’y sentait pas vraiment chez lui ?
Tout à coup, l’évidence lui sauta aux yeux.
Il y manquait une femme.
Certes, d’autres personnes lui avaient dit cela par le passé. Il s’était toujours obstiné à le nier. Trop attaché au souvenir de son épouse, il avait préféré s’abandonner à ses regrets…
Et voilà que Rose lui ouvrait les yeux. Pourquoi et comment, Harlan n’aurait su le dire. Et il ignorait de même ce que cela impliquait…
— Aimez-vous travailler au ranch, ou préférez-vous l’enseignement ?
Elle lui lança un regard furtif.
— J’aime qu’on ait besoin de moi… Et la mort de mon père a fait que c’est ici, au ranch, qu’on a le plus besoin de moi.
Harlan mordit dans le sandwich qu’il venait de déballer.
— Vos élèves n’avaient-ils pas besoin de vous ?
— Si. Toutefois, les professeurs sont légion à même de satisfaire leurs besoins. Et le ranch n’a que moi sur qui compter.
Emily sortit de l’eau et les rejoignit à l’ombre des arbres. Amos la suivit et s’ébroua, les aspergeant tous trois.
— Il a dû penser que nous avions aussi besoin d’une douche, commenta Harlan.
Rose s’essuya, puis pointa un doigt sévère sur le chien.
— Amos, viens ici et tiens-toi tranquille, sinon tu n’auras pas ton sandwich !
Non sans émettre un couinement de protestation, Amos obtempéra. Emily fut impressionnée.
— Mince ! Aucun de nos chiens n’est aussi obéissant ! Quand on leur donne un ordre, ils s’en moquent !
— Hum, sourit son père. Ça me rappelle quelqu’un…
— Oh ! Papa ! Ne va pas faire croire à Rose que je suis une enfant gâtée. Tu sais bien que ce n’est pas vrai.
— Rose s’en rendra compte toute seule. Elle était professeur, tu sais
Emily fouilla dans la sacoche de son père à la recherche de son en-cas.
— Pourquoi ne l’êtes-vous plus ? Vous n’aimez pas les enfants ?
— Si. J’aime les enfants, et j’aime enseigner. Mais, en ce moment, il faut que je travaille à la maison.
— Le père de Rose est mort d’une crise cardiaque il y a quelques mois, expliqua Harlan. Rose et ses sœurs connaissent une situation difficile.
Un nœud se forma dans la gorge de Rose. Harlan parlait d’elle avec une sorte d’affection qui la déconcertait et la touchait profondément… Gare ! Elle ne devait pas se leurrer à son sujet — et rester sur ses gardes.
Emily regarda Rose d’un air si triste que celle-ci eut envie de la serrer contre son cœur.
— Oh, mon Dieu ! C’est affreux. Vous… vous avez toujours votre mère ?
Rose se contraignit à sourire. Elle ne voulait pas paraître amère ni larmoyante devant l’adolescente… Emily avait besoin de comprendre que sa vie n’était pas irrémédiablement gâchée par la mort de sa mère.
— Non. Ma mère est morte l’année dernière, après une longue maladie…
Emily écarquilla les yeux.
— Oh ! Papa, as-tu entendu ? Rose est comme moi. Elle n’a plus de mère…
— Oui, admit Harlan, cependant… toi, tu m’as encore. Tu as un peu plus de chance qu’elle, tu ne crois pas ?
— Je suppose que oui… Mais toutes mes amies ont une mère. C’est si injuste !
— Moi aussi, je suis ton amie, intervint Rose. Et je n’ai pas de mère non plus.
Emily la considéra un instant, et, petit à petit, sa tristesse parut s’atténuer.
— Cela veut dire que nous sommes un peu pareilles, n’est-ce pas ?
— Tout à fait, Emily, répondit Rose en lui souriant avec douceur.
Une demi-heure plus tard, ils reprirent leurs montures et franchirent la clôture du Flying H. Légèrement en retrait, Harlan observait sa fille, laquelle bavardait toujours avec Rose.
C’était la première fois qu’il la voyait s’ouvrir ainsi à quelqu’un. Pour autant qu’il s’en souvienne, elle n’avait jamais, auparavant, fait allusion à la mort de sa mère. Elle s’était toujours comportée comme si elle n’avait jamais eu de mère et n’en voulait pas.
Sa fille l’avait désarçonné. Rose aussi. Le simple fait de la regarder éveillait en lui des sensations oubliées, enfouies au fond de lui depuis des années. Elle allait lui causer des ennuis… Non pas parce qu’elle lui devait de l’argent. Parce qu’il allait la désirer. Peut-être la désirait-il déjà.
A mesure qu’ils pénétraient plus avant sur les terres du Flying H, le paysage devenait plus sauvage, plus aride. Sur les collines dénudées, le peu d’herbe qui n’avait pas encore brûlé se cachait sous d’épais buissons d’armoise. Le bétail, en quête d’une maigre pâture, s’était dispersé ; il leur fallut tout l’après-midi pour le regrouper et l’acheminer jusqu’au Bar M.
Le crépuscule était tombé depuis longtemps lorsque le dernier veau passa de l’autre côté de la clôture cisaillée. Harlan le suivit du regard rejoindre sa mère, puis mit pied à terre.
— Je vais remettre les barbelés pour le moment, déclara-t-il en extrayant de sa poche une paire de pinces. Dans deux ou trois jours, j’installerai une barrière en métal. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, bien sûr…
Il avait levé les yeux vers Rose, qui se tenait à quelques mètres de lui.
Une barrière ! Il serait relié à ses terres. Et elle aux siennes. C’était presque comme un mariage entre eux ! Et cette pensée la perturbait.
— Je… je n’y vois pas d’inconvénient. Laissez-moi passer avant de remettre les barbelés. Il faut que je rentre à la maison.
— Pas question. Je ne vais pas vous laisser rentrer à cheval à l’heure qu’il est !
Rose tressaillit. Elle n’était pas habituée à recevoir des ordres d’un homme. Son père lui-même ne s’était jamais permis de lui en donner… Repoussant son chapeau, elle essuya la poussière qui voilait ses traits. Il valait sans doute mieux qu’elle accepte son offre de la raccompagner en voiture. Ses membres étaient douloureux ; Pie était sale et trempé de sueur ; Amos, allongé à quelques pas d’elle, tirait la langue d’épuisement…
Elle ne put se résoudre à consentir sans résistance.
— Harlan, vous m’avez ramenée hier soir. Ne vous sentez pas forcé de le faire de nouveau.
Il la regarda. Rien ne l’obligeait à trimer toute la journée pour l’aider. Elle l’avait fait. Et il ne l’oublierait jamais..
— Papa a raison, intercéda sa fille. Et puis, nous aimerions beaucoup que vous restiez dîner avec nous. N’est-ce pas, papa ?
Troublé par cette suggestion, Harlan hésita. Il ne cuisinait guère, Emily encore moins ; du reste, ils n’avaient jamais prié quiconque de partager un repas avec eux…
Il se tourna néanmoins vers Rose.
— Bien sûr, cela nous ferait très plaisir, dit-il d’un ton faussement détaché. Si vous supportez la cuisine au micro-ondes…
— Nous avons une pizza au congélateur, dit Emily. Vous voulez bien, Rose ?
Celle-ci lorgna l’adolescente. Elle attendait sa réponse d’un air si confiant, si enthousiaste… Rose n’eut pas le cœur de refuser.
— Très bien. Si vous êtes sûrs que cela ne vous ennuie pas…
Quelle importance, après tout ? Elle ne ferait que manger une part de pizza avec des voisins. Rien de plus.
— Pas du tout, s’exclama Emily. Ce sera super !
Tandis qu’ils traversaient les collines parsemées d’armoise en direction du Flying H, le regard de Rose se posa malgré elle sur Harlan. Sa chemise mouillée de sueur et couverte de poussière semblait avoir changé de couleur. En dépit des efforts ardus qu’il avait fournis tout au long de la journée, il gardait l’allure aisée et la souplesse d’un cavalier naturellement doué…
Il était dévoué à son ranch. Elle l’en estimait d’autant plus, et se prenait à penser qu’elle pouvait lui faire confiance. Mais comment oublier qu’il tenait son avenir et celui de toute sa famille entre ses mains ?
A l’abord du ranch, Emily interpella son père.
— Tu peux t’occuper de mon cheval, papa ? Je vais mettre un peu d’ordre dans la cuisine avant que Rose ne la voie, dit-elle avec un petit rire timide.
— Bonne idée, fit Harlan, amusé. Nous te retrouverons dans quelques minutes.
L’adolescente partit en courant vers la maison.
Elle est *******e que vous soyez là. Cela se voit, non ?
— Je suis flattée qu’elle m’aime bien, admit Rose.
Harlan mit pied à terre.
— Je commence à penser que votre présence lui a rendu sa joie de vivre.
— Oh ! Je ne sais pas. Emily me connaît à peine !
— Elle n’a pas besoin de beaucoup de temps pour se former une opinion. Elle se lie d’amitié plus vite que moi…
— Avez-vous beaucoup d’amis par ici ?
— Quelques-uns. Votre père était l’un d’eux… Voulez-vous que je vous aide à descendre ? s’enquit-il avec sollicitude.
— Non, merci…
Elle fit mine de descendre de sa monture ; las, à peine avait-elle touché le sol qu’elle sentit ses genoux se dérober. Affolée, elle se retint à l’étrier.
— Rose ?
Harlan avait surgi derrière elle, et l’avait prise par la taille.
— Ça ne va pas ?
La tête lui tournait.
— Je… J’ai une sorte de vertige.
Harlan posa une main sur son front et l’attira contre lui.
— Fermez les yeux et respirez à fond, lui murmura-t-il à l’oreille. Ne vous inquiétez pas. Je ne vous pas laisserai pas tomber.
Elle obéit, et, bientôt, recouvra son équilibre.
— Je ne vais pas m’évanouir.
— Bien.
— Vous pouvez me lâcher…
— Je ne crois pas.
Le cœur de Rose se mit à battre à tout rompre, comme elle prenait conscience du corps tendu d’Harlan tout contre son dos, de la chaleur de ses doigts sur son front, ses reins.
— Pourquoi ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Lentement, il la fit pivoter entre ses bras jusqu’à ce qu’elle soit face à lui.
— Parce que je vais vous embrasser.
— Je… je ne veux pas…
— Comment le savez-vous ? dit-il en souriant.
— Parce que… vous êtes un homme.
Son sourire s’accentua.
— Oui… Grâce à vous, je viens de m’en souvenir.
Elle devait lui dire non clairement, s’exhorta-t-elle. Mais avant qu’elle ait eu le temps d’agir, la bouche d’Harlan se posait sur la sienne. Sidérée, Rose se raidit, prête à le repousser. Le temps pour un papillon de battre des ailes, il l’embrassait passionnément — et Rose répondait à son baiser. Certes, le bon sens lui commandait de se dégager immédiatement ; mais comment eût-elle pu s’arracher à ses bras ? Ne mourait-elle pas d’envie de s’y blottir encore plus près

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 04-05-09 12:19 PM

chapitre 4

Harlan le premier mit fin à ce fiévreux baiser. Tremblante, hors d’haleine, Rose demeura muette.
— Je suis désolé, Rose.
Elle se força à ouvrir les yeux et le regarda. Quoique son visage fût grave, elle fut tentée de l’embrasser encore… Toute la pression de ces derniers temps avait-elle fini par la déstabiliser ?
— J’ai profité d’un moment de faiblesse de votre part, ajouta-t-il. Je n’aurais pas dû. C’était indigne d’un gentleman.
Elle fit un pas en arrière.
— Inutile de vous excuser, dit-elle d’une voix qu’elle ne reconnut pas. Ce n’était qu’un baiser.
Harlan n’était pas de cet avis. Encore sous le choc d’avoir tenu Rose enlacée contre lui, il la soupçonnait de partager son trouble. Et elle n’entendait pas le lui montrer…
— Peut-être… Mais il n’est pas dans mes habitudes d’embrasser une femme en train de s’évanouir.
« C’était le contraire », songea Rose. Il l’avait embrassée d’abord, et elle avait failli s’évanouir ensuite ! Or il n’était pas question de le lui avouer. Elle ne voulait pas épiloguer sur ce qui venait de se passer entre eux. Ni y penser. Elle ne désirait qu’une chose : rentrer chez elle et oublier Harlan. Dès que possible.
— Il n’est pas dans mes habitudes d’embrasser des hommes, répliqua-t-elle. Nous sommes quittes.
Sans attendre sa réponse, elle entreprit de desseller Pie. Harlan comprit qu’elle voulait clore l’incident. Il serait sans doute préférable d’en rester là, en effet… Un baiser volé suffisait amplement…
— Très bien, fit-il. Mais je veux que vous laissiez Pie ici ce soir.
— Pour… pourquoi ?
— Il est fourbu. Mieux vaut ne pas lui imposer un long trajet dans le box… Vous n’avez pas à vous inquiéter pour lui.
Rose se sentait trop fatiguée pour discuter. De toute façon, elle n’avait aucunement l’intention de monter Pie le lendemain, après les efforts harassants qu’il avait consentis aujourd’hui.
— Très bien. Je viendrai le chercher après déjeuner.
— Non. Je dois aller à Ruidoso demain. Je le déposerai au passage.
— Ce n’est pas la peine de vous donner tout ce mal, vraiment.
— Vous vous êtes donné beaucoup de mal aujourd’hui.
Il avait parlé d’une voix douce, et la main de Rose s’immobilisa sur l’encolure de Pie. Pensait-il qu’elle avait fait tout ce travail pour lui ? Ce n’était pas le cas. Elle l’avait fait pour sa famille, pour son foyer, pour elle-même. A moins que…
Quelques minutes plus tard, après avoir pansé les chevaux, Harlan et Rose gagnèrent la maison. Emily était en train de mettre le couvert sur la grande table en formica. L’odeur alléchante de la pizza au four emplissait la pièce.
Harlan conduisit Rose à la salle de bains et l’y abandonna. Elle se savonna rapidement le visage, se rinça à l’eau froide, puis jeta un coup d’œil dans la glace.
Elle était pâle, et des cernes soulignaient ses yeux. Ses cheveux s’étaient échappés de sa tresse, et des boucles folles tombaient sur ses épaules. Encore abasourdie par le baiser d’Harlan, elle se pencha plus près et effleura ses lèvres du bout du doigt. Il ne pouvait pas être attiré par elle… Il était impossible qu’il la désire comme un homme peut désirer une femme

De retour dans la cuisine, elle trouva Emily seule, qui préparait maladroitement les ingrédients d’une salade. Rose réprima l’envie de lui prendre son couteau et de le faire à sa place, devinant que l’adolescente préférait s’en tirer seule.
— Puis-je t’aider ? s’enquit-elle.
Emily fit signe que non et guida Rose jusqu’à une chaise.
— Asseyez-vous. Papa m’a dit que vous aviez eu un malaise. Ça va mieux ?
— Oui, beaucoup mieux. Je n’aime pas trop regarder travailler les autres… Puis-je au moins servir les boissons ?
Que penserait la jeune fille si elle savait que son père l’avait embrassée ? Serait-elle jalouse, fâchée ? Bah ! c’était sans importance, se réprimanda Rose, puisque rien d’autre ne se produirait entre Harlan Hamilton et elle…
— Papa a insisté pour que vous ne fassiez rien. S’il rentre et vous voit occupée, il sera furieux !
Rose renonça. Quand, pour la dernière fois, quelqu’un avait-il insisté pour qu’elle se détende ? Ces derniers mois, ni ses sœurs ni elle n’avaient connu une minute de répit…
Elle s’appuya au dossier de la chaise et écarta les mèches de cheveux qui barraient ses yeux.
— Aimes-tu faire la cuisine ?
— Pas vraiment, avoua Emily. Peut-être que cela me plairait si j’en savais un peu plus long. Mais papa n’est pas un expert, et il ne m’a appris que quelques plats tout simples. Les œufs brouillés, les choses de ce genre… Etes-vous bonne cuisinière ?
Lorsqu’elle avait à peu près l’âge d’Emily, se rappela Rose, sa mère, Lola, une jeune femme douce et féminine, avait tenu à ce que ses filles acquièrent les rudiments des arts ménagers. Si Justine avait protesté en vain, affirmant qu’une future infirmière n’avait que faire de savoir confectionner des biscuits ou une paire de rideaux, et si Chloé, un authentique garçon manqué, avait signalé plusieurs fois à sa mère qu’elle était plus attirée par les courses de chevaux, Rose avait aimé ces moments passés dans la cuisine en compagnie de sa mère. A présent que Lola les avait quittées, ils comptaient parmi ses plus précieux souvenirs.
— Oui, j’aime faire la cuisine, répondit-elle. J’aide ma tante Kitty chaque fois que je le peux.
— Votre tante vit avec vous ?
— Oui. Elle est venue habiter chez nous quand ma mère est tombée malade. Elles étaient très proches. Après la mort de ma mère, elle a décidé de rester.
— Nous n’avons pas de famille dans la région, répliqua Emily en mélangeant les tomates à la laitue. Certaines de mes amies disent que j’ai de la chance de ne pas avoir à supporter d’interminables visites à des oncles et tantes. Mais je ne suis pas d’accord. Je crois que ce sont elles qui ont de la chance, et qu’elles l’ignorent.
— Aimerais-tu retourner au Texas ? Je présume que vous avez des parents là-bas.
Emily haussa les épaules.
— Je préfère vivre ici. Je ne me souviens pas très bien du Texas, à part qu’il y avait beaucoup d’arbres, et qu’il faisait très chaud en été.
Rose sourit.
— Ici aussi, il fait chaud.
Sur ces entrefaites, Harlan fit son apparition. Il s’était changé et portait un T-shirt rouge à la couleur un peu passée. Ses cheveux noirs encore humides étaient coiffés en arrière. Une telle masculinité émanait de lui que Rose en eut le frisson.
Le regard d’Harlan rencontra le sien, s’attarda un instant, puis se reporta sur sa fille.
— Est-ce prêt ? Je meurs de faim !
Comme par un fait exprès, la minuterie du four se mit à sonner. Harlan s’empara d’un gant ; l’adolescente se hâta de le lui retirer.
— C’est moi qui cuisine ce soir, papa. Assieds-toi à côté de Rose et laisse-moi faire le service !
Il sourit et prit place juste en face de Rose.
— Vous vous sentez mieux ?
Elle n’en était pas certaine… Pourvu que son trouble ne se lise pas sur son visage !
— Ça va.
Son regard croisa furtivement celui d’Harlan, puis se détourna. Il comprit que leur baiser l’embarrassait encore. Lui-même était gêné. C’était la première fois qu’il embrassait une femme depuis la mort de sa femme. Il n’en avait pas éprouvé le désir avant. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à Rose.
— Vous avez travaillé trop dur, aujourd’hui…, observa-t-il.
Il paraissait sincèrement soucieux… Rose ne put se garder d’un élan de tendresse envers lui. Il avait des problèmes personnels. Rien ne l’obligeait à s’intéresser aux siens. Il le faisait néanmoins… Ou bien était-ce une illusion ?
— Je n’ai rien fait de plus qu’Emily, ni que vous.
Elle leva les yeux vers lui et son cœur manqua un battement. Quelques instants auparavant, cet homme séduisant l’avait embrassée fougueusement, et elle s’était sentie désirée. C’était une sensation aussi nouvelle qu’effrayante…
— Je ne suis pas fragile. C’est seulement qu’il a fait si chaud — et, ces dernières semaines, je n’ai guère eu le temps de souffler !
Emily déposa la pizza, qu’elle avait préalablement découpée, au centre de la table, puis prit place à côté d’eux.
— Rose, j’aimerais beaucoup venir vous aider au ranch. Tu me le permettrais, papa ?
Harlan parut stupéfait, et Rose remua gauchement sur sa chaise.
— C’est…, c’est vraiment gentil de ta part, Emily, mais je ne voudrais pas t’arracher à ton père. Je suis sûre qu’il a besoin d’aide lui aussi.
— Oh non ! En général, je passe l’été à m’ennuyer à la maison.
Rose jeta un coup d’œil à Harlan. Les sourcils froncés, il fixait sévèrement sa fille.
— Je suis touchée par ton offre, Emily. Toutefois ce ne serait pas juste envers ton père que tu viennes m’aider au Bar M, repartit Rose, qui fut illico prise de remords devant l’expression dépitée de l’adolescente. Vois-tu, je n’ai pas les moyens de te payer. Et je ne peux pas t’employer pour rien !
Harlan prit un morceau de pizza, et fit signe à Rose de se servir.
— Je ne pense pas que ma fille s’attende à être payée. N’est-ce pas, Emily ?
Celle-ci secoua énergiquement la tête.
— Non. Si vous préférez que je ne vienne pas, je comprends…
Emily eût été bouleversée par un refus. Et pour rien au monde Rose n’aurait la voulu blesser.
— Oh, Emily ! Bien sûr que j’aimerais que tu viennes.
Le visage de l’adolescente s’illumina.
— C’est vrai ? Vous ne dites pas cela pour me faire plaisir ?
— Absolument pas, affirma-t-elle. Vous… vous ne dites rien, Harlan ?
Celui-ci considéra tour à tour sa fille et Rose.
— C’est une affaire entre Emily et vous.
— Cela ne vous ennuierait pas si elle venait au ranch deux ou trois jours chaque semaine ?
Jusqu’à ce soir-là, sa fille n’avait manifesté aucun intérêt particulier pour trouver un emploi, songea Harlan. Certes, ils vivaient à une telle distance de la ville la plus proche que des recherches en ce sens se seraient sans doute avérées vaines… Il avait cependant l’intuition qu’Emily avait d’autres motivations. Elle avait trouvé une amie, et souhaitait passer du temps en sa compagnie. Quoi de plus normal, après tout ?
— Pas le moins du monde.
Emily se précipita au cou de son père.
— Oh ! Merci, papa ! Tu es super ! Merci !
Elle le couvrit de baisers jusqu’à ce qu’il se dérobe en riant.
— Bon, j’ai compris. Tu veux bien travailler pour Rose mais tu me laisses me débrouiller tout seul avec ma vaisselle !
— Oh non ! Je te promets que je t’aiderai à la maison aussi ! s’écria-t-elle en retournant s’asseoir.
Harlan sourit. Il y avait une éternité que sa fille ne s’était montrée aussi gaie, et il en était ravi.
— Je plaisante, Emily.
Rose observait l’affection évidente qui liait le père et la fille. Elever Emily tout seul ne devait pas être facile pour lui… La plupart des hommes se seraient sans doute hâtés de se remarier.
— Sais-tu t’occuper d’un bébé, Emily ?
Intriguée, celle-ci réfléchit.
— Je n’en ai pas vu beaucoup. Pourquoi ?
— Parce que nous avons des bébés au ranch. Des jumeaux. Aimerais-tu t’occuper d’eux ?
— Des bébés ! s’exclama Emily. Ce sont les vôtres ? Vous êtes mariée ?
Les joues de Rose s’empourprèrent sous le regard interdit d’Harlan. Il ne pensait tout de même pas qu’elle était la mère ! Un simple baiser ne pouvait l’avoir convaincu qu’elle eût des mœurs aussi légères…
— Non. Je ne suis pas mariée et les bébés ne sont pas à moi. Tout au moins, en théorie. Ils ont huit mois.
— Des bébés ! C’est merveilleux ! Je meurs d’envie de les voir !
La jeune fille continua à parler joyeusement des jumeaux et de ses projets de visite au ranch. Quelques instants plus tard, le repas terminé, Rose s’apprêta à partir.
Tout en grimpant dans le pick-up d’Harlan, elle regretta que la fille de celui-ci ne les accompagnât pas. Elle n’avait aucune envie d’être seule avec lui… Hélas, elle n’avait pas le choix.
— Je vous suis très reconnaissant, Rose, dit-il en s’engageant sur la piste plongée dans la pénombre.
— Reconnaissant ? Et pourquoi cela ? Vous avez prêté une somme énorme à mon père. Il est tout à fait normal que vous ayez accès à notre eau.
— Hum… Je voulais parler d’Emily.
— Oh ! Emily est adorable. Je n’aurais pas pu la décevoir.
— C’est très généreux de votre part. Elle s’est montrée si impolie, hier !
Il émit une sorte de grognement amusé.
— Hier soir, elle a refusé de venir avec nous au Bar M et, maintenant, elle en meurt d’envie. Je me demande si je comprendrai jamais ma fille !
— Ce sont peut-être les femmes en général que vous ne comprenez pas…
Quelle mouche l’avait piquée de lui dire cela ? Rose se serait giflée.
— Je n’ai pas la prétention d’essayer, rétorqua-il sèchement, avant de lui décocher un coup d’œil inquisiteur. Je sais que cela ne me concerne pas, mais les bébés dont vous parliez sont-ils vos neveux ? Je me souviens que Thomas avait mentionné un petit-fils…
— Ma sœur Justine a un fils, en effet. Les jumeaux…
Elle hésita. Mais à quoi bon lui dissimuler la vérité ? Si la conduite de son père l’emplissait de honte, les jumeaux, eux, n’étaient que d’innocents bambins. Et elle les adorait.
— Ils ont été abandonnés sur le seuil de notre maison au début de l’été.
— Sur le seuil ? répéta Harlan, incrédule. Cela ressemble au scénario d’un film !
Rose soupira.
— Je sais… Mais c’est la vérité.
Harlan serra les lèvres.
— Qui a la cruauté de faire cela à des enfants ?
— Le shérif, Roy Pardee — mon beau-frère —, est presque persuadé que c’est leur propre mère. On l’a vue à Ruidoso avec les jumeaux ce jour-là. Cependant, nous n’en aurons la certitude que lorsqu’il l’aura retrouvée…
— Elle a disparu ?
— Momentanément, espérons-le…
— Sait-il son nom ? Et connaît-il le père des enfants ?
— Le père est mort, marmonna Rose.
— Mort ? Comment le savez-vous ?
— Il… il s’agit de Thomas.
Atterré, Harlan arrêta le pick-up au milieu de la route. Rose venait-elle réellement de lui dire que son père, veuf depuis peu de temps, avait eu une liaison ?
— J’ai peur d’avoir mal… Vous dites que Thomas… ?
— D’abord, nous ne savions pas qui ils étaient, dit-elle doucement. Seulement qu’ils étaient roux, comme nous trois. Nous avons pensé qu’il s’agissait d’une coïncidence, et que le Bar M avait été choisi au hasard…
— Et comment avez-vous su… ?
— Un jour, en triant les papiers de mon père, j’ai découvert qu’il avait fait des chèques, plusieurs mois de suite, toujours à la même date, et toujours pour une grosse somme. L’argent était déposé sur un compte anonyme. Roy a déniché le nom du bénéficiaire et, finalement, l’extrait de naissance des jumeaux à Las Cruces. Mon père les avait reconnus. Et plus le temps passe, plus ils ressemblent à des Murdock !
— Pourquoi Thomas envoyait-il ces chèques ?
— Nous l’ignorons. Il est clair qu’il ne voulait pas que nous apprenions l’existence des jumeaux. Et comme la mère n’a pas essayé d’entrer en contact avec nous, nous ne pouvons qu’imaginer qu’elle lui faisait du chantage et le menaçait de tout révéler.
— Cela est si inattendu. Thomas était quelqu’un de bien. J’ai du mal à croire qu’il soit mêlé à une telle histoire…
Ces derniers mois avaient dû être un véritable cauchemar pour elle. Une femme moins forte aurait plié sous un tel fardeau, se dit-il en la considérant à la dérobée.
— Je suppose que c’est pour cela que votre père est venu m’emprunter de l’argent… Cette affaire a dû lui briser le cœur.
Rose se laissa aller contre le dossier de son siège. Elle paraissait si éreintée, si vaincue qu’Harlan se reprocha d’avoir été indiscret.
— Je n’aurais pas dû vous poser tant de questions…
Il plongea son regard dans celui de Rose, lisant dans ses grands yeux gris le chagrin, l’inquiétude, l’épuisement qu’elle ressentait. Brusquement, il eut envie de la prendre dans ses bras et de lui caresser les cheveux en chuchotant des paroles de réconfort. Mais ce n’était pas son rôle, jugea-t-il, et elle le lui ferait probablement remarquer.
— Non, Harlan. Vous avez prêté de l’argent à mon père et vous avez le droit de savoir ce qu’il voulait en faire. A ce propos, si Emily vient au ranch, elle m’interrogera au sujet des jumeaux. Que dois-je lui révéler ?
— Que voulez-vous dire ?
— Emily a treize ans. Elle pourrait ne pas comprendre qu’un homme d’un certain âge, marié, ait une aventure…
Elle s’interrompit, et se couvrit le visage de ses mains.
— Qu’est-ce que je dis là ? J’ai vingt-huit ans, et je ne le comprends pas moi-même.
Vingt-huit ans ? Elle faisait beaucoup plus jeune, pensa Harlan, interloqué. Et, à sa connaissance, elle n’avait jamais été mariée. Pourquoi ? Rose était une belle femme. Même vêtue d’un jean et de bottes maculées de poussière. Etait-ce son père adultère qui l’avait dégoûtée des hommes ? Hum… Cela n’expliquait pas qu’elle ait vécu seule durant toutes ces années. De plus, il l’avait embrassée, et elle n’avait pas été hostile à son baiser — au contraire…
— Dites la vérité à Emily. Elle est assez grande pour savoir que la vie n’est pas toujours un conte de fées. Et j’ai essayé de lui enseigner que les gens peuvent faire des erreurs, quel que soit leur âge.
Rose remit ses mains sur ses genoux, leva les yeux vers lui, et s’efforça de sourire.
— Je pense que vous êtes un bon père, Harlan.
— Merci, Rose, répondit-il, à la fois étonné et touché par le compliment. Je fais de mon mieux.
Il démarra et reprit la route du Bar M. Rose ferma les yeux et tâcha de chasser Harlan de ses pensées. Peine perdue. Elle avait des dettes envers lui, et cela l’ennuyait. Mais ce qui la troublait vraiment, c’étaient les sentiments inconnus qu’il éveillait en elle. Elle se sentait devenir plus proche de lui. Elle commençait même à éprouver une certaine affection à son égard. Et cela la terrifiait.
Peu après, ils arrivaient au ranch. Dès que Harlan eut garé la voiture dans la cour, Rose posa la main sur la poignée.
— Merci de m’avoir ramenée, Harlan. Et ne vous embêtez pas pour Pie. Déposez-le quand vous pourrez.
Déconcertée, elle le vit sauter de son siège, faire le tour du véhicule, et venir ouvrir sa portière.
— Donnez-moi votre bras, ordonna-t-il.
Elle fronça les sourcils.
— Pardon ?
— Donnez-moi votre bras. Je vous raccompagne à la porte.
— C’est inutile. Je me sens très bien, à présent.
— Je veux être sûr que vous rentriez chez vous sans vous évanouir.
Rose ne s’était jamais évanouie de sa vie et ne voulait certainement pas être cconsidérée comme fragile. Pour une raison bizarre, elle souhaitait plutôt qu’il la voie comme une femme forte, sûre d’elle. Néanmoins il semblait tenir à ce qu’elle s’appuie à son bras, et elle en fut émue.
Elle tendit la main et frémit à son contact, frappée par la chaleur de sa peau, la fermeté de ses muscles…
Ils traversèrent à pas lents la cour déserte. La nuit était noire, et, hormis le léger fredonnement d’une brise dans les pins, le silence les enveloppait.
Ils atteignirent la véranda.
— Nous y sommes…
— Oui. Eh bien… Bonne nuit, Harlan.
Il referma sa main sur celle de Rose, l’empêchant de s’éloigner. Elle chercha son regard dans la pénombre, et son cœur battit sourdement dans sa poitrine.
— Rose, je…
Il accentua encore sa pression sur son bras.
— Quand vous m’avez parlé de vos problèmes financiers, j’étais sceptique. Je savais que votre père avait eu besoin d’argent l’année dernière, mais je ne me doutais pas que…, enfin, j’ai pensé que vos sœurs et vous aviez peut-être pris l’habitude de…
— … vivre au-dessus de nos moyens ? compléta-t-elle froidement.
Il arbora un expression contrite.
— Je voulais juste vous dire que je regrette de l’avoir pensé.
Elle baissa les yeux. Les bottes d’Harlan touchaient presque les siennes. Leurs hanches, leurs cuisses se frôlaient…
— Ne… ne vous excusez pas, Harlan. Vous ne nous connaissez pas, vous ignorez tout de notre vie…
— Mais je connaissais votre père. Tout au moins, je le croyais. Qu’il vous ait laissées dans une telle situation, c’est terrible.
— Mon père n’avait que cinquante-trois ans. Il ne pensait pas mourir si tôt. Je suis sûre qu’il avait l’intention de tout régler un jour ou l’autre sans avoir à nous inquiéter.
— Il a dû beaucoup souffrir…
— A tel point que ce stress a provoqué sa mort. Evidemment, son affection pour le bourbon et les cigarettes n’ont pas dû arranger les choses…
— Je suis navré, Rose. Sincèrement navré.
Elle ferma les yeux.
— Je ne vous ai pas dit tout cela pour que vous ayez pitié de moi…
— Je n’en suis pas moins heureux que vous m’en ayez parlé.
Rose rouvrit les yeux au moment où il se penchait vers elle. Et ses lèvres étouffèrent le « Non » qu’elle allait lui opposer…
Malgré elle, Rose s’accrocha à lui, savourant son baiser. Elle ne put réprimer un soupir lorsqu’il se dégagea enfin et traça du bout du doigt un délicat sillon sur sa joue.
— Bonne nuit, Rose.
Trop secouée pour articuler un mot, elle le vit disparaître dans la nuit.
— Bonne nuit, Harlan, murmura-t-elle d’une voix brisée.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 11-05-09 06:10 PM

chapitre 5


Quelques instants plus tard, Rose, ayant repris sa maîtrise d’elle-même, s’engouffra dans la maison. Elle traversa le salon obscur et silencieux, puis longea le couloir jusqu’à sa chambre.
— C’est toi, Rose ?
Elle s’arrêta et distingua la silhouette de Chloé dans la pénombre de la nursery.
— Oui. Les jumeaux dorment ? s’enquit-t-elle en entrant sur la pointe des pieds.
— Je viens de les coucher. Ils ont fait le tour du salon à genoux au moins trente fois avant de s’épuiser !
— Ils aiment bouger… Attends qu’ils commencent à marcher !
Chloé rit doucement.
— Pauvre tante Kitty ! Elle risque de perdre au moins dix kilos !
— Avec un peu de chance, nous pourrons engager quelqu’un pour l’aider d’ici là. Elle a beau être en pleine forme à soixante-deux ans, courir après deux bambins à longueur de journée ne serait pas raisonnable !
Tournant la tête, Chloé contempla les deux bébés.
— J’espère seulement que nous pourrons trouver l’argent nécessaire… Au fait, pourquoi rentres-tu si tard ?
A cause des baisers de leur voisin, songea Rose, avant d’opter pour une réponse plus conventionnelle.
— Harlan vient de me raccompagner. Il faisait nuit quand nous avons fini de déplacer le bétail, et sa fille a voulu m’inviter à dîner avec eux.
Chloé haussa les sourcils, intriguée.
— Et tu es restée ?
Rose prit sa sœur par les épaules et l’entraîna dans le couloir.
— Ce n’aurait pas été très gentil de refuser, n’est-ce pas ?
Elle se dirigea vers sa chambre, talonnée par Chloé.
— Je ne sais pas. Cela m’étonne que tu sois restée dîner avec des gens que tu connais à peine. D’autant plus que tu m’as dit hier soir que quelque chose chez Harlan te gênait ?
Rose fit un geste d’impuissance.
— C’est vrai… Mais Emily nous a beaucoup aidés, et elle m’a pratiquement suppliée de rester.
— Mmm, fit Chloé, tu dois la trouver rudement sympathique !
— Oui. Sa mère est morte quand elle était toute petite, et elle vit seule avec son père depuis.
— Comme c’est triste !
— Hélas…
— Pour M. Hamilton aussi…
Rose jeta son chapeau sur un fauteuil puis s’effondra sur le lit, en dépit de ses vêtements poussiéreux.
— Perdre sa femme ou son mari doit être affreux, acquiesça-t-elle.
— Pourquoi ne s’est-il jamais remarié ? Quantité de femmes seraient prêtes à l’épouser !
Rose lança un regard irrité à sa sœur.
— Pourquoi dis-tu cela ? Tu ne le connais même pas !
— Je l’ai déjà vu. C’est un homme remarquable.
— Et il t’a suffi de le voir pour en déduire cela ? demanda Rose sèchement.
— Je lui ai parlé un jour qu’il était venu voir papa. Il est très séduisant, et je trouve son accent parfaitement irrésistible !
Rose comprit avec agacement qu’elle n’était pas la seule à avoir succombé au charme d’Harlan.
— Dans ce cas, pourquoi n’as-tu pas flirté avec lui ?
Bouche bée, Chloé considéra sa sœur.
— Rose ! Comment peux-tu dire une chose pareille ?
Rose n’en croyait pas ses oreilles non plus. Elle ne s’était pas sentie elle-même ces deux derniers jours. Peut-être la sécheresse interminable, la canicule et le travail incessants l’avaient-ils affectée plus qu’elle ne l’avait cru ?
Elle s’adossa aux oreillers et ferma les yeux.
— Tu viens de dire qu’il était attirant. Et tu es jeune, belle, et célibataire !
Chloé s’assit au bord du lit.
— J’ai trop de travail avec mes chevaux pour tomber amoureuse ! Et même si j’en avais le temps, je ne suis pas sûre que je m’intéresserais à un homme, quel qu’il soit. Pas après ce que papa nous a fait ! De toute façon, conclut-elle avec un geste dédaigneux de la main, M. Hamilton a au moins dix ans de plus que moi !
Rose ouvrit les yeux.
— J’ai dit la vérité à Harlan au sujet des jumeaux.
Stupéfaite, Chloé resta sans voix l’espace d’une seconde.
— Tu lui as tout dit ?
— J’ai pensé que je le lui devais. Il a prêté une fortune à papa. Et nous savons toutes deux ce que celui-ci en a fait. Chaque centime est allé à Belinda Waller. Que cela nous plaise ou non, cet homme fait partie de notre vie, à présent. Tout au moins aussi longtemps que nous devrons le rembourser. Par ailleurs, Emily, sa fille, va venir au ranch de temps en temps. Il fallait qu’elle soit au courant.
— Sa fille va venir ici ? s’écria Chloé. Pourquoi ?
— Elle va nous donner un coup de main.
— Nous n’avons pas de quoi la rémunérer !
Rose esquissa un léger sourire.
— Elle ne veut pas être payée. Elle a besoin de compagnie. J’espère que tu seras gentille avec elle.
— Je suis gentille avec tout le monde ! protesta Chloé, froissée par la remarque de sa sœur.
Rose eut une moue sceptique.
— Bon, d’accord. Presque tout le monde, concéda-t-elle, posant la main sur celle de Rose. Il se fait tard et tu as l’air fourbue. Veux-tu que je te fasse couler un bain ?
— Je ne suis pas sûre d’avoir le courage de prendre un bain. Je vais déjà avoir du mal à me déshabiller !
— Oh ! Rose, gronda Chloé. Tu ne peux pas continuer ainsi. Tu fais le travail de cinq ou six hommes. Tu vas te tuer à la tâche !
Rose lui adressa un sourire moqueur.
— Tu peux parler !
— Mon travail se limite aux écuries. Toi, tu surveilles des centaines d’hectares !
— Mais tu aides tante Kitty à s’occuper des jumeaux. Crois-moi, cela revient au même. D’ailleurs, aujourd’hui était une journée exceptionnelle.
— Hum ! Grâce à M. Hamilton, grommela Chloé en se levant pour aider Rose à retirer ses bottes. J’espère qu’il s’estimera satisfait pour quelque temps… J’ai bien peur qu’il n’exige davantage que de l’eau.
— Nous ne pourrons pas faire autrement que de nous plier à ses volontés.
— Laisse-moi te dire quelque chose, Rose. Je n’aime pas être à la merci des caprices d’un homme. Au fond, ce sont tous des égoïstes !
— Allons, Chloé, tu deviens cynique !
— J’en ai le droit, dit-elle en tirant violemment sur le cordon de sa robe de chambre. Tout comme tu as le droit de mépriser les hommes. Après ce que Peter t’a fait subir, c’est un miracle que tu ne sois pas au couvent !
— Je t’en prie, Chloé, j’ai déjà assez de soucis comme ça ! Je n’ai pas besoin que tu me parles de lui.
— Tu… tu as raison. Je suis désolée, Rose. Je ne peux pas m’empêcher d’être en colère à l’idée de ce gâchis…
Son expression s’adoucit, et elle se pencha pour embrasser Rose sur la joue.
— Bonne nuit. Ne pensons plus à cela. Tout au moins jusqu’à demain !
— C’est exactement ce que je compte faire. Bonne nuit, petite sœur !
Une heure plus tard, Rose ne dormait toujours pas. Elle avait beau s’efforcer de ne penser à rien, une foule d’images se bousculaient dans sa tête. La faute en revenait à Harlan, bien sûr. Il n’aurait jamais dû l’embrasser ! Et deux fois, encore !
Elle effleura sa bouche du bout du doigt, et le goût des lèvres d’Harlan lui revint à la mémoire. Après toutes ces années, elle n’avait jamais rêvé que le baiser d’un homme puisse la troubler ainsi. Depuis que ses fiançailles avaient été brutalement rompues huit ans auparavant, elle était frigide.
Elle avait rencontré Peter pendant sa deuxième année d’université. Il était blond, charmeur et sociable. Tout à fait le contraire de sa personnalité réservée. Sans doute cette différence l’avait-elle fascinée… Il étudiait la médecine, et travaillait dur pour obtenir son diplôme. Il incarnait le mari idéal, Rose avait envisagé un avenir idyllique à ses côtés.
A cette pensée, un gémissement lui échappa. Elle se redressa dans son lit, et passa une main dans ses cheveux emmêlés. Elle ne voulait pas ruminer la souffrance que lui avait infligée Peter… Las ! elle était incapable d’endiguer le flot des souvenirs et des terreurs qui la hantaient.
En un sens, elle se blâmait encore de leur rupture. Peter l’avait harcelée pour qu’elle accepte d’avoir des rapports sexuels avec lui. Elle était jeune, elle avait peur : elle n’y consentait pas. Plus il insistait, plus elle résistait — jusqu’au moment où leur relation était devenue un interminable conflit tournant toujours autour de cette question.
Le soir où Rose avait enfin annoncé à Peter que tout était fini entre eux, il était entré dans une rage folle, l’avait rouée de coups et presque violée. L’expérience avait traumatisé Rose, réduisant à néant ses rêves de posséder un mari aimant et des enfants.
Et voilà qu’Harlan l’avait embrassée comme si c’était un acte normal. Et elle avait réagi comme une femme normale. Or, elle ne l’était pas. Et elle ne devait pas l’oublier.
Jamais elle ne pourrait être une amante, une épouse, une mère.
Pour la première fois depuis des semaines, Rose dormit tard le lendemain matin. Elle venait de se lever et d’enfiler un jean et une chemise bleu pâle lorsqu’elle entendit des voix inhabituelles résonner dans la maison.
Après avoir noué un foulard bleu autour de ses cheveux, elle sortit en hâte de sa chambre. Au seuil de la cuisine, elle se figea.
Harlan et Emily étaient assis à la table, et tante Kitty leur avait déjà servi un café et une part de tarte aux cerises.
— Ah ! Te voilà, Rose, s’exclama gaiement celle-ci. J’étais sur le point de t’appeler pour te dire que nous avions des visiteurs.
— Ne soyez pas si formelle, Kitty ! plaisanta Harlan, comme s’il la connaissait depuis des années.
Kitty lui sourit.
— C’est vrai. Nous sommes voisins.
Rose vit que Harlan l’observait et sentit la chaleur lui monter aux joues. Elle avait passé la moitié de la nuit à penser à lui, et le voir ce matin, rasé de près, les cheveux encore humides, l’emplissait de gêne.
— Bonjour, Rose.
Elle lui rendit son salut, puis se tourna vers la jeune fille.
— Bonjour, Emily. Tu es debout de bonne heure !
— J’ai voulu venir avec papa. Puis-je rester et vous aider aujourd’hui ?
— Emily, intervint Harlan, donne à Rose le temps de respirer. Elle était si éreintée hier soir qu’elle ne va certainement pas travailler aujourd’hui.
Kitty éclata d’un rire incrédule.
— Rose ? J’en doute !
Sans relever le commentaire de sa tante, Rose s’assit en face d’Emily.
— Bien sûr que tu peux rester. J’ai plusieurs génisses qu’il faut marquer et vacciner…
— Et puis ? demanda Emily, ravie.
Rose sourit.
— Oh ! Ne t’inquiète pas. Je parie que nous allons trouver des tas de choses à faire, affirma-t-elle en lorgnant Harlan.
Son regard était empreint de reconnaissance, et une étrange vague de chaleur envahit la jeune femme. Il voulait que sa fille soit heureuse, et elle l’en estimait d’autant plus.
— Vas-tu déjeuner, Rose ? s’enquit tante Kitty en se dirigeant vers la cuisinière. Il me reste de la pâte à crêpes…
Des pleurs d’enfant se firent entendre avant qu’elle ait pu répondre. Elle s’excusa et se rua dans la nursery. Après avoir changé les deux bébés, elle revint dans la cuisine, un bambin dans chaque bras.
Oh ! Papa ! Regarde comme ils sont mignons, s’écria Emily.
Harlan les contempla tous les trois, et il ne put se garder d’imaginer Rose maman, tenant son propre bébé serré contre elle. Elle était faite pour aimer un homme, des enfants… Pourquoi ne s’en était-elle pas aperçue ?
— Puis-je en tenir un, Rose ? Je ferai très attention !
— Evidemment. Tu peux prendre Anna. Elle est un peu moins turbulente que son frère Adam.
Rose déposa délicatement le bébé sur les genoux d’Emily. L’enfant la dévisagea, puis émit un rire sonore qui fit sourire l’adolescente de plaisir.
— Pouvez-vous me donner Adam ? hasarda Harlan. Il y a longtemps que je n’ai pas tenu de bébé, mais je crois pouvoir me débrouiller…
Dissimulant sa surprise, Rose lui tendit l’enfant. A le voir le tenir contre sa poitrine puissante, il était clair qu’il avait été, jadis, un père attentionné pour son nourrisson.
— Tiens, ma chérie, dit Kitty en plaçant une assiette de crêpes devant Rose. Dépêche-toi de manger pendant que tu as des baby-sitters !
— Ouah ! Ils se ressemblent tellement ! s’enthousiasmait Emily. Ils pleurent souvent ? Que mangent-ils ?
— Ils ne pleurent pas trop, fit tante Kitty.
— Et je suppose qu’ils peuvent manger des purées, des choses de ce genre, dit Harlan.
— J’ignorais que tu en savais aussi long sur les bébés, dit Emily à son père.
Il se mit à rire.
— Ce n’est pas parce que tu te considères comme une adulte à présent que tu n’as pas été mon bébé !
Son bébé, songea Rose, émue sans savoir pourquoi. Il lui était facile de concevoir Harlan avec un autre bébé. Un frère ou une sœur pour Emily. Avait-il envie d’un autre enfant ? De partager de nouveau l’intimité d’un couple ?
Elle se réprimanda mentalement. A quoi jouait-elle ? Le soir où elle avait fait la connaissance d’Harlan, il avait nettement dit qu’il n’envisagerait jamais de se remarier. Et faire la cour à une femme ne signifiait pas nécessairement qu’on veuille l’épouser… Peter lui avait au moins appris cela. Et son père aussi.
— Celui-ci va être aussi fort que Thomas, déclara Harlan.
Kitty lui décocha un regard perçant.
— Vous savez que Thomas est le père ?
— Rose me l’a dit.
— Leur mère les a vraiment abandonnés sur les marches ? dit Emily. Comment a-t-elle pu faire une chose pareille ?
— Nous ne sommes pas absolument sûrs que ce soit elle, mon chou, repartit Kitty. Le shérif ne l’a pas encore retrouvée.
Harlan se leva.
— Eh bien, merci pour la tarte, Kitty. Il est temps que je vous rende ce petit bonhomme et que j’aille travailler.
Il remit le bébé à Kitty et marcha vers la porte.
Rose garda les yeux baissés sur son assiette, ravalant sa déception. Elle avait elle aussi du travail. Il n’était pas question de passer la journée avec lui. Elle était folle d’y penser !
— Rose, pourriez-vous m’indiquer où je dois mettre votre cheval ?
Il restait trois bouchées dans son assiette. Rose en prit une, puis se redressa.
— Suivez-moi.
— Quand reviens-tu me chercher, papa ? fit Emily.
— Quand Rose voudra.
Celle-ci les regarda l’un après l’autre.
— Je ramènerai Emily au ranch ce soir, dit-elle à Harlan.
Du coin de l’œil, Rose vit sa tante hausser des sourcils étonnés. Sans doute s’interrogeait-elle sur ce qui se passait entre les Hamilton et elle. Mais il ne se passait rien du tout. Elle essayait simplement de venir en aide à une adolescente esseulée. Et à son père. Rien de plus.
— D’accord ! A tout à l’heure, papa !
Harlan la salua d’un geste et s’avança dans la cour avec Rose. La matinée était chaude, et le ciel d’un bleu immaculé. Kitty avait déjà installé le jet afin d’arroser les géraniums et les soucis qui bordaient l’allée.
— J’ai bien peur qu’Emily ne veuille venir ici chaque jour…
— Ne vous inquiétez pas, Harlan. Elle finira probablement par se lasser de ma famille. En attendant, elle est la bienvenue. A vrai dire, son renfort n’est pas superflu ! Je regrette seulement de ne pouvoir la payer. Peut-être plus tard, quand tout ira mieux…
Ils avaient atteint la barrière. Harlan posa la main sur le bras de Rose.
— Rose, je vous en prie, cessez de parler d’argent. J’aimerais croire qu’il y a autre chose entre nous.
Rose s’empourpra.
— Il… il n’y a rien de plus entre nous.
La pression d’Harlan sur son bras s’accentua, de même que l’intensité de son regard sur elle.
— C’est faux. Ce n’est pas parce que vous me devez de l’argent que vous êtes bonne pour Emily.
— Bien sûr que non ! s’indigna Rose.
Il sourit.
— Et ce n’est pas par obligation que vous m’avez aidé hier, n’est-ce pas ?
Elle détourna son regard, faisant mine d’admirer les montagnes qui se dressaient au loin.
— Non. Vous aviez besoin d’un coup de main, et j’étais là. C’est tout.
— Et c’est parce que vous avez des dettes envers moi que vous m’avez embrassé, peut-être ?
Elle sursauta.
— Moi ? C’est moi qui vous ai embrassé ?!
— Je n’étais pas le seul à participer…
— Si vous étiez un gentleman, vous ne parleriez pas de ces choses-là ! s’énerva Rose, vexée. Et d’abord, vous ne m’auriez pas embrassée ! Maintenant, vous avez le toupet d’insinuer que cela m’a plu !
Son agitation ne parvint qu’à le faire sourire davantage.
— Cela vous a plu, Rose. Qui essayez-vous de tromper ? Vous-même ?
— Vous m’avez dit que vous aviez eu tort et que cela ne se reproduirait pas. Et vous avez menti !
Il s’approcha et la prit par les épaules. Le cœur de Rose se mit à tambouriner dans sa poitrine.
— Je ne mentais pas, murmura-t-il. Je n’avais certainement pas l’intention de recommencer. Mais il y a quelque chose chez vous…
Il secoua la tête. Etait-ce de la frustration, de la colère, ou bien du regret qu’elle lisait sur son visage ?
— Je n’ai rien fait pour vous encourager, Harlan. Je ne… Vous êtes le premier homme à me toucher depuis des années. J’ignore pourquoi j’ai laissé cela arriver. Mais je sais que je ne veux pas d’une relation physique avec vous. C’est tout à fait hors de question !
Ses lèvres tremblaient, ses grands yeux gris étaient écarquillés… Avait-elle peur de lui ? Comment pouvait-elle se sentir si menacée par deux simples baisers ?
— Rose, je ne vous le demande pas.
L’humiliation se peignit sur ses traits.
— Alors, que voulez-vous de moi ? Mis à part l’argent ?
Bien plus qu’il ne devrait. L’embrasser, la prendre dans ses bras, lui faire l’amour… Or il était patent qu’elle ne souhaitait pas l’entendre dire cela. Et il n’était pas sûr de vouloir le lui avouer…
Il lui caressa tendrement la joue.
— Encore l’argent ! Rien d’autre n’a-t-il d’importance pour vous ?
Soudain honteuse, Rose baissa les yeux. Elle avait oublié comment être femme. A moins qu’elle ne l’ait jamais su…
— Si. Seulement…, depuis la mort de mon père, l’argent est devenu un tel souci… Et encore plus à présent que je sais combien nous vous devons…
Le doigt d’Harlan se posa sur ses lèvres, et Rose fut secouée par un frisson. Son corps la trahissait : le désir la submergeait. Chaque fois qu’elle le regardait, elle voulait se blottir contre lui, entendre sa voix au creux de son oreille, sentir ses mains rugueuses sur sa peau.
— Ne pensons plus à ce prêt pour l’instant, Rose. J’ai confiance en vous. Je sais que vous me rembourserez un jour.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? La parole de mon père, apparemment, n’avait pas grande valeur. A votre place, je ne ferais pas crédit à sa fille !
Un sourire releva les coins de sa bouche.
— Vous n’êtes pas une voleuse, Rose.
Non, mais elle était en train de fondre devant lui comme neige au soleil, et cela la terrifiait beaucoup plus que ses dettes, la sécheresse, ou même la perte du Bar M.
— Certes, cependant je ne sais pas quand je pourrai vous rendre cet argent, dit-elle gravement.
Les doigts d’Harlan s’enfouirent dans les cheveux soyeux de Rose, puis s’attardèrent sur son foulard bleu.
— Je veux votre amitié. Pouvez-vous me donner cela ?
Elle lui était acquise, et beaucoup plus encore !
— Je serai votre amie, Harlan. Mais n’exigez pas davantage.
— N’être que votre ami sera peut-être difficile, Rose.
— La vie est difficile… Ne l’avez-vous pas encore compris ?0

soheir nour 12-11-09 02:38 PM

merciiiiiiiiiiiiii beaucoup

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 19-11-09 07:08 PM

chapitre 6

J’aime beaucoup votre sœur et votre tante, déclara Emily ce soir-là, comme Rose la ramenait au ranch.
— J’en suis heureuse. Et tu leur as beaucoup plu !
Un grand sourire illumina le visage couvert de poussière de l’adolescente. Si elle n’avait pas été au volant, Rose l’eût serrée dans ses bras et embrassée sur les deux joues. Emily s’était avérée une aide précieuse pour Kitty, pour Chloé et pour elle-même. Quoiqu’elle dût être exténuée, elle semblait planer sur un nuage de félicité.
— C’est vrai ?
— Bien sûr.
La jeune fille soupira.
— Ce doit être merveilleux d’avoir une famille comme la vôtre… Avez-vous été *******e d’apprendre que les jumeaux étaient vos parents ?
En réalité, elle avait surtout été terriblement choquée. Son père trahissant sa mère de la sorte ! Et cachant l’existence des jumeaux à ses filles ! Pourtant, lorsque Rose les regardait à présent, elle n’éprouvait rien d’autre envers eux qu’un amour intense et protecteur. Ils étaient sa famille. Et ils étaient des enfants innocents, que leur mère avait abandonnés comme un vulgaire paquet de linge sale.
— Enormément. Et je le serai plus encore quand nous aurons obtenu le droit de les garder définitivement.
Emily parut réfléchir un instant.
— Je crois qu’il vaut mieux ne pas avoir de mère plutôt qu’une mère qui ne veut pas de vous. Papa dit que maman m’adorait.
— J’en suis certaine.
— Avant, je pensais beaucoup à elle. Aujourd’hui, c’est plus difficile… Quelquefois j’ai du mal à me représenter son visage. Et je m’en veux tellement !
Rose s’efforça de la consoler.
— Il ne faut pas te faire de reproches, Emily. Les souvenirs s’émoussent avec le temps, c’est normal. Et tu étais très jeune quand tu as perdu ta maman…
— Je ne veux pas l’oublier, Rose ! Je veux me souvenir de tout ! De son parfum, de ses câlins, du goût des biscuits qu’elle faisait pour moi le samedi…
Rose tendit le bras et pressa la main d’Emily.
— Je te promets que tu ne l’oublieras pas, Emily. Elle sera toujours avec toi, affirma-t-elle en désignant son cœur. C’est là que vivent mes souvenirs de ma mère. Et c’est pareil pour toi.
L’adolescente haussa les épaules.
— Je suppose que vous avez raison. Mais, parfois, je voudrais…
Elle s’interrompit, l’air gêné par ce qu’elle était sur le point de dire.
— Oui ?
Emily la regarda. Le remords mêlé de tristesse qui se lisait dans ses yeux émut profondément Rose.
— Je voudrais, dit-elle lentement, que papa se remarie pour que j’aie une vraie famille. Une mère qui serait toujours avec moi, et peut-être aussi des frères et sœurs… Est-ce égoïste de ma part, Rose ?
Quelques jours plus tôt, Harlan lui avait posé une question similaire : était-ce égoïste de sa part de ne pas se remarier pour le bonheur d’Emily ? Et Rose n’avait su que lui répondre. Etant donné sa propre situation, elle était mal placée pour émettre des opinions sur l’amour et le mariage. Elle n’en sentait pas moins que la jeune fille avait besoin d’être rassurée.
— Tu n’es pas égoïste, Emily. Tes désirs sont humains. T’en es-tu ouverte à ton père ?
— Non, repartit-elle d’une voix morne. Je l’ai entendu dire à ses amis qu’il ne se remarierait jamais. Il craint trop de souffrir de nouveau.
Rose tapota le bras d’Emily.
— Ton père a eu beaucoup de chagrin. Essaie de t’en souvenir quand il t’impatiente. Il t’adore…
L’adolescente demeura quelque temps silencieuse, puis un léger sourire vint éclairer ses traits.
— Oui. Et toutes mes amies le trouvent irrésistible ! Vous êtes d’accord avec elles ?
La jeune femme s’éclaircit la gorge. L’imagination d’Emily l’entraînait-elle trop loin ?
— Harlan est un homme séduisant, confirma-t-elle calmement.
La tiédeur de sa réponse ne découragea pas Emily.
— Ma copine Karen dit que sa mère le trouve très sexy. Et qu’elle aimerait bien sortir avec lui.
— Oh ! J’espère qu’elle est célibataire, marmonna Rose, ne trouvant rien d’autre à dire.
— Divorcée. Si elle le trouve beau et vous aussi, cela prouve qu’il ne devrait pas avoir trop de mal à trouver quelqu’un qui veuille l’épouser. S’il se mettait à chercher, évidemment. Qu’en pensez-vous ?
Il n’aurait pas besoin de chercher, pensa Rose. Il ne manquerait pas de rencontrer le succès…
— Je crois qu’il vaudrait mieux lui laisser l’initiative, en ce domaine…
— Bah ! Il n’y a pas de mal à rêver !
Rose présumait que non. N’avait-elle pas rêvé en vain d’une famille à elle pendant ces huit dernières années ?
Bientôt, elle garait le pick-up devant la maison, prenant soin de laisser le moteur tourner.
— Vous ne rentrez pas ? s’enquit l’adolescente en sautant à terre.
— La prochaine fois peut-être, Emily. Il est bientôt l’heure de dîner, et Kitty va avoir besoin de moi pour nourrir les jumeaux.
— Bon. A demain matin ! cria la jeune fille avec un geste d’adieu.
Rose agita la main à son tour, puis fit marche arrière pour repartir. Elle aperçut alors Harlan qui marchait d’un pas rapide dans sa direction.
Encore troublée par leur rencontre du matin, elle avait espéré ne pas avoir à lui parler. Mais il l’avait vue, et elle n’avait guère d’autre choix que de l’attendre…
— Je voulais vous remercier d’avoir ramené Emily à la maison, dit-il quand il fut à la hauteur de sa portière. Je sais que vous êtes très prise…
Jamais personne ne l’avait étonnée autant que cet homme. A en juger par le ton reconnaissant de sa voix, il appréciait sincèrement ce qu’elle avait fait pour sa fille et pour lui, et Rose ne put s’empêcher d’en éprouver du plaisir. Elle aimait que les autres aient besoin d’elle. Nonobstant, à présent qu’il avait plus ou moins avoué qu’elle l’attirait, elle ne songeait qu’à fuir sa présence.
— Il n’y a pas de quoi. Emily m’a beaucoup aidée aujourd’hui, et j’ai aimé avoir un peu de compagnie.
Accoudé à la vitre ouverte de la camionnette, il la considéra longuement. Rose était partagée entre l’envie de démarrer en trombe, et celle, insensée, de le supplier de l’embrasser.
— Vous étiez très fatiguée hier soir. Vous auriez dû vous reposer aujourd’hui. Je vois que vous ne l’avez pas fait.
Le foulard bleu qu’elle portait au matin avait disparu, et ses longs cheveux bouclés encadraient anarchiquement son visage. Il y avait de la poussière sur ses joues et sur ses vêtements, des perles de sueur sur sa lèvre supérieure, des cernes sous ses grands yeux.
Sa beauté frappa Harlan, et son air las le bouleversa. Cette femme était douce, fragile. Elle ne devrait pas avoir à travailler aussi dur qu’un homme. Etait-ce la folie de Thomas qui l’avait poussée à faire ce choix ? Ou l’avait-elle fait en toute liberté ?
— Rose, votre père avait-il hypothéqué le ranch ? dit-il avec une soudaine rudesse. Je veux parler d’emprunts autres que celui qu’il m’a fait…
Réprimant un soupir, Rose éteignit le moteur et le regarda.
— Non. Enfin, si c’est le cas, nous l’ignorons. Il avait fait toutes sortes d’emprunts à la banque pour l’achat de bétail et de chevaux… Heureusement, nous avons pu vendre des bêtes pour les rembourser.
— Vous devez me trouver indiscret… Mais j’ai une bonne raison de vous demander cela.
Il se tenait trop près pour qu’elle continue à le regarder, s’affola Rose. Sa présence lui rappelait trop cruellement qu’elle avait cru autrefois à l’amour entre un homme et une femme, au mariage, au bonheur d’une vie partagée. En un mot, elle se sentait vulnérable. Très vulnérable.
— Laquelle ?
— Il y aurait un moyen de vous sortir de ce pétrin.
— Un moyen ? répéta-t-elle. De régler nos dettes ?
— Oui. Vous pourriez vendre le Bar M, me rembourser, et ne plus avoir le fardeau du ranch sur les épaules.
— Le vendre ? A vous, sans doute ?
— Grands dieux, non ! Qu’est-ce qui vous fait penser que je voudrais acheter le Bar M ?
Elle se détourna et fixa le pare-brise.
— Vous êtes Texan, et les Texans aiment les grandes exploitations.
Il éclata de rire.
— Croyez-moi, le Flying H me suffit amplement !
— Peut-être. Admettez que vous auriez bien besoin de l’accès à la rivière.
Il souleva son chapeau et passa une main dans ses cheveux. Elle rêva brusquement de glisser ses doigts dans ses mèches brunes et humides, de lui caresser la nuque, de l’attirer vers elle…
— Rose ? Vous m’entendez ?
Rose sursauta. Elle se tourna vers lui, consternée par l’audace de ses rêveries.
— Oh ! Je… J’étais ailleurs. Que disiez-vous ?
— Qu’il serait plus avantageux pour moi de faire creuser des puits sur mes terres que d’acquérir le Bar M.
— Certainement… Je regrette de m’être montrée aussi soupçonneuse, mais, après tout ce qui s’est passé, c’est plus fort que moi, j’envisage toujours le pire. Je ne sais pas si je pourrai jamais faire confiance à…
Elle n’avait pas besoin de finir sa phrase. Harlan percevait sa tension, sa méfiance. Il en avait été conscient dès leur première rencontre. Tout cela ne pouvait être entièrement imputable au comportement de son père. Et ce matin, elle avait dit qu’elle ne permettait pas aux hommes de la toucher. Il devait y avoir une raison à cela. La lui confierait-elle un jour ? Et pourquoi tenait-il tant à la connaître ? Plus il en apprendrait à son sujet, plus il risquait de souffrir…
— Ecoutez, Rose, je ne veux pas du Bar M. Je veux seulement que tout aille mieux pour vous.
Pensait-il réellement ce qu’il disait ? Pouvait-elle vraiment croire, une fois dans sa vie, qu’un homme sacrifie son propre intérêt au sien ? Elle se contraignit à sourire, bien qu’un nœud se formât dans sa gorge.
— Le Bar M est ma maison, Harlan. Je ne serais jamais heureuse sans lui.
Il s’était attendu à une réplique de ce genre. C’était une femme loyale. Fidèle à son foyer, à sa famille. En fait, elle l’aurait problablement déçu en disant autre chose.
— Je comprends, dit-il avec douceur, avant de s’éloigner du véhicule. Je vous laisse rentrer. Emily compte-t-elle vous aider demain ?
Rose fit oui de la tête et mit en route le moteur.
— Nous allons faire un tour des prairies demain. Si vous pouviez amener son cheval, je vous en saurais gré…
— Je les amène toutes les deux à l’aube, certifia-t-il, levant la main en signe d’adieu.
Rose agita gauchement le bras et s’en fut, les mains crispées sur le volant. Harlan ne l’avait pas même frôlée, et pourtant son cœur battait à toute allure, elle tremblait comme une feuille, et ses joues étaient écarlates ! Sans s’en rendre compte, elle accentua sa pression sur l’accélérateur. Elle devait fuir Harlan Hamilton…
— La fille d’Harlan est adorable, déclara Kitty alors que la famille prenait place à table. Je suis ravie que tu l’aies invitée à passer un peu de temps avec nous. Elle a faim de compagnie, dirait-on !
— Elle était très maussade le jour où je l’ai rencontrée…
— C’est difficile à croire après aujourd’hui, fit Chloé.
Rose ne voulait pas parler des Hamilton. Il y avait quantité d’autres sujets de conversation ! Hélas, sa sœur et sa tante semblaient décidées à broder sur le thème de leurs voisins.
— Mmm… Harlan dit que c’est grâce à moi, expliqua-t-elle à contrecœur. Il prétend qu’elle m’aime bien.
Chloé et Kitty avaient cessé de manger et la dévoraient des yeux, comme si elles s’attendaient à ce qu’elle leur révèle un lourd secret.
— Ce n’est pas étonnant. Tout le monde te trouve sympathique, Rose, observa tante Kitty.
Rose avait toujours été d’une nature trop réservée pour avoir beaucoup d’amis. Certes, elle traitait chacun avec gentillesse et respect, mais elle n’était la meilleure amie de personne. En dehors de ses sœurs, elle n’avait jamais été proche de quiconque.
— Je l’ignore… Je crois qu’Emily n’avait de cesse que quelqu’un lui offre son amitié. Elle a une existence très solitaire. Surtout en été, quand elle ne va pas à l’école.
— Harlan est-il gentil avec elle ? demanda Chloé. Ou bien est-il l’un de ces pères trop durs, trop intransigeants ?
Rose ne pouvait concevoir qu’il soit ainsi. Son regard se posa sur les jumeaux qui dormaient paisiblement dans leur parc. La vision d’Harlan tenant tendrement Adam dans ses bras lui revint à la mémoire.
— Au contraire. Il est très doux avec elle.
Chloé réfléchit en se servant un verre d’eau.
— C’est normal… Elle est une partie de la femme qu’il a perdue.
— Il devait être fou amoureux d’elle.
La remarque de Kitty ramena l’attention de Rose à la table.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce qu’il ne s’est jamais remarié. Et, d’après la rumeur, il n’a pas eu beaucoup d’amies non plus…
Sans doute avait-elle raison. La première fois que Rose était allée chez lui, Harlan avait soutenu n’avoir aucune intention de s’attacher à une femme. Pas même de façon semi-permanente. Etait-il toujours accablé de chagrin ? Elle n’aurait pu le dire. Mais elle n’aimait pas l’idée qu’il puisse s’accrocher à un souvenir. Il était trop fort pour cela…
Rose repoussa sa chaise, quoiqu’elle n’eût quasiment pas touché à son assiette.
— La seule chose qui nous intéresse au sujet d’Harlan Hamilton est que nous lui devons de l’argent. Quant à savoir s’il veut une femme ou une mère pour Emily, c’est son affaire.
Et, sous le regard perplexe de ses deux compagnes, elle quitta la pièce.
Plus tard, ce soir-là, Justine téléphona pendant que les deux sœurs donnaient le bain aux jumeaux. Après s’être séché les mains, Rose se rendit dans le bureau pour prendre la communication.
— Bonsoir, Rose. On dirait que je n’ai pas choisi le bon moment pour appeler ?
— Ne t’inquiète pas, Chloé s’en sort très bien toute seule. Encore que je me demande qui, d’elle ou des jumeaux, prend un bain !
— Ah ah ! Quoi qu’il en soit, je suis sûre que ça lui plaît.
C’était vrai, songea Rose. Chloé adorait son frère et sa sœur, au point que Rose craignait qu’elle n’eût le cœur brisé si jamais Belinda venait un jour réclamer sa progéniture.
— Tout va bien chez vous ?
— Charlie aide son papa à creuser des trous dans la cour. Roy veut planter des rosiers. Pour sa ravissante épouse, dit-il !
— Des rosiers ?
Justine se mit à rire avec la gaieté d’une femme qui se sait aimée. Roy et elle étaient mariés depuis deux mois. Néanmoins, tout n’avait pas toujours été simple pour le couple. Cinq ans plus tôt, Justine avait porté le fils de Roy ; à l’époque, elle croyait que ce dernier lui préférait une autre femme et lui avait caché qu’il était le père de son enfant. Lorsqu’il avait découvert la vérité, Roy avait été furieux… L’amour avait fini par être victorieux, et, à présent, Justine et lui déploraient que leur orgueil respectif leur ait fait perdre cinq années de bonheur.
— C’est romantique, n’est-ce pas ? continua Justine. J’ai eu beau lui rappeler que nous sommes en plein désert du Nouveau-Mexique, il affirme qu’il réussira à les faire fleurir !
— Je ne manquerai pas de venir admirer son œuvre ! Il y a quelque temps que je n’ai pas vu Charlie.
— Ça ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd ! Et comment allez-vous, au ranch ?
Rose réprima un soupir. Elle ne voulait pas alarmer Justine en lui confiant combien Chloé et elle étaient surmenées. Sa sœur culpabiliserait de ne pouvoir les aider, quoique sa contribution financière mensuelle fût déjà considérable.
— Tout va bien. Roy a-t-il découvert du nouveau à propos de Belinda Waller ?
— C’est la raison pour laquelle j’appelais, figure-toi. Il a appris qu’elle louait un petit appartement à Albuquerque. Il semble que personne ne l’ait vue depuis plusieurs jours. Roy veut s’y rendre demain pour perquisitionner dans son logement. Même si Belinda n’est pas là, il dénichera peut-être des indices concernant ses projets. Cela dit, je ne pense pas que nous puissions espérer qu’elle ait encore une partie de l’argent versé par papa.
Rose fit la moue.
— Elle ne paraît pas mener grand train, en tout cas.
— Non. Nous pouvons dire adieu à ces milliers de dollars…
L’argent durement gagné par Harlan était perdu, lui aussi, se dit Rose en passant une main lasse sur son front.
— Quand Roy pourra-t-il nous informer de ses trouvailles à Albuquerque ?
— Il ne compte pas passer la nuit sur place. Je t’appellerai dès son retour, d’accord ?
Rose s’appuya au bureau de chêne massif et ferma les yeux.
— Justine, je me fais du souci pour Chloé et les jumeaux. Que se passera-t-il si Roy apprend que ce n’est pas leur mère qui les a abandonnés ici ? Elle pourrait exiger que nous les lui rendions !
— Je sais. D’après Roy, toutefois, c’est peu probable. Primo, Belinda a été identifiée par Fred comme étant la femme aperçue avec les jumeaux à Ruidoso. Secundo, quel kidnappeur laisserait des bébés sur le seuil de notre ranch ? Il n’aurait pas pu savoir qu’ils étaient nos frères et sœurs ! Sois logique, Rose. Belinda a bel et bien abandonné ses enfants à Thomas et à ses filles.
Rose tressaillit.
— Veux-tu dire qu’elle n’est pas au courant de la mort de papa ?
— C’est possible. Après tout, qui aurait pu le lui apprendre ? S’il allait la voir à Las Cruces, tout ce qu’elle sait, c’est que les visites et les versements ont cessé.
— Pourvu que Roy ne se trompe pas…
— Il se trompe rarement ! C’est un excellent shérif.
— Tu n’aurais pas d’idée préconçue à ce sujet, par hasard ?
— Absolument pas, rétorqua Justine en riant, avant de recouvrer un ton plus sérieux. Rose, ne te fais pas de mouron, je t’en prie. Roy mettra la main sur Belinda Waller. Fais-lui confiance.
S’il y avait un homme au monde en qui Rose avait confiance, c’était bien son beau-frère.
— Oui, Justine. Il faut être optimiste… Je t’appelle demain soir.
— Oh ! Rose, avant que tu raccroches, je voulais t’entretenir d’Harlan Hamilton.
Rose se raidit aussitôt.
— Comment ?
— Je me demandais juste comment les choses se passaient. Réclame-t-il son argent ?
Non, seulement des baisers… Rose faillit livrer ses pensées tout haut ; grâce à Dieu, elle se retint à temps.
— Non. Il se *******e d’avoir accès à la rivière. Pour l’instant.
— Tu m’en vois soulagée. J’espère que tu parviendras à le faire patienter…
Rose n’en était pas si sûre. Mais elle savait une chose. Il lui fallait se reprendre en main, sinon elle courait le risque de faire quelque chose de stupide. Tomber amoureuse de lui, par exemple.
— Je l’espère aussi… Bonne nuit, Justine.
Le lendemain matin, Rose eut la surprise de trouver Emily qui l’attendait près du corral, son appaloosa déjà sellé, prête à partir. Ni Harlan ni son pick-up n’étaient en vue.
— Bonjour, lança-t-elle à Emily. J’ignorais que tu étais ici. Je pensais que vous viendriez à la maison…
Emily secoua la tête en souriant.
— Papa était pressé ce matin. Apparemment, il a beaucoup à faire aujourd’hui. Et de toute façon, il dit qu’il vaut mieux ne pas abuser de l’hospitalité des gens.
— Oh ! Ni toi ni lui ne devez vous soucier de cela, dit Rose, déçue et agacée de l’être.
Ainsi, Harlan était venu et reparti sans la saluer. Et, au lieu de s’en féliciter, voilà qu’elle était presque déprimée…
Elles se rendirent ensemble aux écuries, et Rose se mit en devoir de seller Pie.
— Allons-nous loin aujourd’hui, Rose ?
— Aussi loin que possible avant midi. As-tu apporté ton déjeuner ?
— Non…Je… je l’ai oublié dans le réfrigérateur.
— Ne t’inquiète pas. J’ai assez de sandwichs pour nous deux.
Emily parut délivrée d’un poids.
— Rose, vous avez dû être un professeur très gentil !
Rose eut un sourire en coin.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Parce que vous ne vous mettez pas en colère, et vous ne criez jamais !
Cela ne signifiait pas qu’elle n’en ait pas envie quelquefois… L’agression de Peter avait non seulement affecté son attitude envers les hommes, mais l’avait aussi rendue incapable d’exprimer ouvertement ses émotions. Lorsqu’elle était blessée, elle s’efforçait de le cacher. Lorsqu’elle était en colère, elle tâchait de se maîtriser. La plupart du temps, elle se sentait désespérément seule…
Se reprochant d’avoir laissé vagabonder ses pensées de la sorte, Rose agrippa la bride.
— Allons-y, mon chou. Mieux vaut ne pas perdre de temps. Nous avons une bonne distance à couvrir.
Elles partirent vers l’ouest, parcourant une section du ranch peu utilisée ces dernières années. Situées assez loin de la maison, les prairies étaient d’un accès malaisé — ce qui rendait les choses délicates, si un animal nécessitait d’être déplacé ou soigné. En outre, une grande partie était bordée par une route isolée qui en faisait une cible idéale pour les voleurs de bétail. Non que Rose s’inquiétât à ce sujet : le dernier vol au Bar M remontait à plus de dix ans auparavant. En revanche, l’état de la clôture la préoccupait.
Deux heures durant, Emily et elle avancèrent à travers les buissons d’armoise et les pins. Elles avaient quasiment atteint la limite du ranch quand elles aperçurent le bétail, lequel paissait tranquillement.
— Tout va bien ? fit Emily.
— Je crois que oui. Allons un peu plus près.
Le soleil du matin était devenu brûlant. Rose repoussa son chapeau et s’essuya le front d’un revers de manche, plissant les yeux pour mieux voir.
En dépit de l’herbe chétive et de la chaleur caniculaire, les bêtes paraissaient plutôt en bonne forme. Mais quelque chose intrigua la jeune femme. Elle scruta rapidement la prairie, détaillant chaque animal.
— Le taureau a disparu ! s’écria-t-elle.
Emily fit un bond sur sa selle.
— Disparu ! Vous en êtes sûre ?
L’angoisse étreignit Rose. L’animal était un pur-sang d’une valeur de plusieurs milliers de dollars, et sans doute le meilleur taureau du ranch. Sa mort serait le coup de grâce pour elle et pour l’exploitation !
— Je ne le vois pas…
— Il ne peut pas être bien loin. Il était là l’autre jour, quand nous avons déplacé le bétail, raisonna Emily.
Rose opina du chef, tout en s’exhortant au calme. Le taureau avait pu s’isoler, tout bonnement.
— Jetons un coup d’œil alentour. Je pars vers l’ouest, toi vers l’est. Ne t’éloigne pas trop, recommanda-t-elle.
La jeune fille s’élança tout de go.
— Je le retrouverai !
Au terme de vaines recherches, Rose allait faire demi-tour lorsqu’elle entendit la voix d’Emily.
— Rose ! Venez voir !
L’adolescente se tenait sur une petite hauteur dénudée. Rose arriva au galop.
— Regardez ! quelqu’un a sectionné la clôture !
Rose considéra Emily d’un air ahuri, croyant avoir mal entendu.
— Comment ?
Celle-ci acquiesça, hors d’haleine, et Rose remarqua que l’appaloosa était en sueur.
— C’est loin d’ici… Je suis revenue à toute vitesse, j’avais un peu peur.
— Montre-moi l’endroit !
Vingt minutes plus tard, Rose examinait le sol autour des fils barbelés qui gisaient dans la poussière.
— Quelqu’un a laissé des traces de bottes…
— Pensez-vous qu’ils aient volé le taureau ?
— Prions le Ciel que non. Mais on dirait qu’il est passé par ici…
Rose se redressa, puis s’avança sur le bord de la route. Aucune trace de pneus. Rien n’indiquait qu’un camion se soit arrêté récemment. Il n’y avait pas non plus de marques suggérant qu’un animal avait pu être hissé à bord d’un quelconque véhicule.
— Pourquoi quelqu’un aurait-il voulu couper votre clôture, Rose ?
— Je n’en ai pas la moindre idée.
— Nous ferions mieux de rentrer et d’avertir papa…
— Avertir ton papa ? Pourquoi ?
Emily fit un geste éloquent des deux mains.
— Parce qu’il saura quoi faire. Parce qu’il vous aidera, Rose.
C’était vrai. Harlan l’aiderait. Elle n’en doutait pas. Mais était-elle prête à le lui demander ? Cela ne ferait que les rapprocher davantage, elle en avait la certitude. Oserait-elle prendre le risque ?
Elle se remit en selle.
— Très bien… Allons appeler ton père.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 19-11-09 07:13 PM

chapitre 7


De retour au Bar M, Rose composa le numéro d’Harlan et eut la chance de le trouver chez lui. Elle lui expliqua brièvement la découverte qu’elles avaient faite. Acceptait-il de l’aider ?
— Je selle mon cheval et j’arrive. Entre-temps, je veux que vous appeliez votre beau-frère et que vous lui disiez exactement la même chose qu’à moi.
Rose frissonna.
— Roy ? Pourquoi ?
— La clôture ne s’est pas coupée toute seule, Rose. Il s’agit d’un acte criminel.
Harlan avait raison, bien sûr. Mais l’idée que quelqu’un puisse délibérément causer des dégâts à son ranch lui répugnait tant qu’elle aurait préféré refuser d’y penser…
— Très bien. Je le ferai, puisque vous le croyez nécessaire. Emily et moi vous attendons ici.
— Laissez-moi vingt minutes.
— Nous serons aux écuries en train de seller des chevaux frais. Et… Harlan ?
— Oui ?
Elle crispa les doigts sur le récepteur.
— Merci.
— Rose, tout va s’arranger. Je vous le promets.
Elle lui savait gré, quoiqu’elle ne le crût pas, de tenter de la réconforter.
— A tout à l’heure, murmura-t-elle en un souffle.
Ils gagnèrent en voiture le lieu où la clôture avait été endommagée. Rose était assise entre Harlan et Emily qui, la tête penchée par la portière ouverte, cherchait à l’horizon la silhouette d’un taureau.
— Avez-vous parlé à votre beau-frère ?
Rose garda les yeux fixés sur la route. Elle n’était que trop consciente de la proximité d’Harlan, de sa cuisse pressée contre la sienne, de leurs épaules se frôlant au hasard des cahots.
— Il est parti à Albuquerque et ne sera pas de retour avant ce soir, répondit-elle. Il espère retrouver la mère des jumeaux…
— Partagez-vous cet espoir ?
Elle réfléchit un instant.
— Je ne peux pas m’imaginer la rencontrer. Si elle était en face de moi…, je ne sais pas ce que je lui dirais. Si elle a fait ce dont je la soupçonne, j’espère qu’elle en subira les conséquences. Quoi qu’il en soit, nous devons la retrouver. Sinon, nous vivrons dans la crainte qu’elle ne vienne un jour reprendre les enfants.
— Je ne peux pas croire qu’un juge les lui rendrait.
Rose pria silencieusement pour qu’il ait raison.
— Harlan… Avez-vous la conviction que le ranch est victime d’un acte criminel ?
— Dégâts matériels, mise en danger des automobilistes et du bétail… Bien sûr que c’est un acte criminel ! s’emporta-t-il.
— Nous y sommes bientôt, n’est-ce pas, Rose ? fit Emily en rentrant la tête à l’intérieur de la cabine. Je reconnais les prairies.
— Oui, je crois que c’est un peu plus haut, sur la gauche.
Elle se redressa afin d’avoir une meilleure vue par la portière d’Harlan. Après un bref coup d’œil aux terres du Bar M, son regard se posa… sur le visage de celui-ci. En dépit de toutes ses craintes et hésitations à son sujet, elle comprenait soudain que la présence de cet homme à ses côtés lui donnait un courage et une force qu’elle n’aurait jamais cru posséder.
— Rose, il ne faut pas craindre le pire, dit doucement Harlan, lisant le doute dans les beaux yeux gris de la jeune femme.
Il hasarda une main apaisante sur son genou, la sentit frémir…, et regretta que sa fille les ait accompagnés. Il aurait aimé s’arrêter sur le bord de la route et tenir Rose contre lui…
— Il a raison. Même si le taureau a disparu, ce ne sera pas la fin du monde, intervint Emily. Papa dit toujours qu’un homme qui ne possède rien est encore riche de sa santé !
— J’ignorais que ma fille se souvenait de mes pensées philosophiques ! ironisa Harlan. Il va falloir que je fasse plus attention à ce que je dis…
— Eh bien, poursuivit Emily, c’est la vérité. On peut toujours racheter plus tard les biens qu’on a perdus. Quand quelqu’un qu’on aime meurt, c’est différent…
Perdre sa mère à un si jeune âge avait évidemment marqué profondément la jeune fille, songea Rose, étonnée par sa maturité. Les yeux humides, elle se tourna vers Emily, et lui prit le visage entre les mains.
— Tu as raison, mon chou. Merci de me l’avoir rappelé.
— De rien, dit-elle avec un grand sourire, avant de se pencher et d’embrasser Rose sur la joue.
Bouleversée, celle-ci sourit en retour et lissa affectueusement les cheveux de l’adolescente. Pour la seconde fois de la journée, elle se sentait sur le point d’éclater en sanglots… Elle, qui ne pleurait presque jamais ! Son père disait souvent qu’elle était la plus forte de ses filles… Que lui arrivait-il ? Lorsque Harlan s’était montré gentil à son égard, elle avait eu les larmes aux yeux. Et maintenant qu’Emily l’avait embrassée, un nœud énorme s’était formé dans sa gorge. Harlan et sa fille étaient-ils en train de réchauffer son cœur glacé ?
— Rose, les gens d’ici savent-ils que ces terres appartiennent au Bar M ?
Ils se tenaient tous les trois à quelques mètres de la clôture abîmée. Un vent chaud soufflait du sud-ouest, et Rose avait l’impression d’avoir du coton dans la bouche. Si le taureau s’était enfui, il ne pourrait survivre longtemps par une telle chaleur — à moins de dénicher de l’eau.
— Très certainement. Mis à part vous deux, ceux qui vivent dans les alentours sont ici depuis bien avant ma naissance. Mais pas les gens de Ruidoso, cela va de soi.
— Y a-t-il un panneau indiquant le nom du ranch le long de la route ? demanda Harlan.
Il vit qu’Emily s’approchait de la clôture.
— N’avance pas plus près, ma chérie. Le shérif voudra examiner les traces.
Rose attendit qu’il se fût retourné vers elle pour répondre.
— Mmm… Il y a une autre entrée un peu plus loin, avec une sorte d’arche sur laquelle est gravé le nom du ranch. Elle est tout à fait visible de la route.
Harlan scruta l’horizon vers l’ouest. Ils étaient arrivés de cette direction, et n’avaient pas vu de bétail. Il se tourna vers l’est et fit quelques pas sur la piste, à la recherche de traces de sabots. Rose et Emily le suivaient de près.
— Regardez ! On dirait que notre fugitif est passé par là…
— Vous ne pensez pas que cette pauvre bête ait été volée ? s’alarma Rose.
Harlan s’arrêta au milieu de la route. Rose se tint à ses côtés, les mains sur les hanches, fouillant toujours les environs du regard.
— Non. A mon avis, il a trouvé la brèche et a décidé d’aller faire un tour.
— Pourquoi aurait-on coupé la clôture, sinon dans l’intention de s’en emparer ? s’interrogea Rose tout haut, tout en priant pour que Harlan ne se trompe pas et que le taureau n’ait pas causé d’accident.
Harlan haussa les épaules.
— Par méchanceté ? Par bêtise ? Qui sait ?… Allons un peu plus loin en voiture, nous finirons sûrement par le trouver.
Presque deux heures plus tard, ils aperçurent enfin l’animal. Il errait à quelques mètres de la route, dans un trou d’eau depuis longtemps à sec, à demi déshydraté.
Plus tard ce soir — là, une fois le taureau récupéré et ramené au ranch, Rose exprima sa gratitude à Harlan.
— Je sais que vous seriez offensé si j’offrais de vous payer, commença-t-elle, mais je tiens à vous remercier pour votre aide. Emily et vous êtes invités à dîner avec nous ce soir. Je ne sais pas ce que Kitty a préparé, mais c’est toujours délicieux !
— Merci, Rose, nous serons très heureux de rester. Toutefois, nous devons d’abord réparer cette clôture, sinon le troupeau entier risque de gambader sur les routes… Possédez-vous des panneaux amovibles ?
— Oui, dans la grange. Je vais vous montrer…
La main d’Harlan se posa sur son bras.
— Non. Dites-moi où ils sont. Je les trouverai.
Il faisait encore jour, et pourtant Rose eut subitement le sentiment d’être dans une chambre obscure. Elle ne voyait que lui, ne sentait que la chaleur de ses doigts sur sa chair.
— Mais…Vous aurez besoin d’aide pour les fixer. Et…
— Je me débrouillerai. Rentrez à la maison et reposez-vous.
Peut-être devrait-elle suivre son conseil plutôt que passer encore une heure ou deux seule avec lui ; elle avait cependant envie de l’accompagner…, et c’était dangereux.
— Je ne m’attends pas à ce que vous fassiez davantage.
Il fronça les sourcils.
— Je sais. Je le fais parce que j’en ai envie.
Elle faillit lui demander pourquoi, mais se ravisa. Peut-être ne voulait-elle pas connaître ses raisons. Et peut-être ne voudrait-il pas les lui confier.
Il la poussa gentiment vers la maison.
— Allez-y. A tout à l’heure.
Elle s’éloigna à pas lents, sachant pertinemment qu’il la suivait des yeux, et se faisant violence pour ne pas lui dédier un dernier regard.
Rose prit une douche rapide, puis, après un instant d’indécision, enfila une jupe longue et un débardeur assorti. Peu lui importait que Kitty et Chloé croient qu’elle devenait coquette à cause d’Harlan. Après tout, elle était une femme. Assez soucieuse de son apparence pour ne pas ressembler tout le temps à un cow-boy…
Kitty avait prévu de faire griller des entrecôtes. Pendant qu’Emily jouait avec les jumeaux, Rose aida sa tante à préparer une salade et un plat de pommes de terres au four.
Si le retour d’Harlan se fit à la nuit tombée, la température avait à peine baissé. A la vue de sa chemise trempée de sueur, Rose culpabilisa de ne pas lui avoir offert son aide avec plus d’insistance.
— Venez, dit-elle. Je vais vous montrer où vous pouvez vous rafraîchir.
Il l’accompagna dans le couloir, s’efforçant de ne pas regarder trop ostensiblement ses lèvres colorées d’un rose léger, ses cheveux bouclés retenus par un ruban écarlate. Un parfum subtil de chèvrefeuille émanait d’elle, et les plis de sa jupe ondulaient au rythme de ses hanches. C’était la première fois qu’il la voyait aussi féminine, et le contraste le troublait grandement.
— Le dîner est presque prêt, annonça-t-elle en poussant la porte de la salle de bains, avant de s’effacer pour le laisser entrer.
— Je ne serai pas long…
Elle referma la porte derrière lui et repartit vers la cuisine. A mi-chemin, elle se ravisa et entra dans la chambre de son père. Harlan apprécierait sans doute de pouvoir se changer… Elle choisit une chemise en coton blanc dans la commode, puis retourna à la salle de bains.
— Harlan ?
La porte s’ouvrit, et elle eut le souffle coupé. Il se tenait debout devant le lavabo, nu jusqu’à la taille. Une eau savonneuse dégoulinait sur son torse. Des poils bruns ombraient sa poitrine… Il semblait si fort, si viril, qu’elle en oublia la raison pour laquelle elle était venue.
— Vous vouliez me dire quelque chose ? s’enquit-t-il en se frottant la nuque.
— Je… Euh… J’ai pensé que vous aimeriez mettre une chemise propre, bredouilla-t-elle, se maudissant d’être restée là, bouche bée, telle une adolescente de quinze ans.
Elle s’approcha juste assez pour déposer la chemise sur le coin du placard. En un éclair, la main d’Harlan se referma sur son poignet. Le cœur battant à tout rompre, Rose leva sur lui un timide regard.
— Merci, Rose, fit-il d’une voix rauque. C’est gentil de votre part.
— Rien ne vous oblige à me tenir le poignet pour me remercier, observa-t-elle d’une voix tremblante.
Un léger sourire retroussa les coins de ses lèvres.
— Hum… Le désir, peut-être ?
— Non ! Harlan… ! s’écria-t-elle, affolée, en regardant autour d’elle. Pour l’amour du ciel, nous sommes dans la salle de bains !
Il tendit le bras et repoussa la porte.
— Ne me dites pas que vous n’avez jamais été seule dans une salle de bains avec un homme, dit Harlan d’une voix amusée.
— Je vis seule !
Les mots avaient jailli de sa bouche comme si ce fait excluait d’emblée tout contact avec un homme. Son innocence le surprit et le toucha en même temps.
— Ce qui signifie ?
— Que je ne suis pas une femme aux mœurs légères !
Il rit doucement tandis que sa main remontait jusqu’à l’épaule nue de Rose.
— Rose, vous êtes délicieuse !
Elle rougit violemment.
— Ne vous moquez pas de moi !
— Je ne me moque pas de vous, dit-il en passant une main dans les cheveux de Rose. Vous… vous êtes très belle, ce soir.
Rose aurait juré qu’ils avaient épuisé tout l’oxygène de la salle de bains.
— Ce matin, je ne l’étais pas ? rétorqua-t-elle.
Il lui caressa la joue en souriant.
— Vous m’avez très bien compris. Vous êtes belle, Rose.
Elle gémit et recula. Accompagnant son mouvement, il glissa les bras autour de sa taille. Chancelante, étourdie, Rose se rattrapa à ses épaules.
— Harlan…Vous avez promis d’être mon ami…
Il l’attira plus près, la pressa contre son torse nu, ses jambes puissantes.
— C’est vrai. Mais je n’ai pas promis de ne plus vous toucher. A quoi bon faire une promesse que je ne pourrais tenir ?
Le cœur de Rose battait si fort ! Harlan l’entendait probablement tambouriner contre sa poitrine…
— Vous savez que je ne veux pas…
Les lèvres d’Harlan étouffèrent la fin de sa phrase. La voix de la raison n’était plus qu’un faible écho dans l’esprit de Rose. Se dérober à son baiser ? Il le fallait. Encore faudrait-il qu’elle ne le désirât pas…
Comme elle le désirait, au contraire !
Les mains d’Harlan encadraient son visage, ses pouces soutenant fermement son menton. Rose enfonça ses doigts dans son cou et entrouvrit les lèvres en frissonnant de plaisir. Le goût de la bouche d’Harlan éveillait ses sens, répandait une onde de chaleur dans tout son corps. Elle n’avait pas peur de sa solidité, de sa force. A la fois ravie et terrifiée, elle savoura ses lèvres, l’invasion intime de sa langue.
— Je crois, soupira-t-il en relevant la tête, que ce n’est… ni le lieu ni le moment…
Comment pouvait-il s’attendre à ce qu’elle sorte, et fasse comme si de rien n’était ? songea-t-elle, abasourdie. Ses genoux se dérobaient sous elle, et elle savait sans avoir besoin de se regarder dans une glace que son visage était écarlate, et ses lèvres gonflées.
— Cela ne t’inquiétait pas, avant ! fit-elle d’une voix qui lui parut étrangement grave.
Souriant, il s’empara d’une serviette et entreprit de se sécher.
— Cela ne m’inquiète pas vraiment à présent.
Appuyée au placard, elle le regarda enfiler la chemise.
— Elle appartenait à ton père ?
— Oui. J’ai pensé qu’elle t’irait…
— Elle me va.
Il finit de boutonner le devant, puis abaissa la fermeture éclair de son jean pour rentrer la chemise à l’intérieur. Rose s’empressa de détourner les yeux, se concentrant sur les carreaux rose et blanc.
— Voilà. Je suis prêt. Allons-y.
Comme Rose ouvrait la porte du couloir, Harlan sur les talons, une voix s’éleva derrière eux.
— Oh ! Vous voici ! Kitty m’a envoyé vous chercher. Le dîner est servi.
Rose fit volte-face.
— Nous étions juste…
— Rose me montrait la salle de bains…
Le regard de Chloé alla du visage empourpré de sa sœur au sourire embarrassé d’Harlan.
— Vraiment ? Vous n’avez pas de salle de bains, M. Hamilton ?
Harlan éclata de rire.
— Appelez-moi Harlan. Si, j’ai une salle de bains, mais euh… J’envisage de faire quelques changements…
Chloé sourit, ne croyant visiblement pas un mot de son histoire.
— Eh bien, j’espère que ce que Rose vous a montré vous a plu…
Le sourire d’Harlan se fit plus large encore.
— Oh ! Croyez-moi, elle m’a aidé à prendre une décision. Je sais exactement ce que je veux à présent.
La clôture endommagée et la recherche du taureau furent les principaux sujets de conversation à table. Au prix d’efforts considérables, Rose parvint à participer, de temps à autres, à la discussion. Elle mangea même une quantité raisonnable de steak et de pommes de terre, bien qu’elle fût la proie d’un véritable tumulte d’émotions.
Elle avait décidément peine à croire qu’Harlan puisse la trouver attirante physiquement. Les rares hommes qu’elle avait essayé de fréquenter après Peter l’avaient jugée trop froide et trop mesurée. Et elle n’en avait guère éprouvé de regret. Elle avait détesté leurs sous-entendus, leurs efforts maladroits pour la convaincre de coucher avec eux. Pourquoi Harlan était-il différent ? Que voyait-il en elle de si particulier ? Et pourquoi se sentait-elle fondre dès qu’il la regardait ?
En l’honneur de leurs invités, Kitty servit le café et le dessert sur la terrasse. L’air du désert avait fini par se rafraîchir ; une agréable et légère brise nocturne soufflait par intermittences.
Pendant que tout le monde mangeait et bavardait, Rose s’assit un peu à l’écart dans un fauteuil de jardin et tenta de maîtriser son agitation. Tant d’événements s’étaient produits au cours de ces derniers mois et de ces dernières semaines qu’elle avait la sensation d’être prise au piège d’un tourbillon frénétique…
— Rose. Je voudrais te parler. Pouvons-nous gagner un endroit plus calme ?
Rose sursauta et vit que seuls Harlan et elle étaient encore sur la terrasse, les autres s’étant repliés à l’intérieur de la maison. Comment avait-elle pu ne rien remarquer ?
— Plus calme ? dit-elle d’une voix un peu trop aiguë. Nous sommes seuls…
— Oui, mais… Je ne veux pas que quelqu’un vienne interrompre ce que j’ai à dire.
Elle se leva et essuya ses paumes soudain moites contre sa jupe.
— Tu es sûr que tu veux… seulement parler ?
Sa question suscita le sourire d’Harlan.
— Oui. Seulement parler.
Devait-elle le croire ? A en juger par la lueur qui brillait dans ses yeux… Bah ! elle n’allait tout de même pas le fuir comme une petite fille !
— Il y a un banc là-bas, sous les pins, indiqua-t-elle.
— Bien. Je te suis…
Le clair de lune leur permettait de marcher sans courir le risque de déranger un crotale. Harlan avançait auprès de Rose, sa main effleurant le creux de son dos. Il ne portait plus de chapeau ; ses boucles brunes lui couvraient le front et la nuque. Irrésistible, avait dit Chloé. La description lui allait comme un gant, pensa la jeune femme…
Ils atteignirent le banc. Le cœur battant à tout rompre, elle prit place à côté de lui. Aussitôt, Harlan saisit sa main. Rose la lui abandonna…
— Je pense que tu as remarqué l’affection que te porte Emily, commença-t-il d’une voix incertaine.
— Oui. Je l’aime beaucoup, moi aussi, répondit Rose perplexe. Mais tu n’avais pas besoin de t’éloigner des autres pour me dire cela ?
— Donne-moi du temps, Rose. J’essaie de procéder par étapes !
— Je t’en prie, Harlan… n’y va pas par quatre chemins. Après tout ce que j’ai vécu récemment, je crois que tu peux te dispenser de prendre des gants.
— Je ne veux pas être brutal.
Elle retint son souffle.
— As-tu changé d’avis au sujet de l’argent que mon père t’a emprunté ? C’est cela, n’est-ce pas ? Tu penses que nous devrions vendre et te rembourser !
— Rose, je t’ai dit ce matin qu’il ne s’agissait pas d’argent. J’ai… j’ai réfléchi et je crois que toi et moi pouvons trouver un moyen de nous aider mutuellement.
Leurs yeux se rencontrèrent dans le clair de lune argenté.
— Comment ?
Il prit une profonde inspiration.
— Nous pouvons nous marier.
Le cœur de Rose cessa de battre. Paralysée par le choc, elle mit un instant à réagir.
— Tu… tu ne parles pas sérieusement !
— Si. On ne peut plus sérieusement.
Elle le dévisagea avec stupeur, complètement décontenancée.
— Mais tu n’éprouves rien pour moi. Tu me connais à peine !
Harlan fit une petite moue.
— Les gens ne se marient pas seulement par amour, Rose.
Gravement humiliée, elle sentit ses joues se colorer.
— Je ne parlais pas d’amour ! Mais quand deux personnes se marient, elles doivent au moins se connaître et avoir de l’affection l’une pour l’autre !
— Nous nous connaissons.
— Non ! Non, protesta-t-elle d’un rire incrédule. Tu ne me connais pas, Harlan. Sinon, tu ne me demanderais pas de t’épouser !
— Je sais tout ce que j’ai besoin de savoir. Emily t’adore. Elle serait ravie que tu sois sa belle-mère. Et moi aussi.
S’imaginait-il que cela devait lui suffire ? Elle brûlait d’indignation.
— C’est donc cela, Harlan ? Tu cherches une mère pour Emily ? Tu m’as dit le jour, la première fois que nous nous sommes vus, que tu étais déterminé à ne jamais te remarier ! Et maintenant, tu voudrais que je sois ta femme ? Je suis désolée, tout cela ne tient pas debout !
— Oublie que j’ai dit cela.
— Pourquoi le devrais-je ?
— Parce… parce que les choses ont changé.
— Que veux-tu dire ?
— Rose, j’admets que c’est un peu précipité. Mais… nous pourrions être heureux ensemble, j’en suis sûr.
— Qu’en sais-tu ?
— Emily a besoin d’une mère, le Flying H d’une femme, et toi d’un homme pour t’aider au ranch. C’est aussi simple que cela.
Elle crut que son cœur se brisait. Sa proposition toute pratique détruisait les quelques vestiges de fierté féminine que Peter lui avait laissée. Elle était une femme qu’aucun homme n’aimerait jamais vraiment. Il n’aurait pu s’exprimer plus nettement.
— Je vois… Tu cherches réellement une mère pour Emily.
Son visage était devenu de marbre, et Harlan comprit qu’il l’avait offensée.
— Rose, je t’en prie… Ne va pas croire que je suis une brute sans cœur. Mais… je ne vais pas te faire l’insulte de prétendre être tombé fou amoureux de toi aussi subitement. Nous savons tous les deux que ce serait aussi ridicule que si tu m’affirmais avoir eu le coup de foudre pour moi !

Et si elle était vraiment tombée amoureuse de lui ? C’était peut-être là l’explication de l’intensité de son chagrin et de son désarroi… Elle ne pourrait pas supporter d’être maltraitée par un autre homme. Pas à présent. Pas après tout le reste…
— Je présume que je devrais te remercier d’avoir été aussi franc avec moi.
Elle paraissait fâchée contre lui. S’il voulait la convaincre d’accepter son offre, il devait faire appel à sa raison. Rose était une femme raisonnable.
— Je comprends que cette demande n’est pas exactement romantique, mais…
Elle l’arrêta d’un regard.
— Tu sais, on m’a déjà demandée en mariage, une fois.
L’amertume qu’il lut sur ses traits le désarçonna.
— Je ne voulais pas suggérer le contraire… Ecoute-moi, Rose. J’ignore ce qui s’est passé, toutefois…
— Cela ne mérite pas qu’on en parle, coupa-t-elle sèchement.
C’était donc cela ! Si Rose n’aimait pas les hommes, ce n’était pas à cause de son père, mais d’un autre. Quelqu’un en qui elle avait eu confiance et qui l’avait trahie… Il ne tenterait pas de l’interroger afin d’en apprendre plus long sur son passé. Il n’était pas même certain de le vouloir. L’idée qu’un homme ait pu lui faire du mal le révoltait.
Il s’empara des mains de Rose et les pressa entre les siennes.
— Rose. Tu m’as dit que l’amour ne t’intéressait pas. Et après la mort de ma femme, je… je ne veux aimer personne d’autre de la même façon. Je ne savais pas si je voulais vivre ou mourir. S’il n’y avait pas eu Emily…
— Alors, pourquoi te remarier ?
Un sourire plein de tendresse éclaira le visage d’Harlan. Si ce sourire exprimait l’amour, se dit-elle, les larmes aux yeux, elle aurait été heureuse de se donner à lui. Hélas, ce n’était pas le cas. Il ne feignait pas même de la persuader qu’il l’aimait.
— Un mariage entre nous serait différent. Nous serions des amis. Et Emily aurait de nouveau une famille. Qu’en dis-tu, Rose ? Veux-tu m’épouser ?

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 19-11-09 07:16 PM

chapitre 8

Harlan voulait qu’elle soit sa femme ! Qu’allait-elle faire ? Que voulait-elle faire ?
Retirant ses mains, elle se leva et alla s’adosser à un pin tout proche, sans se soucier de la résine qui coulait le long du tronc.
— Rose ?
Elle l’entendit s’approcher, et inspira plusieurs fois de grandes goulées d’air. Lorsque les doigts d’Harlan se posèrent sur sa nuque, elle sentit ses forces l’abandonner.
— Je sais que tout cela est très soudain, murmura-t-il. Mais je t’en prie, ne refuse pas.
Elle déglutit péniblement.
— Et quelle sorte de mariage aurions-nous exactement ?
— Que veux-tu dire ?
Elle le regarda par-dessus son épaule. Il était si beau, si fort… Fait pour l’amour. Elle n’était pas la femme qu’il lui fallait. Harlan avait besoin d’une compagne et d’une amie, mais aussi d’une amante. S’il ne s’en rendait pas compte, elle ne pouvait l’ignorer…
— Je…
Gênée, elle s’interrompit brusquement, puis se tourna afin de lui faire face.
— Tu t’attends à ce que nous ayons aussi des relations sexuelles ?
Le baiser échangé dans la salle de bains l’avait sans doute persuadée qu’il le désirait, se dit Harlan. Et l’idée n’était pas sans le tenter. Il était certain que faire l’amour avec Rose serait une expérience délicieuse…, et qu’elle s’enfuirait comme une biche aux abois s’il insistait là-dessus.
— Rose, je ne peux pas prétendre que je ne te trouve pas attirante. N’importe quel homme sain de corps éprouverait la même chose que moi ! Mais je sais que tu n’es pas prête à franchir ce pas avec moi. Et peut-être ne le seras-tu jamais.
Elle le dévisagea, incrédule.
— Tu pourrais accepter cela ?
Il lui releva tendrement le menton.
— Il y a sept ans que je couche seul, Rose. Je peux continuer. Peut-être qu’après quelque temps, tu verras les choses sous un jour différent…
— Où vivrions-nous ? J’ai tant de travail ici.
— J’aimerais que nous vivions chez moi. Pour ce qui est de ton travail, ce n’est pas un problème : ne faisons-nous pas déjà l’aller-retour tous les jours ? Et j’ai l’intention de prendre en charge une bonne partie de tes tâches…
Qu’en diraient ses sœurs ? Seraient-elles soulagées qu’elle ait enfin trouvé un homme, ou qu’un homme veuille d’elle ? Ou penseraient-elles que le stress auquel elle était soumise avait eu raison de son bon sens ?
Elle se détourna.
— Je ne sais pas, Harlan. C’est si inattendu…
L’angoisse le saisit à l’idée qu’elle allait refuser. Sans qu’il sût pourquoi, c’était comme si toute sa vie dépendait de la décision de Rose. Il l’entoura doucement de ses bras.


— Si cela peut t’aider à prendre un parti, une fois que nous serons mariés, je renoncerai au remboursement du prêt que j’ai fait à ton père…
Abasourdie, elle fit volte-face, et il leva les mains en signe d’excuse.
— Rosie, je n’essaie pas de t’acheter, calme-toi…
Elle referma la bouche et croisa les bras. Elle aurait voulu être furieuse contre lui… Las, il l’avait appelée Rosie, et elle s’était sentie fondre. Personne ne l’avait jamais appelée ainsi. Son entourage l’estimait probablement trop sévère, trop froide pour un surnom aussi gai.
— Harlan, c’est l’impression que tu donnes. Et, franchement, il me semble que c’est toi qui es le perdant dans l’affaire.
Il sourit.
— Laisse-moi en être le juge. Et puis, ne serait-il pas stupide d’être le débiteur de sa propre femme ?
L’argument était raisonnable, dut-elle admettre in petto.
— Et j’aurais tout intérêt à laisser cet argent investi dans le Bar M, ne crois-tu pas ? poursuivit-il.
— Tu veux dire que si le ranch est prospère, tu le seras aussi ?
Il acquiesça dans un large sourire.
— Maintenant que nous avons réfléchi aux questions pratiques, vas-tu accepter ?
Elle n’avait pas même commencé à réfléchir ! faillit-elle s’écrier.
— Je… J’ai besoin de temps, Harlan. Je ne peux pas te donner une réponse ce soir.
— Quand ?
Combien de temps lui faudrait-il ? Une journée ? Une semaine ? Une année ? Peut-être en son for intérieur connaissait-elle déjà la réponse…
— Demain soir. Quand je ramènerai Emily. J’espère que tu ne lui as parlé de rien ?
— Non. Et je ne dirai rien tant que je ne serais pas fixé.
— Très bien… Rentrons, veux-tu ?
Harlan glissa son bras autour de la taille de Rose, et ils reprirent le chemin de la maison.
Le lendemain après-midi, après plusieurs heures passées à inspecter les prairies, Rose et Emily revinrent au ranch pour y trouver Justine, Chloé et Kitty assises sur la terrasse. Charlie et les jumeaux jouaient paisiblement à l’ombre, près du tas de sable.
Justine tendit la main à la jeune fille.
— Tu dois être la fille de M. Hamilton, Emily. J’ai déjà entendu chanter tes louanges.
Souriant timidement, Emily s’avança et serra la main de Justine.
— Je suis heureuse de faire votre connaissance, madame.
Justine éclata de rire.
— Appelle-moi Justine, je t’en prie ! Je ne suis pas si vieille !
Rose contempla les enfants avec affection.
— On dirait que Charlie s’occupe bien des jumeaux !
Kitty s’empressa de remplir deux verres de limonade bien fraîche pour les nouvelles venues.


— Justine apporte des nouvelles ! s’exclama Chloé, qui souriait aux anges.
— De bonnes nouvelles ? J’ai du mal à le croire ! lança Rose avec une moue dubitative.
— Roy et moi les trouvons bonnes, en tout cas, gloussa Justine.
— Roy a arrêté Belinda Waller à Albuquerque ?
Chloé leva les yeux au ciel.
— Et tu crois vraiment que cela me ferait sourire ?
Rose, épuisée par la longue chevauchée du retour, étendit les jambes. Elle avait passé une nuit blanche, les yeux grands ouverts, à ruminer la proposition d’Harlan — sans parvenir à prendre une décision.
— Certes… Roy aurait-il découvert l’identité de l’idiot qui a coupé la clôture ?
Justine secoua la tête.
— Il y travaille, Rose. Pour l’instant, il ne dispose que de maigres indices. Quelques traces de pas et peut-être des empreintes digitales sur le poteau en métal. Et il y a peu de chances pour que l’individu soit déjà fiché…
Les épaules de Rose s’affaissèrent. Emily s’approcha.
— Papa et moi avons un mauvais pressentiment à propos de cette clôture, dit-elle. Nous craignons que celui qui l’a fait ne tente un autre mauvais coup.
Justine hocha la tête.
— Roy est aussi de cet avis.
Le petit groupe redevint silencieux. Puis Chloé se leva et se resservit de la limonade glacée.
— Pour l’heure, n’y pensons pas. Dis-leur, Justine !
Radieuse, celle-ci regarda Rose.
— Roy et moi allons avoir un autre bébé.
— Ouah ! s’écria Emily. Il va y avoir des bébés partout !
Tout le monde éclata de rire, et Rose se jeta au cou de sa sœur.
— Félicitations, Justine ! C’est merveilleux.
— Merci. Je sais que cela paraît un peu fou de vouloir un enfant alors que tout va si mal, mais Roy et moi avons perdu tellement de temps ! Charlie a déjà cinq ans…
— Et il meurt d’envie d’avoir un petit frère ou une petite sœur, acheva Rose en souriant. Le bébé est prévu pour quand ?
— Fin mars.
— Et je présume que Roy est ravi ?
— Oui. Et il voudrait déjà que j’arrête de travailler ! J’attendrai pour cela le huitième mois. Un peu d’exercice me fera du bien…
Elles continuèrent à bavarder ainsi gaiement. Au bout d’un moment, Rose remarqua qu’Emily les avait quittées et s’était assise sur le sable, non loin de Charlie et des jumeaux. L’expression empreinte de tristesse de son regard émut la jeune femme, qui se dirigea vers elle.


— Emily, quelque chose ne va pas ?
Les yeux fermement rivés sur les enfants, l’adolescente fit non de la tête.
— Tout va bien.
— Ai-je dit quelque chose qui t’a blessée ? Si c’est le cas, je le regrette.
— Oh, non ! Je ne suis pas fâchée. J’ai juste eu envie de regarder les enfants jouer…
D’ordinaire, elle aurait joué avec eux au lieu de rester à l’écart, se dit Rose.
— Es-tu sûre que tu vas bien ?
L’adolescente baissa les yeux.
— Oui…
— As-tu été peinée d’apprendre que ma sœur va avoir un bébé ? hasarda Rose.
Levant la tête, Emily acquiesça, l’air coupable.
— Réaction idiote, n’est-ce pas ? C’est fantastique pour vous tous…
— Tu voudrais être à la place de Charlie, n’est-ce pas ? s’enquit Rose en caressant les cheveux blonds d’Emily.
— Vous devez penser que je suis terriblement égoïste, marmonna la jeune fille en se frottant les yeux.
— Non, repartit Rose, la gorge serrée. Pas du tout.
Elle ne pouvait confier à Emily qu’elle aussi avait eu des pensées égoïstes à l’annonce de la grossesse de Justine. Bien sûr, elle était heureuse pour sa sœur, très heureuse. Mais un peu jalouse également…
Harlan ne lui avait-il pas offert une chance d’avoir, elle aussi, un mari et un enfant à aimer ? lui souffla une petite voix au fond d’elle. Il voulait qu’elle devienne sa femme. Qu’elle soit la mère d’Emily.
Certes, il n’était pas question de passion, ni même d’un bébé à elle ; toutefois elle aurait une famille, sa famille. C’était plus qu’elle n’avait jamais osé espérer… Saurait-elle s’en *******er ?
— Je suis navrée d’avoir été si morose, fit Emily en se redressant. Je vais aller féliciter votre sœur.
Rose lui pressa le bras.
— Emily, tu es une fille adorable. Et j’aimerais que tu considères cette famille comme la tienne…
— Merci, Rose. Vous et moi, on forme une bonne équipe, pas vrai ?
— Oui. Une équipe du tonnerre !
Le marteau ripa, écrasant l’index d’Harlan contre le clou. Surpris par la douleur cuisante, il laissa échapper un juron. S’il avait été capable de se concentrer, il n’aurait jamais fait preuve d’une telle maladresse !
Car il ne pouvait chasser Rose de ses pensées.
Dans quelques minutes, elle ramènerait Emily et lui donnerait sa réponse. Si quelqu’un lui avait dit, une semaine plus tôt, qu’il allait demander une femme en mariage, il lui aurait ri au nez. Si on avait ajouté qu’il voudrait désespérément que cette femme y consente, il aurait accusé son interlocuteur d’être fou.


Et peut-être avait-il été trop impulsif, s’avoua-t-il. Il y avait sept ans qu’Emily et lui étaient seuls. Au début, il avait eu du mal à faire face à la perte de Karen, à son chagrin. Ensuite, la responsabilité d’élever seul une jeune enfant avait pesé lourdement sur ses épaules. Dieu sait comment, ils avaient survécu, et évolué ensemble… Pourquoi introduire Rose dans leur foyer ?
Parce qu’Emily grandissait, devenait une jeune femme. Elle avait besoin d’une présence féminine pour la guider, la conseiller. Et parce que la vie au ranch serait plus agréable avec Rose. Rien de plus.
Quelques minutes plus tard, Harlan entendit un bruit de moteur. Il sortit de la grange ; Rose se garait sous l’ombre d’un pin malingre. Emily sauta hors de la camionnette et se rua vers la maison ; Rose, elle, descendit sans se hâter puis mit une main en visière, scrutant dans sa direction.
Il lui fit signe. Elle agita la main en retour et s’avança vers lui. Lorsqu’elle atteignit la grange, le cœur d’Harlan tambourinait dans sa poitrine, et ses paumes étaient moites. Il ne se rappelait pas avoir été aussi tendu de toute sa vie.
— Bonsoir.
Elle lui sourit timidement, nerveusement.
— J’ai dit à Emily que j’avais à te parler…
— Tout s’est bien passé aujourd’hui ?
— Oui. Roy a examiné les lieux… Selon lui, les chances sont faibles d’appréhender le coupable.
La nouvelle ne le surprit pas. En l’absence d’un témoin, les indices étaient trop minces pour aboutir à grand-chose.
— L’essentiel est que rien d’autre ne soit arrivé…
Elle s’était douchée et changée. Les fines bretelles de sa robe bain de soleil jaune pâle exposaient ses frêles épaules, où perlaient quelques gouttes de sueur.
— Ma sœur Justine avait une nouvelle à nous annoncer.
— Entrons là. Il fait plus frais.
Ils pénétrèrent sous le hangar, et Harlan indiqua du doigt plusieurs bottes de foin empilées près de la sellerie. Rose s’assit sur l’une d’elles et attendit qu’il la rejoigne.
— Quelle sorte de nouvelle ? A propos de la maîtresse de ton père ?
Le mot fit frissonner Rose.
— Non. Personnelle. Roy et elle vont avoir un autre bébé.
— Oh ! fit-il en s’asseyant tout près d’elle. Je suppose que tout le monde était enchanté ?
— En effet. Cela dit… Emily en a été un peu triste aussi.
— Triste ? répéta Harlan, perplexe. Je ne comprends pas. Emily adore les enfants. Tu l’as vue avec les jumeaux… Et puis, elle connaît à peine ta sœur.
Rose soupira.
— Cela n’a rien à voir avec Justine. Emily était triste parce qu’elle pense qu’elle n’aura jamais de frères et sœurs. Et c’est son vœu le plus cher.
Il la considéra bouche bée.


— Tu plaisantes ?
Rose fronça les sourcils.
— Absolument pas.
Harlan demeura muet, les yeux dans le vague. Bientôt, Rose rompit le silence.
— Tu ne le savais pas ?
Il se tourna vers elle, les traits altérés par l’émotion.
— Non.
— T’a-t-elle dit combien elle désire une mère ?
— Non… Apparemment, elle te l’a révélé, fit-il, amer.
Peut-être aurait-elle dû se taire, songea Rose. Qu’Emily se soit livrée à elle plutôt qu’à lui le meurtrissait. Néanmoins, le bien-être de l’adolescente était la raison pour laquelle il souhaitait l’épouser. Comment aurait-elle pu lui cacher ce qu’elle avait appris ?
— Elle ne croit pas que t’en parler puisse changer quoi que ce soit, expliqua-t-elle.
Harlan grimaça.
— J’ai quand même senti qu’elle avait besoin d’une mère. Cela compte, non ?
— Bien sûr… Tu es un bon père, Harlan. Je ne te raconte pas tout cela pour t’humilier.
— Alors pourquoi me le dis-tu ?
L’estomac noué, Rose hésita.
— Parce que… tu voulais savoir si j’accepterais de t’épouser. Et je pensais m’être déterminée…
Les yeux d’Harlan étaient plongés dans les siens, lui intimant de poursuivre.
— Mais, à présent…
Gravement, il s’approcha d’elle.
— Es-tu en train de me dire que tu avais décidé de m’épouser, et qu’à présent tu as des doutes ?
Hochant la tête, elle détourna son regard. Il lui prit le menton et la contraignit à lui faire face.
— Pourquoi ? Dis-le moi, Rose. Nous ne pourrons rien résoudre si tu ne me parles pas.
Comment pouvaient-ils résoudre quoi que ce soit ? se dit-elle avec désespoir. Il désirait un mariage de raison. Et elle brûlait d’être aimée…
— N’est-ce pas évident ? Emily veut une vraie famille. Pas le genre de mariage que tu as en tête.
— Emily a besoin d’une mère plus qu’elle n’a besoin d’un frère ou d’une sœur. D’ailleurs, tu es jeune, Rose. Dans quelque temps, tu auras peut-être envie d’avoir un bébé…
Un bébé avec lui ! L’idée la fit trembler. Même si elle réussissait à puiser le courage de faire l’amour avec lui, elle savait qu’il serait déçu. Peut-être même dégoûté. Jamais elle ne pourrait survivre à une telle mortification. Pas devant lui. Pas devant Harlan.
— Je…je n’envisagerai jamais de mettre au monde un enfant sans amour. Et nous ne sommes que des amis.
Des amis… Le mot ne semblait pas correspondre aux sentiments qu’il éprouvait pour Rose. Il voulait la protéger, l’aider. La voir heureuse. Avant tout, il voulait vivre avec elle. Ne ressentait-elle donc rien pour lui ?


— Rose… il faut que tu saches que si je ne peux pas t’épouser, je n’épouserai personne d’autre.
— Je ne sais pas, Harlan. Aujourd’hui, quand j’ai vu la détresse d’Emily, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que ce serait une erreur de t’épouser…Tu as besoin d’une femme qui t’aime et que tu pourras vraiment aimer.
— Je t’ai déjà dit que cela ne m’intéressait pas, Rose. Karen est morte depuis sept ans. Je n’ai pas cherché à tomber amoureux. Si tu me rejettes, je ne le ferai pas davantage.
Autrement dit, il n’était prêt à changer pour personne ! Ni pour elle, ni pour une autre. S’il se résignait à l’idée d’un mariage de raison dans l’intérêt d’Emily, il n’irait pas plus loin…
Rose se leva et gagna la porte. S’appuyant à l’encadrement, elle contempla le crépuscule qui enveloppait les collines, à l’horizon.
Des années auparavant, quand elle avait commencé à penser à son avenir, tout lui avait paru si simple. Elle se marierait, aurait des enfants, tout comme ses parents. Ce n’était pas trop exiger de la vie…
Elle s’en souvenait maintenant avec amertume. Ses parents n’avaient jamais formé le couple sincère, aimant qu’elle avait imaginé. Peut-être même était-il naïf de croire que de telles relations existaient.
Elle perçut les pas d’Harlan derrière elle, et ne put réprimer un tressaillement comme il entourait ses épaules de ses bras.
— A quoi penses-tu, Rose ? Je t’ai blessée ?
— Non…
Elle avait été blessée longtemps avant de le rencontrer.
— Mais tu crains que je ne le fasse.
C’était une constatation, pas une question. Comme s’il avait lu dans ses pensées.
— Je ne suis pas méchant, Rose. Je ne pourrais jamais être cruel envers toi.
Lentement, elle se tourna vers lui.
— Je n’ai pas peur de cela…
Le regard d’Harlan s’attarda sur son teint clair, ses yeux limpides, ses lèvres roses et délicates. Des ombres flottaient sur son visage… Pensait-elle à cette autre demande en mariage, des années plus tôt ?
— Tu as peur de quelque chose…
Comment pouvait-elle lui avouer qu’elle était terrifiée à l’idée qu’elle tomberait amoureuse de lui ? Ou qu’elle l’était déjà…
— Un mariage est si important…
Il sourit.
— Nous franchirons le pas ensemble.
Son expression pleine de tendresse et la douceur de sa voix eurent raison des réticences de Rose. Elle ne pouvait résister à son charme. La perspective de passer le reste de ses jours avec lui la tentait davantage encore qu’elle ne l’effrayait…
— Eh bien… ma réponse est oui. J’accepte de devenir ta femme, Harlan.
Une joie intense envahit ce dernier. Il s’empara de sa main et la porta à ses lèvres.
— Tu me rends très heureux, Rose.


Serait-il aussi heureux dans quelques jours ? Dans quelques semaines ? Il était trop tard pour revenir en arrière ; elle avait promis d’être sa femme. Et elle tenait toujours ses promesses — quoi qu’il lui en coûte.
— Tu vas faire quoi ?!
Passant une main lasse dans ses cheveux ébouriffés, Rose soutint le regard choqué de Chloé. Sa réaction n’était guère étonnante… Toute sa famille avait fini par se persuader qu’elle resterait célibataire toute sa vie. Au lieu de quoi, elle épousait un des hommes les plus séduisants du comté. Elle avait encore du mal à y croire elle-même…
— Tu m’as entendu, Chloé. Je vais épouser Harlan. Vendredi, en fait.
Kitty faillit s’étouffer avec son petit déjeuner.
— Vendredi ! Rose, tu as perdu la tête ! Tu connais à peine cet homme !
— Que t’a-t-il fait ? s’enquit Chloé en jetant sa fourchette sur la table.
Rose sentit la chaleur lui monter aux joues.
— Que veux-tu dire ? Il ne m’a rien fait !
— Si, il t’a fait quelque chose. Tu n’es plus capable de réfléchir clairement !
Dieu merci, Harlan et elle avaient arrêté qu’il serait préférable de raconter à leur famille respective qu’ils se mariaient par amour. Il aurait été humiliant d’avoir à admettre devant ses sœurs qu’il ne voulait en convolant que donner une mère à Emily.
— Je sais ce que je fais, Chloé, dit-elle sèchement, avant de prendre une bouchée de crêpe.
— Vraiment, ironisa celle-ci. Moi qui croyais que tu détestais les hommes !
— Tout le monde a le droit de changer d’avis, argua Rose. En outre, je n’ai jamais détesté les hommes, comme tu dis. Je me suis tenue à distance, c’est tout. Jusqu’à maintenant.
Chloé échangea un regard découragé avec Kitty. Le visage soucieux, celle-ci se tourna vers Rose.
— Ma chérie, cela ne te ressemble pas de te montrer si impulsive. Dis-moi, ce mariage n’aurait rien à voir avec l’argent que nous devons à Harlan ?
Rose céda à la frustration qui montait en elle.
— Vous pourriez me féliciter, me souhaiter d’être heureuse, mais non ! Ne pouvez-vous pas accepter qu’un homme veuille de moi ? Pourquoi faut-il que ce soit une froide affaire de calcul ? explosa-t-elle avant d’éclater en sanglots et de se ruer hors de la pièce.
Peu après, Chloé frappa à la porte entrebaîllée de Rose.
— Je peux entrer ?
— Si tu veux. C’est déjà à moitié fait, de toute façon, maugréa-t-elle en continuant à ranger des vêtements sans la regarder.
— Je suis désolée que tante Kitty et moi n’ayons pas été plus enthousiastes…


Rose fit volte-face.
— Je ne vous demande pas de faire semblant !
— Rose, qu’y a-t-il ? Tu ne te mets jamais en colère comme cela !
— Ce n’est pas tous les jours qu’on annonce son mariage à sa famille. Cela m’aurait fait plaisir qu’on me témoigne un peu d’affection et de soutien !
— Oh ! Rose, gémit Chloé, tu sais que nous t’aimons. C’est pourquoi nous voulons être sûres que tu ne fais pas une erreur. Reconnais que tout ceci est plutôt précipité… Et tu n’as jamais laissé entendre qu’il y avait quelque chose entre vous… Evidemment, je sais qu’il n’étudiait pas la salle de bains l’autre jour — mais j’ignorais que vous parliez mariage !
— Tout est arrivé très vite, fit Rose, les yeux baissés, s’évertuant à maîtriser son émotion. Et je conçois que cela puisse paraître étrange. Mais Harlan… Harlan tient à moi. Il va même annuler les remboursements de l’emprunt qu’il a fait à notre père.
Chloé retint une exclamation, puis secoua lentement la tête.
— Rose, je ne sais pas quoi dire ! Tu ne l’épouses pas pour l’argent, n’est-ce pas ? Pour sauver le ranch ? Je ne te laisserai pas te sacrifier !
— C’est vrai que je ferais presque n’importe quoi pour sauver le ranch. Mais je ne pourrais jamais utiliser quelqu’un de cette manière. Et encore moins Harlan.
Le tremblement de sa voix attira Chloé à ses côtés.
— On dirait que tu es vraiment amoureuse de lui…
— Je l’aime, Chloé, répondit Rose d’une voix brisée. Après Peter, je ne pensais pas que cela soit possible…
Les yeux embués, elle s’efforça de sourire à sa sœur.
— … mais Harlan est différent.
— Si tu l’aimes, c’est tout ce qui importe ! s’exclama Chloé, soulagée. Alors, que vas-tu porter ? Le mariage aura-t-il lieu à l’église ? Et ton bouquet ? Et le gâteau ?
Rose ne put se garder de rire.
— Je n’en sais rien ! Tu vas trop vite ! Et j’ai du travail à faire ce matin, dit-elle en saisissant son jean.
Chloé le lui retira des mains et l’abandonna sur le lit.
— Laisse tomber le travail pour le moment. Allons voir tante Kitty. Nous avons des noces à organiser !

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 19-11-09 07:20 PM

chapitre 9


Le vendredi suivant, Harlan et Rose furent mariés dans la petite église où cette dernière avait été autrefois baptisée. Chloé et Emily étaient ses demoiselles d’honneur, et Justine son témoin ; celui d’Harlan, un de ses amis d’enfance, avait fait pour l’occasion le voyage en avion du Texas.
Rose, que Roy conduisit à l’autel, portait une robe de princesse couleur ivoire qui lui arrivait aux chevilles. Des barrettes incrustées de perles retenaient son chignon, et les courbes exquises de son visage étaient mises en valeur par un collier de perles et des pendants d’oreille assortis.
L’église était pleine à craquer, et, à présent que la cérémonie et la brève réception étaient terminées, Rose avait du mal à se souvenir de tous les amis et connaissances venus lui présenter leurs félicitations. Elle contemplait, sur ses genoux, le traditionnel bouquet de roses, comme Harlan roulait vers Ruidoso…
— Ce n’était pas la peine de partir en week-end, dit-elle. Ce n’est pas comme si nous étions de romantiques jeunes mariés en lune de miel…
Il lui adressa un sourire moqueur.
— C’est drôle, moi, j’ai l’impression d’être un jeune marié.
Elle rougit légèrement.
— Tu sais ce que je veux dire.
Il soupira. Elle était si belle, si élégante — si différente de la jeune femme qui menait son bétail dans la chaleur et la poussière du Bar M…
— Rose, t’ai-je dit que tu étais très jolie aujourd’hui ?
Il ne l’avait pas fait, mais il l’avait embrassée assez souvent au cours de l’après-midi pour compenser… Ces démonstrations d’affection avaient-elles été vraiment sincères ou bien destinées à la famille ? Quoi qu’il en soit, Rose ne devait pas perdre de vue qu’il ne l’aimait pas. S’il la regardait tendrement, c’était pure gentillesse.
— Merci, Harlan. Tu es très beau aussi, répondit-elle en souriant.
A la vérité, il était irrésistible ainsi, rasé de près, les cheveux coupés plus courts, en costume sombre et cravate.
— J’espère que pendant ces deux jours tu pourras oublier ton ranch et le mien, ajouta-t-il après une pause. Tu ne considères peut-être pas ce week-end comme une lune de miel, mais il l’est. Tout au moins, une lune de miel loin de ton travail. Tu dois te détendre et t’amuser.
Se défendre ? La belle affaire ! Le simple fait d’être assise auprès de lui éveillait en elle un désir intense, affolant. Rose eut soudain peur de perdre le contrôle d’elle-même, de s’entendre le supplier de lui faire l’amour. Ce serait la fin de leur mariage. Au bout d’une seule journée !
— Je… je vais essayer.
— On croirait que je t’emmène aux galères !
— C’est seulement que…je suis plus à l’aise…
— … avec Pie qu’avec moi ! acheva-t-il à sa place.
Elle ouvrit la bouche pour protester, puis aperçut la lueur taquine de son regard. Il plaisantait… Elle respira plus librement et lui sourit.


— Harlan, je connais Pie depuis beaucoup plus longtemps que toi. Et il me laisse toujours le mener par le bout du nez !
— Eh bien, pour les deux jours à venir, je te promets de me plier à tous tes désirs, Rose…
Son mari dormait. Mais Rose ne parvenait pas à trouver le sommeil.
Harlan avait eu la délicatesse de réserver une chambre à deux lits. Après s’être tournée et retournée dans le sien pendant plus d’une heure, elle avait renoncé et était sortie sur le petit balcon privé qui donnait sur la piscine.
La nuit était encore chaude, et, si la piscine était vide, les sons assourdis d’une route lui rappelaient que, tout près de là, des gens mangeaient, dansaient, riaient…
Au cours du dîner, Harlan avait tout fait pour l’attirer sur la piste de danse. En vain. Non pas parce qu’elle ne savait pas danser. Au contraire, Rose dansait bien et avec grâce. Mais… une fois dans ses bras, aurait-elle pu répondre d’elle-même ?
— Que fais-tu ici ?
Au son de sa voix, elle se retourna. Il se tenait sur le seuil, vêtu en tout et pour tout d’un caleçon blanc.
Le cœur de Rose se mit à battre follement tandis que son regard remontait le long de ses jambes, se posait sur son ventre plat, sa large torse, et finalement se rivait à ses yeux bruns.
— Je… je regarde la nuit.
Il s’approcha d’elle… Mon dieu ! Elle était presque nue. Le magnifique négligé de soie vert pâle que Chloé et Justine lui avaient offert comme cadeau de noces était si fin qu’il ne dissimulait presque rien de son anatomie. Pourquoi n’avait-elle pas songé à emporter son pyjama en coton ? Elle croisa les bras sur sa poitrine.
— Tu ne pouvais pas dormir ?
Elle secoua la tête.
— Moi non plus, avoua-t-il.
— Je pensais que tu dormais depuis longtemps.
Le regard d’Harlan frôla ses lèvres, sa gorge dénudée.
— J’ai fait semblant pour ne pas te déranger.
— Il ne fallait pas t’inquiéter pour moi. J’ai souvent du mal à dormir. Les soucis…
Harlan ne put se retenir plus longtemps. Il tendit la main et caressa les cheveux de Rose qui tombaient sur son épaule nue.
— Tu n’as pas de soucis maintenant, j’espère ?
— Je… je pensais à ma famille…, et à Emily.
La main d’Harlan s’attarda sur l’épaule de Rose. Sa peau était tiède et lisse comme un pétale de rose…
— Tu as une fille à présent. Cela te rend heureuse ?
— Très heureuse.
Elle ne mentait pas. Pendant des années, elle s’était résignée à l’idée qu’elle ne serait jamais une épouse, et encore moins une mère. Et voilà qu’elle était les deux. Certes, elle n’était pas une mère dans le sens strict du terme. Mais Emily l’aimait et avait besoin d’elle. Et cela comptait tant pour elle !


— Et moi ? Regrettes-tu de m’avoir épousé ?
Les doigts d’Harlan répandaient vague après vague de chaleur dans le corps de Rose. Elle aurait aimé qu’il s’éloigne et lui laisse le temps de se reprendre, de réfléchir. Et plus encore qu’il la prenne dans ses bras. Qu’il l’embrasse, la couvre de caresses, lui dise qu’il l’aime, qu’il l’aimerait toujours…
— Non. Et toi ?
— Non, murmura-t-il avec une fervente conviction. Je ne le regretterai jamais.
Le cœur de Rose se gonfla d’émotion. Ce n’était pas une déclaration d’amour, mais ses paroles la touchaient profondément.
— Il ne faut jamais dire jamais…
Sa voix n’était plus qu’un chuchotement rauque, et Harlan la devina au bord des larmes. Il l’attira à lui.
— Rose, fit-il avec douceur, pourquoi dis-tu une chose pareille ?
Les seins pressés contre sa poitrine solide, Rose se mit à trembler.
— Je ne suis pas une femme normale…
Il serra Rose plus fort.
— Non. Tu es bien mieux que cela…
Elle gémit et enfouit son visage dans le cou d’Harlan.
— Tu… tu ne sais pas. Oh, Harlan, je t’ai trahi. J’ai été malhonnête…
— De quoi parles-tu ? Tu es incapable de trahir qui que ce soit !
Ses larmes jaillirent tout à coup et se mirent à ruisseler sur ses joues. Horrifiée, elle releva la tête et s’empressa de les essuyer d’un revers de main.
— Je… je suis frigide, Harlan. Je ne peux pas faire l’amour à un homme. J’aurais dû te le dire avant mais… j’avais tellement honte… Je suis vierge.
Son aveu n’étonnait Harlan qu’à demi. N’avait-il pas eu, en l’embrassant, l’intuition de son innocence ? Mais elle se trompait. Elle n’était pas frigide, il en était certain.
— Rose…, il n’y a pas de honte à être vierge.
— Tu ne comprends pas, Harlan. Si tu voulais que je… que nous ayons un enfant, je ne pourrais pas…
Harlan mesura la souffrance qui la déchirait.
— Rose, pourquoi penses-tu être frigide ?
— Je… je le sais, c’est tout.
— Tu n’éprouves rien quand je t’embrasse ?
— Si ! C’est-à-dire… Harlan, ne me pose pas ces questions.
— Pourquoi ?
— Parce que ça ne servira à rien. Si tu veux annuler le mariage, je ne t’en voudrai pas…
La jambe nue d’Harlan vint se glisser entre les siennes, et elle sentit son membre raidi contre ses hanches.


— Je préfère te garder près de moi…
— Harlan…, tu as dit que tu ne voulais pas faire l’amour…
— J’ai dit cela ? Je devais être temporairement fou.
Il promena ses mains dans son dos, jusqu’à ses épaules, provoquant en elle une salve de frissons inédits et troublants.
— Ce ne serait pas une bonne idée de…, de faire l’amour ce soir…
« Ni ce soir, ni jamais », songea-elle, affolée.
— Je crois que c’est une excellente idée, au contraire…
Ses genoux se dérobaient sous elle ; elle se cramponna au cou d’Harlan.
— Nous nous sommes mariés pour des raisons pratiques…
— Tu ne veux pas d’une relation physique entre nous ?
Rose eut l’impression d’être au bord d’un précipice. Devait-elle reculer ou bien sauter dans l’inconnu ?
— Non. C’est-à-dire… Peut-être. Je…, balbutia-t-elle, avant de s’arracher à son étreinte et d’aller s’asseoir à l’extrême bord de son lit.
Elle se couvrit le visage de ses mains. Une nuit de noces n’était pas censée se dérouler ainsi…
— Rose ?
Il avait prononcé son nom avec une infinie tendresse. Elle retira ses mains et le vit debout devant elle. Le désir qu’elle lisait sur ses traits la terrifia.
— Harlan, ce n’est pas que je ne veuille pas… C’est…
Il s’établit près d’elle et lui prit les mains.
— Dis-moi. Que t’a-t-il fait ?
— Il ? Comment sais-tu… ? De… de qui parles-tu ?
— L’homme qui t’a fait mal. Celui qui t’a demandé de l’épouser. Avant.
Rose détourna la tête.
— Je ne veux pas parler de lui. Il n’en vaut pas la peine.
— Si en parler peut t’aider, cela en vaut la peine.
Elle n’avait jamais parlé de Peter à quiconque. Sauf à sa famille. Mais Harlan n’était-il pas sa famille à présent ?
— J’étais… j’étais très jeune. Je l’ai rencontré pendant ma deuxième année à l’université. Il était étudiant en médecine. Et je croyais être amoureuse de lui.
— Tu « croyais » ?
— Je ne savais pas ce qu’était l’amour à l’époque…
— Vous vous êtes fiancés ?
— Oui. Peter est devenu possessif, exigeant. Il voulait… Je n’étais pas prête. Ni physiquement, ni sur le plan émotionnel. Pour moi, nous devions attendre le mariage. Cela doit te paraître ridicule sans doute, mais c’était très important à mes yeux.


— Rose, si cet homme t’avait aimée, il aurait respecté tes valeurs.
— J’ai fini par le comprendre. Comme j’ai fini par comprendre qu’il n’avait aucune intention de m’épouser. Alors je lui ai rendu sa bague et je lui ai dit que tout était fini entre nous.
Son regard s’abaissa sur leurs mains enlacées.
— Il m’a accusée de l’avoir trompé, s’est mis à crier, à m’insulter. Il m’a traitée d’allumeuse. Je n’allais pas m’en tirer aussi facilement…
— Oh, Rose…
— Et puis il a commencé à me frapper… J’ai dû lutter de toutes mes forces pour lui échapper.
— Mon Dieu, Rose ! Il… il t’a violée ? C’est cela ?
— Non, grâce au ciel. Mais j’étais dans un triste état. J’avais deux côtes cassées, les lèvres fendues, le corps couvert de plaies et de contusions…
Harlan était bouleversé. Bien sûr, il savait que des femmes subissaient chaque jour des agressions semblables. Mais Rose, sa Rose ! Elle était si pure, si vulnérable. Comment un homme avait-il pu lever la main sur elle ? Epouvanté, il chassa de son esprit la vision de son corps tuméfié, de ses lèvres ensanglantées.
— Rose. Oh, Rose…Tu as dû tant souffrir…
— Je voulais le tuer, Harlan. Vraiment. Moi qui n’aurais jamais fait de mal à une mouche avant de le connaître ! Plus tard… quand je suis sortie avec d’autres hommes, je me figeais dès qu’ils me touchaient. Jusqu’à maintenant. Jusqu’à toi…
Ce fut comme si elle lui avait décoché une flèche en plein cœur. Après avoir été blessée, maltraitée, abusée de manière ignoble, elle lui avait donné sa confiance !
— Ma femme chérie…, fit-il au creux de son oreille. Pourquoi ne m’as-tu rien dit avant ? Tu n’as pas peur, au moins ? Tu ne penses pas que je sois capable…
Non, il ne lui ferait jamais de mal volontairement, pensa-t-elle. Mais il pouvait lui briser le cœur. Sans même s’en rendre compte.
— Si j’en doutais, je ne serais pas dans tes bras…
Elle avait cessé de trembler. Harlan s’avisa brusquement qu’elle avait posé les mains sur son torse, et que ses lèvres humides, entrouvertes, n’étaient qu’à quelques centimètres des siennes. Il se pencha et effleura sa bouche.
— Nous sommes mari et femme à présent. Nous avons le droit de faire l’amour. Si tu le veux.
A mesure qu’il rendait à son cou, son menton, ses joues, l’hommage d’ardents baisers, Rose sentait ses réticences disparaître.
— Je ne veux pas que tu sois déçu…
Harlan prit alors possession de ses lèvres. Elles avaient un parfum de miel, qu’il savoura avec délices…
Le sang aux tempes, les oreilles bourdonnantes, Rose avait passé les bras autour de son cou. Le baiser d’Harlan l’entraînait dans un tourbillon de plaisir…
Quand il releva enfin la tête, ils étaient tous les deux hors d’haleine.
— Comment pourrais-tu me décevoir ?
Elle lui lança un regard suppliant.


— J’ai peur…
Il plongea son regard dans le sien.
— Tu n’as pas peur de moi. Tu me l’as dit. Et c’est la seule chose qui compte, Rose. Notre désir est la seule chose qui compte.
Il reprit ses lèvres. Avec un gémissement d’abandon, Rose l’enlaça et se colla à lui. Il n’en fallut pas davantage à Harlan pour oublier qu’il avait jamais eu l’intention de ne pas partager le lit de sa nouvelle femme.
Il la désirait plus qu’il n’avait jamais rien désiré. Il était trop tard pour réfléchir. Trop tard pour…
Lentement, ils se laissèrent tomber sur le matelas. Il fit glisser le négligé le long de ses bras… Puis il prit appui sur un coude et la contempla, émerveillé.
— Tu es si belle, Rose.
Il posa une paume sur son ventre plat, traça en remontant un sillon brûlant sur sa peau… Sa main souligna le contour de son mamelon ; Rose, le souffle coupé, ferma les yeux et se mordit la lèvre pour ne pas crier. Jamais elle n’avait soupçonné pouvoir éprouver autant de plaisir. Tout son corps réclamait Harlan, follement, intensément.
Sa bouche enveloppa son mamelon tendu. Rose s’arqua contre lui, le cœur débordant d’amour.
— Je veux faire l’amour avec toi, Harlan… Je n’ai plus peur…
Il lui sourit.
— Je ne te ferai jamais souffrir, Rose. Jamais.
Un baiser fougueux scella cette promesse. Leurs mains, leurs lèvres se cherchèrent frénétiquement… Rose enroula ses jambes autour de celles d’Harlan, l’invitant à la pénétrer. Lorsqu’il entra en elle, ce fut comme un éblouissement — quelque rayon de soleil venu tout droit du paradis.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 19-11-09 07:24 PM

chapitre 10


Rose était amoureuse de lui. Et ce n’était pas sa vanité qui lui jouait des tours. Lorsqu’elle lui souriait, il le voyait sur son visage. Chaque fois qu’elle l’embrassait, il le sentait sur ses lèvres. Et elle l’embrassait de plus en plus souvent.
Depuis leur nuit de noces, deux semaines auparavant, elle s’était transformée, et Harlan était de plus en plus préoccupé. Non pas qu’avoir une femme telle que Rose dans son lit soit pénible, au contraire. Il éprouvait plus de plaisir à lui faire l’amour qu’il n’en avait jamais ressenti. Et c’était précisément le nœud du problème. Chaque fois qu’il faisait l’amour avec Rose, il lui donnait un peu plus de lui-même.
Un jour, il avait lu quelque part que les femmes faisaient l’amour avec leur cœur tandis que, pour les hommes, il s’agissait d’une expérience purement physique. Quelle théorie idiote ! En tout cas, elle n’était certainement pas vraie en ce qui le concernait. Et, s’il n’y prenait pas garde, il allait se retrouver fou amoureux de sa femme…
Harlan était résolu à éviter cela. Jamais il n’avait envisagé d’être si profondément lié à elle. Il ne voulait pas qu’elle prenne tant d’importance dans sa vie. Que se passerait-il s’il la perdait ? S’il se réveillait un matin et devait affronter le fait qu’elle allait mourir, le laissant seul de nouveau ? Il ne survivrait pas. Pas cette fois. Pas sans Rose.
Il leva la tête de la selle qu’il était en train de graisser pour voir celle-ci garer le pick-up à l’ombre du pin. Elle se mettait toujours au même endroit. Tout comme elle venait toujours le retrouver chaque fois qu’elle s’était absentée, ne fût-ce que pour une heure.
Il reboucha la bouteille d’huile de lin, puis déposa la selle dans la sellerie. Cette fois, il n’attendrait pas que Rose vienne le rejoindre.
Quelques minutes plus tard, il entrait dans la cuisine. Entourées de sacs de provisions posés ici et là sur la table et les placards, Rose et Emily s’affairaient à ranger leurs achats.
— Ah ! Salut, papa !
Sa fille s’était épanouie au contact de Rose. Elle ne boudait plus, son appétit avait doublé, et elle prenait enfin un peu de poids. Rares étaient les moments qu’elle passait devant la télévision, et elle se montrait toujours pleine de bonne volonté pour aider Rose.
— Salut, vous deux.
Rose s’empressa de venir à sa rencontre.
— Salut, toi ! dit-elle avec un grand sourire, avant de se hisser sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
Elle sentait bon le lilas, et son baiser parfumé eut raison de la résolution d’Harlan. Il la prit par la taille et la serra contre lui.
— Je vois que vous êtes bien rentrées.
— Et je t’ai acheté quelque chose de spécial.
— Nous sommes allés faire des courses avec les jumeaux, raconta Emily en riant. C’était une expérience, crois-moi ! D’abord, Adam a renversé une pile de rouleaux de papier toilette par terre, et, pour couronner le tout, la couche d’Anna a fui et a taché ma robe ! Ils sont adorables !
Harlan sourit à sa fille.
— Hum ! C’est le privilège des enfants de rester « adorables » tout en vous compissant…
Elle rit de nouveau.
— Tu peux le dire ! Ah ! Ce serait super si Rose et toi aviez des jumeaux !


Si Rose parut amusée, Harlan se figea intérieurement. Jusque-là, Rose et lui avaient fait l’amour sans utiliser de moyen de contraception. Peut-être portait-elle déjà son enfant… Si c’était le cas, il ne pourrait jamais garder ses distances. Où avait-il donc eu la tête ?
— Il serait plus facile de commencer par un seul, plaisanta Rose, avant de lever timidement les yeux vers lui. Qu’en penses-tu, Harlan ?
Il s’efforça d’avoir l’air aussi enthousiaste que sa fille et sa femme.
— Oh ! Je crois que tu as raison.
Se dégageant des bras de Rose, il alla jusqu’à la table et fit mine de jeter un coup d’œil dans les sacs.
— Vous avez acheté un dessert ?
Rose feignit d’être fâchée et lui retira le sac avant qu’il n’entreprenne de le fouiller.
— C’est une surprise ! Vaque à tes occupations, je t’appellerai quand nous aurons tout préparé, ordonna-t-elle en le poussant gentiment vers la porte.
Rose avait préparé un rôti à la cocotte accompagné de pommes de terre nouvelles, de pois à la crème et de salade de chou. Puis elle déposa avec fierté le dessert sur la table. Emily poussa une exclamation ravie à la vue de l’énorme gâteau aux fraises.
— Oh ! Rose, il a l’air délicieux ! Et c’est ton dessert préféré, n’est-ce pas, papa ?
Le regard d’Harlan alla du gâteau à Rose. Son visage exprimait tant d’amour qu’il en fut gêné.
— Oui, c’est mon dessert préféré. Merci, Rose.
Elle mit la main sur son bras.
— Il n’y a pas de quoi. J’espère seulement qu’il sera bon.
A en juger par les plats qu’elle lui avait confectionnés au cours de ces deux dernières semaines, il n’y avait aucun doute à ce sujet. Lorsqu’elle lui servit une part de gâteau, Harlan songea brusquement qu’il n’était pas digne de sa femme. Elle était trop douce, trop aimante pour être mariée à un homme qui avait peur de l’aimer. De l’aimer autant qu’elle le méritait.
— Oh ! Rose, tout ce que tu prépares est si bon ! se récria Emily. Tu sais, papa, Rose va m’apprendre à faire la cuisine. Elle dit que c’est facile, et que je vais apprendre très vite. C’est génial, non ?
Tout l’amour que Rose donnait à Emily ! Et qu’elle lui donnerait à l’avenir… Si rien ne changeait. Si rien ne l’arrachait à eux.
— C’est fantastique, ma chérie.
Plus tard ce soir-là, Harlan retira sa chemise et s’assit sur le lit. Rose prenait une douche. Elle fredonnait. Sa voix était mélodieuse… La voix d’une femme heureuse.
Elle ne tarda pas à sortir de la salle de bains, enveloppée d’une grande serviette blanche.
— Fatigué ?
— Non.
— Tant mieux, dit-elle en lui tendant un peigne. Tu peux démêler mes cheveux pour moi ?
Elle se blottit contre lui, et il passa doucement le peigne dans ses cheveux mouillés. Un subtil parfum de jasmin chatouilla ses narines…


Non, non, non ! Il devait cesser de la désirer ainsi.
— Y a-t-il du nouveau concernant la mère des jumeaux ?
— Apparemment, elle a quitté Albuquerque pour le Sud. J’aurais pensé qu’elle resterait loin d’ici… A moins qu’elle n’ait l’intention de kidnapper les bébés !
— Mmm…C’est peut-être elle qui a coupé la clôture et laissé sortir le taureau…
— Peuh ! Pourquoi Belinda Waller aurait-elle voulu faire une chose pareille ?
— Ecoute, Rose, si cette femme est assez folle pour abandonner deux bébés sur les marches d’une maison, elle est capable de tout. Quant à connaître ses raisons, nous n’en saurons sans doute rien avant que Roy ne l’arrête, observa Harlan, la peignant toujours.
Il n’y avait presque plus de nœuds à présent, mais il aimait accomplir ces gestes, lisser de la main sa chevelure soyeuse… Garder ses distances ? Le cas était désespéré !
— Bientôt, espérons-le, dit Rose. Savoir qu’elle est dans les parages me rend nerveuse.
Elle marqua une pause, puis se tourna vers lui.
— Emily et moi avons remarqué quelque chose d’étrange ce matin.
Harlan s’immobilisa net, le bras en suspens. Après l’incident du taureau, il avait été préoccupé par l’idée que Rose, Emily ou le Bar M puisse être la cible d’un malade. Toutefois, Rose avait déjà tant de soucis qu’il avait préféré garder ses pensées pour lui.
— Quoi ? Au ranch ?
— Oui. Le réservoir dans la prairie de l’ouest. Je suis certaine d’avoir arrêté la pompe la semaine dernière. Et ce matin, nous avons trouvé le réservoir qui débordait. La terre tout autour était gorgée d’eau. Je n’ai jamais été aussi négligente avant, Harlan. Enfin, j’ai dû oublier ou bien tourner la valve du mauvais côté. Quoi qu’il en soit, nous ne pouvons pas nous permettre de gaspiller ainsi de précieuses réserves d’eau…
Un sourire charmeur aux lèvres, elle lui mit alors les bras autour du cou et le poussa doucement en arrière.
— Je crois qu’il est temps que je te remercie d’avoir démêlé mes cheveux…
— Rose, je… je veux te parler de quelque chose.
Sans cesser de sourire, Rose s’assit sur le lit.
— Si tu insistes… Je te remercierai tout à l’heure.
— C’es à propos de toi et moi, commença-t-il d’une voix hésitante.
Le sourire de Rose s’accentua comme elle se penchait pour lui caresser les cheveux.
— Tu me rends tellement heureuse, Harlan. Avant toi, j’ignorais tout du bonheur d’être avec un homme. De vivre avec un homme… Certes, j’ai encore des soucis au ranch, mais maintenant que je t’ai, ils ne semblent plus aussi graves.
— Je… Tant mieux, Rose. Je veux que tu sois heureuse, murmura-t-il, rongé par le remords.
Elle le regarda avec adoration.
— Oh ! Je le suis, Harlan ! Et je veux que tu sois heureux, toi aussi. Tu l’es, n’est-ce pas ?
— Tu es une femme merveilleuse, Rose. Mais je…


Il se tut, ne sachant comment poursuivre. Ni même s’il le voulait. Jamais il ne s’était senti aussi déchiré, aussi bouleversé qu’à cet instant.
— Harlan, quelque chose ne va pas ? Je t’ai fait de la peine sans le vouloir ?
Elle n’avait fait que l’aimer. Que ne se *******ait-il pas d’accepter ce qu’elle lui offrait et d’en être reconnaissant ?
— Non. C’est juste que j’ai réfléchi et… je pense qu’il vaudrait mieux que nous ne fassions plus l’amour. Enfin, pour le moment, se hâta-t-il d’ajouter.
Rose devint pâle comme la mort.
— Oh !
Elle se dégagea, tel un animal effrayé.
— Rose, gémit-il. Ne me regarde pas comme cela. Je ne veux pas te faire mal.
Il l’avait fait, pourtant ! Il l’avait poignardée en plein cœur.
— Je sais. Je…
Elle se leva ; Harlan voulut s’approcher ; elle recula aussitôt.
— Tu… tu n’as pas à te justifier. Après tout, nous ne sommes pas mariés par amour, balbutia-t-elle en enfilant sa robe de chambre par-dessus la serviette, comme si elle avait honte qu’il la voie nue. Je regrette, Harlan. Je crois m’être un peu emballée ces derniers jours. Mais c’est fini. Je… je ne t’ennuierai plus.
Seigneur, c’était donc ce qu’elle s’imaginait ? Que faire l’amour avec elle lui pesait ? Il ne pouvait pas la laisser croire une chose pareille.
— Rose, je…
Elle gagna lentement la salle de bains.
— Je… je ne sais pas où j’avais la tête. J’ai oublié de me brosser les dents, dit-elle, se forçant en vain à sourire.
— Rose !
Il fit un geste vers elle…, et elle se rua dans la salle de bains pour s’y claquemurer. Presque immédiatement, il entendit couler l’eau du robinet. Elle pleurait, cela le rendait malade. Mais il savait aussi que s’il entrait et la touchait, tout ce qu’il venait de dire serait réduit à néant.
Il était couché et la pièce plongée dans la pénombre quand Rose quitta enfin la salle de bains. Feignant de dormir, l’estomac noué, il tendit l’oreille comme elle s’approchait du lit à pas feutrés.
Il sentit bientôt quelque chose de mou contre son dos et ses jambes. Il se retourna pour la voir installer un traversin entre eux.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— C’est juste pour ne pas oublier, dit-elle calmement, avant de lui tourner le dos et de tirer le drap sur elle. Bonne nuit, Harlan.
— Bonne nuit.
Longtemps, il resta immobile, les yeux fixés sur son dos. Il avait fait davantage que de séparer leurs corps… Désormais, elle serait loin, très loin de lui.


Quelle folie s’était donc emparée de lui ?
*
* *
Le lendemain matin, lorsque Rose et Emily arrivèrent au Bar M pour travailler, rien ne les avait préparées au spectacle qui les attendait.
Roy et son adjoint, Randall, exploraient l’écurie et les environs. Les stalles étaient pleines de boue et d’eau, et les chevaux s’étaient dispersés dans la vallée.
Elles trouvèrent Chloé furieuse et en larmes, assise sur le seuil de la sellerie. Ses yeux lançaient des éclairs.
— Que s’est-il passé ?
— Quelqu’un est venu ici dans la nuit, a fait sortir les chevaux et a ouvert tous les robinets. Et une de mes meilleures selles a disparu.
— Mon Dieu ! s’écria Emily. L’eau est déjà si rare… Et c’est dangereux ! Un cheval de course se blesse si facilement. Il suffit d’une épine de cactus…
— Tu as raison, mon chou, soupira Chloé. Et je sais que je devrais être là-bas, en train d’essayer de les rassembler. Mais ça ne servirait à rien d’y aller seule. J’ai besoin d’aide.
Voyant Roy entrer dans l’écurie, Rose vint à sa rencontre.
— Bonjour, Roy. Tu as une idée de ce qui se passe ici ?
L’air soucieux, celui-ci referma un petit carnet qu’il fourra dans sa poche.
— Aucun doute, Rose. Quelqu’un essaie de nuire au ranch et, par conséquent, à notre famille.
Après ce que Harlan lui avait dit la veille, c’était la dernière chose qu’elle eût voulu entendre. Etonnamment, elle ne ressentait presque rien, comme incapable désormais de la moindre émotion.
— Harlan croit que Belinda Waller a pu couper la clôture. Qu’en dis-tu ?
Roy ôta son chapeau et passa une main dans ses cheveux blonds. Il semblait tendu, fatigué, et Rose comprit qu’il était aussi blessé par l’incident que ses sœurs ou elle. Il aimait Justine et sa famille, et probablement se reprochait-il de ne pas avoir réussi à appréhender Belinda.
— Je suis shérif, Rose. Je préfère me fier aux faits plutôt qu’aux intuitions. Mais, à toi, je puis dire que je suis d’accord avec Harlan. Soit elle l’a fait, soit elle a embauché quelqu’un pour le faire. Il n’y a pas de chien de garde ici, et Chloé et tante Kitty triment si dur qu’elles doivent dormir à poings fermés…
— J’aurais dû leur laisser Amos. Mais il n’obéit qu’à moi, et j’ai pensé qu’il valait mieux que je le garde…
— Amos est un chien de troupeau, pas un chien de garde. Du reste, celui ou celle qui a fait ça aurait pu lui donner un somnifère ou même l’empoisonner.
Roy fit signe à Rose de le suivre, et ils rejoignirent Chloé et Emily.
— Ecoutez… Je veux que vous soyez toutes très prudentes. Ouvrez l’œil et ne partez pas seules à cheval. Même à proximité du ranch.


— Tu ne crois pas que tu exagères ? dit Chloé. Tout ceci ne tient-il pas plus d’une farce de mauvais goût que d’une menace ?
Roy secoua la tête.
— Le coupable vous veut du mal. La prochaine fois, il ne se *******era peut-être pas d’endommager des biens matériels…
Chloé frissonna.
— Tu me fais peur…
— A moi aussi, renchérit Emily.
— Bien, fit Roy. La peur entretient la vigilance.
Il haussa un sourcil en direction de Rose.
— Toi aussi, Rose. Ne pars pas inspecter des troupeaux sans te munir d’un fusil.
Si Chloé et Emily poussèrent un cri d’effroi, Rose resta de marbre.
— Je le ferai, promit-elle.
Après le départ de Roy et de Randall, Chloé envoya Emily chercher des cordes pour aller rassembler les chevaux.
— Nous avons besoin que Harlan vienne nous aider, dit-elle à Rose. Veux-tu…
— Non, coupa sèchement Rose.
Chloé fronça les sourcils.
— Non ? Pourquoi, Rose ?
— Il a son propre travail à faire.
— Certes, mais il s’agit d’une urgence.
Rose gardait les yeux rivés sur les stalles vides.
— Nous nous en tirerons sans lui.
A partir de maintenant, elle se débrouillerait seule.
Chloé prit sa sœur par l’épaule.
— J’ignore quelle mouche t’a piquée, mais ce n’est pas le moment de te comporter comme une idiote ! Tu as entendu Roy. Quelqu’un veut nous nuire. Certains des chevaux sont peut-être déjà blessés. Nous avons besoin d’Harlan !
Rose avait eu besoin de lui. Corps et âme, elle avait eu besoin de lui. Il le savait — ne le lui avait-elle pas montré de mille façons ? Et malgré cela, il s’était détourné d’elle. Il l’avait rejetée.
Une fois de plus, elle avait été trompée par un homme. Et cette fois, la souffrance était incomparablement plus vive… Insoutenable.
Tout à coup, les larmes jaillirent des yeux de Rose, et coulèrent le long de ses joues.
— Je suis désolée, Chloé. Je sais que je ne devrais pas me conduire ainsi, mais…
Elle essuya rapidement ses larmes d’un revers de main et s’assura qu’Emily n’était pas à proximité.
— Qu’y a-t-il ? Tu t’es disputée avec Harlan ? s’enquit Chloé en la guidant vers une botte de luzerne et en la forçant à s’asseoir. Pourquoi ne me l’as-tu pas dit plus tôt ?
Rose émit un rire amer.


— Quand ? En débarquant ici, je suis tombée sur une autre catastrophe !
— Alors, qu’y a-t-il ? Vous vous êtes querellés ? Rose, je suis sûre que…
— Non. Ce n’est pas cela.
— Alors quoi ?
Rose baissa la tête.
— Je n’ai pas été complètement honnête avec toi au sujet de mon mariage avec Harlan. Avec moi-même non plus, d’ailleurs…
— Que veux-tu dire ? Tu m’as dit que tu l’aimais. C’est toujours le cas, non ?
— Je l’aime de toutes mes forces, répondit Rose d’une voix étranglée. Mais il ne m’aime pas. Il ne m’a épousée que pour donner une mère à Emily.
— Oh ! non, Rose. Cela ne peut pas être vrai.
Elle se redressa, les yeux toujours embués de larmes.
— C’est on ne peut plus vrai.
Chloé eut un geste de protestation.
— Tu peux dire tout ce que tu veux, je sais que Harlan t’adore. Il ferait n’importe quoi pour toi.
Mais il ne voulait pas lui faire l’amour… Elle était trop maladroite, trop inexpérimentée, trop inepte pour le satisfaire ! Bien sûr, elle avait redouté cela depuis le début. Stupidement, elle avait laissé ses sentiments prendre le pas sur sa raison. Elle s’était jetée dans ses bras et maintenant elle devait subir les conséquences de sa bêtise.
Tout était sa faute. Elle n’aurait jamais dû espérer.
Pourtant, quand Harlan l’avait embrassée, quand il lui avait fait l’amour, elle avait sincèrement cru qu’il l’aimait…
— Il fait semblant, Chloé, souffla-t-elle, serrant les dents contre la douleur.
Chloé ne put réprimer un juron.
— Rose, si Harlan jouait la comédie avec un tel talent, il pourrait faire carrière à Broadway ! Cela lui rapporterait beaucoup plus que d’élever du bétail !
Prenant Rose par le bras, elle l’entraîna vers la maison.
— Maintenant sèche tes yeux et appelle-le !
Rose se tamponna les yeux avec l’ourlet de sa chemise en vichy.
— Tu es dure, Chloé.
Celle-ci éclata de rire.
— Je ne sais pas. Mais je sais que j’ai raison à propos de vous deux. Il cherchait peut-être une mère pour Emily, mais il te voulait, toi, pour épouse !
Sa sœur ne comprendrait pas… Rose renonça à poursuivre la discussion. A quoi bon ? Elle avait consenti à un mariage de raison avec Harlan, et elle ferait bien de se résigner à la réalité

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 19-11-09 07:29 PM

chapitre 11
La nuit était encore chaude lorsque Harlan quitta le corral et se dirigea vers la maison. Son pas lourd était au diapason du rythme las de son cœur… Quelques jours plus tôt, il avait eu l’impression d’être heureux. Comment sa vie avait-elle pu basculer du bonheur à la souffrance en l’espace de quelques instants ?
Rose était sans doute sur le point de se coucher. Ils avaient tous travaillé dur pour rassembler les chevaux et nettoyer les stalles inondées. Ses yeux se fermeraient dès qu’elle poserait la tête sur l’oreiller. Mais lui resterait éveillé, dévoré par l’envie de la toucher, de l’attirer contre son épaule, de sentir sa main sur sa poitrine…
Certes, il avait été stupide de céder à la tentation de lui faire l’amour. Néanmoins, n’était-il pas plus stupide encore de se l’interdire ?
Il entra dans la cuisine. Rose était assise à table et buvait un verre de jus de fruits. Dès qu’elle l’aperçut, elle serra étroitement le col de sa robe de chambre, comme pour se protéger…
Pourrait-il jamais se détester davantage pour le mal qu’il lui avait fait ?
— Je pensais que tu serais couchée.
Elle secoua la tête, les yeux rivés sur son verre.
— Il a fait si chaud aujourd’hui que je n’arrive pas à me désaltérer.
Harlan tira la chaise qui se trouvait en face d’elle.
— Je regrette que tu doives travailler autant, Rose.
Elle grimaça.
— Je ne suis pas fragile, Harlan. J’ai beau m’appeler Rose, je suis aussi résistante qu’une mauvaise herbe !
— Tout de même, je préférerais qu’Emily et toi n’alliez pas inspecter les prairies demain. Si le troupeau de génisses t’inquiète, j’irai m’en occuper.
— Tu parles comme Roy. Il m’a fait promettre de porter un fusil.
— Tu vas le faire ?
Elle fit la moue.
— Oui…, sans illusion. Je ne pourrais même pas me résoudre à tirer sur un serpent à sonnettes !
— Tu aurais la ressource de bluffer pour te tirer d’un mauvais pas.
Leurs yeux se rencontrèrent, et Rose eut la sensation que rien n’avait changé entre eux, que si elle faisait le tour de la table et allait l’embrasser sur la joue, il ne la repousserait pas. Toutefois rien ne pourrait la convaincre de courir le risque d’être rejetée de nouveau par son mari. La douleur serait trop intolérable.
— Tu penses vraiment que nous allons avoir des ennuis ?
— D’autres ennuis, tu veux dire ? Oui. Je ne crois pas que cet individu en ait fini avec le Bar M. En fait, je suis persuadé qu’il ou elle ne sera satisfait que lorsque le ranch sera ruiné.
Un frisson d’angoisse parcourut Rose.
— Ce doit être la mère des jumeaux. Nous n’avons pas d’autres ennemis.
— Exactement. Il faut la neutraliser. Je vais suggérer à Roy de monter la garde au ranch pour les quelques nuits à venir. Je pourrais me cacher dans la grange et faire le guet.



Il aurait ainsi une bonne excuse pour ne pas coucher avec elle… Rose termina son jus de fruits et se leva.
— L’idée ne me plaît guère. Bah ! Tu feras ce que tu veux, de toute façon.
Elle fit mine de sortir ; malgré lui, Harlan, s’élança et la prit dans ses bras.
Rose leva sur lui des yeux froids et inquisiteurs ; il inspira profondément.
— A propos d’hier soir. Je…
Elle se raidit et se dégagea.
— Il n’y a rien à ajouter.
— Si. Tu ne comprends pas…
— Tu te trompes, Harlan. Je comprends parfaitement. Tu ne m’aimes pas. Et… ce n’est pas grave. L’amour n’a jamais fait partie de notre marché.
— Mais je…
— Tu as cru que tu voulais d’une relation physique entre nous. Et puis tu as changé d’avis. Ce n’est pas grave non plus. Ne prends pas cet air attristé. Je ne te déteste pas.
— Je t’ai fait mal…
— Je te l’ai dit, je suis une mauvaise herbe ! On a beau les piétiner, elles finissent toujours par survivre… Tout va bien. Tout va exactement comme tu le souhaitais.
Soit elle jouait la comédie à la perfection, soit il était parvenu à détruire l’amour qu’elle éprouvait pour lui. Et elle avait le droit de le haïr… Il aurait dû être soulagé. Pourquoi souffrait-il autant ?
— Bonne nuit, Harlan.
La tête haute, droite comme un i, elle se détourna avant qu’il puisse voir les larmes couler sur ses joues.
— Penses-tu qu’Emily ait besoin d’aller chez le médecin ? Il pourrait s’agir d’une insolation…, dit Harlan à Rose le lendemain matin, comme elle grimpait dans le pick-up.
— Non… Elle est fatiguée, c’est tout. Si elle ne se sent pas mieux ce soir, je prierai Justine de passer.
Elle ferma la portière. Harlan s’y accouda.
— Ça ne lui ressemble pas. Elle veut toujours tout faire avec toi. Crois-tu qu’elle ait peur d’aller au Bar M ?
— Oh ! Même si elle avait peur, elle viendrait avec moi. Elle ne manque pas de courage.
A la différence de son père, se dit Harlan. S’il avait vraiment du courage, il tirerait Rose de la cabine et lui montrerait combien il désirait lui faire l’amour. Et au diable la peur de la perdre !
Au diable ?
Comment oublier le déchirement qu’il avait ressenti à la mort de Karen, les semaines et les mois passés dans une sorte de brouillard sombre, à lutter désespérément pour reprendre le dessus ? Comment accepter d’aimer de nouveau avec autant de force, autant de passion ?
Rose partie, Harlan gagna la maison afin de s’assurer qu’Emily n’avait besoin de rien. Il la trouva debout, vêtue d’un jean et d’une chemise à manches longues, en train de chausser ses bottes.



— Que fais-tu, ma chérie ? Tu avais dit à Rose que tu ne voulais pas te lever…
— Je sais, repartit-elle d’un air coupable. J’ai… euh… menti. J’avais de bonnes raisons.
Elle s’empara d’une brosse et entreprit de se peigner. Harlan fit un pas vers elle.
— Emily, dit-il fermement, explique-moi ce qui se passe. Es-tu fâchée contre Rose ? Pourquoi n’es-tu pas partie avec elle ce matin ?
L’adolescente attacha ses cheveux avec un élastique, puis fit face à son père.
— Je voulais partir avec elle. Mais je voulais aussi te parler. Seul. Sans Rose. J’ai pensé que c’était le meilleur moyen.
— Il… il s’agit de Rose ?
Elle hocha la tête avec gravité, avant de se laisser tomber sur le lit.
— Je crois que je suis un peu perdue…
— Comment ça ?
Elle fronça les sourcils.
— Papa, tu m’aimes ?
— Eh ! Je te le dis assez souvent, non ?
— Oui. Mais…, m’aimes-tu assez pour faire presque n’importe quoi pour moi ? insista-t-elle, les sourcils toujours froncés.
Où Emily voulait-elle en venir ?
— Sans doute, si c’est raisonnable…
— Assez pour épouser Rose ?
Harlan se figea.
— Que veux-tu dire ? Quelqu’un t’a parlé ? Rose a…
— Personne ne m’a rien dit ! coupa-t-elle. Tout ce que je veux savoir, papa, c’est pourquoi tu as épousé Rose. Pour que j’aie une mère ?
A présent qu’Emily lui posait la question sans détour, la réponse parut subitement évidente à Harlan. Pourquoi ne s’en était-il pas rendu compte plus tôt ? Pourquoi s’était-il acharné à prétendre que son mariage avec Rose était autre chose que ce qu’il était en réalité — un mariage d’amour ?
Parce que la peur de la perdre l’avait rendu aveugle à ses propres sentiments.
Il était amoureux de Rose. Depuis le début.
— Cela ne doit pas être si difficile de répondre, papa, fit Emily.
Harlan s’assit à côté d’elle.
— Non, ma chérie… Mais d’abord, dis-moi… Pourquoi me poses-tu cette question ?
— Rose… Elle a pleuré hier, et je l’ai entendue dire à Chloé que tu ne l’aimais pas, que tu ne l’avais épousée que pour moi.
La douleur envahit Harlan.
— Je suis navré que tu aies entendu cela, ma chérie. Parce que ce n’est pas vrai.
— Rose n’est pas une menteuse !


— Non, dit Harlan en esquissant un sourire. Rose n’est pas une menteuse. Elle avait de la peine. Elle ne comprend pas que…, que je l’aime.
Emily soupira longuement, puis sourit à son père.
— C’est bien ce que je pensais. Alors, tu ferais mieux d’aller le lui faire comprendre. Je ne peux pas supporter de la voir malheureuse.
— Tu as raison, mon chou. Que dirais-tu de venir avec moi au Bar M pour que je puisse parler à ta nouvelle maman tout de suite ?
Emily sauta sur ses pieds et enfonça son chapeau sur sa tête.
— Je suis prête… Oh ! fit-elle, frappée par une pensée. Si on disait à Rose que je me suis sentie mieux tout de suite après son départ ?
— Ah ah ! D’accord. Mais ne fais plus semblant, hein ?
— Promis, juré !
Et il ne ferait plus semblant, lui non plus…
Ils furent bientôt au Bar M. Rose était déjà partie voir les génisses. Déterminé à ne pas perdre plus de temps, Harlan sella un cheval. Peut-être refuserait-elle de le croire. Peut-être l’avait-il tant fait souffrir qu’elle s’en moquait. Quoi qu’il en soit, il devait essayer de réparer le mal qu’il avait fait.
Trois quarts d’heure plus tard, il l’aperçut, assise sur un rocher à l’ombre d’un bouquet d’arbres rabougris. Elle le regarda mettre pied à terre d’un air interdit, comme s’il était la dernière personne au monde qu’elle s’attendait à voir.
— Que se passe-t-il ? Emily est malade ?
Harlan accrocha la bride de son cheval à une branche.
— Elle n’a rien. Rien qui ne puisse s’arranger. Tout au moins je l’espère.
Elle le dévisagea avec méfiance.
— Il s’est passé quelque chose !
Elle fit mine de se lever, Harlan fut plus rapide. Posant la main sur son épaule, il la contraignit à se rasseoir.
— Je suis venu parce que nous devons parler.
Seigneur, il n’allait pas recommencer ! Lui imposer une nouvelle humiliation ? Si telle était son intention, elle devait fuir, s’éloigner de lui à tout prix…
— Harlan, je t’en prie… Je ne veux pas reparler de notre mariage. Soit tu veux rester marié, soit tu ne veux pas. Décide-toi !
Les yeux brillants, il se mit à rire franchement — d’une manière si chaleureuse, si communicative, qu’elle fut presque tentée de sourire avec lui malgré le chagrin qui l’étreignait.
— Rosie, ma chérie ! Bien sûr que je veux rester ton mari.
« Bien sûr ». Comme si elle était l’amour, la lumière de sa vie. Qui s’imaginait-il tromper ? Stupéfaite, elle le vit s’asseoir près d’elle, chercher sa main et la porter à ses lèvres.
— Hier soir, tu as dit que tu ne me détestais pas. Est-ce vrai ?


Rose sentit s’accélérer les battements de son cœur.
— Oui. Comment pourrais-je te détester ? Tu as tant fait pour moi.
Il pressa de nouveau ses lèvres sur les doigts de Rose, qui frissonna malgré la chaleur écrasante.
— M’aimes-tu ?
Elle se tourna vers lui.
— T’aimer ?
— J’ai pensé que tu m’aimais, après notre mariage. M’aimes-tu encore ?
— Pourquoi me demandes-tu cela ?
Harlan la souleva alors du rocher et la cala sur ses genoux.
— Qu’est-ce que… ?
— J’essaye d’obtenir une réponse à ma question. Parle-moi sincèrement, Rose. C’est très important.
Elle ne pouvait pas lui mentir. Pas au creux de ses bras.
— Oui. Je t’aime, Harlan.
Il ferma les yeux et pressa Rose contre lui. Sidérée, elle se cramponna à lui et remercia silencieusement le ciel pour ces quelques instants où il voulait d’elle.
— Oh ! Rose, gémit-il, couvrant son visage de baisers. Rosie, je ne te mérite pas. Mais je suis si heureux…
Encore abasourdie par le changement radical qui s’était produit en lui, elle le considéra avec attention.
— Je ne comprends pas, Harlan. Je pensais que…
Il la fit taire d’un doigt sur ses lèvres.
— J’ai été stupide, Rose.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Emily m’a ouvert les yeux. Elle voulait savoir pourquoi je t’ai épousée…
Le cœur de Rose cessa de battre.
— J’espère que tu ne lui as pas dit la vérité ! Elle en souffrirait. Elle croit que nous sommes une vraie famille.
— Je lui ai dit la vérité. Je lui ai dit que je t’aimais. Et c’est vrai. Je suis tombé amoureux de toi à la seconde où je t’ai vue…
Elle voulut se dégager ; il la retint d’une main ferme.
— Harlan, rien ne t’oblige à me dire cela. Je t’ai expliqué hier soir que je comprenais…
— Non, Rose, tu ne pouvais pas comprendre ! Jusqu’à ce matin, je ne comprenais rien moi-même. Pendant tout ce temps, je me suis obstiné à me répéter que je t’épousais parce qu’Emily avait besoin de toi, que le ranch avait besoin d’une femme, et que tu avais besoin de moi pour ton ranch. Mais ce n’est pas la vraie raison. Je voulais que tu sois ma femme parce que je t’aime. Et je veux que tu restes auprès de moi pour toujours.
Elle avait déjà commis l’erreur de penser qu’il l’aimait, songea-t-elle.
— Harlan, c’est très gentil, mais…
— Gentil ! Rose, ce n’est pas de la gentillesse que j’éprouve pour toi en ce moment…


Un fol espoir emplit Rose tandis qu’il mouchetait son cou de baisers impatients.
— Tu m’as dit que tu ne pourrais jamais aimer une autre femme…
— Mmm. Je me trompais, affirma-t-il en libérant ses cheveux du foulard qui les retenait. Comme un idiot, je croyais que je pouvais te faire l’amour et ne pas tomber amoureux…
— Tu m’as dit aussi que tu ne voulais plus faire l’amour avec moi… Mesures-tu combien tu m’as fait souffrir ?
— Tu ne peux pas concevoir à quel point je le regrette, Rose. Mais j’étais fou. J’avais trop peur. Chaque fois que nous faisions l’amour, je t’aimais un peu plus. Et je craignais tellement de t’aimer et de te perdre… comme j’ai perdu Karen.
Bien qu’elle fût bouleversée, Rose tenta de le rassurer.
— Oh ! Harlan, personne ne peut savoir ce que l’avenir nous réserve. C’est pourquoi il faut être reconnaissant pour le présent et s’aimer chaque jour sans penser au lendemain.
— Tu n’as pas toujours été de cet avis, observa-t-il. Tu redoutais de m’épouser…
Rose lui caressa la joue, toute à la joie de savoir que son mari l’aimait.
— Je ne jurerais pas n’avoir pas eu peur il y a dix minutes. Mais plus maintenant. Maintenant que je sais que tu m’aimes…
Il enfouit son visage dans les cheveux de Rose.
— Je ne pouvais pas supporter de te voir si distante avec moi. De ne plus te faire l’amour…, murmura-t-il en défaisant les premiers boutons de son chemisier.
Rose rit doucement comme ses lèvres effleuraient le creux de ses seins.
— Harlan ! Nous sommes au milieu de la prairie ! N’importe qui pourrait venir…
Il continua à déboutonner son chemisier en souriant.
— Emily et toi êtes les seules à venir dans ce soin depuis des mois. Et elle est au ranch en train de garder les jumeaux. Nous sommes complètement seuls. Et toi seule peux guérir ma fièvre…
Rose ne se fit pas prier. Jamais elle n’avait été aussi heureuse, jamais elle n’avait éprouvé tant d’amour… Avec un petit sourire taquin, elle retira son chapeau et le lança derrière elle.
— Eh bien, M. Hamilton, voyons si vos actes sont à l’aune de vos paroles !
Il la renversa sur le sol et se mit à genoux au-dessus d’elle.
— Dans quelques minutes, tu croiras être au paradis…
Rose le saisit par sa chemise et l’attira sur elle.
— Je te mets au défi de tenir ta promesse !
L’amour se lisait sur les traits d’Harlan lorsqu’il se pencha vers elle pour l’embrasser. Rose s’abandonna à ses lèvres passionnées, savourant son baiser avec tant d’oubli…
… qu’elle ne sentit pas immédiatement l’odeur de la fumée.
— Harlan ! Quelque chose brûle !
— Je pensais que c’était nous…


— Non ! Il y a le feu ! Tu ne sens rien ?
Il leva la tête et huma l’air, puis avisa le nuage gris-blanc qui s’élevait du sud.
— Tu as raison, dit-il en se redressant pour mieux voir, aussitôt imité par Rose.
— D’où part le feu ? s’enquit-elle en plissant les yeux.
— Il est sur les terres du Bar M, répondit-il gravement.
— Mon Dieu ! Ce n’est pas la maison, n’est-ce pas ? s’écria-t-elle, pétrifiée par l’angoisse.
— Non. La fumée est au sud de la maison… Allons voir ce qui se passe.
Ils chevauchèrent jusqu’à une petite hauteur où ils s’arrêtèrent. Devant eux, à une centaine de mètres à peine, s’étendait un mur de flammes de plus d’un kilomètre de long.
— Oh ! Harlan, c’est une mer de feu, geignit Rose. Qu’allons-nous faire ?
— Nous ne pouvons rien. Mieux vaut rentrer et appeler les pompiers. Espérons que Chloé aura vu la fumée et l’aura déjà fait !
Ils reprirent au galop la piste qu’ils venaient de suivre en sens inverse. Ils avaient couvert quelques centaines de mètres quand Harlan cria quelque chose à Rose, puis désigna sa gauche. Horrifiée, elle découvrit un autre mur de flammes qui venait à leur rencontre.
— Nous ne pourrons jamais aller assez vite ! Pas avec ce vent et cette chaleur !
Pie, déjà trempé de sueur, haletait. Elle n’allait tout de même pas tuer son cheval pour sauver sa peau !
— Viens ! fit Harlan. Si je me rappelle bien, il y a un arroyo à l’est d’ici. On se mettra au fond. Avec un peu de chance, le feu passera au-dessus de nous.
Rose le suivit, s’enjoignant de ne pas céder à la panique. Les flammes ne pourraient pas progresser aussi vite… Hélas, chaque fois qu’elle se retournait, l’incendie, attisé par le vent, avait gagné du terrain sur eux. La fumée les enveloppait peu à peu, et des flammèches voletaient de toutes parts.
— Nous y sommes presque ! hurla Harlan.
— Mais le feu est sur nous !
— Ça ira ! Fais-moi confiance !
Enfin, après ce qui parut une éternité à Rose, ils atteignirent l’arroyo et descendirent tout au fond. Harlan poussa Rose dans la première crevasse venue, puis retira son épaisse chemise en jean pour leur servir de couverture.
Rose se demanda si le vacarme qu’elle entendait était le rugissement des flammes ou les battements effrénés de son cœur.
— N’aie pas peur, ma Rosie. Je suis là pour te protéger, lui dit Harlan à l’oreille.
Rose, les mains crispées sur son épaule, le serrait si fort que ses doigts en étaient douloureux.
— C’est fou, non ? Tu décides enfin que tu m’aimes et nous allons mourir calcinés !
En dépit du danger qui les menaçait, Harlan ne put réprimer un éclat de rire.
— J’aime ton sens de l’humour, Rose !


La fumée avait déniché leur minuscule abri. Rose se mit à tousser. Le visage enfoui contre l’épaule d’Harlan, elle retint son souffle aussi longtemps qu’elle le put, priant pour qu’ils soient épargnés par le feu.
— Accroche-toi à moi, Rose… Il sera bientôt passé.
Il avait raison. En l’espace de quelques minutes, le vacarme et la chaleur intense s’étaient éloignés. Harlan repoussa la chemise et aida Rose à se relever. Chancelante, elle dut s’appuyer contre lui pour recouvrer son équilibre.
— S’il continue dans cette direction, il devrait être arrêté par la rivière, nota-t-il.
— Tout est noir ! s’exclama Rose d’une voix brisée, choquée à la vue du spectacle qui s’offrait à eux.
— Au moins, nous sommes sains et saufs.
Elle sourit devant son visage noirci par la fumée.
— Et nous sommes ensemble… Rien d’autre ne compte pour moi, Harlan.
— Pour moi aussi. Es-tu prête à remonter en selle ?
Elle acquiesça, et il la guida jusqu’aux chevaux, qui, mis à part des traces de suie aux jambes et à l’encolure, ne semblaient pas avoir souffert du passage du feu.
Une demi-heure plus tard, ils entraient dans la cour du ranch. Emily se précipita à leur rencontre et se jeta dans les bras de son père, puis dans ceux de Rose.
— Nous avons eu tellement peur !
— Tout va bien, ma chérie. Et ici ?
— Oui. Le feu n’est pas parvenu jusqu’ici, heureusement !
Roy et Chloé s’étaient joints à eux, et tout le monde parlait à la fois.
— Vous avez l’air de deux ramoneurs ! s’écria Chloé.
— Le feu est presque maîtrisé, dit Roy. Les pompiers luttent contre les derniers foyers au nord.
— J’espère seulement que nous n’aurons pas perdu trop de bétail, fit Harlan. Savez-vous où l’incendie s’est déclaré ?
Si Roy et Chloé échangèrent un regard empreint de gravité, Emily eut du mal à contenir son excitation.
— Roy a arrêté Belinda Waller ! Et en flagrant délit ! Il y avait de l’essence et des allumettes dans le coffre de sa voiture !
— Vraiment ? marmonna Rose, atterrée. C’est elle qui a mis le feu ?
— L’employé de la station-service où elle acheté l’essence nous a téléphoné. Sa conduite lui avait paru bizarre, et, comme la description qu’il nous a donnée correspondait à celle de Belinda, je me suis douté qu’elle mijotait quelque chose et je suis venu au ranch. Malheureusement, elle avait déjà mis le feu…
Les jambes flageolantes, Rose se raccrocha à Harlan.
— Mais comment…Pourquoi voulait-elle nous tuer ?
Roy secoua la tête.
— Je ne pense pas qu’elle ait voulu tuer qui que ce soit, ni qu’elle ait su que vous alliez vous trouver dans la voisinage des feux. Elle n’avait, si j’ose dire, que l’intention de détruire le ranch et de vous ruiner. Elle l’a admis.
— Pourquoi ? Que lui avons-nous fait ?


— Peut-être en saurons-nous davantage lorsque nous pourrons l’interroger plus longuement. Tout à l’heure, elle n’était pas en état de répondre… Elle répétait sans cesse que les filles de Thomas avaient tout tandis qu’elle ne possédait rien. Selon moi, elle voulait se venger, tout simplement.
— Tu dis qu’elle n’était pas en état de parler, intervint Harlan. Veux-tu dire qu’elle était ivre ou droguée ?
— Nous avons trouvé plusieurs ordonnances de tranquillisants dans son sac à main — toutes des faux, semble-t-il. Elle se drogue probablement depuis un certain temps.
Rose hocha la tête avec écœurement.
— Pire encore, commenta Chloé, elle n’a pas demandé de nouvelles de jumeaux.
— L’as-tu questionnée à leur sujet, Roy ? fit Rose.
— Elle les aurait laissés à Thomas parce c’était lui qui les voulait. Pas elle.
— Oh, mon Dieu ! Elle ignorait que papa est mort ?
— Elle nous a accusés de mentir quand nous le lui avons appris. Je ne suis même pas sûr qu’elle ait bien compris…
— Pourrait-elle échapper à la prison sous prétexte qu’elle est instable ?
Roy tranquillisa Chloé d’un geste.
— Ne t’inquiète pas. Elle a commis trop de délits pour être laissée en liberté. Si elle ne va pas en prison, elle sera placée dans une institution spécialisée.
Plus tard ce soir-là, de retour chez eux, Harlan et Rose s’installèrent sous la véranda, admirant les éclairs qui zébraient le ciel à l’ouest.
— Je te parie qu’il va pleuvoir, maintenant que la moitié du ranch a brûlé ! fit Rose, rêveuse, la tête contre l’épaule d’Harlan.
— Ce serait une merveilleuse ironie, repartit celui-ci. Avec un peu de pluie, l’herbe repoussera vite…
— A vrai dire, je bénis la sécheresse que nous avons connue.
— Rose, tu as perdu la tête ? Nous avons eu un été épouvantable !
Elle sourit de son indignation.
— Je sais. Ce n’en est pas moins la sécheresse qui nous a réunis. Sans elle, nous serions peut-être restés de simples voisins…
— Ne parle pas de malheur !
— Je sais que nous avons perdu quelques animaux dans l’incendie et que nous devrons travailler dur pour que le ranch soit enfin tiré d’affaire, mais je ne pourrai pas être plus heureuse qu’en ce moment. Sauf, peut-être, quand je saurai que Chloé a obtenu le droit d’adopter les jumeaux. Elle le désire tellement !
— Et ils ont besoin d’elle, approuva Harlan.
— Tu sais…, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce qu’a dit Roy. Quand il a parlé des jumeaux à Belinda, elle a dit que Thomas les voulait. A ton avis, qu’entendait-elle par là ?
Il soupira.
— Je l’ignore, Rosie. Mais je peux te garantir que ton père était quelqu’un de bien, même s’il avait un faible pour le jeu et le bourbon. Il aimait les enfants, et il a dû les désirer. Quand un homme sait qu’il est en train de perdre la femme qu’il aime, cela peut le rendre fou. Et je parle en connaissance de cause…
Sans rien dire, elle tourna la tête vers lui et déposa un baiser sur sa joue. Il prit sa main et la garda pressée contre son visage.
— Rose, tu sais…, les pilules contraceptives que tu es allée acheter l’autre jour…
— Oui ?
— Jette-les, veux-tu ?
— Oh ! Harlan… Tu es sûr que tu vas bien ?
Il éclata de rire.
— Oui, mon adorable Rose. Je veux que nous ayons un bébé.
— Un bébé ? Quand as-tu décidé cela ?
— A la seconde où tu as dit que nous devions vivre dans le présent.
Pour toute réponse, elle se jeta à son cou et le gratifia d’un baiser plein d’amour et de promesses. Le cœur débordant d’émotion, Harlan la souleva dans ses bras afin de la porter jusqu’à leur chambre…
Dehors, la pluie se mit à tomber.

**ÃãíÑÉ ÇáÍÈ** 19-11-09 07:30 PM

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aghatha 21-11-09 10:49 AM

rihame je t adore ts court..............................


ÇáÓÇÚÉ ÇáÂä 04:15 AM.

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